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LA  VIE


Un lointain souvenir me revient.

J'étais étudiant, et j'habitais une chambre mansardée au septième et dernier étage d'une maison située sur un grand boulevard au-dessus du métro parisien dans le dix-huitième arrondissement. Je dis au-dessus, car le métro passait sur le boulevard. Combien de fois, après avoir veillé tard à ma table de travail dans ma petite chambre, et après avoir enfin mis la tête sur l'oreiller, n'ai-je entendu, dans le silence nocturne, le métro s'arrêter à la station toute proche. Il s'entendait soudain, freiner peu à peu, s'arrêtait durant une petite minute, repartait dans un bruit étouffé, et retournait au silence. C'était d'ordinaire le dernier métro, et alors, je m'endormais.

Un jour, voulant téléphoner à un camarade de fac, je tombai sur une voix de fille. Je m'enquis de mon camarade, mais il se trouva que j'avais fait une erreur de numéro. Je m'excusai; la voix me répondit que ce n'était rien. Je dis "la voix", car ce n'était pas une voix indifférente. Elle... Je ne sus pas comment la décrire. Je rappelai mon camarade.

Mil neuf cent quarante-neuf. La Sorbonne m'attendait pour faire de moi un professeur de lettres. Ce n'était pas encore pour demain, je n'étais qu'en première année de licence.

Métro à Marcadet, douze stations, Saint-Michel, le Boul' Mich, la Sorbonne; ce n'est pas très loin. Le mois de mai venait de faire sa rentrée, sinon à la Sorbonne, du moins dans les rues de Paris, et moi j'entrai dans mon amphi qui donne sur la cour d'honneur, l'âme légère. J'aimais bien mes cours, mes cours m'aimaient bien, et je n'avais pas d'autres raisons d'alourdir mon âme.

De bons camarades de fac, j'en avais, que ce soient garçons, que ce soient filles. Peut-être, peut-être, une légère ombre me recouvrait le coeur. Si j'avais de bonnes camarades, des filles, j'entends, je n'avais pas avec elles, contrairement à la plupart des autres garçons, de relations sentimentales. Non que les leurs fussent dignes des grands poëtes romantiques, mais enfin, ils ne se sentaient pas seuls, du moins par ce que je pouvais voir et entendre. Il y avait une raison à mon isolement. J'étais laid, très laid.

Le cours d'aujourd'hui était fort plaisant. Nous étions en train d'étudier le roman d'un auteur du Moyen Age, Perceval de Chrestien de Troyes. J'aimais beaucoup ce livre; il me faisait souvent rêver à une vie indistincte, où la réalité se fondait dans les merveilles.

A la fin du cours, je partis sans partager les petites discussions habituelles avec mes camarades. J'étais sans doute encore dans le monde de Perceval.

Après le cours, je dédaignai le métro, et rentrai chez moi à pied par la rue Montorgueil. L'envie de marcher, d'être dehors, de voir la vie autour de moi. De rencontrer quelqu'un, peut-être.

Ayant rapidement grimpé mes six étages, je me préparai à me mettre à ma table de travail - les examens étaient proches - lorsque je me rendis compte que je n'avais pas encore dîné, et en déduisis que j'avais faim. Pas vraiment, mais même Perceval dîne! Je me préparai donc un frugal repas, jambon, deux tomates, riz au beurre, que je cuisis sur mon réchaud à alcool. Qu'il était beau, mon réchaud, que j'avais déniché dans la cave de mes parents, et qui ne servait plus depuis... des siècles, sans doute! Tout en or, je veux dire en cuivre, bien sûr, il resplendissait, car je l'astiquais pour mon plaisir, sur une petite table qui me servait de cuisinière. Pour l'allumer, enfantin! On tourne un bouton, une allumette, c'est tout. Une flamme vive, lumineuse, d'un bel azur transparent. Pour entretenir la flamme, il faut pomper, avec une petite manette, qui fait penser à une pompe à vélo. Et si le petit trou d'arrivée se bouche, il faut batailler avec un minuscule fil de fer pour le déboucher. Petits inconvénients, mais mon réchaud me plaisait bien tel qu'il était.

Mon dîner terminé, je me retournai pour aller à ma table de travail, et me retrouvai devant mon piano. Considérant tout à fait inutile de chercher à savoir pourquoi, je jouai L'Oiseau prophète de Schumann.

Je jouais souvent ce morceau. Mais aujourd'hui, il me semblait que l'oiseau voulait me dire quelque chose. Il hésitait, cependant. Il commençait un mot, se retenait et lançait comme une courte question qu'il se posait à lui-même. J'écoutais, tout en jouant. Il recommençait, un mot, une attente, une question. Peut-être, à cet instant, ne savait-il pas encore ce qu'il voulait me dire. Mais il recommençait, inlassablement. A un moment, sur des notes hautes, il sembla avoir trouvé, mais non, il retomba, paraissant renoncer à une pensée qui s'enfuyait. Puis, de nouveau, un mot, une attente, une question. Et puis, soudain, il se mit à me parler, longuement, calmement. Je sus ce qu'il m'avait dit. Je me levai, et allai vers le téléphone. C'était le numéro de mon camarade de l'autre jour que mon doigt composait. Non, ce n'était pas son numéro, c'était presque le même. Le téléphone resta muet pour moi.

Le cours d'aujourd'hui parlait de poésie. Dix-neuvième siècle. J'aimais bien des choses de ce siècle, tout en opposition. Le romantisme et la naissance de la vie pratique de mon temps.

Après le cours, je sortis sur le Boul' Mich. Il faisait un soleil radieux, et l'envie me prit d'aller m'asseoir au jardin du Luxembourg, lire le livre d'Arthur Rimbaud, que j'avais sous le bras.

Je feuilletai le livre, et choisis Le Buffet.

Je le connaissais bien, ce buffet, qui savait "bien des histoires". Ayant lu le poëme, je le relus, comme il m'arrivait souvent de le faire. Et puis... je revins encore, et m'arrêtai sur le vers : "tu sais bien des histoires". Que savait-il? Je l'interrogeai : "Que sais-tu, buffet? Conte-le-moi!"

Le buffet me répondit-il? Je ne sais. Mais abandonnant mon livre, je m'en fus à la cabine la plus proche, et refis le numéro de mon camarade... à peu près. Le téléphone ne me conta rien. Ce n'était peut-être pas la bonne heure... Je rentrai chez moi.

J'avais beaucoup de travail, et je m'enfouis dans mes cours. Si l'on veut bien travailler, il ne faut pas penser à autre chose. C'est ce que je m'ordonnai de faire. Le résultat fut un peu inégal, mais je finis par bien travailler.

Onze heures. Bon, j'avais assez travaillé pour ce soir. C'était presque vrai. Mais bon, de temps à autre, je m'offrais le Cineac, qui se trouvait dans la gare Montparnasse. Une demi-heure de métro direct, une heure d'actualités et de dessins animés, et je pouvais attraper le dernier métro, qui partait vers une heure moins le quart. Attention à ne pas le rater, sinon, c'était une heure à pied! Lorsqu'il faisait beau, ce n'était pas désagréable de traverser un Paris non encore tout à fait décidé à se livrer au sommeil.

Au Cineac, je ne regardai consciencieusement pas les actualités, et me laissai bercer par les fantaisies des dessins animés.

Rentré chez moi, j'eus un regard pour le téléphone, qui paraissait attendre. Je n'avais pas sommeil; je me remis au travail.

Je me levai tard. Il n'y avait rien d'important à la fac aujourd'hui, et je décidai qu'il me serait plus profitable de rester étudier chez moi.

Vers midi, ayant besoin d'un renseignement, je téléphonai à mon camarade de l'autre jour, pensant qu'il devait être rentré déjeuner. Etant absorbé par ma question, je ne prêtai pas attention au numéro que je faisais, le connaissant par coeur.

- Allô!

Je restai muet un instant; c'était la Voix!

- Allô? refit la Voix, interrogatrice.

Je répondis, sur un ton mal assuré :

- Oh! Excusez-moi, Mademoiselle... Je vous ai déjà dérangée une fois...

Puis, cherchant sans doute à me rattraper :

- Je ne l'ai pas fait exprès...

J'entendis un rire gai, simple, vif :

- Ne vous excusez pas! ces choses-là arrivent.

On n'entendit rien pendant un moment. Elle n'avait pas raccroché. Je cherchais désespérément quoi lui dire, et ne trouvais rien. Elle était toujours là. Voilà tout ce que je pus trouver :

- J'avais appelé un camarade de fac...

Je donnai le numéro. La Voix répondit, toujours gaiement et simplement :

- Vous ne vous êtes pas trompé de beaucoup; un A au lieu d'un G.

Moi qui avais cherché des numéros approchants, je n'avais pas pensé aux lettres! La Voix était Auteuil, et j'avais appelé Gutenberg. Je ne lui avouai pas mes recherches. Elle était toujours là. Je lui demandai :

- Vous habitez Auteuil?

Le même rire :

- Evidemment!

Je cherchais toujours quoi dire. Elle me précéda :

- Vous êtes à la Sorbonne?

Je répondis aussitôt :

- Oui, je suis en fac de lettres.

Je demandai timidement :

- Et vous?

- Au Conservatoire; je joue du violon.

- Je joue du piano...

Mais, me souvenant de mes talents insuffisants pour une élève du Conservatoire :

- Oh! je ne suis qu'un simple amateur!

Elle ne rit pas :

- Si vous aimez la musique, la musique vous aimera.

Je répondis modestement :

- La musique me châtie bien souvent; je ne suis pas toujours digne d'elle.

Elle me répondit, toujours simplement :

- Moi aussi, je rencontre souvent des difficultés...

Soudain, elle parut gênée, presque inquiète :

- Vous devez avoir à travailler; bonsoir!

Et elle raccrocha.

Pendant deux trois jours, je travaillai... puisque j'avais à travailler! Elle jouait du violon; je jouais du piano. Je connaissais de belles sonates pour piano et violon de Mozart. Mais elle était au Conservatoire... Et je n'avais jamais joué ces sonates, écouté seulement.

Peu après, sortant de la fac, j'allai chez Cauchard, sur le quai Saint-Michel, mon marchand de musique habituel, chez qui j'achetais les partitions, et écoutais des disques. C'était un homme particulièrement aimable, et qui savait tout. Derrière sa boutique, il y avait un petit salon, où l'on pouvait écouter les disques avant de les acheter. On écoutait autant qu'on le voulait, sans qu'il ne dise jamais rien. Je lui exposai la situation. Il comprit et alla me tirer la Sonate pour piano et violon Koechel 378 de Mozart.

- Commence par le deuxième mouvement! me conseilla-t-il; il s'apprend vite, et n'est pas trop difficile.

Rentré chez moi, je me mis au piano. Je l'avais déjà entendue, cette sonate, et je l'aimais beaucoup. Cauchard le savait-il? Ce n'était pas impossible.

Ainsi qu'il me l'avait dit, ma partie n'était pas trop difficile, encore qu'avec Mozart, il faille toujours se méfier; contrairement à tant d'autres, où l'approximation peut être noyée par un bon coup de pédale, le jeu doit être précis, net, propre. Cette pensée me découragea tout d'abord. La Voix était élève du Conservatoire. En quelle classe? Elle devait avoir, en tout cas, l'âge du concours, cette année ou l'année prochaine. Je regardais ma partition. Je n'avais jamais joué de violon, ni accompagné des camarades qui en jouaient. Mais je me rendais facilement compte que c'était difficile. Je feuilletai encore la partition, et me mis à la déchiffrer.

Quatre jours plus tard, après un travail acharné, je pouvais jouer les quatre pages du deuxième mouvement. Je pris mon téléphone et mon courage à deux mains, et je composai le vrai numéro de la Voix.

- Allô!

Je restai muet.

- Allô? répéta la Voix.

- Bonjour!... C'est...

- Bonjour! me coupa-t-elle vivement.

- Je ne te...

- Non, je t'ai reconnu, tu ne me déranges pas; je venais de terminer ma page.

Je me rendis compte soudain de ma bévue :

- Oh! Excusez-moi, Mademoiselle, je n'ai pas fait attention... je vous ai tutoyée...

Elle rit, de son rire gai :

- Moi aussi! Tu peux m'appeler Aude!

Je surmontai un bafouillis :

- Je m'appelle Marc.

- Je suis contente de t'entendre, Marc!

- Je suis content de t'entendre, Aude!... Que jouais-tu?

- Je travaillais une sonate pour violon seul de Bach.

- Oh! j'aime beaucoup ces sonates.

- Et toi, que jouais-tu?

- Je travaillais la Fantaisie de Schumann.

- Oh! j'aime beaucoup la Fantaisie!

- Je ne joue que le troisième mouvement; les autres, c'est trop difficile.

- Fais-moi écouter!

- Comment...?

- Au téléphone, on entend très bien; je le fais souvent avec des camarades du Conservatoire.

- Tu sais, je...

- Joue-la-moi!

Je jouai. J'arrêtai au bout de trois pages.

- Ton jeu me plaît beaucoup... il rend bien le chagrin de Schumann.

Je rougis de plaisir :

- Tu aimes les sonates pour piano et violon de Mozart?

- Beaucoup!

- Attends!

Et, plein de fougue, je me lançai sur ma sonate. J'étais en train de terminer ma première page, lorsque j'entendis... son violon qui m'accompagnait!

A la fin du mouvement, j'étais tout tremblant.

- Nous avons joué du vrai Mozart, me rassura Aude; sans les... ce que font beaucoup d'interprètes pour se faire valoir aux yeux du public.

Elle ajouta, après un temps de réflexion :

- Et à ceux des examinateurs.

Je m'étonnai :

- Cependant, ils jugent, je suppose, sur les qualités musicales.

- Oui; mais aussi purement techniques.

Je ris :

- Je n'aurais pas beaucoup de succès!

- Tu n'en aurais aucun; mais pour moi, je préfère jouer avec toi que...

Elle s'interrompit :

- Allons, il faut travailler!

Et elle raccrocha.

Je restai un moment sans bouger, le téléphone à la main, qui faisait tut, tut... Je rêvais... J'étais avec elle, et nous jouions toutes les sonates de Mozart. Le tut, tut du téléphone me réveilla. Je raccrochai, et ouvris la partition au début de la sonate. J'eus un petit sourire inquiet; c'était autrement difficile!...

Deux jours plus tard, je la rappelai. Je voulais lui proposer... Je me souvins de ma laideur. J'étais si bien à parler avec elle, à faire de la musique. Je ne lui parlai que de banalités. Au bout d'un bon moment pendant lequel elle me laissa parler sans rien dire, elle m'interrompit :

- Que voulais-tu me dire?

Je ne fus même pas surpris :

- J'aurais bien joué avec toi...

- ...autrement que par téléphone?

- Oui.

- Moi aussi; je vais...

Je l'interrompis :

- Si je te vois...

Je laissai ma phrase en suspens.

- Oui?

J'hésitai :

- Tu ne seras peut-être pas contente.

- Pourquoi?

- Je ne suis pas très...

- Continue!

- On ne me trouve pas très agréable à regarder.

Il y eut un silence assez long. Puis, elle déclara avec force :

- Tu es agréable à écouter.

Encore un silence, puis, elle reprit :

- La beauté, cela compte beaucoup pour toi?

- On me dit souvent que je ne suis pas beau.

Elle répéta sa question :

- La beauté, cela compte beaucoup pour toi?

- Pour moi, non, mais cela paraît compter beaucoup pour les autres.

Encore un silence. Elle reprit :

- Nous nous verrons. Appelle-moi dans deux trois jours!

Et elle raccrocha.

Les deux trois jours qui suivirent furent difficiles. J'avais pris du retard, et je voulus malgré tout travailler le premier mouvement. J'y renonçai vite. Il n'était pas très facile, et demandait de la vélocité que je ne maîtrisais pas très bien. Et lorsqu'on entend un disque, c'est régulier!... Et puis, ce n'était pas ce qui me tentait le plus, un mouvement rapide, je veux dire par goût.

Le quatrième jour, j'appelai Aude :

- J'ai pensé un moment apprendre le premier mouvement...

Elle m'interrompit :

- J'avais pensé aussi que tu le voudrais... mais...

- Il fallait me le dire...

Je m'avisai soudain que je ne lui avais jamais donné mon numéro de téléphone :

- Tu n'as pas mon numéro?

Elle répondit, hésitant quelque peu :

- Non, Marc...

- Suis-je bête!...

Elle ne fit pas de commentaires. Je lui donnai le numéro. Elle le répéta pour être sûre. Puis, après un court moment, elle reprit :

- Tu sais, j'aime beaucoup les mouvements lents, où l'on peut prendre son temps, rêver, se parler...

Elle eut un petit rire qui, cette fois, n'était pas gai :

- Ici, au Conservatoire, on ne rêve pas, on se parle encore moins, on prépare le concours.

Elle laissa un temps :

- Ici, on se surveille, on copie ce que fait un élève qui réussit bien, on se méfie plutôt.

Encore un temps :

- Tu m'as parlé, lorsque tu as joué avec moi.

Elle changea aussitôt de sujet, avant que j'eusse eu le temps de répondre :

- Au Conservatoire, il y a toujours des salles libres... des salles où les élèves peuvent répéter.

Elle fit une pause :

- Nous pourrons jouer là-bas notre Mozart.

- Mais pour entrer...?

- Tu entres, c'est tout, personne ne te demandera rien.

Elle eut comme une hésitation :

- Je te téléphonerai!

Et elle raccrocha.

Dix-neuf mai. Le mois prochain, les examens. Et pour Aude? je ne le lui avais pas demandé. Si j'en jugeais par ce que j'avais entendu, elle passait le concours cette année. A la voix, elle avait seize ans environ, deux ans de moins que moi. Je ne le lui avais pas demandé.

Jouer au Conservatoire, je n'oserai jamais, me disais-je, répétant mon mouvement. Et que pensera-t-elle de moi, en me voyant? J'aurais dû la prévenir. Mais si, je l'avais fait. Elle n'avait rien dit. Si, elle voulait savoir si c'était important pour moi. Et pour elle? Elle n'avait rien dit. Jamais je n'oserai jouer devant elle, au Conservatoire, me répétais-je.

Nous étions jeudi. Piano, travail, ce soir j'étais éreinté. Au Cineac, depuis hier, on donnait de nouvelles actualités. J'allai les voir. Les images s'agitaient devant mes yeux. Pourquoi avait-on choisi celles-ci plutôt que d'autres? Dessin animé. Je rentrai par le dernier métro.

L'andemein, comme l'écrivait parfois Montaigne, elle m'appela vers six heures du soir :

- Tu as beaucoup de travail?

- Oui, beaucoup.

- Tu préfères peut-être attendre un peu, après tes examens, par exemple?

J'hésitai un bon moment :

- Tu en as aussi?

- Je passe le concours le mois prochain.

- Peut-être que cela te conviendrait plus d'attendre la fin du concours?

Un petit silence. Elle répondit, d'une voix calme :

- Je suis prête pour le concours; mais peut-être que toi...

- Je suis prêt pour l'examen...

- Tu m'as dit avoir beaucoup de travail; ne t'oblige pas Marc!

- Ne t'inquiète pas, Aude! je lis, surtout.

Un silence. Elle reprit, avec une très légère hésitation :

- Veux-tu la semaine prochaine?

- Oui; cela me donnera le temps de fignoler le mouvement.

- J'en ferai autant!

Je ris :

- Oh, toi, tu n'en as pas besoin!

- On en a toujours besoin; toujours.

Elle ajouta vivement :

- Travaille bien! Bonsoir!

Prêt ou pas prêt, il fallait tout de même travailler. Je passai donc ma journée à travailler. Travail mélangé, si je puis dire. Littérature, lecture, piano. Oui, piano, car je commençais à avoir un petit peu peur du résultat de mes talents en plein Conservatoire. J'avais bien compris que nous serions seuls dans une petite salle de répétition, et que ce n'était pas non plus un récital, et encore moins un examen, sans parler de concours, mais j'avais un peu peur de n'être pas digne de... je ne savais pas au juste de quoi. Après tout, c'était de plus la première fois que je jouais avec quelqu'un d'autre. Mes camarades, je les écoutais, ils m'écoutaient, mais je ne jouais jamais avec eux. Pourquoi? Je n'en savais trop rien, je crois que je ne m'étais jamais posé la question.

Le soir, je l'appelai :

- Tu travailles?

- Comme toi, je pense.

- Oui; j'ai même un peu répété la sonate.

- Moi aussi; je voulais...

Elle hésita :

- Tu sais, pour la mettre bien au point...

Encore une hésitation :

- Je mets longtemps à mettre au point un morceau; ce n'est pas pour... c'est pour moi.

Et, très vite :

- Et là, c'est pour toi.

- Moi aussi; je ne l'ai jamais fait avant.

- Je t'appelle après-demain!

Le lendemain, je fis quatre heures de piano. Je savais bien qu'au Conservatoire, ce n'était pas beaucoup, mais moi, je me sentis un peu fatigué. Pas fatigué, mais... je ne sais trop comment dire.

Le lendemain, elle m'appela.

- Tu peux après-demain, Marc? me demanda-t-elle.

Je fus pris de panique :

- Tu sais, Aude... je n'ai peut-être pas assez travaillé...

- Pour tes cours de fac?

- Non, pour le piano...

- Tu peux après-demain?

Je capitulai :

- Oui.

- Six heures, le soir?

- Entendu.

Le lendemain, c'était la veille. Comment se sent-on, la veille d'un récital à Pleyel? Et à Pleyel, le public n'est pas tout près. Il ne voit pas si l'artiste est beau ou laid. Et même s'il le voit, cela lui importe peu; il est venu écouter un interprète, c'est tout. Nous ne nous rencontrons pas, Aude et moi, seulement pour ça, je pense.

Le lendemain soir, je l'appelai :

- Demain six heures?

- Oui.

Je restai un moment sans rien dire. Elle ne dit rien non plus. Je repris :

- Tu pars pour les vacances, Aude?

- Non, Marc, quelques jours dans la famille, par-ci, par-là; et toi?

- Moi non plus.

Je poursuivis après un temps :

- Nous aurions pu jouer le premier mouvement, pendant les vacances.

- Bien sûr; j'y comptais bien!

- Tu continues à travailler ton violon pendant les vacances?

- Oh, non! Je jouerai avec toi, c'est tout.

Elle se reprit :

- Je ferai deux heures d'exercices par jour pour garder des doigts; et lorsque nous jouerons ensemble, je ferai mes exercices juste avant.

Elle ajouta, après une petite pause :

- Si je n'ai pas joué mes deux heures, je n'ai pas de doigts.

Moi, je ne jouais même pas une heure par jour...

- Je vais t'indiquer la salle où je me trouverai, reprit Aude; je t'y attendrai.

Je m'inquiétai :

- Tu crois que je trouverai? je n'y suis jamais allé...

Elle répondit après un silence :

- Je crois que tu as peur que je te voie; la salle où je serai donne au nord, elle n'est pas très claire.

Elle laissa un temps :

- Lorsque tu viendras, je pourrai m'habituer à te voir; sois tranquille!

Et elle me donna les indications nécessaires.

Six heures. J'entrai dans la salle. Elle était au fond, dans un coin sombre. Je m'approchai lentement d'elle. Lorsque je fus assez près, elle alluma une lampe, posée tout près d'elle. Je la vis. Elle était laide, très laide.

A présent, le lointain souvenir est là, assis devant moi. Elle recoud un bouton. Elle est toujours laide. Moi aussi. Nous nous aimons toujours.



-2-


Je suis un séducteur, je le vais montrer tout à l'heure.

J'avais cinq ans. Environ, tout du moins, d'après certains récits de mes parents. A cinq ans, on joue avec des jouets, et je ne m'en faisais pas faute. J'avais beaucoup de jouets, mais ceux pour lesquels j'avais une prédilection, c'étaient les trains électriques et les autos. Je voyageais au loin en train, mon train à moi s'entend, sans même savoir ce qu'était ce loin, et je conduisais les autos, les miennes s'entend, à travers les rues autour de la maison que j'habitais, n'ayant pas d'autre horizon.

Parmi les camarades de mon âge, ou à peu près, qui venaient chez moi, et jouaient avec moi, que ce soient des filles ou des garçons, il y avait une fille, d'un an plus âgée que moi. Cela, je le sais car je l'ai quelquefois revue depuis.

Aujourd'hui je dirais volontiers d'une fille qu'elle est belle, ou encore qu'elle me plaît; mais à l'époque, autant qu'il m'en souvienne, je n'avais ni ces mots ni même ces pensées. Les pensées étaient plus nettes, plus précises. Cette fille était à moi. Non au sens qu'aurait aujourd'hui ce mot. Aujourd'hui, le sens est bien plus faible, bien plus vague. Pour moi, elle était à moi, comme l'aurait été une soeur, mais je ne connaissais que les soeurs des autres, moi, je n'en avais pas, ou comme ma mère qui n'avait droit à aucune autre existence que celle qui m'était dévolue. Les mots que j'écris sont mes mots d'aujourd'hui, mais je pense rendre fidèlement ma pensée d'autrefois.

Moi, de mon côté, je me devais à elle. Lorsque j'appuyais sur la manette qui faisait partir le train, je m'assurais d'abord qu'elle y avait pris place. En pensée, naturellement. Lorsque j'arrêtais le train, je le faisais s'arrêter tout près de l'endroit où, parmi les autres camarades, elle était assise, afin de lui faciliter la descente. Je guettais le moment où, devenant distraite, elle ne paraissait plus penser à monter dans le train, et, abandonnant ce jeu, j'en proposais un autre. Par bonheur, je l'ai déjà dit, j'en avais beaucoup.

Un jour, mon oncle m'offrit une grosse auto. Oh! je ne veux pas dire une vraie, bien sûr, mais elle m'avait paru grosse, par rapport, certainement, aux autres autos que je possédais. Et sans doute aussi par rapport à ma taille d'enfant. Je fus très impressionné, et j'hésitais même à jouer avec elle. Du reste, elle me paraissait à peine être un jouet. Une vraie auto, certes, mon père en avait une, j'étais déjà monté dedans, et je savais donc ce qu'était une véritable auto. Auto que je faisais semblant de conduire lorsque j'étais assis auprès de mon père qui conduisait. Finalement, j'avais rangé mon auto dans mon armoire, et attendais le jour où le besoin me commanderait de la sortir. Le besoin, oui, car, me disais-je, une auto comme celle-ci ne pouvait simplement servir à jouer. Quelque chose manquait. Mes camarades de jeu ne l'avaient jamais vue, je n'ouvrais pas mon armoire. De temps à autre, lorsque j'étais seul, je la sortais, et sans la faire rouler, je m'imaginais être assis au volant, faire les gestes que j'avais vu faire à mon père quand il conduisait son auto, moi à ses côtés. Je conduisais avec précaution, conscient de l'importance de la tâche et de la responsabilité qui m'incombait. Je le répète, tous ces mots sont les miens d'aujourd'hui, il n'est pas pensable qu'ils fussent les mots d'alors, mais je me souviens encore, comme si c'était hier, des sentiments, privés de mots, que j'éprouvais. Et un beau jour je la vis assise auprès de moi. Elle n'y était pas, bien entendu, et au reste je n'y étais pas non plus, mais j'étais au volant, et elle était auprès de moi. L'image s'en alla, et je vis de nouveau l'auto vide. Et je restai longtemps à la regarder, sans avoir conscience de ce que je regardais. Je rangeai l'auto dans mon armoire.

Le lendemain, je ressortis l'auto et la regardai longuement, aujourd'hui je dirais, comme un objet magique. Je ne l'avais toujours montrée à personne. En la regardant de près, je vis un bouton que j'avais négligé jusque-là. J'appuyai, et les phares de l'auto se mirent à briller. Mon oncle avait omis de m'en parler, il faut dire qu'il était souvent assez distrait sur ce qu'il avait décidé de considérer comme une chose secondaire. L'effet sur moi fut très grand. C'était comme si l'auto était devenue une véritable auto. Je la remis dans l'armoire, et ayant légèrement entre-bâillé la porte, je regardai à l'intérieur. L'armoire me paraissait illuminée. Je connaissais la lumière des phares de l'auto de mon père, et comprenais à quoi ils servaient. J'allai m'enfermer dans la salle de bain et fermai la lumière. Les phares paraissaient, tout du moins me paraissaient, éclairer encore plus que les phares de l'auto de mon père.

Alors, une idée me vint. Je ne sais plus sous quelle forme. C'est comme si elle était venue d'elle-même, sans que j'y fusse pour rien. Et un plan, ce qu'aujourd'hui j'appellerais un plan, surgit dans mon esprit. Je ne vous dirai pas lequel, vous arrêteriez de lire la suite, connaissant la fin de l'histoire. Non, non! n'allez pas à la dernière page! Ce serait de la triche, et jamais vous ne feriez pareille chose!

Je suppose donc que vous n'en avez rien fait, et je poursuis mon récit.

Un jour, après avoir joué avec mes camarades, et ceux-ci rentrant chez eux, je lui demandai de rester un moment, lui disant que je voulais lui montrer quelque chose. Elle accepta, et je lui montrai mon auto. Elle fut émerveillée, et je lui expliquai que l'auto pouvait rouler dans l'obscurité, ayant des phares. Elle savait ce qu'étaient des phares, son père ayant, lui aussi une auto. Il y avait chez moi un très long couloir, tout du moins je me le représentais tel vu mon âge. Mes parents et leurs amis étaient tranquillement installés au salon. Je fermai des deux côtés les portes du couloir, et m'asseyant près d'elle sur le tapis, j'allumai les phares, et éteignis la lumière du couloir. Elle fit un "Oh!..." d'admiration. Nous restâmes un bon moment à contempler la scène. Mais soudain, sans la laisser voir ce que je faisais, je pressai le bouton. Les phares s'éteignirent, et l'obscurité revint brusquement.

- Oh!... J'ai peur!... s'écria-t-elle avec angoisse.

- N'aie pas peur, je suis là! m'écriai-je aussitôt.

Et, ainsi que je l'avais prévu dans mon plan, je la pris dans mes bras, où elle resta blottie.



-3-


"Le soleil revient vers vous des profondeurs de la terre, réveillez-vous, petites fleurs!"

Et le Sorcier des bois posa sa baguette magique sur la petite fleur qui se trouvait près de lui. La petite fleur se réveilla, et dansa.

Il y a dix ans...

Printemps mil neuf cent trente-neuf. Elle venait d'avoir huit ans, j'en avais onze et demi. Sur la scène d'un théâtre pour enfants, je jouais le Sorcier, elle, la petite fleur. J'avais composé le tout début de la pièce, dont j'ai depuis oublié la suite, ainsi que la musique de la danse, que jouait au piano la maîtresse de l'école du jeudi, où nous allions tous les deux, la petite fleur et moi. La petite fleur s'appelait Lida, je m'appelais Tola. L'école se trouvait non loin de la Porte de Versailles, à Paris, et moi, je n'habitais pas loin de l'école. Lida, je ne savais pas où elle habitait. A quoi cela pouvait-il me servir, puisque nous nous voyions chaque jeudi à l'école? Et le reste du temps, l'école, la vraie, et les parents. Ma vie, comme celle des enfants de mon âge, était réglée, comme celle de Lida, pensais-je.

J'étais arrivé depuis peu de temps à cette école du jeudi, et je crois que Lida y était depuis un certain temps déjà. Nous avions, si je puis dire, fait connaissance pendant la répétition de la pièce, et c'est peu de temps après que je proposai à la maîtresse d'ajouter le prologue du Sorcier et de la petite fleur. Mon air de danse, ainsi que le prologue lui ayant plu, la maîtresse accepta.

Durant les répétitions, nous étions toujours assis côte à côte, pendant tout le temps où nous n'avions pas à participer nous-mêmes à une scène. Il y avait un grand panneau de décor posé de biais contre le mur, et nous profitions de l'intervalle laissé libre pour nous y réfugier à l'abri des regards. Qu'y faisions-nous? Nous nous regardions, nous nous regardions sans relâche, sans parler, sans bouger, attendant d'être appelé pour une scène à répéter. Pendant ma scène du Sorcier réveillant la petite fleur, nous nous regardions, et je restais un bon moment immobile, avant d'aller réveiller les autres fleurs. Quelquefois, la maîtresse, ou quelqu'un d'autre s'occupant de la pièce, je ne saurais maintenant dire qui, me faisait de petits signes, ou me soufflait ce que je devais faire, pensant que j'avais oublié mon texte. Je bougeais alors avec calme, non pour montrer que je savais quoi faire, mais pour me libérer, ou prendre mes distances avec celui qui appartenait à un monde extérieur qui n'avait pas à pénétrer dans notre monde, notre univers, à Lida et à moi. Et dès que la scène était terminée, Lida retournait en courant sous le panneau, où je la suivais.

Dépendant de l'école, il y avait une petite chapelle, où nous venions les dimanches matin, elle avec sa mère, moi avec la mienne. Elle se tenait devant, moi un peu en arrière. Combien de fois ne se retournait-elle pas pour me regarder! La messe me paraissait bien courte. Et puis, il n'y avait plus qu'à attendre le jeudi.

A l'école, celle du jeudi, il n'y avait pas seulement les répétitions, il y avait aussi quelques cours, de religion, de russe et d'histoire russe. Un peu de géographie, aussi, et de littérature russe. C'est-à-dire que nous apprenions des récitations, de petits textes faciles, de petits poëmes. Je brillais par ma mémoire. Pendant la semaine qui nous séparait du jeudi suivant, j'étais capable d'apprendre par coeur... je ne sais plus dire maintenant, mais je suis d'autant plus sûr que c'était long que j'ai toujours eu une mémoire remarquable, je le sais ne serait-ce que par mes études. Pendant que je récitais, Lida me regardait les yeux grand ouverts, sans bouger, assise en face de moi, de l'autre côté de la table de travail des enfants. Elle, elle récitait mal, oubliait des passages.

Bien entendu, il y avait aussi des jeux, nous n'étions pas là seulement pour travailler. Jeux d'enfants... Courir, jouer à chat, et d'autres. En jouant à chat, je l'attrapais toujours, d'autant plus facilement que je crois me souvenir qu'elle courait bien moins vite lorsque c'est moi qui étais le chat. S'asseoir en rond, un enfant courant autour du rond, et déposant, en se faisant remarquer le moins possible, un mouchoir derrière l'un des enfants assis en rond. Et si au bout d'un tour, le mouchoir n'était pas remarqué par l'enfant derrière lequel il se trouvait, c'est celui-ci qui devait courir. Et moi, je mettais toujours le mouchoir derrière elle, et elle faisait ce qu'il fallait pour ne pas le voir, puis, à son tour, mettait le mouchoir derrière moi. Cela ne durait pas cependant, car au bout de deux ou trois tours, un des garçons assis non loin d'elle lui signalait à haute voix le mouchoir. Et ensuite, ni elle ni moi n'avions plus jamais de mouchoir derrière nous. Nous n'osions protester, ni elle ni moi. Un autre jeu, dont j'ai oublié les détails, se terminait par une chanson : "...embrassez qui vous voulez!" Les camarades nous guettaient, elle et moi, lorsque c'était notre tour. Et lorsque l'un de nous deux embrassait, évidemment, l'autre, les camarades avaient de petits rires. A vrai dire nous n'avons joué à ce jeu que deux fois, et ensuite, nous n'avons plus voulu.

Un jour, au moment où je passais devant l'escalier qui menait au premier étage, et au pied duquel elle se trouvait, elle me dit :

- Viens, j'ai quelque chose à te dire.

Sans doute m'avait-elle déjà parlé, tout du moins je le suppose, mais j'eus la sensation que c'était la première fois. Je lui répondis :

- Oui.

- Viens!

Et elle se mit à monter. Je ne compris pas :

- Dis-le ici!

- Non, viens!

J'hésitais, ne comprenant pas la raison de sa demande. Lentement, je montai. Arrivé sur le palier, je m'arrêtai :

- Dis-le-moi!

- Non, viens!

Et elle se dirigea vers la porte d'une des pièces. J'eus soudain la vision des camarades qui nous surveillaient tout le temps, et qui faisaient des petits sourires. "Ils sont là! me dis-je, ils nous attendent pour se moquer de nous". Je dis à Lida :

- Non, dis-le ici!

- Non, viens!

- Si tu le dis pas ici, je descends!

Elle ne répondit pas, et je descendis.

J'étais bouleversé. Ce qu'on appelle la panique, peut-être. Je voyais les rires grimaçants de nos camarades, exagérés par ma frayeur. Des images de cauchemar passèrent. Elle était d'accord avec eux, elle partait avec quelqu'un de grand, de très grand, de plus grand que nous tous. Elle partait...

Je me réveillai soudain. Non, elle était toujours là, certainement, c'est moi qui ne savais plus où j'étais. Elle... Je revis ses grands yeux qui ne me quittaient pas. J'étais avec elle, elle était avec moi. Elle ne savait pas ce qu'était la méchanceté. Elle ne s'était jamais méfiée de nos camarades. Je pensais que... qu'elle me dirait la prochaine fois ce qu'elle avait voulu me dire.

Je la vis partir avec sa mère.

De temps à autre, il m'arrivait, lorsqu'elle partait ainsi, de la suivre sur le boulevard Lefebvre qui descend à la station Porte de Versailles, où elle prenait son métro. Et là, je la dépassais en courant le plus vite possible pour remonter ensuite le boulevard, toujours en courant. Je faisais cela une ou deux fois de suite, puis, restant en haut du boulevard, je la regardais s'en aller, et se retourner, bien entendu pour me regarder encore.

Aujourd'hui, je décidai de la suivre dans le métro pour savoir où elle habitait. Comme nous ne nous parlions jamais, je ne le savais donc pas. Arrivé devant la bouche du métro, je fouillai mes poches... je n'avais rien sur moi, ni argent, ni ticket de métro. Habitant tout près de l'école, je n'avais rien pris sur moi. Un peu déçu, surtout agacé, je me dis que ce serait pour la prochaine fois.

Il n'y a plus jamais eu de prochaine fois. Elle n'est plus jamais revenue à notre école du jeudi.

Au reste, l'été arrivant, l'école ferma ses portes. Je restai muet, ne me parlant plus à moi-même. Je me mis en attente, sans penser, sans espérer, sans... sans rien. Le temps passa, l'école rouvrit ses portes, j'y allai deux jeudis, trois ou quatre peut-être. Mais je savais qu'elle ne serait plus là. Je le savais. Pourquoi? Je ne le savais pas. Les semaines, les années passèrent, j'allais de temps à autre à l'école, ou à la messe du dimanche, mais c'était en vain. Je me disais qu'elle n'avait jamais existé. Elle ne pouvait avoir existé, je... cela ne pouvait m'être arrivé à moi, pourquoi serait-elle venue, je n'étais rien, elle ne pouvait venir vers quelqu'un comme moi. Celui qui m'était apparu très grand, m'apparut de nouveau, mais je ne sais pourquoi, disparut aussitôt. Bon, elle ne pouvait pas l'avoir suivi. Je la retrouverai. Je la retrouverai, même si c'était loin, même si c'était ce qu'on appelle jamais, mais pour moi ce sera toujours. Dans un autre monde...

Je me créai une planète, loin de la Terre, et nous y vivions ensemble. Pas tout le temps, bien sûr, il y avait l'école... mais tout le temps de mon temps à moi. Sur la Terre, je ne faisais qu'attendre, ma vie était là-bas, sur notre planète.

Les années passèrent. Quand je marchais par les rues, je regardais, certain de la trouver. Elle viendrait vers moi : "Tola!"

Un jour, j'étais en Angleterre, c'était pendant l'été mil neuf cent quarante-sept, huit ans avaient passé; je lui écrivis un poëme. En russe, car nous étions russes tous les deux. J'ai cherché maintes fois à le traduire, je n'y suis jamais arrivé. Il disait mon adieu à sa réalité, il disait ma certitude de la retrouver à ma mort. J'écris là le poëme en russe, pour... Je ne sais pas, peut-être... Le voici.


Лиде

Блеск твоих глаз и луч их жгучий
Который увидел тогда,
Всё ослепляет, свет могучий,
И я забыл как ты была!

Прощай! И пусть меня не будит
Воспоминание о тебе;
Тебя ведь не было, не будет,
Умру, воскреснешь ты во мне!


Voici aussi un essai de traduction mot à mot. Je le donne pour ce qu'il est, c'est-à-dire pas grand chose.



L'éclat de tes yeux et leur rayon brûlant,
Que je vis autrefois,
Aveugle tout, lumière puissante,
Et j'ai oublié comment tu étais.

Adieu, et que ne me réveille pas
Le souvenir de toi!
Car tu n'as jamais existé, tu n'existeras jamais.
Quand je mourrai, tu ressusciteras en moi.


Nous sommes au printemps mil neuf cent quarante-neuf. Les feuilles reviennent aux arbres. Dix ans ont passé. Je ne les ai pas vus. Je suis encore là-bas, à l'école du jeudi. Mais non, je suis sur la terrasse de la gare Montparnasse, accoudé à la balustrade. Je regarde passer les passants, les autos. L'autobus vient de s'arrêter. Les voyageurs...

De l'autre côté de la place de Rennes, à deux cents mètres, une jeune fille en manteau marche. Je la vois de dos.

C'est elle!

C'est elle, je le sais! Je descends aussi vite que je le peux les interminables marches de la gare. Place de Rennes. Je ne la vois pas. Je traverse en courant. Je vais jusqu'à la rue de Rennes. Elle n'est pas là. Il reste la petite rue Littré. Je la vois au loin. Je cours.

- Excusez-moi, Mademoiselle...

Elle se tourne vers moi.

- Vous appelez-vous Lida?

- Oui.

- Avez-vous été, quand vous étiez petite, à l'école russe du jeudi près de la Porte de Versailles?

- Oui.

Un silence.

- Je suis Tola.

Un silence. Elle me regarde. J'insiste :

- Nous avons joué ensemble une pièce où j'étais le Léchille et vous la petite fleur que je réveillais au lever du soleil.

Léchille veut dire "Sorcier des bois" en russe. J'insiste encore :

- Tola; vous ne vous souvenez pas?

Elle me fait un gentil sourire, peut-être un peu gêné :

- Non.



-4-


En ce temps-là, je devais avoir dans les sept ans, je passais l'été avec mes parents, dans une maison à la campagne. C'était dans un petit village, et les parents y avaient beaucoup d'amis. Et les amis avaient des enfants. Moi, je n'avais ni frère ni soeur, et j'aimais bien jouer avec les enfants des amis de mes parents. Ils n'étaient pas loin de mon âge, quelquefois un peu plus grands. On s'amusait bien. Tous avaient de grands jardins - je les ai revus depuis, ils n'étaient pas si grands que ça, mais à sept ans, tout paraît grand.

A quoi jouions-nous? A tout, courir, cache-cache, marelle, saut à la corde, devinettes. Et parfois aux cartes, à la bataille. Un jeu très simple, mais je dois avouer qu'aujourd'hui, je ne me souviens même plus des détails de ce jeu. Aujourd'hui, je joue au bridge. Je précise cela parce que... non, non, je ne dirais rien, parce que... Et puis, vous verrez bien!

Oublie-t-on, lorsqu'on grandit, la vie de l'enfant qu'on était? Non, bien sûr, on s'en souvient; on était enfant, et c'est tout. Un enfant, c'est quelqu'un qui vit une vie enfantine, rien de commun avec la vie des hommes. C'est tout du moins ce que pensent les hommes.

Que pensent-ils de la vie enfantine, les hommes? Une vie insuffisante pour être une vie d'homme. Lorsqu'on prête aux enfants des mots dits d'enfants, ce sont toujours des mots qui imitent les mots des hommes. Ou bien ils montrent que l'enfant n'a pas bien compris la pensée des hommes, ou bien qu'il répète, sans l'avoir lue bien sûr, une phrase tirée d'un livre, hors de portée des hommes la plupart du temps. Pour les hommes, la vie enfantine n'est donc qu'une vie d'homme réduite ou décorée... par les hommes eux-mêmes. Pour les hommes, la vie enfantine n'existe pas par elle-même. Un calque rudimentaire ou déformé de la vie des hommes.

Mais la vie des enfants existe. Certes, les enfants manquent de connaissances. Mais les hommes eux-mêmes ne se trouvent-ils pas à des degrés de connaissance différents les uns et les autres? Cela ne les empêche pas d'avoir leur propre conscience de leur vie. Les enfants imitent les hommes, dit-on, ils n'ont donc pas leur propre conscience. Mais les hommes n'imitent-ils pas ceux qu'ils admirent et qu'ils voudraient égaler?

Que pensais-je lorsque je battais mes camarades de jeu à la bataille? A être heureux de vaincre? A être plus fort que les autres? Le mot "intelligence" étant encore inconnu pour moi, je ne pouvais donc pas y penser. Alors, à quoi pensais-je? Que les cartes étaient vivantes, qu'elles existaient par elles-mêmes, et que je leur parlais, qu'elles m'écoutaient, qu'elles approuvaient mes désirs, ou qu'elles les désapprouvaient. Je leur demandais de me trouver la carte qui devait me permettre de vaincre, et elles m'obéissaient ou ne m'obéissaient pas. Par quelle raison? Lorsqu'elles refusaient d'obéir, je pensais que j'avais mal présenté ma requête, ou que je n'avais pas suffisamment expliqué les raisons de ma demande. Tout cela avec d'autres mots bien sûr, et surtout sans mots du tout. J'étais un joueur chevronné. C'était celle qui s'occupait de moi, une très vieille femme que j'aimais beaucoup et qui me le rendait bien, qui m'avait appris à jouer. Je jouais souvent avec elle.

Il y avait un nuage sur mes prouesses de grand joueur. Une fille, que j'appellerais aujourd'hui une petite fille, mais qui à l'époque me paraissait grande - pensez donc, je crois bien qu'elle avait une bonne année de plus que moi - refusait obstinément de jouer avec moi à la bataille. "Tu es trop petit, tu ne sais pas bien jouer", me disait-elle. "Tu ne sais pas, tu n'as pas joué avec moi!" lui répondais-je. Mais rien n'y faisait. "Non!" était sa seule réponse. Cela me rendait bien malheureux, parce que... j'avais envie de jouer avec elle. Avec elle. J'essayais de l'influencer comme je le faisais avec les cartes, par la pensée. Rien n'y faisait.

J'avais entrepris de lui donner l'envie de jouer avec moi par des moyens détournés. Lorsqu'elle jouait avec une fille - les garçons, je m'en méfiais, ils paraissaient tellement sûrs d'eux, et je pensais n'avoir aucun succès auprès de la fille tant qu'ils étaient là - je m'asseyais auprès de la fille, la mienne, veux-je dire, et faisais quelques commentaires pour montrer mes talents... de devin, en particulier. J'avais observé que lorsque ma fille soulevait une carte afin de pouvoir la lire, je pouvais l'apercevoir un peu avant elle. Pas beaucoup, mais suffisamment pour moi. Et je me lançais dans les divinations afin de pouvoir l'impressionner. Le fait est que je l'étonnais, mais... elle demeurait ferme dans son refus de jouer avec moi. Celle à qui cela faisait le plus d'effet était la fille qui jouait avec elle, et celle-ci me proposa un jour de jouer avec elle. Je refusai nettement afin de montrer à ma fille que c'était avec elle que je voulais jouer, et non avec la première venue. Mais le succès ne venait pas, et je m'en désolais.

Les journées passèrent, j'avais abandonné tout espoir, et me contentais de jouer à d'autres jeux, suffisamment nombreux. Mais il y en avait un auquel je ne jouais plus jamais. C'était la bataille, on s'en doute. Il n'y avait qu'avec elle que je voulais jouer. Et je passais en revue tous les moyens appropriés, je crois que je n'aurais même pas su à l'époque ce que ce mot voulait dire. En grandissant, on apprend au moins du vocabulaire. Mais rien ne pointait à l'horizon.

Un jour, de nouveaux amis de mes parents arrivèrent. Je n'y prêtais pas attention, ils n'avaient pas d'enfants. Je les vis jouer aux cartes avec mes parents. Par curiosité, je vins voir de plus près. Ils jouaient à quatre, tous ensemble, à un jeu que je n'avais jamais vu. Je m'informai. On me dit que ce jeu s'appelait le bridge. Toujours par curiosité, je restai à les regarder jouer. Cela paraissait bien compliqué. Avant de jouer, ils se parlaient entre eux, nommaient les couleurs des cartes, pique, coeur... et donnaient des numéros, deux piques... Puis l'un des joueurs mettait toutes les cartes sur la table. Je fus très surpris et faillis m'écrier : "Mais les autres vont les voir!" Mais comme tous les joueurs trouvaient cela normal, je ne dis rien, et, m'ennuyant un peu, je m'en fus.

Les journées passèrent. De temps à autre, je revenais voir le jeu. Je n'étais pas le seul. Quelques camarades, eux aussi attirés par la curiosité, vinrent voir, et s'en furent tout comme moi après s'être un peu ennuyés. Il arriva que ma fille vînt aussi, mais elle, elle resta plus longtemps, et je l'entendis dire à une de ses camarades : "Il a l'air intéressant, ce jeu, mais il est bien trop difficile pour moi."

Le lendemain, je revins; et cette fois-ci regardai le jeu avec grande attention. A un moment, je reconnus quelques manières de faire qui ressemblaient, à ne pas s'y tromper, à la bataille. On pose une carte, un autre pose la sienne, puis les deux autres. Celui qui possède la carte la plus haute ramasse le tout. Je crus avoir compris. C'était facile! Je revins encore le lendemain, regardai de nouveau, et fus convaincu de mes talents.

Le lendemain, fort de mon long passé de grand joueur de bataille, je m'adressai poliment aux joueurs :

- Est-ce que je pourrais jouer avec vous s'il vous plaît?

Les joueurs, surpris, ne répondirent pas tout de suite. Ma maman se leva et me dit :

- Viens jouer, j'ai à faire!

Je m'installai, pris les cartes que ma maman avait laissées sur la table, heureusement retournées pour que personne ne pût les voir, et, assis bien droit, commençai à jouer. Je savais fort bien quelles étaient les meilleures cartes dans mon jeu. Je me dis en moi-même : "Je ne comprends pas qu'ils paraissent avoir du mal à choisir une carte pour la jouer. Il suffit de prendre la plus grande, c'est tout!" Ce que je fis. Ma carte étant à chaque fois plus haute que celles des autres joueurs, je ramassai donc trois fois toutes les cartes posées au milieu de la table. Je sentais que les autres joueurs me regardaient avec une profonde admiration, surtout devant mon absence absolue d'hésitation à choisir ma carte. Mais là-dessus, je vis que j'avais épuisé les cartes les meilleures de mon jeu. Pour le coup, je fus un peu effrayé, et me levant :

- Excusez-moi, je crois que ma maman a besoin de moi, je suis désolé de ne pas pouvoir continuer à jouer.

Les joueurs m'adressèrent des félicitations, ils m'assurèrent qu'ils regrettaient beaucoup mon départ, et m'invitèrent à revenir quand je voulais, car ils avaient eu beaucoup de plaisir à jouer avec un joueur aussi éminent que moi.

Je m'en fus donc fier comme un paon et en partant remarquai que ma fille avait observé la scène. Je me redressai, et partis d'un bon pas.

Le lendemain, alors que j'étais dans le jardin, ma fille s'approcha de moi :

- Tu viens jouer avec moi à la bataille?

Je lui souris :

- Avec plaisir! Je viens tout de suite!

Ma mère avait un parterre de roses dont elle prenait le plus grand soin. J'allai cueillir une rose et la tendis à ma fille :

- C'est pour toi!

Elle rougit, prit la rose, et me déposa un baiser sur la joue.



-5-


Nous avions huit ans, elle et moi, et nous étions en vacances au bord de la mer depuis quelques jours. Le "Nous" s'arrête là, car nous ne nous connaissions pas, nous étions dans une colonie de vacances.

La mer, hier, avait été tumultueuse, la baignade avait été interdite, aussi bien pour les enfants que pour les plus grands. La plage cependant était autorisée, et je jouais avec le sable, comme les autres garçons de mon âge. Les filles étaient plus calmes, et parlaient entre elles.

Pourquoi ai-je donc dit "Nous" au début du récit puisque nous ne nous connaissions pas? Tout simplement parce que je l'avais remarquée dès le premier jour de plage, et parce que j'aurais bien voulu la connaître, mais je me sentais très timide devant les filles, et parce qu'elle ne paraissait guère faire attention à moi.

Le séjour à la colonie était agréable, mes camarades étaient gentils, les jeux amusants. Une promenade, l'après-midi, dans la campagne environnante. Je la voyais marcher au milieu d'un groupe de filles, bavarder avec l'une, avec l'autre, devant l'une ou derrière l'autre.

Pendant les repas, elle était assise à une table non loin de la mienne, et comme elle me faisait face, je pouvais l'observer à ma guise, car je ne la voyais jamais regarder de mon côté. J'observais ses gestes, j'écoutais ce qu'elle disait, bien que n'entendant pas grand chose. J'avais bien pensé à me rapprocher, mais je n'avais pas osé, de peur qu'elle ne s'aperçût de mes regards.

Le soir, avant de m'endormir, elle m'apparaissait comme en rêve. Pas vraiment en rêve, puisque je ne dormais pas encore. Mais elle était là, devant moi, comme si c'était vrai. Je revoyais ses gestes de la journée, sa bouche articulant les sons que je n'avais pas entendus. Quelquefois, toujours avant de m'endormir, je voyais des objets prendre sa forme, devenir elle. Un arbuste, une fleur... Ce n'était pas immédiat. Il me fallait rester un bon moment à penser à elle, avant que la chose devînt elle. Et cela ne restait pas longtemps ainsi, et au moment où tout allait disparaître, je m'endormais.

Les journées cependant se passaient de façon ordinaire, entre baignades, lorsqu'il faisait beau, et jeux quel que fût le temps. J'avais tenté quelques moyens de me mettre en valeur à ses yeux. Je courais vite et nageais fort bien. D'où courses sur terre ou en mer, avec des camarades que je provoquais régulièrement, prenant bien soin toutefois d'éviter ceux qui auraient pu se montrer dangereux. Tout cela, bien entendu, lorsqu'elle était présente et ne se trouvait pas trop loin. Mais course ou nage... c'était en vain. L'indifférence la plus grande était la seule conséquence de mes efforts. Elle continuait ses calmes conversations avec ses amis, ou se livrait à quelques jeux de filles. Saut à la corde...

Les rêves que je faisais avant de m'endormir devenaient plus fréquents, et de plus, s'y ajoutaient la même sorte de rêve lorsque j'étais seul, en l'absence d'occupations communes avec mes camarades, ou tout bonnement d'occupations ordinaires, telles que repas... Ce qui arrivait maintenant le plus souvent était la transformation pendant un moment, assez court au reste, des objets qui prenaient sa forme. Mais à peine voulais-je saisir l'apparition qu'elle disparaissait aussitôt, me laissant de plus en plus triste.

Un jour de mer tumultueuse et de baignade interdite, je m'étais assis un peu à l'écart de mes camarades assez près du rivage. Je me tenais malgré tout suffisamment loin pour ne pas craindre d'être atteint par les hautes vagues dont on nous avait dit de nous méfier comme pouvant être dangereuses. Je regardais fixement le mouvement de la mer et les éclaboussures jaillissant en grosses gouttes scintillantes au soleil qui filtrait entre les nuages. Soudain, formée par la vapeur qui sortait des flots, elle m'apparut. Une vague haute et menaçante arrivait sur elle. Elle était en danger. Sans plus réfléchir, je me jetai à son secours. La vague allait être sur elle, et sur moi. Je me sentis alors brusquement tiré en arrière, et m'affalai sur le sable. La vague arriva, mais elle était à présent sans force. Inondé malgré tout, je me retournai. Elle était auprès de moi, me serrant encore le bras par lequel elle m'avait tiré en arrière. C'était elle. Elle. Elle vraie :

- Tu m'as fait peur... C'est dangereux ici; tu aurais pu te noyer!



-6-


Il n'était pas loin de minuit. Le train venait de s'arrêter à Vallorbe, à la frontière. Nous revenions de Venise, Nora et moi, et rentrions à Paris, après avoir sillonné Venise et sa lagune, et avoir pris une centaine de bobines de photographies. Un peu fatigués du voyage, nous nous préparions à dormir, mais hélas! le train ne poursuivit pas sa route. Une histoire de grève dont je suis incapable de me souvenir des détails. Mais qu'importe! Ce dont nous nous souvenons, Nora et moi, est autrement plus curieux. Est-ce intéressant? je l'ignore, mais j'ai envie de raconter cette nuit, et Nora m'y encourage. Après tout, sait-on jamais, cela intéressera peut-être quelqu'un, et ce serait, en ce cas, dommage de l'en priver.

Bref, nous devions prendre un autre train, et il n'était pas là. Il n'était même tellement pas là que le chef de la gare nous annonça qu'il ne serait là que vers six heures du matin. Six longues heures à attendre! Dire que les quelque trente voyageurs autour de nous n'en furent pas ravis serait une litote. Et nous nous retrouvâmes dans une triste salle d'attente, conçue pour abriter les voyageurs quelques courtes minutes pendant une pluie ou une chute de neige. Un banc de bois trop maladroitement dessiné pour être confortable, une lumière s'attristant sur la tristesse du lieu, des murs aux couleurs difficiles à définir... Tandis que sur un mur, une affiche montrait un employé des Chemins de fer souriant avec béatitude, et célébrant à belle voix - oui, cela se voit, je vous l'assure - son extase d'appartenir auxdits Chemins de fer.

Faisant contre fortune mauvais coeur, les voyageurs tentaient de s'installer aussi bien - plutôt aussi mal - qu'ils le pouvaient. Valises en désordre, enfants aux yeux rouges de fatigue - réveillés bien entendu par cette halte imprévue. Un seul point qui aurait dû être bon, il faisait chaud dans la salle d'attente. Cependant, au lieu de faire chaud, on étouffait de chaleur et de manque d'aération. Spectacle navrant de voir tous ces gens anéantis par la perspective d'une telle nuit.

Debout au milieu de la salle, nos valises à nos pieds, nous regardions, Nora et moi, ce spectacle, qui nous laissait perplexes. Allions-nous...? Je poussai légèrement Nora du coude :

- On va se promener?

Pour toute réponse, elle saisit sa valise :

- Où est la consigne?

Les valises rangées, nous sortîmes, sous les yeux étonnés des quelques voyageurs encore capables d'avoir des yeux.

Dehors, la neige nous attendait, une neige épaisse, et le froid. Un froid aussi fort que la chaleur étouffante de la salle d'attente. Mais si la chaleur poussait à un lourd sommeil, le froid vif nous donna aussitôt l'envie d'être bien éveillés et d'en profiter. La gare était un peu en hauteur; nous descendîmes jusqu'à la ville. Ville ou plutôt village. Mais qu'il fût ville ou village, l'endroit paraissait nous accueillir avec bienveillance. Je dirais même plaisir de partager avec nous la silencieuse solitude de la nuit.

Nous partîmes à la découverte. Nous marchions sur une neige glacée qui craquait sous nos bottes. Craquements étouffés qui ne gênaient en rien la contemplation du paysage. Qu'y avait-il à contempler? Pas grand chose, sinon le calme apaisant qui enveloppait le village.

Le village lui-même n'avait rien de remarquable, je veux dire rien qu'on pût remarquer au cours de notre promenade. De grandes maisons simples, sans décoration, sans volonté de paraître. Mais confortables, n'étant faites pour rien d'autre que pour y vivre.

- Quel dommage qu'on ne puisse traverser les murs avec un appareil photographique!

Ma réflexion n'étonna pas Nora :

- Prends toujours la maison en photo, nous verrons bien au développement!

- L'appareil...

- ...est dans la valise; allons, ce n'est pas loin!

La salle d'attente était morne. Personne n'arrivait à y vivre, et du reste, personne n'essayait.

Revenu dans le village, je pris la photo. Nora l'a développée par la suite; nous avons vu l'intérieur de la maison. Nous avons montré la maison; on n'y a vu que la maison et son mur. Je ne sais plus où est la photo maintenant. Mais nous nous souvenons tous deux de l'intérieur.

- Treize degrés au-dessous de zéro! s'exclama Nora.

Un gros thermomètre sur un mur nous apprit qu'il gelait assez fort. Mais nous n'avions froid ni l'un ni l'autre. Et puis, à Venise, sur la lagune, nous avions eu autrement plus froid, bien que la température n'eût été que de cinq degrés au-dessous de zéro. Pourquoi? Peut-être parce que la Suisse est un pays où l'on n'a pas le droit d'avoir froid.

Notre promenade continua; les rues étaient éclairées par des lampes d'une blancheur sans mystère. Je dis rues, mais y avait-il vraiment des rues? Les maisons se rapprochaient sans ordre, tout en ayant l'air de vivre chacune sa vie à soi. Isolées les unes des autres? non; mais ne formant pas non plus un ensemble. Quels rapports les habitants avaient-ils entre eux? Ils en avaient, cela paraissait certain, mais lesquels?

- Ils donnent le sentiment d'avoir ce qu'il leur faut pour vivre seuls.

- Ils se sont massés pour faire front contre la montagne, le froid, me contredit Nora.

- Je veux bien; mais je dirais que c'est seulement pour cela, et non pour vivre vraiment ensemble.

- Je suis d'accord.

Sur la grand place du village, un sapin, plus grand que les maisons. Un sapin de fête, tout décoré de boules, de guirlandes, éclairé par mille petites lumières de toutes couleurs. Noël n'était pas loin.

Le village n'était pas bien grand, et nous arrivâmes à ses confins. La route s'éloignait dans une obscurité compacte. Sortir du village paraissait presque inquiétant, une sorte de vide nous regardait.

L'heure passait, et bien que n'étant pas encore trop pressés, nous nous acheminions vers la gare. Le froid était toujours vif. Ah! quelque chose de chaud... un bon café... Il ne restait plus que l'espoir du wagon-restaurant, à condition que la grève n'eût pas... dérangé le service. Mais enfin, les petits déjeuners dans les trains étant rarement servis avant huit heures, nous n'étions pas autrement optimistes.

- A force d'y penser, me confia Nora, il me semble le sentir!

Je lui répondis en souriant :

- Je crois que nous en sommes aux mirages... olfactifs, car j'ai la même sensation que toi!

L'odeur chimérique du café nous ayant stimulés, nous marchions maintenant... bon train, si vous voulez bien me permettre l'expression. Mais soudain, devant nous, une lumière apparut. Elle venait d'une maison, mais non, d'une boulangerie.

- C'est là! s'exclama Nora; tu sens l'odeur? et c'est du vrai, du vrai café!

- Et l'odeur du pain? ça non plus, ce n'est pas un mirage!

Nous nous approchâmes. Je m'inquiétai :

- Tu crois qu'ils vont nous ouvrir? la boulangerie est fermée, ils ne font encore que cuire le pain.

- Tapons toujours à la porte, nous verrons bien! me répondit Nora.

Ainsi fut fait. Et l'on nous ouvrit. Et l'on nous accueillit... chaleureusement. Nous racontâmes nos péripéties. Et l'on nous servit des cafés à la crème bien chauds, et l'on nous donna des croissants tout chauds, et nous bavardâmes gaiement. C'est tout juste si nous ne ratâmes pas le train, à force de bavarder gaiement!

La salle d'attente. Des regards égarés, emplis d'incompréhension. Les voyageurs se levaient, paraissant ne pas savoir où ils se trouvaient. "Je n'ai même pas pu dormir! Une nuit complètement gâchée!" grommelait quelqu'un.



-7-


Ce n'est pas une bien grande montagne, elle ne dépasse pas sept huit cents mètres, mais elle est douce, accueillante, on s'y sent invité à la promenade. Et c'est ce que nous faisons tous les quatre en ce temps de vacances, ne pensant pas au lycée qui... je ne sais pas quand il rouvre ses portes, na!

Nous sommes quatre, mes amis et moi, ayant le bonheur de passer nos vacances dans le même village, nos parents l'ayant choisi... sur notre légère insistance. Enfin, légère... L'endroit leur plaît aussi, nous y sommes déjà venus, tous ensemble. Nos parents, et nous, bien sûr, habitons la même grande ville, et nous allons tous au même lycée. Oui, nos parents sont profs et nous élèves. Mais ici, la séparation est absolue, nous n'allons pas dans leurs classes, ils ne vont pas dans les nôtres. Et à vrai dire, chacun en est satisfait. Précisons que nous nous entendons tous très bien, parents et enfants. Mais chacun a droit aux vacances, parents et enfants. Et tout en étant ensemble, nous vivons à part, eux et nous. Leurs promenades ne sont pas les mêmes que les nôtres. Le lycée, ce n'est pas ici.

Or donc nous sommes sur le versant d'une montagne, pas très haute ainsi que je l'ai déjà dit, versant dont l'herbe de juillet est encore bien verte, les chaleurs n'ayant pas été trop sévères, et les ruisseaux les rafraîchissant.

Nous montons tranquillement tous les quatre par un petit chemin qui borde le pré - un futur aéronaute, une future décoratrice de théâtre, une future prof de littérature, et moi, futur chercheur scientifique.

La côte devient moins forte, et un petit chemin part au loin entre les clôtures des prés. Derrière nous la vallée profonde. Nous nous sommes arrêtés contempler le paysage. De l'autre côté de la vallée, la montagne est plus abrupte, et l'on voit des parois qui montent droit au ciel. Non loin de nous, une ferme qui se repaît perpétuellement de la vaste vie.

- Il y a des amateurs qui grimpent sur les montagnes difficiles à gravir, remarque la Décoratrice.

- Le désir de vaincre, commente l'Aéronaute.

- Même si la victoire ne sert à rien? s'enquiert la Littéraire.

J'avance :

- La gloire, sans doute.

- Affaire de garçons, déclare la Décoratrice.

Nous continuons notre marche, tout en devisant.

- Venir à bout d'une difficulté, même inutile, sert à se connaître, à savoir de quoi on est capable, précise l'Aéronaute.

- Tu as bien appris ton cours, sourit la Littéraire.

Je complète l'analyse :

- Il faut suivre les conseils de nos maîtres, c'est bien connu.

- Tu as oublié d'ajouter, et de nos aînés, prononce sentencieusement la Décoratrice.

- Riez, riez! proteste l'Aéronaute; vous êtes bien contents d'avoir une bonne note après avoir bien appris votre cours.

- Si c'est seulement pour la bonne note, c'est un peu maigre, souligne la Littéraire.

Je soutiens l'Aéronaute :

- Puis viennent les examens; et nous avons le bac à la fin de l'année prochaine.

La Décoratrice hoche la tête :

- Et ensuite, tu nous diras qu'il nous faudra apprendre quoi faire là où nous passerons notre vie.

- Et dans le cas de notre futur prof, il lui faudra transmettre les... ordres à ses élèves, ponctue l'Aéronaute.

La Littéraire réfute :

- Ce ne sont pas des ordres, ce sont des conseils.

- Que tes élèves ne suivront pas et auxquels tu donneras en conséquence une très bonne note...

- Ce n'est pas moi qui donnerai la mauvaise note, c'est le programme du lycée.

- Tes élèves en seront ravis.

La Littéraire réfléchit :

- Je pourrai indiquer à mes élèves ce que le programme leur dit de faire, et ce que je pense moi-même.

- Dans ce cas, le programme, ce sera toi, et pour les élèves, à part la note, ce sera la même chose, rétorque l'Aéronaute.

J'observe :

- Si tu construis ton avion autrement que ce qu'on t'aura appris...

Il rit :

- Allez, tu ne seras pas obligé de monter dedans!

- A condition de le savoir.

Ce matin, il fait beau, un peu frais peut-être. Nous en profitons tous les quatre pour aller faire une partie de volant ensemble. Nous sommes des joueurs très moyens, mais cela nous plaît bien de rire des bévues des uns et des autres, et, occasionnellement, d'admirer un joli coup.

Déjeuner comme tous les jours avec nos parents. Il est bien entendu que nous ne parlons jamais de lycée avec eux. Savent-ils que nous en parlons entre nous? Sans doute, sans doute; mais tant que le lycée n'aura pas ouvert ses portes...

A propos, parlent-ils de lycée entre eux? Sans doute, sans doute; mais tant que le lycée n'aura pas ouvert ses portes...

Dans l'après-midi, nous partons tous les quatre en promenade, comme de coutume, autant pour le paysage que pour nos discussions sans fin... en dehors du programme.

Aujourd'hui, nous sommes partis en vélo, histoire d'aller voir des paysages lointains, inconnus... peut-être pour d'autres que nous, sait-on jamais? Par bonheur, les routes que nous prenons sont désertes, c'est-à-dire que nous les prenons parce qu'elles sont désertes. Ceci permet une conversation plus aisée, et c'est pour cela que... Bon, inutile d'achever, c'est suffisamment clair ainsi, n'est-ce pas?

Après un bon moment de voyage, nous passons devant une de ces parois qui montent au ciel, et que nous connaissons bien. Elle sert pour l'entraînement des grimpeurs qui veulent y monter aussi... enfin pas trop vite, on n'est pas si mal sur terre... Nous nous arrêtons quelquefois voir les prouesses des enfiévrés de l'altitude. Confer notre discussion d'hier sur les exploits inutiles. Mais enfin, c'est agréable à voir, surtout qu'il est visible qu'il n'y a pas de véritable danger à ces exercices. Les moniteurs sont là, l'altitude n'est pas grande, les différents chemins d'escalade sont connus et bien aisés à trouver.

Nous nous arrêtons regarder, une fois de plus. Ça monte, ça redescend, ça monte, ça redescend. Tout paraît simple, on s'habitue vite aux dangers courus par autrui. Aucun de nous, cependant, n'a jamais eu l'idée de s'y risquer.

- Qu'est-ce qu'il fait, celui-là?

La Littéraire a montré un garçon de notre âge suspendu à sa corde - ce qui est normal - mais qui ne monte ni ne descend - ce qui ne l'est pas. Le moniteur a crié quelque chose au garçon, celui-ci lui a répondu par un signe de tête de dénégation, mais n'a rien dit.

- Il a un ennui, conclut la Décoratrice.

- Il est bien accroché, note l'Aéronaute, il n'est pas en danger.

Je fais une moue :

- C'est fort possible, mais je ne voudrais pas être à sa place.

Les deux filles m'approuvent. L'Aéronaute a voulu protester, sans doute pour nous répéter qu'il n'y avait pas de danger, mais a fini par assurer qu'il était mieux ici que là-haut, pendant à un malheureux bout de ficelle. Tout au moins, pour nous tous, c'est un malheureux bout de ficelle.

La curiosité, et l'absence de raisons pour faire quoi que ce soit d'autre nous poussèrent à rester là, à regarder ce qui se passait, et à connaître le fin mot de l'affaire. Pas de danger, certes, mais enfin la situation n'était pas plaisante, surtout pour l'alpiniste, bien entendu. Le moniteur s'affairait avec des cordes qu'on lui apportait rapidement. Spectacle impressionnant que de voir courir, et bien courir, un des garçons sur une étroite rampe sans garde-fou. A le voir courir ainsi, l'impression de danger, pourtant réel celui-là, ne se faisait pas même sentir. Suaue mari magno...

- Il ne paraît pas à la fête, le pauvre! commente la Décoratrice, indiquant l'alpiniste.

Je demande depuis combien de temps...

- Une bonne heure, me répond-on.

- C'est long une heure, murmure la Littéraire.

Nous sommes bien tous de son avis.

- C'est déjà long à regarder, alors, là-haut... approuve la Décoratrice.

Là-haut, en apparence, rien ne se passe. Le pauvre alpiniste attend, sans rien faire. Son avenir est entre les mains du moniteur, lequel s'affaire toujours avec ses cordes. De temps à autre, il lance une phrase à son élève. Lequel ne répond rien, ou alors si bas que je ne l'entends pas. Une exclamation du moniteur me parvient : "Tu sais tout de même faire un noeud de vache!" La voix est légèrement irritée. Sans doute l'alpiniste doit-il savoir faire ce noeud, habituel, je suppose, dans cette sorte de cas. Mais il ne paraît pas vouloir tenter les gestes nécessaires.

- Il a peur, suppose l'Aéronaute.

- J'aurais peur tout autant, confirme la Décoratrice.

Le temps passe; courses sur l'étroite rampe, une nouvelle corde est fixée sur la paroi entre la rampe et le malheureux alpiniste. Le moniteur s'y attache. Un mouvement de balancier, il rejoint son élève. La suite est simple, pour nous spectateurs, s'entend. Nous repartons, soulagés.

Pourquoi soulagés? Nous ne connaissons pas cet alpiniste. Pourtant, nous sommes soulagés. Instinct, sans doute. Mais instinct de quoi? L'homme sait aussi bien faire périr que sauver.

Tout en roulant, nous échangeons quelques propos sur l'escalade que nous venons de voir.

- Ici, c'est peut-être sans danger, note la Décoratrice, mais les alpinistes en font autant lorsque le danger est grand.

La Littéraire secoue la tête :

- Certitude ou inconscience?

Je remarque :

- La certitude, nous a-t-on toujours dit, n'existant pas, nous sommes forcés de conclure à l'inconscience.

Réflexion générale.

- Si tu traverses une route vide, absolument vide, certitude ou inconscience? me demande l'Aéronaute.

Long silence.

- Habitude, propose la Littéraire.

- Alors, il suffit de faire beaucoup d'escalade pour avoir des certitudes? s'inquiète la Décoratrice.

- Et si tu n'as jamais eu de crevaison avec ton vélo, tu as sans doute la certitude de ne jamais crever, s'interpose la Littéraire.

- Le cas n'est pas le même, on voit crever d'autres pneus que les siens, réplique l'Aéronaute.

- Alors si quelques personnes ont acheté des vélos il n'y a pas longtemps, et n'ont jamais crevé...

- On ne peut juger sur une durée courte.

- Très bien; tu fixes la durée à combien?

La repartie de la Littéraire à l'Aéronaute nous laisse tous sans trop savoir quoi répondre. Je prononce doucement :

- Le sorite...

La Décoratrice achève mon idée :

- Ah oui! combien il faut de cailloux pour faire un tas de cailloux.

- C'est bien ça, confirme la Littéraire.

L'Aéronaute fait un geste plein de perplexité :

- Et sans doute aussi combien il faut d'accidents sur la route qu'on appelle déserte pour qu'elle ne le soit plus.

- Il est des cas où l'accident a des effets définitifs, observe la Décoratrice.

Je m'enquiers :

- Tu veux dire que dans ce cas il ne faut même pas attendre le premier accident pour avoir une certitude... ou ne pas l'avoir?

- C'est ce que je devrais dire; mais comme, n'est-ce-pas, la certitude n'existe pas...

- ...on est obligé d'en déduire que nous vivons en permanence dans l'inconscience la plus absolue, achève l'Aéronaute.

- Perspective peu réjouissante, soupire la Littéraire.

L'heure avance, nous rentrons chacun chez soi. Dîner. Conversations familiales.

Cet après-midi, nous reprenons la route, tous les quatre. La route, c'est vite dit, ce sont plutôt les sentiers qui vont de-ci, de-là, ou les prés, que nous traversons tranquillement, prés tantôt libres, tantôt habités par des vaches, qui viennent écouter nos discours, nous considèrent et, ruminant probablement et sagement leurs réponses, nous laissent partir en nous suivant d'un long regard.

- Les vaches sont-elles conscientes ou inconscientes? lance l'Aéronaute.

- Les vaches ne font que manger de l'herbe, ainsi que le leur indique leur instinct; elles sont donc perpétuellement inconscientes, propose la Décoratrice.

- Il me souvient d'une petite fille qui habitait dans une vallée et qui ne savait pas ce qu'il y avait derrière la montagne, reprend la Littéraire; si son instinct lui disait qu'elle avait besoin pour sa survie de savoir ce qu'il y avait derrière, elle montait, et c'était de l'inconscience.

J'ajoute :

- Si elle ne montait que pour le plaisir de monter, sans se préoccuper des dangers éventuels, elle le faisait en toute conscience, mais comme elle ne pouvait avoir aucune certitude, c'était malgré tout de l'inconscience.

- Perspective toujours aussi peu réjouissante, soupire de nouveau la Littéraire.

La promenade se poursuit, agréable. Le paysage se laisse admirer, nous bavardons de sujets épars, sans rapport avec vaches ni conscience. Cependant...

- Où grimpons-nous? a prononcé la Littéraire.

- Ça ne grimpe plus depuis un moment, s'étonne l'Aéronaute.

Connaissant bien la Littéraire, je crois avoir deviné :

- Tu veux dire grimper dans notre vie?

- Oui... grimper au lycée...

- Par instinct?... demande la Décoratrice.

Un long moment de silence. Enfin...

- Pourtant, nous ne faisons que ça de raisonner, prononce la Littéraire d'une voix hésitante; en classe, c'est même...

Elle cherche ses mots.

- ...au programme! sourit l'Aéronaute.

- Mais alors, intervient brusquement la Décoratrice, nous ne vivons que d'instincts! Apprendre son cours, raisonner, ce que vous voulez d'autre, on peut toujours le raccrocher à l'instinct.

Je commente :

- Si tu as raison, ce n'est pas notre vie que nous vivons, ni même celle de qui que ce soit d'autre...

- Peut-être, m'approuve la Littéraire; mais nous n'en savons rien, nous vivons une vie que nous ne connaissons pas.

Un silence. Puis, l'Aéronaute :

- Voilà qui peut résoudre nos relations, quelquefois délicates, avec nos profs.

- Comment cela? s'étonne la Décoratrice.

- Nous refusons parfois d'accepter leurs idées, nous préférons les nôtres.

Je hoche la tête :

- Tu veux dire qu'ils ne nous parlent que de leurs instincts?

- Et que si nous acceptons de les écouter, nous abandonnerons nos instincts pour les remplacer par les leurs? s'enquiert la Décoratrice.

- Reste à savoir si nos instincts nous appartiennent en propre, s'inquiète la Littéraire.

Je poursuis son idée :

- Si c'est oui, nous refuserons tout ce que nos profs nous diront; si c'est non, nous ne serons que leur image.

- Comme les oiseaux qui s'envolent au loin en groupe, sans peut-être même savoir pourquoi, répond-elle.

Déjeuner. Les parents de la Littéraire sont avec nous. Nous écoutons sans trop intervenir les propos qu'échangent mes parents et les siens. Propos qui ne manquent pas du tout d'intérêt, loin de là. Mais ils ne sont pas non plus du tout comme nos propos à nous quatre, avec l'Aéronaute et la Décoratrice. En quoi leurs propos diffèrent-ils des nôtres, peut-être, après tout, beaucoup moins intéressants? Par la... certitude, je crois, la certitude dont nous avons parlé entre nous hier. Oh! ce n'est pas de la suffisance, nos parents en sont bien incapables, mais ils savent de quoi ils parlent, ils savent dans quel monde se placent leurs propos. Et nous, selon toute apparence, nous hésitons sans cesse, nous ne savons pas tirer de nettes, de claires conclusions de nos analyses, si tant est que nos propos, quelquefois peu précis, méritent le nom d'analyses. Alors, pourquoi ne suivons-nous pas leur exemple? Serait-ce parce que, ainsi que je l'ai déjà dit, nous ne parlons jamais de lycée avec eux? Au lycée les paroles pleines de sens, à nous les brumes de l'esprit des hommes! Faut-il le regretter? Cela non plus, nous ne le savons pas. Alors, que faisons-nous? Nous cherchons, à travers tout ce que nous croyons apercevoir de la vie, sans savoir, comme les oiseaux, ce que nous cherchons, ni pourquoi nous le cherchons. Est-ce l'instinct qui nous pousse, nous recouvrant d'inconscience?

Après-midi. Aujourd'hui, ni marche ni vélos. Nous nous sommes installés dans un petit pré couvert de fleurs, où les vaches ne vont pas. Non loin de nous une petite fille, une voisine du village, est venue cueillir un bouquet. Il est joli, son bouquet, constellé des fleurs qui poussent autour d'elle. Quelques nuages passent au-dessus du petit pré où nous sommes tous, elle et nous. Entre deux nuages, perçant l'ombre, un rayon de soleil vient illuminer la petite fille, qui semble être une apparition féerique venant de la pénombre. Et chaque fleur du bouquet paraît être une boule éclatante d'un feu d'artifice magique.

Je parle de mes réflexions du déjeuner.

- Voilà en effet un discours à ne pas tenir en classe, constate l'Aéronaute.

- Pourtant, cette année, nous avons des cours de philosophie, remarque la Décoratrice; peut-être que...

- J'ai feuilleté le livre de philo que nous aurons, la coupe l'Aéronaute; à part apprendre qui a dit quoi!

Je proteste :

- Apprendre les idées des grands philo...

- Oui, comme tu dis, apprendre; et puis les réciter!

- Il en restera quelque chose, j'espère, conteste la Littéraire.

- Oui, une note, bonne ou mauvaise.

- Tu exagères, lui lance la Décoratrice; il y a vraiment des idées...

L'Aéronaute sourit :

- Nous n'avons pas attendu la classe de philo pour lire des philosophes; leurs idées ne leur ont pas toujours réussi, Socrate pour ne donner qu'un seul exemple.

Je dois avouer que je suis loin d'être contraire à son avis :

- Le fait est que lorsque nous répétons les pensées des quelques philosophes célèbres que nous connaissons, nous ne nous attirons pas beaucoup de bons commentaires.

- Tu veux dire qu'on nous conseille plutôt de nous occuper de choses plus sérieuses, me soutient la Littéraire.

- En ajoutant que la philo n'a rien à voir avec la vie de tous les jours, confirme la Décoratrice.

- Et on nous conseille d'écouter nos aînés et nos profs.

- A condition, bien entendu, que le prof ne soit pas le prof de philo.

- Le prof de philo officiant pendant le cours de philo et parlant de philosophie, et non du manuel de philo, enchérit l'Aéronaute.

Tôt dans la matinée :

- On traverse la vallée cet après-midi pour aller nous voir de l'autre côté? nous a lancé l'Aéronaute.

- Excellente idée! lui a relancé la Décoratrice; nous les filles, nous restons ici pour vous regarder monter la côte, et ensuite, vous pourrez nous voir.

Les filles rient... pas longtemps; je m'écrie :

- Allez, en selle, faibles femmes, ça vous donnera un semblant de muscles!

- Vous nous tirez dans la côte, les hommes?

- Impossible, nous n'avons pas le bras assez long pour vous repêcher aussi loin derrière nous! répond l'Aéronaute avec sérieux.

- Tant pis! regrette la Littéraire; nous serons trop fatiguées pour faire une tarte aux fraises pour le voyage.

Je proteste :

- Il n'est que neuf heures; allez vite la faire tant que vous n'êtes pas fatiguées, elle sera prête pour l'après-midi!

Le déjeuner terminé, tarte en poche... de vélo, nous partons.

- Allez les filles, on va vous tirer! propose charitablement l'Aéronaute.

En effet, la côte est rude, et un nombre infini de lacets tente d'atténuer l'effort des cyclistes. La route tourne, tourne, tourne... Cependant, les filles refusent fièrement la proposition. Et de fait, elles roulent devant les garçons, et ceux-ci doivent fréquemment freiner pour ne pas les dépasser. Ah, pardon! j'avais omis de préciser que nous sommes dans la descente vers la vallée.

La vallée. Etroitement prise entre deux montagnes, il y fait chaud. On y étouffe, même. Des deux côtés de la route, des maisons. Ce qu'on peut appeler un bourg, mais lorsqu'on y passe, on ne voit qu'une route bordée de maisons. Vision peu attrayante. Le regard égaré et la démarche incertaine, les passants, qui sont manifestement d'ailleurs - en vacances certainement - ne paraissent pas être heureux d'être là. Pourquoi alors y sont-ils venus? Je ne ressens pas l'envie de le leur demander, j'ai trop peur des réponses tirées de leur livre de cours de vacance. Faudrait-il vraiment un "s" à vacances? je n'en suis pas sûr.

Après le bourg, un petit moment passé à rouler sur une grand route. Passons. Maintenant, voici la côte, celle qui monte. Les filles, tirant sur leur guidon, font tout pour ne pas avoir besoin d'être tirées elles-mêmes. Corps bien en ligne, jambes qui enroulent sans à-coup, elles ne traînent pas, et à l'arrivée - au village que nous avions choisi pour cela - elles se sont arrêtées l'air serein, retenant leur respiration afin de ne pas montrer qu'elles sont à bout de souffle. Et nous, les garçons, regardons le paysage afin de ne pas leur montrer que nous le voyons bien, leur essoufflement. Ravies, ou faisant, elles aussi, semblant de l'être, elles nous décrivent la montagne, face à nous, que nous connaissons parfaitement.

Le paysage? il est beau, sans doute, mais ce qui compte pour nous, c'est qu'il nous plaît. Alors, si par hasard, il n'est pas vraiment beau, que voulez-vous que ça nous fasse? "Et puis, qui détermine le beau?" avait questionné un jour la Littéraire.

- Eh bien, nous n'y sommes pas! constate l'Aéronaute, nous montrant la montagne de l'autre côté de la vallée.

Nous regardons, comme d'habitude, en silence. Pas tout à fait.

- Nous n'arriverons jamais à savoir ce que c'est!

Et la Décoratrice désigne, toujours comme d'habitude, un... c'est justement ce que nous ne savons pas, un arbre, ou une maison, là-bas, au loin.

- Il faudrait y aller, propose, comme d'habitude, l'Aéronaute.

Et moi, comme d'habitude :

- C'est loin.

Même histoire pour un tas de bois. Mais est-ce un tas de bois ou une cabane? Des grosses bûches qui paraissent cacher une ouverture, qui mènerait à un petit réduit, qui n'est peut-être qu'un simple trou. Nous pourrions demander au village, on nous répondrait certainement. Mais nous n'en avons pas envie. Gardons le mystère...

Nous entrons dans le village, où nous attend la belle porte à deux battants de l'étable, qui mange toute la façade d'une maison, avec sa curieuse petite fenêtre en haut à gauche, qu'on ne voit bien sûr que lorsque la porte est fermée, fermée par un solide rondin qui vient s'encastrer entre la porte et un autre rondin fixé sur la porte. Une chatière, mais nous n'avons jamais vu le chat, peu sociable sans doute. Autre absent, le cheval, attaché au gros anneau de fer. Seul l'anneau est toujours là, accroché au mur.

Des fagots, entassés sous un toit qui s'avance. Fagots de brindilles qui allumeront le feu dans l'âtre l'hiver prochain.

Assis dans l'herbe autour de la tarte aux fraises, nous bavardons paisiblement.

Promenade à pied autour de notre village. Autour, non, nous montons la colline. Perdue dans les herbes, une charrette. Curieuse charrette, que peut-on bien y mettre? Des roues, quatre; par-dessus, deux troncs d'arbre; la charrette est longue. De petits rondins en travers, comme une échelle, posée par-dessus les quatre roues. Qu'y met-on? Du foin, peut-être. Mais le foin pourrait s'échapper...

Un chemin de pierres et d'herbes. L'herbe est venue après, profitant des fissures entre les pierres. Le long du chemin court une clôture; derrière la clôture, paissent une douzaine de vaches. Sur un fond de ciel lumineux, une forêt, recouvrant la colline comme d'une épaisse et sombre fourrure. Nous suivons le chemin, qui va par les prés, loin, loin... Nous ne savons où il va, mais lui le sait, cela se voit à son tracé droit et décidé.

- Notre lycée, est-il comme ce chemin qui nous mène nous ne savons dans quel monde? s'inquiète la Littéraire.

- Pour savoir où va le chemin, c'est facile, nous n'avons qu'à regarder une carte... commence l'Aéronaute.

Mais je l'ai interrompu :

- Et tu vas nous dire que pour le lycée, nous n'avons qu'à regarder le programme?

L'Aéronaute acquiesce de la tête, mais la Décoratrice :

- Les hommes qui ont tracé ce chemin l'ont tracé pour eux-mêmes.

- Oui et non; ils l'ont tracé pour les hommes qui venaient après eux, conteste la Littéraire.

J'observe :

- Ceux qui venaient après eux pouvaient réaménager le chemin.

- Ils pouvaient même changer le tracé, m'approuve l'Aéronaute.

- On peut aussi changer le programme du lycée, note la Décoratrice.

- "On", s'exclame la Littéraire, insistant sur ce mot, mais pas nous!

- Nous le pourrons plus tard... signale l'Aéronaute.

Je corrige :

- Avec l'accord de beaucoup d'autres que nous.

- Nous revenons donc à ce qui précède, conclut la Littéraire.

- Dans ce cas, il faut avancer prudemment sur le chemin où nous sommes, prévient la Décoratrice.

- Ce chemin-ci, ou celui de l'école? s'enquiert l'Aéronaute.

Je hoche la tête :

- Comment fais-tu pour être prudent au lycée?

L'Aéronaute tarde à répondre. La Littéraire le précède :

- Je me demande même comment faire pour être prudent sur ce chemin.

- Ça, c'est facile; il faut faire attention aux croisements, ne pas être au milieu de la voie lorsque quelqu'un vient en face, ne pas rouler... pardon, marcher trop vite, ne pas écraser les passants... pardon, les lapins qui traversent...

La Littéraire a un franc succès de rire. L'Aéronaute revient au sérieux :

- Tout cela est vrai, mais peut-être qu'une modification du tracé...

Je le coupe :

- Tu n'es pas seul à emprunter ce chemin, il te faudra l'accord des autres.

- Et pour le lycée, c'est l'accord de qui? s'inquiète la Décoratrice.

Curieusement - mais est-ce vraiment si curieux? - la question nous laisse perplexes. Je risque :

- On peut commencer par penser au proviseur...

L'Aéronaute me donne la réponse attendue :

- Puis aux profs...

La Décoratrice enchérit :

- Puis au ministre...

Je poursuis :

- Puis aux parents... ceux qui proposent les programmes, bien entendu...

Mais la Littéraire a une autre idée :

- Et pourquoi pas les élèves?

Petit silence. Elle poursuit :

- Les élèves grandiront.

- En attendant, ils ne peuvent rien faire, s'oppose la Décoratrice.

- Ce n'est pas lorsque le train part qu'il faut aller acheter son billet.

Déjeuner chez mes parents. Mais quel déjeuner! D'une part, il y a tous nos parents, à nous quatre, ce qui fait déjà douze personnes, d'autre part, il y a quatre invités, et non des moindres, qu'on en juge, le Proviseur de notre lycée, sa femme, et leurs deux enfants, un garçon, une fille, qui doivent entrer dans la classe du bac tous les deux, un futur ingénieur, une future artiste peintre.

Les conversations se font à part; parents entre eux, jeunes gens entre eux. Les jeunes gens n'écoutent rien de ce que disent les parents, les parents n'écoutent rien de ce que disent les jeunes gens. Les jeunes gens parlent de banalités, car c'est la première fois qu'ils se voient. C'est tout à fait par hasard que le Proviseur est venu. Pourquoi? Quelle importance!

Mais ne voilà-t-il pas que le Proviseur s'adresse aux jeunes gens :

- Vous travaillez bien tous les quatre, vous serez certainement reçus au bac!

Un peu surpris, nous remercions tous les quatre. La femme du Proviseur s'en mêle :

- C'est bien de faire de bonnes études; si on ne les fait pas, on a du mal par la suite à trouver son chemin.

Pouvait-elle savoir qu'elle venait de prononcer une parole malheureuse? Non, évidemment; elle n'avait pas été avec nous hier, sur le chemin qui allait... où ça déjà?

- On a aussi du mal à trouver son chemin au lycée, déclare tranquillement l'Aéronaute.

N'exagérons rien. Ce n'est pas de la stupeur que je lis sur le visage de la femme du Proviseur, non, n'allons pas aussi loin. C'est plutôt comme si on se trouvait, en marchant d'un bon pas, devant un obstacle absolument imprévu, prenons un réverbère éteint dans une rue sombre, le soir. On a un soubresaut, on rejette sa tête en arrière... Et puis on s'en prend au réverbère, on tente de le faire disparaître de son esprit.

- Le chemin est tracé au lycée, on n'a qu'à le suivre! reprend la femme.

Je prolonge la chose :

- Et si ce chemin n'est pas le bon?

Le Proviseur se redresse :

- Le chemin que le lycée vous propose a été étudié avec soin par des hommes particulièrement compétents, et il a fait ses preuves; ceux qui sont des hommes importants dans le pays ont suivi ce chemin.

- Un chemin n'est bon que parce que celui qui le prend le trouve bon, s'immisce la Littéraire.

- Un chemin est bon quand il est bon pour tout le monde, la coupe le Proviseur.

- Et c'est pourquoi le lycée ne vous propose pas un seul chemin, insiste la femme.

- Chacun choisit le programme qui lui convient; lettres, sciences... la soutient son mari.

- Nous ne pouvons changer les programmes, remarque la Décoratrice.

Ceci déclenche un débat général sur les divers programmes, matière par matière. Le débat n'est pas vraiment général, car ni nous quatre, ni les deux enfants n'y participent. Et au reste, personne ne nous demande notre avis. Que de détails n'avons-nous entendus sur le sujet! Telle proposition mathématique étudiée telle année et non une autre; tel auteur littéraire étudié... telle loi, telle bataille, tel pays et non tel autre... Il est évident que j'en passe, surtout, je crois, parce que je n'ai que peu écouté. Le dessert était bon.

Après le déjeuner, les six jeunes vont s'installer bavarder dans le petit pré derrière la maison.

- Le chemin... bougonne la fille du Proviseur; je n'ai pas eu besoin du lycée pour trouver mon chemin.

- Oui, mais ce que tu fais ne dépend que de toi, lui rappelle son frère.

La soeur se tourne vers nous :

- C'est ce qu'on me reproche toujours, ne pas suivre le chemin que trace le lycée.

- Tu en dis autant pour les parents.

- Si mes parents me demandent ce que je fais, lorsque je lis par exemple, c'est toujours pour savoir si je suis sur le chemin du lycée.

Elle rit doucement, puis :

- Ambiguë, ma phrase! cela veut aussi dire si je suis dans la rue qui mène au lycée.

Elle s'arrête un instant :

- A vrai dire, cela revient au même; lorsqu'on voit un enfant dans la rue qui mène à l'école, on sait où il va, on n'a pas à s'inquiéter, l'enfant ne surprendra personne...

Elle rit encore :

- ...tant qu'il ne change pas de rue en pleine classe!

- Elle est toujours comme ça! soupire son frère.

Un petit silence.

L'Aéronaute intervient :

- Nous disions entre nous hier que si l'on voulait changer un chemin tracé avant nous au milieu de la campagne, il fallait l'accord d'autres que nous.

La fille du Proviseur sourit :

- Je n'ai rien à changer lorsque je marche comme il me plaît à travers la forêt.

Aujourd'hui, grande promenade à pied dans les environs du village. Nous partons tous les quatre dans la matinée pour revenir vers la fin de l'après-midi. Le chemin passe deux fois par-dessus un ruisseau, et la seconde fois nous nous arrêterons près de l'eau fraîche pour bavarder paisiblement tout en mangeant l'excellent pique-nique préparé pour la circonstance.

Un peu après la sortie du village, le chemin descend, et nous traversons le ruisseau. Ruisseau de montagne, pas très large, encore moins profond, mais sautant sur les cailloux qui le tapissent pour rejoindre à vive allure la grande et profonde vallée où passent la grand route et le train. Le ruisseau coule à travers bois. Un peu plus bas, un moulin. Depuis combien de temps ne moud-il pas? Il n'est plus en état de nous le dire.

Le chemin s'est mis à remonter. Là-bas, en bas, le ruisseau s'est perdu dans le bois; nous le retrouverons. Et voici maintenant la vue qui se dégage, le creux de la cluse où coule le ruisseau s'ouvre sur un large pré en pente où une vache solitaire broute, peut-être en se repaissant du paysage familier qui s'étend jusqu'aux montagnes lointaines.

Autour de notre pique-nique, les conversations se suivent, et partent au fil de l'eau.

- Et si elle se perd dans sa forêt, et se retrouve toute seule? questionne la Décoratrice.

Nous avons bien compris qu'il s'agit de la fille du Proviseur.

- Toi aussi, tu peins, en quelque sorte, lui fait remarquer la Littéraire.

- Le peintre peint ce qu'il découvre lui-même, moi, je ne décore que ce qu'on me donne.

- Tu le décores à ta façon, note l'Aéronaute.

- Et si l'on me demande de changer de façon?

- Et si l'on demande au peintre de changer de sujet?

L'Aéronaute sourit :

- On peut aller loin; et si l'on me demande de construire ce qui ne me plaît pas?

Je hoche la tête :

- Que doit faire un chercheur scientifique; chercher par soi-même sans savoir quoi, ou chercher ce qu'on lui dit de chercher?

- Si tu cherches ce qu'on te dit de chercher, le chercheur, c'est celui qui te dit quoi chercher, commente l'Aéronaute.

Nous cherchons... quoi dire.

- Chercher le chemin qu'on vous a indiqué... commence la Décoratrice.

- Chercher un chemin qu'on ne connaît pas dans la forêt, poursuit la Littéraire.

Un long silence. L'Aéronaute reprend :

- Tracer un nouveau chemin au lieu de celui qui existe.

Je poursuis :

- Tracer un chemin là où il n'existait rien.

La Littéraire fait une moue :

- On te demandera pourquoi.

- Parce que ça me plaît.

- Et tu penses qu'on trouvera bon ton chemin?

- Ça, ça dépend de qui lui aura dit de le faire, déclare l'Aéronaute.

- Le prof, bien sûr! rit la Décoratrice.

- Alors, le chemin sera bon! affirme pompeusement l'Aéronaute.

- Peu importe quel prof? s'enquiert la Décoratrice.

- Non, le nôtre seulement, sourit la Littéraire.

- Et tout le monde trouvera bon le chemin? demande perfidement l'Aéronaute.

- Non, notre proviseur seulement, répond la Décoratrice.

- Je suppose qu'ensuite, tu multiplies le prof par x et le proviseur par y?

- Pitié! s'exclament les deux filles; traduction, s'il vous plaît!

- Généralisation...! commence doctement l'Aéronaute.

- Rien de plus simple! l'interrompt la Littéraire; on remplace prof par vendeur...

- ...et proviseur par directeur, si le vendeur a bien vendu! complète la Décoratrice.

Je lève la main :

- Malgré ce que disent les profs, il est quelquefois bon de sortir du sujet, ainsi que vous venez de le faire...

Protestations véhémentes qui peuvent se résumer par un seul mot : "Explique!"

J'explique :

- D'une part, je partage entièrement votre avis sur la conclusion que vous avez donnée à une question qui n'a pas été donnée...

- Abrège, me coupe l'Aéronaute.

J'abrège :

- Le sujet était : je trace un chemin là où il n'existait rien, uniquement parce que cela me plaît et sans que personne ne m'ait jamais rien demandé.

L'Aéronaute se met à rire :

- Tu espères peut-être que quelqu'un trouvera bon ton chemin?

La Décoratrice fait un geste désabusé :

- A en juger par les remarques qu'on nous fait en classe pour nos idées vraiment personnelles, je pense que c'est sans espoir.

Un moment de silence. La Littéraire fait un geste optimiste :

- Et si un seul trouvait bon ce chemin?

- On décidera qu'un seul ne saurait se prévaloir contre tous, affirme l'Aéronaute.

- D'ailleurs, les voilà déjà deux.

- Certains "seuls" ont été pris comme modèles, remarque la Décoratrice.

- Etaient-ils si seuls que cela? interroge la Littéraire; pour avoir l'accord de tous, on ne peut aller les voir un par un, il faut un intermédiaire.

- Pour les faire connaître? lui demande la Décoratrice.

- Comment les connaîtrait-on autrement?

Cet après-midi, promenade à pied un peu n'importe où autour du village. Vers le haut, surtout, pour contempler les montagnes sur l'horizon.

- On ne peut toujours pas entrer, note je ne sais pas pour la combientième fois l'Aéronaute.

Ça, pour entrer, c'est difficile; il faut attendre le bûcheron! Car la porte de la grange est fermée. Fermée? Et alors, il faut un bûcheron pour l'ouvrir? Bien sûr, puisqu'un arbre a poussé en travers de la porte, et qu'il faut, pour ouvrir la porte, abattre l'arbre. D'où le bûcheron!

Au premier arrivé! Ou plutôt au dernier, car ce dernier court le danger d'arriver trempé à bon port, c'est-à-dire à la grange vers laquelle nous courons à perdre haleine. Nous avions bien vu les nuages, tout à l'heure en partant, mais nous n'y avons pas cru. Hélas! en montagne, l'orage vient vite. Enfin, si la tête a mal pensé, les jambes nous ont sauvés! Secs, nous sommes tous secs.

La grange est petite, et pour nous asseoir...

- Là-haut! s'écrie l'Aéronaute.

Parfaitement; il y a une sorte de premier étage, des planches sur lesquelles on met le foin. Et là, sur le foin, nous ne pouvons être mieux. Dehors, c'est l'averse. Et nous, nous bavardons paisiblement.

- Je ne sais si le chemin par lequel nous sommes venus est bon ou mauvais, commence la Décoratrice, mais moi, il m'a bien convenu.

- Tu juges le résultat, non le chemin, conteste l'Aéronaute.

Je précise :

- Tout dépend de ce que nous appelons un chemin; ce qui permet d'aller quelque part, ou bien ses qualités intrinsèques.

- Tu veux dire beau, agréable à suivre, recouvert d'herbe ou de terre...? me demande la Littéraire.

- C'est bien ça.

- A quoi sert un beau chemin s'il ne mène nulle part? insiste la Décoratrice.

J'enchéris :

- Ou s'il nous mène où nous ne voulons pas?

- Ou s'il nous égare? renchérit la Littéraire.

Profondes réflexions, maigres développements.

- Nous n'aurions pas une bien bonne note en classe pour nos commentaires, résume la Littéraire.

Au bout d'un moment de silence, elle poursuit :

- Y aurait-il des bonnes notes qui nous égarent?

Aujourd'hui, le grand beau temps est revenu, et nous en profitons pour aller par les bons chemins, bons puisqu'ils nous plaisent, des alentours. Il fait bon bavarder en marchant.

La Littéraire émet une hypothèse :

- Si, dans un devoir de littérature, le prof trouve mauvaise une idée qui nous semble bonne, que devons-nous en penser?

J'expose :

- Dans un dialogue, il y a deux personnes; chacune peut avoir une opinion différente de celle de l'autre personne. Pour arriver à une conclusion, je vois deux méthodes, soit chercher à s'accorder, soit déclarer au préalable que l'une des deux personnes aura le pouvoir d'imposer sa conclusion.

Mes amis méditent. Ce qui n'empêche personne de contempler les vastes prés qui s'étalent jusqu'aux montagnes.

- Nous sommes donc réduits en esclavage, déclare brusquement la Littéraire.

- Nous sommes en liberté, conteste la Décoratrice.

- Nous ne sommes pas obligés d'aller au lycée, la soutient l'Aéronaute.

J'approuve plutôt la Littéraire :

- Lycée, futur patron... la question sera la même.

- Mais enfin, la société serait impossible si chacun imposait une opinion différente de toutes les autres, constate l'Aéronaute.

Un silence. Rompu par la Littéraire :

- Si on nous demande : "Montrez par quels moyens l'auteur a su mettre en lumière la beauté du paysage" et que je trouve qu'il n'a rien su montrer du tout, et que, de plus, le paysage me paraît particulièrement laid, que dois-je faire?

Je m'oppose :

- Tes goûts sur ce sujet n'ont rien à voir avec la société; tu peux fort bien écrire ce que toi, tu ressens.

- Et je te garantis la note! ironise la Décoratrice.

- La note, c'est évidemment ennuyeux, admet l'Aéronaute, mais cela ne t'engage en rien d'abonder dans l'esprit de l'auteur; ce n'est qu'un exercice, comme en gymnastique, on ne le fait que pour montrer qu'on est capable de le faire.

La Littéraire fait un geste désabusé :

- Et puis il faudra dire que le gâteau raté par la maîtresse de maison chez qui on goûte est excellent.

- Tu mélanges tout! proteste l'Aéronaute; simple politesse, simple gentillesse.

- J'en suis persuadée; et si on est seul à la récré à trouver que... n'importe quoi, ce que tu veux?

Aujourd'hui, nous allons au bord du précipice. C'est ainsi que nous appelons la petite vallée creusée par le ruisseau qui descend vite, en sautant sur les cailloux qui en tapissent le fond. Alors, pourquoi précipice? Parce que nos promenades ne se passent pas seulement sur la terre, mais aussi en l'air, je veux dire en imagination. Et comme personne ne nous donnera de notes, nous ne sommes pas en classe... Et si, d'aventure, quelqu'un lit cette imagination, il pourra toujours tourner la page, voire fermer le livre, je ne lui en tiendrai pas rigueur.

Un peu avant la sortie du village, un paysan nous a fait un signe amical que nous lui avons rendu. Elle est belle sa ferme! Une haute et vaste porte pour rentrer les foins, une porte plus petite pour rentrer les hommes, au-dessus une longue vigne vierge devant les fenêtres. Rien de plus, mais on sent qu'il y fait bon vivre, près des poules qui picorent et des canards qui songent.

Nous voici installés au bord du précipice. Oh! il n'y a pas grand danger; la pente est couverte d'arbres compatissants qui nous aideraient à ne pas glisser dans le ruisseau, dans lequel, d'ailleurs, on ne ferait que se mouiller les jambes. De l'autre côté du précipice, la montagne, couverte, elle aussi, d'une épaisse forêt.

- Tu as fini par l'avoir, ton livre? demande, dans un creux de la conversation, la Décoratrice à la Littéraire; je t'ai vue partir ce matin tôt avec ton père en voiture...

- Oui, j'ai vu que vous dormiez tous...

- Nous sommes en vacances, nous! déclare l'Aéronaute d'un ton emphatique.

- Mais moi aussi! proteste la Littéraire.

Je soutiens l'Aéronaute :

- Tu es tout le temps à lire...

- Ce n'est pas pour la classe, c'est pour moi.

- Ça ne t'améliorera pas ta note, tu es déjà première, note la Décoratrice.

- Ce n'est pas pour la note, tu le sais bien.

- Oui, je sais, mais c'est dommage d'avoir une mauvaise note alors qu'on a bien travaillé, mais pas sur le texte du programme.

- Si vous demandez des bananes à l'épicier, et qu'il se mette à balayer sa boutique, celle-ci sera très propre, mais vous n'aurez pas vos bananes, commente l'Aéronaute.

- Ça, c'est bien d'un garçon habitué à ce que les filles balaient pour lui; si l'épicier ne balaie jamais, les clients ne viendront plus, souligne la Littéraire.

Je me range du côté de l'Aéronaute :

- Moi, du moment que j'ai des bananes...

Les deux filles se regardent, écartant les bras, l'air de dire : "Que veux-tu, ils sont comme ça les garçons!"

- Pour ce qui est du vendeur de bananes, résume la Décoratrice, il a donc une bonne note, ce qui pour lui, n'étant pas au lycée, équivaut à l'argent qu'il gagne par son travail.

- Je te vois venir, lui sourit la Littéraire, tant que je lis pour moi en dehors du programme, je ne suis ni bananier ni balayeur pour clients, et ipso facto, je n'ai ni bonne note ni salaire.

Je résume à mon tour :

- La question devient donc, tout travail, en tant que tel, mérite-t-il une bonne note ou un salaire?

- Sans parler, d'abord, d'un travail pour soi, répond l'Aéronaute, je pense qu'on ne récompensera pas un travail jugé nuisible à l'unanimité.

Accord est donné à l'Aéronaute... à l'unanimité.

- Autre question, reprend la Littéraire; un travail dont on ne sait par avance s'il donnera ou non un résultat doit-il être récompensé?

- Tout dépend de savoir si le résultat peut être nuisible, suggère la Décoratrice.

- Supposons que la personne qui effectue ce travail soit connue de longue date, et que d'ordinaire, les résultats obtenus soient bons, et de plus, qu'à l'unanimité, on considère que la personne n'a jamais l'intention de faire un travail nuisible.

J'interviens... ès qualités :

- Considères-tu qu'il puisse s'agir d'un chercheur scientifique?

- Pro domo! Pro domo!... s'écrie l'Aéronaute.

Et comme nous étions depuis un moment assez concentrés... nous nous mettons à rire gaiement pour délasser nos esprits.

Chose faite. La Littéraire :

- Non, pas un chercheur scientifique; il ne peut lui-même savoir si le résultat ne sera pas nuisible.

- Dis donc! il faudra que nous apprenions à nous méfier de toi! me lance l'Aéronaute.

Encore quelques rires. De nouveau, la Littéraire :

- Prenons un paysan, qui sème le blé depuis des millénaires...

- Je n'irais pas lui faire confiance à lui non plus! A cet âge-là... ironise la Décoratrice.

Encore des rires; que c'est agréable de raisonner sérieusement dans la gaieté!

Toujours la Littéraire :

- Ce paysan doit-il être récompensé pour le travail qu'il entreprend?

Je tente une analyse :

- L'affaire se complique; un travail est-il payé dès qu'on le commence ou lorsqu'il est achevé?

- Si l'on ne paye pas un chercheur scientifique tel que toi dès qu'il commence, il n'aura pas les moyens de commencer, me répond l'Aéronaute.

- Et le paysan alors? demande la Décoratrice.

- Lui, il garde le résultat de son travail de l'année précédente; d'abord pour vivre, ensuite pour semer le grain.

Je précise :

- Nous supposerons pour la commodité que cela soit réalisable.

La Décoratrice ajoute :

- Je suppose qu'on nous dira que c'est la récolte qui est la récompense du paysan.

- Et si la récolte est mauvaise? s'inquiète la Littéraire.

Nous restons un long moment en silence.

- Bien sûr, la société dans laquelle nous vivons pourra aider le paysan... commence l'Aéronaute.

Je m'oppose :

- Cette solution n'est pas naturelle; elle ne fait pas partie de la question de savoir si le travail, en tant que tel, doit ou non être payé.

- Dans ce cas, le fait que le travail doive ou non être payé est sans intérêt, objecte la Littéraire; quelle que soit la réponse, nous venons de constater qu'un travail peut fort bien ne pas être payé, sans que personne y puisse rien.

Un nouveau silence. Est-il un peu déçu? Oui, il me semble. Je m'enquiers auprès de la Littéraire :

- Et quand tu lis pour toi-même, doit-on te payer, avec une note par exemple?

La Littéraire sourit :

- Peut-être que cela dépend à qui ira la récolte. Si c'est à moi-même, je serai toute payée, avec ma propre note; si c'est à mon prof, la note viendra de lui.

L'Aéronaute hoche la tête :

- Si c'est un prof de maths, la note est claire; si ton résultat est juste, bonne note, sinon mauvaise.

- En littérature, il n'y a pas de résultat juste, intervient la Décoratrice; tout dépend de l'appréciation personnelle du prof.

La Décoratrice me désigne de la tête :

- Et ainsi que tu l'as dit, il y a deux personnes, le prof et l'élève. Et si ces deux personnes ne s'accordent pas, je ne vois que deux solutions; ou bien chacun se contente de dire ce qu'il pense, et cela n'aboutit à rien, ou bien on décide que l'une des deux personnes aura raison par principe, avant même de savoir de quoi il s'agit...

Je ris :

- Je crois que cette dernière solution est bien celle que nous vivons en classe. Je propose donc l'application suivante : l'élève rend une copie blanche, et le prof donne la note.

- Ta proposition est, certes, on ne peut plus bête, mais c'est bien ce que je ressens très souvent. La note du prof n'est que l'opinion personnelle d'une seule personne, prise au hasard parmi la population de la terre; pourquoi dépendre de celle-ci plutôt que d'une autre?

Promenades, promenades... Que faire d'autre en vacances à la campagne? J'exagère. La Littéraire lit, et nous avons joué au volant ce matin. Et puis le temps a passé. Sournoisement, ainsi qu'il le fait toujours. La grande faux pendue au mur d'une des fermes du village ne pourra jamais le couper, le temps. Et l'escalier de belles pierres rayonnantes de blancheur ne nous montera pas là où naît le temps.

Quatre heures.

- On va prendre notre quatre-heures dans le pré de l'avenue? propose la Décoratrice.

L'avenue? Une allée bordée de gros et grands ormes, au feuillage clair, qui laisse passer la gaieté du soleil.

Nous voici sur le pré. Les duels commencent. Nos quatre opposants sont frères... j'allais écrire jumeaux, vêtus qu'ils sont de tuniques rouges sur pantalons blancs. Ils ont tous péri sous nos assauts, nous laissant le bon goût de la victoire, le goût des framboises et de la crème.

Le pré est moelleux, le clair soleil s'enchâsse dans le bleu du ciel, sur les flancs de la montagne, la forêt qui nous entoure protège notre intimité.

- Quel beau tableau pour un peintre!... prononce doucement la Décoratrice.

- Qu'attends-tu pour le peindre? lui lance la Littéraire.

La Décoratrice secoue la tête :

- Décorer n'est pas peindre.

Je m'étonne :

- Les décors, on les peint aussi.

- Bien sûr; mais dans le décor, il y a deux sujets, celui qu'on doit décorer et la façon dont on le décore.

- C'est toujours toi qui peins, insiste l'Aéronaute.

- Oui, mais je peins ce que...

La Décoratrice réfléchit :

- C'est comme lire et écrire; je lis ce qui a été écrit par un autre, si j'écris, c'est ma pensée que je montre.

- Pourquoi ne peins-tu pas? demande la Littéraire.

- Peut-être n'ai-je pas assez de talent...

Je conteste :

- Ce n'est pas vrai...!

- Nous t'avons déjà vue... nous connaissons ce que tu as fait! me soutient l'Aéronaute.

- Oui... vous êtes très indulgents...

Concert de protestations. La Décoratrice insiste :

- J'aime aider quelqu'un lorsqu'il fait quelque chose qui me plaît; le décor me paraît un très bon moyen.

Je parcours des yeux le paysage :

- Pour le peintre aussi il y a deux sujets, celui qu'il doit peindre et la façon dont il le peint.

Petit moment de réflexion.

- Ici, le sujet qu'on peint est évidemment la nature, mais doit-on l'opposer au portrait ou à une scène de personnages? s'enquiert la Littéraire.

La Décoratrice répond à la question par une autre question :

- La nature est-elle un personnage?

- Pour qu'elle soit un personnage, il faut qu'elle soit vivante, commente l'Aéronaute.

J'ajoute :

- Il faut aussi qu'elle parle.

Long moment de silence.

- Vivante, je pense que c'est évident, constate la Décoratrice; les fleurs éclosent, les nouvelles pousses apparaissent.

- Je crois, ajoute la Littéraire, que la nature nous parle lorsqu'elle nous montre ses fruits; c'est comme si elle nous disait : "Prenez mes fruits et mangez-les; ils vous donneront la vie, à vous aussi."

J'ai eu le sentiment que nous avons tous rêvé, sans mot dire. La Décoratrice revient la première :

- Si la nature est un personnage, il y a donc deux façons de peindre; peindre le personnage, homme ou nature, tel qu'on le voit, ou tel qu'on l'entend.

Elle réfléchit un moment :

- Non, ce n'est pas tel qu'on le voit, c'est tel qu'il vit.

- Cependant, objecte l'Aéronaute, quoi qu'on fasse, on est bien obligé de regarder avec ses yeux.

- Les aveugles ne voient pas ceux que, pourtant, ils aiment, prononce doucement la Littéraire.

Peu après le déjeuné, nous partons tous les quatre en vélo pour une longue promenade de l'autre côté de la grande vallée, emportant dans nos sacoches un copieux goûter. Nous étant, comme de coutume, copieusement étouffés dans la brûlante vallée, nous remontons au frais dans la montagne. Au frais, si l'on veut, mais nous le voulons bien. La route, tout compte fait, est assez courte, mais elle est, par ailleurs, assez longue. Ou plutôt, non par ailleurs, mais par ici. Oui, par la petite grimpette, sur la côte raide. Nous les garçons aidons un peu les filles, bien sûr. C'est tout naturel, puisque nous sommes les garçons et elles les filles. C'est tout du moins ce qu'il résulte de la longue conversation sur le sujet qu'a autorisée la longue montée de la côte assez courte. N'oublions pas, j'ai déjà dit, qu'elle était raide. Nous avons, nous les garçons, bien essayé quelques savantes argumentations pour nous opposer aux impertinences - Oh! je veux simplement dire sans pertinence, ou mieux, privées de pertinence - des filles, mais quelques allusions au fait que certains gâteaux se trouvaient dans les sacoches des filles, allusions proférées par lesdites filles, nous retirèrent toute envie de pousser plus loin nos remarques, pourtant si pertinentes, mais qui semblaient être considérées comme impertinentes par les filles. Et au bout de tout ce temps bien rempli, nous arrivons sur l'agréable plateau où il fait bon rouler sans avoir à grimper.

Un vaste plateau, allant loin. A l'horizon, des montagnes embrumées par la chaleur qui monte de la terre vers leurs cimes. Peu d'arbres sur le plateau, ce qui le rend encore plus vaste. Nous roulons sur un chemin de terre, qui paraît faire partie des prés dans lesquels il flâne, côtoyant un chêne solitaire. Assoupi au milieu des prés, un grand tilleul touffu semble à peine nous voir. Mais pourquoi nous verrait-il? Il a sa vie, nous avons la nôtre. Il arrive que cela soit ainsi parmi les hommes...

Une assemblée d'amis? pourquoi pas? Que savons-nous des arbres? Ils sont cinq, face à nous, majestueux, alignés, au milieu des prés sur lesquels nous roulons. Nous barrent-ils le chemin, nous avertissant que nous ne sommes pas chez nous, ici? Non, du tout, car ils ont laissé un passage entre deux d'entre eux. Merci, amis! Mais quel est donc celui-ci, près duquel nous passerons? Une tête ébouriffée, posée sur un tronc tout fin, touchant à peine la terre? Il n'est pas comme les autres. Est-il venu en voisin, nous souhaiter bonne route?

Nous arrivons maintenant au bout du plateau. Devant nous, de profondes vallées, mystérieuses. La forêt, telle une tapisserie, s'étend sur les versants des montagnes.

Nous suivons un chemin que borde une longue clôture. Un pré couvert de fleurs descend doucement dans la vallée. Quatre heures ont sonné, et l'endroit est idéal pour le goûter. Nous nous installons près d'une clôture, du côté où il n'y a pas de moutons. Oui, ici ce ne sont pas des vaches, ce sont des moutons. Nous les aimons moins que les vaches, mais enfin, tant qu'ils restent chez eux... De petits arbrisseaux entourent affectueusement quelques piquets de la clôture.

- ...alors, le peintre peut imaginer un arbre qui n'est pas là, suggère la Décoratrice, poursuivant la discussion entamée en même temps que les tartes à la framboise.

- Nous pourrons nous y mettre à l'ombre s'il fait trop chaud, prononce d'un ton sérieux l'Aéronaute.

La Littéraire sourit :

- Même si le peintre peint un arbre qui existe, ce n'est pas sous l'arbre du tableau que tu pourras te mettre à l'ombre.

L'Aéronaute prend un air digne :

- Je pourrai me mettre à l'ombre du tableau.

Je conteste :

- Tu pourras tout aussi bien te mettre à l'ombre du tableau si le peintre n'a pas peint d'arbre.

- Pas du tout! S'il ne l'a pas peint, il y aura moins de peinture...

- Quel esprit de raisonnement infaillible!

- ...donc moins d'épaisseur, donc moins d'ombre.

Nous restons sans voix devant tant de rigueur dans la précision. Peut-être même tant de précision dans la rigueur.

- Pourquoi le peintre mettrait-il ou non un arbre? s'enquiert la Littéraire.

- Si c'était une décoration, je dirais simplement qu'on lui a demandé de le faire, propose la Décoratrice.

J'approuve :

- L'idée n'est pas mauvaise; pourquoi ne pas supposer que le peintre se le demande à lui-même?

Un silence.

- Le peintre se demande toujours à lui-même ce qu'il veut peindre, non? me répond l'Aéronaute.

- Je pense qu'il se demande aussi ce que ressentiront les autres; même s'il peint pour son plaisir, il sait que son tableau est fait pour être vu par d'autres.

- Si le peintre pense aux autres, il cherchera peut-être à provoquer chez eux des sentiments; lui, il n'en a pas besoin, il n'a pas besoin de son tableau à lui pour ressentir... puisque c'est ce qu'il veut éventuellement peindre qui vient de ses propres sentiments, analyse la Littéraire.

- Tu veux dire qu'on ne se suffit pas de ce qu'on ressent soi-même et qu'on est naturellement porté à montrer aux autres ce qu'on ressent? s'enquiert la Décoratrice.

- Si l'homme veut vivre seul, il n'a besoin de rien faire, excepté pour sa survie, je pense.

Je commente :

- Comme les bêtes?

Nous restons à méditer.

- Si nous reprenons l'exemple de l'arbre, poursuit la Littéraire; le peintre, pour montrer ses sentiments, a imaginé l'arbre, cherchant à provoquer chez le spectateur un sentiment de bien-être, le plaisir d'être à l'ombre par une forte chaleur.

- Si je comprends bien, la soutient la Décoratrice, le peintre a créé un arbre...

Elle s'interrompt :

- Non, il a imaginé l'arbre, et a créé une sensation chez le spectateur.

- Ton hésitation ne montrerait-elle pas qu'il y a une certaine analogie entre l'imagination et la création? observe la Littéraire.

L'Aéronaute paraît convaincu de l'hypothèse :

- Je dirais même une analogie certaine; l'arbre n'avait aucune existence dans la réalité avant que le peintre ne l'eût peint. On peut donc aussi dire que c'est bien l'arbre qui a été créé, et que le peintre a permis au spectateur de s'imaginer à l'ombre de cet arbre et de ressentir le sentiment de bien-être dont la Littéraire vient de parler.

Je prononce pensivement :

- Y a-t-il une différence entre la création et l'imagination?

- L'imagination existe-t-elle? prononce de son côté, tout aussi pensivement, la Littéraire.

- Lorsque je décore, suggère la Décoratrice, je n'imagine rien...

- Il faut bien que tu te représentes ton décor, l'interrompt la Littéraire.

- Oui, tu l'as bien dit, je me représente; c'est-à-dire que je prends ce que je connais et que je le transfère sur l'endroit que je dois décorer.

- Tu le transfères? s'exclame l'Aéronaute; tu passes donc de ce qui est réel à ce qui est réel, tu n'imagines rien!

J'enchéris :

- Et tu ne crées rien non plus.

- Ou alors, imaginer, c'est transférer, et créer, c'est rendre au réel ce qui l'était déjà, note la Littéraire.

- Dans ce cas, il s'agirait de prendre un objet dans un endroit et de le mettre dans un autre, propose la Décoratrice; porter un vase de fleurs du salon à une chambre, par exemple.

Je m'attriste :

- Nous n'avons plus ni imagination ni création, que nous reste-t-il?

- Je pense qu'il nous reste que nous sommes capables, par notre pensée, de décider de changer le vase de fleurs de place, répond la Littéraire.

- N'importe quelle bête en fait autant en ramenant une proie chez elle, constate l'Aéronaute.

Un moment de réflexion. Rompu par la Littéraire :

- Nous pouvons prendre un arbre et le transférer ailleurs, de même que les bêtes transfèrent leur proie, mais les bêtes peuvent-elles transférer l'idée que la fraîcheur de l'ombre est reposante un jour où l'été est chaud?

Nous restons un moment sans rien dire.

- Lorsqu'on parle de création, on entend souvent par là création d'objets, comme inventer l'avion, l'électricité, la roue, le feu, note l'Aéronaute; je crois que c'est surtout ça que les bêtes ne savent pas faire.

Il laisse un temps :

- Et le transfert, là dedans?

- Je dirais volontiers que c'est de l'observation, mais non des sentiments, je veux dire ce qu'on ressent, suggère la Décoratrice.

La Littéraire fait un geste vague :

- Peut-être pouvons-nous dire qu'il y a deux sortes d'imagination ou de création; celle qui vient de l'observation et qui permet de vivre d'une certaine façon grâce aux objets qu'elle crée, et celle qui vient de notre pensée et qui nous fait vivre d'une certaine façon grâce aux idées et aux sentiments.

Le soleil faiblit, les montagnes s'embrument, le soir vient doucement.



-8-


Le train avait ralenti; des travaux peut-être. La campagne dormait au soleil, par cette chaude journée de juillet. Personne ne troublait les champs que l'on venait de moissonner. Un petit bois longeait la ligne du chemin de fer. Un peu derrière moi, une mare, assez grande. Au loin, face à moi, un village; un hameau, plutôt. De l'autre côté de la voie... je n'avais pu rien voir, car un autre train était venu croiser le mien. Je regardai avec curiosité, car les wagons qui défilaient devant moi étaient tous vides de voyageurs. Et puis, seule dans un compartiment vide, gracieusement assise sur son siège, vêtue d'une robe blanche d'été, elle regardait nonchalamment par la fenêtre. Me vit-elle? Le train était passé. Quinze seize ans? j'en avais dix-sept.

Vacances. J'avais gardé une image immobile, qui m'avait fortement attiré, contre laquelle je n'avais pas à me défendre, et que je ne pouvais quitter. L'été se passa en attente, je ne savais de quoi. Un été gai, avec mes amis habituels d'une petite ville de province. De temps en temps, son image me revenait, toujours aussi immobile, mais dont j'attendais quelque chose. L'envie me vint de savoir où allait son train. Cela, pensais-je, ne servirait à rien, et cependant... J'allai à la gare et me renseignai. L'endroit? je l'avais repéré avec précision, grâce à ma connaissance de la région, et aussi grâce à une carte détaillée du lieu. D'après l'horaire, il n'y avait eu aucun train correspondant au jour, à l'heure et à l'endroit où je m'étais trouvé.

Ecole. Beaucoup de travail, examen en fin d'année. Je ne pensais plus à y penser. J'attendais. Vers le début du printemps, un jour de beau temps qui me fit sans doute penser à l'été qui s'annonçait, aux vacances que j'allais passer au même endroit, j'eus la sensation que quelque chose venait d'arriver, et m'appelait. Et en juillet, roulant en train vers ma petite ville, je surveillais attentivement tous les trains qui croisaient ma route. Peine perdue. Il ne me restait que le souvenir, mais un souvenir que je retrouvais quelquefois dans un rêve. J'étais là, elle était là, il fallait que je fusse là.

Université. De nouveaux camarades. Année studieuse. Bons résultats. Quelque distraction, parfois. Je veux dire que j'oubliais la fac pour pouvoir penser à elle. Il le fallait, elle avait besoin de moi. Au bout de ces rêveries, les camarades me demandaient souvent où j'avais bien pu être. Je plaisantais, mais ne livrais pas mon secret.

Peu à peu, mes absences et mes rêves se firent plus fréquents. Mes rêves m'emmenaient auprès d'elle, dans sa maison, qui finit par me sembler être la mienne, la nôtre même.

Les années passèrent. Huit ans s'étaient écoulés depuis que je l'avais rencontrée. Allant, comme de coutume, en vacances au mois de juillet, je regardais, ainsi que je le faisais à chacun de mes voyages, les trains qui croisaient ma route. Mon train avait ralenti; il s'était même arrêté. Des travaux peut-être. Son train, face à moi, vide, venait, lentement, très lentement. Dans un compartiment vide, gracieusement assise sur son siège, vêtue d'un léger tailleur d'été, elle regardait nonchalamment par la fenêtre. Me vit-elle? Elle souriait, tout en caressant les cheveux d'un petit garçon âgé d'environ sept ans. Il me vit, et me fit de grands signes joyeux de la main. Je crus me voir dans un miroir, tellement il me ressemblait. Le train était passé.



-9-


Je venais de faire entrer mes dix-huit ans à la Sorbonne, pour des études à tendance scientifique. Je dis tendance, car les sciences ne m'intéressaient pas vraiment. Je crois que c'est plutôt ma curiosité qui m'avait fait choisir cette voie, où j'espérais faire des découvertes. Peut-être les découvertes, aurais-je pu les faire aussi bien à l'occasion d'études littéraires. Chacun lit à sa façon, me disais-je. Pour mes professeurs, j'avais tort.

Mil neuf cent cinquante. Novembre. Les feuilles tombaient, mais le beau temps n'avait pas encore quitté Paris, dans lequel je vivais chez mes parents rue de la Convention, tout près du métro Javel. Javel-Odéon, métro direct. Sur le parcours, je retrouvais souvent des camarades à La Motte-Picquet, ce qui rendait le trajet fort agréable. La vie, pour moi, ne l'était pas moins, avec des cours qui me plaisaient, ce sentiment de liberté que je ressentais après le carcan des horaires de classe du lycée, et l'indépendance vis-à-vis des professeurs, qui avaient le bon goût de ne pas peser sur ma vie sans que je le leur eusse demandé, ainsi que l'avaient fait certains profs de mon lycée.

Un matin où je me rendais à la fac, mon métro arrêté à Emile-Zola, je vis les voyageurs monter dans le wagon à l'arrêt sur la voie opposée. Parmi eux, un visage, que je discernai mal au travers de la foule, un visage et un regard. Une jeune fille de mon âge, me sembla-t-il.

J'étais encore sous le regard lorsque je m'arrêtai à La Motte. Les camarades arrivèrent, et je changeai de sujet. Bavardages, discussions sur des questions concernant les cours. Sortie à Odéon, Sorbonne, les cours, tout se passa de manière habituelle. Petite promenade sur les feuilles mortes avec les camarades et quelques tartines au jardin du Luxembourg. Comme de coutume, réflexions sur les cours, dissertations sur les filles... et les garçons, car nous étions autant de filles que de garçons, personne n'ayant de relations définies l'un avec l'autre. Journée studieuse, journée gaie, que dire d'autre?

Repassant le soir par Emile-Zola, je jetai un coup d'oeil distrait sur le quai, sans au reste m'en rendre vraiment compte. Bien entendu, la jeune fille n'était pas là. Pourquoi aurait-elle dû être là? Le soir, elle revenait dans l'autre sens, et c'est sur le quai opposé qu'il fallait regarder. Le temps de me faire ce raisonnement confus, le métro avait quitté la station. Je changeai de sujet. Conversations banales avec mes parents au dîner, travail pour le lendemain...

Plusieurs jours se passèrent ainsi, je veux dire en pensant aux cours, aux promenades - il faisait si beau et les feuilles couleur de bronze étaient si belles! - en... A ne penser à rien. Je veux dire à ne pas penser à autre chose. A quoi? Je ne sais pas, cela n'a pas d'importance. Emile-Zola ne disait rien.

Un matin... Oui, je revis la même scène. La jeune fille, dont je discernais mal le visage au travers de la foule. Le regard était le même. Je changeai de sujet.

Plusieurs jours passèrent...

Ce matin, je partis plus tôt. Je m'arrêtai à Emile-Zola, changeai de quai et attendis. Rien. Je ne changeai pas de sujet.

Journée de fac agacée... par le cours, le prof, les camarades... Mais enfin les camarades, la promenade au Luxembourg me les rendit, ou plutôt me rendit à eux.

Le lendemain je partis plus tôt. Zola. Je vis arriver la jeune fille.

Je suis d'un naturel timide. Pas trop, mais un peu tout de même... Je me retrouvai à la fac. Journée ordinaire, un peu distraite. Bon travail le soir.

Une semaine se passa. De nouveau, Zola. La jeune fille. Je m'approchai un peu, sans mot dire. Il y avait du monde, je ne la voyais pas très bien. Le regard était toujours là. Cependant... Quelque chose ne lui ressemblait pas, je n'aurais pas su dire quoi.

A la fac, à la promenade, avec les camarades, tout allait bien. Je me sentais calmé, tout en considérant que j'avais toujours été calme.

Emile-Zola. Cette fois-là, je montai derrière elle dans le wagon. Je la vis mieux, elle n'était pas loin de moi. Je fus surpris; elle était plus âgée que je l'avais cru voir. Un peu plus de vingt-cinq ans, sans doute. J'étais perplexe. Comment avais-je pu me tromper de la sorte? Je me souvenais que lorsque je l'avais vue la première fois, j'avais hésité entre mon âge et une ou même deux années de moins que moi. Je descendis à la station suivante, et repris mon chemin vers la Sorbonne.

Pendant l'heure du déjeuner, sous un prétexte quelconque, je partis seul par les rues, oubliant le déjeuner lui-même. J'étais doublement perplexe; d'une part, de m'être ainsi trompé, ce qui, tout compte fait, n'était pas tellement extraordinaire, d'autre part, surtout, d'y attacher une telle importance.

Les jours passèrent. La vie quotidienne reprit le dessus. Mais je n'arrivais pas à oublier. Pendant les promenades du Luxembourg, j'étais parfois un peu distrait, ce qui n'était pas mon habitude, et on me pressa de questions. Comme je répondais assez évasivement, on me suspecta immédiatement d'avoir rencontré une fille. Et on me somma d'avouer. J'avouai. Mais en me contentant de parler d'une rencontre ordinaire. Peut-être la reverrai-je, peut-être non, sans donner aucun détail. L'affaire en resta là.

Zola. J'étais dans son wagon, près d'elle. Elle ne m'avait pas particulièrement remarqué et, lors d'une légère bousculade, me fit un simple petit sourire de politesse, auquel je répondis de même. Son sourire était comme son visage, celui que je ne reconnaissais pas. Une fois de plus, seul son regard était là.

Je n'osais toujours pas lui adresser la parole. Etait-ce son âge? Je connaissais des gens mariés où la femme était un peu plus âgée que l'homme. Non, ce n'était pas l'âge.

Un jour, je décidai de la suivre. Etait-ce pour la revoir plus commodément? Je n'en avais pas le sentiment. Elle descendit à Michel-Ange-Auteuil, mais je perdis brusquement l'envie de la suivre plus avant. A quoi cela pouvait-il me servir? A rien. Je me rendais bien compte que je ne tenais pas à tenter de faire sa connaissance. Alors, pourquoi s'obstiner?

Je la suivis, cependant, de nouveau. Plusieurs fois. Sans rien tenter. Je ne pouvais m'empêcher de la suivre. Un jour, elle descendit au métro Ranelagh, et alla jusqu'au lycée Molière.

Une petite fille d'environ six ans venait vers elle. Je la reconnus tout de suite. C'était le visage que j'avais vu la première fois à Emile-Zola. Le visage et le regard.

Les années passeront vite. J'attendrai.



-10-


L'après-midi d'un printemps ensoleillé qui s'achève. Le match, le dernier de la saison, se termine dans quelques secondes. L'avant-centre est arrivé non loin du but. S'il marque, son équipe gagnera le championnat.

Le corps bien en équilibre, la jambe rejetée en arrière, il est prêt à frapper fortement le ballon. Le but adverse est devant lui, proche, mais la place pour passer le ballon est étroite, entre le gardien du but et le poteau. De plus, un adversaire s'approche dangereusement, en pleine course...

Il avait commencé assez jeune à jouer au football, du temps de l'école. Pour lui, c'était un plaisir, il aimait s'emparer du ballon, et en faire sa chose, son serviteur obéissant, qui était comme un être détaché de lui, mais qui en même temps faisait partie de lui. Etait-ce seulement pour se jouer de ses adversaires et pour se faire admirer? apparemment pas, car il ne tirait jamais gloire de ses nombreux succès. Lorsque son équipe perdait ou gagnait, il gardait le même air de regret, regret que la partie fût finie. Et il ne constatait cette fin que lorsqu'on la lui annonçait. Il s'étonnait, puis s'en allait, comme un enfant auquel on aurait retiré le bonbon promis. Par ailleurs, joueur irréprochable, et aussi gentil avec ses camarades qu'avec ses adversaires. Lorsqu'un coup était beau, il adressait la même moue admirative, aux uns comme aux autres.

Nous étions dans la même classe, et je le voyais souvent, chez moi et chez des amis. Serviable, modeste, timide même.

Ses qualités de joueur étaient très grandes, et petit à petit, il se mit à jouer dans des équipes de plus en plus importantes. Du reste, il n'acceptait ces changements que parce que ses camarades - les anciens, veux-je dire - le lui demandaient avec insistance.

Sa façon d'être, dans les nouvelles équipes, demeurait la même. Façon d'être qui étonnait, pour le moins, ses nouveaux équipiers, et déplaisait fort à ses dirigeants. Combien de fois ne s'était-il pas plaint à moi de cet état de choses, ajoutant qu'il allait quitter son équipe parce que cela ne lui plaisait pas! Mais enfin, pour faire plaisir à ses anciens camarades, il restait. Lorsqu'il me faisait ses confidences, il lui arrivait de me dire qu'il se sentait isolé dans ces nouvelles équipes où, bien que le jeu fût un jeu d'équipe, il se rendait malgré tout bien compte que chaque joueur cherchait à profiter de toutes les occasions pour se mettre en valeur, surtout même au détriment des autres joueurs. Le jeu d'équipe lui paraissait être un mot, et non une réalité. "C'est loin du temps où nous jouions ensemble", me disait-il.

Et puis, au bout d'un certain temps, arriva, pour lui, une surprise. On le paya. Il ne comprit pas, commença par refuser. Mais les sommes proposées n'étaient pas faibles. A cette époque, il s'était marié depuis peu et avait un petit garçon. Il n'avait jamais été très riche. L'argent manquait souvent dans le ménage. Sa femme était quelqu'un de très gentil et ne courait pas après le luxe. Cependant, pour la vie de tous les jours...

Elle finit par accepter qu'on le payât. La vie du ménage s'en ressentit aussitôt. Toujours sans chercher le luxe, mais la vie devenait plus aisée. Vinrent des augmentations des sommes qu'on lui donnait. Il était devenu le capitaine de son équipe, et jouait avant-centre. Ses buts foisonnaient. Il finit par changer d'appartement. L'enfant, qui grandissait, obtint sa propre chambre. La nourriture était bonne. Les soucis matériels s'évanouissaient peu à peu.

On avait maintenant, pour lui, de la considération, étant donné ses succès. Un jour, étant chez moi, il eut cette réflexion : "Avant, nos copains aimaient jouer avec moi; à présent, ou bien on m'admire, ou bien on me jalouse, et je crois que quelques fois, on me hait. Je prends une place que d'autres auraient voulu avoir. J'ai de plus en plus envie d'abandonner, mais j'ai une famille..."

Il était devenu un peu triste, et il avait perdu sa gaieté candide des anciens temps. On lui disait de jouer pour le résultat, même mal. Mal voulait dire sans être... trop sourcilleux sur la conduite à tenir sur le terrain. "Le résultat, on te dit!" Il refusa. Il devint craintif. "Je ne veux surtout pas qu'on puisse penser..." me dit-il.

Les dirigeants de son équipe le remarquèrent. Son contrat se terminait cette saison. On lui fit comprendre qu'il ne serait pas renouvelé.

Un jour arriva une autre surprise. On lui proposa une somme formidable pour la saison suivante. C'était dans l'équipe d'une très grande ville. Mais pour cela, il fallait que cette saison, il gagnât le championnat. Tout le monde le pressa d'accepter l'offre. C'était pour lui la fortune, d'autant plus que le contrat lui était garanti pour cinq ans au moins. "Mais je suis aussi lié pour cinq ans", me dit-il.

Il devint triste. Il avait perdu sa gaieté candide, celle des jours où il jouait pour le plaisir de jouer. "Je n'ose pas dire non; mes enfants grandissent, c'est ce qu'elle m'a dit", me confia-t-il.

Le corps bien en équilibre, la jambe rejetée en arrière, il est prêt à frapper fortement le ballon. Le but adverse est devant lui, proche, mais la place pour passer le ballon est étroite, entre le gardien du but et le poteau. De plus, un adversaire s'approche dangereusement, en pleine course...

Toute la vie de sa famille dépend d'un seul coup de pied. Son coup de pied. Celui qu'il va donner à l'instant même. Il frappe...



-11-


Un ballon, ça roule. C'est tout bête, mais ça roule. Cela attire les enfants. Et j'étais un enfant.

Je jouais avec le ballon, seul, ou avec mes copains. J'aimais bien jouer avec mes copains; on se lance le ballon, on le lance fort, on le lance pour que le copain l'attrape, ou pour qu'il ne puisse pas l'attraper. C'est selon. On finit par faire des équipes, comme les grands. C'est amusant. On est dans l'équipe des plus forts, ou bien on perd. Seulement, comme on ne se rappelle pas de qui était formée l'équipe de la dernière fois, les gagnants et les perdants se mélangent, et on finit par ne plus savoir qui sont les forts et qui sont les faibles. C'est amusant pour les uns, irritant pour les autres. Alors, l'année d'après ou une autre, on garde les mêmes joueurs, ceux de sa classe, par exemple. On sait dans ce cas quelle classe est la meilleure. A présent, les copains ne se mélangent plus, ils se divisent en classes. Mais à la vérité, il n'y a là rien de choquant, on ne va pas écouter le cours d'histoire ou de physique dans une autre classe que la sienne. Alors pourquoi ne pas faire de même pour le ballon? Et puis cela n'empêche pas tous les copains de rester copains en dehors du ballon, ou du cours d'histoire.

Les années passent, les enfants grandissent. Les équipes deviennent plus importantes. Je veux dire par là qu'au lieu de jouer entre les classes d'une même école, on joue à présent avec des garçons d'autres écoles, proches de la nôtre, d'abord, plus éloignées ensuite.

Un jour l'idée vint de constituer une équipe avec les meilleurs joueurs de notre école. D'autres écoles en firent autant. J'en fis partie, jouant assez bien. Certes les rapports que j'avais avec mes camarades de jeu n'étaient pas aussi intimes que du temps où, enfant, je jouais en désordre avec mes copains. Mais enfin, l'école nous liait, nous étions, si je puis dire, dans un pays connu, le nôtre, celui de toutes les classes qui composent notre école. Personne n'était vraiment inconnu.

Un jour, je venais d'entrer à l'université, et ne jouais plus dans l'équipe de mon école, je m'inscrivis dans l'équipe regroupant toutes les universités de la région où j'habitais. Les rapports avec mes camarades de jeu devinrent plus distants, on ne parlait plus que du jeu lui-même et des succès espérés. J'abandonnai assez rapidement.

Des camarades de fac m'entraînèrent un jour voir des compétitions de jeux de ballon, compétitions entre des équipes de villes à travers le pays. Nous prenions, bien entendu, parti pour l'équipe de notre ville, sans pourtant, y attacher trop d'importance. Voir simplement un jeu que nous aimions bien était suffisant.

Cependant, je m'aperçus petit à petit que les joueurs de notre ville étaient remplacés par des joueurs meilleurs, mais venant d'autres villes. Le jeu devenait plus intéressant à regarder, mais quant à prendre parti pour notre ville, il n'en était plus question.

Nous en discutâmes, mes camarades de fac et moi. Fallait-il continuer à considérer l'équipe comme étant de notre ville ou non? Plus aucun joueur n'en était originaire. Le nom de la ville ne comptait donc plus. Mais le choix des joueurs était le fait des dirigeants de l'équipe, et étant de notre ville... Eh bien, non! Ce n'était même pas le cas. Alors? Alors, cela se passait ici, c'était tout. Maigre argument. Et nous continuâmes à venir voir jouer l'équipe, sans plus nous préoccuper de sa véritable origine.

Ma vie ne se passait pas seulement à la fac et au jeu de ballon. Fort heureusement! Je vais souvent avec mes camarades de fac au théâtre, écouter un concert... Nous avions nos préférences, aussi bien pour les auteurs que pour les artistes. Et un beau jour, une discussion survint sur les analogies entre le ballon et les concerts.

Nous-mêmes, nous jouions chacun d'un instrument; violon, alto, violoncelle. En amateurs, simplement. Et il nous arrivait de temps à autre, de jouer ensemble. D'où l'analogie. Enfants, nous nous amusions avec des copains au ballon, sans nous occuper des résultats. A présent, nous avons autant de plaisir à faire de la musique ensemble. Il y avait de meilleurs joueurs que nous au ballon? Grand bien leur fît! Il y avait de meilleurs musiciens que nous? Grand bien leur fît! Les meilleurs musiciens? Nous les écoutions. Les meilleurs joueurs de ballon? Nous les regardions.

Quelles conséquences tirions-nous de ces analogies? Rien de vraiment défini, des hypothèses, des essais de compréhension.

Nous sommes quatre à deviser de la sorte, les quatre de notre quatuor à cordes. C'est une fille qui tient l'alto, et je tiens le violoncelle.

- Cela ne sera pas très facile pour moi de parler de cette analogie, nous prévient l'altiste; je n'ai plus jamais joué à la balle depuis l'âge de dix ans. Et vous savez bien que je ne viens voir les compétitions avec vous que parce que nous sommes ensemble.

Je souris :

- Je crois que ce serait plutôt pour faire plaisir à notre deuxième violon!

Tout le monde sourit en regardant l'altiste, qui rougit légèrement.

- En tout cas, je ne pense pas que nous devions nous inquiéter, reprend le premier violon; la question est de savoir si c'est l'homme qui compte dans la société, ou si c'est un ensemble d'hommes.

- Ou encore la seule appellation de l'ensemble, précise le deuxième violon; le nom de l'équipe de joueurs de ballon, le nom de l'orchestre, par exemple.

Je remarque :

- Et même d'un trio.

- Ou d'un quatuor... comme le nôtre, sourit l'altiste.

Elle ajoute en secouant la tête :

- Il n'a même pas de nom, notre quatuor!

- Je propose le "Quatuor des quatre musiciens"! s'exclame le premier violon.

Nous rions tous.

- C'est bête, mais bien conforme à notre sujet, approuve le deuxième violon; je propose d'adopter l'appellation.

Adoptée à l'unanimité.

J'apprécie d'une moue :

- Nous voici donc baptisés musiciens.

- C'est flatteur, note le premier violon.

- Ce n'est pas plus flatteur que d'être baptisés un quatuor, lequel, du reste, n'existe pas en lui-même; ce sont les musiciens qui le créent, conclut l'altiste.

Comme nous avions apporté nos instruments chez elle, et que nous y sommes, nous commençons un quatuor de Haydn.

Nous voici un autre jour à l'université. Elle aussi porte un nom. Qu'importe de savoir lequel! On dit "les élèves de telle université", comme on dit "les joueurs de telle équipe". Ce qui compte, ce n'est ni le joueur ni l'étudiant, c'est l'université ou l'équipe. Ou seulement leur nom. Conséquence de notre dernière conversation.

Chez l'altiste.

- Curieuse conséquence, me déclare le deuxième violon lorsque je fais part de mes réflexions; ce qui compterait serait d'appartenir à un ensemble qui n'existerait pas si on n'en faisait pas partie soi-même.

- De même pour chacun de ceux qui composent l'ensemble, confirme l'altiste.

Le premier violon observe :

- Lorsque l'ensemble est composé de deux personnes, on donne toujours le nom de ces personnes; les joueurs d'un double en tennis, les musiciens d'un duo.

Je m'étonne :

- Un ensemble ne commencerait donc qu'à trois?

- A deux, on peut éventuellement s'entendre en secret, à trois, il y a quelqu'un d'autre, souligne le deuxième violon.

- Alors, à deux, on est seuls ensemble, prononce pensivement l'altiste.

Je crois qu'elle et son ami ont échangé un regard...

- Si on n'était que deux au monde, pourrait-on se battre, sachant que si l'autre cessait d'exister, on se retrouverait seul? commente le premier violon.

Un petit silence.

- Il n'y a pas de compétition en musique, reprend l'altiste.

Je conteste :

- Il y a des concours, au Conservatoire.

- On ne dit pas "un tel a battu un tel", s'oppose le premier violon.

- On est cependant classé meilleur qu'un autre.

- Chacun est seul, et fait de son mieux, s'interpose l'altiste.

- Alors que dans les jeux de ballon, l'un cherche à battre l'autre, approuve son ami.

Un moment de réflexion. Je reprends :

- Que cherchons-nous lorsque nous allons voir jouer au ballon?

- Tu le sais bien, du beau jeu, me répond le premier violon.

- Et il était moins beau quand nous jouions, étant enfants?

- Pour les autres, certainement, affirme le deuxième violon.

Je m'enquiers :

- Qu'est-ce qui comptait pour nous, le beau jeu, ou notre jeu à nous?

- Tu veux dire que c'est votre jeu, quel qu'il fût, qui était pour vous le beau jeu? me demande l'altiste.

- Oui; comme lorsque nous faisons de la musique.

- Donc, conclut le premier violon, nous cherchons d'abord à jouer nous-mêmes, puis à écouter un bon musicien ou voir un bon joueur de ballon.

- Lorsque ce joueur fait entrer le ballon dans le but, par exemple, qu'admirons-nous, son geste, ou le fait qu'un adversaire est battu? demande le deuxième violon.

- Au concert, lorsqu'un musicien a bien joué, cherchons-nous à savoir s'il a battu un autre musicien? s'enquiert l'altiste.

- Nous disons cependant qu'un tel est meilleur musicien que tel autre, répond le premier violon.

Je tempère :

- Il n'y a pas de championnat, comme au ballon.

- Et non plus de confrontation, approuve le deuxième violon.

Le premier violon s'exclame :

- A droite de la scène, le trio "Grand Trio", à gauche, le "Superbe Trio"...

Je l'interromps :

- Le "Grand Trio" bat le "Superbe Trio" par trente-trois excellents coups d'archet à trente et un. La partie a été très serrée!

Nous rions tous.

- Donc, reprend l'altiste, nous ne faisons qu'écouter les musiciens, sans faire de comptes; pourquoi ne pas faire de même pour les jeux de ballon?

- Applaudir aux beaux ballons comme aux buts marqués, et regarder à nouveau, approuve le deuxième violon.

- On peut aussi admirer les joueurs, ajoute le premier violon.

Je complète :

- Mais surtout ne tenir compte ni du nom de l'équipe ni du nombre des buts marqués.

Un silence.

- Cependant, note l'altiste, quand on lit sur une affiche le nom d'un trio qu'on a plaisir à écouter, on suppose qu'on aura du plaisir à l'écouter de nouveau et on s'y rend.

J'observe :

- Il y aurait donc une contradiction; le nom du trio n'importe pas d'une part, et importe de l'autre.

Un moment de réflexion, puis l'altiste poursuit :

- On peut peut-être lever la contradiction. Le nom du trio est comme un poteau indicateur sur une route; il aide à se rendre dans une ville où se trouvent des amis, mais si les amis ont déménagé, le poteau ne sert plus à rien.

- Oh, si! persifle le deuxième violon, on peut rester à genoux auprès du poteau à l'admirer.

- Et voici ouvert le deuxième volet de la contradiction, conclut sentencieusement le premier violon.

Nous restons un moment en silence. Je reprends :

- Lorsque nous jouons notre quatuor, nous ne comptons donc pas les points, mais cherchons simplement à faire de notre mieux.

Je laisse un temps :

- Et nous ne nous préoccupons pas trop des fausses notes...

- Heureusement! me coupe le premier violon. Sinon, nous ne pourrions jamais dépasser la première mesure.

Nous rions.

- A propos, intervient vivement le deuxième violon, ne serait-ce pas pareil aux jeux de ballon?

- Les fausses notes? s'étonne le premier violon.

Je crois avoir compris :

- Mais oui! La fausse note, ce serait d'avoir laissé marquer un but contre son camp, par exemple. Et si on ne comptait pas les points, on ne ferait pas trop attention à ces fausses notes, ce qui rendrait le jeu moins...

Je cherche mes mots. L'altiste continue ma pensée :

- Moins figé, plus libre, plus imaginatif, et le beau jeu y gagnerait.

- A quoi servirait le beau jeu? demande le premier violon après un court silence.

- Je suppose que cela plairait aux spectateurs, répond le deuxième violon, étonné.

- Est-ce si sûr?

Je précise :

- D'après toi, les spectateurs ne viennent donc pas pour voir du beau jeu?

Le premier violon hoche la tête :

- Lorsque les spectateurs applaudissent une équipe pour l'encourager, ce qu'ils veulent, c'est que l'équipe gagne.

- Et si l'on supprimait le compte des points? demande le deuxième violon.

Je suggère :

- Peut-être que les spectateurs ne viendraient plus.

- Alors, lorsque les spectateurs prétendent aimer le beau jeu, ils mentent ou ils se trompent, intervient l'altiste.

Personne ne dit rien pendant un moment.

- En musique, poursuit l'altiste, comme on n'a pas à gagner, les spectateurs ne viennent donc que pour le beau jeu.

- Tu oublies les fausses notes, lui fait remarquer le premier violon.

- Tu veux dire que les spectateurs viennent aussi pour les fausses notes?

- Je ne pense pas qu'on dise d'un musicien qu'il a bien joué s'il fait beaucoup de fausses notes.

J'abonde :

- Et si une équipe ne fait que se laisser marquer des buts sans jamais en marquer elle-même, dira-t-on qu'elle joue bien, quel que soit son jeu?

- Avec beaucoup de fautes d'orthographe, je ne pense pas non plus que nous aurions une bonne note en composition littéraire quelle que soit la valeur de nos idées, maugrée le deuxième violon.

- Alors, s'irrite l'altiste, à quoi servent le beau jeu au ballon, le jeu plein de sentiment au quatuor et les idées en littérature? puisque ce sur quoi on nous juge d'abord, c'est le résultat seul, un résultat, du reste, qui ne sert à rien, ou bien un travail de gymnaste, ou bien une épreuve de mémoire souvent injustifiée.

Tous approuvent. L'altiste fait un geste brusque de mauvaise humeur et, s'adressant à son ami sur un ton faussement bourru :

- La prochaine fois que tu me dis une gentillesse, n'oublie pas de soigner ta syntaxe!

Pour toute réponse, le deuxième violon lui dépose un tendre baiser sur la joue :

- Comme ça, pas besoin de syntaxe!

Nous sourions tous. Et le premier violon :

- Tu n'as pas posé correctement tes lèvres sur la joue, le son fut un peu étouffé; manque de souplesse dans la tenue des lèvres...

J'approuve :

- Trop appuyé; les harmoniques ne passeront pas!

- Il faut travailler, que veux-tu! enchérit le premier violon.

Nous rions tous.

- Si notre vie future doit être faite de ce qu'on nous demande, et si ce qu'on nous demande ne correspond pas à ce que nous voulons être, que se passera-t-il? reprend pensivement l'altiste.

Je réponds, non moins pensivement :

- L'oiseau vit, même s'il est en cage.

Petit silence. Le deuxième violon hoche la tête :

- Ils paraissent même gais, ils chantent.

- Reste à savoir ce que dit leur chant, tempère le premier violon.

J'observe :

- Et puis, il y a cage à la maison et cage dehors.

- Dedans, on ne voit pas le dehors, et dehors, on voit le ciel, la nature, les autres oiseaux, approuve l'altiste.

- Peut-être surtout les autres oiseaux, suggère le deuxième violon.

- Et si les autres oiseaux sont méchants? demande le premier violon.

Je conclus :

- Alors, on est mieux en cage!

- Dommage d'être forcé de te donner raison, admet tristement l'altiste.

- Et peut-être y a-t-il des oiseaux qui n'ont aucun attrait ni pour les autres oiseaux ni pour le ciel, suppose le premier violon.

L'altiste fait un geste attristé :

- Vivre seul, cela doit être insupportable!

- Beaucoup de bêtes le font, prononce le deuxième violon, d'une voix désabusée.

Un silence pesant s'est abattu sur nous.

L'altiste prononce lentement :

- Si on n'a pas d'amis, on est bien seul entre l'ensemble d'hommes et l'absence d'hommes.



-12-


Une petite pluie m'accompagne ce matin jusqu'à la station de métro Mirabeau. Ce n'est pas que je n'aime pas la pluie, mais pour aller au lycée, je m'en serais bien passé. Arriver trempé à Louis-le-Grand... Certains, mais c'est rare, s'abritent d'un parapluie, j'ai horreur des parapluies; il faut le tenir... et faire attention, sinon on est tout autant trempé. Une vingtaine de minutes pour Odéon, de nouveau la petite pluie, me voici sur place. Le soleil est déjà levé, mais comme il a oublié de s'annoncer, il fait toujours aussi sombre, et la salle de classe est inondée d'une triste lumière électrique. On peut voir son cahier, on peut voir le tableau noir, mais c'est bien tout; le reste, on n'a même pas envie de le regarder. Et les fenêtres sont muettes; c'est ça, un matin de janvier.

Conversations tout bas avec les voisins de pupitre. Personne n'a envie de se plonger dans l'étude. Peut-être attendons-nous le soleil. Viendra-t-il seulement aujourd'hui?

La voix professorale me réveille. Lui non plus n'a pas envie de commencer le cours. Mais il se raidit, il se doit aux élèves.

Maths. Les équations s'alignent docilement sur le tableau noir, le prof bourdonne ses commentaires. C'est un rappel du cours d'hier. Point n'est besoin d'écouter, mon esprit est ailleurs. La verrai-je en rentrant du cours? Ce matin, elle n'y était pas. A vrai dire, c'est son métro qui n'était pas là. Et ce n'est pas quand les deux métros se croisent en roulant qu'on peut voir dans l'autre wagon. Attendons quatre heures. Quelquefois, les deux métros se croisent à La Motte-Picquet; c'est une station de correspondance, beaucoup de voyageurs montent, beaucoup descendent. Les deux métros restent un bon moment immobiles, et je peux voir le wagon d'en face. Je sais quel wagon elle prend, toujours le même. Cela n'arrive pas vraiment souvent, et dans ce cas, j'attends. Le prochain métro du soir ou celui du matin, c'est selon. Car si elle y va, elle en revient. Toujours dans le même wagon. Mais si le matin, elle est toujours toute seule, le soir, elle est entourée de quelques filles, ses camarades de classe très certainement. Et si le matin, l'air absorbé, elle prépare sans doute ses cours, le soir, souriante, elle papote avec ses camarades.

La journée passe comme elle a l'habitude de le faire, sans se presser. Elle est curieuse, la journée, elle ne se presse que les jeudis ou les dimanches. Et encore plus durant les vacances. Il faudrait demander à notre prof de physique de nous expliquer cette anomalie.

Me voici dans le métro. La Motte. Son métro est resté peu de temps. Elle était très animée. De bonnes notes, peut-être?...

Le lendemain, les trains sont fâchés.

Jeudi, à présent. On bavarde, on s'amuse, mes camarades et moi. Nous aussi, comme la fille du métro, nous sommes tantôt sérieux, tantôt gais. C'est plus agréable, d'être gai. Pourtant, curieusement, il m'arrive d'être plus... je ne sais comment dire... content d'être sérieux. Et puis, ce n'est pas très clair pour moi, ce que je dis là. Laissons venir la vie, peut-être me dira-t-elle elle-même ce que je veux, ce qui compte pour moi. Moi, de moi-même, je voudrais faire partie des hommes. Je crois que je ne sais pas trop ce que je veux dire par là.

Quelques jours se passent ainsi, c'est-à-dire sans la voir. Un matin, le métro s'est enfin arrêté en même temps que le sien. Assez longtemps, il y avait du monde. Je la vois, toujours absorbée, écrire quelque chose sur la vitre du wagon, après avoir soufflé pour embuer le verre. L'écriture est visible pendant un temps assez court, mais pas trop. Je lis. Une équation de maths, une petite vérification, apparemment. Je suis dans l'année du bac, elle est en première. D'après ce que je pense être son âge, elle est en avance d'un an par rapport à moi. Les métros se sont séparés.

Le soir même, c'est sur le retour que je la vois. Le problème de maths a dû très bien se passer, car elle et ses camarades s'amusent comme des folles.

Peu à peu, l'envie me prend de lier connaissance. Mais comment faire? Bon, cela paraît simple. L'attendre à La Motte, monter dans le wagon, ensuite... je trouverai bien un moyen. Alors, le matin ou le soir? C'est là que ça se complique. Le matin, elle est absorbée par ses cours, le soir, elle n'est pas seule. Dilemme. Rien n'est bon. Le mieux paraît être le matin, puisque je pourrai tenter de lui parler, mais... si je la dérange, cela n'avancera pas mes affaires, tout au contraire. Alors, le soir? Mais comment lui parler à elle, avec ses camarades près d'elle? Il reste encore un moyen. Prendre son métro le soir, et l'accoster dans la rue. Non, cela me paraît être le plus mauvais, elle peut trouver ça de mauvais goût. Il reste encore une solution, abandonner. Ai-je vraiment envie de...? Oui, j'en ai envie! Donc, il ne me reste plus qu'à choisir. Matin ou soir? Un avantage pour le soir; je peux m'approcher sans être obligé de lui parler tout de suite. Je peux espérer un événement... commencer à parler à l'une de ses camarades d'une banalité quelconque...

Plusieurs jours se passent sans que je me décide. Et puis, une après-midi, je sors une heure plus tôt du lycée, et me voilà en attente sur le quai, surveillant tous les métros. La voici; je monte.

Les conversations vont bon train. Les sujets n'ont rien de surprenant; école, promenades, spectacles, livres, chansons. A vrai dire, je ne me souviens pas vraiment, ce n'est que ce qui m'est resté. Peut-être n'ont-elles pas parlé de tout cela, je crois que je n'ai rien écouté. J'ai appris son nom, Marie-Claire, encore que les filles l'appelaient surtout Marie. Sinon, il n'y a eu aucun moyen d'entamer une conversation quelconque. Elle descend à Sèvres-Babylone. Un moment de bavardage près du square, et chacun rentre chez soi. Elle s'en va avec une amie. Je les suis à distance, sur le trottoir opposé. Elle, ou peut-être est-ce son amie, habite rue de Sèvres, de l'autre côté de la rue Vaneau, sur le même trottoir que le Bon Marché. En général, je ne suis pas très timide; juste ce qu'il faut pour ne pas effaroucher les filles. Pourtant, ici, je ne sais pourquoi, je tergiverse. D'habitude, je cherche à m'adapter à celle dont je veux faire la connaissance. Aurais-je quelque difficulté avec celle-ci? Son caractère, peut-être, dont je n'arrive pas à m'emparer. Il me faudrait la voir seule, sans qu'elle subisse la proximité de ses camarades.

Je me donne quelques jours de réflexion. Et puis, je décide de la voir seule, le matin.

Me voilà rue de Sèvres, près de chez elle. Elle arrive. C'est chez elle, puisque c'est le matin qu'elle est seule et qu'elle va vers le métro. Je la suis dans le wagon. Direction Porte d'Auteuil. Elle y descend. Bon, elle va au lycée La Fontaine. Pendant tout le voyage, elle s'est occupée de ses cours, méditation les yeux dans le vague, regarder dans son livre de physique, griffonner sur un papier sorti du livre. Comment aurais-je pu lui adresser la parole? Je pense que c'eût été la catastrophe! Alors, il ne reste plus qu'à tenter le soir, dans le métro ou dans la rue. Ah, oui! il y a son amie. Mais elle ne vient peut-être pas tous les jours. Nous verrons bien.

Beaucoup de travail ces jours-ci. Le temps manque pour aller... Il n'y a pas que ça. Comment la prendre? Avec sérieux ou gaiement?

Je sors de classe... et je descends à Sèv' Bab. Je me poste entre la station et chez elle. Elle sort toute seule à Vaneau et rentre aussitôt chez elle, comme l'autre jour, de l'autre côté de la rue Vaneau. Manqué! Cette fois-ci, ça va bien, il faut décider autre chose!

Ce matin, métro Vaneau, sur le quai. Elle arrive. Passent un garçon et une fille. La fille lance un "Bonjour Marie, à tout à l'heure!" et s'éloigne avec le garçon.

Dans le wagon. Je cherche quoi faire. Neuf stations pour trouver quelque chose. Elle souffle sur la vitre. Une équation dont elle paraît chercher la solution. Je m'approche d'elle :

- La dérivée de Log x, c'est un sur x.

Elle se retourne, me regarde un moment :

- Merci!

Un doux sourire :

- Je n'étais pas sûre.

L'occasion est belle. Je n'hésite pas :

- Tu es aussi en Maths Elém?

Un sourire franc :

- Non, en première.

Je m'étonne :

- Vous faites les...?

Elle me coupe :

- Non, je fais ça pour moi-même; je m'ennuie un peu en classe.

- Tu es très calée!

Un sourire modeste :

- Je suis curieuse...

- En maths...?

- J'aime beaucoup lire... et pas seulement le programme...

- De la classe... où tu t'ennuies!

Elle rit :

- Ça dépend... de ce que raconte le prof.

Je souris gaiement :

- Et quand c'est le prof de maths du métro?

Elle rit sans répondre.

Porte d'Auteuil. Elle se dirige vers son lycée. Je me tourne vers la rue d'Auteuil :

- A bientôt, Marie!

- A bientôt, Prof!

Me voilà bien ému. Bêtement. Quelques jours passent ainsi. Et puis, une fin d'après-midi, à La Motte. Elle arrive avec ses camarades. Je monte dans son wagon sans me faire voir. Lui faire une surprise...

Les voilà qui parlent d'un auteur que je connais bien. Ce n'est pas que mes connaissances littéraires soient vraiment exceptionnelles, mais enfin...

Chance me sourit. Elles ont oublié un vers d'un poëme. Je le lance d'une voix forte. Elles se retournent toutes.

- Oh! quel poëte! me lance Marie en souriant.

Rires gais de toutes les présentes, où j'entends :

- Un poëte est parmi nous!

Et la conversation s'engage, un peu sur tout, un peu sur rien.

Sèv' Bab. Tout le monde descend. On se sépare. Je reste près de Marie :

- Je t'accompagne?

Elle esquisse un sourire :

- Si tu veux.

Et nous voilà rue de Sèvres.

- Tu aimes donc la poésie? me demande-t-elle.

- Oui, j'aime bien...

- Moi, j'aime beaucoup... mais quelquefois, je trouve que la forme prend trop de place; cela finit par ressembler aux maths.

- Dans cas, tu dois...

Elle m'interrompt :

- Chaque chose à sa place; les maths, c'est les maths, la...

Je la coupe en riant :

- ...poésie, c'est...

Elle me coupe en riant :

- ...la poésie!

Nous voilà devant chez elle, de l'autre côté de la rue Vaneau. Elle me fait en souriant un petit signe d'adieu :

- A la prochaine fois, Poëte!

Je rentre, radieux.

Le temps passe dans le bonheur le plus parfait. Je me rencontre souvent avec Marie, nous parlons, nous nous promenons, bref, nous sommes ensemble. J'aime bien parler avec elle. D'habitude, les gens parlent de façon, je dirais, restreinte, restreinte à un sujet, celui qui les intéresse, ou peut-être plutôt ce qu'ils savent. Et c'est ce qu'ils savent qui est restreint. Pour les grandes personnes, c'est en général leur métier. Pour mes camarades, je me suis aperçu que si je voulais parler de sujets différents, il me fallait... un camarade par sujet.

Avec Marie, il n'en est pas de même. Les conversations varient avec les jours. Un jour, maths, raisonnements serrés, la vie dans la société, les techniques, même. Un autre jour, poésie, rêve, pensées sur l'inconnu... Les sujets sont si changeants qu'elle en perd parfois le souvenir des conversations de la veille. Nos rencontres sont une source de joie, de bonheur.

Un jeudi, je vais prendre Marie pour une promenade. Je la vois sortir de chez elle. Derrière vient une autre fille. Marie se tourne vers elle :

- Marie-Claude, voilà le Poëte!

Marie-Claude s'est immobilisée, et me regarde, les yeux fixes. Puis :

- Le Poëte?... C'est le Prof!

Je ne peux distinguer les deux filles l'une de l'autre; elles sont soeurs jumelles.



-13-


Je l'avais rencontrée à une soirée chez un camarade d'université. Elle n'était pas très jolie, et n'avait pas grand succès auprès des garçons. Cependant, elle était très gentille, et tout le monde l'aimait bien, et on l'invitait souvent pour des soirées chez les uns ou chez les autres. Bien qu'étant dans une discipline scientifique, j'aimais beaucoup parler de sujets littéraires. Elle faisait des études de lettres et, ce qui ne gâtait rien, était particulièrement cultivée. N'étant pas danseur émérite - elle non plus au reste - je m'entretenais souvent avec elle de littérature. Elle en demeurait très contente, car rares étaient les jeunes gens, filles ou garçons, à parler de ce genre de choses en soirée.

Un jour, par politesse, je lui proposai de l'emmener au théâtre. Une pièce nouvelle dont tout le monde parlait, et qui nous avait donné envie, à elle comme à moi. La soirée se passa bien, elle était ravie, et me remercia chaleureusement. Pendant que je la raccompagnais chez elle après le spectacle, elle me parla du plaisir qu'elle avait à se promener dans le beau parc de notre ville. Elle précisa qu'elle n'y allait pas souvent, sans insister. Je compris cependant, ce qui n'était pas bien difficile, que personne ne l'y invitait, et qu'elle n'avait pas envie d'y aller seule. Je crus comprendre que quelquefois, elle y allait avec des filles... Bon, toujours par politesse, ou plutôt non, par gentillesse, amitié même, car, ainsi que nos camarades, je l'aimais bien, je l'invitai donc à faire cette promenade. Je passai une excellente après-midi. Elle avait une conversation particulièrement agréable. Certes, je n'avais pas pour elle d'autre sentiment qu'une simple camaraderie, mais ne vaut-il pas mieux être avec une bonne camarade plutôt qu'avec une personne avec laquelle on s'ennuie prodigieusement, comme cela arrive si souvent?

Je pris donc l'habitude de la voir de temps à autre, et de passer avec elle d'excellentes après-midi. Quant à elle, elle paraissait ravie de nos rencontres, et je pensais que c'était parce qu'il n'y avait pas grand monde pour s'intéresser à elle. Son absence de beauté n'attirait pas les garçons, et sa conversation cultivée rebutait les filles. Les filles disaient d'elle qu'elle n'était pas amusante, et les garçons ne disaient rien du tout.

Je ne m'étais jamais posé la question de savoir quels pouvaient être ses sentiments à mon égard, considérant qu'elle aussi ne me voyait qu'en camarade, et je fus tout surpris lorsqu'un jour un de mes camarades d'université fit une allusion claire à ce qu'elle pouvait éprouver pour moi. Je surveillai dès lors nos conversations de plus près. La chose ne me parut pas impossible, quoique sans certitude, étant donné l'attitude toujours réservée de la jeune fille. Je fis dès lors bien attention à mes propos et à ma conduite, pour ne pas éveiller chez elle des espoirs que je ne partageais pas. S'en aperçut-elle? Je ne sais, mais en tout cas, elle ne me le fit pas voir.

Nos promenades continuèrent donc, sans qu'apparemment rien ne vînt troubler la sérénité de nos rapports. Un jour, elle m'invita même chez elle pour je ne sais plus quelle raison banale. Nos promenades se poursuivaient, ni trop rares ni trop fréquentes.

Une après-midi, pendant notre promenade, elle me demanda si je voulais venir dîner chez elle. Son père, à qui elle avait souvent parlé de moi, aurait été heureux de me voir. Sa mère n'était plus.

A cette époque nous étions surchargés de travail, et nous restâmes deux bonnes semaines sans nous voir. Et puis, lors d'une promenade, elle me proposa de venir dîner le samedi suivant.

Samedi donc, j'arrivai chez elle. Son père m'accueillit très aimablement; le dîner fut fort agréable. Elle s'affairait à la cuisine, venait servir, parlait gaiement. Son père paraissait de fort bonne humeur, parlait un peu de lui, beaucoup de sa fille. Il en vantait les qualités, parlait de son sérieux, de ses excellentes études... et, entre autres, de ses qualités de bonne ménagère. Sa fille se récriait gentiment et modestement. Son père me posa quelques questions discrètes sur mes études, et parut très satisfait de mes réponses. Je ne sais pourquoi, je me sentis un peu gêné, et me tins réservé, en paroles comme en attitude. Tout se passa bien, quoique le père perdît peu à peu son entrain. La fatigue, peut-être.

Nous restâmes encore un peu à parler de choses et d'autres. Au moment où je me préparais à partir, elle me parut un petit peu perdue. Je jetai un coup d'oeil sur le père. Il ne bougeait pas, et gardait la tête tristement baissée.



-14-


Il gèle.

- Il gèle comme il n'a pas gelé depuis que le monde existe! s'exclame la Frileuse, dans le nuage vaporeux qui sort de sa bouche.

- Fort possible, retourne le Savant, mais ce n'est rien à côté du gel qui nous attend lorsque le soleil s'éteindra.

Je rétorque :

- Qu'importe! puisque nous ne pourrons le voir, en l'absence de lumière.

- Mettez donc vite vos patins! conseille vivement la Bavarde; vous profiterez ainsi de ce qui reste de la lumière du soleil en perdition.

Elle se tourne vers la Frileuse :

- Tu verras comme tu seras réchauffée, lorsque tu auras fait le tour de notre lac immense!

Remarquons pour la véracité du récit que la Bavarde n'est pas plus bavarde que chacun d'entre nous, et si nous lui avons donné ce nom, c'est parce qu'elle est très bonne en littérature en classe. Et le Savant a décrété que les littérateurs parlent beaucoup pour ne rien dire. Je pense qu'on voit d'ici les terrifiants désaccords que cette prise de position entraîne dans notre groupe.

Il faut aussi préciser que l'immense lac susnommé mesure aisément une vingtaine de pas de patins à glace dans un sens et une dizaine dans l'autre. Notre Savant fera non moins aisément le calcul du tour, mais il vaut mieux ne pas le lui demander, car sinon... il deviendrait bavard.

En attendant, la Frileuse n'est pas la seule à faire le tour de notre immense lac. Et, je crois, nous sommes tous en train de tourner vite pour nous réchauffer, car cet hiver, il fait vraiment très froid, et la neige a enseveli le petit bois où se trouve notre... étang. Lequel n'est pas très profond, et l'épaisse couche de glace nous permet de patiner sans crainte.

Nous voilà épuisés, et nous rentrons chez nous. Notre étang est tout près de la petite ville où nous habitons tous - une demi-heure de marche. Lorsqu'il fait beau... et chaud, nous allons souvent pique-niquer près de l'étang, après avoir nagé, nous être éclaboussés...

Aujourd'hui, il neige à gros flocons, et nous en profitons pour faire une promenade. Quel plaisir, en ces quelques jours de vacances, d'aller se faire piquer par la neige drue qui n'en finit pas! Nous rentrons à la tombée du jour, et allons tous prendre un bon goûter chez la Frileuse. Chocolat bien chaud, gâteaux bien crémeux, ça réchauffe!

- Tu as commencé ta dissertation? demande la Frileuse à la Bavarde.

- Non, pas encore, elle m'ennuie.

- C'est quoi, votre sujet? s'enquiert le Savant.

- Les personnages des oeuvres littéraires sont-ils vrais? lui répond la Bavarde.

Je m'informe :

- C'est pour la rentrée?

La Frileuse se renfrogne :

- Oui. Il aurait pu nous laisser quelques jours pour ne pas avoir à le faire pendant les vacances.

- C'est quoi, un personnage vrai? la coupe le Savant; il faut qu'il existe, qu'il ne soit pas inventé?

Je précise :

- Il faut qu'il existe dans la pensée ou dans la réalité?

- Il faut qu'il corresponde à l'idée qu'on se fait des hommes, peu importe qu'il soit réel ou non, précise de son côté la Frileuse.

- Et pourquoi le sujet t'ennuie-t-il? questionne le Savant.

La Bavarde réfléchit :

- Comment savoir si elle est vraie, la personne que nous rencontrons pour la première fois? Alors, pourquoi se restreindre à un personnage de littérature?

Elle fait une pause :

- Pourquoi pas le prof lui-même?... Ou celui qui a proposé ce sujet s'il vient d'un livre de sujets?

- Je pense que le personnage de littérature, c'est l'auteur lui-même dans une de ses pensées, suggère la Frileuse.

Je hoche la tête :

- Qui sera le premier à lancer la question bien connue, "Et nous, sommes-nous vrais?"

- Et puis, pourquoi pas "Pouvons-nous le savoir?" s'insurge le Savant.

- En somme, nous devons penser aux sujets des autres, et non aux nôtres, remarque amèrement la Bavarde.

- Et aussi les traiter à la façon des autres, et non à la nôtre, complète la Frileuse.

Cette après-midi, nous repartons en promenade. Les devoirs? Nous avons bien le temps. Ce matin, s'il ne faisait pas franchement beau, les nuages gris ne cachaient pas vraiment le ciel. L'air s'est radouci, mais il fait encore très froid. Cela ne nous effraie pas, et, chaudement vêtus, nous partons après le déjeuné.

Le paysage, nous le connaissons bien, et regarde-t-on vraiment ce qu'on a l'habitude voir? Mais nous aimons être là, regarder tout de même la large vallée sur la pente de laquelle est bâtie notre petite ville. Les champs vont loin, dans la plaine comme sur le doux versant qui nous fait face. Au milieu de la vallée, une large route où passent de temps à autre des camions qui vont vers la mer lointaine, et des voitures qui vont tout simplement dans les villes voisines. Personne ne va très vite, la neige ne le permettrait pas. Déjà en vélo, cela n'est pas toujours facile. De l'autre côté de la route, la gare de chemin de fer. La voie longe la route. Elle va de la grande ville jusqu'à la mer. La neige étouffe les bruits, tout paraît en sommeil. Un clocher sonne l'heure; tous ne dorment pas.

Quatre heures. Le soleil s'en va, et nous rentrons goûter chez la Bavarde. Chacun son tour, encore que les filles faisant de meilleures tartes que les garçons, nous allons le plus souvent chez elles. Et nous mettons un point d'honneur à faire les gâteaux nous-mêmes, sans nos mamans. Nous trouvons ça amusant, et nos mères nous laissent faire... devinez-vous pourquoi?

Goûter. Le poêle ronfle. Un beau poêle, d'allure sévère, sombre, en forme de gros et épais tuyau tout en hauteur. En bas, quatre petites fenêtres. On sent qu'il fait bon rien qu'à les regarder, regarder le feu de la braise, d'un rouge si chaud, si vivant.

Autour du chocolat chaud et de la délicieuse tarte aux pommes - préparée par la Bavarde, puisque c'est son tour - les conversations reprennent.

- Au moins, ta tarte, elle est vraie! déclare avec conviction le Savant.

J'ironise :

- La mienne l'était, vraie, elle ne l'est plus!

- Rassure-toi, elle est toujours vraie, me rassure en effet la Bavarde.

Et elle pose devant moi un autre morceau de tarte.

- Est-ce l'auteur qui crée le personnage, ou est-ce le personnage qui crée l'auteur? demande-t-elle, la tarte à la main.

- Le personnage ne peut créer l'auteur, puisqu'il... commence la Frileuse.

- Tu voulais dire que le personnage n'existe pas, n'est-ce pas? s'exclame le Savant.

- Non, ce n'est pas tout à fait ça... je ne sais comment dire...

- Il n'y a qu'un être vivant qui puisse créer, pas une... image, c'est ça que tu voulais dire? intervient la Bavarde.

Moment de réflexion. Je propose :

- Le personnage vient peut-être d'un souvenir; c'est ce souvenir qui peut pousser l'auteur à vivre avec le personnage, et c'est sa vie avec ce personnage qu'il va montrer.

- Si cette vie est celle de l'auteur, ce n'est donc pas le personnage qui crée l'auteur, constate la Frileuse.

- Oui, mais cette vie de l'auteur n'aurait peut-être jamais existé si le personnage ne l'avait pas poussé à la vivre, argumente la Bavarde.

- D'où la question, s'interpose le Savant, la vie de l'auteur est-elle vraiment la vie de l'auteur...?

Nous ne pouvons nous empêcher de rire un peu.

- Je veux dire, poursuit le Savant, négligeant l'interruption, que si cette vie dépend du souvenir et donc du personnage...

Il fait une pause :

- C'est plus compliqué que ça...

- Tu veux dire que la vie de l'auteur, c'est l'auteur qui la vit, suppose la Frileuse; d'où cette vie est provoquée par le personnage, et on peut vraiment dire que c'est le personnage qui crée l'auteur... dans cette vie-là.

L'après-midi, promenade dans le grand bois où se trouve notre patinoire. Il neige. Peu à peu, les branches des arbres se couvrent d'une nouvelle couche de neige, plus blanche que la précédente. Comme une tartine beurrée, avec de grosses tranches de beurre tout blanc.

Personne ne vient ici lorsqu'il neige. Seuls les sangliers s'entendent parfois. Ils ne s'approchent jamais. On les entend à peine lorsqu'ils marchent, par à-coups, cherchant... qu'importe! La neige étouffe les pas, mais quelques petites branches tombées à terre craquent. Comme pour les sangliers.

Promenade calme, sans paroles. Le plaisir de voir le tapis blanc s'épaissir, de sentir les flocons piquer le visage, de voir le rideau d'étamines blanches tomber lentement sur le sol.

Goûter chez la Frileuse. Chocolat chaud, tarte aux poires. Oui, pourquoi le dire sans cesse, puisque c'est toujours ainsi? Nos profs nous parleraient de répétition, de banalités, de propos inutiles. Je leur donne volontiers raison. Mais que voulez-vous? rien que de l'écrire, l'odeur du chocolat chaud m'enveloppe. Ne me privez pas de ce plaisir, Messieurs les Professeurs!

Les conversations reprennent.

- Nous avons déjà vu, au théâtre, un même rôle joué par des acteurs différents... commence la Bavarde.

- Et le personnage change, n'est-ce pas? complète la Frileuse.

- Alors, qui est qui? ironise le Savant; et réciproquement, qui est qui?

Nous rions. Je propose :

- L'auteur est le personnage, chaque acteur en est un autre, l'auteur est donc l'acteur...

- Et l'auteur n'existe pas, car il n'est plus "Un", me coupe, en riant elle aussi, la Frileuse.

Nous restons un moment à honorer le chocolat chaud et la tarte aux poires. Je précise pour les esprits chagrins que les filles ont refait un autre chocolat chaud, et que la tarte aux poires était très grande.

- Bon, reprend le Savant, le personnage dépend aussi de celui qui lit le livre.

- Et la musique de celui qui la joue, enchérit la Frileuse.

Je ronchonne :

- Et nos devoirs dépendent de nos profs.

- Dans ce cas, c'est bien simple; lorsque nous avons une mauvaise note, changeons de prof! s'écrie le Savant.

- Oui, mais le prof est-il le prof?

- Très fort!

- Tu n'as pas tort, me soutient la Bavarde; si le prof n'est que son livre...

- Ou même seulement ce qu'il a appris... ajoute la Frileuse.

Un long moment de silence pendant lequel nous parlons d'autant de sujets que de mots prononcés, c'est-à-dire de rien du tout. On peut facilement parler sans rien dire quand on pense à autre chose. Je pense, d'ailleurs, qu'on peut aussi parler beaucoup sans penser à rien. Cela s'est déjà vu. Ou plutôt entendu, bien entendu.

- Le personnage... reprend sans transition la Bavarde, au beau milieu d'une conversation inexistante.

Petit moment de désarroi parmi nous, comme lorsque le train s'est arrêté sans prévenir - je veux dire sans qu'on s'en soit aperçu d'avance - à la gare où l'on doit descendre. Le désarroi a apparemment touché aussi la Bavarde car elle s'est arrêtée un instant, les yeux étonnés. Mais comme il faut descendre... elle a donc repris très nettement :

- Le personnage n'est pas vrai!

Et elle s'est tue. Au bout d'un moment de silence, la Frileuse lui demande :

- Pourquoi?

La Bavarde a un moment d'hésitation; puis :

- Un personnage vrai ne peut être raconté...

Elle prend un temps :

- Il échappe... Il ne sait pas lui-même, il a des côtés qu'il ne connaît pas lui-même, et qui apparaissent sans prévenir, comment l'auteur pourrait-il les connaître?

Je suggère :

- Tu veux dire que l'auteur a bien bâti ce personnage à un moment ou à un autre, qu'il l'a défini, en quelque sorte...

- Oui, et cela ne permet pas à la réalité... au vrai, devrais-je dire, d'apparaître.

- Dans ce cas, même dans la vie réelle, on ne peut définir personne, déclare le Savant.

- Mais alors, pourquoi le personnage ne serait pas défini par le fait qu'on ne peut le définir...? commence la Frileuse.

Elle s'arrête un instant :

- Ce n'est pas très clair... il faudrait que j'explique...

- Il faut avouer que ce ne serait pas sans intérêt, sourit le Savant.

- L'auteur voudrait, par exemple, que le personnage soit le plus réel possible.

- Alors, pour qu'un personnage soit vrai, il faut qu'il ne soit pas vrai, propose la Bavarde.

- De mieux en mieux!

Le Savant se reprend :

- A vrai dire, ce n'est pas si bête que ça...

Je le coupe :

- Quelle perspicacité!

- Ris toujours! Je crois entrevoir...

Tous :

- Oui, oui!... Vite, vite!...

- Parfaitement! J'y arrive. Ah!... Vous m'avez fait oublier ce que je voulais dire...

Alors que nous nous apprêtons à rire, il poursuit :

- Le fait même d'avoir défini le personnage montre que le personnage n'est pas indépendant, ne serait-ce que de l'auteur.

Réflexions.

- Et dans la vie réelle, les personnages sont-ils vraiment indépendants? lance la Bavarde.

Dans le ciel se mélangent le bleu tendre et le blanc épais des nuages.

- Manqué!

Une petite fille court à perdre haleine pour échapper aux terribles boulets tirés par le Savant. Mais la vengeance arrive sous la forme d'un autre boulet lancé par la Frileuse, qui s'aplatit sur le nez du Savant. Lequel riposte, je m'en mêle, et me voici à mon tour le visage tout barbouillé de neige. Que la petite fille est donc adroite!

Midi. Déjeuner chez la Bavarde. Des amis de ses parents sont venus avec leur petite fille de la ville voisine, célèbre par ses belles poules rousses qui pondent de beaux oeufs blancs ou d'une claire couleur de terre. Et nous sommes là tous les quatre.

La petite fille, assise entre la Bavarde et moi, accapare la conversation, du moins avec nous quatre. La voici qui lance au Savant, assis près de moi :

- Cet été, je t'enverrai une boule de neige rouge!

Comment douter de la science du Savant? Il explique donc :

- L'été, il fait très chaud...

La petite fille l'interrompt d'un grand éclat de rire :

- C'est pour ça que les boules deviennent rouges!

Le Savant prend un air magistral et ouvre la bouche pour parler, mais la petite fille ne lui en laisse pas le temps :

- Surtout si elles sont à la fraise!

Le Savant a de la repartie :

- Alors, quand tu me l'enverras, j'ouvrirai très grand la bouche.

Et nous rions tous les cinq. Mais, le repas se poursuivant, les amis des parents nous interrogent.

L'homme :

- Les vacances se passent bien?

Moi :

- Très bien.

La femme :

- Vous vous reposez bien? vous devez être fatigués!

L'homme :

- A cet âge, on ne se fatigue pas!

La femme :

- Ils ont beaucoup de devoirs à faire!

La petite fille, s'exclamant vivement :

- J'ai beaucoup de devoirs! Je suis fatiguée!

La femme, sévèrement :

- Tu ne travailles déjà pas beaucoup! Tes notes ne sont pas très bonnes!

L'homme :

- Tu vois! Et tu encourages la paresse!

La femme :

- Se reposer n'empêche pas de travailler!

Elle poursuit, en se tournant vers nous :

- Vous travaillez pendant vos vacances?

Et sans nous laisser le temps de répondre :

- La rentrée arrivera vite...

L'homme :

- Que faites-vous pendant vos vacances?

La petite fille :

- Nous jouons aux boules de neige!

L'homme :

- Ne parle pas tout le temps!

La Bavarde, sans attendre :

- Nous parlons littérature.

L'homme :

- Vous avez un devoir à rendre?

La femme :

- Laisse-les donc tranquilles!

Petite remarque. Pendant toute cette... conversation, les parents de la Bavarde n'ont rien dit et ont suivi ladite conversation avec une ombre de sourire amusé. Je ne me permettrai pas de porter un jugement sur les rapports des parents de la Bavarde avec leurs amis. Rapports, au reste, que nous connaissons par ailleurs, c'est-à-dire par la Bavarde elle-même. Pourquoi cette réception? Cela s'appelle des relations mondaines, je crois. Et si nous sommes là, c'est pour égayer un peu la petite fille; elle en a grand besoin.

A l'occasion d'un bon plat, la conversation change. Pour les grands, des choses sérieuses sur la vie du pays, l'état du monde, les remèdes à y porter. C'est intéressant, important même, digne de gens ayant des responsabilités dans la société. Pourquoi cette sensation de ne pouvoir participer? je veux parler non seulement de moi, mais aussi de mes amis, je le sais, nous en avons souvent parlé. Une raison particulière, je crois; on sent que les conclusions, pourtant affirmées presque avec conviction, ne seront jamais suivies de quoi que ce soit. Bien sûr, tout le monde n'a pas de moyens pour intervenir dans la vie d'un pays, encore plus du monde, mais on sent aussi qu'il n'y aura non plus aucune suite dans la vie personnelle de chacun des convives, tout autant occupés de proposer, on ne sait à qui, de refaire les institutions du pays, que de se préoccuper de savoir combien de temps il faut laisser au four le rôti pour qu'il soit le meilleur possible. Tout cela enchevêtré, sur le même niveau.

Le déjeuner et la discussion terminés, nous passons au salon. Les amis des parents de la Bavarde, ne sachant plus comment continuer la conversation, la grande qualité du café les ayant perturbés - je veux dire les commentaires sur cette qualité - s'aperçoivent de notre existence. La planche de salut! Et ils reprennent l'interrogatoire précédemment interrompu.

L'homme :

- A quoi passez-vous votre temps, en vacances?

La Frileuse :

- Nous avons parlé des personnages des oeuvres littéraires.

La femme :

- C'est pour un livre? C'est un livre que vous avez lu? C'est quel livre?

L'homme :

- C'est le devoir que vous avez à faire?

Le Savant :

- Nous voulons savoir si ce personnage est vrai.

Moment d'incertitude parmi les amis des parents de la Bavarde.

L'homme :

- Pourquoi voulez-vous le savoir?

- Par curiosité.

L'homme et la femme, ahuris, ensemble :

- Par curiosité?...

Silence.

La mère de la Bavarde ;

- Cela leur arrive souvent.

La femme :

- Si les personnages n'étaient pas vrais, on ne vous les donnerait pas à l'école.

L'homme :

- Les études ne sont pas faites pour mentir.

La femme :

- Il faut faire confiance à vos professeurs.

L'homme :

- Vous n'avez qu'à leur demander.

La femme a déjà engagé une conversation avec la mère de la Bavarde. L'homme n'est pas en reste. La petite fille en profite pour nous dire à voix basse :

- Les personnages de mes livres, ils sont vrais; ils me disent ce qu'ils pensent. A l'école, les filles, elles ne disent rien. Et la maîtresse, elle dit ce qu'il faut faire, c'est tout.

Elle réfléchit un bon moment :

- Ah, si c'était vrai qu'elle est pas vraie!

Ce matin, le froid est toujours vif. Nous profitons de la glace qui ne fond pas - cela ne durera pas toujours - pour aller patiner sur notre étang. L'air fouette les visages, et nous, nous fouettons nos patins. Quelques collisions en toute gaieté. Et plus on va vite, moins on a froid!

L'après-midi, nous restons bien au chaud. Après quelques bavardages à propos des camarades, du lycée, des vacances qui ne durent pas assez...

- Les seuls personnages vrais sont donc ceux de notre petite lectrice d'hier, déclare sans transition la Bavarde.

- Elle doit lire des contes de fées! affirme le Savant.

- Les fées sont peut-être les seules qui existent vraiment, suggère la Frileuse; au moins on sait qui elles sont.

Je souris :

- Oui, ce sont les fées!

- Ne ris pas! les autres personnages, on ne sait pas toujours qui ils sont...

- Tu veux dire qu'ils changent au cours du livre? l'interrompt la Bavarde.

- Les personnages réels changent aussi, remarque le Savant.

Je propose :

- Peut-être l'homme change-t-il pendant qu'il écrit le livre?

- Et il ne changerait pas quand il écrit un conte de fées? s'étonne la Bavarde.

Un petit silence. La Frileuse :

- Décrit-on soi-même une fée, ou recopie-t-on un modèle?

Encore un petit silence.

- Mais si l'on écrit autre chose qu'un conte de fées, reprend la Bavarde, et si on change soi-même en faisant changer le personnage, personne ne doit plus pouvoir s'y retrouver.

- Eh bien! je dirais comme la Frileuse, commente le Savant, on ne décrit jamais un personnage, mais plutôt un modèle.

- Un modèle, ou même plusieurs modèles.

Je demande :

- Les modèles pris en dehors de soi-même, ou les modèles qu'on a dans sa mémoire?...

 

(Inachevé)

 

 

 






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