FOTO di VENEZIA e di FRANCIA
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ON  ME  DEMANDE  MA  VIE.


On me demande ma vie. On avait dit me l'avoir donnée.

Je dois écrire; pour l'école. Mon sentiment sur... il n'importe; c'est un piège. On cherche à savoir comme je suis, afin de se servir de moi. Jusqu'où? On devait m'apprendre à dire la vérité; j'apprends à mentir.

- Tu travailles... ou tu rêves?

Papa venait de passer - s'était-il arrêté? - devant la porte de ma chambre restée ouverte. Ayant justifié son rôle de père - "Je veille aux études de mon fils" - il s'installa (je prête l'oreille aux bruits de la maison comme le font les chats) pour regarder jouer.

Je rêve.

Non, je n'ai pas le droit de rêver, je dois me nourrir des autres, des grands auteurs qu'on me dit de lire; comme une plante mise en pot et qui n'a, pour croître, que ce que l'on veut bien mettre dans sa terre. Mais sans la lumière, que personne ne peut transformer, elle meurt.

Je rêve. Où se trouve le rêve et où se trouve le travail? Ma voisine de classe a les cheveux de pomme au four. Je dois parler de mes vacances qui viennent de se terminer - vacances passées chez des parents, dit le sujet du devoir. Si les cheveux sont ceux de ma cousine, c'est du travail d'y penser, pour l'écrire au professeur, que cela ne regarde pas. Qu'aurait-il fallu répondre à papa, qui a déjà oublié sa question?

Ce sont des mots que l'on attend de moi dans ce devoir. L'Homme a inventé des mots; c'est pratique pour tuer à distance. Comment trouver un lien entre un mot et la vie? J'écris : "Je vois ses cheveux". La gorge ne se serre pas devant un mot. J'écris mon nom, ma classe, la date : Que peut y ajouter mon esprit?

Dois-je faire ce devoir pour devenir un auteur ou pour apprendre à remplir des questionnaires? "Acceptez-vous d'être esclave?" Qui répondra "Oui" à cette question? Mais qui s'étonnera d'être chassé de l'école faute d'avoir obéi?

Où est-il, le miroir magique qui dit à la princesse qu'elle est la plus belle? "Miroir, dis-moi qui je suis!" Le miroir me montre ce qui est derrière moi. Des hommes; ce sont eux qui répondent : "Nous disons que tu es..." mais qui sont-ils eux-mêmes?

Un jour, j'ai demandé à ma voisine de classe : "Tes cheveux, c'est ton masque?" elle a ri, j'ai vu ses dents. Ces hommes, dans le miroir, je les connais, ils sont là, en classe, ils me parlent, ils me disent..., je dois les écouter, mais je n'entends que leur masque.

Il ne fallait pas me parler des tragédies grecques; et puis me dire d'être sage.

En classe, pour ne pas parler, ma voisine m'écrit ce qu'elle pense. J'ai entendu chuchoter : "Ils ont des secrets!" Cela voudrait dire qu'elle n'écrit que pour moi? Bien sûr, c'est pour moi. Si un autre lisait ce petit papier, il n'y verrait que des mots.

Pourtant, un jour, quelqu'un a pris un de ces petits papiers. Il l'a montré à ses camarades; un groupe s'est formé dans la cour. Je les entendais rire, pousser de petits cris, parler peut-être. "C'est très beau" portait le petit papier; c'était à propos d'un air de musique. Les commentaires étaient passionnés. On pouvait donc faire parler des mots qui ne voulaient rien dire. Ce que ma voisine de classe avait écrit n'existait pas; seule existait la besogne du groupe. Fut-ce une lueur d'intérêt ou la simple envie de se moquer de moi qui poussa l'un des garçons à me demander un peu plus tard : "Qu'est-ce que tu trouves très beau, toi?" je lui répondis : "Trouver quelqu'un qui sache lire ce qu'on a écrit". Je me mis à penser au groupe qui voudra décider de ma vie en lisant mon devoir.

Suis-je le seul à rêver? Mais je ne rêve pas. Je pense à ce qui est autour de moi, sans que rien ne bouge dans ma tête; c'est seulement un regard. Dans un rêve, les images apparaissent, elles se déforment, elles changent, quelque chose fuit, le temps peut-être.

Si je ne fais pas mon devoir, ma pensée ne s'arrêtera pas. Mon professeur remarquera que mon devoir manque; sa vie en sera changée, car il ne pourra plus se laisser entraîner par la réalité protectrice. Il lui faudra parler lui-même, sans l'aide d'un ordre extérieur. D'autres employés de l'école, les parents, verront arriver la remarque de mon professeur, comme un poisson mort dans un fleuve calme qui engourdit la vue. Ils vont s'arrêter un instant, la vie prendra un peu d'avance. Dans un rêve, on est porté malgré soi, sans pouvoir résister - jamais d'arrêt. C'est un vrai rêve de sommeil. Si je ne fais pas mon devoir, vais-je les réveiller?

Téléphone. Ma voisine de classe.

- Je ne suis pas allée en vacances chez des parents, me dit-elle.

- Jamais?

- Jamais!

- Tu lui as dit?

- Oui; il m'a répondu : "Vous n'avez qu'à imaginer."

- Si tu étais un fruit...

- Si j'étais...

- Si tu étais un bonbon, tu serais un caramel.

- Qu'est-ce que tu racontes?

Je n'ai pas peur des silences au téléphone, elle non plus; ma mère parle vite pour se donner le temps de trouver quoi dire.

Je finis par répondre :

- J'imagine ce qui n'existe pas.

- Un caramel, ça existe.

- Toi aussi.

Encore un silence; je continue :

- Si tu imagines, comme il te dit de le faire, il dira que tu es hors-sujet.

- C'est lui qui l'a demandé.

- Non; ce qu'il veut, c'est que tu dises quand même que tu as été chez des parents.

- Même si c'est pas vrai? Bon, je veux bien mentir, mais comment mentir si on ne sait rien?

- Si on imaginait des choses fausses, et si elles devenaient réalité!

- Comme dans un conte?

- Non. Avec un mensonge, on peut changer une vie.

Je l'entends rire; un rire qui va vite. Il empêche de penser. Je ne comprends pas le début de sa réponse :

- ...une bonne note!

- Si tu... Oui, oui...

- C'est ce qui compte, non?

- Oui. Oui, si tu n'as pas peur d'une vie qui n'existe pas.

Elle ne répond pas. Quand c'est compliqué, elle ne répond pas. Elle attend. Je continue :

- Je ne parlais pas du devoir, Caramel. Imagine que tu sois salée...

- C'est toi qui m'appelles Caramel; si je suis salée, tu ne peux pas me le reprocher.

Silence. " Maman m'appelle ", me dit-elle, et elle raccroche.

Il me faut la rappeler. Ça va m'aider à faire le devoir moi-même. Elle comptait sur moi.

Elle comptait sur moi. Elle comptait trouver de l'aide. J'étais celui qui pouvait l'aider. J'étais cette aide. Et moi?

Je me sentais disparaître, les yeux fixes. Je devais faire, je devais dire; ayant fait, ayant dit, je disparaissais. A la prochaine demande, je devais ressusciter.

Il me faut la rappeler.

J'entends mon père et ma mère, vivre en silence. Leur demander de l'aide, moi aussi? Ils feront un devoir de gens qui savent, pas de quelqu'un qui apprend. Qui apprend, ou qui répète?

- Caramel, ils n'étaient pas là quand tu es arrivée pour tes vacances; tu es allée chez ton amie, pas loin.

- Et quand ils sont revenus?

- Très contents de ne pas s'embarrasser de toi. Tu restes chez ton amie. Tu peux toujours... parler d'eux.

Elle dit avec ironie :

- L'oiseau fait le mort quand le chat l'a attrapé.

- C'est toi, l'oiseau?

- C'est toi; le chat, c'est ta réalité.

- Le chat sera là demain, quand je lui rendrai mon devoir.

Elle ne répondit pas. Quelques instants plus tard, j'entendis la voix lointaine de sa mère : "Si tu ne parles pas, ce n'est pas la peine d'occuper le téléphone!"

"Les vacances chez des parents", murmura-t-elle; puis d'une voix gaie : "Je rentre de vacances demain matin, on se retrouve en classe!" et elle raccrocha.

Le chat était là; il regardait avec une fade résignation les devoirs s'accumuler sur son bureau. De temps à autre, son oeil s'arrêtait sur une feuille. Quel oiseau voyait-il? Pourquoi avait-il si faim, alors que j'attendais qu'il me donnât à manger?

Caramel avait déjà oublié le devoir. Son esprit était à nouveau lisse comme l'eau après un noyé. Une infime partie de moi était morte dans ce devoir. Infime et inconnue; à peine le savais-je. Je ne devais pas y penser. La mort était encore loin.

"Les valeurs morales"

Un petit papier : "Passe par chez moi, la dernière heure est supprimée". Je fais un signe - oui - de la tête. Quelles valeurs? Pourvu que le chat ne me pose pas de questions; je n'ai rien écouté. Ça vaut combien, la morale?

La salle de classe me paraît grande. De l'autre côté de la fenêtre, dans la rue, marchent des hommes; ils me surveillent. Ils ont bâti cette école; il y a des milliers de salles de classe, il y a de grands murs, il y a toute sorte de choses que je ne vois pas dans cette école, et combien d'autres dehors, derrière d'autres grands murs, que je ne vois pas non plus; et derrière des vitres, des Directeurs d'école, que les hommes dans la rue surveillent aussi.

C'est lourd sur moi.

Caramel répondait aux questions du chat; toujours les vacances, mais celles d'un Grand auteur. Le chat reculait sa tête; Caramel était une trop grosse boule de plumes à avaler. Elle disait : l'auteur montrait, faisait sentir, comprendre... C'était peut-être vrai, mais ce n'était pas ce qui comptait pour elle. Elle voulait quitter sa peau pour ne pas être reconnue; c'était l'élève qui répétait la prière - mot après mot, sans se tromper. Plus elle disparaissait, plus l'élève triomphait, plus le chat paraissait satisfait, moins il me semblait content.

Un peu de poussière d'eau tombait du ciel. Caramel avait laissé flotter son imperméable; nous avions peu à marcher de l'école à chez elle. Son visage se couvrait doucement de rosée.

- Pourquoi tu ne lui as pas répondu? dit-elle sans me regarder, tu n'aimes pas ce texte.

- Tu ne l'aimes pas non plus.

- Pour moi, il est indifférent; mais toi, tu as des idées, n'est-ce pas?

- Le chat a les siennes!

- Le chat?

- Monsieur le Professeur. Il me fait penser à un chat.

Elle s'arrêta et regarda par terre; puis elle dit lentement :

- Tu ne voulais pas me contredire?

- Si tu vas à un enterrement et si tu parles à ton amie qui enterre son père, tu lui diras que sa robe est jolie?

Elle me jeta un coup d'oeil, presque sans lever la tête :

- Pourquoi, si ce n'est pas un enterrement, tu parles de jolies robes aux filles?

Je lâchai un grognement :

- Je te parle...

- ...du chat!

Elle repartit d'un pas vif.

Rien ne vaut un bon goûter pour oublier les idées profondes. Caramel me faisait écouter de la musique qu'elle avait achetée.

- Plus facile à écouter qu'à faire, lui dis-je.

- C'est comme la cuisine, plus facile à manger.

Nous nous mîmes à rire; elle ajouta :

- Et puis, on n'a pas besoin d'apprendre à manger.

A la télé, une vie passait; ils étaient deux à se regarder, à se parler.

- Tu crois qu'il va le lui dire? souffle Caramel, assise comme moi sur le tapis.

- S'il le dit, elle s'en va.

- C'est la catastrophe!

Caramel a raison; c'est grave, une vie brisée - une vie qui n'existe pas.

Quant à nos deux vies à nous, elles n'étaient pas dans la télé; elles étaient sur le tapis, en train d'attendre ce que les images empêchaient de voir.

- On ne pense pas à soi-même, pendant qu'on regarde.

Caramel se tourne vers moi, étonnée :

- Pourquoi tu dis ça?

Je ne sais quoi répondre; elle ajoute :

- Quand on fait ses devoirs de classe, on pense à soi-même?

Caramel ne pensait jamais à elle-même. Caramel pensait toujours à elle-même. Elle pensait à ce qui la faisait sourire de plaisir, jamais à ce qu'elle était, ni à pourquoi elle souriait. Je savais pourquoi elle voulait me voir, je ne savais pas pourquoi j'étais là. Quand elle me disait de venir, un autre que moi répondait oui, et cet autre était moi-même.

Très amusant! on dirait un devoir de classe.

- Tu vois, elle n'est pas partie!

Il faut réagir vite; je réponds :

- C'est qu'il n'a rien dit!

Elle part d'un grand rire :

- Tu n'as rien écouté, comme toujours!

- Si, si; mais...

- Mais tu n'as rien compris. Tu ne comprends jamais rien; c'est toujours trop facile pour toi!

- Si c'est facile...

- Je sais, tu vas avoir raison; donne-moi la confiture.

Elle avait le pot dans la main.

Un bruit de clef dans la porte; la mère de Caramel venait de rentrer. Il fallait changer de pensée, la réalité apparaissait, il n'y avait plus de peut-être nulle part. A chaque question, il n'y avait qu'une réponse, celle qui convenait - ou qui était convenue. "Tu as fait tes devoirs? - J'en ai pas pour demain." Caramel aurait pu répondre : "J'ai pas faim", si sa mère lui avait demandé : "Tu as goûté?"

Le dialogue s'arrêtait là; ni Caramel ni sa mère n'avaient à prendre de décision. Nul ne leur avait ordonné, aucune d'elles n'avait à obéir.

Les devoirs. Le Devoir. Je dois à ceux qui m'ont donné; sans doute. Mais qui m'a donné la Pensée - et à qui dois-je la donner? Et ce ne sont pas des êtres immatériels qui me la demandent.

- Vous devriez faire quelque chose, au lieu de jouer tout le temps!

- Oui maman, mais nous ne jouons pas, nous regardons...

Maman est déjà partie, Caramel n'a pas entendu ses propres paroles.

- Il faut apprendre la leçon d'histoire, me dit-elle en fermant la télé.

Une demi-heure de dates et de batailles. Son père rentre :

- Vous travaillez? Ah, l'histoire! c'est important de connaître le passé. Que d'hommes admirables! Autre chose que les voyous qui se battent dans la rue.

Nous voici seuls de nouveau.

- Les voyous ne font pas assez de dégâts pour connaître la gloire, dis-je à mi-voix.

Nous restons silencieux.

- Il faut apprendre la leçon d'histoire, reprend-elle.

Il se fait tard; la leçon est apprise. De l'autre côté de la fenêtre, il fait nuit; nous sommes protégés par la lumière. Caramel s'approche de moi :

- Quand tu pars pour la guerre, je reste dans la caverne.

Je regarde ses cheveux de sauvage. Elle continue :

- Si un guerrier ennemi entre dans la caverne, que veux-tu que je fasse?

- Les guerriers ennemis ont trop peur de moi pour s'approcher!

J'ai le sentiment de réciter une scène. Une caverne dans une forêt apparaît, j'entends le feu craquer; par la fenêtre je vois des voitures. Il faut pourtant respirer pour rester en vie. J'entends Caramel dans la caverne au milieu de la rue :

- Alors, je surveille le feu que je n'ai pas allumé. Je prépare les aliments que je ne suis pas allée chercher. Que veux-tu que je réponde au chat?

Dehors, il fait nuit; je ne vois même pas la lumière des hommes. Je dois aller...

Suis-je seul entre chez elle et chez moi? Chez mes parents. Chez moi, chez mes parents - c'est la même chose?

Si je marchais seul, je pourrais aller n'importe où. Je vais chez... Si c'est chez moi, j'y serai seul, puisque c'est chez moi.

Si je ne veux pas être seul, je n'aurai jamais de chez moi.

Quand je vais chez Caramel...

Et elle?

Ce matin, cours de musique à l'école; ça s'apprend aussi, la musique? Une femme pleine de prose nous enseigne le mode d'emploi. Comme toujours, je bavarde.

- Vous avez, bien entendu, des commentaires à faire au lieu de travailler!

- Je lui avais demandé...

Je flanque un coup de pied à Caramel pour la faire taire.

- Je ne savais pas que la musique fût un travail.

Ma remarque pince les lèvres de l'employée. Peut-on chanter avec les lèvres pincées? Par contre, on peut punir; il vaut mieux que je me taise.

Nous devons préparer un concert; nous sommes une chorale; la réputation de la classe, de l'école... On me prendrait mon âme, si je la mettais dans l'affaire. A la maison, je demande à ma guitare de rester près de moi quand je rêve.

Caramel n'est jamais punie : elle a une belle voix; l'employée s'en est emparée et l'échangera contre des félicitations. "Vous avez une belle soliste! - Oui, c'est moi qui la fais travailler." Elle ne se souviendra même pas de celle qui a une si belle voix; du reste, c'est devenu sa voix à elle-même - Caramel gênerait plutôt.

J'ai faim; c'est bientôt le déjeuner. La vaisselle a des sons de clochette dans la cuisine. Maman est à l'ouvrage - je suis sûr que ce sera bon. Papa construit ses idées personnelles en lisant le journal; pourvu que les nouvelles soient bonnes.

- Tu n'as pas d'école cet après-midi... dit mon père qui veille à mes études.

Je l'interromps, car je crains la suite :

- Je dois jouer au tennis...

Volée, retour : il m'interrompt aussi vite :

- Tu ne penses qu'à jouer.

Le coup risque d'être gagnant; quelle défense trouver contre un père qui parle comme un journal? Je reste au filet :

- Si je gagnais de l'argent en jouant, tu ne dirais pas ça!

Le coup est faible; sa balle passe par-dessus ma tête :

- Oui, mais tu vois, là aussi, il faudrait travailler dur.

J'ai perdu le point. Je n'avais pas compris que le jeu, comme la musique, est un travail.

Mon père achève :

- Il faut battre ses adversaires pour être le premier.

Tuer serait encore mieux, sans doute. Ai-je des adversaires, en musique?

Je n'ai jamais été plus mauvais qu'aujourd'hui. Pas seulement contre mon père, mais aussi sur le court. Mon adversaire est ravi; le voici premier - primus inter nullos, mais cela ne lui importe guère; tout à l'heure, je recevrai des démonstrations d'amitié, d'autant plus grandes que sa victoire aura été plus large.

Après la partie, je m'attarde avec lui et sa soeur qui est venue voir la fin du combat. Elle a un an ou deux de plus que lui; elle me regarde comme si je sortais d'une chrysalide.

- A quoi penses-tu ces temps-ci? Tu as l'air de chercher une autre planète! me dit-elle de sa voix chantante.

- Je l'ai massacré... ricane le petit frère.

- Il n'a pas l'air d'en être tellement atteint, lui répond-elle en maggiore.

Je baisse les yeux; elle me regarde, j'en suis sûr. Je ne bouge pas. Sa voix me parvient, dolce :

- Qui t'a questionné?

Je l'accompagne parfois à la guitare; sa voix est trop faible, elle ne s'entend pas dans une chorale. Et Aoïdé, elle chantait seule?

Qui m'a questionné? Pourquoi aujourd'hui?

Il faut rentrer, maintenant. Il faut dîner; il faut parler - parler avec ceux qui posent des questions pour éteindre leurs propres pensées. Il faut... et puis, il faut dormir.

Demain...

La Terre vole, vers là-bas. Je reste sur la Terre, je vais vers là-bas. Je l'ai toujours fait. Même si je fuis, c'est vers un autre endroit de la Terre que je cours. Je trouve partout des hommes occupés. Et pour eux, c'est leur occupation qui compte; s'ils m'aperçoivent, ils me font signe, ou ils m'attrapent. Je dois faire comme eux, me disent-ils.

Il ne me faut pas rencontrer trop de monde. Je ne puis faire tout. Et qui voudra comprendre?

Ce n'est pas une autre planète que je cherche, c'est peut-être une caverne. En quoi est-ce différent, si cette caverne se trouve dans mon esprit?

Aujourd'hui, Caramel est entrée dans la caverne; il n'y avait pas de porte. Que me demande-t-elle?

Je me suis réveillé au jour naissant; j'étais tout habillé. Où avais-je dormi? Ma mère frappe à ma porte, je dois être en retard pour l'école. J'ai faim; j'ai très faim. La Terre continue d'aller, elle m'emmène à la cuisine. Maman est inquiète :

- Tu as mal dormi? Tu as l'air fatigué!

- J'ai fait un mauvais rêve.

- Je t'avais dit de ne pas manger tant de gâteau!

Je tarde à répondre; maman reprend :

- Tes devoirs sont faits?

- J'ai fait mes devoirs - ceux de l'école.

Elle hésite, ou réfléchit :

- Tu as d'autres devoirs?

Cela me fait rire :

- Oui, mais sur une autre planète!

Maman secoue la tête :

- Dépêche-toi au lieu de dire des bêtises.

Je me dépêche. L'école m'attend; la Terre m'attend. Comme si j'étais une molécule d'un grand corps que je ne connais pas. Les feuilles savent-elles qu'elles appartiennent à un arbre? Que doivent-elles faire pour l'arbre?

Après, elles tombent.

L'arbre continue à vivre, avec d'autres feuilles. Quand j'aurai quitté l'école...

L'école vit seule; avec des élèves, mais seule. Elle vit pour elle-même. Les élèves le lui permettent en lui donnant leurs nouvelles vies, comme les feuilles donnent le soleil à l'arbre.

Ni l'arbre, ni les feuilles ne sont précieux. Seule la graine est précieuse. Elle doit être libre, car elle seule est la vie.

Le professeur n'était pas content de mon devoir; Caramel n'était pas contente de moi, car j'avais oublié de lui apporter un livre qu'elle m'avait demandé. "Tu étais trop occupé hier", m'a-t-elle dit.

Hier... Ah oui! J'avais joué au tennis, et j'avais...

Je ne peux pas dire à mon professeur : "J'ai joué au tennis, et je n'ai pas eu le temps..." Je pense que ce serait très grave. Je ne pourrai pas dire à Caramel - plus tard, plus tard - "Mon temps appartenait à mon professeur, pas à toi", car ce jour-là, j'aurai disparu de la vie de mon professeur, mais pas de la vie de Caramel.

Oui, je sais, j'étais au tennis, pas en classe - et je n'avais même pas bien fait mon devoir pour le lendemain.

- Tu as raté ton devoir!

C'était le frère d'Aoïdé.

- Je ne sais pas.

- Comment, tu ne sais pas?

- J'avais mon idée.

- Comprends pas.

- J'ai écrit ce que je pensais.

Il part d'un grand éclat de rire :

- Tu crois qu'on t'écoute, toi et tes idées?

- Ceux que ça intéresse.

- Pas le prof en tout cas.

- C'est lui qui demande des idées!

Il me regarde avec patience :

- Il demande des idées, pas tes idées.

- Les idées sont forcément à quelqu'un...

- Non, seulement à tout le monde.

Il faut se taire; le professeur est arrivé. Lui seul doit parler. Il parle si nous nous taisons, il parle si nous l'interrogeons; mais il ne répond jamais.

Le cours est fini; des mots flottent dans ma tête, sans avoir pénétré mon coeur. Ai-je le droit d'apporter mon coeur à l'école? "Vous êtes ici pour travailler!" Le coeur n'est pas fait pour les travaux.

L'après-midi m'endort; je résous en somnolant les équations du jour. Copie rendue.

Un garçon à l'esprit famélique me lance en grinçant :

- T'as trouvé, bien sûr!

- C'était facile.

- Pour moi aussi : j'ai copié sur...

- Tu triches?

Il ne répond pas; il me regarde d'un air égaré, inquiet, surpris, vindicatif. Exit.

Je ne triche pas, moi. Je n'ai pas de raisons de tricher. Je savais comment faire le problème. Je sais le faire parce que je l'ai appris. Il n'avait qu'à l'apprendre, lui aussi. Du reste, ce n'est pas à l'école que je l'ai appris. Il n'avait qu'à se débrouiller. S'il avait gagné un point, au tennis, il n'irait pas tricher afin de le perdre! Quand on est le plus faible, on n'a qu'à perdre, c'est tout; et ne pas déranger les plus forts.

Combien de plus forts que moi vais-je rencontrer dans ma vie?

Si je pouvais changer de vie... Tuer ceux dont je ne veux pas en les laissant exister. Je n'aurais rien fait de mal.

Dois-je emporter mes souvenirs? Sans emmener les êtres que je veux garder?

Si je sais que je peux partir n'importe quand, aurai-je encore des envies? Que faire d'une partie de tennis quand la balle est perdue?

Si l'on me demande ma vie, est-ce pour que je ne puisse pas m'en aller, ou parce que sans moi personne ne saurait dans quelle vie il se trouve?

Ils ne savent pas nager; ils s'agrippent tous à moi. Je suis au milieu d'un grand fleuve; le courant nous entraîne. Je dois lutter pour ne pas couler. Si je réussis, j'irai au bout du fleuve - dans la mer, encore plus grande. La brume estompe les rives.

- Tu es en retard!

J'étais en retard. On est en retard lorsque rien n'est plus possible. Il s'agissait du dîner.

Mes parents avaient invité... des amis. Comment explique-t-on ce mot dans les textes littéraires?

- Comment vont tes études? Tu as de bonnes notes?

Il faut être deux pour faire une note. Que dois-je donner en échange? Apprendre ce que l'on me dit d'apprendre? Oublier ce que je sais?

- ...mauvaises influences!

Ah oui, c'est vrai! Il ne faut écouter que la foule.

- ...tu veux faire dans la vie?

- Avoir des amis.

Ma réponse fait naître les grésillements de la braise sur laquelle on jette de l'eau. Le silence va se faire, mais il effraie trop ma mère qui jette sa voix pour le chasser :

- Tu ne peux pas répondre normalement?

Par à-coups, la conversation reprend; une conversation dite générale, ce qui veut dire qu'elle ne concerne personne. On parle de ce que font les autres - "dans la vie", sûrement. Ils ont mal fait. On parle de ses propres succès - chacun a été le premier. Ce n'est plus la peine que j'annonce avoir été le premier de ma classe : ce serait banal. Je n'ai pas été le premier; je ne fais rien comme les autres. Les... amis des parents ne me posent plus de questions; ils m'abandonnent avec le fils de l'un d'entre eux, un garçon de mon âge, considéré comme mauvais élève. Je suppose que je ne mérite que ça, puisque je suis incapable de parler avec les grandes personnes!

Il est très content. Il aime le tennis, la conversation est toute trouvée. Il me parle de ses succès : "J'ai gagné contre..."

- Mais tu sais, ajoute-t-il, mes parents trouvent que je joue trop...

- Oui, il faut que tu travailles, c'est ça?

- Oui, c'est ça, oui.

- Et encore, ça suffit pas.

- Ça suffit pas?

Il n'est pas très vif; je le sais. Il faut expliquer. J'explique :

- J'ai eu une mauvaise note à mon devoir.

- Tu l'as raté?

J'avale ma salive.

- Je ne l'ai pas raté.

- Pourquoi...

- C'est ce que je veux t'expliquer!

- Pourquoi tu as eu une mauvaise note?

Je soupire... très fort.

- Ça t'ennuie? me dit-il.

Je perds le fil; je perds plutôt patience. Le temps d'essayer de trouver une phrase, le revoilà :

- Ton père n'est pas content?

J'ai envie de lui répondre : "C'est moi qui ne suis pas content!" Mais il ne comprendrait pas. Je ne suis pas content de lui, mais peut-être seulement parce qu'il... qu'il ne pense pas comme moi, peut-être? Je reprends :

- Non, ce n'est pas ça...

- C'est ta mère?

Je ne sais plus... je me mets à rire :

- J'ai passé tout mon dimanche à faire ce devoir...

- C'était difficile!

- Non, c'était intéressant.

Là, j'ai gagné! Il ouvre la bouche et les deux yeux et ne trouve plus rien à dire. Je continue, mais je crois que je ne parle plus que pour moi-même :

- J'ai voulu faire un devoir; un devoir, c'est ce qu'on doit faire. Mais je ne pensais pas que je le devais à une seule personne, rencontrée par hasard dans une école. Je pensais à ceux envers qui j'aurais d'autres devoirs, plus tard, et j'essayais de faire mieux que ce que l'on m'avait demandé.

- C'est ça, le texte qu'on t'a donné? C'est pas mal, mais c'est dur.

- Mais non, c'est ce que je pensais moi, dimanche!

Il me regarde, amusé, sourit gentiment, se met à rire.

- T'es drôle! me dit-il d'une voix longue; tu as vu la partie...

Son ton de voix devient plus vif : la partie de tennis était autrement passionnante.

Dimanche, encore un autre dimanche. Je ne fais pas un devoir, je me promène. Aoïdé voulait je ne sais quoi à propos de son frère. Elle m'a appelé. Nous marchons lentement; il pleut.

- Il ne peut pas te juger.

Elle ne continue pas. J'attends la suite. Elle se tait longuement.

- Je suis allée - sa voix est suave - chez le bijoutier, reprendre mon bracelet; j'ai trouvé la réparation mal faite...

Elle a un très beau bracelet - élégant.

- ...Il m'a répondu :

            "- Si vous en savez plus que moi!

            "- Non, lui ai-je dit, mais je pense...

            "- Vous n'êtes pas bijoutier, vous ne pouvez pas juger!" son interruption fut péremptoire.

Elle marchait à côté de moi, mais me regarda comme si elle était face à moi. Son frère n'a rien à voir dans cette histoire. Nous marchons toujours; les rues nous sont familières - calmes, silencieuses malgré le bruit fade qui nous protège. Elle ne dit rien, mais je sens qu'elle m'a donné le temps de comprendre; comprendre ce qu'elle allait me dire.

- Il peut seulement juger le devoir qu'il t'a imposé. De toi, ce qu'il veut, c'est que tu acceptes, c'est ton accord.

Je l'écoute comme on regarde le vide, du haut d'une falaise. Je murmure :

- Je me tue en tombant!

- En tombant?

Je ris - ou plutôt c'est un hoquet. Je lui parle de la falaise. Elle ralentit sa marche; on dirait qu'elle a posé la tête sur sa main pour réfléchir. Elle me dit d'une voix lente :

- Il te retient sur le bord, sinon tu ne peux plus lui servir de rien.

- De quoi puis-je lui servir?

- D'arme.

- Contre qui?

Elle a un sourire triste; elle ne répond pas, elle sait que je comprends. Une fois donné l'accord qu'il me demande, je fais partie de la horde.

La pluie s'est arrêtée; des nuages blancs viennent nous rendre visite. Où sont-ils quand le ciel est gris?

- On ne peut pas marcher sur un nuage, dit Aoïdé d'une voix ironique.

- Pourtant, c'est ce que...

- Je sais; toi tu peux. Mais si ton juge t'accompagne, le nuage ne le portera pas.

Je n'ose répondre; ni en paroles, ni en pensée. J'ai envie de me cacher dans le gros flocon blanc qui flotte là-haut. Je cherche quoi dire.

- Ton horloger...

Elle m'interrompt en riant :

- Je n'ai pas aimé ce qu'il a fait; je ne l'ai pas jugé.

Un soleil sans chaleur tente de nous éblouir; nous lui rendons son sourire qui fait briller les yeux d'Aoïdé.

- Tu te promènes?

Ça ne se voit pas? Une sorte de livreur de gros paquets s'est approché d'elle. Elle répond "Oui", que pourrait-on répondre d'autre? Ensuite, ils se parlent. Le livreur est un copain de son frère, qu'il a connu dans l'eau, un jour de compétition. Le livreur est grand et fort, il étudie dans une université.

- Ça va les études?

Avec une tape sur mon épaule, ça ne peut s'adresser qu'à moi. En quoi ça t'intéresse?

- Je ne sais pas.

Il n'a pas écouté ma... réponse. Le voilà parti après avoir secoué l'épaule d'Aoïdé.

Le soleil n'est plus là, je n'ai pas allumé dans ma chambre; le livre reste dans mes mains, la musique s'endort peu à peu.

Il fait encore nuit lorsque je me réveille. Comment vais-je entrer dans la nouvelle journée? Mais il y a l'école qui ferme toutes les autres portes. Ah oui, j'avais ma leçon à apprendre hier soir! Apprenons.

Il faut traduire dans une langue qui n'est pas la mienne; j'ai donc une langue, moi? Je ne parlais pas en naissant, je ne crois pas. Et si j'en avais eu une, toute à moi? Change-t-on de pensée quand on change de langue?

Le professeur me demande seulement un échange de mots : c'est facile. Ce soir je vais chez Caramel, elle a invité des amis; une des filles ne parle que la langue dont je suis en train d'éplucher les mots pour n'en conserver que... les épluchures.

Enfin, le petit déjeuner. "Oui, j'ai appris ma leçon! Je peux même la réciter!" C'est vrai, je pourrais la réciter; mais "même", ce n'est pas vrai.

Je ne suis pas en retard, j'obtiens des compliments; je veux dire des compliments pour ma leçon. "C'est bien!" Ah, c'est bien? Qu'est-ce qui est bien? J'ai dû marmonner trop fort, car on me prie de ne pas bavarder.

Les heures passent.

Caramel ne veut même pas que je passe par la maison; il faut que j'aille tout de suite chez elle. Le chemin se fait en sautillant - c'est elle qui sautille. Impossible de dire un mot - rien. J'avais envie de parler, je ne peux même pas bouder. Mais je n'ai aucune envie de bouder! En voilà une idée! Du reste, je suis assez content, je me sens même... oui, content - vraiment.

Je commence à rire, presque à sautiller, moi aussi. Les yeux de Caramel sont avides. Nous sommes arrivés.

Les amis, eux, ne sont pas encore là. Caramel a faim, moi aussi j'ai faim. Grignotage des gâteaux préparés pour le soir; chocolat à boire, chocolat à manger.

Les aventures à l'école font la conversation. Il y a deux vies à l'école : celle des élèves; celle de la classe - avec les professeurs. Ces deux vies ne se connaissent pas. Les aventures sont simples, mais percent les murs de l'école.

- Pourquoi elle lui a parlé? Je croyais qu'ils étaient fâchés.

Je ne sais pas de qui parle Caramel. Ah si! D'une fille aux grands yeux qui a toujours l'air d'être en train de se noyer. Caramel continue, la bouche pleine de gâteau :

- Il lui a donné une feuille; je n'ai pas vu ce qu'il y avait dessus.

- Qu'est-ce que ça peut te faire?

- Rien. Elle était avec toi tout à l'heure...

Je laisse un silence avant de répondre :

- Elle voulait un renseignement...

- Ils vont bientôt arriver; on n'a même pas le temps de voir un film.

Je ne m'ennuie pas. Caramel a un joli pull; elle a souvent de jolis pulls.

Invasion des amis. Les parents se réfugient - heureusement! - dans leurs appartements. La soirée a commencé.

La soirée existait par elle-même; elle nous donnait des ordres que nous ne pouvions refuser de suivre, sous peine d'exclusion. Quelqu'un dirait : "Ah, celui-là!" et celui-là serait chassé. Non qu'il y eût désaccord, mais la soirée devait seule exister.

Certains voulaient s'élever au-dessus des autres; ils y arrivaient par moments, à tour de rôle. Sur ma guitare, la note la plus haute est une note de guitare.

L'un admirait un chanteur, sachant qu'il plaisait à sa voisine; l'autre parlait des qualités d'un poëme, ce qui montrait sa propre capacité de l'apprécier.

Les discours étaient divers; tout le monde mangeait.

Je m'étais trompé; la fille qui parlait une autre langue parlait tout de même un peu la nôtre. Il n'y avait plus d'efforts à faire; on savait tout au moins si elle voulait des gâteaux ou de la limonade. Elle disait bien quelque autre chose. Mais la soirée commandait la traduction, comme la guitare la note. On ne pouvait même plus savoir si cette traduction venait de celle qui parlait ou de ceux qui écoutaient. Les rêves restaient à l'écart des paroles.

Un frisson de curiosité m'entraîna à l'abri du remous de ses mots; d'où venait cette apparence qui, seule, était perçue?

- Viens m'aider - à la cuisine; il faut apporter de l'orangeade.

Là, l'apparence était en accord avec l'injonction de Caramel. A la cuisine, tout en m'affairant, j'entamai une longue conversation :

- Un mot est un nuage; un nuage qui peut se changer en pluie ou s'éloigner, tout blanc, dans le ciel bleu.

- C'est toujours joli ce que tu dis. Viens. On s'amuse bien ce soir.

Retour au salon; une fille habillée de bleu jusqu'aux cheveux proteste :

- Ah non! On sera assez tôt en classe! Ce soir, je fais ce qui me plaît!

- Quand tu parles, répond un intellectuel, c'est comme de faire une rédaction.

Tout le monde a entendu; éclat de rire général. L'intellectuel se défend :

- On réfléchit quand on parle; c'est pareil pour un plan de rédaction.

L'assemblée surveille. La demoiselle tempère son courroux : sur sa peau blanche, le rouge n'irait pas avec le bleu.

- Je suis ici pour m'amuser, pas pour réfléchir, dit-elle d'une voix posée.

J'interviens :

- Alors, c'est comme à l'école, tu es ici pour une raison unique.

Caramel se précipite : distribution d'orangeade, de canapés - je me retrouve à l'autre bout du salon.

Là, il faut parler des mérites du dernier tournoi de tennis - qui est d'ailleurs le prochain; en fait, s'arrête-t-il jamais? On parle bien des joueurs, mais ceux-ci ne sont glorieux que parce qu'ils font des prouesses. Dans ce tournoi ou peut-être dans un autre. Mais s'ils faisaient ces mêmes prouesses, ou de plus grandes, en jouant avec des amis, ils ne provoqueraient que l'agacement de ceux qui seraient battus. "Tu as de la chance!" serait le seul... compliment.

- Tu n'as pas encore dansé!

J'ai tout de même la présence d'esprit de répondre à Caramel :

- Je t'attendais!

Ma danseuse déborde d'énergie, mais son corps est privé de toute résistance lorsque je la tiens. Il faut se trémousser; suffisamment vite pour que l'esprit reste engourdi. J'éprouve le sentiment d'une danse éternelle à laquelle je ne pourrais échapper que par une volonté qui me viendrait d'en dehors de moi-même.

Ce matin, le soleil est triste, et peine à transpercer la brume qui pousse sur le sol. C'est l'heure où l'école s'éveille. Les élèves s'enfournent par paquets à travers le portail qui sera bientôt clos.

J'attends. J'attends dehors; je sais que je n'entrerai pas. Pourquoi?

- Presse-toi! On va être en retard!

Le frère d'Aoïdé appuie son conseil d'une bourrade. Je résiste :

- Pas envie d'y aller.

- Vrai? répond-il d'une voix joyeuse; eh bien, tu as une revanche à prendre au tennis, allons-y!

Je ne ressens plus le froid qui m'enveloppe; la lumière du jour m'apparaît. Je sens un étau se desserrer, dans lequel ma pensée était prise.

- Qu'est-ce qui t'arrive? Tu en fais une tête!

En guise de réponse, je me mets à rire; il s'inquiète :

- Arrête...

- La vie nous attend. Regarde, elle est partout; partout, car le Portail vient de se refermer.

- Tu es fou!

- Peut-être. Mais de ce côté du portail, je parle moi-même, je ne suis pas un simple écho!

Il me regarde fixement, en silence. Je lui rends - avec retard - sa bourrade, en ajoutant :

- Allons jouer.

Le jeu ne fut pas palpitant; mon adversaire était distrait et je devais souvent lui faire remarquer une balle bonne alors qu'il pensait l'avoir lancée hors la ligne. Il perdit sans paraître s'en apercevoir; lui ayant annoncé que la partie était terminée, je m'attirai cette réponse :

- Je n'aurais pas dû danser avec elle.

- Avec qui?

- Celle qui a des cheveux plus noirs que le jais.

Je me souvins de ma curiosité frissonnante; lui, il avait donc parlé avec elle. Je repris avec naturel :

- Tu as réussi à comprendre ce qu'elle disait? Elle ne parle que sa langue, je crois.

- Je pensais avoir compris.

Silence. Il mâchonne - sans rien dans la bouche.

- Et puis, continua-t-il, elle souriait.

- Alors, tu es content!

Je savais bien qu'il ne l'était pas. Il se mit à battre des bras, puis répondit avec un soupir :

- A l'école, on ne m'a pas appris qu'un sourire aussi doit se traduire.

- Peut-être qu'un sourire ne se traduit pas; peut-être qu'il ne veut rien dire.

Il parut soudain inquiet; la tête basse, il fit entendre d'une voix sourde :

- Je croyais que seuls les mots pouvaient mentir.

- C'est quelquefois avec un sourire qu'on nous demande d'obéir.

- Où est le mensonge?

- On nous dit toujours que c'est pour nous.

Mon silence répondit à son silence.

Dimanche. Pas d'école, mais promenade avec les parents. Il fait beau.

De quel monde parlent-ils? Dans leur monde, il y a des choses, beaucoup de choses; des choses qui ne s'animent jamais. Il y a des désirs, des désirs de s'oublier en parlant d'eux-mêmes à travers les autres. Il y a la colère de n'être pas... Il y a le bonheur, qui efface pour eux les autres mondes.

Peuvent-ils m'aimer si je ne fais pas partie de leur monde?

Ma guitare est restée chez moi; je ne peux pas l'emporter en promenade. J'ai essayé une fois. "Il faut savoir choisir", a dit mon père. Moi qui ne sais même pas choisir l'air que je joue. Une musique que j'ai entendue ou peut-être que j'ai... composée; les sons suivent les images indécises qui pénètrent dans mon esprit comme au travers d'une eau troublée par la brise. "C'est joli ce que tu joues, de qui est-ce?" demande quelquefois ma mère.

- Tu ne dis rien, tu t'ennuies?

Que répondre? Je ne m'ennuie pas, je parle à Caramel - qui doit être chez elle en ce moment. Je ne peux pas leur dire... Ils verraient ma vie, et je ne sais si ma vie ne s'en fanerait pas.

Trouver une réponse a été inutile; ma mère a découvert que j'avais froid et que je devais mieux me couvrir. Moi, j'ai plutôt chaud, mais je laisse faire; un nid ne se quitte pas facilement.

Ce matin, j'y serais bien resté dans mon nid, au creux de mon lit. Mais la vaisselle tinte déjà dans la cuisine, l'école attend. "Les devoirs sont faits?" Mais oui, ils sont faits! Ma mère ne me demanderait pas si j'ai appris quoi que ce soit d'important.

- J'ai faim!

- Tu pourrais me répondre!

Ma mère se fait un devoir d'être inquiète - en fait elle est même persuadée de l'être. C'est un peu gênant parce que je sais bien que je ne suis pas sûr... de mes travaux. Mais quel sentiment de grandeur lorsque je la rassure. Un chef d'Etat ne ferait pas autrement.

Le chef d'Etat est parti pour l'école se noyer dans la foule d'autres chefs d'Etat.

Caramel attend frileusement près du portail. Dès qu'elle m'aperçoit, elle se précipite :

- Pourquoi tu ne m'as pas appelée hier?

- Hier?

J'ai répondu "Hier?" pour me donner le temps de deviner ce qui n'allait pas. Caramel ne veut pas que je devine; elle me bouscule :

- Non, demain! Pourquoi tu ne m'as pas appelée?

- J'étais avec les parents; nous sommes allés...

- J'avais besoin de toi.

- Tu avais un ennui?

- Je ne peux avoir besoin de toi que si j'ai un ennui?

La prudence commande le silence.

La classe. Les fenêtres. Les branches d'arbres sans feuilles qui frémissent là où elles sont le plus fragiles. Caramel n'avait rien dit depuis. Elle écrivait; je suivais le mouvement de sa main sans comprendre... Le professeur parlait; sa voix était grave et belle - mais elle non plus n'avait pas de feuilles. Où étais-je? J'étais loin, j'étais avec Caramel, là-bas, là-bas, où... Je n'arrivais pas à comprendre qu'elle était à côté de moi. Etait-elle près de moi? Oui, là-bas... Son pull sentait la chaleur; je perdais peu à peu la conscience...

- Tu n'écris pas?

J'ai sursauté; sa voix m'a paru un ouragan. Toute la classe...

Non, toute la classe écrit. Le professeur parle. Sa voix est grave et belle - elle n'a toujours pas de feuilles.

Ce soir, je suis au théâtre. Les parents d'Aoïdé avaient parlé d'une pièce où l'on rit. Mon père a expliqué qu'il s'agissait d'une pièce drôle, ma mère a ri. Le père d'Aoïdé est au bout de la rangée, sa mère tout près d'elle - le petit frère les séparant à peine. Ma mère à côté de moi tient à ce que je m'amuse. Mon père a l'air de réfléchir. Quand Aoïdé rit, elle se penche un peu vers moi, sans vraiment me regarder.

Les acteurs sont excellents; ils fabriquent la vie sur mesure. Le hasard est interdit; c'est une bonne pièce.

De temps à autre, j'oublie de rire; les lumières de la scène paraissent vouloir me happer - comment peuvent-elles me voir dans le noir de la salle? Je ne veux pas aller là-bas, dans la clarté. Aoïdé a ri, en me regardant cette fois-ci; j'ai fait une grimace, je pense que... non, si je ris, je me retrouverai sur la scène - j'ai la sensation qu'Aoïdé veut m'y emmener. Elle rit de bon coeur, la réplique était drôle; si je vais vers les lumières, il me faudra dire, il me faudra dire le texte, le texte, le texte qui n'est pas le mien, qui n'est pas de moi. Les rires continuent, la pièce ne s'arrête pas; elle n'attend pas, elle ne m'attend pas.

Le rideau doit être baissé depuis un moment déjà. C'est l'entracte. Les gens marchent sur place. Aoïdé a fait manoeuvrer la foule pour éloigner les parents, frère compris.

- Ce n'est qu'une pièce de théâtre!

Pourquoi me dit-elle ça?

- Pourquoi me dis-tu ça?

- Tu as l'air de réfléchir en regardant.

- Et pourquoi...

- Pas à la pièce, tu as l'air de réfléchir à autre chose.

- Non...

- Si.

- Bon, alors à quoi?

- Je ne sais pas. A toi.

- A moi?

- Oui, tu penses à toi, comme si tu devais donner la réplique aux acteurs.

- Les acteurs sur la scène?

Elle s'arrête, me prend le bras :

- A quelle scène penses-tu?

- A l'école, peut-être.

- Tu joues, à l'école?

Oui, je joue, à l'école.

- Oui, mais à l'école, mon texte...

Je laisse un silence; Aoïdé me presse :

- Ton texte ne te plaît pas? Ou c'est l'auteur qui ne te plaît pas?

- Il n'y a pas d'auteur; chaque personnage me donne le texte - son propre texte - de la réponse que je dois lui faire.

- Moi aussi?

- Toi, tu cherches à me faire dire ce que je serai content d'avoir dit.

Elle me lâche le bras :

- Tu es fâché?

A-t-elle l'air triste? Je me mets à rire gaiement :

- Quelle idée! Je n'ai rien compris à la pièce, c'est pour dire quelque chose!

Elle ne m'a pas cru. J'ai regardé le reste de la pièce avec plus d'attention. Je n'ai rien compris.

Aujourd'hui, le chat nous a parlé de la Pensée grecque. Il y a donc une Pensée grecque; les plus grands auteurs grecs s'en sont certainement inspirés, et c'est pour cela qu'ils sont devenus de grands auteurs.

- Pourquoi ils parlent toujours des dieux? demande Caramel.

- Quel langage...

- Oh, ça va! tu n'es plus en classe!

Je m'étire paresseusement sur le tapis.

- C'est pratique, un dieu; on peut inventer tout ce qu'il a dit, puis l'enseigner à tout le monde.

Caramel m'écoute avec attention; comme je n'ajoute rien, n'étant pas très passionné par le sujet, elle s'impatiente :

- Oui, et alors?

- Tu as du chocolat?

Elle me regarde patiemment sans me répondre. Un soupir, et elle va me chercher le chocolat.

- Et alors? redemande-t-elle.

- Ah, les dieux!

Je ne sais trop quoi dire. Heureusement, Caramel a des idées.

- Ils sont importants, ces dieux, regarde tout ce qu'on fait pour eux.

- Et tout ce qu'on fait à cause d'eux!

J'ai retrouvé du souffle; je continue :

- On ordonne en leur nom...

- Tu as vu les beaux temples qu'on construisait?

- Oui, c'était pour parler...

- Et les belles statues!

- Comment veux-tu que je t'explique?

Caramel me regarde avec gentillesse.

- Tu veux encore du chocolat? me demande-t-elle.

J'ai mangé presque toute la tablette.

- Je... je ne t'ai rien laissé...

- Ça n'a pas d'importance. Explique-moi.

- Je ne suis pas le chat; je pense simplement que les employés des dieux...

- C'est qui, les employés?

- Tu sais bien, ceux qui parlaient en leur nom.

- Ah oui, et alors?

- Alors, je crois qu'ils en ont bien profité, des dieux.

- Parce qu'ils habitaient les beaux temples?

- Avec les statues, c'est ça!

- C'est bête, ce que je dis.

- Mais non, mais non.

- Il y a des filles plus intelligentes que moi.

Je lui jette un coup d'oeil étonné - est-il seulement étonné?

- Qu'est-ce qui t'arrive?

Elle ne répond pas tout de suite - mais il n'y a aucun silence.

- Pourquoi fallait-il de beaux temples?

Sa voix est impatiente; je cherche une réponse. Elle ne m'en donne pas le temps :

- Tes... employés, ils étaient tout de même très importants; je pense plutôt que c'étaient eux qui commandaient!

- Ça n'empêche pas.

- Tu te moques de moi.

J'ai une hésitation avant de répondre :

- Ce n'est pas de toi que je me moque. Je me représente tous ces... commandants; ils n'étaient pas sur la même terre que ceux à qui ils parlaient - s'ils voulaient bien leur parler.

Caramel m'écoute, immobile.

- Parle-moi d'autre chose, dit-elle d'une voix qui gratte.

- C'est toi qui voulais...

- Oui, mais tu as l'air d'être...

Elle est toujours immobile, ses yeux se sont élargis; elle ne dit plus rien. J'éprouve la sensation d'avoir voulu ébranler l'univers; l'univers va-t-il m'anéantir?

Cours de dessin cet après-midi. Quelqu'un a sacrifié des fleurs pour notre passe-temps - j'avais vu des fleurs à la campagne l'autre jour, j'aurais pu les dessiner. Il faisait beau, il fallait se promener. Je n'aime pas dessiner les fleurs en train de mourir.

Caramel regarde avec attention. Les fleurs, ou son dessin?

- Les deux, bien sûr!

Elle a répondu ça avec une sorte... Ce matin, elle avait évité les petits papiers habituels. Une sorte de prudence, peut-être. Pourquoi?

Le professeur l'a, bien sûr, félicitée. "Là, rajoutez... là, regardez... c'est très bien." C'est quoi "très bien", pour ces fleurs qui n'auront jamais de fruits?

- Tu veux que je t'aide un peu?

Je suis un peu surpris de l'offre de Caramel. Je regarde mon dessin : je n'ai encore presque rien fait. Elle me sourit avec gentillesse et un peu d'anxiété. Pourquoi?

Mon dessin grossit, devient joli; d'autres fleurs sont nées sur le papier - c'est vrai, Caramel dessine "très bien".

- Tu peux continuer maintenant, me dit-elle en abandonnant ma feuille.

- Je vais le garder.

Elle n'a pas bougé; son crayon ébauche un dessin dans l'air. Elle se détourne de moi pour regarder avec attention sa feuille à contre-jour.

Aujourd'hui quelques garçons de ma classe m'ont emmené voir ce jeu où "on ne joue qu'avec les pieds!" - remarque faite par un intellectuel qui préfère des jeux plus intellectuels. C'est la première fois que j'y vais. C'est intéressant, on voit tout le terrain et on peut se rendre compte de la manière dont se placent les joueurs. Je m'attarde par moments sur ceux d'entre eux qui ne participent pas à l'action. Je me demande à quoi ils pensent; je suppose qu'ils observent et se préparent...

- Qu'est-ce que tu regardes?

- Je...

Non, non, il m'interrompt; à vrai dire il ne devait pas attendre de réponse :

- Tu as vu Krkrv, il est extraordinaire!

Krkrv doit être le nom du joueur, mais j'ai mal entendu; mon voisin est passionné, il m'explique ce qui se passe sur le terrain. J'ai l'impression qu'il parle pour lui-même, peut-être pour s'assurer qu'il se passe vraiment ce qu'il pense. Moi, je vois des joueurs de talent se disputer la balle, ainsi qu'on doit le faire; c'est amusant de voir une astuce surprendre l'adversaire, c'est impressionnant de voir une balle frappée fortement aller avec précision à l'endroit voulu.

Mais que voit-il, lui? Lui, et apparemment tous les spectateurs? L'accomplissement d'une magie. Il ne regarde pas avec ses yeux, mais avec sa pensée. La balle est guidée par son cerveau; si elle obéit, il est en extase, sinon c'est l'abîme.

Je me suis contenté de regarder, mes camarades ne m'inviteront plus la prochaine fois.

Ce matin, il pleut sur le chemin de l'école. Si ce n'était pas le chemin de l'école, il pleuvrait tout autant. J'irais bien sur cet autre chemin, mais où mènerait-il? là où personne ne m'attend. Caramel ne voudra jamais venir avec moi.

Me voilà en classe. Petit papier : "Ils étaient importants parce qu'ils disaient ce que les dieux avaient dit." Je réponds : "Les dieux n'existent pas." Papier : "Tu fais exprès. Pour eux ils existaient." Je ricane - sur le petit papier : "Bien sûr; sans les dieux, c'est eux qui n'existeraient pas!"

Le professeur intervient. Plutôt que d'écrire des bêtises, nous ferions mieux d'écouter le Cours d'Histoire. Je réponds qu'il s'agissait des dieux grecs, mais ce n'est pas le cours d'aujourd'hui.

Le professeur m'a posé une question; j'ai lu la réponse sur le livre de Caramel. Le professeur est content de ma réponse. Il ne sait pas que je l'ai lue. Caramel pousse le livre un peu plus près de moi pour le cas où je devrais répondre de nouveau. Elle est contente que j'aie lu sur son livre.

Je m'aperçois que j'ai pris de la valeur aux yeux du professeur. Oh! très peu bien sûr, mais... Dois-je perdre cet avantage parce que les dieux grecs... Et s'ils existaient vraiment ces dieux grecs, que me diraient-ils? Peut-être que si je pouvais lire à travers les murs, j'aurais encore plus de valeur aux yeux du professeur.

Petit papier de Caramel : "Si je pouvais te faire entrer le livre par un trou dans la tête, tu pourrais répondre à tout! Par le nez, par exemple!" Je la vois rire en silence. C'est vrai, c'est là que j'aurais une grande valeur.

Après le cours, je raconte l'affaire, pour m'amuser, à un garçon d'une grande classe. Il est indigné :

- Si je te vois faire ça à un examen, je le dis au surveillant.

- En quoi ça t'ennuie?

- Ça ne m'ennuie pas, mais je considère...

Suit un cours de morale - peut-être celui qu'il vient d'apprendre.

- ...je ne te raterai pas!

Il a achevé sa tirade avec les yeux brillants d'un chasseur faisant feu sur un animal sauvage enfermé dans une cage. L'animal ne comprend pas, mais ne ressent-il pas que l'Homme le connaît, et n'en a-t-il pas peur pour cette raison? Alors, s'il pouvait le tuer...

Caramel m'entraîne pour me parler d'un devoir. Je suis distrait.

- Tu es encore en train de penser, me dit-elle.

- Tu te souviens de l'oiseau qui faisait le mort?

- Oui.

- Quand on obéit, on ne fait rien par soi-même, c'est comme si on faisait le mort.

- Obéir... aux parents - à l'école?

- Obéir à ce qui doit être fait.

- A ce qu'on nous dit de faire?

- Oui... non... oui. Peut-être.

Caramel se met doucement à rire.

- Pourquoi tu ris?

- Tu as peur de ce que tu as envie de faire.

- Je n'ai pas envie d'obéir.

- Tu as peur...

- Oui, j'ai peur.

Caramel me regarde d'un air étonné. Non, je m'imagine qu'elle a l'air étonné, parce que... elle devrait avoir l'air étonné. Mais elle a un regard aigu; une blessure s'ouvre en moi. Je connais Caramel depuis combien de temps? Qui décide de ce qui doit être fait?

La pluie s'en est allée; je me sens alangui par le pâle soleil de cet après-midi. C'est bon de ne penser qu'à la balle qu'on doit frapper; le frère d'Aoïdé devrait en être la victime. Mais j'ai beau ne penser qu'à la balle, celle-ci ne pense pas du tout à moi. Et j'ai encore perdu.

Nous rentrons en flânant.

- J'ai perdu mon stylo, me dit-il.

La Fatalité semble s'être abattue sur lui. Je tente de le consoler :

- Tu ne l'aimais pas...

- Je n'en ai point d'autre! m'interrompt-il avec emphase.

Je réponds sur le même ton :

- Tu viens d'avoir tes subsides, achètes-en un autre!

- Le malheur, c'est que j'ai tout dépensé.

- Si vite?

Il se tait; j'insiste :

- C'était tellement nécessaire?

- Non, non. Non... c'était pour... enfin... un amusement.

Un silence; je me sens gêné.

- J'ai trois stylos, lui dis-je avec nonchalance, viens chez moi, tu choisiras.

Il me remercie d'un sourire, et, gentiment moqueur :

- Je n'aurai le choix qu'entre deux seulement, je ne pense pas pouvoir prendre celui que ma soeur t'a donné!

Nous éclatons de rire.

Aujourd'hui, je ne suis pas allé jusqu'à l'école. L'envie de voir d'autres vies exister ailleurs. J'ai pris un train qui allait loin - en m'assurant tout de même que je pouvais rentrer dans l'après-midi. Aucune raison, aucun but. Voir.

Je voyais; des endroits inconnus pour moi, assez semblables à ce que je connaissais d'habitude. Mais le train ne s'arrêtait pas, les paysages n'étaient que des paysages, la vie que j'y devinais passait sans qu'il me fût possible d'y entrer. Je m'imaginais marcher sur ce chemin, entrer dans cette maison, parler à cet homme, mais ce paysage s'évanouissait pour faire place à cet autre et je retrouvais cet autre chemin, cette autre maison, cet autre homme qui ne me répondait pas, dont la vie ne dépendait pas de la mienne. C'était comme la lecture d'un livre, qui me parle sans m'entendre.

Un homme, pourtant, vint à ma rencontre; il était aimable, bienveillant même. Il s'arrêta près de moi en souriant et me dit :

- Votre billet, s'il vous plaît.

Ce soir, j'ai évité le dîner. "Non, je ne suis pas malade - Oui, j'ai mangé des gâteaux - Oui - Oui - Oui - Oui."

Non, je n'ai pas envie de travailler, ce soir; du reste, il n'y a rien à faire qui en vaille la peine.

A qui raconter mon... voyage? De plus, il n'y a rien à raconter. Les parents? "Tu aurais dû..." ou "Tu n'aurais pas dû...". Le chat? il ne dirait rien, mais après la classe, la nuit venue, il regarderait - j'allais dire de ses grands yeux verts immobiles, mais là j'analogue! - il regarderait dans les recoins du gros paquet des devoirs rendus si ma copie... Le frère d'Aoïdé? il ne me croirait pas. "Tu avais bien une raison - raconte!" ou encore "Tu aurais pu m'en parler; je serais venu avec toi." Evitons d'autres exemples.

Une des filles de la classe - un sourire plein de confiture, une jupe qui bouffe à la taille - ne se confie qu'à son chien, "Lui, au moins, il me comprend".

Peut-être qu'un chien... m'écouterait; mais de quelle manière? La sienne, bien entendu. Il me faudrait parler sa langue - si je pouvais la connaître toute. Mais rien de plus, rien de plus. Le reste est perdu, ou s'en retourne vers moi. Quant à lui proposer quoi que ce soit... Ce qu'il fait de lui-même, oui; sinon, l'obliger? Mais je ne pourrai jamais lui faire manger ce que son estomac ne peut digérer. De même pour moi, oui. Nous ne mangeons pas les mêmes choses. Ce dont j'ai vraiment peur? Si ce chien était mon maître, que me laisserait-il manger?

Ce matin, en tout cas, le déjeuner était énorme, et j'avais faim. Ma mère était inquiète, mais ne parlait que de choses gaies. A travers les paroles de ma mère, mon père s'était lancé dans un discours qui sentait bon la préparation - quel beau devoir c'eût été! - et qui était destiné à me faire comprendre que la vie personnelle n'était admissible qu'en société. Le dîner que j'avais manqué hier au soir avait fort bien nourri les pensées paternelles.

Ma mère m'accompagna jusqu'à la porte... de la maison, mais je sentais qu'elle aurait voulu aller jusqu'à l'école. Elle savait, certes, que je m'y rendais, mais c'était une sorte de bonheur de me savoir dans ce qu'elle pensait sans doute être un temple grec.

Le professeur d'histoire parlait d'époques moins anciennes. Je l'écoutais en pensant à une amie de ma mère; elle aussi parlait du passé, bien qu'encore plus récent. Telle voisine avait fait ça, tel voisin avait dit ça; il ne manquait que le lieu et le jour précis pour que ce fût un autre cours d'histoire.

Où était donc la différence? Bien entendu, les événements étudiés par le professeur étaient considérés comme étant plus importants que ceux décortiqués par l'amie de ma mère - encore que je ne sois pas sûr qu'elle eût prêté grande attention à cette remarque - cependant, la seule différence que moi je ressentais, était celle des obligations que je devais avoir envers le professeur et l'amie de ma mère.

Le but poursuivi par l'une et l'autre me paraissait être le même : je devais suivre le bon exemple et me défier du mauvais. Mais pour ce qui était de choisir entre les opinions de l'une ou de l'autre, y avait-il quelque raison qui ne fût pas la crainte seule?

Deux petits papiers de Caramel étaient devant moi; ils devaient être là depuis un moment, car le deuxième disait : "Tu es fâché?" Le premier me demandait ce que j'avais fait hier. Je répondis - par la même voie - "Non" et "j'étais pas là".

- Ça, je sais, dit Caramel presque à voix haute.

Quiproquo. Le professeur a compris que c'était à son intention. Caramel s'en sort avec peine, n'ayant manifestement rien écouté. Elle s'en sort toujours, elle sait réciter.

Echange de petits papiers :

- Tu ne veux rien dire?

- Je te raconterai.

- Ce soir?

- Oui.

- Chez moi?

- Oui.

Il faudra expliquer à mes parents, cette fois-ci. Après hier soir...

Ma mère était triste. "Ah bon! Ne rentre pas trop tard, ton père..."

Le goûter est somptueux. Que se passe-t-il donc aujourd'hui? J'observe Caramel pendant qu'elle apporte les victuailles. Elle est tout occupée par ce qu'elle fait, elle surveille avec attention, inquiétude presque, ce qu'elle met devant moi. Ma mère fait de même.

Je dois parler de mon... voyage. Caramel ne me le demande pas, mais... ne touche pas au goûter - et me regarde.

Je commence - maladroitement; elle me regarde toujours - fixement. C'est comme de répondre à une question d'un professeur. Je bute sur les mots, je me répète. "Les vies de l'autre côté de la fenêtre du train".

- Tu t'ennuies avec moi, dit Caramel avec calme.

- Mais non...

Elle ne bouge pas; je sais que... ce n'est pas ça qu'il faut dire. Il ne faut pas non plus se taire. Je... non, je ne sais pas ce - si - non - ce qu'il faut dire. Par chance, l'émotion, l'embarras, me fait venir les larmes aux yeux. Caramel renverse son pain d'épice.

- Je suis méchante, je suis méchante.

Je lui prends le poignet, et le serre fortement, longtemps.

Elle s'est tue; elle ne bouge toujours pas.

Un sourire tranquille apparaît; elle hoche lentement la tête.

- Viens m'expliquer le problème de géométrie, dit-elle avec douceur, ça me fera plaisir.

J'ai bien dormi, cette nuit. Au déjeuner du matin, j'avais envie de parler; ma mère aussi, je crois. Le temps de trouver quoi dire, j'étais dehors. Le frère d'Aoïdé m'attendait devant la porte de l'école. Il voulait venir chez moi après la classe, avec un ami, me dit-il, préparer le devoir de mathématiques, qui était à première vue très difficile. "Entendu, lui dis-je." Dans la journée, j'en parlai à Caramel, qui ne parut pas intéressée par cette réunion. "Ça fait trop de monde", dit-elle sans me regarder.

La réunion commença après un bon goûter; ma mère nous offrit thé, confitures, compliments sur notre ardeur au travail. Quant au travail, s'il ne fut pas ardent, il nous permit tout de même d'arriver au résultat espéré. Le soulagement fut égal à notre première inquiétude et nous pûmes parler de sujets plus agréables - ce qui nous valut au bout d'un moment, de la part de mon père, des remarques sur les grandes décisions et leur réalisation.

Nous n'en continuâmes pas moins à parler de ce qui nous plaisait. Les sujets étaient variés et je participais de bon coeur à la discussion. Reparties cinglantes, affirmations péremptoires, théories sur le Monde... des filles de la classe, la conversation était animée et joyeuse. Le temps passait sans heurts.

Il fallut tout de même nous séparer - l'heure était tardive. Resté seul, je me sentais de bonne humeur, sans appréhensions; la vie paraissait lisse.

Sommeil, école. Le soir, nous devions avoir du monde à dîner; heureusement il y avait Aoïdé - avec sa famille, sinon j'aurais été sûr de m'ennuyer. Pas de devoirs pour le lendemain, nous pouvions parler de ce qui nous plaisait. Ce qui nous plaisait. Comme hier. Ah, hier! Je voulus raconter nos discussions à Aoïdé... je voulais raconter...

Ce n'étaient pas les mots qui me manquaient; ni même les idées : on avait parlé de tant de choses. Son frère avait déjà commencé le compte rendu; ce qu'il disait était vrai, était intéressant. En l'écoutant, je ne comprenais pas pourquoi moi, je ne trouvais rien à dire. Que manquait-il? Ma vie. Une vie dite par lui ne me paraissait pas être ma vie. Il y avait tout, mais il n'y avait personne. Ni moi, ni lui. Cette conversation d'hier soir aurait pu être tirée d'un spectacle; et cette fois-ci le texte était de moi, au moins pour une part. Ma vie était-elle donc vouée à un spectacle?

- Comment vont les études?

Encore. Encore, encore et toujours. La conversation se généralise.

Il faut travailler pour réussir.

- A l'école on ne travaille pas, on apprend, dis-je.

La conversation continue : la jeunesse, la responsabilité, la vie - ah oui, la vie, quelle vie? - le froid qui est de saison, l'art, la poésie qui n'existe plus, la..., les... Et si je devais raconter cette conversation? J'entends encore celle d'hier au soir, dont celle-ci paraît être la suite.

- Quand tu grandiras...

J'ai attrapé cette phrase au passage; quand je grandirai, rien ne changera donc?

- Tu as bien travaillé.

Je ne sais à qui s'adressait ce compliment; peut-être à moi. Je redis assez fort :

- A l'école on ne travaille pas, on apprend.

La conversation s'arrête. Ma mère propose un plat. Mon père parle :

- Pour bien apprendre, il faut travailler; je...

- Pour bien apprendre, il faut qu'il y ait quelque chose à apprendre.

Un invité remercie pour le plat.

Aoïdé intervient, sans doute pour voler à mon secours :

- Tout n'est pas passionnant, mais il y a tout de même des sujets...

- Tu crois que les parents savent ce qu'on apprend?

Mon père parle :

- Tu as un programme qui correspond à ta classe...

Je veux l'interrompre; j'y renonce.

- ...pour chaque matière. Tes professeurs savent mieux que toi ce qui contribue à te former l'esprit...

Cette fois, j'interromps :

- Mieux que toi aussi?

Le frère d'Aoïdé s'y met :

- Ecoute, tant qu'on a de bonnes notes...

- Alors, ne te plains pas si ton père te fait un jour des reproches; en cherchant un peu, tu trouveras bien quelqu'un pour te donner raison.

Mes paroles paraissent l'étonner.

- Parce que tu ne cherches pas les bonnes notes, toi, sans doute?

Je lui réponds calmement :

- Je n'ai pas besoin de les chercher, elles viennent toutes seules!

- Arrêtez, tous les deux, s'exclame Aoïdé, vous ennuyez tout le monde!

"Tout le monde" n'était pas ennuyé, "tout le monde" n'écoutait pas; leur conversation était redevenue générale. Je ne fais pas partie des conversations générales.

Les parents au salon, nous trois dans ma chambre. Je n'arrive pas à me faufiler dans la conversation dont je fais pourtant partie. Trois mots avec Aoïdé, et son frère fait irruption. Je suis content de parler avec lui, mais il me faudrait être deux avec eux. C'est-à-dire personne.

- Il faut bien en passer par là, dit-il; après, tu seras quelqu'un. Moi aussi, d'ailleurs, ajoute-t-il en riant.

- Donc, pour être quelqu'un, il faut d'abord accepter ce que veulent les autres.

- Je pense comme toi, dit Aoïdé avec un soupir, mais les études nous apportent tout de même...

Elle a buté; je réponds ironiquement :

- Un bracelet dépend du bijoutier qui l'a fait... ou réparé. Tu n'étais pas contente de ton bijoutier; tu en as changé, je crois.

- Elle n'est jamais contente de rien; tu sais bien à quel point elle est exigeante!

J'insiste :

- Au point de changer le programme qu'on nous enseigne?

- Elle n'est pas le professeur...

- Ce n'est pas lui qui pourrait changer quoi que ce soit...

Aoïdé me regarde fixement.

- Tu as raison, dit-elle lentement, il faudrait savoir qui fait ces programmes.

- Il doit y avoir des gens spécialisés pour ça, propose son frère.

- Un spécialiste ne peut décider que de ce qui concerne sa spécialité; mon père a parlé de former l'esprit, qui en est le spécialiste? Le professeur de mathématiques, ou le bijoutier qui décide peut-être aussi des programmes de l'enseignement de la bijouterie?

- Tu nous ennuies avec tes histoires, bougonne le petit frère.

Aoïdé ne dit rien, puis... ajoute :

- Je n'ai même pas changé de bijoutier.

Ce matin, je me suis levé tard. Il fait sombre dehors; il va pleuvoir. Que faire aujourd'hui? Du travail, bien sûr. Je n'ai rien envie de faire. Je me traîne à la cuisine, manger quelque chose. Je n'ai pas faim.

- Tu es malade?

Ma mère s'inquiète; d'habitude, je me lève plus tôt. Je la rassure :

- Non, je n'ai pas envie de me lever.

- Tu veux déjeuner?

- Tu n'as pas peur que je n'aie plus faim à midi? dis-je en riant.

- Viens manger.

Je n'ai toujours pas faim; la pluie se met à tomber. Il fait sombre. Je mordille mon pain; confiture.

Le salon; je feuillette un journal - celui d'hier. Le monde entier veut donc savoir qu'un chien a mordu un homme - si encore ça avait été le contraire! - qu'un autre, un autre homme je veux dire, s'est blessé à la jambe en tombant de son vélo - pardon, c'était en voiture, c'est tout de même plus sérieux; à l'autre bout de la terre - j'exagère un peu - on se passionnera pour ces deux frères qui se sont disputés pour une place de président d'une association sportive, association regroupant il est vrai l'ensemble des sportifs de la nation - du reste cela porte, je crois, un autre nom qu'association; toute une ville, située loin, loin d'ici, se penchera, avec le frisson de l'aventurier, sur le tableau détaillé des dépenses quotidiennes de mes voisins - certes, cela fait beaucoup de voisins; le pays entier étudiera, mieux qu'à l'école, le discours de cet homme politique et de cet autre qui est d'un avis contraire; et le bébé qui vient de naître en ce pays ignoré de tous dans une famille quelconque - mais il a failli mourir - et d'une mort rare, alors!

- Tu t'intéresses aux nouvelles!

Mon père est surpris; il y a de quoi : je ne lis jamais le journal.

- Quand je lis ça, j'ai l'impression d'être derrière mes rideaux à surveiller les voisins, alors que ça ne me regarde pas.

- Les nouvelles politiques concernent ta vie.

- Tu veux dire la vie de tout le monde.

- Oui, et la tienne aussi.

- Je ne sais pas.

- Pourquoi? Tu n'es pas comme tout le monde?

Je ne réponds pas; mon père s'impatiente :

- Eh bien, réponds!

Je ne réponds toujours pas. Pourquoi répondre? Si je donne un avis à moi, ce ne sera pas celui que je dois donner, celui qui se met à la place prévue et qui en a les dimensions exactes. Et alors, qui voudra changer ces dimensions pour y recevoir... moi?

- Evidemment, tu n'es pas comme les autres!

Evidemment. Si c'est évident, à quoi bon... J'arrive tout de même à placer une réplique, entendue quelque part :

- Chacun a sa personnalité...

Je ne sais trop, à dire vrai, ce que ça signifie; mon père a déjà entamé sa tirade. Je ne suis pas capable de tout écouter, ou de tout entendre, je ne sais pas. "Personnalité qui participe", c'est au singulier ou au pluriel? Si c'est au pluriel, il y en a donc plusieurs.

- Tu ne m'écoutes pas! s'irrite papa.

- Tu as dit personnalité au singulier?

- Je ne comprends pas.

Mon père finit par comprendre; mais je ne suis pas à la bonne place dans son exposé. J'ai un petit sourire; c'est comme en classe, ce n'était pas le programme du cours de ce jour-là.

- Qu'est-ce qui te fait rire?

Je ne riais pas. Ah si, c'est vrai, j'avais souri! Comment expliquer? Mais mon père est déjà ailleurs dans son discours :

- Tu ne te rends pas compte des responsabilités...

Ce ne sont certainement pas des responsabilités de même nature que celles qui m'incombent à moi en général. Les miennes me servent à recevoir des reproches si je n'ai pas été parfait, celles dont parle mon père sont de nature supérieure - ce sont les responsabilités de ceux qui veillent sur moi; et ceux-ci ne sauraient encourir de reproches - je suis le seul à pouvoir être mis en cause.

Mes réflexions doivent me donner un air absorbé; mon père paraît satisfait :

- ...content que tu m'écoutes sérieusement. Certes, on peut avoir des idées personnelles, mais c'est de leur diversité que naissent les conflits. Si chacun acceptait d'abandonner courageusement ses propres idées pour adopter avec modestie celles de tous les autres, les hommes pourraient enfin vivre heureux!

- Les bêtes sont-elles heureuses?

Je ne sais d'où venait ma réponse; mon père ne paraît plus satisfait :

- Je pensais que, pour une fois, tu voulais parler avec ton père; je vois...

- J'ai envie de parler, je t'assure. Mais tu voudrais qu'un autre parle à ma place; un autre que tu entendrais se faire l'écho du monde où nous vivons...

- Tu ne pourrais pas parler simplement?

- C'est bien ça; un écho est toujours simple - il ne fait que...

- Oui, merci, je sais ce qu'est un écho!

- Il est des échos déformés, comme les glaces qui défigurent; mais si quelqu'un se regarde dans cette glace, c'est toujours lui-même qu'il verra.

- Tu es bien compliqué aujourd'hui! s'exclame ma mère qui vient d'entrer au salon.

- Oh, tu sais, c'est un grand savant! dit mon père du ton que l'on prend devant un esprit particulièrement épais.

Ma mère pense qu'il faut nous calmer :

- Allons, allons, c'est dimanche aujourd'hui!

Dimanche! C'est le jour où... Je le dis à voix haute :

- Dimanche; c'est le jour où l'on ne doit pas se réveiller.

- Tu vois, renchérit mon père.

- J'ai préparé un bon gâteau...

Je n'ai pas écouté, mais le gâteau a pénétré sans peine dans mon esprit. J'ai senti ma pensée se brouiller. Je suis irrité :

- Il faut que je dise que je suis content; et c'est vrai, je suis content...

- Eh bien, si tu es content, ce n'est pas une raison pour te fâcher!

- Je ne me fâche pas, maman, mais il me faudrait parler toute ma vie de gâteaux, pour que tu sois contente!

Ma mère s'est arrêtée - comment dit-on? - les bras ballants; c'est plutôt ce qu'elle pense qui m'a paru ballant. J'ai un peu honte de ce genre d'idée. Au moins, je n'ai rien dit - est-ce suffisant pour atténuer ma gêne?

- Si j'avais su...

- Mais non, maman, le gâteau, c'est comme ça, je voulais dire autre chose...

- Puisque tu es tellement savant, interrompt mon père, tu devrais pouvoir te faire comprendre!

- Je veux bien essayer. Voilà. Lorsque je parle, je ne dois jamais montrer quoi que ce soit d'inhabituel...

- Tu veux dire de choquant.

- C'est la même chose, papa, c'est la même chose. Seulement, s'il ne faut parler que de choses connues, je ne dois jamais parler de moi. Si je parle d'un gâteau, tout le monde sait ce qu'est un gâteau - il y en a d'autres...

- Et toi, interrompt de nouveau mon père, tu es unique!

- Tu ne m'avais pas dit que j'avais un jumeau!

Maman est désolée :

- Tu as des ennuis?

Je ris - pas joyeusement :

- Des ennuis d'un genre connu, que l'on sait guérir?

- Des ennuis à l'école?

- Oui maman, non; ce n'est pas à l'école, c'est ici. L'école est ici. Vous vous êtes débarrassés de moi en m'envoyant à l'école; il me faut y être toujours - même quand je suis ici, à la maison. Ce n'est pas vous qui me faites découvrir la vie, vous voulez que ce soit l'école. Vous voulez que ce soient des indifférents, des inconnus, dont vous ne savez rien. On dit aux enfants de ne pas suivre un inconnu dans la rue, mais il faut que je sois à la merci de ce même inconnu s'il fait partie d'une troupe acceptée par... tous les autres, comme disait mon père tout à l'heure!

Un silence s'est fait dans ma tête; un grand silence qui s'est étendu à toute la maison. Personne ne peut plus parler. Ma mère devrait remuer des casseroles - mais non, nous sommes tous dans le salon. Mon père - je ne regarde pas mon père; peut-être ne veut-il pas que je le regarde. Les mouvements paraissent être difficiles à faire; bouger... l'oiseau ne bouge pas devant le chat. Le chat me fait penser à la classe où je serai demain, où il sera aussi. "Racontez un dimanche à la maison. A l'aide des souvenirs puisés dans vos lectures..." Non, les souvenirs, ce sont les miens; les lectures doivent permettre d'ordonner... il faut faire un plan...

Mon père regarde le tapis. Ma mère pleure doucement.

Ce matin, je suis parti sans déjeuner. A l'école... étais-je à l'école? j'entendais les bruissements des discours professoraux; Caramel me parlait, je la voyais pleurer - mais non, elle ne pleurait pas, c'étaient les gouttes de la brume qui recouvraient son visage.

La brume... la brume m'a suivi à travers toutes les classes, aujourd'hui. Caramel me parlait; j'aurais voulu comprendre... comprendre ce qu'elle pensait, à travers ses paroles que je n'entendais pas.

Elle est inquiète. Je ne voudrais pas qu'elle soit inquiète, parce qu'elle va me demander... non, elle ne demande rien, elle m'a entouré de gâteaux, d'orangeade, de...

Elle parle - ou elle ne dit rien, je ne sais pas. Je dois lui répondre, je dois manger les gâteaux, je suis bien, là, sur le tapis, comme d'habitude.

De retour à la maison, au lit, il faut dormir. "Tu seras fatigué, demain, à l'école", m'a dit ma mère. Mon père a hoché la tête avec résignation - c'est l'effet que produit son hochement de tête; à la vérité, il pense peut-être à autre chose - pendant le dîner, il a parlé de ses affaires, ou de politique, ou des deux.

Je ne suis pas fatigué et je n'ai pas sommeil. J'ai fait ce qu'il fallait pour l'école du lendemain. Et si je n'avais pas eu d'école, demain? Ma mère m'aurait-elle dit : "Tu seras fatigué, demain, à..."? Je ne dois être reposé que pour l'école? "Bien sûr, c'est là que tu apprends..." dirait mon père. Il a raison; c'est là. Alors, ailleurs, c'est inutile de vivre? "Mais si, quand le travail est fait, tu peux t'amuser!" Ça, mon père me l'a dit souvent.

A l'école, il faut travailler; ailleurs, il faut s'amuser. "Mais enfin, personne ne t'oblige à t'amuser!" Là, je ne sais pas qui dirait ça - c'est peut-être moi. Mais si je fais quelque chose en dehors de ce qu'on me dit de faire, ça s'appelle comment?

- De la désobéissance, bien sûr! me répond en riant Aoïdé.

Je suis chez elle parce que son frère m'a demandé de rapporter un livre qu'il avait prêté à un ami. "Tu as l'air triste", m'a-t-elle dit; je lui ai raconté mes pensées profondes d'hier soir.

- Tu ris, tu ris; je me demande moi, si j'existe.

- Ce n'est pas mon frère qui se poserait ce genre de question, dit-elle, toujours en riant.

- Je t'assure. Je suis allé chercher le livre chez son ami; il n'était pas là, sa soeur ne s'est même pas aperçue de ma présence.

- C'est le livre que tu es allé chercher. Tu es vexé?

- Mais non, ce n'est pas... ah!... Mais... ça m'est bien égal...

- Ça se voit!

Je m'énerve :

- Elle n'a pas vu qu'un être humain était apparu...

- Elle aurait dû se mettre à genoux?

- Tu... écoute...

- Oui, j'entends!

- Mais non... Tu as déjà vu des chiens ensemble? Ils ne se voient pas...

- Tu n'as jamais vu de chiens jouer entre eux?

- Mais si. Mais ce n'est pas ça. Ils ne se voient pas - ils ne se connaissent pas. Cette fille ne m'a pas vu!

- Elle n'est pas la seule fille au monde; moi, je te vois, je crois.

Je réponds d'une voix saccadée :

- Oui; mais oui. Mais oui, tu me vois. Mais tu me connais déjà. Elle ne me connaissait pas. Elle ne peut voir que ce qu'elle connaît, alors? Comment fait-on pour voir la première fois?

- Calme-toi. Elle est comment, cette fille? Je ne la connais pas.

- Je ne sais pas.

Aoïdé sourit calmement :

- Tu vois, toi non plus tu ne l'as pas vue!

J'ai ouvert la bouche pour répondre, mais rien ne vient - aucune pensée n'arrive à mon esprit. J'entends Aoïdé me parler; je ne sais ce qu'elle dit, pourtant cela me calme, en effet. Je ne comprends pas - j'étais calme, j'avais seulement envie de comprendre...

- Je voulais comprendre...

Je tombe au milieu d'une phrase; elle me regarde d'un air amusé.

- Oui, que voulais-tu...

Je l'interromps :

- Je ne sais pas ce que tu veux savoir.

- Je n'ai rien demandé.

- Non, pour cette fille, je ne sais pas ce que tu veux savoir.

- Cette fille?

- Oui, tu m'as demandé comment elle était.

- Oui.

- Comment elle est... quoi?

- Quoi?

- Oui. Ce qu'elle pense, ou... si elle a les yeux bleus?

- C'est plutôt ce que tu penses que je voudrais savoir, dit lentement Aoïdé.

- Ce que je pense d'elle?

- Non, de toi!

- Ce que je pense de moi?

- Non. Tu es malheureux?

Je n'ouvre pas la bouche, cette fois-ci. Je réponds au bout d'un moment :

- On est heureux comment?

- Si tout le monde est content de toi.

- Si je pense...

- Personne ne peut savoir ce que tu penses; on ne connaît que ce que tu dis.

- Tu veux dire que je peux mentir?

- Non, seulement il est impossible de dire une pensée. Pour décrire un paysage, il faut un chapitre - une pensée est plus vaste.

Je me demande si je suis effrayé. Mais de quoi? Je la regarde bien en face :

- Tu voudrais lire ma pensée?

- Oui, comme quand on ouvre...

- ...ma tête!

Aoïdé sourit gentiment.

- Ce serait amusant, dit-elle après un silence.

- Oui, surtout si l'on veut refermer la tête ouverte.

Le silence est parcouru de frémissements; le murmure d'Aoïdé le transperce :

- Quelquefois, tu m'effraies; si tu n'avais pas ton âge...

- Je serais toujours le même, et tu me connaîtrais.

- Mais je te connais! Tu l'as dit toi...

- Je sais, je sais. Mais tu me connaîtrais en sachant que je serais toujours le même...

- Ce n'est pas...

- Oui, mais si je devais changer, tu pourrais dire : "Il a changé."

Aoïdé tente de rire; sa voix arrive par secousses :

- Parce que je ne pourrais...

- Non. Tu sais bien : les enfants grandissent! Les grands sont grands. Quand je serai grand, je n'aurai plus le droit de grandir - ni de changer. Si je change, on me fera des reproches "Quel menteur" - "On croyait le connaître" - "On ne peut pas compter sur lui", alors qu'aujourd'hui, on n'attend - on n'espère! - de moi qu'une seule chose : que je change - "Comme il a changé, votre fils!" Suit un rictus de joie : le fils va bientôt rejoindre l'amas des statues humaines.

Le frère d'Aoïdé est rentré; il est dans sa chambre. Il nous a vus immobiles et silencieux, et ne s'est pas décidé à nous adresser la parole. Peut-être a-t-il pensé que nous nous disputions et qu'il nous gênait? Il faut que je lui dise...

Aoïdé interrompt mes pensées :

- Tu veux rester toujours le même et tu veux aussi pouvoir changer...

- Si le monde autour de moi se met à changer, que dira-t-on de moi si je reste le même?

- Que tu as du caractère - ou de la personnalité.

- "Que l'on acquiert en grandissant", te dira mon père.

Aoïdé sourit.

- La chenille doit devenir papillon, dit-elle doucement.

Ce soir, je n'ai toujours pas sommeil. Je n'ai pas non plus envie de travailler. J'ai à peine mangé. "Je suis enrhumé", ai-je trouvé comme excuse. C'était une bonne excuse; maman m'a entouré de son affection - un rhume, ça ne pense pas.

Le devoir de mathématiques était facile; je l'ai fait sans m'en apercevoir. "Tu n'as aucun mérite", me dit mon père dans ces cas-là. "C'est le travail qui doit être récompensé", ajoute-t-il quand je fais mine de protester. Il a peut-être raison, après tout. L'homme à force de travail est parvenu à construire des avions. Ce ne sont tout de même pas les oiseaux qu'il faut récompenser; non, ceux-là, on les mange. Y a-t-il eu un premier oiseau - celui qui s'est demandé si l'on pouvait voler? L'a-t-on mangé, lui aussi?

Caramel m'appelle au téléphone; elle ne se sort pas du devoir de mathématiques. Je n'ai pas envie d'entrer dans les explications; je dicte et promets de venir demain lui "donner un cours". Cela la fait rire. "Je vous remercie, Monsieur", me dit-elle; l'intonation de sa voix me la montre faisant une révérence.

Impression bizarre; peut-être inquiétante. Le sentiment d'une obligation - puis-je ajouter : décidée par moi-même. Quelle obligation? La solution du problème de géométrie? Non, non, ce n'est pas ça. J'ai dit à Caramel... non, je lui ai donné... non, c'est comme si j'avais apporté ce qui lui était nécessaire et que j'étais le seul - mais non, c'est idiot, n'importe qui aurait pu faire la même chose! N'importe qui.

Il est trois heures. Trois heures de la nuit. Je n'ai pas pu rester là... j'ai dû m'endormir. Heureusement les parents ne se sont aperçus de rien; ils ont dû penser que je travaillais, et puis ils sont allés se coucher. Je vais me coucher, moi aussi. Impression bizarre; mais pas inquiétante. J'ai envie de m'endormir. Demain, il faudra aller à l'école; je n'aurai peut-être pas envie, mais... je pense que j'aurai envie.

Le tapis est jonché de calculs, les feuilles s'emmêlent avec les gâteaux; Caramel écoute avec... j'allais dire :reconnaissance. Je suis un peu gêné; je ne m'imagine pas être un grand professeur, je lui fais peut-être croire... Mais je sens toujours cette obligation - celle de cette nuit.

- J'ai compris!

Caramel a les yeux brillants; elle répète :

- J'ai compris!

J'ai envie d'être important. J'ai la sensation d'avoir seulement fait ce que je devais et la crainte m'envahit : ai-je fait ce qu'il fallait?

Caramel roule sur le tapis.

- Je ne croyais pas être capable de savoir, dit-elle la voix pleine, je croyais pouvoir seulement faire.

- Pour faire, il faut savoir.

- Moi, j'apprends; puis je fais ce que j'ai appris. Mais je ne sais pas.

- Là aussi, tu as appris?

- Non, j'ai compris; c'est comme si j'avais quelque chose de plus.

- Oui, tu as ce que tu as compris.

- Non; c'est autre chose. C'est comme grandir, on est plus long.

- Plus haut, tu veux dire.

- Si tu veux. Toi, tu es toujours plus précis. C'est bien.

Sa réponse m'étonne; c'est quoi, être plus précis? Je lui pose la question. Elle me répond d'une voix enfiévrée :

- C'est comme de recopier au lieu de traduire...

- Oui, si on change de langue.

- Même sans changer de langue; si je vis sur une planète où il n'y a que des chiens, je peux comprendre, je peux apprendre, je peux savoir comment marcher à quatre pattes. Mais les chiens me diront toujours que je ne veux pas bien faire ce qu'il faut. Ou que je ne suis pas douée.

- Tu as fait...

Je ne sais pas à quoi je dois répondre; pour me laisser le temps de penser, je continue :

- ...ce que... pourquoi tu...

- Pourquoi je réfléchis? Cela m'arrive aussi, de réfléchir.

- Je sais...

- Tu sais? Tu sais beaucoup. Tu as raison. On trouve naturel que cert... certains parlent de leurs réflexions; si je dis aussi... cela paraît curieux à ceux qui m'écoutent. Mes parents ne m'écoutent pas, ils attendent les réponses à leurs questions. Tu m'écoutes... mais... mange; pourquoi tu ne manges pas?

Je suis resté avec un gâteau à mi-chemin de ma bouche - sans doute entr'ouverte, je ne sais pas.

Caramel me donne des tapes sur la main, celle qui est libre, et roule de nouveau sur le tapis.

- Maman trouve que je ne travaille pas assez, me dit-elle de l'autre bout de la chambre en me regardant attentivement.

- Ta mère?

Elle se met à rire - un léger carillon qui se prolonge en emplissant ma tête. Comment faire pour penser? J'entends :

- Mon père seul pourrait avoir ce genre d'idées? N'est-ce pas?

Elle se met à plat ventre.

- Oui, c'est bien mon père qui a dit ça, ce n'est pas ma mère, dit-elle au tapis.

Il est temps de réagir.

- Mon père aussi me dit la même chose, dis-je avec assurance.

- Tu peux te défendre contre ton père. Il faut terminer le devoir; sinon, je vais tout oublier.

La semaine s'est passée sans entrer dans mon souvenir. Tous les jours, je parle, on me parle; sur le moment, rien ne paraît plus important que les sujets abordés. Le jeu, les jeux au cours desquels la vie s'arrête, alors qu'on la défie. Elle est là parmi nous, la vie, pendant que nous jouons, nous la prenons tout entière. Le jeu est fini, et la vie avec lui. C'était un leurre, la vraie vie était ailleurs; mais alors, ce qui s'est passé pendant le jeu, c'était quoi?

Il y a eu d'autres sujets. Je n'arrive pas à me rappeler ces mots, pour lesquels ils se sont battus; qui donc s'est battu? Etait-elle là, cette vraie vie que je ne peux saisir?

Les filles de l'école. Elles ont des préoccupations qui ne sont pas les nôtres, à nous les garçons. Nous leur parlons, elles nous parlent; sur le moment, rien ne paraît plus important que les sujets... non, ce sont elles qui dirigent les sujets. Nous, nous passons notre temps à protester. La vraie vie vole au-dessus de nous, trop haut pour moi. Les filles de l'école paraissent parler à cette vie-là.

En voici une qui arrive; elle est avec un garçon. Ils se rapprochent; le garçon me fait signe. C'est le frère d'Aoïdé. C'est vrai, il voulait... il m'avait parlé d'une amie - c'est bien elle.

Elle est assez petite - j'en suis surpris, sans comprendre pourquoi. Elle a des yeux rieurs, tout bouge en elle. Elle parle vivement, en souriant comme on sourit aux petits enfants pour les rassurer.

Le frère d'Aoïdé paraît en effet bien rassuré et prend une pose protectrice; il me la montre, la décrit, l'explique, sans se rendre compte qu'elle s'est plus révélée elle-même par sa simple présence.

- Il m'a beaucoup parlé de toi, dit la jeune fille en me souriant.

Pourquoi sa lèvre, celle du dessous, tremble-t-elle légèrement? Un sourire plein de moquerie me vient, moquerie pour les mots que je m'amuse à ne pas prononcer : "J'espère en bien!" ou, pire : "Pas en mal, j'espère!" Du coup, son sourire se met à hésiter, le tremblement se fige - le frère d'Aoïdé ne voit rien - je commence un rire, couronné d'yeux malicieux, qui jette l'affolement chez... j'allais dire l'ennemi - c'est idiot. Je trouve :

- Il ne m'a pas parlé de toi!

Ses yeux cherchent à s'échapper; j'ajoute :

- Il est prudent.

Le frère intervient :

- Je t'avais prévenue!

La jeune fille reprend sa contenance qui bouge, mais ses yeux regardent un tout petit peu de dessous.

- Mais non, il dit ça pour plaisanter, lance-t-elle avec un rire sans sonorité.

- Ce serait une nouveauté! grince le frère.

- Pas du tout! Ta prudence est en réalité très limitée.

- Comme tu es désagréable! Regarde comme elle est ennuyée.

- Au contraire, proteste-t-elle, c'est plus drôle comme ça. Ton ami est vraiment curieux. Non, je ne veux pas dire... je veux dire... je ne sais pas comment dire!

Elle éclate de rire.

- J'ai l'impression, continue-t-elle, de le connaître déjà depuis toujours. Et de ne pas le connaître du tout. Oui, de ne jamais pouvoir le connaître.

Le frère m'a jeté un coup d'oeil étonné. Il baisse la tête - ça veut dire qu'il réfléchit.

- Je ne sais pas comment fait ma soeur pour le comprendre.

- Elle cherche peut-être à savoir ce qu'il veut.

Là, c'est moi qui ouvre de grands yeux.

- Pour quoi faire?

J'ai répondu brutalement. Elle me regarde en face :

- Elle s'intéresse à toi.

- Elle s'intéresse à moi ou à ce que je veux?

- Demande-lui.

- Eh bien, venez tous les deux à la maison; ma soeur y est, ça va être passionnant!

Personne ne s'en est rendu compte - en tout cas pas moi - et nous voici réunis tous les quatre.

Aoïdé a fait les déclarations d'usage : "Tu es très gentille, tu es très" ...jolie jupe, "tu es très" tout ce qu'on veut. Son frère happe au passage ce qui lui convient, je veux dire les compliments sur son amie - laquelle, du reste, ne happe rien du tout, et surveille d'un regard qui joue à cligne-musette, tout en laissant paraître avec constance son sourire à éclipses.

- Tu chantes, m'a dit ton frère.

- Oh, seulement pour le plaisir...

- Tu aimes la guitare, aussi?

- C'est joli...

- C'est plus intime qu'un piano.

- Bien sûr, dis-je suavement, il n'y a que six cordes.

- Tu nous chantes quelque chose?

- Tu vas avoir un vrai concert; ma soeur a un grand répertoire.

- C'est vrai? J'aime beaucoup la musique.

Aoïdé a une belle guitare, que lui a offerte son père; elle sonne bien, elle sonne clair. Ma guitare est plus douce, elle supporte moins les grands cris, elle rêve avec moi; par chance, je ne l'ai pas ce soir.

"Comme tu l'accompagnes bien!" me dit la jeune fille après le... concert. Je ne l'accompagne pas! Nous sommes ensemble... Mais je suis bête! Je n'ai jamais pensé qu'accompagner voulait justement dire être ensemble. Ce n'est pourtant pas ce que les gens comprennent. La jeune fille continue : "C'est bien, c'est joli, c'est...", et puis c'était précis, et puis c'était nuancé, et puis c'était...

Aoïdé a chanté la tristesse de celui qui avait écrit cette chanson pour se souvenir.

A quoi ça sert d'avoir un coeur quand on ne vous demande que de la raison?

- Dimanche prochain, j'aurai des amis à la maison. Vous viendrez tous? Ça me fera plaisir. Et puis, apportez la guitare. On fera une soirée musicale!

L'invitation me prend au dépourvu; je dirais bien non, mais Aoïdé me précède :

- Entendu. Et toi, tu joues ou tu chantes?

- Non. Oui. Non. Mais je ne pourrai jamais devant quelqu'un, je suis trop timide.

Aoïdé sourit avec calme.

- Ce n'est pas toujours évident, dit son frère.

La jeune fille plisse les yeux :

- Pour les autres, non.

Je glisse :

- Timide, ou toi aussi, prudente?

- Je préfère quand tu joues de la guitare.

- Mes parents aussi préfèrent me voir faire mes devoirs.

- Bon, il est temps de partir, dit le frère avec un rire moqueur. On ne va pas s'ennuyer dimanche prochain.

Les voilà partis.

- Pourquoi as-tu accepté?

- Tu sais bien que c'est pour faire plaisir à mon frère. Encore un peu, tu cassais les cordes.

- N'importe comment, elle était fausse, ta guitare.

- Elle n'est pas si désagréable que ça.

- Ta guitare?

Aoïdé me fait un sourire railleur :

- Après tout, peut-être qu'elle te plaît.

- La...

- Oui, c'est ça, la...

Je jette à Aoïdé ce qu'on appelle un regard noir :

- Je peux très bien ne pas y aller.

- Tu as peur de te créer des ennuis?

- Avec qui veux-tu...

- Voilà. Avec qui.

Je soupire profondément. Cette conversation... ne... m'intéresse pas.

- Rechante-moi.

- Rechanter?

- Oui, la chanson de tout à l'heure; je ferai attention aux cordes.

Elle avait rechanté. Celle-là et d'autres. Et maintenant, dans le sommeil qui me gagne, le chant se mêle à la douceur de mon oreiller où j'attends le matin.

Le professeur parle; je n'écoute pas. Il parle pourtant de la Terre, il la décrit; il parle d'un pays lointain, où je n'irai sans doute jamais. Le ciel que je vois par la fenêtre, ne me parle pas; mais il m'appelle. Si je pouvais m'envoler par la fenêtre, où irais-je? Dans ce pays lointain? Je n'y connais personne. Bien sûr, je pourrais y rencontrer d'autres hommes, mais il faudrait recommencer une nouvelle vie. Je connaîtrais une langue différente et le professeur me parlerait d'un pays lointain. Et puis, je serais venu en visite dans ce pays-là; c'est celui où je suis maintenant.

Caramel, qui est à côté de moi, serait pour moi une inconnue. "Bonjour, qui es-tu?" Caramel me jette un coup d'oeil, j'ai dû marmonner sans m'en rendre compte. Elle a peut-être pensé que je venais d'un pays lointain. Parfois, elle me regarde de cette manière; et si elle se demandait d'où je viens? Je peux lui répondre : "De chez moi." Mais si j'étais seulement en visite dans ce pays, j'aurais répondu la même chose.

Un petit papier : "Ne regarde pas par la fenêtre, il te regarde." Je regardais donc par la fenêtre? Oui, je regardais. Les arbres sans feuilles sont de plus en plus noirs, il pleut. Il n'y a peut-être rien derrière les nuages.

Un petit papier : "Arrête de regarder!" Cette fois je quitte le ciel pour le professeur. Il n'y a peut-être rien derrière le professeur.

Si, il y a eu un devoir à faire; avec une carte - je ne sais pas dessiner une carte et je n'ai pas envie de dessiner...

Un petit papier : "Je te dessinerai la carte." Je réponds sur le même papier : "Avec de la confiture de framboises?" Réponse de même : "Ce soir?" Je réponds oui d'un signe de tête et d'un sourire que j'ai rapporté du pays lointain.

Caramel dessine vite; les pays se forment sous sa main comme si la Terre était en train de naître. Mais les montagnes ne sont qu'un trait de son crayon et les vallées n'ont pas de profondeur sur le papier plat. Les rivières ne parlent pas de leurs aventures - on ne parle pas en classe.

- A quoi ça sert de dessiner des cartes?

Caramel me regarde d'un air distraitement étonné.

- A avoir une bonne note, dit-elle d'un ton de voix ni affirmatif ni interrogatif.

- Alors tout ce qu'on fait, c'est pour avoir de bonnes notes?

- C'est aussi pour apprendre. Tu fais exprès?

- Non. Mais on ne doit apprendre que ce qu'on nous dit d'apprendre.

- Les professeurs...

- ...savent mieux que nous... je sais, je sais. Mais ils ne savent que ce qu'on leur a dit de savoir.

- Elle ne te plaît pas, ma carte?

Je regarde la carte avec attention :

- Si; elle est...

- Elle ne te plaît pas!

- Ecoute...

- Ça n'a pas d'importance. C'est seulement pour la classe. Et puis, il ne faut pas qu'elle soit trop bien faite...

- On verrait que ce n'est pas moi...

Caramel se met à rire :

- Tu n'as même pas terminé le pot de framboises!

Je réponds avec conviction :

- Rassure-toi, son sort est scellé! Lui, du moins, il me plaît.

J'ajoute, d'une voix plus douce :

- Elle est belle, ta carte, mais je n'aime pas les cartes. Je ne peux pas aimer tout ce qu'on me demande d'aimer. Et même qu'on m'oblige d'aimer. Mais j'aime bien ta carte parce que tu l'as faite pour me faire plaisir.

Caramel fouille dans son livre; je plonge dans la confiture.

J'aurai une bonne note; le professeur a jeté un coup d'oeil sur ma carte, elle lui a plu. Comment a-t-il pu penser que j'avais dessiné cette carte? Il ne sait rien de moi, alors? Les devoirs qu'on lui rend sont donc pour lui une lecture, autant que celle du journal qu'il commente sans doute comme mon père. Les devoirs sont faits par des élèves et non par des garçons ou des filles, et encore moins par moi, lui, elle, par autre chose que des noms écrits sur la feuille. Le professeur lirait-il un devoir où aucun nom ne serait inscrit? Dans son journal, lirait-il les détails de l'accident, arrivé à un homme de l'autre bout du monde, si le nom même banal de cet homme n'était pas imprimé? Dans une pièce de théâtre aussi, les personnages ont des noms - comme dans la vie de tous les jours. Comment fait le professeur pour reconnaître la vie dans un devoir ou dans le journal? L'accident de l'autre bout du monde a bien eu lieu; on l'a vu à la télé. Puis on s'est distrait avec un film, dans lequel un accident était mis en scène. Comment mon père reconnaît-il la vie, entre ces deux images, s'il n'est pas prévenu?

Prévenu par qui? Par ceux qui font le monde, comme est en train de dire le professeur, qui parle du passé? Ceux-là décident de la réalité. Moi, je devrai demain reconnaître cette réalité à travers ces décisions prises par eux. Par eux, pas par moi. Moi, je dois apprendre, apprendre ce que font les autres, apprendre à le répéter - indéfiniment. Mais non, j'apprends afin de pouvoir un jour, quand on me le dira, faire le monde à mon tour. Pour apprendre à conduire une voiture, faut-il être un bon passager?

- Tu joues... ou tu rêves?

Le frère d'Aoïdé s'est-il énervé? Non, il m'observe avec curiosité. J'ai réfléchi trop longtemps à mon coup; avancer le pion ou prendre son cavalier? Je prends le cavalier. Mon adversaire sombre à son tour dans la méditation; j'en profite pour aller demander à ma mère quelques gâteaux et de quoi boire. Mon adversaire est toujours absorbé.

- Alors, tu abandonnes?

Ma remarque vengeresse n'a pas d'écho; je cherche quelque autre mot cinglant, mais ma pensée fuit. Je ne réfléchissais pas à mon coup précédent tout à l'heure...

- Tu lui as fait peur, l'autre jour.

Je dois avoir l'air stupide, tandis que je réponds :

- A ton cavalier?

- Plutôt à ma cavalière.

Ah oui, c'est vrai, l'autre jour il était venu avec une amie. Je dis avec une légère inquiétude :

- Pourquoi me dis-tu ça?

- Ça n'a pas d'importance.

Il joue une pièce - le coup est mauvais, je le vois tout de suite :

- Pas brillant ton coup!

- Elle t'a trouvé brillant.

- Je n'ai pas cherché...

- Tu ne cherches jamais.

- Je ne suis pas comme elle.

- Bien sûr, tu n'es pas comme elle. Ce n'est pas...

Je l'interromps; mais ce n'est pas pour changer de sujet :

- Je ne suis pas non plus comme le chat.

- Le chat?

- Ça n'a pas d'importance. Je ne suis pas comme mon père...

- Qu'est-ce qui t'arrive? Chacun est différent des autres, tout le monde sait ça; c'est tout ce que tu as trouvé?

- L'inconnu fait peur.

- Oh là là! Tu ferais mieux de jouer ton coup.

J'ai un coup facile à jouer. Mais les pièces sur l'échiquier me narguent; elles détiennent le pouvoir. Ce cavalier n'ira que sur les cases qu'il a choisies à l'avance. Le choix qu'il me laisse n'est pas infini, ma volonté n'y pourra rien. "Tu as accepté de jouer avec moi!" me dit-il; en fait de cavalier c'est un cheval qui me parle, les pièces sont ainsi faites.

- J'ai accepté de jouer avec toi, et alors?

Le frère d'Aoïdé me regarde avec ahurissement.

- Qu'est-ce que tu as? dit-il d'une voix rauque.

- Si je jouais un coup qui n'est pas dans les règles du jeu?

- Bon, tu n'as pas envie de jouer, dis-le; moi, ça m'est égal. On peut faire autre chose.

- Je ne suis pas d'accord avec ce cheval!

- Oui, j'ai vu, tu peux me prendre un pion.

- Et si je voulais prendre ta tour?

- Ma tour? Tu ne peux pas, ton cheval ne va pas sur cette case.

C'est bien ce que le cheval m'a dit. Je tente de protester :

- Je dois donc obéir à un cheval!

- On ne change pas les règles...

- Je sais. Du reste, qu'on les ait acceptées ou non...

- Mais enfin, c'est un jeu, c'est tout!

Je fais une grimace. Il continue :

- Quand il s'agit de quelque chose de grave...

- De mortel?

- Bon, nous voilà partis sur de grandes idées; tu devrais plutôt en parler avec ma soeur, moi tu sais...

- Tu tricherais si ta vie était en jeu?

- Bien sûr, toi aussi.

- Tu te transformerais en cheval?

- Je ne comprends rien.

Il est triste; je lui ai gâché sa partie. Oui, nous pourrions tricher; oui, nous pourrions changer les règles de tous les jeux. Mais nous ne pourrions gambader sur une table de jeu d'échecs, transformés en cheval. Quels que soient nos choix, même poussés aux limites les plus lointaines, nous resterions toujours des hommes. Nos actes les plus extravagants resteraient des actes humains. Le cheval est libre d'aller n'importe où - sur huit cases. Sur huit cases.

J'ai l'avantage dans cette partie; je donne un coup sur l'épaule de mon adversaire :

- Je n'y vois plus rien dans cette position. On en recommence une autre? Je te promets de faire attention à ce que je fais.

J'ajoute :

- Et c'est fini pour les grandes pensées!

Nous disposons les pièces.

- Tu seras comme ça, dimanche?

Je le regarde sans comprendre.

- Oui, dimanche, insiste-t-il; nous devons aller...

- Dimanche? Bien sûr, je...

J'ai compris; je corrige :

- Pas d'échecs, pas de grandes pensées. Si j'étais un serpent, j'enlèverais une peau.

J'ai senti une réponse qui n'est pas venue : "Tu garderais ton venin." J'exagère; il ne s'imagine pas des choses pareilles.

Nous avons repris le jeu. Tout se passe bien. Et si un jour la peau d'un serpent ne se reconstituait pas?

La pluie est entrée par la fenêtre de la classe. Sans autorisation. La fenêtre a été fermée par punition; le chat parle d'un beau texte pour lequel il a exigé la plus grande attention. Le texte décrit l'amour du prochain; il faut s'entraider, ne pas abuser de sa force, de ses qualités, de sa science. Il faut aider les faibles, partager ce que l'on possède.

Le chat s'émeut, sa voix vibre. Il ne parle pas pour lui-même; il fixe l'un d'entre nous, un autre, tous à la fois. Sa voix s'enfle pour condamner, s'apaise pour la louange.

Le chat a des éclairs de bonté dans les yeux. Je suis curieux de savoir qui sera foudroyé par ces éclairs.

Il reste encore du temps avant la fin de la classe. Pour montrer que nous avons bien écouté, nous devons rédiger un petit résumé. Le silence n'est troublé que par les gouttes de pluie qui demandent d'entrer en frappant à la fenêtre. Pourtant, j'entends un murmure. Le chat l'a entendu, lui aussi. Il regarde vivement : "Voulez-vous ne pas copier sur votre voisin, s'il vous plaît! Vous aurez un zéro."

Les gouttes de pluie me retrouvent à la sortie de l'école. J'offre mon visage pour les recevoir; peu à peu, elles effacent l'image de la classe d'où je viens d'apparaître.

- Je vais à la bibliothèque; tu viens avec moi?

Est-ce une question que me pose Caramel? De toute façon, elle sait que je dirai oui.

- Je dois retrouver une citation que j'ai faite, me dit-elle en chemin.

- Si tu l'as faite, tu n'as pas besoin de la retrouver.

- Je veux en être sûre.

- Tu oublies rarement.

- J'ai peur de... je n'aimerais pas me tromper.

- C'est grave de se tromper?

- Pour soi, c'est triste. Très triste.

Caramel laisse passer un silence, que la pluie interroge. D'une voix lente, elle continue :

- Mais on est seul; on peut se cacher. Personne ne sait.

Elle a ralenti sa marche; la pluie attend.

- Il ne faut pas qu'un autre soit meurtri.

Elle reprend une marche rapide et lance dans un rire :

- La bibliothèque va fermer.

La citation est vite retrouvée; il n'y avait aucune erreur. Les livres sentent bon. J'ai envie de les ouvrir; c'est comme si je frappais à la porte d'un ami. L'ami est là, il me parle; il avait tant de choses à me raconter depuis tout ce temps passé sans moi. Mais quel bonheur que d'avoir un tel ami, qui me donne tout, sans rien me demander, et qui me chuchote : "Lui, il a des merveilles encore plus grandes à te dire." Et je vais, vers cet autre ami enfoui dans sa reliure, et dont je ne savais pas qu'il m'aimait. Tant et tant d'amis. Mais il en manque. On n'avait pas besoin d'eux, à Alexandrie, et ailleurs.

"Eh bien, profitez de ceux qui restent, pour les étudier", dira le chat. Amis, il faut que je vous quitte; je dois vous étudier.

- Regarde, me dit Caramel à voix basse, j'ai trouvé un texte qui peut nous aider pour le devoir.

Elle a raison, le texte est... je le parcours, je trouve...

- Mais non, pas cette partie-là.

Elle a raison, je ne suis jamais capable de m'en tenir...

- Je vais copier la page...

Je l'interromps :

- Je vais le faire; continue à chercher.

J'ai parlé trop fort; la bibliothécaire me le fait remarquer : "Cela peut déranger les gens qui viennent là pour étudier". Je rougis; elle a raison. Je n'ai aucune envie de déranger... je regarde autour de moi : chacun est immobile devant son livre. Je demande à la bibliothécaire de m'excuser. Elle ne m'a pas écouté. Je ne peux rien dire à tous ceux-là, qui étudient; je leur suis étranger.

- Aide-moi.

La voix de Caramel m'apaise. Je donne mon avis - à voix basse - sur une phrase difficile à comprendre de la page à copier. Parler à Caramel me fait du bien. La phrase n'est pas difficile.

Ma mère est effrayée de me voir arriver tout trempé : "Qu'as-tu fait?" Je lui parle de la bibliothèque. "Mais il ne pleut pas dans la bibliothèque!" Je lui explique : "J'ai marché par les rues..." Ce n'est pas une explication; ma mère m'interrompt : "La bibliothèque n'est pas si loin." Non, la bibliothèque n'est pas si loin. J'ai marché avec la pluie; la pluie me disait : "Je te recouvre, comme tu l'aimes."

Je ne suis plus mouillé, maintenant. Ma mère, avec empressement, s'est emparée de moi; je suis de nouveau à l'intérieur de la famille.

Le dîner se passe dans le calme. Je suis venu de la pluie comme d'un autre monde; ma mère me sert avec des gestes attendris, mon père me regarde. Je raconte la bibliothèque, les livres. "Tu aimes lire, c'est bien", dit mon père; il ne me demande pas ce que je lis, dans une bibliothèque il ne peut y avoir que de bons livres. Ces livres ont-ils eu une bonne note pour avoir le droit d'y être admis? Si moi-même, j'avais écrit un de ces livres, dérangerait-il, en étant ouvert, "les gens qui viennent là pour étudier"?

- Tu es bête, un livre ne parle pas tout haut!

Ma mère achève sa phrase en riant. Je la regarde avec surprise; qu'avais-je donc dit? Je réponds sans m'en rendre compte :

- Alors, les livres ont la permission d'entrer dans une bibliothèque.

- Que veux-tu dire? demande mon père; les lecteurs aussi ont le droit d'entrer.

Ma voix est un murmure :

- Et les auteurs?

Au dessert, il y a un gâteau au chocolat; j'assure ma mère de mon bonheur. "Tu as fait tes devoirs?" s'inquiète-t-elle pour montrer sa satisfaction.

Non, il reste à rédiger l'analyse d'un texte qui m'a beaucoup plu; que vais-je écrire? Mes idées? Le frère d'Aoïdé m'avait dit un jour de parler d'idées - mais pas des miennes. C'est vrai; je suis un élève, pas un professeur. Il me faut avoir des idées d'élève, pas de professeur. Des idées de livre, pas d'auteur. Il me faut connaître, pas savoir; je n'ai pas à sentir la saveur de la vie.

Le sommeil s'est mêlé à mon devoir.

Ce matin, cours de mathématiques. Nous calculons, nous démontrons; mais que pouvons-nous trouver d'autre que ce qui existe déjà? "Sans les mathématiques, on ne pourrait construire un avion", a dit le professeur. "Les oiseaux ne font pas de calculs", ai-je répondu. "Vous voulez faire le cours à ma place?"

Non, bien sûr, je ne veux pas faire le cours à sa place - du moins, c'est ce qu'il suppose. J'entends au loin : "Il faut..." Ah oui, il faut! Une fois admis "il faut", il n'y a plus à répliquer. Si le but est posé avant l'acte, à quoi sert la pensée? J'ai dû encore marmonner; le professeur se dresse : "En sortant ce matin de chez vous, vous ne saviez sans doute pas que vous alliez à l'école?" Si, je le savais. Il a raison, je le savais.

Quelles sont les choses que je sais? Je sais que j'ai faim; je sais que j'ai peur.

Le cours qui devait suivre n'a pas lieu; le professeur est absent. Caramel parle avec une fille. Des garçons jouent à je ne sais quoi. L'un d'eux me demande distraitement ce que je fais. Je ne fais rien. "Tu ne joues pas?" Non, je ne joue pas. On me parle des remarques que j'ai faites tout à l'heure. "Toujours des idées, toi!" Ai-je vraiment toujours des idées? Je n'en ai pas conscience; je dirais plutôt que j'en manque. "...et original." C'est quoi, original? S'ensuit un long débat. "Il faut être comme les autres - Il faut être différent des autres - Il faut suivre les exemples des meilleurs - Il faut se contenter..." Il faudrait sans doute que je dise aussi quelque chose, mais rien ne vient. Si - une pensée vague; il fallait que l'on pût dire de moi qui j'étais, même si... La pensée vague s'en va.

- Si tu ne suis pas les autres hommes, tu resteras en arrière.

Je regarde le garçon qui vient de proférer cette profonde sentence. Il n'y a pas de doute dans ses yeux. Il est sûr que le soleil se lèvera le matin. Je réponds malgré moi :

- S'ils sont partis se battre...

Le chat nous parle des poëtes - non, de la poésie. On devient poëte quand on fait de la poésie. Le propre d'un poëte, c'est sa sincérité; il aime, il contemple la beauté, il oublie le monde en se fondant dans la nature. Il faut admirer le poëte parce qu'il sacrifie sa vie à l'irréel, qu'il est une âme pure de toute souillure terrestre. Le songe est son confident intime.

Un vent léger s'est levé; les branches nues des arbres de l'autre côté de la fenêtre me font des signes : "Nous sommes les poëtes; viens."

Caramel me donne un coup de coude - elle ne me regarde pas. Je n'ai pas le temps de réagir; le chat me désigne :

- Si le cours ne vous intéresse pas...

Je répète quelques chansons avec Aoïdé, ce soir. Elle nous accueille, son frère et moi, avec le goûter. "Comment ça s'est passé? - Et toi?" Petits récits; commentaires. Le monde de l'école franchit mal la porte de la maison. Seuls les parents l'ont entendu venir. "Comment ça s'est passé?" Il faut seulement expliquer. Leur demander à eux? Leur vie? Elle paraît si lointaine, bien qu'elle soit présente et sans mystères. Le frère d'Aoïdé raconte mes prouesses philosophiques. "Quand tu seras grand, me dit son père, tu comprendras que tu n'es pas le seul à avoir des idées." Ça, il y a longtemps que je l'ai compris. Ce que je n'ai pas compris, c'est pourquoi les miennes ne sont bonnes que si d'autres personnes ont les mêmes - et encore ça dépend qui. Je tente quelques arguments, et on conclut sur "Ce qui importe avant tout, c'est que vos devoirs soient faits!"

Les devoirs ayant apparemment été faits - je ne sais pas vraiment quand - nous allons, Aoïdé et moi, répéter nos chansons. Chansons à travers lesquelles j'écoute... j'écoute...

Aoïdé me demande :

- Dimanche, tu veux jouer...

- Dimanche?

- Dimanche. Tu sais bien que nous allons chez...

- C'est vrai, j'avais oublié.

- Oublié? Tu es venu pour ça ce soir!

- Oui, oui, je sais. Je veux dire que j'ai oublié pendant que nous étions en train de jouer.

- Oh, ce n'est pas un concert que nous allons donner!

- Non... non; je ne sais pas si j'ai envie d'y aller.

- Mon frère sera déçu.

- J'irai, j'irai. Mais j'aurai l'impression de demander la charité à des gens riches.

- Et alors, répond Aoïdé en riant, c'est tout de même ceux qui peuvent donner le plus.

- Oui, mais ils donnent comme il faut.

- Allons, joue.

Nous choisissons quelques chansons pour ce dimanche.

- Il faut les distraire, pas les fatiguer, dit Aoïdé avec douceur.

- Les distraire, c'est-à-dire les faire penser à autre chose qu'à ce qu'on dit.

- Si tu veux; tout le monde préfère penser à ce qui lui plaît.

- Ce qui fatigue, c'est d'écouter; si on écoute, on n'est plus seul, on ne pense plus. La pensée ne fatigue pas, elle vient par elle-même.

Après m'avoir écouté, Aoïdé a sans doute pensé pour se reposer. Elle finit par dire, l'air absorbé :

- En classe, il faut écouter; ce n'est peut-être pas la même chose qu'avec des amis, mais c'est vrai que c'est fatigant.

Elle continue après une pause :

- Est-ce parce qu'il faut apprendre?

- On n'apprend qu'à répéter.

- Non, ce n'est pas vrai; les professeurs nous disent souvent qu'il faut avoir des idées personnelles.

- Oui, sur ce qui fait partie du programme.

Aoïdé me regarde avec étonnement :

- Tu ne peux tout de même pas parler de n'importe quoi!

- Non, bien sûr, puisqu'il me faut une bonne note.

- Eh bien, tu peux parler de ce que tu veux avec tes amis.

- Ah bon! Je croyais qu'il fallait distraire les amis, et non les fatiguer.

Aoïdé reste silencieuse. J'ajoute presque violemment :

- Les amis aussi donnent des bonnes notes. Ce sont les mêmes bonnes notes : celles qui permettent de ne pas être chassé.

Déjeuner calme en famille. Papa plaisante gaiement, n'ayant aucune obligation immédiate. Maman jouit de l'absence de questions inquiétantes. Certes, la mauvaise note de mon devoir d'histoire n'a pas été du meilleur effet; mais c'est tellement habituel, que les réactions sont devenues assez modérées. Mon père a tenté quelques gloses.

- Le pays dont tu avais à parler est connu pour le grand respect que ses habitants ont pour les lois, m'a-t-il dit. Je m'étonne de tes critiques, qui n'étaient pas demandées, d'ailleurs.

- Je sais, je fais toujours ce qu'on ne me demande pas.

- C'est pour te mettre en valeur?

La question de mon père me fait sourire :

- Peut-être, mais cette valeur est souvent négative!

- C'est difficile d'être apprécié par tout le monde, intervient ma mère.

- Surtout si l'on va contre les faits, reprend mon père. Comment peut-on accuser quelqu'un de s'opposer aux lois alors qu'il les respecte?

- Ce sont ses propres lois.

Ma réponse paraît contrarier mon père. Maman parle de dessert. Le repas retrouve son calme. Echanges de vues sur la politique, sur les hommes qui agissent. Mon père développe l'échange de vues.

Le salon nous accueille avec bienveillance pour le café. Papa a dû ruminer ma réponse; il me lance :

- Un pays suit les lois qu'il s'est fixées lui-même, c'est évident. Je ne comprends pas ta remarque; il ne va pas suivre les lois d'un pays étranger.

- Ce n'est pas le pays qui est étranger, c'est le temps.

- Comment ça, le temps? Le temps ne peut pas être... étranger!

- Les lois se sont faites un jour, mais...

- Dans le pays de ton devoir, il n'y a pas eu de coup d'état, ni de révolution; tu ne peux même pas dire que ses habitants aient bafoué d'anciennes lois pour en instaurer de nouvelles.

- Ton fils a raison, intervient de nouveau ma mère, des gens qui bafouent des lois ne peuvent pas dire qu'ils respectent les lois.

Mon père s'énerve : "Mais je viens de dire qu'il n'y a pas eu..." ma mère rétorque qu'il aurait pu y avoir...

Quelles sont donc les lois qui ne touchent à aucun passé?

La conversation paresse et finit par disparaître. Les parents se préparent à regarder un film. Je préfère aller faire mes devoirs.

Je n'ai pas grand chose à faire, à dire vrai. Le problème de mathématiques toujours aussi facile, l'analyse d'un texte d'un grand auteur qui n'ira pas la contredire, une bêtise à apprendre par coeur dans le livre de géographie. L'auteur? L'auteur du texte? Oui, j'aurais bien voulu en parler avec lui, de son texte. Mais c'est dangereux, il pourrait avoir des idées qui ne sont pas du programme; et comme il est mort depuis des siècles, il ne pourra pas témoigner de me les avoir dites.

Le téléphone. Caramel est mécontente, elle n'a pas trouvé le pull de la bonne couleur. Je la chatouille :

- Ta bonne couleur était trop rouge, cherche dans des tons plus chocolat!

- Gourm... ce n'est pas beau choco... je croyais que tu aimais le vert.

- ...grenat; ou pourpre. Non, grenat.

- Oui, c'est... oui.

Je l'entends réfléchir.

- Si j'étais magicienne, souffle-t-elle, je donnerais la couleur que je voudrais à mon pull.

- Si les pulls existaient dans toutes les couleurs, tu n'aurais pas besoin de magie.

- Oui, ce serait bien; mais c'est impossible!

J'affirme avec autorité :

- Un jour, on pourra tout faire.

- Si je suis la seule au monde à vouloir cette couleur, personne ne voudra la faire.

- Je te la ferai.

Caramel sourit, elle est contente; je l'ai vue.

Dimanche. Je suis passé prendre Aoïdé et son frère pour aller chez la jeune fille qui nous a invités... à donner un concert.

- Tu exagères! Mon amie voulait nous voir, c'est tout, me dit le frère.

Je ne suis pas dupe :

- C'est toi qu'elle voulait voir. Tu as eu peur d'y aller seul!

- J'ai plutôt l'impression que c'est toi qu'elle voulait voir, me dit Aoïdé en regardant son frère d'un air moqueur.

Le frère ricane, les amabilités continuent et - nous voici arrivés. La jeune fille est ravie de nous voir; elle nous attendait; sans nous la journée était gâchée. "Vous connaissez mon amie? Non, bien sûr! Vous connaissez... non..." Je ne connaissais personne. L'ambiance était très gaie. Je m'ennuyais déjà. "Fais un effort", me chuchote Aoïdé. Je lui réponds : "Non, non, ça va. Mais je ne sais pas de quoi parler." "Personne ne te demande de parler", glisse son frère. Ne parlons pas. Mais tout le monde parle - et je ne comprends pas de quoi. Ce sont pourtant les sujets que je connais : films, livres, musique, jugements sur les amis - amis qui ne sont pas là - parents, professeurs et ce qui va avec : notes bonnes ou mauvaises. Mais la conversation s'arrête là où elle devrait commencer. A chaque phrase nouvelle, qui reste sans suite, j'ai la vision d'élèves récitant une leçon mal apprise et que personne ne leur avait donnée à apprendre.

Musique. Jolie, agréable; les filles entraînent les garçons dans la danse.

- Tu viens danser?

La jeune fille m'invite; je ne m'y attendais pas. Je danse mal. Elle rit :

- Je t'apprendrai!

Elle ne m'apprend rien du tout; elle danse sans s'occuper de moi, tout en me regardant dans les yeux et en souriant comme si elle attendait une réponse. Une réponse... mais à quoi? Elle ne pose pas de questions. Je tente quelques paroles de politesse. Elle rit de plus belle et ne dit rien. Je me suspens à des banalités. "Pourquoi tu parles?" me dit-elle en réponse. Je... danser sans rien dire, la regarder, ne pas la regarder, je ne sais plus dire... Et la musique ne s'arrête pas.

- C'est vrai que tu danses bien, dit-elle.

La musique s'est arrêtée. Elle rit encore, très fort, et se perd dans la foule.

Il faut donc parler; encore danser, encore parler. Une fille aux yeux jade captivants raconte l'aide qu'il faut donner à ceux qui en ont besoin : les invalides, les pauvres. Je fais une remarque : "Les riches, on n'a pas à les aider?" Tout le monde rit, les yeux jade pâlissent : "Que veux-tu leur donner, puisqu'ils sont riches?" Un silence se fait dans l'attente de ma réponse. J'ai la sensation d'être cerné. Je dis d'une voix qui hésite :

- Quand on est riche, on n'a plus rien à espérer.

Le silence devient opaque. J'ajoute d'une voix morne :

- Les hommes ont-ils demandé à Prométhée s'il était riche?

Les yeux jade m'enserrent :

- Il a partagé ce qu'il avait; c'est bien.

- Pour l'avoir, il a fallu...

- ...aller le chercher, oui. Cela demande des efforts, d'aider les autres.

- Prométhée n'était pas le seul capable d'efforts.

- Il était plus fort que les autres!

Je réponds calmement :

- Il fallait donc aider les autres; Athéna a eu tort d'aider Prométhée.

- Si elle avait aidé les autres, ils seraient peut-être devenus aussi forts que lui.

- Lui seul a eu l'idée de prendre le feu.

- Les pauvres aussi peuvent avoir des idées. Mais ils ont plus besoin que d'autres d'être...

Elle cherche ses mots; j'achève :

- D'être réchauffés?

La musique a repris. Je n'ai pas envie de danser. Quelques paresseux comme moi préfèrent bavarder de choses et d'autres. Un passionné de littérature se plaint de n'avoir pu obtenir de commentaires sur un texte qui lui tenait à coeur : "Je lui ai bien demandé, mais c'était en dehors des heures de cours, et ce n'était même pas à l'école - il m'a répondu qu'il avait d'autres occupations, qu'il ne pouvait passer toute sa vie à parler de littérature, et qu'il fallait écouter avec attention le cours qu'il faisait en classe." Je tente de discuter avec le passionné, mais je ne suis pas de son niveau; il sait trop de choses, moi je me contente de partager la vie des personnages. Le passionné m'abandonne. Aoïdé vient me dire qu'il faut chanter... Dommage.

Nous chantons; je veux dire : elle chante. Moi, je gratte sa guitare. Mais elle chante bien, des chants gais, nous passons aux chants tristes, un seul chant triste, le dernier, celui de la Princesse. Je ne gratte plus, je joue. La Princesse était heureuse, mais son amie est morte. Aoïdé pleure sur la dernière note. Tonnerre d'applaudissements.

Je suis soudain devenu quelqu'un de connu. On me parle sans rien me dire; on m'écoute avec attention sans me contredire. Nos chansons ont plu; nous sommes sacrés grands musiciens. Peut-être avons-nous du talent. Qui le saura jamais? Mais eux, eux le sauront - le savent, puisqu'ils applaudissent. Plus ils seront nombreux, plus nous aurons de talent. Ou alors, il suffit d'un seul qui applaudisse; le chat décidera si j'ai du talent, il en a le pouvoir.

- Qu'est-ce que vous avez dû travailler vos chansons!

Je ne sais qui a dit ça; tout le monde, je crois. Non, pas tout le monde, mais il y en avait beaucoup. Mes parents aussi veulent que je travaille.

Le frère d'Aoïdé est ravi. Son amie est heureuse de nous avoir invités et le récompense avec une profusion de sourires et de mots gentils. Tout cela, c'est grâce à lui. Quant à moi, je suis content d'éviter les cris admiratifs de la jeune fille.

- Tu joues mieux que...

Suit un nom connu que je ne connais pas. Je n'ai pas évité les cris admiratifs de la jeune fille. Puisque je suis un artiste, elle me parle de ce qu'elle aime; musique, peinture, sculpture, mosaïque, monuments - elle aime tout. Et elle en parle bien. Le frère d'Aoïdé est ravi et heureux que nous soyons venus chez elle.

- J'aimerais faire de la mosaïque, me dit la jeune fille, mais c'est un travail tellement difficile; c'est très long, il faut avoir du courage.

- C'est pourtant amusant, lui dit le frère d'Aoïdé, c'est comme un jeu, il faut chercher à mettre en place des petits cailloux pour composer un tableau.

- Ce n'est pas un amusement, lui répond son amie, c'est un grand travail, c'est de l'art.

J'avais lu un livre qui parlait de mosaïque; on trouvait les petits cailloux dans une rivière. Je m'imaginais des enfants qui jouaient avec les petits cailloux de toutes les couleurs...

- Tu veux devenir musicien? Tu prends des cours de guitare?

Les enfants s'en vont en emportant la rivière et ses petits cailloux. Il me faut répondre à la jeune fille; je ne trouve qu'une banalité :

- C'est seulement pour le plaisir...

- C'est dommage; tu es tellement doué.

Je ne sais pourquoi, cela me fait rire :

- Eh bien, si c'est vrai, mon plaisir est d'autant plus grand!

- Tu es un égoïste, persifle-t-elle.

Aoïdé intervient :

- Ça ne prive personne, d'avoir du plaisir en faisant de la musique.

- Elle a raison, tu es un égoïste! Si tu devenais un grand musicien, tout le monde en profiterait.

Qui avait...? Ah, bien sûr, la fille aux yeux jade, toujours prête au partage. A propos, qu'a-t-elle à donner, elle? Je dis d'une voix neutre :

- Il faut que je devienne un grand musicien pour le plaisir des autres, alors.

Un énergique garçon déclare :

- Et puis, tu gagnerais de l'argent!

Je réponds :

- Avec lequel j'achèterais de la musique pour mon plaisir.

La fille aux yeux jade ne renonce pas :

- Tu profites bien de ce qu'ont fait les hommes avant toi; pourquoi ne veux-tu pas donner aux autres?

La question paraît si simple. Une seule envie, dire : "Tu as raison." Je réponds néanmoins :

- Veulent-ils ce qu'ils demandent?

Grand éclat de rire dans l'assistance. J'entends : "Tu as raison, on n'est pas là pour faire de la philosophie!" "Musique, musique, on danse!" Les danses reprennent, sur un rythme lent.

- Viens danser, me dit Aoïdé.

Je suis songeur sans savoir pourquoi. Au bout d'un moment, elle dit :

- Je suis bien contente que nous n'ayons pas interprété un grand auteur.

Elle a insisté sur le mot "interprété"; je réponds - je ne réponds rien, car la fille aux yeux jade vient de me bousculer en dansant. Rires, mots qui se perdent... Aoïdé me raille :

- Le grand interprète a du succès! Je n'aurais pas dû t'empêcher de danser avec elle!

- Je n'avais aucune envie...

Je m'embrouille. Mais c'est vrai, je n'avais aucune envie... Plus je me défends, plus elle prend un air ironique. Je décide d'attaquer :

- L'interprète ne vaut pas l'auteur; c'est tout de même toi qui as composé nos chansons.

- Nous l'avons fait ensemble.

Le débat s'enlise. La musique s'arrête.

- Sans l'interprète, l'auteur ne serait pas connu.

Surpris, nous tournons la tête, Aoïdé et moi, vers... le passionné de littérature.

- J'ai entendu ce que tu disais, ajoute-t-il, je m'ennuie en dansant.

Aoïdé prend un ton de voix fâché :

- C'est gentil pour...

- Mais non, je ne dansais avec personne! répond-il en riant.

Ça m'est bien égal, qu'il danse ou non; mais "l'interprète" me provoque. Je déclare :

- Alors, l'interprète n'a qu'à faire connaître l'auteur sans rien ajouter.

- Autant acheter le texte et le lire soi-même, répond-il.

- Pourquoi pas, intervient Aoïdé, on lit bien un livre sans avoir besoin d'interprète!

Le passionné a de la ressource :

- Surtout si c'est écrit dans une langue étrangère.

- Ce n'est pas une interprétation, c'est...

- La traduction est aussi une interprétation; il n'y a pas d'identité entre les pensées de deux langues différentes.

- Alors, autant dire qu'on ne peut jamais connaître la pensée d'un texte écrit dans une autre langue. Donc, tu vois, l'interprète n'a servi à rien.

- Et quand tu lis, tu n'interprètes pas? Ce n'est tout de même pas l'auteur qui lit lui-même!

- Eh bien, le seul interprète qui existe, c'est moi-même!

J'écoutais cette discussion en pensant à autre chose. Mais à quelle autre chose?

- ...ton opinion.

Sur quoi devais-je donner mon opinion? J'entends :

- Tu n'as pas d'opinion?

- Il a toujours des opinions, réplique Aoïdé.

Je me force à rire pour laisser passer un peu de temps - et peut-être pour savoir à quoi je pense. Je finis par dire :

- Je pensais à celui qui enseigne; lui aussi, c'est un interprète?

- Tu veux parler de musique ou de littérature? demande le passionné.

- Je ne sais pas; des deux, je pense.

- Celui qui enseigne doit faire apprendre...

- Je n'ai pas besoin de lui pour apprendre; je peux avoir besoin de lui pour qu'il m'explique ce que je n'ai pas compris.

- Je ne vois pas en quoi cela concerne l'interprétation.

- Celui qui enseigne a l'habitude de donner son opinion - non, non, son avis.

- Quelle différence?

- L'avis, il faut en tenir compte ; sinon, on a une mauvaise note.

Le passionné se met à rire :

- Ce n'est tout de même pas très grave, une mauvaise note!

- Cela peut changer ma vie, si toutes mes notes sont mauvaises parce que je ne veux pas suivre les avis... pas seulement ces avis-là.

- Tu veux n'en faire qu'à ta tête!

- Tu vois, intervient Aoïdé, je t'avais dit qu'il avait toujours des opinions.

- Alors, celui qui enseigne ne sert à rien non plus? me demande-t-il.

- Si, je te l'ai dit; à expliquer. Mais pas à obliger d'accepter ses idées. Il peut les proposer, pour nous faire réfléchir, pour nous faire chercher. Il peut être notre guide, pas notre maître.

Aoïdé me regarde pensivement, on dirait presque qu'elle m'interroge.

- Tu veux toujours être ton maître, me dit-elle d'une voix rauque.

- Tu es aussi ton maître quand tu composes ta musique; l'auteur est toujours son maître, on ne peut pas lui donner de notes, on ne peut que noter l'interprète en le comparant à...

A quoi peut-on le comparer?

Le passionné s'engouffre dans l'occasion :

- On donne aussi des notes aux auteurs...

Je coupe son élan :

- Je sais; en les comparant eux aussi...

- Tu vois...

- Tu n'as rien compris! En les comparant à ce que doit faire un auteur; mais s'ils le faisaient, ils ne seraient plus des auteurs, ils seraient des copistes, c'est ce qu'on attend d'eux.

- L'auteur doit tout de même suivre des règles...

- C'est lui qui les fait.

- Si ces règles ne conviennent pas au lecteur, il ne lira pas; la voilà, la note!

- Ce n'est pas pour des lecteurs qu'écrit un auteur...

- Tu exagères, me dit Aoïdé d'un ton amusé, tu te passionnes... Qui d'autre peut lire, si ce n'est un lecteur?

Le passionné rit joyeusement.

- Tu es battu, me jette-t-il.

- Oui, oui, je suis battu; je me doute bien que la savante voix du lecteur vaut plus que les idées de l'auteur.

- Si l'auteur a des idées!

- Et s'il en a?

- Vous commencez à dire n'importe quoi, nous interrompt Aoïdé.

- C'est lui qui dit n'importe quoi, rétorque le passionné.

Il reprend son souffle, puis ajoute en regardant Aoïdé d'un air complice :

- Tu as dit toi-même que celui qui lit est un lecteur.

Petit silence; la musique est toujours là, les danseurs ne s'approchent pas de nous.

Je sais ce que je veux dire; mais... c'est tellement bête. Je le dis tout de même :

- L'auteur ne crée pas pour celui qui lit, ou écoute ou regarde...

- Pour qui alors? demande le passionné qui semble commencer à s'ennuyer.

- Pour celui qui est seul, comme lui-même, et qu'il aidera à vivre.

Les danseurs sont fatigués; le buffet prend le relais de la danse. Tout le monde se met à parler. Je devrais participer.

- Non, non, ne nous ennuie pas avec tes grandes idées!

Je ne sais qui a dit ça. Je ne dois pas parler, je dois répéter - comme en classe.

Aoïdé m'apporte à manger. De quoi me parle-t-elle? Sa voix est calme, calme; je ne ressens pas d'éveils en l'écoutant. Il fait bon rester là.

Il pleut. Les fenêtres de la classe recouvertes de gouttes paraissent cacher les secrets qui vivent dans les arbres, là-bas. Mon esprit voyage entre la sourde obscurité qui m'enveloppe et le soleil qui resplendit sur les casques étincelants de vaillants guerriers qui besognent, je ne sais trop pourquoi, du côté d'Ilion. La bataille fait rage, le professeur d'histoire hausse le ton, comme à la télé lorsqu'un but est marqué. Les combattants prennent cependant le temps de discourir, en pleine mêlée. Les dieux eux-mêmes sont là, pleins d'ardeur; Apollon se déguise en mortel, se jette au milieu des combats. Quelle bravoure! Mais le ferait-il s'il était réellement un mortel?

Petit papier : "On va être interrogés sur Troie - Tu viens après la classe?" Je regarde Caramel avec étonnement; comment sait-elle... Elle sourit et griffonne : "Tu n'as pas vu qu'il est en train de tuer Hector?" Je prends un air intelligent; mais je n'ai rien compris.

La pluie revient accompagner le cours de mathématiques. J'ai oublié de demander à Caramel... Au moins, les nombres sont des personnes tranquilles - on n'a pas de surprise avec une addition. Et puis, on comprend. Je rêve à une vie de savant. Un savant... mais un savant ne sait rien, puisqu'il cherche toujours. Je n'ai pas dû bien écouter le professeur depuis un moment; mais le temps passe si lentement... Je ne peux pas vivre avec des nombres. Je regarde ma montre, je regarde ma montre, j'ai envie de m'en aller...

Je ne sais pas où j'étais le reste de la journée. En classe, évidemment. La pluie a cessé. Les bruits, dehors, sont clairs, et nous marchons tranquillement, Caramel et moi. Je n'ai pas envie de parler, Caramel m'a jeté un coup d'oeil furtif et ne dit rien. Nous entrons chez elle. "Tu n'as peut-être pas envie de venir faire de l'histoire", me dit-elle. J'éclate de rire. Elle me dit en souriant : "J'apporte des biscuits".

Nous sommes sur le tapis. Les biscuits se mêlent au livre d'histoire.

- Tu crois qu'Achille aimait les biscuits?

Caramel répond avec un sourire :

- Si j'ai raison, on aura une bonne note.

- Tu crois qu'il se passionne tellement pour la guerre de Troie?

- Qui ça, Achille?

- C'est malin!

Nous rions. Je n'ai pas envie de travailler. J'essaie d'expliquer...

- Tu n'as jamais envie de travailler, me dit Caramel.

- Ça dépend...

- Tu apprends pour ta vie à toi, pas pour la classe.

- Que veux-tu qu'elle en fasse, la classe?

- La classe, je ne sais pas, mais le prof...

- Et lui, que veux-tu qu'il en fasse? Ça ne lui sert de rien.

Caramel fait la moue :

- Tu ne fais pas ça pour qu'il s'en serve.

- Je n'y tiens pas, à ce qu'il s'en serve!

Caramel prend un air attristé.

- Je ne voulais pas t'ennuyer. Je pensais...

Je lui réponds vivement :

- Tu ne m'ennuies pas. Tu as raison. Si tu penses qu'il faut travailler cette guerre de Troie...

- Je pensais que ce serait agréable de le faire en sachant...

Elle s'arrête un instant.

- Je ne sais comment le dire, reprend-elle un peu essoufflée, mais... quand on sait où l'on va, il n'y a plus qu'à...

- ...acheter son billet et monter dans le train.

Elle me regarde avec surprise, puis se met à rire :

- Et ne pas descendre du train avant l'arrivée!

Je me souvins d'un voyage. Un voyage en train. Par la fenêtre, j'avais vu des vies, d'autres vies que la mienne. Ne devrai-je donc jamais descendre du train, avant l'arrivée? Et s'il n'y avait pas d'arrivée?

Caramel me regarde, un peu inquiète; puis, farfouillant dans le livre, ou dans ses notes, elle me dit rapidement :

- On va expliquer comment Hector...

On explique. Les casques n'étincellent plus au soleil, Apollon est retourné à ses affaires. Mais on explique bien; je sens que le professeur sera content. Je le dis à Caramel.

- Tu vois, répond-elle, comme ça on saura quoi répondre; et puis, c'est intéressant. Achille a bien raison de venger son ami.

- Il n'a rien vengé du tout; c'est Apollon qu'il aurait dû tuer.

- Il ne peut pas. Apollon...

Je ricane :

- C'est bien de s'en prendre aux innocents parce qu'ils sont faibles!

- Hector, faible?

- Plus faible qu'Apollon.

- Bon, mais il a bien fait de venger la mort de son ami.

Je réponds très vite :

- Il n'avait pas tellement envie d'y penser, à son ami. Le combat avec Hector l'occupait bien plus.

- Mais c'était pour Patrocle...

- Quand on aime quelqu'un, on ne pense qu'à lui; pas à autre chose. Et on est triste. Et on ne pense pas aux plaisirs - le plaisir de la vengeance.

Je secoue la tête, pour approuver ce que je viens de dire. Je regarde Caramel pour obtenir un satisfecit. Elle ne bouge pas, le nez dans son livre. Je suis un peu décontenancé. Je l'entends dire d'une voix sourde :

- On ne pense qu'à lui.

Elle ne bouge toujours pas. Je...

- Il y a un film d'aventures. Tu veux le regarder? On a fini.

Je réponds un vague oui. Elle n'aime pas, d'ordinaire, les films d'aventures. Moi non plus, du reste. Elle a déjà allumé la télé.

Ce matin, le chat parle des sentiments que le personnage principal...

Moi aussi, j'ai des sentiments. Si j'en parle, on me dit... Non, non, je ne peux pas dire que personne ne s'y intéresse; ce n'est pas ça, mais mes sentiments sont considérés secondaires. Les sentiments du personnage principal doivent être étudiés, les miens, non. Je dois étudier les sentiments du personnage principal, pas ceux de... Caramel, ou de... mes parents même.

Ce soir, je dois lire le livre dont le chat nous parle. Le livre n'est pas ennuyeux, il est, pourquoi pas, intéressant, mais je n'ai pas de passion pour le personnage principal, je ne pourrais - je ne peux - avoir de passion que... pour... oui, pour quelqu'un qui existe, qui fait partie de ma vie.

Mais comment avoir une bonne note en parlant de Caramel?

Petit papier : "Il a raison d'être en colère?" Je réponds : "Je n'ai rien écouté!" Coup d'oeil étonné de Caramel. Je refais un petit papier : "Il faut sans doute que j'apprenne en classe que ce qui est bien est bien et que ce qui est mal est mal!" Caramel lit longuement mon petit papier. Je lève la main. Le chat me regarde et s'arrête de parler.

- Oui, me dit-il d'une voix un peu inquiète.

- L'auteur dit qu'il a raison, vous dites qu'il a raison, mais si un jour je fais la même chose, j'aurai tort, parce que je ne suis pas dans un livre.

Le silence est rugueux, il blesse. Le chat a ouvert deux fois la bouche, et n'a rien dit.

- Excusez-moi, je ne voulais pas...

Mes paroles raient le silence, qui geint. Le chat agite ses mains, se redresse sur son siège.

- C'est très bien d'analyser cette scène, c'est très bien.

Il a l'air de continuer à parler, mais il ne dit rien. Puis, au bout d'un moment :

- Nous allons maintenant étudier...

Le vent s'est brusquement arrêté de tourbillonner. Je regarde les arbres, de l'autre côté de la fenêtre; ils me disent : "Non, le vent n'a pas soufflé ici."

Le problème de mathématiques est, paraît-il, difficile. Le frère d'Aoïdé m'a entraîné chez lui afin que je l'aide dans cette entreprise. Je m'ennuie; les calculs sont simples mais longs. Je fais semblant d'hésiter, donne quelques indications et le laisse faire. Il est persuadé d'avoir tout fait seul et s'en glorifie auprès de sa soeur, qui n'en croit rien.

- J'apprends une chanson, me dit-elle, tu viens m'accompagner?

Elle chante, je joue; le temps passe sans rien apporter d'autre que la conscience d'être.

Le frère vient nous interrompre :

- Elle n'est pas belle, la chanson, celle de la dernière fois était meilleure! J'ai du travail pour demain.

Il est parti. Aoïdé rit :

- On ne peut pas dire qu'il ne soit pas sûr de lui!

- Heureusement qu'il n'est pas notre professeur de chant.

Aoïdé me regarde avec curiosité.

- Pourquoi veux-tu que nous ayons un professeur?

Je réponds avec une petite irritation dans la voix :

- Je ne veux pas, mais on ne rencontre que des professeurs!

- Où ça?

- Partout. Pas seulement à l'école.

Irruption du frère.

- Tu as lu le livre...

Non, je n'ai pas lu le livre; et je ne suis pas d'humeur à le lire. Je réponds abruptement :

- Je ne le lirai pas. Il m'assomme.

- Tu vas avoir...

- Une mauvaise note. Ton amie t'a donné une bonne note avant-hier?

Le frère élabore un sourire compliqué.

- Toi!... jette-t-il.

Et le voilà reparti.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire de livre? demande Aoïdé.

- Il faut le lire... pour parler du type qui... il ne m'intéresse pas ce type.

- Ce n'est pas ça qui compte. Si c'est pour la classe...

- Tu fais quoi, toi, si un type veut te parler qui ne t'intéresse pas? Tu lui réponds?

- Ce n'est pas la même chose.

- Parce qu'il est mort, dans le livre?

- Il est mort?

- Non, il n'est pas mort, mais il n'est pas vivant... parmi nous, dans la vie, je veux dire.

- Mais sans doute que l'auteur a voulu dire quelque chose.

- Que le professeur veut que je sache.

- Eh bien, oui!

- Et qu'il veut que j'apprenne. Et qu'il veut que je considère important. Et que je le trouve bon ou mauvais, ça dépend de lui, bien entendu.

- Du personnage?

- Non, du professeur. Je dois penser comme il veut...

Aoïdé m'interrompt avec force :

- Tu exagères! Personne ne te demande ça. Chacun peut avoir son opinion; même ton prof...

- Oui, mais je dois la donner, mon opinion. Pour ça, il faut que je connaisse le type. Je ne veux pas le connaître.

- Alors, comment sais-tu qu'il est sans intérêt?

- Ça se voit sans lire.

Aoïdé rit; gentiment. Cela m'accable. J'arrive tout de même à poursuivre :

- En classe de littérature, je dois me passionner pour la littérature, en classe d'histoire, je dois me passionner pour l'histoire...

- On te fait tout connaître.

- Oui, comme les nouvelles à la télé. Ce qui est choisi par celui qui parle des nouvelles. Imagine que je téléphone pour demander des nouvelles à propos d'autre chose. Ou que je dise au prof...

- Mais enfin, tu n'es pas le seul...

- De combien de gens seuls sont faites les foules?

- Il faut bien vivre avec les autres.

Un silence s'est établi. Aoïdé me sourit tristement. J'ai le sentiment de continuer une longue phrase :

- A la maison, je dois penser comme les parents...

- Je ne les ai jamais entendus te dire...

- Je sais. Mais ils auraient tellement voulu...

Le sourire d'Aoïdé est résigné. Je continue à travers le silence :

- Chacun veut que je vive sur sa demande. Et toutes les demandes sont différentes. Et si la demande vient de moi-même, il m'est interdit d'y... succomber.

Aoïdé ne sourit plus. Je me sens coupable. Mais de quoi? Je la prends par l'épaule, je la secoue doucement.

Elle murmure :

- Tes parents... même moi... Si tu es... Si tu fais...

- Si je fais, surtout.

- Si tu fais, c'est que tu en es capable; c'est donc que tu es...

- On voit ce que je suis, d'après ce que je fais?

J'entends son oui qu'elle n'a pas prononcé. L'arbre dont on mange les fruits et qu'on brûle ensuite, n'est qu'un arbre; on ne le voit pas pleurer ses enfants. Je ne suis pas un arbre. Avant la vie, on ne voyait rien; elle est venue tout de même.

Aoïdé sourit avec gaieté.

- J'aime bien quand tu compliques tout, dit-elle vivement. Mais tu aimes bien manger les fruits.

- Pourquoi a-t-on envie de peindre un arbre?

La nuit était tombée; la rue brillait dans l'obscurité. Ici, j'étais seul. Personne ne me demandait rien. J'étais la foule, un décor pour les hommes qui apparaissaient et disparaissaient comme sur un écran de cinéma. Personne ne voulait rien de moi; mais me voyaient-ils? Et avaient-ils envie de me voir? Les pigeons qui volent parfois devant la fenêtre de ma classe ne regardent que ce qu'ils peuvent manger. On mange les pigeons.

Mon père m'a ouvert la porte. "C'est gentil de ta part de nous rendre visite, bien que l'heure soit tardive", me dit-il d'une voix... ironique, bien sûr. J'explique... le devoir, la guitare - non, pas la guitare, le devoir... je ne me souviens plus de quel devoir...

- Tu as faim? me demande ma mère.

J'ai faim, je n'ai pas faim, je ne sais pas. J'arrive à une heure où on ne dîne plus.

- J'ai mangé; j'étais dans mon devoir, j'ai oublié de téléphoner...

Je cherche des mots gentils, peut-être en ai-je trouvé; je suis dans mon lit, je m'endors.

Cours de sciences naturelles. Quelles sont les sciences artificielles? Les grenouilles. Elles ont quatre pattes. Deux grandes pattes. J'aime bien ces pattes-là. C'est bon.

Avec trois pattes, ce n'est plus une grenouille. Avec six pattes non plus. Si on est une grenouille, on a quatre pattes. Si on a trois pattes, on ne peut pas en ajouter une. Si on a cinq pattes, on peut se couper - ou se faire couper - une patte.

Toutes les grenouilles ont quatre pattes.

Même Aoïdé voudrait - non, aimerait - que je sois... que je sois... peut-être ce qu'elle se représente... Peut-être... Mes parents, c'est sûr. Je suis leur fils, il me faut être leur fils. Un fils, c'est une personne? Un fils, c'est seulement une conséquence? Je ne suis pas une conséquence, je suis moi. C'est quoi, moi? J'ai lu quelques livres sur le sujet; je n'ai rien compris. Par chance, ce n'est pas un cours qu'il faut apprendre. Les grenouilles, c'est une nourriture. Si je dis ça à une grenouille! A l'école, je suis une conséquence? On m'enseigne, donc je sais. On fait des greffes sur les plantes; la plante reste la même, mais pas toujours. Avec la greffe d'un autre cerveau, serai-je toujours le même? Non, bien sûr, c'est évident. La question est bête. Apprendre, ce n'est pas une greffe. Ce n'est pas une greffe. C'est quoi? On apprend des choses, on apprend à être. Si, si, on peut vivre mille vies à la fois. Une vie pour chacun...

Petit papier annonçant : "Danger". Je réagis à temps pour ne pas être pris en faute par le professeur - je n'écoutais rien, bien entendu. Caramel me surveille constamment. J'écoute, maintenant; ou je fais semblant - non, j'écoute. Est-ce pour Caramel que j'écoute? Pourquoi pour Caramel? Les grenouilles m'ennuient. Caramel ne va pas m'interroger. Elle veut sans doute que j'aie une bonne note. Pourquoi veut-elle... Je la regarde de côté. Elle écrit, elle ne me regarde pas. Elle me voit. Elle n'est pas obligée... J'ai la sensation de lui obéir. Elle paraît si frêle. Je sais qu'elle n'est pas frêle. De quoi est-elle si certaine? Quand nous parlons ensemble, c'est toujours moi qui explique. Presque toujours. Elle m'écoute. Les professeurs mettent une note, ils ne sont pas les seuls. Caramel ne me met pas de note; elle écoute et elle prend. Et j'ai le sentiment d'être responsable de ce qu'elle a pris. Caramel... Je reçois un tout petit coup de coude. Oui, oui, je sais ce que ça veut dire : il faut écouter. Je croyais être en train d'écouter. J'écoute; mais sans espoir maintenant.

Les grenouilles sont retournées dans leur mare; l'eau s'est refermée, on ne les voit plus. La mare est chaude sous le soleil, un semblant de buée la recouvre; quelques tiges sont sorties, pour observer les alentours. Immobile, la vie est aux aguets. On croirait voir l'éternité.

Des arbres se sont groupés non loin de là. Ils conversent paisiblement en balançant mollement leurs têtes enrobées de feuilles. Un arbre manque; il a laissé une partie de son corps à terre. Un homme, quelque part, marche en s'appuyant sur un bâton, qu'il a décoré de son couteau. Arbre, sans toi, peut-être n'aurait-il pu marcher. Mais te reconnais-tu encore en ce bâton?

Je sens une main chaude sur mon épaule. Caramel me regarde avec de grands yeux. La classe est vide. Le cours de sciences naturelles est terminé.

Je suis rentré à la maison après avoir expliqué à Caramel que mes parents n'étaient pas très contents... Elle m'a accompagné jusqu'à la porte. Elle n'a rien dit. Si... quelque chose - je ne me souviens plus; ou je n'ai pas entendu. Elle est partie sans se retourner, la tête dans son manteau.

Le dîner s'est bien passé. Les parents ont parlé d'une promenade à faire dimanche, sans doute dimanche prochain. J'ai dit que ça me plairait beaucoup. Les parents étaient contents. Moi aussi. Ont-ils peur d'être seuls? L'école nous promet tant de choses. Ceux qui pensent que c'est vrai sont nombreux : ils ne seront jamais seuls. On n'a pas peur d'être seul, on a peur si on est seul. Croire que tout est vrai. Enfin, pas tout. On me dira qui il faut croire. Les autres, il ne faut pas les croire. Je crois que je fais partie des autres. Mon père a allumé la télévision; les parents ne sont plus seuls à présent.

Me voici dans ma chambre. Je fais mes devoirs. Pourquoi est-ce un devoir? Mes devoirs sont les mêmes que ceux des élèves de ma classe. Je ne suis donc pas seul. Si je lis ce qui me plaît, je serai seul. Je n'ai pas peur de la solitude. Pourquoi Caramel me regardait-elle ainsi? Comme de l'autre côté d'une fenêtre?

Il fait beau, ce matin. J'ai terminé le problème de géométrie et je regarde au dehors. Caramel s'inspire de ma page gardée grand ouverte à son intention. Personne ne peut me reprocher de regarder dehors. J'ai terminé et rien n'est prévu pour que j'aie autre chose à faire. Dois-je avoir honte de ne rien faire pendant que les autres travaillent? Dois-je avoir honte de pouvoir faire mieux qu'eux? Le regard professoral qui s'attarde par moments sur moi n'est pas très défini. Non, il ne me reproche rien; du reste, que reprocher à celui qui est premier? Premier... Le héros est toujours devant les autres, face à l'ennemi. Caramel ne m'a jamais prévenu de ce danger-là.

Dehors, le ciel est lumineux. Les arbres noirs regrettent leurs feuilles, ou bien attendent les prochaines; ils en auront - beaucoup, beaucoup. Celui d'hier, près de la mare, n'en aura pas. L'homme veille.

Le soleil a été aussi haut qu'il a pu; maintenant il glisse tout doucement vers la terre. En classe, on ne surveille pas le soleil; en profite-t-il pour se sauver, vers le soir? Et là, quels autres mondes ira-t-il éclairer? L'aventure est-elle là-bas? le personnage du livre que je n'ai toujours pas lu rêve d'aventure; lui non plus ne surveille pas le soleil qui s'échappe peu à peu. L'école ouvre ses portes. Le soleil y promène négligemment son regard et poursuit son chemin. L'école est bien sombre; je ne veux pas perdre le soleil, cet après-midi. Je pars... à l'aventure, peut-être?

Les paysages que je traverse me sont connus; je les vois tous les jours. L'aventure est-elle ailleurs, loin, au loin? par delà les mers, dans les forêts solitaires? Je ne marche plus dans la rue familière, je me fraye un chemin à travers la jungle. Je ne sais pas trop ce qu'est une jungle, ni où cela se trouve, mais c'est si loin... Les bêtes sauvages - enfin pas trop sauvages - se devinent derrière les grands arbres. Les oiseaux, de grands oiseaux que je ne connais pas, volent... au milieu de la forêt ou au-dessus? J'entends leurs cris - leurs chants plutôt - et les battements sonores de leurs grandes ailes. Il y a des singes, des fourmis, des... j'ai oublié le nom, le professeur de sciences naturelles en avait parlé l'autre jour.

Je voulais leur parler, mais ils ne m'ont pas répondu. Toujours la même forêt, toujours les mêmes bêtes. Un village. Des hommes. Ils parlent. Une langue inconnue, mais je la comprends; c'est comme ça quand on rêve. Je parle de moi, ils parlent d'eux. Je ne suis pas comme eux; ils me disent que je devrais être comme eux, parce que leur vie est bonne. Ils ont des habitudes; si je veux bien suivre leurs habitudes, je serai aussi heureux qu'ils le sont.

L'esprit voyage vite. Me voici de nouveau dans la rue familière. Familière, avec ses habitudes. Pourrais-je vivre sans ces habitudes? Mon esprit se brouille; je n'avais pas envie de penser, mais de... marcher, de suivre le soleil - avec ses habitudes. Le soleil n'est plus là où je l'avais laissé. La classe doit se terminer. Caramel m'attend pour parler du personnage qui rêve d'aventure à travers les pages du livre que je n'ai pas lu.

Sortie de l'école. Les écoliers sages me regardent avec l'indifférence que mérite mon escapade. Le soleil qui nous quitte les observe avec une ironie amusée. Caramel arrive toute emmitouflée, les yeux rapides. Le frère d'Aoïdé me jette un regard de reproche. "Il a ses secrets", lance-t-il à Caramel sans attendre de réponse. Caramel ne l'a pas écouté et m'entraîne sans rien dire. Je lui demande :

- Tu as froid?

- Il fait froid, me répond-elle.

En route pour parler du livre...

Le goûter est copieux, Caramel paraît absorbée. Je mange.

- Tu crois qu'il l'aime? Il dit - non c'est l'autre qui le dit - que son amour a diminué parce qu'elle s'est mal conduite.

- Caramel, tu es sûre que ça t'intéresse, qu'il l'aime ou pas?

Elle m'a regardé sans lever la tête.

- Oui... non... c'est pour...

Je l'interromps :

- Je sais, c'est pour le chat.

Elle paraît gênée.

- Il faut bien...

Je ne dis rien; je n'ai, au demeurant, rien à dire. Elle reprend :

- Il ne l'aime pas; sinon, il ne changerait pas. Les sentiments, c'est pour touj... qu'est-ce qu'il y a dans le chapitre précédent?

Je réponds aussitôt :

- Il parle de la mère du type...

- Quel type?

- Le type...

- Ah oui...

Le texte fut découpé au couteau; les morceaux du type furent analysés proprement. Ses sentiments y laissèrent la vie qu'ils n'avaient jamais eue. Le devoir eut une bonne note.

La maison est gaie, ce soir; les parents attendent des amis à dîner. Ma mère s'affaire ici et là - salle à manger, cuisine; mon père se prépare à passer une bonne soirée. Personne ne me parle d'école; non, il faut plutôt que je sois bien coiffé et que... "Tu peux tout de même mettre un pantalon présentable!" Je mets un pantalon présentable. "Tu as l'air fatigué, dit ma mère, tu ne dors pas assez". Je dors assez. "Si tu rentrais plus tôt, tu aurais le temps de faire tes devoirs plus tôt", dit mon père. Si je n'ai pas le temps de faire mes devoirs, je ne les fais pas. "Viens m'aider", dit ma mère. Mon père avale une bouffée d'air. J'aide. Le dîner se prépare. Au fait, j'aurai le temps de faire mes devoirs ce soir? "Ne cherche pas encore à énerver ton père", dit ma mère. Je ne cherche pas - mais on peut trouver si facilement...

Les invités. Je les connais très vaguement; ils ont un fils - il est venu aussi. Je suis content, on pourra parler; s'il n'était pas venu, j'aurais dû seulement répondre. Après le dîner, on pourra aller dans ma chambre pour être tranquilles. Les parents parlent de tellement de choses... le monde entier défile dans la salle à manger. Quelques minutes - longues - pour régler un sujet essentiel; des souvenirs, qui n'ont l'air d'exister que pour qu'on en parle pendant les dîners, "Vous vous souvenez? - Ah, c'est pourtant vrai!" On rend une visite - intellectuelle - à un grand homme en vue; on voyage dans une lointaine contrée que tout un chacun connaît. Pourquoi perdre des années à connaître ce qu'on peut savoir sans peine?

- Alors, les enfants, on ne vous entend pas!

Les enfants auraient eu bien du mal à percer le mur des déclarations parentales.

- Vous ne dites jamais rien! Comment ça va en classe?

Notre univers est apparemment plus restreint que le leur. Non, non, on nous demande aussi ce que nous faisons en dehors de la classe; tout aussi apparemment, nous ne faisons que jouer.

- Eh bien, mon garçon?

Mon père a voulu être encourageant; le garçon a bien tenté une réponse, mais il est, comme moi, un peu hésitant à propos du sujet réel de la question posée. Le temps de réfléchir, la conversation des parents est repartie. Mais nous en sommes tout de même le sujet. Le garçon ne s'intéresse à rien, dit son père. Il faudrait qu'il se décide à être... quelqu'un... ou quelque chose... ce n'est pas très clair.

- Toi, tu sais certainement ce que tu veux être, tu travailles bien en classe, me dit son père.

Je réponds... sans réfléchir :

- Je n'ai pas besoin de vouloir, je suis moi.

Rire général. Le père du garçon reprend :

- Tu es spirituel, c'est bien. Mais il faut quelquefois être sérieux; qui veux-tu être, quand tu seras grand?

Il s'est un peu redressé sur sa chaise; les mots ont-ils plus d'importance lorsqu'ils sont dits avec un dos droit?

Je tarde à répondre; il me propose quelques... solutions, pour m'aider. Suit un catalogue de carrières - qui me donneront de la valeur, dit-il.

Je réponds enfin :

- Ma propre valeur sera donc toujours plus faible que la valeur du titre que j'aurai. Lorsqu'un ami me dira : "Bonjour, ami", j'aurai moins de valeur à ses yeux que s'il me disait : "Bonjour, Docteur".

- Mais ton ami sera content de savoir que tu peux le soigner puisque tu en as les capacités.

Je ne sus répondre. Soigner est-ce plus important qu'aimer?

Les conversations avaient repris; "Les enfants ne savent jamais..."

Le dessert terminé, rien ne nous retenait plus dans la salle à manger. Les parents s'aperçurent-ils de notre départ? Dans ma chambre, un calme étonnant nous accueille; pourquoi étonnant? C'est le même calme... non, non, ce n'est pas le même. L'impression de revenir d'une guerre. Quelle guerre? Les quelques mots échangés dans la salle à manger? Mais ce n'est pas la première fois que ce genre de propos...

- Ils sont toujours énervés, dit soudainement le garçon.

- Les parents?

- Oui; chacun veut s'imposer. Même pas; chacun veut imposer quelque chose...

- A nous, tu veux dire?

- Non, pas seulement. A nous, oui, c'est évident; nous sommes "les enfants"!

Cela le fait rire; je souris aussi. Il continue :

- Non, il leur faut imposer quelque chose... pour eux-mêmes...

- A eux-mêmes?

- Non, à d'autres, mais pour... pour l'avoir fait...

- Pour dominer?

- Non, oui, peut-être. Non, peut-être pour dominer, mais surtout pour l'avoir fait - peut-être comme un rite.

Je ne comprends pas très bien; je lance un grand mot :

- C'est leur moi qu'ils veulent imposer.

Mon grand mot le fait rire.

- Tu parles bien, dit-il ironiquement.

Il prend une grande respiration, puis ajoute... avec sérieux, un sérieux qui explore - avec un fond d'inquiétude :

- Ce n'est même pas leur... moi...

Il s'arrête, respire fortement, hausse un peu les épaules en hochant doucement la tête et continue sur le même ton :

- C'est un autre moi, cela vient d'ailleurs...

Il s'arrête de nouveau, comme s'il savait ne jamais pouvoir trouver. J'essaie :

- Ils répètent ce que d'autres disent?

- Je ne sais pas. Ce n'est pas ce que d'autres disent, c'est ce qu'ils pensent.

Soudain, il s'enflamme :

- Personne ne dit, personne ne pense. C'est quelque chose que tout le monde est obligé de dire. De dire, pas même de penser.

Un souvenir... d'aventure me revient; je dis très vite :

- Il y a des gens qui disent comment vivre et affirment que c'est la bonne façon.

- Oui, oui, ils ont peut-être même raison. Mais il y a d'autres façons de vivre, alors pourquoi celle-là plutôt qu'une autre?

- Par intérêt de ceux qui disent...

- Oui, oui, mais il y a d'autres moyens de satisfaire ses intérêts, alors pourquoi celui-là?

J'avais l'esprit brouillé. Ai-je bien entendu sa... conclusion? Il parlait avec une sorte de colère :

- Les sauvages n'ont-ils donc pas le droit de vivre en sauvages? On le sait qu'ils vivent mal; qu'ils n'ont pas les infinis avantages que nous avons, nous. Mais que veut l'explorateur? Les connaître ou les étudier? Et pour quel but? Les amener à la civilisation - la nôtre, bien sûr. C'est-à-dire les priver de la leur.

Il éclata de rire, puis termina, la voix rauque :

- Et nous, nous ne sommes pas des sauvages pour d'autres civilisations?

Ses parents partaient. "Vous vous êtes bien amusés?" nous demandèrent-ils.

Aujourd'hui, en classe, j'écoute. J'écoute tout - à peu près tout. De cette façon, le temps passe. Le temps passe de son côté, moi du mien. Non, du mien, rien ne passe - j'écoute. C'est intéressant; pas tout, bien sûr, mais c'est intéressant. Je ne m'aperçois pas que le temps passe, et il ne me le dit pas; peut-être n'a-t-il pas besoin de moi. Ça doit être bon d'écouter; le professeur est content - non, il est plutôt indifférent, c'est lorsque je n'écoute pas qu'il est mécontent, ou qu'il considère utile d'être mécontent. Caramel... je la regarde sans bouger la tête, elle paraît avoir relâché sa surveillance, sans doute parce que j'écoute. Caramel a tourné la tête vers moi et me questionne des yeux; je fais signe qu'il n'y a rien de particulier, elle hésite un peu, puis retourne à son cahier. Elle n'avait rien relâché. J'écoute. C'est intéressant, mais il faudra que je m'en serve. Que je m'en serve comme on me le dira. Pour répondre, pour faire, pour me faire connaître. Je ne pourrai pas laisser ce que j'entends tomber en moi comme tombent les... sédiments - j'ai appris ma leçon - sur le fond de l'océan pour faire naître des montagnes. J'écoute. La pensée se rebelle, mais ne peut jaillir sous le couvercle des paroles qui m'ensevelissent. La classe est terminée. C'était la dernière classe de la journée. Le temps est passé.

- Ne reste pas là à t'ennuyer! Prends un livre; tu as certainement quelque chose à lire pour l'école, dit mon père en s'installant devant la télé.

Je ne m'ennuyais pas. J'ai certainement quelque chose à lire pour l'école. J'ai certainement quelque chose à faire pour... pour l'école... ou pour... Oui, toujours pour; pour. Pour, mais pas pour moi, ni... je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne m'ennuyais pas; je cherchais quelque chose à... non, pas à faire, à... penser... peut-être... Non, je ne cherchais pas, j'avais trouvé ce que je ne voulais pas faire - ou plutôt ce qui... Comment disait-il, le professeur de sciences naturelles?... ce qui ne me fertiliserait pas. C'est amusant, être fertilisé. J'ai des devoirs à faire, je vais les faire, je vais apprendre des choses, beaucoup de choses, et ces choses seront près de moi, prêtes à être distribuées. Peut-être sont-elles comme le temps qui est passé, peut-être n'ont-elles pas besoin de moi?

Ce matin, cours de dessin. C'est difficile de dessiner. Pourquoi faut-il apprendre? Pour savoir dessiner. Ceux qui sont doués n'ont pas besoin de savoir. On ne sait pas ce qu'on sent.

- Ce n'est pas comme ça qu'aurait fait...

Le professeur ajoute un nom connu; connu de tout le monde. Je veux dire que le nom est connu; les toiles aussi sont connues. Le nom des toiles; et puis, on les a vues. En photo, ou même au musée, le jour d'une exposition, pendant laquelle tout le monde s'est souvenu de ce peintre. Dommage que le peintre ne soit plus là pour accueillir les visiteurs - je veux dire les admirateurs. Il les aurait accompagnés au restaurant, peut-être, après la visite.

- Vous ne m'écoutez pas...

Le professeur est mécontent. Non, je ne l'écoutais pas. Il ajoute :

- Vous n'arriverez jamais à...

Ma tête bourdonne; a-t-il parlé de style, a-t-il parlé de personnalité? Je réponds, sans savoir à quoi :

- Dois-je être moi-même en ressemblant aux autres?

- Il faut d'abord apprendre...

- A être moi-même?

- Il faut d'abord apprendre la technique...

Et je ne sais quoi d'autre. Je m'obstine :

- Si je prends des photos, je n'ai pas besoin de technique.

- Ce n'est pas évident. Mais dans votre dessin, vous pouvez exprimer vos sentiments, votre personnalité.

- Toujours en imitant?

- Il faut avoir de la patience; j'en ai bien avec vous.

- Il faut que je lise pour savoir ce que pensent les autres, il faut que je regarde les tableaux pour savoir ce que ressentent les autres...

- Vous ne vous intéressez qu'à vous-même? La pensée du monde entier vous est indifférente?

- Non, non...

Le professeur va auprès d'un autre élève. C'est trop tard pour répondre. Répondre quoi? Ou plutôt à quoi? Au Moyen Age, si on m'avait dit : "Va au bourg voisin", je n'aurais pas pu répondre : "J'irai par le prochain train." Le professeur m'a parlé de ce qu'il connaît. Et je n'ai pas de mots pour parler de ce que... de quoi?... je ne sais pas, mais... L'impression d'une existence, qui est là, près de moi, et dont je ne sais rien dire.

Le professeur est passé à côté de moi; il m'a corrigé une ligne qui n'était pas bonne. Il avait dans les yeux une autre ligne que la mienne. Moi, je n'en avais pas du tout. Voir la chose que je dessine me suffit, je n'ai pas envie de la détériorer - "Vous devez l'interpréter", a dit le professeur. Il faut aussi, je crois, y faire entrer ma personnalité - ou quelque chose d'approchant. Je n'ai pas envie de faire entrer ma personnalité dans un vase.

Pas de cours cet après-midi. Que vais-je faire? Je ne sais pas. Mon père me dira : "..." Il a raison. Mais je ne sais pas quoi faire. Quand on a commencé à faire quelque chose, on sait quoi faire; mais si on n'a pas commencé?

- Tu viens jouer au tennis?

Il y a toujours quelqu'un pour vous dire de faire quelque chose. C'était le frère d'Aoïdé.

- Oui, avec plaisir.

On peut avoir du plaisir à obéir.

La partie se passe agréablement; mon adversaire a de belles balles que je renvoie remarquablement. J'ai perdu. Echange de phrases corrosives, terminées par un grand rire. Je lance - comme si c'était une balle :

- J'ai découvert une machine pour aller dans l'avenir!

- Qu'est-ce que tu as encore trouvé?

- Rien ne s'est passé pendant la partie, mais le temps a passé.

- Comment, rien? Tu as perdu, non?

- Oui... j'ai perdu; j'ai peut-être perdu... le temps.

- Tu es passionnant aujourd'hui! Dis-moi... tu crois... qu'elle...

Elle? Ah oui, son amie!...

- ...qu'elle...

Il s'est tu. Je ne dis rien. Je n'ai pas envie de l'entendre m'en parler. C'est idiot. Il a peut-être un ennui; je n'ai aucune - aucune - raison de ne pas vouloir en parler. J'en parle :

- Tu...

Silence. Nous finissons par nous regarder en face. Il paraît hésitant - quel psychologue je suis! - je dois paraître perplexe. Mais pourquoi donc? Il profère :

- Elle veut que j'aille avec elle...

Je l'interromps vivement :

- Eh bien, alors!

Il s'assoit et se met à jouer avec sa raquette. Je m'assois aussi, un peu de biais. Long silence.

- Elle est très gentille, répète-t-il.

Oui, elle est très gentille. Non - je n'en sais rien, si elle est gentille. Et puis, qu'est-ce que ça peut me faire? Il continue :

- J'irai...

- Tu as raison.

- Tu crois?

- Oui... peut-être... tu n'as pas peur?

Il se tourne vers moi et... et... et ne paraît pas étonné. C'est moi qui suis étonné.

- Pourquoi me dis-tu ça?

Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. Je réponds :

- Elle te dit... elle te regarde comment?

Là, il est étonné :

- Elle me regarde?... Je ne comprends pas...

- Elle te regarde comme si elle voulait... comme si elle voulait... t'emmener?...

- Oui, je te l'ai dit : elle veut que j'aille avec elle...

Je l'interromps :

- Je sais. Ce n'est pas ça. Ce... C'est...

Il me regarde fixement :

- Qu'as-tu? me dit-il.

J'ai froid. Un vent léger vient par petits coups nous asperger de gouttes d'eau piquantes. Nous restons là un moment sans comprendre. Nos raquettes commencent à se mouiller. Nous nous levons ensemble et allons à l'abri. A l'abri...

Le retour se fait sans parler.

- Tu restes un moment?

J'accepte. Je n'ai pas envie de rentrer chez moi. Ce n'est pas chez moi, c'est à la maison, chez mes parents. Où se trouve la différence? Je suis chez moi chez mes parents. A condition d'être leur fils. Je suis leur fils.

- Tu as des idées sur la pièce?

Je n'ai pas bien compris. Je demande :

- La pièce?

- La pièce de théâtre dont nous devons parler.

- Ah oui! Oui, j'ai des idées...

- Tu as toujours des idées! Mais...

- Mais tu veux dire pour la classe?

Il s'énerve :

- C'est toujours la même histoire!

- Le professeur nous a bien dit qu'il fallait avoir des opinions personnelles. Il nous dit ça tout le temps. Et de ne pas copier des idées toutes faites.

- Ne répète pas toujours la même chose; c'est lassant.

Je sens un goût amer; je réponds :

- Si tu as faim et qu'on ne te donne pas à manger, ne répéteras-tu pas toujours la même chose?

- Tu m'embrouilles. Je te parle du devoir. Le professeur a dit aussi qu'il fallait bien comprendre le sens de l'action au deuxième acte. Tu sais : le relier au premier et montrer qu'il annonce "inéluctablement" le dernier.

Je ris :

- Inéluctablement! Et alors, quelle place reste-t-il pour mon opinion?

- Il faut expliquer...

- Il faut expliquer avec des mots personnels une opinion qui est celle du professeur.

- Ce n'est pas seulement la sienne!

- Non, c'est celle du monde entier; le monde qui est emprisonné dans nos livres de classe : "Notez la réplique... - Expliquez comment l'auteur parvient à... - Montrez l'intérêt..." Et si je ne le vois pas l'intérêt?

Il se met à rire à son tour :

- C'est que tu n'as rien compris!

Je secoue la tête :

- Oui, oui; oui, oui.

L'analyse du deuxième acte est laborieuse. Peut-être annonce-t-il le troisième, mais le troisième ne mérite pas tant d'efforts; l'intrigue va se dénouer avec autant d'artifice qu'elle en a trouvé pour se nouer. Le spectateur aura ce qu'il attend. Le personnage qui ne lui a pas plu sera puni.

- En plein travail! lance soudain la voix joyeuse d'Aoïdé.

- Nous, on travaille, pendant que d'autres se promènent, réplique gaiement son frère.

Comment fait-il pour être gai? Aoïdé jette un coup d'oeil sur notre travail. Conférence. Elle a bien fait d'arriver; elle nous aide. Terminé. Commentaires. Aoïdé me met en valeur; pas aux yeux de son frère, mais aux miens. Est-ce agréable d'être mis en valeur? Certainement. Mais ensuite? Si je redeviens moi-même à ses yeux... Non, je ne suis jamais moi-même à ses yeux. Le savais-je? Pourquoi aujourd'hui - pourquoi est-ce que je le remarque aujourd'hui? Elle est comme toujours; elle me parle gentiment - est-elle contente, ou satisfaite, de me voir, de m'imaginer, comme je ne suis pas? Si, si, je suis un peu, même beaucoup, comme elle le pense. Mais mon alter ego est défini; je ne suis pas défini. Et je ne veux pas l'être.

- Dommage que tu n'aies pas pu donner tes idées à propos du troisième acte; mais c'est trop dangereux, continue Aoïdé.

- Ce n'est toujours pas moi qui les donnerai! déclare son frère.

- Mes idées sont bien vagues, dis-je à Aoïdé; je crois surtout que je n'aime pas.

- Ce qui me plaît, répond-elle, c'est que tu n'es jamais indifférent.

Je la regarde, un peu surpris. Elle reprend :

- J'ai dit une bêtise; il t'arrive d'être indifférent, mais pas quand tu es en cause... non, j'ai encore dit une bêtise; non, c'est quand quelqu'un te le demande, quelqu'un à qui tu as envie de répondre.

- Je ne réponds peut-être pas les mêmes choses...

J'allais dire : "selon la personne à qui je parle", mais je poursuis :

- …selon la chose dont je parle.

Aoïdé et son frère me regardent avec étonnement.

- Tu es brillant ce soir! dit le frère.

Je suis un peu confus. Aoïdé vient à mon aide :

- Tu es fatigué.

Ma mère n'aurait pas fait mieux. Peut-être suis-je fatigué?

Aoïdé a chanté; elle chante bien. J'aime l'accompagner.

Le déjeuner de ce dimanche matin décore l'analyse de mes dernières notes.

- Tu ne travailles pas assez!

Mon père a prononcé ces paroles sur un ton d'impuissance.

- Je travaille suffisamment.

- Tu pourrais faire mieux; tu fais trop confiance à tes possibilités.

- Je fais bien confiance à la vie.

Mon père est perplexe.

- Oui, je comprends, dit-il.

Oui, il comprend. Il comprend, et il préférerait ne pas comprendre - ne pas savoir.

- L'homme est fait pour le travail, dit mon père d'un ton qui n'est pas sentencieux.

- Alors, le paresseux est un malade?

Ma mère s'inquiète; le déjeuner est agréable.

- Ne t'énerve pas, me dit-elle.

Un silence se fait.

- Le monde s'est bâti par le travail de l'homme, reprend mon père.

- Pourquoi le critiques-tu tant, ce monde, alors?

- Je critique ceux qui travaillent mal. Mais combien d'hommes... combien de savants, par exemple, sont là, jour et nuit...

- A apporter le bonheur aux hommes?

- Le bonheur dépend de chacun de nous. Je parle du travail qu'ils font.

- Dans ma classe, il y a un savant de cette sorte : il travaille tout le temps.

- Eh bien, lui au moins, doit avoir de meilleures notes que toi.

- Oui, oui; elles sont meilleures.

- Tu vois, le travail sert à quelque chose. Dans la vie, quand tu seras grand, on te jugera aussi sur ton travail.

- Oui, si je le fais bien...

- Oui, si tu le fais bien! Pas si tu le fais mal, évidemment!

Le silence revient. Ma mère s'affaire autour de la table. Caramel... Caramel n'est pas là; j'ai bien cru qu'elle m'avait donné un léger coup de coude.

J'avais failli répondre : "N'importe quel..." - oui, mais je ne savais pas quoi ajouter. N'importe quel travail? Non, ce n'était pas ça; plutôt : un travail pour une grenouille à combien de pattes?

- Si je fais bien un travail destiné à me tuer?

Mon père me regarde. Il ne répond rien. Son visage exprime un voeu dont il n'a certainement aucune conscience, le voeu que je n'aie jamais existé.

La matinée s'est passée dans le calme. Mon père était d'humeur sereine, ma mère était heureuse de voir s'écouler le temps, sans que rien ne vînt heurter la tranquillité de la vie domestique. La conversation de ce matin n'avait laissé aucune trace. L'eau se referme sur un noyé.

Pas de promenade cet après-midi; il fait très froid. J'aime le froid. Ma mère est frileuse, mon père n'aime pas les promenades, bien que ce soit lui qui les propose d'habitude. Nous attendons des amis. Je prépare nonchalamment les cours de la semaine. Certains cours n'ont pas besoin d'être préparés; les mathématiques, par exemple. D'autres n'ont nul besoin d'être préparés; l'histoire, par exemple. Il faut aussi écrire à propos des idées du grand penseur - non, du grand savant - non, plutôt du grand artiste... Non, j'invente; mais un jour ou l'autre, il faudra le faire; il faudra. Si ce n'est pas pour l'école, ce sera pour... pour eux. Pour eux, qui sont autour de moi, qui attendent que je dise ce qu'ils attendent, pour me recevoir - et me garder.

Il faut tout de même que j'écrive à propos de ma conscience. "Doit-on obéir à sa conscience?" dit le sujet du devoir. Ma conscience! Ma conscience ou celle que je suis censé avoir et qui n'est qu'un aide-mémoire où il serait bon que j'entasse les ordres donnés par ceux qui pensent avoir un pouvoir sur moi?

Arrivée des amis. "Vous avez de la chance d'avoir un fils aussi studieux!" Ma mère est contente, mon père satisfait.

- S'il aimait un peu moins la contradiction... dit-il cependant.

- Il a de la personnalité, c'est bien, rétorque son ami en souriant.

La conversation ondoie : les événements, d'autres événements, les commentaires - d'ici ou d'ailleurs. L'ami de mon père me demande mon opinion sur une rencontre sportive. Je n'ai pas d'opinion; j'aime mieux jouer que regarder jouer. Je réponds :

- J'aime mieux vivre que regarder vivre.

- Tu vois, dit mon père, il est tout le temps comme ça!

Ma mère et nos amis ont pris ma défense : je suis jeune...

- As-tu lu des philosophes? me demande l'ami de mon père.

- J'ai presque lu Socrate.

- Comment ça, presque?

- Socrate n'a rien écrit.

Mon père lève les bras.

- Tu ne reconnais vraiment aucune autorité, dit-il sur le ton d'une complainte.

- Si d'autres doivent dire qui je suis, pourquoi devrais-je me connaître moi-même?

L'ami de mon père ne paraît pas comprendre un mot de ce que j'ai dit et déclare donc :

- Ton fils est un sage!

Ma mère propose le thé. Je retourne à mon devoir. La conscience... L'heure du dîner finit par arriver. Les amis sont toujours là; la conversation aussi. Comment faire pour m'intéresser à ce qui se dit? Je tente quelques... propos. Maigre résultat. Je n'ai pas de recul, me dit-on. L'âge, sans doute, l'âge. Quand je serai grand...

- Quand tu seras grand, si tu es reconnu, tu auras ta place... commence mon père.

- J'aurai la place qu'on me donnera.

- Mais comment fait-il pour me contredire sans arrêt? Tu ne m'as même pas écouté!

- Ceux qui me reconnaîtront me donneront ma place.

Mon père s'énerve :

- Dans une société de savants, c'est tout de même à un savant de décider si tu...

- Si je suis un savant? Qui décide de ce qu'il faut savoir pour être un savant?

Une petite gêne s'étend; ma mère sauve la situation, comme elle le fait d'habitude, par une manoeuvre culinaire. L'urgence de mes devoirs ressurgit; je retourne dans ma chambre.

Ce matin, cours de... cet après-midi, cours de... Que dois-je apprendre pour être savant? Chaque professeur voudrait être le seul à décider. Comme tant d'autres. Aucun élève n'y prête attention, excepté celui qui est interrogé. Aux parents aussi, on donne son accord sur ce qui paraît raisonnable à leurs yeux. Et aux autres? Et aux amis? Et à... Je ne sais plus. Et à moi-même?

La journée de la classe se termine. Dehors, il fait sombre; un gros nuage m'observe. Caramel est toute recouverte de son manteau; elle a froid.

- Je n'ai pas froid, il fait froid dehors, dit-elle un peu renfrognée.

Dehors, le gros nuage nous attend; il est tout habillé de noir. Caramel parle de pluie imminente; elle presse le pas, et m'entraîne de son regard. Il n'y a rien de particulier à préparer pour l'école. Je pense à la chaleur du tapis sur lequel je trouverai le goûter apporté par Caramel. Ma mère aussi a peut-être préparé un goûter. Peut-être; mais elle a pris l'habitude de me voir aller chez Caramel après l'école. "Mais n'oublie pas de me prévenir", dit ma mère avec un petit soupir, le matin, lorsque je pars. Je ne sais pourquoi, je me sens triste; je vois ma mère dans la cuisine devant un goûter... qu'elle ne prépare sans doute pas. Je ne peux pas... je peux... Caramel...

Nous voici sur le tapis - avec le goûter. Caramel a ouvert quelques livres. Elle ne les regarde pas, moi non plus. Elle attend. Il faut que je parle; il faut que je lui dise.

- Lorsqu'on dit des choses qui déplaisent, on éloigne les autres.

Caramel m'a écouté, les yeux fixes; fixés sur moi. Elle répond d'une voix calme :

- Tu as peur que je m'éloigne?

- Non. Pas toi. Mes parents, les autres.

- Pourquoi pas moi? Je ne suis pas toujours capable de comprendre.

- Peut-être. Mais je crois que tu me comprends, moi; pas ce que je dis, ni même ce que je pense - non, moi.

- Je ne suis pas...

Le goûter remplace le silence.

- Que dois-je apprendre pour être savant? Lorsqu'on parle de ce qui ne préoccupe pas les autres, on les éloigne aussi.

J'ai parlé d'une traite. Caramel a un geste d'inquiétude.

- Je ne comprends pas, dit-elle.

- J'ai tout mélangé. Je parlais hier avec mon père de ce que savait un savant.

- Un grand savant?

- Je ne sais pas. Qui décide s'il est grand ou non?

Caramel a un sourire triste. Elle passe la main sur le tapis avant de répondre :

- Tu n'aimes pas apprendre tes leçons pour la classe.

- Ce n'est pas ça. Mais pourquoi suis-je obligé...

Un silence qu'elle n'interrompt pas. Je poursuis :

- Et ensuite, je penserai comme eux.

- Tout le monde...

Elle s'arrête; baisse légèrement la tête, puis :

- Ils ne pensent pas tous mal.

Elle relève la tête vers moi, mélangeant interrogation et inquiétude; puis, très vite :

- Oui, oui, il ne faut pas penser comme eux. Moi, je n'ai pas la force pour m'évader. Ils ont toujours l'air d'avoir raison, je ne sais pas répondre.

Elle me regarde avec des yeux qui demandent. Est-ce à elle que je réponds?

- Si je pense comme eux, même si je fais semblant, je ne serai plus moi. Mon père sera content; je serai comme il faut être. Oui, comme eux.

Caramel s'est affaissée sur elle-même. Sans doute, elle réfléchit; sans doute, je réfléchis. Quelque chose tourne dans ma tête, je ne sais vraiment pas quoi. Est-ce pareil pour elle? Je l'entends dire :

- Et ceux qui pensent à sauver des gens, à leur venir en aide?

Le silence revient. Elle a raison. Oui, elle a raison. Et je ne peux pas oser me demander : "Faut-il sauver? - Faut-il aider?"

- C'est bientôt les vacances, dit Caramel d'une voix éteinte.

- Les vacances? J'ai parfois la sensation d'un autre monde qui va apparaître. Un monde où, soudain, on se met à attendre une rencontre. La rencontre avec ce que les autres n'ont pas décidé d'avance, en secret, de vous montrer. La rencontre avec le hasard.

Caramel baisse les yeux.

- Tu ne seras plus obligé d'être assis tous les jours...

- Je préfère le tapis au banc de l'école, dis-je en riant.

- Le tapis n'est pas le hasard.

- Je ne cherche pas le hasard; je ne saurais où le chercher.

Je ne sais pas non plus quoi ajouter. Caramel feuillette un livre en regardant ailleurs.

- Tu l'avais lu...

Je ris doucement :

- Oui. J'aime bien découvrir la vie; ce livre m'en avait aspergé. Tu l'avais lu aussi.

- Oui, je l'avais trouvé...

- Par hasard? Tu vois, ce tapis est peut-être le hasard.

Caramel reste songeuse.

- C'est par hasard...

Elle a buté sur sa phrase. Elle referme lentement le livre; ses yeux sont immobiles - je ne les vois pas. Je dis :

- Non, ce n'est pas par hasard. C'est le hasard; le hasard qui a fait que je suis né ici, que tu es née ici. Mais rien ne se fait jamais par hasard. Ce qu'on fait, on le veut - moi, je le veux.

Caramel est immobile. Elle prononce d'une voix à peine audible, mais nette :

- Merci.

J'ai éteint la lumière dans ma chambre. Le sommeil va venir. Demain je serai parmi les hommes. Il me faudra vivre comme un homme. Ce n'est pas une obligation; mais où sont ceux qui ne sont pas des hommes? Je n'ai pas le sentiment d'être un homme.

 

F I N

 

 

 






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