Une neige fine venait de tomber. La rue vite traversée dans les rafales froides du vent, je retrouvai la tiédeur devenue familière du grand café tout proche de la Sorbonne, qu'emplissait la rumeur animée des étudiants qui en étaient les visiteurs assidus.
La rentrée, ma première rentrée à l'Université, me paraissait déjà lointaine, et pourtant, il n'y avait que depuis fort peu de temps que je hantais les profonds amphithéâtres du monumental édifice.
Libre. Je me sentais libre. Libre de combler ma curiosité. Libre de choisir, de choisir ce qui pouvait me convenir, me plaire; ce qui pouvait servir. Je n'étais plus éduqué, comme au lycée, je me dirigeais seul.
- Alors, tu ne trouvais plus la sortie de l'amphi? C'est en haut des marches!
Venant des tables proches encombrées de tasses de café... et d'étudiants, la voix gaie d'un garçon d'allure énergique - du vif-argent! - m'invitait à prendre place. On se serra pour que je pusse m'installer du mieux possible. N'ayant pas tout de suite compris sa plaisanterie, je lui répondis naïvement :
- J'avais une question à poser au prof...
- Oh! Personne n'aurait supposé autre chose!
Je me sentis légèrement rougir. Je cherchais à répondre, une fille d'aspect sérieux et réservé, une véritable améthyste, interrompit mes pensées :
- Tu lui as demandé pour la quatrième équation?
- Elle n'avait rien de particulièrement difficile, s'interposa Vif-argent.
- C'est son application en physique...
Je ne la laissai pas achever :
- Oui, elle est pleine de mystère.
Vif-argent secoua la tête :
- Puis-je vous rappeler que nous sommes inscrits en sciences, non en philo!
- Et les maths nous suffisent, il sera bien temps de nous occuper de la physique, soupira Hubert, un des garçons de notre petit groupe.
Tout le monde fut d'accord. On me pressa de questions - certains n'avaient pas tout compris.
Les conversations changeaient de couleur; cinéma, sorties... Aux tables voisines, on tenait d'autres propos - étaient-ils semblables? La rumeur avait empli la grande salle... Non, je n'étais pas dans un salon, chez moi ou chez un camarade, au cours d'une soirée sympathique, et pourtant je ressentais ce même bien-être qu'on ne trouve que dans les lieux amicaux.
En sortant du café, je retrouvai une rue devenue bien sombre; le soleil allait se coucher bientôt, et eût-il été là que les épais nuages promettant une neige proche ne lui auraient pas permis de se montrer. Je me pressai vers le métro et sa chaleur tranquille. Le poinçonneur eut la bonté de me laisser passer bien que la rame fût déjà à quai; mon billet dûment troué, je sautai dans le wagon au moment où retentissait le bourdonnement du départ. Vaugirard. Descendre en marche donne de l'élan pour courir sus aux escaliers. Comme il ne neigeait pas encore, je pus rentrer chez moi sans me hâter. Ma petite rue en impasse, toute en terre, me menait à ma maison, et j'entendais en passant le ciseau du sculpteur voisin.
L'amphi de littérature se termine. Le professeur a parlé d'un monde et de ceux qui l'habitent. C'est de cela que parle un livre, ici. Au lycée aussi on nous parlait des mêmes choses; mais nous n'avions pas le temps de penser, pourquoi pas de rêver, à ce monde et à ceux qui l'habitent; notre pensée ne devait pas rester, et peut-être s'épanouir, en nous-mêmes, elle devait se montrer sans cesse au grand jour, devant le professeur qui posait des questions et qui - oui, oui - attendait des réponses. Ici, je n'ai pas vraiment écouté, j'ai bu; j'ai bu la vie que racontait le livre; j'ai bu la vie dont parlait le professeur. Nous avions le temps; les questions ne viendraient que beaucoup plus tard.
- Oui, c'est vrai, on peut boire... dit pensivement Dryade, comme si elle cherchait...
Je lui souris :
- On dit bien : "Boire les paroles de quelqu'un"!
Elle me rend mon sourire :
- Oui, mais pense-t-on aux paroles ou au quelqu'un?
Nous nous regardons en silence.
Non, je n'avais pas changé de faculté! Simplement, Dryade était en lettres. Elle n'était à Paris que depuis très peu de temps, et c'était des forêts d'Annecy qu'elle avait apporté ses yeux verts parsemés de fleurs d'or; des fleurs qui portent le nom d'une nymphe immortelle et libre qui vit dans les bois auprès des arbres, une dryade.
Face à la Sorbonne, tout près de notre grand café habituel, réside Améthyste. N'allez pas croire qu'il s'agisse d'un palais; ce n'est qu'une chambre de bonne que ses parents ont aménagée pour elle tout en haut de la grande maison qu'ils habitent. Mais qu'elle est vaste, cette chambre! Avec son plafond élégamment mansardé, et sa haute fenêtre donnant sur une cour pleine de lumière. Pas aujourd'hui cependant, ladite lumière ayant quelque peu oublié de venir...
Améthyste nous a préparé un bon café, à Vif-argent et à moi, et au travail!
La quatrième équation était bien pleine de mystère pour ce qui touchait à la physique. Il s'agissait de la quatrième dimension d'un espace qui, paraissait-il, existait mais était impossible à comprendre. Etait-ce donc si important?
- Pas seulement pour la physique, mais pour toute notre vie, commence Améthyste.
- Notre vie du moment, c'est le pb de maths; ce ne sont pas les bons anges qui le feront à notre place, bougonne Vif-argent.
- Le problème ne s'en ira pas.
Je m'en mêle :
- Tu as si peur pour ta vie?
Elle réfléchit :
- Peur, non... Et puis d'ailleurs peut-être. Je me souviens, du temps du lycée, nous parlions tous les trois de ce à quoi nous serviraient nos études.
- Oui, elles devaient nous servir à nous-mêmes; pas uniquement à savoir faire un devoir.
- Les devoirs nous apprennent à vivre, remarque Vif-argent.
- Oui, mais tant que la vie reste un mystère, le calcul ne servira que s'il ne sert pas seulement à lui-même, réplique Améthyste.
Elle ajoute vivement :
- La physique est peut-être capable de nous expliquer la vie ; les maths toutes seules ne peuvent le faire.
J'interviens :
- Il n'y a pas que la physique, je pense.
- Non, bien sûr. Mais pas...
Elle hésite :
- Mais pas faire pour faire.
Notre café habituel retentissait des clameurs de notre petit groupe.
- Nous pouvons faire ce que nous voulons, mais c'est à nous maintenant de savoir... s'étrangle Odile.
- Que veux-tu savoir? gronde Hubert, il faut apprendre ce qu'on te dit comme avant!
- Et si je n'ai pas envie? plaisante la grosse voix d'un grand gaillard.
- Tu peux apprendre ailleurs; on ne te demande que de passer l'examen! l'informe Odile.
La pluie avait mangé la neige, ce matin. Nous étions allés, Dryade et moi, à la librairie place de la Sorbonne, acheter un livre dont elle avait besoin. Mais point de livre - épuisé! Dryade était inquiète :
- Cela m'arrivait souvent à Annecy. J'aime bien lire; c'est ennuyeux.
Je la rassurai - avec un peu de forfanterie :
- Nous sommes à Paris! Nous trouverons facilement!
- Si le livre est épuisé, les autres librairies...
Je coupai court :
- Nous n'allons pas dans une librairie!
Elle me regarda très étonnée :
- Et où veux-tu...?
Je répondis sur le ton d'un explorateur qui mène des profanes vers un endroit étonnant connu de lui seul :
- Suis-moi!
Elle fit un petit signe d'acquiescement, et nous partîmes.
Le Boul' Mich' était empli... d'hommes d'affaires.
- D'hommes d'affaires? s'enquit Dryade.
- Non, non, nous ne sommes pas dans le quartier de la Bourse! Ici c'est le Quartier tout court...
Elle m'interrompit sur le ton "J'ai beau venir de ma province comme on me le fait sentir souvent, mais moi aussi il y a des choses que je sais!" :
- Oui, le quartier latin! Encore que je n'aie jamais vu beaucoup de citoyens romains par là!
J'allais répondre, mais elle continua avec une pointe de nostalgie :
- Et puis il n'y a pas de lac le long de ton boulevard Saint-Michel...
- Pas de lac?...
Ah oui! Son lac à elle, là-bas...
- Ah oui! ton lac! Il doit être beau... J'ai regardé sur la carte, tu vois le soleil de midi se refléter dans ton lac...
Elle se tourna pensivement vers moi :
- Tu as regardé...
Elle me sourit, puis :
- Chez moi je n'y prêtais pas attention, j'étais habituée. Aujourd'hui mon lac me manque...
Elle poursuivit après un petit silence :
- Je cherche toujours la montagne quand je regarde au dehors... elle n'est jamais là.
Je fus surpris. Oui, je fus vraiment surpris. On pouvait donc vivre en dehors de Paris? Ma question me parut idiote. Bien sûr qu'on pouvait vivre en dehors de Paris! Quelle idée! Pourquoi cette pensée m'était-elle venue à l'esprit, alors que moi-même je n'étais pas de France?
- Je ne suis jamais beaucoup sorti de Paris.
Ce fut au tour de Dryade d'être surprise :
- Tu ne vas jamais te promener?
Me promener? Je ne compris pas le sens de sa question :
- Si, je me promène souvent.
- Eh bien?
- Eh bien!... Pourquoi me demandes-tu ça?
Elle me regarda longuement :
- Où vas-tu te promener? Moi, je vais dans la montagne...
- Dans la montagne... Ah oui!... Je... Je me promène... au Luco... sur les quais...
- Au Luco?
- Le jardin du Luxembourg; tu sais...
- Oui, oui. Je n'y suis pas encore allée.
- Nous irons.
J'étais un peu perdu. J'ajoutai machinalement :
- Les quais... Nous y allons.
- Sur les quais? Et mon livre?...
Je me réveillai :
- Ton livre? Eh bien, regarde, c'est devant toi!
Tout en parlant, nous marchions au milieu des étudiants, des élèves des lycées tout proches, qui allaient, affairés, acheter eux aussi des livres, dans les nombreuses librairies du Boul' Mich', ou des cahiers, ou autre chose, qui se hâtaient vers leurs écoles, ou se dirigeaient vers le métro pour se rendre chez eux, ou ailleurs. "Les voilà, les hommes d'affaires!" avais-je expliqué à Dryade tout en marchant.
Nous étions arrivés en vue des quais de la Seine, et je montrai de la main des petites boutiques, de simples casiers recouverts d'un toit fait de toile, posés sur le parapet, où s'amoncelaient livres, musique, estampes, et une foule d'objets divers, cartes postales, souvenirs de Paris, que sais-je encore...
Dryade ouvrait de grands yeux, sans comprendre. Soudain, elle vit.
- C'est ici que l'on trouve les livres introuvables! lui annonçai-je triomphalement.
Nous trouvâmes. C'était un plaisir de la voir fouiller chez les bouquinistes comme s'il s'agissait de chercher un trésor. Elle finit par dénicher d'autres livres dont elle avait envie depuis longtemps sans pouvoir les trouver jamais.
- J'avais abandonné tout espoir! me déclare-t-elle, la mine réjouie.
Et, après avoir légèrement secoué la tête :
- Ce n'est pas la première fois que je découvre à Paris ce que je n'ai pas chez moi.
- Moi, c'est comme pour ton lac, je suis habitué.
J'ajoutai après une petite pause :
- Si cela devait me manquer... je ne saurais comment faire.
La pluie, qui avait patiemment attendu que Dryade eût fini ses emplettes, s'était remise à tomber. Nous allâmes dans le plus proche café nous mettre au sec... et au chaud.
- Comment fais-tu dans la montagne, s'il pleut?
Elle rit doucement :
- Tu ne marches jamais sous la pluie, à Paris?
- Si. La pluie ne me gêne pas, je l'aime plutôt.
- Eh bien?
- Eh bien, c'est à Paris!
- Et alors?
Et alors? J'étais perplexe; cela me paraissait tellement évident...
- A Paris on peut toujours s'abriter si on le veut; sous un porche, dans le métro, dans un café... comme ici!
Elle médita un moment :
- Et tu le fais?
- Non. Ou alors parfois... comme aujourd'hui... parce que tu es là.
J'étais perplexe. Ce qui devait me manquer, si je n'étais pas à Paris, ne m'intéressait donc pas? Mais si pourtant, les livres...
- Tu vis peut-être à Paris comme je vis à Annecy, mais sans le savoir.
J'étais perplexe. Je sais, ne me dites rien, ça devient une rengaine! Je tentai une manoeuvre :
- Tu as dit toi-même que tu trouvais ici...
- J'ai dit aussi que je ne trouvais pas ma montagne.
Sa montagne...
- Il y a des loups dans ta montagne?
- Des loups? Pourquoi des loups?
- A Paris il n'y en a pas.
Elle me regarda sans comprendre. Je repris :
- Moi non plus je ne comprends pas pourquoi j'ai dit cela.
Il y eut un flottement. Nous nous regardâmes en silence.
- A Annecy tu as une autre vie que la mienne.
Elle ne dit rien. Je poursuivis :
- Les maisons m'entourent ici. J'ai le métro pour aller où je veux. Je peux trouver des livres. Je peux appeler sans que ce soit un loup qui me réponde.
- Tu ne vois pas se coucher le soleil, tu ne vois pas pousser les fleurs dans la forêt.
Je restais songeur :
- Peut-être que Paris ne fait pas partie du monde...
- Comment cela?
- Je sais ce qu'est Paris, je ne sais pas ce qu'est le reste du monde.
- Le reste du monde existe cependant.
- Oui, mais c'est comme une langue que je ne connais pas. Je peux l'apprendre un jour, mais ce ne sera jamais la mienne; celle de ma naissance. On n'a qu'une langue, toutes les autres langues sont des langues étrangères. Peut-être qu'il y a mieux que Paris, mais c'est ailleurs. Lutetia et orbis, dans la langue du quartier latin.
- Quand nous chanteron-ons... le temps des ceri-ises... Et gai rossigno-ol... et merle moqueu-eur... Seront tous en fê-ê-ête...
Elle passait souvent dans ma petite rue en impasse, toute en terre; elle chantait, d'une voix qui n'était plus celle de sa lointaine jeunesse, elle chantait des chansons depuis longtemps oubliées. On lui jetait quelques pièces de monnaie, enveloppées dans du papier.
Son chant, qui se perdait tandis qu'elle s'éloignait lentement, cédait peu à peu la place au mélodieux gazouillis de mes serins, en promenade dans les grands arbres du jardin qui me faisait face.
Sorti de chez moi, je fis en passant un petit signe amical au sculpteur qui, tel un démiurge, faisait apparaître une déesse d'un informe bloc de marbre; j'étais fasciné par ce qui me semblait être un mystère. Un jour, il avait voulu m'apprendre son art; je réussis à faire quelques trous; il n'insista pas.
Autobus ou métro? Je devais retrouver mes parents non loin du Bois de Boulogne pour déjeuner chez des amis. Je me posais la question en traversant le jardin qu'aimaient tant mes serins; c'était un raccourci commode et mes voisins m'y laissaient volontiers passer. Autobus ou métro? La question méritait d'être posée; l'autobus coûtait cher à mon argent de poche, mais par le métro, il y avait deux correspondances. Tant pis, prenons l'autobus! Arrivé au coin de la rue, je le vois qui démarre; cela achève de me décider - il n'y aura pas besoin de perdre son temps en attente. Il faut faire vite; je me lance à toute allure... un bond sur la plate-forme arrière, et je n'ai plus qu'à refermer la chaîne qui sert de porte, et à me faire fouetter le visage par le vent. Pont Mirabeau; avant de le prendre, l'autobus contourne un petit square - tout rond! - qui se trouve en plein milieu de la place, comme une île entourée par les flots agités des voitures. Le petit square est paisible, et les enfants y jouent sans s'inquiéter de ce qui se passe derrière les ajours de la belle grille ouvragée qui les protège.
Je suis arrivé. La dernière fois que je suis venu ici, j'étais lycéen; aujourd'hui, je suis étudiant, étudiant ès sciences. Le changement est visible, très visible. Pas chez moi, bien sûr... Mais... Suis-je bête! Chez moi aussi, bien sûr! N'avais-je pas dit que je me sentais libre? Alors, c'est peut-être pour cela que le changement est visible... chez eux! On ne me demande plus si je travaille bien à l'école, on me parle de ma carrière, de mes futures recherches scientifiques, on me demande mon avis. La jeune fille de la maison, qui va encore au lycée, a découvert que j'existais; son frère, plus jeune qu'elle, lycéen lui aussi, me regarde à la dérobée avec inquiétude - on va certainement me citer en exemple, et établir une comparaison qui ne lui laissera aucune illusion sur ses capacités. Le déjeuner terminé, les... enfants vont dans leur chambre, moi je reste; je me serais peut-être plus amusé avec eux.
Dimanche. Déjeuner avec les parents. J'ai pensé à hier; je ne m'étais pas rendu compte que mes parents ne me questionnaient plus sur mes études ainsi qu'ils le faisaient auparavant. Bon, ils ont vu que je prenais mes études au sérieux; mais j'ai toujours pris mes études au sérieux. Alors? Bon, j'ai grandi; mais j'ai toujours grandi. Alors? Je les observe; ils ont l'air calme. Ma mère n'a plus les yeux inquiets que je lui ai souvent vus. Mon père paraît plus distrait quand il parle avec moi. Je me sentais libre, disais-je? Ma liberté avait-elle coupé des liens?
Journée d'amphi.
Avant de rentrer chacun chez soi, notre petit groupe de scientifiques avait décidé d'aller voir un film sur les Boulevards. "Va prendre Dryade", m'avait glissé Vif-argent. J'y allai.
- Les Parisiens vont tout le temps au cinéma, remarqua Dryade avec une petite moue lorsque je lui proposai de venir.
- Tu n'aimes pas le cinéma?
- Si... Enfin, pas trop. Pas trop souvent.
- Qu'aimes-tu comme genre de films?
- J'aime bien ceux qui sont tirés de romans. De romans que je n'ai pas lus.
Je m'étonnai :
- Que tu n'as pas lus?
- Oui, ceux que j'ai lus, je me représente moi-même les personnages. Cela me gênerait de les voir.
- Si tu veux, on peut faire autre chose.
Elle rit :
- Non, cela ne m'ennuie pas du tout d'y aller!
Elle fit une petite pause, puis ajouta en souriant :
- On pourra faire autre chose quand on voudra.
Le métro nous amena à l'Opéra en quelques stations. Malgré le temps froid et le voile de brume qui recouvrait les Grands Boulevards, l'endroit était très animé : coursiers qui se pressaient; promeneurs qui ne se pressaient pas; marchands de journaux ambulants criant "Demandez..." suivi du nom du journal proposé aux promeneurs, ou encore aux consommateurs assis aux terrasses - vitrées en cette saison - des grands cafés d'où sortaient, de l'un ou de l'autre, des airs de musique langoureux ou entraînants; taxis en maraude qui cherchaient à deviner le client parmi les badauds; encombrements de voitures aux croisements des rues, "Pressons, pressons!" criait le gardien de la paix sur un ton débonnaire. On était loin du calme des rues qui se trouvaient autour de ma maison; ce n'est pas ici que j'aurais eu l'idée de jouer au ballon comme je le faisais du temps du lycée au milieu de mes rues presque désertes.
- Dans cette grande rue, il y a davantage d'automobiles que dans tout Annecy...
Dryade avait parlé avec une voix emplie d'étonnement. Elle hocha la tête un bon moment, puis déclara :
- Mon père est venu quelquefois à Paris; il disait qu'il n'arrivait pas à s'y retrouver; maintenant, je le comprends!
- Il faut déjà avoir une auto, déclara Améthyste, tout le monde n'en a pas.
- Oh, oui! s'exclama Jeanne, une fille qui ne tient pas en place, moi, j'aurais voulu en avoir une pour moi toute seule!
Cette prétention fit rire tout le monde. Odile protesta :
- Comme s'il n'y avait pas assez d'autos! on ne peut pas traverser les rues tranquillement!
Armand, un garçon décidé, affirma péremptoirement :
- J'aurai une auto dès que j'aurai ma licence!
Regards dubitatifs des autres garçons, regards intéressés de quelques filles.
- Chauds, les marrons chau-auds! Chauds, les marrons chau-auds!
Vif-argent s'était déjà précipité vers le grand brasero du trottoir du boulevard Montmartre; sur la grande plaque de cuivre, toute percée de trous qui laissaient passer de petites flammes tantôt bleues tantôt rouges, les marrons crépitaient doucement, en prenant une belle teinte brûlée qui mettait l'eau à la bouche. Devant nous, un coursier qui venait d'arriver en sifflotant gaiement, plaisantait avec le marchand.
Les marrons nous brûlaient les doigts, quel délice!
En route pour le cinéma Vivienne, à deux pas d'ici, rue Vivienne bien entendu.
- Oh! Regarde!
Je cherchai ce qui avait provoqué l'exclamation de Dryade.
- L'homme, là, avec le sac de cuir autour du cou!
- Ah, le coursier en livrée! C'est un coursier de la Bourse.
- Il transporte au moins de l'or! Tu as vu la chaîne qu'il a autour du cou?
Je ris :
- Oui mademoiselle, vous avez deviné!
- Il porte vraiment de l'or?
- Oui, de l'or en lingots; et aussi des pièces d'or, et aussi des monnaies étrangères...
- Comme ça, en pleine rue, et tout le monde le sait?
- Il y a des gardiens de la paix un peu partout, les coursiers peuvent être tranquilles.
Nous continuons le Boulevard.
- Au moins il est sûr de ne pas se mouiller en rentrant, celui-là!
- En rentrant? Qui ça?
Elle me montre un marchand de frivolités, qui tient boutique dans un parapluie ouvert par terre, gants, foulards...
- Petit Papa No-ël...
Un chanteur ambulant venait de s'installer avec son accordéon au beau milieu du trottoir.
- Oh, mais il vend aussi des partitions! s'exclama Dryade.
Et se tournant vers moi :
- J'aime beaucoup cette chanson; nous allons acheter la partition et nous la jouerons ensemble.
Au Vivienne, le film n'était pas tiré d'un roman qu'avait lu Dryade; quelqu'un voulait à toute force faire quelque chose et y parvenait; je n'ai jamais su ce que c'était; il est vrai que nous étions arrivés au milieu du film; ce qui n'avait pas empêché Hélène de nous mettre immédiatement au courant de ce qui avait précédé; et ne supposez pas un seul instant qu'elle eût déjà vu le film, pas du tout, non, elle devinait, c'était aussi simple que cela.
Après le cinéma, commentaires dans un café proche :
- Tu n'aimes pas le cinéma? me demanda Dryade après s'être aperçue de mes distractions.
- Il n'aime que les choses qui font réfléchir, répondit Vif-argent à ma place, d'un ton amusé.
- Il faut avouer que là... remarqua Améthyste.
- C'était drôle! observa Armand.
- Oui, c'est toi qui l'as choisi, c'est pour ça que tu le dis, ironisa Jeanne.
Bière et limonade accompagnaient une conversation paisible, loin des maths - demain viendrait toujours assez tôt.
Il était temps de rentrer. Sur le Boulevard, c'était l'heure des théâtres. Quand je dis l'heure, c'est une façon de parler, je n'ai jamais vu un théâtre commencer à l'heure. Les spectateurs apparaissaient au fur et à mesure des arrivées du métro; les taxis venaient de partout. Nous rentrâmes.
Le problème posé par le prof durant l'amphi de maths, bien qu'ordinaire, appelait toujours le mystère de la fameuse quatrième dimension.
- Puisque nous ne saurons jamais, à quoi tout cela nous sert-il?
Vif-argent désignait d'un doigt désabusé les livres dans lesquels nous cherchions, chez Améthyste, la solution du mystère.
Améthyste le regarde, un peu perplexe :
- A chercher, je pense.
- Mais puisque nous ne pouvons pas trouver!
- Les bêtes non plus ne savent pas pourquoi elles cherchent à manger; c'est la faim qui les pousse. Elles ne savent pas ce qu'est la faim; c'est la faim, c'est tout. Elles ne peuvent pas faire autrement; sinon, elles cessent d'exister - elles meurent.
- Et alors, nous mourrons si nous ne cherchons pas?
Je prononce d'une voix sourde :
- Antigone est morte.
Ils me regardent tous deux d'un air interrogateur. Je réponds :
- Elle n'a pas cherché ce qu'il y avait derrière son frère.
- Derrière son frère? s'étonne Vif-argent.
- Tu veux dire ce que représente son frère? me demande Améthyste.
- Oui. Une personne ou un objet.
- Un objet? Tu veux parler d'un symbole?
- Non. Un objet inerte, qu'on vous montre et qu'il faut contempler; comme le serait notre problème si nous ne cherchions pas ce qu'il y a derrière.
- C'est vrai, confirme Vif-argent, notre problème nous apprend ce que nous ne comprenons pas.
- Antigone ne comprenait pas ce qu'elle faisait. Elle le faisait, comme l'a dit Améthyste, parce qu'elle avait faim. Mais elle n'avait pas cherché par elle-même, elle avait obéi aux dieux.
- Améthyste parlait de manger.
- Oui, elle avait raison; mais les bêtes n'obéissent à personne, elles savent ce qu'il faut chercher.
- De quoi d'autre l'homme a-t-il donc faim? Le sait-il lui-même? murmure Améthyste.
Un beau soleil d'hiver, froid et vif, découpait Paris à travers l'air transparent. J'avais emmené Dryade en promenade voir la capitale jusqu'aux horizons les plus lointains, du haut de la Tour Eiffel. De Montparnasse, où elle habitait, nous étions partis en flânant vers le Champ de Mars. Les marronniers qui bordaient de larges avenues nous menaient au lycée Buffon.
- C'est là que tu as fait tes études? me demanda Dryade lorsqu'elle le vit.
- Oui; mon lycée te plaît?
- Beaucoup; j'ai l'impression de voir un château!
- Ton lycée est aussi grand?
- Oh, non! Annecy n'est pas une si grande ville. Il est plus petit, mais je l'aime bien... j'y ai passé... ma jeunesse!
- Eh oui, Madame! C'est loin tout ça!
Nous nous mîmes à rire, tout contents de nous moquer de nous-mêmes. Le calme revenu, une idée me vint :
- Puisque tu viens de voir mon lycée, veux-tu aussi voir où j'habite?
Elle me répondit avec simplicité :
- Oui, je veux bien.
En route! Une rue plus petite; l'Institut Pasteur. Dryade fut surprise :
- Chez moi, j'en ai entendu parler; cela me fait tout drôle de le voir.
Elle ajouta, l'air songeur :
- C'est magnifique d'avoir tout... tout ça.
Je ne vis pas du tout ce que cela avait de magnifique; j'y passais tous les jours!
Ma petite rue en impasse, toute en terre. Dryade s'était arrêtée à l'entrée, et regardait sans bouger. Au bout d'un moment elle prononça doucement :
- Tu habites un village...
Elle avançait sans se presser, regardant chaque maison. A travers la verrière de l'atelier du sculpteur, on pouvait le voir, le ciseau à la main, taillant le marbre. Elle s'arrêta, me regarda :
- Tu crois que je peux entrer?
Je ne fus pas surpris, étant donné mon inclination pour la sculpture.
- Il est très gentil. Viens!
La visite la passionna - "C'est la première fois..."; cela me fit plaisir. Le sculpteur lui montra quelques manières de faire; elle essaya. Là, je fus surpris; elle avait réussi à donner naissance à une forme, certes encore assez imprécise, mais dans laquelle on pouvait déjà apercevoir ce qui avait été conçu. Le sculpteur ne ménagea pas ses compliments.
Une fois sortis de l'atelier, je lui montrai le jardin; mes serins étaient perchés sur une branche haute - il y avait des chats dans les parages!
- Tu laisses sortir tes oiseaux!...
- Oh, tu sais, ils reviennent...
Elle m'interrompit avec impatience :
- Oui, sans doute!
Je me tus. J'étais étonné de sa réaction vive, et ne savais pas comment me comporter; avais-je dit quelque chose de déplaisant? Etait-elle fâchée? Un petit silence s'ensuivit. Elle regardait toujours les serins. Puis, elle se tourna lentement vers moi, et me dit sur le ton de la confidence :
- Tes oiseaux savent qu'on peut te faire confiance.
Sans transition, elle se retourna, fit un large sourire, et me demanda, en me montrant ma maison :
- C'est celle-ci ta maison?
Devant mon air un peu étonné, et avant que j'aie eu le temps de répondre, elle me déclara, avec de nouveau une impatience, mais beaucoup plus légère :
- Tu m'avais dit que ta maison était en face du jardin.
Toujours sans transition, elle me lança gaiement :
- Allons voir la Tour Eiffel!
Le jardin traversé, nous prîmes un peu plus loin une rue longue et étroite.
- C'est un cadeau de l'abbé Groult d'Arcy au village de Vaugirard.
Dryade me regarda sans comprendre.
- L'abbé a fait cadeau de cette rue.
J'avais pris un ton de voix sérieux qui était censé faire son petit effet. Elle réfléchit, puis déclara posément :
- Tu veux dire qu'il a payé les travaux de construction de la rue.
Le petit effet... Je n'eus pas le temps de ruminer ma déception, car elle me demandait déjà avec une curiosité calme :
- Et où se trouve le village de Vaugirard?
Là, je lui répondis d'un air indifférent :
- Mais... à Paris.
Elle réfléchit encore, puis, comme quelqu'un qui a trouvé une explication simple :
- C'est comme Annecy-le-Vieux.
Décidément, tous mes effets rataient; et maintenant, c'était à moi de ne plus comprendre! Cependant elle continuait tranquillement :
- Annecy-le-Vieux était en dehors d'Annecy; aujourd'hui, ils forment tous deux une seule ville.
Elle ajouta, après une petite pause qui ne me laissa pas le loisir de me manifester :
- Depuis quand Vaugirard fait-il partie de Paris?
Par chance, je le savais : cela faisait un peu moins de cent ans.
- Les habitants de Paris ne sont donc pas tous Parisiens depuis longtemps.
Je ne savais quoi répondre. Elle me fit un bon sourire :
- Quant à nous deux, nous ne sommes que des étrangers ici!
Le sujet était épuisé. Moi aussi, d'ailleurs!
Nous marchions depuis déjà un bon moment. En passant devant le square Saint-Lambert, je proposai une halte. "Si tu veux", me dit Dryade. Je lui demandai si elle se sentait fatiguée. "Tu sais, j'ai l'habitude de marcher dans la montagne", me répondit-elle en souriant. Cependant, le square lui ayant beaucoup plu, nous nous installâmes sur un banc. Peu de monde ce jour-là, il faisait trop froid.
- Il est agréable ce grand jardin.
Je remarquai :
- D'ordinaire, les mamans viennent ici avec leurs petits enfants, et les grands enfants courent après leurs cerceaux, lancent des balles...
- Et ce grand kiosque au fond?
- L'été de petits orchestres y jouent souvent de la musique.
- Il n'y a pas d'eau dans le bassin.
- Jamais l'hiver. L'été il y a un grand jet d'eau au milieu, et les gargouilles que tu vois sur le mur arrondi font de belles cascades.
Je repris :
- Tu vois le petit édifice en bois à gauche?
- Oui, je l'ai vu en entrant; je sais ce que c'est, c'est un théâtre de guignol.
J'allais préciser. Elle me devança en souriant :
- Et les représentations n'ont jamais lieu l'hiver!
Je fus obligé d'en convenir.
- Y a-t-il une école dans les environs?
Je fus un peu surpris par sa question. Je lui parlai du lycée Camille Sée qui se trouvait tout au bord du square.
- Les élèves qui restent déjeuner à l'école viennent certainement ici; à Annecy, j'allais au Champ de Mars.
- Au Champ de Mars?
- Oui, c'est un grand parc au bord du lac.
- Eh bien, nous y allons, au Champ de Mars!
Un instant, elle fut décontenancée; je voulais prolonger le quiproquo par jeu, mais :
- Il y en a un aussi à Paris? C'est amusant!
Bon, tant pis! Je commençais à en prendre l'habitude... Je fis contre fortune bon coeur :
- Il est tout près de la Tour Eiffel!
- Ah, je suis curieuse de le voir!
Après un petit moment de silence, je lui demandai :
- Tu ne rentrais pas déjeuner chez toi? C'était trop loin? Annecy est très grand?
- Non, non; ce n'est pas ça. Je n'habite pas Annecy, mais Veyrier-du-Lac; c'est à cinq kilomètres, au bord du lac. Je n'avais pas parlé de Veyrier, parce que personne ne connaît. Ma maison est tout en haut du village; le soir, je vois se coucher le soleil sur le lac. Le lac, c'est mon ami. Les Parisiens appellent cela une vue, une belle vue; ils cherchent toujours des vues. Nous, dans la montagne, nous cherchons des endroits où nous nous sentons bien, à l'abri.
Elle laissa passer un silence que je n'interrompis pas, puis prononça doucement :
- Je me suis bien sentie dans ta rue. Il doit faire bon regarder le jardin de ta fenêtre et voir tes oiseaux rentrer le soir.
La promenade reprit. Une grande rue nous mena jusqu'au métro Cambronne.
- Je n'avais pas encore vu ça! s'exclama Dryade.
Et, comme s'il fallait une excuse :
- Je ne suis à Paris que depuis quelques jours.
Elle regardait le métro passer au-dessus de nous.
- C'est plus agréable que dans le souterrain.
Elle ajouta, avec une moue :
- Je n'aimerais pas le voir passer devant ma fenêtre!
N'habitant pas devant un métro aérien, je n'avais jamais vu la chose sous cet aspect.
Encore une rue, et je déclarai avec emphase :
- Le Champ de Mars!
La Tour Eiffel apparut.
Dryade regardait le Champ de Mars; elle avait fait quelques pas, puis s'était arrêtée, et regardait, tout autour d'elle. Je ne disais rien. Après un silence assez long, elle dit pensivement :
- C'est très beau...
Elle répéta :
- C'est très beau...
Elle se tourna vers moi :
- Les élèves viennent ici après le déjeuner?
Ma foi, je n'en savais rien; je le lui dis. Elle parut étonnée :
- Tu ne sais pas? Tu vis à Paris pourtant.
Je me sentis un peu perdu, comme pris en faute. Cependant, elle m'adressait un bon sourire et me disait :
- C'est grand, Paris!
La Tour Eiffel était toujours là. Dryade la contempla et dit :
- C'est plus haut que sur les cartes postales. Nous montons?
Il y avait du monde à la caisse. J'expliquai que la montée par l'ascenseur était payante.
- On ne peut pas prendre l'escalier? demanda-t-elle comme s'il était incongru de ne pas le prendre.
Me voyant hésiter, elle s'inquiéta :
- Tu es peut-être souffrant?
Je protestai :
- Je ne savais pas si tu avais envie de monter à pied; il y a trois cents marches par étage jusqu'au deuxième.
- Il y a combien d'étages? J'en vois trois.
- Oui. Le dernier escalier fait environ mille marches; il est à vis.
Dryade regardait les tarifs des ascenseurs :
- Et puis, c'est très cher! déclara-t-elle; montons par l'escalier! Tu veux bien?
Je n'allais pourtant pas dire non! Je me souvins du temps du lycée, quand je faisais la course avec mes camarades de classe. Aujourd'hui...
Elle montait vite, et ne paraissait pas se fatiguer. Nous arrivâmes ainsi sans nous arrêter en chemin jusqu'au premier étage. Je lui demandai alors si elle voulait regarder les alentours avant de continuer. Elle me jeta un vif coup d'oeil, et me répondit : "Volontiers; ça me fera du bien de me reposer." "Et à moi donc!" pensai-je in petto. Elle? elle n'avait pas l'air fatiguée le moins du monde.
Elle ne prêta aucune attention au paysage, et... nous repartîmes! Au second étage, il fallait prendre l'ascenseur, le public n'étant pas autorisé à utiliser l'escalier à vis, considéré dangereux. Cependant, celui-ci était en travaux, et on pouvait y accéder. Je la vis soudain commencer à monter. Je l'appelai - elle redescendit. "J'étais curieuse de voir l'escalier", me dit-elle simplement. Voyant mon attitude irrésolue, elle ajouta vivement : "Je n'aurais pas dû; je te demande pardon." Je fis un geste vague pour montrer que cela n'avait aucune importance. Troisième étage. Je lui indiquai le nom des différents endroits que l'on pouvait voir - en y ajoutant quelques explications. Elle m'écouta avec attention, posa des questions, fit des commentaires. "C'est intéressant de voir les lieux où l'on vit", remarqua-t-elle avant d'ajouter : "Mais on ne peut pas vivre partout en même temps." Elle regarda une dernière fois autour d'elle, puis prononça avec lenteur : "Les Parisiens aiment les vues."
- Je serai contente de revoir ta maison, me dit-elle en redescendant.
Notre café habituel.
- S'il vous plaît... Un jambon beurre!
En attendant que le garçon de café lui apporte ses tartines, Vif-argent plaisante :
- Moi, au moins, je sais de quoi j'ai faim!
- Ah, bon! parce que nous... s'écrie Jeanne.
- Non, pas vous! Antigone! l'interrompt Vif-argent en prenant un air mystérieux.
- Antigone! s'écrie de nouveau Jeanne.
- Oui, Vif-argent pourrait s'expliquer, intervient Améthyste.
Notre petit groupe a dressé l'oreille. Hubert s'en fait le porte-parole :
- On veut savoir!... On veut savoir!... scande-t-il à haute voix.
D'une table voisine, quelqu'un a crié ironiquement :
- Pas nous!... Pas nous!...
Des rires fusent de partout...
Vif-argent reprend, toujours avec son air mystérieux :
- Antigone avait faim; elle a mangé ce que lui ont donné les dieux, et alors elle est morte.
- Qu'est-ce que tu racontes? s'exclame Odile d'un ton réprobateur.
Le quelqu'un de la table voisine s'indigne savamment :
- Et alors rien du tout! Elle ne serait pas morte si Créon n'avait pas préparé le repas à sa façon!
Une autre table élève une protestation énergique :
- Ah, non! on n'est pas en amphi ici!
Approbations tout aussi énergiques d'un peu partout. Le calme revient. Améthyste fait un bref résumé à l'intention de notre petit groupe. Réflexions profondes. Je propose ce qui ressort de ma réflexion personnelle :
- A-t-elle cherché ce qu'il y avait derrière les dieux? ou bien, comme l'avait dit Améthyste, ce que représentaient les dieux? des personnes ou des objets? je veux dire des objets inertes, qu'on vous montre et qu'il faut contempler.
- Antigone ne connaissait pas les dieux, remarque Odile.
- Elle connaissait Créon! déclare Hélène d'un ton sentencieux.
- Allez, raconte-nous le film! ironise Armand.
Le garçon de café apporte les tartines.
Chez Améthyste. Les maths nous occupent. Les maths ne mènent pas toutes à la quatrième dimension. Certains exercices ne sont que des jeux; c'est amusant, très amusant même; on finit pourtant par s'en lasser. Ça y est! C'est fait! Le problème est résolu! Améthyste nous fait un bon café pour notre... récompense!
Je reviens à mon idée :
- Les dieux représentaient bien quelque chose pour Antigone, cependant?
- Tu l'as déjà dit tout à l'heure! objecte Vif-argent.
- Pardon! J'ai demandé si elle avait cherché ce quelque chose, non si elle l'avait trouvé.
Améthyste précise :
- Tu as parlé d'objets, et aussi de personnes qui pouvaient représenter les dieux.
- Odile n'a-t-elle pas affirmé qu'Antigone ne connaissait pas les dieux? s'interpose Vif-argent.
Après une pause, il ajoute :
- Comment Antigone aurait-elle pu se les représenter?
- Elle pouvait se les imaginer.
J'interviens :
- Ce qu'on s'imagine est un objet, même s'il s'agit d'une personne...
Aussitôt, Vif-argent, sur un ton railleur :
- Et réciproquement!
- Permets! D'abord les réciproques ne sont pas toujours vraies - cela te fait un beau zéro! - et puis ce que tu t'imagines n'est pas vivant, tu ne peux pas même le toucher, cela sort de ton cerveau...
Je me prépare à faire une bonne plaisanterie - bien attendue cependant; je suis devancé.
- Oui, je comprends, l'imagination te manque... profère-t-il d'un ton affectueusement apitoyé.
- Les conversations sérieuses fatiguent les garçons, fait mine de constater Améthyste.
Les garçons ne trouvant rien à répondre, elle poursuit tranquillement :
- On peut croire à ce qu'on s'est imaginé.
Je trouve de quoi répondre :
- En tout cas on peut imaginer ce qu'on veut. Je peins une personne; son image est réelle, on la voit, certains s'imaginent que cette personne vit. Et la personne vivra, dans le cerveau de ces certains.
Vif-argent trouve de quoi conclure :
- Et mon cerveau me dit à moi que cette image est un objet, non une personne; la personne, c'est Créon, qui veut me faire mourir! Le cerveau d'Antigone lui a dit à elle que cette image était une personne, non un objet; elle en est morte.
Dans le silence qui s'est fait, Améthyste prononce d'une voix lente :
- Antigone ne connaissait pas les dieux, a dit Odile... Etait-ce de l'inconnu qu'Antigone avait faim?
Odile nous avait invités à dîner ce soir, Dryade et moi. Après le cours, j'allai à l'amphi de littérature avec Jeanne, chez qui nous devions passer d'abord prendre un livre. Métro jusqu'à Duroc, puis à pied vers l'avenue de Breteuil où elle habitait. En passant devant le lycée Victor Duruy, Jeanne nous conta une petite anecdote :
- C'est là que j'ai fait mes études. La discipline était sévère. Les filles n'avaient pas le droit de rencontrer des garçons à la sortie des cours. Mais regardez donc le café qui fait l'angle juste devant le portail. Il y a plusieurs entrées; l'une donne sur le lycée, l'autre du côté opposé. Les surveillantes ne peuvent la voir...
- J'ai compris, l'interrompit en riant Dryade, tu entrais par l'une et tu sortais par l'autre!
Je pris un air étonné :
- C'est curieux, nous, on ne nous interdisait pas de rencontrer des filles!
Et Jeanne, négligemment :
- Nous non plus...
Dryade me jeta un regard gentiment ironique... Tant pis pour moi! Je trouverai mieux la prochaine fois!
Le livre pris, nous partîmes, laissant Jeanne à ses cahiers de maths... Nous, nous allions flâner en nous dirigeant vers le quartier Plaisance, fief d'Odile qu'elle tenait de longue date de ses ancêtres dévoués à l'artisanat parisien.
Rien ne nous pressait; il n'était encore que cinq heures, et le dîner était à sept. Après être passés sous le couvert des grands arbres jalonnant l'avenue de Breteuil, grands arbres auxquels il ne manquait que les feuilles emportées par l'hiver pour nous couvrir d'un soleil déjà réfugié derrière les imposantes maisons qui bordaient la large avenue...
- Où en étais-je?...
Dryade, à qui je décrivais, tout en marchant, ce qu'elle pouvait très bien voir par elle-même, me fit un long sourire, dénué de toute ironie :
- Tu es un grand poëte...
Je répondis comme je pus :
- Tu vas me faire rougir...
J'ajoutai très vite :
- Mais tu sais, j'ai tellement envie de te faire connaître Paris...
Elle me regarda pensivement, puis :
- Je suis contente de voir la ville où tu vis.
Nous allions maintenant par des rues plus petites, où nous pouvions dédaigner les trottoirs et marcher au beau milieu de la rue sans être inquiétés par les rares autos. Par contre, dans une de ces petites rues, c'était nous qui avions failli perturber une partie acharnée de ballon-prisonnier qui se déroulait... en pleine rue!
- Moi aussi, j'ai ma petite anecdote! annonçai-je à Dryade.
Et tout en passant discrètement sur le côté des joueurs qui faisaient à peine attention à nous, je lui indiquai le grand bâtiment qui bordait la rue :
- C'est le lycée Buffon.
Devant son étonnement, je précisai :
- C'est l'arrière du lycée; nous étions passés de l'autre côté avant-hier.
Et, en montrant les joueurs :
- C'est là que je jouais aussi; quelquefois... pendant les cours!
Elle me regarda longuement sans ciller. Puis, un franc sourire apparut sur son visage.
- Tu n'as pas peur de la vie, dit-elle doucement.
D'autres petites rues; la ville semblait se resserrer en perdant les larges avenues que nous venions de quitter.
- Le Pont aux Boeufs!
Dryade attendait l'explication sans rien dire. J'expliquai :
- Il y a quelques siècles, on amenait les boeufs de Normandie à Paris à pied. Le chemin a disparu depuis longtemps; cependant, si on cherche bien sur les cartes, on en retrouve les traces çà et là. Le chemin s'appelait donc le Chemin aux Boeufs, et ce pont en est le dernier vestige à Paris.
Il me sembla que tout en écoutant elle regardait très loin. Au bout d'un moment de silence, elle dit rêveusement :
- Nous aurions pu faire tout ce chemin à pied...
Soudain, ses yeux se plissèrent.
- C'est plat, la Normandie? demanda-t-elle avec une légère hésitation.
Et sans attendre de réponse :
- On voit loin ici; le regard ne peut jamais s'arrêter sur rien.
Je fus très étonné. Autour de moi, des maisons; toujours des maisons. Je ne voyais jamais au loin.
- Dans les rues de Paris, reprit-elle, on n'est pas vraiment dehors; on ne voit pas le ciel. Quand nous étions sur la Tour Eiffel, mon regard avait cherché la montagne et s'était perdu.
Sous le Pont aux Boeufs, le vacarme du train s'abattit soudain sur nous.
- C'est plutôt le Pont aux Aurochs! me cria Dryade.
- Et il y passe beaucoup d'aurochs! lui criai-je en retour.
- Il y a longtemps que les aurochs ont remplacé les boeufs? demanda-t-elle lorsque le train fut passé.
- Je ne sais pas trop... si, je crois que je l'ai lu, mais je ne suis pas vraiment sûr. Il doit y avoir une centaine d'années environ.
Ni les boeufs ni les aurochs ne nous avaient empêchés de passer - et pour cause! mais les chevaux, si! Dans la rue qui nous menait chez Odile, un jovial livreur de bière, dont le visage était aussi rubicond que sa voiture était claire, faisait tourner son attelage sur place, grâce à un timon articulé. La rue n'était pas très large, et les chevaux ne pouvaient faire autrement qu'empiéter sur le trottoir; il fallut donc attendre que les braves bêtes dégageassent le passage.
A peine les chevaux s'étaient-ils éloignés, qu'une bonne femme sortie en hâte de chez elle ramassait déjà... le crottin encore chaud et fumant qui lui servait d'engrais pour ses géraniums.
- Odile est allée acheter des ligots!
Une petite fille qui jouait à la marelle nous indique du doigt le bougnat tout proche.
- Viens, dis-je à Dryade, nous allons surprendre Odile!
Deux consommateurs, accoudés au comptoir, échangent tranquillement des propos devant deux épais verres à pied de vin rouge. Odile est tout à côté, dans l'étroit réduit où s'entassent le charbon et les petites bottes de bûchettes - les ligots! - qui lui servent à allumer le poêle. Le bougnat avait fini de la servir, et elle nous salue joyeusement :
- Ah, bonsoir! On avait oublié d'en prendre! Demain matin, on aurait gelé!
Elle campe un maintien sérieux :
- Ah! Il faut que je pense à tout!
La table est déjà mise. De jolies roses, qui décorent les assiettes, dépassent des serviettes. Le pâté que la mère d'Odile vient d'apporter embaume.
- J'ai oublié le beurre! Odile, tu peux aller le prendre dans le garde-manger?
- J'y vais, maman!
- Le beurre va être dur, remarque le père d'Odile; il fait froid dehors.
- Il faudrait un garde-manger pour l'hiver qui ne soit pas à l'extérieur du mur! plaisante la mère.
Rôti de veau. Et des frites! J'adore les frites! Je suis sûr que les pommes de terre ont été créées pour faire des frites!
Mon enthousiasme n'est pas passé inaperçu; la mère s'inquiète :
- Je n'en ai pas fait assez...
Je me sentis tout rouge de confusion. Je voulus rattraper, mais ce fut le désastre :
- Oh, non! Je n'aime pas quand il y en a trop!
Je n'avais plus qu'à attendre le silence de réprobation qui ne pouvait manquer. Mais... mais j'entends le rire amusé de la mère d'Odile :
- A te voir, je voudrais bien savoir ce que tu appelles trop!
Tout le monde se met à rire. J'étais sauvé!
Fromage. Pardon, fromages! Il y en a bien trois ou quatre.
- Que veux-tu? me glisse Odile, il y a autant de fromages en France que de jours dans l'année!
La tarte aux pommes du dessert vient d'apparaître. La mère allait servir son mari. Mais au même instant :
- Georges, téléphone!
- Dépêche-toi Geo, la tarte va refroidir!
Geo se leva... C'était tout bonnement le père d'Odile, que le bougnat venait d'appeler du dehors!
- Nous n'avons pas le téléphone, m'explique Odile; le bougnat est très aimable, et il nous rend bien service.
Dimanche. Pas d'amphi aujourd'hui. Cette nuit, la neige était tombée en abondance.
- Tu avais tes raquettes? me demanda Dryade.
- Mes raquettes?...
Elle ne répondit rien et me regarda avec un sourire amusé. Je ne comprenais plus rien.
- Tu veux jouer...
Elle m'interrompit en souriant toujours :
- Non, je ne veux pas jouer au tennis; je parle des raquettes...
J'avais compris! Je l'interrompis à mon tour :
- Ah, oui! Tu veux parler des raquettes pour marcher dans la neige?
- Eh bien, oui! Puisque tu as dit qu'il y avait beaucoup de neige.
Je compris encore mieux :
- Oui, c'est vrai, à Annecy...
Elle ne me laissa pas achever :
- Ah! Je me moquais un peu...
Elle se corrigea :
- Ce n'est pas de toi... enfin, pas seulement; mais si c'est ça pour vous les Parisiens une grande neige! Et comme on m'en a déjà parlé plus d'une fois à la Sorbonne, cela a fini par m'amuser!
Voyant que je me taisais - à vrai dire, je ne savais pas trop quoi dire - elle ajouta, en me regardant dans les yeux :
- Tu n'es pas fâché, au moins?
Je m'étais repris :
- Non, bien sûr! Mais tu as raison; à Paris, personne n'est jamais content de voir la neige. Pourtant, quand j'étais enfant, nous étions ravis de jouer aux boules de neige...
Et elle :
- Eh oui, Monsieur! C'est loin tout ça!
Cela me rappelait quelque chose...
Nous nous mîmes à rire gaiement.
- Bien, puisque tu n'as pas besoin d'enlever tes raquettes, enlève au moins ton manteau!
- Ah, c'est vrai que dans le feu de cette conversation, le froid s'est réchauffé!
- C'est surtout le poêle qui est bien chaud! Je l'ai bourré de charbon; je sais bien que tu es frileux!
- Je ne suis pas frileux!
Elle me regarda avec une pointe d'ironie sans rien dire.
- Et puis d'abord, comment le sais-tu?
- Tu n'avais pas enlevé ton manteau le jour où nous nous sommes rencontrés pour la première fois.
Et comme je ne comprenais manifestement pas :
- C'était à la bibliothèque.
A la bibliothèque... Cela me paraissait si loin déjà...
- Allez, viens! Ma mère est au salon.
Je savais que son père n'était plus.
Sa mère ne m'avait encore jamais vu. Elle me regarda avec une curiosité pénétrante. Elle me posait des questions qui paraissaient banales, mais qui me prévenaient : "Qui es-tu? Que veux-tu?" Mais après tout, il était normal qu'elle voulût me connaître. Pourquoi ressentais-je un léger malaise? Oh, léger, très léger! Mais il était présent.
La chambre de Dryade.
Tout était bien rangé; non, rangé soigneusement. Les livres d'étude étaient bien à part des livres de culture générale, bien à part des livres de délassement. Tout était bien en évidence, le choix était aisé à faire si l'on voulait quelque ouvrage particulier. Je cherchais pourtant... quoi? je ne le savais pas. Je cherchais... Qu'est-ce que c'est? Là; en bas; repoussé dans les rayons; à peine visible. Je me baissai pour mieux voir.
- Les livres que j'aimais; dans ma jeunesse...
Elle avait prononcé ces mots sans regarder les livres. Puis, sans un mot, elle se dirigea vers son violon, le prit, pinça doucement la corde grave, décrocha son archet, me regarda pendant un temps qui me parut long...
- Jouons-nous? me demanda-t-elle.
J'allai au piano; la partition était ouverte : Mozart - Sonate piano violon - Koechel 380 - Premier mouvement.
Cela faisait plusieurs jours que je le travaillais; du moins les premières pages. Dryade connaissait le mouvement en entier.
- Je sais moins bien la suite, m'avait-elle confié.
Son jeu était régulier, ne brillait pas, ne s'ornait jamais de fantaisie inutile; chaque phrase était pleine, et ne me permettait aucune distraction.
Nous jouâmes l'un avec l'autre.
La mère de Dryade nous avait écoutés. Elle fit quelques compliments, sans insister. Je restai encore un peu de temps. Lorsque je fus sur le pas de la porte :
- Ma fille a bien joué... commença-t-elle.
Elle resta sans bouger, puis :
- Vous avez bien joué tous les deux.
Beaucoup de travail, cette semaine. Pas le temps de se promener. Et puis, il a neigé tout le temps. "Tu vois, il n'y a pas qu'à Annecy qu'il neige!" ai-je déclaré hier solennellement à Dryade. Elle a souri. J'ai bougonné : "Bon, bon, ça ne mérite pas les raquettes!" Elle m'a souri à nouveau d'un sourire rassurant : "Il ne neige pas toujours tant que ça chez moi", a-t-elle dit.
Aujourd'hui, il faut faire des maths. Heureusement, j'aime les maths, car je n'ai pas envie d'en faire!
- Eh bien! où es-tu?
J'ai dû sursauter à la voix d'Améthyste. Vif-argent susurre ironiquement :
- Il est perdu dans les neiges!
Je hausse les épaules :
- Tu parles d'une neige! pour quelques flocons!
- Monsieur revient des neiges éternelles!...
Améthyste nous rappelle à la réalité :
- Allons! Nous avons du travail!
Vif-argent et moi prenons une pose d'écoliers pris en faute; et, d'une seule voix :
- Oui, Madame!
Le travail reprend. Nos têtes se gorgent d'équations; les équations se gorgent de formules; les formules se gorgent de nombres.
- Et les nombres sont infinis...
- Non, non, c'est terminé pour ce soir, les maths! m'apostrophe Vif-argent.
- S'il a raison, nous n'aurons jamais terminé! s'exclame Améthyste.
- A lui de prouver que les nombres sont infinis!
- Comment veux-tu que je le fasse, puisque les maths, c'est terminé?
- Ce qui n'est pas terminé, ce sont les examens...
- Les examens, c'est un intermédiaire, remarque Améthyste; c'est seulement pour s'assurer que nous savons.
Je pense qu'une précision est indispensable :
- Qui veut s'assurer?
- Les profs, évidemment!
Améthyste est moins catégorique :
- Nous aussi, nous le voulons. Nous avons choisi ce que nous faisons.
Vif-argent approuve du chef. J'approuve aussi :
- Et nous en sommes satisfaits. Chose rare à cette époque, comme disent les grands penseurs de toutes les époques!
Améthyste est songeuse :
- Satisfaits de quoi? d'y croire?
Vif-argent s'étonne :
- Croire à quoi?
Puis, soudain, sur un tout autre ton :
- On pourrait manger quelque chose! Si nous partons dans ce genre de conversation...
Il se tourne vers Améthyste :
- Tu es peut-être fatiguée? Préfères-tu...?
Elle sourit :
- Non, non; vous pouvez rester. Cela nous délassera après les maths.
- A moins d'aller au cinoche, propose-t-il encore.
- Nous n'avons pas trouvé de bon film, déjà hier; il faut attendre le changement des programmes, mercredi prochain.
Elle se lève :
- Je n'ai plus grand chose ici. Je descends chez mes parents; j'en ai pour un instant.
Retour; avec tout ce qu'il faut pour faire un excellent souper froid. Je viens de m'apercevoir que moi aussi j'ai faim!
- Ça nous fera du bien de manger, conclut-elle.
Ça nous fait du bien. Tellement que nous en oublions de penser!
- Ni aux maths, ni à la philo! s'écrie Vif-argent sur ma remarque.
J'en rajoute :
- Ni au cinéma, puisqu'il n'y a pas de bon film!
Nous restons un bon moment à ne rien faire. La neige tombe toujours.
- Il est éteint, ton poêle!
Vif-argent a bien raison, il commence à faire froid dans la chambre.
Améthyste s'approche du poêle :
- Non, il n'est pas éteint, mais il ne vaut guère mieux!
- Vite, vite, du charbon, je n'ai pas envie de le rallumer!
Joignant le geste à la parole, Vif-argent s'est précipité, et il bourre déjà le poêle.
- Ah, merci! Ça m'évitera de le faire. Mais n'en mets pas trop, je n'ai pas froid la nuit.
Je remarque :
- Maintenant que tu as ta chambre, c'est à toi de t'occuper du chauffage. C'est moins pratique que quand tu étais encore chez tes parents.
- Oui, quand le gaz voulait bien marcher!
- C'est comme chez moi, intervient Vif-argent; si le gaz s'éteint, mes parents ne le rallument pas pour la nuit. Et moi, je ne suis pas comme toi, j'ai froid!
Le poêle s'est mis à ronfler. C'est comme s'il faisait déjà plus chaud!
- Croire à quoi?
Etonnés, nous nous tournons vers Améthyste. Elle sourit :
- Vif-argent voulait savoir tout à l'heure à quoi il fallait croire.
Nous avions manifestement oublié. Elle rappelle la conversation :
- J'avais demandé de quoi nous étions satisfaits; j'avais ajouté : "D'y croire?"
- Ah, oui! Eh bien, tu n'as pas répondu à ma question!
- Sans doute que je ne le savais pas, lui répond-elle tranquillement.
Elle fait un petit sourire teinté d'ironie :
- Et puis, tu mourais de faim; il fallait vite trouver de quoi manger!
- Maintenant que je suis repu, je t'écoute!
J'interviens :
- Croire que ce que l'on nous dit existe.
- Tu veux dire que ce que l'on nous dit soit vrai?
- Non; existe. Que cela soit vrai ou faux.
- Si nos calculs n'étaient jamais utilisables, qu'importerait qu'ils fussent vrais ou faux? propose Améthyste.
Vif-argent bondit :
- Comment cela, "qu'importerait"? Moi, j'arrête de faire des maths!
- Et que ferais-tu d'autre? La question resterait posée.
J'approuve :
- Si ce qu'on fait ne sert à rien, on n'a aucune envie de le faire.
- Seulement dans le cas où l'on est absolument sûr que cela ne serve à rien, objecte Vif-argent.
- Les plantes savent-elles si ce qu'elles font sert à quelque chose?
Améthyste a prononcé ces mots lentement. Nous ne disons rien. Le poêle ne ronfle plus. La neige s'est arrêtée de tomber.
Un beau soleil nous attend cet après-midi à la sortie de l'amphi. Ce soir nous allons au Palais-Royal voir Le Ruban de Feydeau. Nous avons décidé de nous y rendre en nous promenant pour profiter des derniers rayons du soleil hivernal. Notre petit groupe s'est retrouvé au grand café proche de la Sorbonne, où Dryade nous a rejoints. Quelques tartines - jambon, saucisson, pâté, beurre - nous donnent des forces pour la promenade.
Le Quartier est recouvert d'une neige balayée par endroits. "Je comprends que les Parisiens n'aiment pas la neige; ici, on ne la voit pas", a dit Dryade. "On ne la voit que trop!" a rétorqué Odile. "On se mouille les pieds, je ne comprends pas où est le plaisir", l'a soutenue Hubert.
Cependant, la promenade est agréable. L'air est vif, et donne envie de marcher. Peu de voitures, bien que nous soyons sur le large boulevard Saint-Germain. Les piétons se pressent, regardant à leurs pieds. A l'entrée du métro, le vendeur de journaux, dont les habits pourraient faire penser qu'il arrive du Pôle Nord, crie ses titres, comme il le fait d'habitude, informant les passants de la nouvelle importante du jour : "La crise du gouvernement se poursui-it!... Demandez les dernières nouve-elles!..." Dans les intervalles de silence, on entend une voix aigrelette : "Demandez l'indicateur des rues de Paris! Là où elles commencent et où elles finissent! Avec la station de métro la plus pro-oche!"
- Les Parisiens ne connaissent donc pas Paris?
Tout notre petit groupe s'est tourné vers Dryade avec étonnement.
- Pourquoi dis-tu cela? lui demande Jeanne.
- Ils ont vraiment besoin d'un indicateur de rues?
Nous nous sommes regardés sans savoir quoi dire. Armand est le premier à réagir :
- Paris n'est pas Annecy! Il n'y a pas que trois rues ici!
Un peu gêné de son exclamation par trop péremptoire, mais qui, à n'en pas douter, lui venait du coeur, il cherche à tempérer :
- Ce n'est pas ce que je voulais dire...
Il bredouille un tantinet. Hélène vient à son secours :
- Tu sais, ce n'est pas seulement parce que Paris est grand...
Elle hésite un moment, puis :
- A Paris, quand on change de quartier, on change de ville.
- C'est pourtant toujours Paris, insiste Dryade.
Je tente une explication :
- Tu te souviens, nous avions parlé d'un village à Vaugirard?
- Je me souviens. Il y a d'autres villages?
- Paris est fait de villages, lui répond Améthyste.
Vif-argent s'en mêle :
- Nous sommes à Saint-Germain-des-Prés; c'est le nom de l'église que nous venons de passer. Ce n'est pas loin du Boul' Mich', mais la vie ici n'est pas du tout la même.
- Oh, oui! Ici on s'amuse, ce n'est pas la Sorbonne! s'écrie Armand.
Et Jeanne, en réponse à la question muette de Dryade :
- Ici, c'est Le Tabou : on écoute de la musique, on danse...
Elle ajoute vivement :
- Nous irons ensemble!
Hubert élève une protestation :
- Pour les filles, il n'y a que la danse...
- Parce que toi, tu ne danses jamais sans doute! s'exclame Hélène en prenant un air scandalisé.
Odile renchérit :
- Les filles sont tout aussi capables de parler de choses sérieuses! Aux Deux Magots on ne danse pas!
- Aux Deux Magots? demande Dryade avec curiosité.
- C'est le café qui fait le coin en face de l'église. Il s'y tient souvent des réunions littéraires.
- Au café?
- Oui, à Paris, c'est fréquent, explique Jeanne; chaque quartier a ses cafés...
- Pas toujours littéraires! sourit Améthyste.
- Oui, mais où on se retrouve toujours entre amis, déclare Vif-argent.
La Seine.
- Il ne fait pas trop froid aujourd'hui...
- Tu trouves! Je ne dirais pas cela! me coupe Odile.
- Tu ne te souviens pas? intervient Hélène; quand nous étions au lycée... l'hiver où il y avait des glaçons sur la Seine?
- Ah, oui! s'exclame Armand, j'allais patiner sur le lac du Bois de Boulogne!
Tous s'en souvenaient; qui n'avait pas été patiner sur le lac cette année-là? Dryade en avait fait sans doute autant; je le lui demande :
- Tu as dû patiner sur ton lac, toi aussi?
- Oh, non! le lac est trop grand pour geler suffisamment.
- Dans ce cas, ce n'est pas la peine d'avoir un lac! plaisante Armand.
Elle commence un sourire... Ses yeux sont devenus tristes... Je lui ai pris la main, je l'ai serrée... Elle me sourit comme pour me remercier. Puis, gaiement :
- Comment est-il votre fameux lac?
Vif-argent fait un geste grandiose :
- Immense! Il est immense! Les navires y croisent au large d'îles désertes que je suis seul à connaître!
- Ne fais pas attention, dit calmement Améthyste, il est resté longtemps seul sur l'une de ces îles, et depuis il est comme ça.
Rire général. Mine déconfite de l'explorateur.
Le pont du Carrousel. Le Palais du Louvre. Dryade est impressionnée :
- C'est grand. Paris est une capitale.
Arrivée sur la place devant le Théâtre-Français.
- C'est ici que joue la Comédie-Française, indique Hubert.
- Regarde là-bas, tout au bout de l'avenue, c'est l'Opéra, indique Jeanne.
Nous voici sous les arcades du jardin du Palais-Royal.
- On dirait un monastère, prononce Dryade d'une voix basse, comme si elle ne voulait pas en altérer le mystère.
Je lui explique :
- Le Théâtre du Palais-Royal où nous allons est au fond du jardin.
Elle se tourne vers moi :
- Si tu viens un jour à Annecy, je ne pourrai pas te montrer tant de belles choses. Je n'ai que mon lac et ma montagne.
Le rideau est tombé sur le dernier acte. De nouveau la place devant le Théâtre-Français.
- Nous avons bien ri! commente Armand.
- C'est bien délassant après les cours! souligne gaiement Odile.
Hélène fait la moue :
- La fin se devinait un peu trop tôt...
Nous ne pouvons nous empêcher de rire.
- Evidemment, pour une spécialiste comme toi! déclare Hubert.
Jeanne est tout enfiévrée :
- Je suis contente que la jeune fille épouse celui qu'elle aime; cela m'agaçait prodigieusement qu'on voulût l'en empêcher!
J'ai quelque doute :
- Comment sait-on qu'elle l'aime?
- Oh! si on commence à discuter, allons nous asseoir au café en face, s'exclame Vif-argent.
Nous trouvons tous que la proposition n'est pas mauvaise. Installés bien au chaud, des cafés brûlants devant nous, ladite discussion commence.
- Elle l'aime puisqu'elle veut l'épouser, affirme Armand.
Je l'attendais là :
- Cela ne prouve rien. L'autre garçon, à qui elle avait été promise, l'avait bien demandée en mariage alors qu'il ne l'aimait pas; il l'a dit lui-même.
Hubert n'est pas de mon avis :
- On n'a pas besoin de preuves. C'est une pièce de théâtre.
Odile proteste :
- Dans une pièce de théâtre, on veut aussi connaître les relations entre les personnages.
- Les relations des personnages entre eux sont définies par convention. Dans la liste de ces personnages donnée par l'auteur, il est autant indiqué "Joseph - domestique" que "Dardillon - amant de Simone".
- Et si le spectateur n'a pas consulté cette liste?
Hélène hausse les épaules :
- De toute façon, elles se voient, ces relations!
Hubert fait mine de rendre les armes :
- C'est vrai, j'avais oublié la spécialiste!
Seuls quelques vagues sourires de complaisance saluent son ironie.
Je reviens à la charge :
- Mettre dans la liste "Joseph - domestique" n'empêche pas que Joseph soit habillé en domestique, parle et se conduise en domestique, pour que le spectateur le sache; surtout, comme le dit Odile, si le spectateur n'a pas consulté la liste.
- Parfaitement! m'approuve Odile; et qu'a-t-elle fait, la jeune fille, Simone, pour qu'on sache qu'elle l'aime?
- Bon, bon, grogne Vif-argent, nous ne sommes pas là pour faire un devoir de français!
- L'étude des mathématiques empêcherait-elle l'étude des sentiments?
Dryade a prononcé ces mots comme pour elle-même. Vif-argent veut la rassurer.
- Je plaisantais, affirme-t-il.
- Moi aussi, peut-être, répond-elle avec un sourire indéfinissable.
Un petit silence. Personne ne sait comment poursuivre. On entend la voix silencieuse d'Améthyste :
- C'est un ange qui passe...
Encore un petit silence, vite rompu cependant par Armand :
- Allons! les mathématiciens ont tout de même bien ri... comme les autres!
La bonne humeur revient. Les commentaires sur la pièce de Feydeau reprennent. Hélène critique vertement Paginet :
- Faire cadeau de sa nièce, la malheureuse Simone, pour un ruban!
Elle reprend sa respiration, et, se tournant vers moi :
- Et comme tu l'as dit, à un garçon qui ne l'aime même pas!
- Ah! Là! Tu as mal suivi pour une fois! s'interpose Odile.
- Comment ça?
- Eh bien, oui! Paginet ne savait pas que ce garçon n'aimait pas Simone.
- Il ne s'en est pas préoccupé, en tout cas! Ce n'est guère mieux.
- C'est vrai! s'indigne Hubert; je ne pense pas que l'un de nous aurait agi de la sorte!
Jeanne approuve :
- Tout ça pour un ruban!
- Pour un ruban! s'exclame Vif-argent. Bien sûr, celui-ci est un ruban de la Légion d'Honneur; mais je ne vois pas l'intérêt qu'il peut y avoir de lui courir après!
Nous paraissons tous partager le même avis. Pourtant, Améthyste :
- Et si au lieu d'un ruban, c'est un diplôme?
La neige éparse qui recouvrait par endroits la rue des Saints-Pères encore toute mouillée, luisait doucement à la lueur des becs de gaz. Nous marchions tranquillement dans le calme immobile d'un Paris de la nuit qui m'était familier, et que j'avais tant envie de faire découvrir à Dryade.
A minuit sonnant, l'image du dernier métro fuyant sous des regards résignés avait déterminé notre petit groupe à se séparer. Du reste, après la question d'Améthyste, à laquelle personne n'avait répondu, la conversation avait quelque peu langui. J'avais donc proposé à Dryade de rentrer à pied. Elle accepta aussitôt; "J'aime beaucoup la nuit", me dit-elle.
Je lui avais donné le bras, et nous marchions sans hâte au milieu de la rue des Saints-Pères. Les grandes sombres maisons qui la bordent nous regardaient passer avec bienveillance.
Dryade secoua pensivement la tête :
- Hélène avait raison. Je n'ai pas l'impression d'être dans une rue, mais dans une ville; une autre ville, comme elle l'avait dit.
Après un petit silence, elle me demanda :
- Sommes-nous loin du Boul' Mich' ici?
Nous arrivions au boulevard Saint-Germain. Je le pris sur la gauche. Après quelques pas, je lui indiquai l'église de Saint-Germain-des-Prés qui se montrait :
- Tu reconnais?
Elle eut un mouvement de surprise :
- Saint-Germain!
Elle poursuivit :
- Alors, nous sommes tout près!
Elle secoua encore la tête :
- Oui, elle avait raison...
Elle s'était arrêtée. Elle resta un moment perdue dans ses pensées; puis, regardant tout autour d'elle :
- Annecy, ce n'est pas comme ici, il n'y a pas ces grandes maisons... Pourtant, je l'aime bien.
Elle leva les yeux sur moi :
- Non, c'est mon lac, c'est ma montagne que j'aime.
Dimanche. Je me suis levé tôt. Le jour ne se montre pas encore. Ai-je été réveillé par le hennissement et le bruit des sabots du cheval qui apportait le gros pain de glace pour la glacière? La bonne odeur du café que prépare ma mère emplit la maison. Mes serins viennent aux nouvelles.
C'est le jour du marché, rue de la Convention. J'aime bien de temps à autre y accompagner ma mère; ce jour-là, son sac à provisions est plus plein, surtout plus lourd - c'est moi qui porte! Et j'en profite bien entendu pour lui faire acheter de bonnes petites choses; je veux dire des petites choses que j'aime, et qu'il n'est pas toujours raisonnable d'acheter - des sucreries, par exemple!
Nous sortons. Le jour se lève en cachette, sans qu'on s'en aperçoive vraiment. Si, pourtant! quelqu'un s'en est aperçu; voilà qu'il arrive, portant sa longue perche; c'est l'allumeur de becs de gaz... qui vient pour les éteindre! Eh oui, le jour s'est levé!
De petits flocons de neige volètent autour de nous. Ma mère n'a jamais froid, moi... pas trop; mais malgré tout j'ai soigneusement boutonné mon lourd manteau d'hiver, et mon cache-cou est bien serré. Le chemin n'est pas très long, cependant il faut bien faire attention à ne pas glisser sur le trottoir qui blanchit peu à peu sous les triples semelles de bon cuir de mes chaussures qui me tiennent bien au sec.
Le petit terrain vague, blotti entre les deux grandes maisons devant lesquelles nous passons, retentit déjà, malgré l'heure matinale, des cris des enfants qui jouent au ballon. Dans le caniveau où le balayeur a fait couler l'eau qui ne gèle pas encore, d'autres enfants, plus petits, partent naviguer sur de grands bateaux de papier vers des contrées lointaines, et si mystérieuses pour les grandes personnes qui leur jettent un bref coup d'oeil au passage. Et les filles? les filles ne jouent pas dans la rue; elles aident certainement leur maman à quelque travail ménager - occupation dont, je l'avoue, je ne suis pas tellement friand!
Nous arrivons au marché, qui a envahi les trottoirs. Et au bord de ces trottoirs, tout au long de la rue, voilà les petites voitures à bras des marchandes des quatre-saisons; oui, leurs fruits et légumes sont de chaque saison, mais elles aussi elles sont là quelle que soit la saison, dans la neige, sous la pluie comme sous le chaud soleil, sans même une simple bâche pour les abriter; et l'hiver n'est pas une saison très prodigue en fruits et légumes...
Au marché on ne va pas très vite. Arrêt devant un potiron, c'est trop cher; sur cet étalage, plus loin, nous dépenserions moins; mais ma mère, qui s'y connaît, a trouvé qu'il n'était pas très frais, alors... une marchande des quatre-saisons résout la difficulté : "Il est beau mon potiron!", crie-t-elle d'une voix déjà fatiguée. Des endives; j'adore les endives; bien blanches et pas chères; c'est vendu! Ici, ce sont de gros sacs pleins de légumes secs - haricots, pois cassés, sarrasin; et surtout... surtout du millet pour mes serins! Que voulez-vous? l'hiver n'est pas propice aux festins dans les grands arbres du jardin qui me fait face! Des pommes; elles sont chères, mais les fruits sont rares quand il fait froid. Heureusement, il y a des marrons et des noix à profusion - et j'aime ça! Quelques autres achats, et nous rentrons. Je déjeunerai de bon appétit tout à l'heure!
Jeudi. L'amphi avait duré toute la matinée. A midi, je mangeai un peu sans m'attarder au café tout proche de la Sorbonne. Dryade était sortie plus tôt que moi, et déjeunait chez elle. Elle avait des courses à faire dans l'après-midi : vêtements, mercerie, une nappe, un stylo, d'autres choses encore. Hier, nous étions convenus d'y aller ensemble, "Je ne sais comment faire; il me faut plusieurs boutiques..." avait-elle commencé à m'expliquer. Je l'avais coupée en lui affirmant d'un ton d'évidence : "Ici, tu pourras acheter ce que tu voudras dans le même magasin." Elle m'avait répondu, un peu inquiète : "A Annecy aussi j'en connais où je trouve beaucoup d'articles différents... mais pas vraiment tout." Je lui avais alors déclaré d'un ton superbe : "A Paris, tu as les Grands Magasins; on y trouve tout!"
J'allai la prendre chez elle vers une heure. En chemin, j'en profitai pour passer à la poste de la rue de Rennes écrire rapidement sur un pupitre inoccupé un pneumatique à un camarade; certes, le pneu c'est moins rapide que le téléphone, il ne l'aura que dans deux heures; mais comme il n'a pas le téléphone...
Le métro nous déposa à la Madeleine, et de là, nous allâmes à pied par le Boulevard et les rues qui menaient aux Galeries.
Au bout d'un moment, elle se tourna vers moi avec un air interrogateur :
- Je ne vois de tous côtés que des boutiques; est-ce cela que tu appelles les Grands Magasins?
Je souris :
- Non, ce n'est pas du tout la même chose. Ce sont de simples boutiques, comme partout. Tu en as bien aussi chez toi?
- Oui, c'est vrai. Cependant, pas aussi nombreuses; ni si proches les unes des autres.
Elle fit un geste de la main pour montrer la rue :
- J'ai l'impression que je pourrais tout avoir ici, sans aller bien loin.
Encore quelques pas... les Galeries!
Elle regardait d'un air songeur :
- C'est toujours grand à Paris; et puis, il y a des maisons partout...
Elle réfléchit :
- Chez moi aussi il y a des maisons, mais elles laissent respirer.
- Tu exagères; tu n'as pas encore étouffé ici!
Elle fit un sourire amusé. Je poursuivis :
- Ces maisons nous entourent. Un Parisien fait partie de sa ville.
- Annecy est ma ville. Je m'y sens moi-même.
A l'intérieur du magasin, régnait l'agitation habituelle en ce lieu.
- Il n'y a pas autant de monde... commença Dryade.
Elle s'interrompit, puis, après une courte pause :
- Il y a plus de monde à Paris que chez moi...
Encore une pause :
- Cependant, les boutiques aussi sont plus nombreuses; je n'arrête pas d'en voir, ne serait-ce que tout à l'heure.
Je fis un sourire entendu :
- Je t'avais bien dit qu'on trouvait tout ici; et tout le monde le sait!
- Ailleurs, on ne trouve pas d'autres magasins de ce genre?
- Si, ce n'est pas le seul; il y en a un autre tout près, il est tout autant plein de monde que celui-ci.
Dryade en avait clairement oublié le but de notre visite. Elle regardait de tous côtés sans rien dire. Soudain, dans un sourire empli d'ironie :
- Je n'ai pas seulement vécu dans les bois! J'ai déjà été dans des grands magasins. A Genève, par exemple...
Elle s'interrompit. Son regard devint triste. Puis, après avoir secoué la tête :
- Mon père n'aimait pas plus aller à Genève qu'à Paris; il disait aussi que c'était une trop grande ville, et qu'il s'y sentait perdu.
Elle resta un moment à rêver. Je me souvins que son père n'était plus. Cela m'évita de m'épancher sur les réflexions, peu flatteuses pour Genève - et pour Annecy donc! - à propos des grandeurs comparées de Paris et de cette... ville, laquelle, pour le Parisien que j'étais, n'apparaissait que comme une ville de province. Et à Paris, qui dit province...
Je tus mes réflexions; ce que, pour comble, Dryade prit peut-être pour de la discrétion affectueuse. Elle ne disait rien. Enfin, d'une voix pensive :
- Paris n'est-il fait que pour les Parisiens?
Je ne sus que répondre. Après un nouveau moment de silence, ce fut elle qui reprit :
- Allons faire mes achats!
Et ainsi, nous voilà passant d'un rayon à l'autre. Dryade paraissait maintenant considérer comme très naturel de trouver tout ce qu'elle était venue chercher. Et même, n'ayant pas vu sur-le-champ le stylo désiré, elle me demanda avec une pointe d'agacement :
- Et où puis-je trouver mon stylo?
Je ne le savais pas précisément, et, un peu gêné, m'apprêtais à me renseigner, lorsque par chance, la vendeuse devant laquelle nous étions ayant entendu la question, lui indiqua avec un aimable sourire la direction du rayon correspondant.
Le rayon des stylos, proposant une multitude d'autres articles - crayons, gommes, cahiers... - était pris d'assaut par les élèves des écoles avoisinantes.
- C'est vrai, nous sommes jeudi, les enfants se promènent... remarqua Dryade.
Je m'inquiétai :
- Il va falloir attendre un peu... Cela t'ennuie? Nous aurions peut-être dû venir un autre...
Elle m'interrompit vivement :
- Non, non; au contraire c'est tout gai comme ça.
Elle poursuivit, en me souriant :
- Cela me rappelle ma jeunesse!...
Nous nous mîmes à rire doucement.
Les stylos abondaient. Je participai au choix. Dryade était ravie :
- Tu as bon goût...
Et, avec une mine - peut-être était-elle un peu moqueuse, allez savoir!
- Un vrai Parisien!
Mais son bon sourire démentait l'éventuelle moquerie. Elle ajouta aussitôt avec exubérance :
- Je n'aurais jamais eu un si beau stylo à ce prix-là à Annecy!
Dryade était revenue hier à Paris après trois semaines passées avec sa mère à Annecy. Nous étions non loin de la mi-janvier, et l'hiver hésitait entre un radoucissement qui ne voulait pas venir et un froid franc qui eût été moins désagréable à supporter.
Ce dimanche, j'étais chez elle; nous étions convenus de faire de la musique vers le milieu de l'après-midi, et nous attendions Vif-argent, qui tenait la partie de violoncelle, et Améthyste, qui allait alterner avec moi au piano. La partition était déjà toute préparée : Schumann - Trio piano violon violoncelle - Opus 110 - Premier mouvement.
- Fait-il toujours aussi humide à Paris? me demandait Dryade, en se pelotonnant dans son lainage.
- Tu as froid? répondis-je, étonné.
- Non, pas vraiment froid; d'habitude, je n'ai jamais froid. C'est l'humidité. Je crois qu'il ne fait pas assez froid, au contraire.
- A Annecy, tu étais prise dans les glaces?
- Bien entendu; heureusement, nous avons le brise-glace sur le lac!
Après avoir un peu ri de ces fins propos, nous restâmes là, à nous regarder en souriant bêtement. Du moins, c'était la sensation que j'avais de mon propre sourire. Dryade, elle, paraissait vouloir me dire quelque chose... Moi, aussi, peut-être...
- Je suis contente d'être revenue! finit-elle par dire.
Et, tout de suite après :
- Nous pourrons faire de la musique...
J'allai vers le piano feuilleter la partition :
- J'aime beaucoup ce morceau.
- Moi aussi; j'aime bien Schumann.
- Moi aussi.
Sonnette. C'étaient nos amis.
Grandes embrassades après la longue séparation! "Comment ça s'est passé?" - "Il y avait beaucoup de neige?" Dryade racontait. Je crois que je n'écoutais pas. La conversation prit un bon moment.
Maintenant, Vif-argent découvrait son violoncelle. Il jouait aussi du violon; "Apporte-le la prochaine fois, cela me fera plaisir de t'entendre", lui a dit Dryade lorsqu'elle l'apprit. "Vous avez d'autres amis qui jouent d'un instrument?" nous a-t-elle aussi demandé. On passa en revue les uns et les autres; en général, chacun avait le sien. Non, pas Albert - "Lui, il joue du phono!" déclara Vif-argent d'un ton apitoyé. "Un phonographe!" s'est-elle exclamée. Elle nous expliqua qu'elle en possédait un, mais ne s'en servait presque jamais; le ressort s'était cassé, un jour, et depuis qu'il avait été réparé, il fallait le remonter deux fois à la manivelle pour écouter un disque qui ne durait que quatre minutes. "Et puis, il faut changer tout le temps d'aiguille; et c'est cher!" a-t-elle ajouté en hochant la tête. Enfin, les disques étaient encore plus chers, et difficiles à trouver. "D'ailleurs, je préfère jouer moi-même!" a-t-elle conclu.
Qui allait au piano? Je cédai la place à Améthyste. J'aimais bien écouter son jeu rêveur, doux et uni; d'ailleurs, elle ne jouait jamais de morceaux... énergiques! Et sa Berceuse de Chopin!...
Schumann parle. Le violoncelle embrasse le violon, la musique élève son chant, et le piano avec tendresse en garde tout le profond mystère.
C'est agréable d'écouter ses amis...
Dryade avait cassé le verre de sa montre. "Il me faut attendre toute une semaine... Et puis, c'est cher!" m'avait-elle appris tristement. Je l'avais rassurée d'un mot : "Nous sommes à Paris!" Elle n'avait pas été rassurée du tout, et m'avait répondu sur un ton de reproche : "C'est justement à Paris que j'ai été demander à un horloger! Pas à Annecy!" Je lui avais rétorqué avec autorité : "J'ai un truc!"
J'étais donc allé pour la prendre à la sortie de son amphi. Mais d'amphi, point! Enfin si, l'amphi était bien là, évidemment! mais vide... M'étais-je trompé d'endroit? J'avais pourtant l'habitude... Non, renseignement pris, le cours s'était tenu ailleurs - décision de dernière minute pour je ne sais quelle obscure raison. Il n'y avait plus qu'à chercher. L'amphi qui se trouvait en face était à moitié vide; le cours avait le malheur d'être un peu philosophique, donc un peu technique, et pour comble, le professeur paraissait être un homme très sérieux; alors, pensez donc! à la mi-janvier, deux grands mois après le début des cours, il y avait belle lurette que les gradins avaient été désertés par Messieurs les étudiants qui ne s'étaient inscrits que, dirons-nous, par fantaisie. La chose était habituelle chez les scientifiques, mais je fus surpris que chez ceux qui étaient venus là pour penser...
Cherchons ailleurs. Un coup d'oeil à la Chapelle devant laquelle je voyais un petit groupe d'étudiants se presser vers la sortie - non, bien sûr, Dryade n'en était pas. La grande cour d'honneur vite traversée - il s'était mis à neiger de nouveau - je me réfugiai sous les arcades de la galerie pour réfléchir. Certes, si le cours était terminé, elle m'attendrait - mais où? Je pensai aussitôt à mon amphi de maths; monter l'escalier en courant ne me prit pas longtemps - et pourtant, qu'il est long! mais arrivé au but, j'eus beau scruter les profondeurs de l'amphi, certes beaucoup plus grand que le sien, et où se trouvaient déjà les élèves du cours suivant - personne! Il ne restait plus qu'à visiter les petites salles, toutes chaudes dans leurs belles boiseries patinées par les siècles. Peine perdue! Et moi aussi, j'étais un peu perdu... Je pensai un instant aux laboratoires à l'autre bout de la Sorbonne - mais non, c'étaient des labos de physique! Pas pour les littéraires! A vrai dire, je ne les connaissais moi-même que par Améthyste, notre aspirante physicienne, férue de recherches et de découvertes de nouvelles théories... Et je n'étais pas tellement sûr de pouvoir les... découvrir, dans le dédale des petits couloirs sombres qui y menaient... quand on savait déjà où aller! Enfin, une conversation entendue par hasard me donna la clef de l'énigme : "Ils auraient pu nous prévenir que c'était au Grand Amphithéâtre!" entendis-je. C'était quoi, je n'en savais rien, mais je m'y précipitai - c'était là!
Le coup d'oeil était surprenant. L'immense salle, au décor fastueux, toute préparée pour recevoir des invités de marque, donnait l'hospitalité à quelques étudiants, qu'on eût dit égarés.
Le cours n'était pas encore tout à fait terminé, et je descendis rapidement jusqu'à Dryade, qui fut bien soulagée de me voir. "Je t'attendais plus tôt", me dit-elle. "Je ne savais pas que tu étais là", lui répondis-je étonné. Elle parut tout aussi étonnée : "Ils devaient pourtant apposer une affichette disant..." Je secouai négativement la tête; elle écarta les bras en signe d'impuissance. Ah, l'administration!...
L'averse de neige avait été courte. Sur le chemin de mon... truc - je n'avais rien dit - la Seine traversée au bout du Boul' Mich', nous arrivâmes dans l'Ile de la Cité. Nous passions devant le Palais de Justice, et je montrais à Dryade l'inscription : GLADIUS LEGIS CUSTOS. Elle s'arrêta, resta un bon moment sans bouger à regarder fixement l'inscription portée sur le Palais, et repartit d'un pas lent sans mot dire. Un peu plus tard, alors que nous étions sur le boulevard de Sébastopol, elle s'arrêta encore, me fit un pâle sourire, et prononça sourdement : "Seul le glaive serait le gardien de la loi?"
Rue Saint-Martin.
- Encore une autre ville! me dit Dryade, indiquant les petites boutiques qui foisonnaient tout au long de l'étroite rue.
- Ah, tu commences à t'habituer à Paris! Oui, tu as raison. Nous sommes non loin de la place de la République; la plupart des artisans de la ville sont situés dans les environs. On trouve de tout par ici...
Elle m'interrompit en souriant gaiement :
- Nous sommes donc revenus aux Grands Magasins!
Un peu interloqué, je ne réagis pas tout de suite. Elle en profita :
- Je connais mieux Paris que toi, à présent!
Je pris un air fin :
- Dans ce cas, tu n'as plus besoin de mes conseils! Où allons-nous donc?
Un peu inquiète :
- Chercher mon verre de montre, voyons!
Et moi, avec mon air le plus naïf :
- Et où est-il ton verre de montre?
Elle comprit aussitôt :
- Chez un artisan de l'une de ces rues, voyons!
- Et dans quelle rue est-il, cet artisan?
Elle, nonchalamment :
- Suis-moi, je vais te montrer!
Je m'amusais; jamais elle ne trouverait, parmi les innombrables artisans qui peuplaient ces rues enchevêtrées. Et là-dessus, elle entra prestement dans l'atelier d'un doreur devant lequel nous passions, et demanda au patron avec simplicité :
- Je cherche un verre de montre.
Sans s'étonner le moins du monde, le doreur lui indiqua immédiatement la boutique où j'avais compté me rendre. J'étais battu!
- Ne boude pas; c'est grâce à toi que j'ai trouvé! me rassura-t-elle gentiment.
Je pris la chose du bon côté :
- Je ne pensais pas malgré tout que tu trouverais si vite...
Elle me devança :
- Ton truc?
Je n'eus pas le temps de répondre. Elle poursuivait :
- Une fois au milieu de tous ces artisans, c'était facile; mais il fallait déjà être sur place.
A peine avions-nous tourné l'angle de la rue de Turbigo, qu'un grand gaillard apparut, houspillant son copain d'une voix sonore :
- Alors, t'as les portugaises ensablées? Magn'-toi l'train, faut mett' les bouts, il est d'jà deux plomb' quinze broquilles à la tocante de mézigue!
Je vis Dryade ouvrir de grands yeux. Je me demandai quel effet allait lui faire l'argot parisien, qu'elle entendait sans doute pour la première fois, et qu'elle ne comprendrait certainement pas.
Le copain ne bougeait pas et regardait bêtement sa montre.
- Ma parole! t'as la cervelle en chaise longue?
Le copain bafouilla :
- Faut qu'on pass' chez l' gniaf prendr' mes tatanes...
- Ouais, ouais, on pass'ra après. Tiens, aboul' donc ton brignolet, j'ai les crocs.
Le gaillard mordit dans la baguette de pain croustillante que le copain lui avait tendue. Le copain bredouilla quelque chose; le gaillard lança ses mains en l'air d'un air excédé :
- Quoi, ma limace? quoi, ma limace?
D'un geste brusque il remit dans son pantalon sa chemise qui dépassait.
- T'occupe!... Et pis d'abord, si t'avais pas un oeil qui prend l'train et l'autr' qui reste sul'quai, tu verrais pas c'qu'y a pas à voir!
Une belle auto américaine de couleur crème, longue et aux chromes étincelants, passa devant nous. Le copain ne put s'empêcher d'admirer bouche bée.
- Pas la peine de r'luquer ça non plus, c'est pas du mouron pour ton s'rin! Allez, allez, grouille!
Les deux compères disparaissaient, marchant d'un bon pas. Dryade se tourna vers moi, le regard plein de curiosité :
- C'est comme ça, le patois parisien?
Je ne m'attendais certes pas à ce commentaire... Patois parisien! Comme je ne répondais rien, elle poursuivit avec un petit hochement de tête :
- Chez nous, les anciens parlent le savoyard, une langue que tu comprendrais encore moins. Ma grand-mère parle très mal le français; je parlais le savoyard quand j'étais petite, maintenant, j'ai de moins en moins l'occasion de l'employer.
Sa phrase à peine achevée, elle me fit un petit signe :
- Allez, allez, grouille! me lança-t-elle en souriant ironiquement.
Je répondis avec une grimace admirative :
- Tu gamberges vite! Eh bien, taillons-nous et arquons!
Elle eut un petit rire amusé, et nous partîmes.
La boutique où l'on trouvait les verres de montre ne vendait pas que cela. Dryade contemplait les nombreux présentoirs qui recouvraient les murs.
- On dirait un bouquet de fleurs de montagne! s'exclama-t-elle soudain devant le grand comptoir.
- Comment ça, un bouquet de...
Mais le vendeur avait compris :
- C'est vrai, vous avez raison, Mademoiselle! En montagne, les fleurs sont toujours petites et de toutes les couleurs, comme les bagues qui entourent chaque tournevis pour les distinguer l'un de l'autre; et le support rotatif qui porte les tournevis est un vrai vase.
Dryade regardait le vendeur avec un sourire qui riait presque. Le vendeur s'en aperçut, et prit une mine confuse :
- Je crois que je dis ça pour moi-même! Vous devez bien mieux savoir...
Il hésita :
- Ici, il n'y a pas beaucoup de... paysages; ce que vous avez dit m'a rappelé les vacances... j'aime beaucoup la montagne.
Il eut encore une brève hésitation :
- Vous habitez peut-être...
Il laissa sa phrase inachevée. Dryade lui fit un bon sourire :
- Je suis d'Annecy...
Son regard se voila, et elle ajouta très vite :
- Vous avez des verres de montre?
Le vendeur adopta un air indifférent, et lui répondit sur le ton qu'on prend avec un très vieux client :
- Bien sûr; vous voulez un lot de cent cinquante verres? Quelle taille?
Il ne riait pas du tout. Cette fois, ce fut à moi de rire :
- Tu sais, dis-je à Dryade, ici on ne vend que par grande quantité.
Et, au vendeur :
- Plutôt trois cents, ses clients cassent souvent leurs verres!
Mais Dryade avait déjà retrouvé ses esprits :
- Je suis venue par le métro; ma camionnette est en panne. Aujourd'hui, je n'en prendrai qu'un seul, en échantillon.
Elle poursuivit, adoptant elle aussi le même air indifférent que le vendeur, et le même ton de voix :
- Comme ça, vous n'aurez pas à prendre la peine d'inscrire cela sur mon compte, puisque les échantillons sont gratuits.
Il se passa un certain temps avant que le vendeur - et moi de même - réagît. A la fin, nous nous mîmes à rire de bon coeur. Dryade avait toujours son air naïf... qui ne dura pas cependant! Après avoir tous bien ri, nous revînmes... au verre de montre. Le vendeur mesura.
- Huit points, déclara-t-il.
Cette fois-ci n'ayant pas compris, je me demandais si c'était une nouvelle plaisanterie. Dryade gardait une prudente réserve. Le vendeur continua tranquillement :
- De Pied de Roi, naturellement.
Mais là, il ne s'attendait pas à la suite.
- Oui, de Charlemagne, naturellement, prononça Dryade tranquillement.
Il écarta les bras d'un geste comique :
- Il ne me reste plus qu'à aller chercher le verre; vous savez trop de choses!
Elle sourit :
- Pas tant que ça; combien cela fait, en centimètres?
Il prit un air savant :
- Dix-huit millimètres!
Elle prit un air admiratif :
- Vous savez trop de choses!
Soudain, elle montra une boîte pleine de petites plaquettes de formes bizarres :
- Qu'est-ce que c'est?
- Des pièces de calibres de montre; tenez, regardez.
Il lui fit voir des intérieurs de montre, tous prêts à être montés.
- Ensuite, on termine la montre, ça s'appelle rhabiller.
Il poursuivit en levant magistralement le doigt :
- Sans oublier la glace, toute neuve, toute brillante!
- La glace?
- Oui; c'est comme ça qu'on appelle un verre. Quand on répare une montre, il faut toujours remplacer la glace.
Il ajouta finement :
- Comme ça, le client se dit que le travail a été bien fait!
Que d'autres choses inhabituelles pour nous : ressorts spiraux, filières pour fabriquer les vis, limes-aiguilles, loupes à double foyer à mettre sur l'oeil, lots de pinces brucelles extrafines...!
- Nous avons aussi un grand choix de limes à épaissir et de marteaux à bomber le verre.
Sur le moment, Dryade parut interdite; mais, un instant après, tout sourire :
- Il faudra que j'apprenne à me méfier des plaisanteries parisiennes!
Enfin, le verre arriva, tout monté... tout brillant!
- Puisque vous êtes une grosse cliente, je vous fais une ristourne de trente-deux pour cent! déclara le vendeur avec un grand sourire.
Dimanche. Après le repas familial, notre petit groupe se retrouve au garage. "Comment ça, au garage?" m'avait répondu hier Dryade, incrédule. Je ne lui avais pourtant proposé qu'une chose bien simple : aller jouer au ping-pong. Fort satisfait de mon petit effet, j'avais ajouté distraitement : "Oui, oui, au garage, on me répare ma raquette", et j'avais vite changé de sujet. Elle m'avait jeté un coup d'oeil méfiant, mais n'avait rien dit.
Donc, nous y sommes, au garage. Nous voyons arriver Améthyste et Vif-argent. Nous entrons. Je surveille Dryade du coin de l'oeil; elle regarde autour d'elle, avec un air toujours un peu méfiant. Autos, capot ouvert, attendant patiemment des mécanos affairés... quelque part ailleurs! Personne ne fait attention à nous. Le grand atelier traversé - tiens, voilà Jeanne! - nous montons par un interminable escalier. Une porte. Et derrière, une grande salle confortable, des fauteuils profonds, un bar, de vastes fenêtres à travers lesquelles on voit tout à côté la Tour Eiffel, et... une large vitre derrière laquelle d'ardents jeunes gens bataillent de part et d'autre de plusieurs tables de ping-pong!
Dryade fait une grande grimace, en hochant la tête :
- Je me doutais bien que le garage cachait quelque chose, mais...
Elle s'interrompt un instant, puis, me tendant une raquette avec un air naturel :
- Je l'avais apportée pour le cas où la tienne n'aurait pas pu être réparée au garage.
- Comment ça, au garage? s'exclame Hubert, qui vient d'arriver.
- Tu ne savais pas qu'ils réparaient les raquettes? Regarde le panneau : "TOUTES RÉPARATIONS".
Et, avec simplicité, me désignant d'un geste :
- Il m'a dit que c'était toujours là qu'il venait la faire réparer quand il avait perdu une partie.
- Et voilà l'explication de ses nombreuses absences! ironise Armand qui a entendu la fin de la conversation au moment où il entrait.
Bien entendu, se livrant à la facilité, tous se mettent à rire.
- Vous êtes bien joyeux! déclare Hélène qui vient avec Odile compléter notre petit groupe.
Odile a aperçu la montre de Dryade :
- Tu l'as déjà fait réparer? demande-t-elle, étonnée.
- Tu as eu un ennui avec ta montre? s'inquiète Jeanne.
- Oui, j'avais cassé mon verre de montre...
On entend un petit rire, vite étouffé. Dryade a entendu :
- Ce n'était pas drôle...
Voyant l'air un peu gêné de tous les garçons, elle s'arrête, surprise. Améthyste s'interpose :
- Ils sont toujours aussi bêtes, les garçons! Casser son verre de montre, en argot parisien, cela veut dire tomber sur son derrière, tout simplement.
- Je vois ce que c'est, ponctue Dryade d'un air entendu, ils ont la cervelle en chaise longue!
Là, le rire est général.
- Une vraie Parigote! s'exclame Hubert.
Il est temps de se dégourdir les jambes. Armand et Vif-argent décident, quant à eux, de faire un tennis.
- Un tennis! Où cela? demande Dryade.
- Derrière la cloison, au fond, il y a un court; je l'aime bien, il est en bois, les balles vont vite! lui indique Armand.
- Il est libre, je me suis renseigné, ajoute-t-il pour Vif-argent.
Les voilà partis. Le reste de la troupe s'organise. Deux doubles.
- Mais nous ne sommes que sept! s'inquiète Dryade.
- Nous sommes huit, affirme Hubert avec autorité; tu vas voir!
Et il allait se diriger vers la salle, quand une grande fille d'allure sportive vint d'elle-même lui dire :
- Il vous manque une fille, j'ai entendu; ma copine doit rentrer chez elle, vous voulez bien?...
Hubert se précipite :
- Oui! Je joue avec toi! Nous allons les écraser!
- Eh bien, on ne perd pas de temps à Paris! me souffle Dryade.
Je n'eus pas le temps de répondre. Heureusement, car je ne savais pas trop comment prendre sa remarque. Autour de nous les joueurs se distribuaient les rôles.
- Je joue avec toi! Nous allons les écraser! me lance soudain Dryade en me regardant fixement.
La bataille fait rage. Hubert rate tout ce qu'il veut; Dryade a un très beau jeu, fin, précis; mon jeu est puissant, difficile à prévoir. Nous devrions donc... les écraser! Oui, seulement la grande fille d'allure sportive était réellement sportive! "J'ai fait des tournois..." Elle ne l'aurait pas dit plus tôt! Vous avez compris, nous avons été écrasés. Pourtant, Hubert ne paraît pas s'en glorifier; "Je n'ai jamais aussi mal joué!" se plaint-il.
- Aussi, si tu avais regardé la balle! lui glisse ironiquement Dryade.
Hubert cherche à se défendre, ne trouve rien; la grande fille d'allure sportive prend congé, "Je dois rentrer..."
Sur l'autre table, les filles n'ont pas encore tout à fait fini. Voilà Jeanne qui envoie un obus; Odile a eu beau dresser une muraille en toute hâte, la balle était déjà loin, on eût dit qu'elle avait traversé la raquette.
- On en vend sans trous, avenue du Maine! conseille Armand... amicalement.
Nos deux tennismen sont déjà là, tout échauffés par le combat. Nous revenons dans la grande salle. Un ancien copain de Buffon pousse du bois sur un échiquier; il ne nous a pas vus, trop absorbé par ses puissantes spéculations. Nous n'avons garde de le déranger, nous lui dirons bonjour plus tard. Retour des pongistes qui ont terminé leur partie.
Au bar. Qu'allons-nous prendre?
- Pour moi, un mille-feuilles! s'écrie Jeanne.
Evidemment! J'informe Dryade :
- Les mille-feuilles, ici, sont irréels; à peine dans la bouche, ils s'évanouissent, et il reste leur parfum... longtemps...
J'ajoute, avec enthousiasme :
- Ce sont les meilleurs de Paname!
- Paname?
Tous, en choeur :
- Paname... c'est Paris!
Améthyste fait de bon café; après nos travaux mathématiques, nous ne le boudons pas. Quelques pensées... philosophiques viennent, apportées peut-être par le noir breuvage.
- Oui, enfin, philosophiques... conteste Vif-argent.
- Tu n'aimes pas Balzac? ironise Améthyste.
- Ce n'est pas la question...
J'interviens :
- Son café était sans doute trop fort!
Mon hypothèse ne déclenche pas d'étude soutenue; les maths nous ont apparemment fatigués. Nous sirotons...
- J'aime bien ton café, il est parfumé... expose Vif-argent.
Je corrobore son assertion :
- Oui, c'est vrai, il est parfumé; je l'aime bien aussi.
Un silence pénétré suit ces mûres considérations.
- Davantage de café? propose la maîtresse de maison.
Nous tendons nos tasses.
Nouveau silence. Nous sirotons...
- Tu t'es promené un peu partout avec Dryade; que pense-t-elle maintenant de Paris?
La question d'Améthyste nous réveille de notre léthargie.
- Elle paraît regretter Annecy, remarque Vif-argent.
La question m'embarrasse. Je ne suis pas moi-même parisien d'origine, quoique ayant vécu toute ma vie à Paris. Que pense Dryade de Paris? "Nous ne sommes que des étrangers ici", m'avait-elle dit l'année dernière. L'année dernière... déjà! Elle ne peut penser à Paris que comme à un endroit que l'on visite. Moi, je ne visite pas, puisque j'y vis; j'y ai vécu depuis ma naissance. Mais est-ce vraiment ma ville, ma ville à moi?
- Tu es toujours avec nous? me demande Améthyste.
Etais-je avec eux? Oui, oui, j'étais avec eux.
- Je ne vous ai pas quittés. Je me demandais ce que je pensais de Paris moi-même.
Vif-argent est abasourdi :
- Comment ça, toi-même? Tu es parisien, toi! Cela fait des années que nous nous connaissons tous les trois. Paris, nous en parlons tous les jours, sans mots, avec notre vie de tous les jours. Nous n'avons pas besoin que tu nous dises ce que tu en penses, nous le savons, nous pensons tous les trois la même chose. Et puis, nous n'avons pas besoin d'y penser, Paris pense pour nous!
Je ne savais quoi dire. Vif-argent avait raison. Et pourtant...
- Notre ami ne connaît Paris que depuis qu'il est né; nous, nous le connaissions avant notre naissance, remarque Améthyste.
Oui, elle aussi a raison. Je suis parisien, mais quelque chose m'éloigne. Et que représente Paris pour mes deux amis? Avant tout, ils sont chez eux.
- Et toi, tu ne te sens pas chez toi? me demande Améthyste.
Vif-argent m'a regardé d'un air inquiet. Je les rassure :
- Mais si, mais si, je me sens chez moi! Vif-argent a raison; on n'a pas besoin d'en parler, de Paris, il est là. Seulement, comme l'a dit Améthyste, mon Paris n'est pas tout à fait le même que le vôtre...
Vif-argent m'interrompt vivement :
- Améthyste exagère; je n'étais pas là non plus avant ma naissance!
Je souris :
- Tu sais bien ce qu'elle a voulu dire.
- Oui, oui; mais cela n'empêche pas que nous soyons ensemble à Paris. Nous voyons les mêmes choses, nous faisons les mêmes choses...
- Oui, nous usons de Paris, de tous ses avantages; avantages que l'on ne trouve pas en province, j'en ai fait l'expérience avec Dryade. Oui, nous vivons tous les trois de la même manière, Paris nous donne ce qu'il a, et que d'autres n'ont pas. C'est comme un bon lycée, on sait pouvoir y trouver de meilleurs maîtres qu'ailleurs. Je crois que nous avons tout en commun, tant qu'il s'agit de Paris même.
- Comment cela, de Paris même? s'étonne Vif-argent.
- Oui, il y a un moment, lorsqu'on est rentré dans sa maison, où Paris n'est plus là, où il ne reste que ceux qui vous entourent.
- Tu veux parler des parents, intervient Améthyste.
- Non, de la famille.
- Où se trouve la différence? s'étonne encore Vif-argent.
- Je ne peux aller chez un cousin, chez une tante...
Tous deux, ils ont baissé la tête. Je m'exclame gaiement :
- Je suis là avec mes amis; tout le monde n'a pas cette chance!
Améthyste m'a fait un long sourire. Vif-argent me donne un bon coup sur l'épaule :
- Allez, tu es tout de même un vrai Parisien!
Je secoue la tête :
- Oui, mais alors, un Parisien...
Un souvenir me revient :
- Dryade me disait l'autre jour que les habitants de Paris n'étaient pas tous Parisiens depuis longtemps.
- Tiens, pourquoi donc? demande Améthyste.
- Nous étions rue de l'abbé Groult; je lui disais que Vaugirard avait été un village et ne faisait partie de Paris que depuis peu de temps.
- Oui, à la même date qu'Annecy...
- Ah bon! Annecy est devenu parisien? s'écrie Vif-argent d'un ton naïf.
Je me laisse prendre :
- Mais non, à cette date Annecy a été rattaché à la France!
- Tu es sûr? ironise-t-il.
Je fais une grimace... Suis-je bête!...
Améthyste interrompt l'intéressant débat :
- Bon, mise à part cette remarquable plaisanterie, j'aimerais bien connaître la suite de l'histoire.
Je reprends donc :
- Eh bien, la suite, c'est : dans ce cas, qu'est-ce qu'un Parisien?
Après un moment de silence, Vif-argent se risque :
- C'est vivre d'une certaine manière, c'est penser d'une certaine façon...
- C'est vrai, approuve Améthyste, et puis, c'est ce qu'on entend dire souvent. Mais est-ce vrai pour tous les habitants de la ville?
En réponse, je propose un exemple :
- Les artisans que j'ai vus la semaine dernière n'ont pas le même genre de vie que les artistes de cinéma; quand on parle de la Vie Parisienne, ce n'est pas de la vie des artisans que l'on parle. Combien y a-t-il de Parisiens dans la Vie Parisienne?
- Il n'y en a pas! se révolte Vif-argent; les Parisiens vivent à Paris, pas au cinéma!
- Tu as évoqué une manière de vivre, une façon de penser; chaque ville, chaque village peut-être, a certainement sa manière de vivre, sa façon de penser.
Améthyste intervient :
- Depuis des siècles, Paris a été le siège de la puissance de tout le pays; de ce fait, les Parisiens se sont habitués à ce que leur manière de vivre, leur façon de penser, soient considérées supérieures à toutes les autres.
Ce matin, Hélène arrive tout excitée à la Sorbonne :
- Vous savez, nous dit-elle, le film que nous avons raté l'autre jour sur les Boulevards? Eh bien, il passe au Convention!
Elle se tourne vers Vif-argent :
- Tu aurais pu le dire!
Je le regarde; il me fait un discret signe de tête. Il savait!...
- Tu exagères! s'exclame Jeanne sur un ton de reproche.
Odile n'est pas en reste :
- Tu habites au métro Convention, tout près du cinéma, ne dis pas que tu n'avais rien vu!
- Je crois que les garçons n'aiment pas ce genre de film, conclut Améthyste.
Les garçons se taisent.
- Quel genre de film est-ce donc? demande doucement Dryade.
Puisque Hélène est là, la réponse est vite trouvée :
- C'est un homme qui aime une femme...
On entendit la voix de Vif-argent, sotto voce :
- Une pure originalité!...
- Et voilà! Qu'est-ce que je disais! ponctue Odile.
Hubert fait mine de calmer ces demoiselles :
- Nous irons, nous irons! c'est sûrement plein d'intérêt...
- D'abord, est-ce que la femme aime l'homme? demande Armand avec sérieux.
J'interviens, avant la bataille :
- Ce soir, rendez-vous au métro Convention! Et, dans le cas où vous ne vous en seriez pas aperçus, le cours est déjà commencé!
Cette information décisive nous conduit dare-dare dans l'amphi.
Les candidats spectateurs arrivent des rues voisines... en voisins... et se mettent à la queue pour prendre leur billet.
- S'il n'y avait pas autant de monde, et si je ne savais pas que nous allons au cinéma, je penserais voir des amis qui se réunissent pour une petite fête, dit Dryade.
- Tu te trompes à peine, lui apprend Odile, ce sont tous des gens qui habitent non loin les uns des autres; et il y en a certainement qui se connaissent.
- Chaque quartier a ses cinémas, ajoute Hélène; ce n'est pas comme sur les Boulevards, ici, les gens viennent passer toute leur soirée...
- Ah? s'étonne Dryade; pourtant, à Montparnasse...
Jeanne l'interrompt :
- A Montparnasse, c'est comme sur les Boulevards, pas comme dans un cinéma de quartier; on vient quand on veut, voir un film - ou un bout de film.
- Et puis, ici, on a la chance insigne de voir deux films! glisse innocemment Armand.
- Oui, complète Hubert sur le même ton, le deuxième, c'est pour savoir si la femme aime l'homme, comme le demandait Armand.
La sonnette du cinéma, qui appelait les retardataires en annonçant le début de la séance, mit fin à l'insidieuse discussion.
Le cinéma, assez grand, n'est pas entièrement rempli; nous nous sommes installés dans le fond de la salle, un peu à l'écart des autres spectateurs, ce qui nous permet d'échanger à voix basse des commentaires sans déranger personne.
Les actualités commencent la soirée; tout ce qui s'est passé dans le monde avant mercredi dernier, jour du changement de programme, défile devant nous.
- Tu connais le Cineac?
- Oui, il est dans la gare Montparnasse, me répond Dryade.
Elle ajoute aussitôt :
- Je n'y suis jamais allée, mais on m'a dit qu'il ne passait que des actualités.
- Pas du tout! Il donne aussi des dessins animés! rectifie Armand.
- C'est là que vont les garçons quand ils manquent un cours, glisse Jeanne.
Vif-argent corrige :
- C'est surtout la spécialité d'Albert...
Il se penche vers Dryade :
- C'est celui qui joue du phono!
Pendant notre bavardage, les actualités sont passées sans qu'aucun de nous leur ait prêté une attention quelconque; le monde tournera bien sans nous!
Le premier film est un documentaire. Hélène n'est pas contente :
- Le grand film est sentimental...
- Hélas!... bourdonne Hubert sans l'interrompre.
- ...il fallait rester dans la même ambiance!
- Tais-toi, tu déranges toute la salle! souffle Armand en prenant un air indigné.
En retour, il reçoit une bonne tape que lui donne Hélène.
Le documentaire, traitant par le menu à bonne allure les détails de la mise en boîte des sardines, ramena le calme en nous plongeant dans une profonde et reposante léthargie.
Une série impressionnante de détonations sortant d'un revolver à six coups nous réveille en sursaut.
- Ah! Enfin de l'action! s'écrie Vif-argent, en oubliant de chuchoter.
Quelques têtes se sont retournées, nous ont jeté un regard empreint de curiosité, puis sont retournées au massacre.
Dessin animé. Maintenant, c'est au tour des filles de se réveiller - les coups de revolver, pourtant tellement adroits que pas un seul n'a manqué son but, ne les ont pas emplies d'admiration... "Il faut vraiment être un garçon pour s'intéresser à ces bêtises!" constate Odile.
- Esquimaux, caramels, bonbons à la menthe!... Esquimaux, caramels, bonbons à la menthe!...
C'est l'entr'acte. Les ouvreuses, qui nous avaient menés à nos places tout à l'heure, proposent les sucreries à travers la salle; nous ne les laissons pas passer!
Munis de nos sucreries, nous sortons pour nous dégourdir un peu les jambes.
Depuis quelques jours, le froid est devenu moins vif; l'air est presque doux - pour une fin de janvier, s'entend! La petite place devant le cinéma est comme un grand salon, où scintillent les lumières des becs de gaz. Oui, je sais, il y a déjà un bon moment qu'il n'y a plus de becs de gaz; ceux de ma petite rue en impasse, toute en terre, sont parmi les derniers. Maintenant, ce sont de clairs réverbères... que beaucoup d'entre nous appellent encore becs de gaz, ou, pis, becs de gaz électriques! A dire vrai, c'est la forme ancienne de certains réverbères qui en est la cause... A quoi sert donc le progrès? Mais à y voir clair, voyons! Et pourtant, qu'elles sont douces les lumières de ma petite rue en impasse, toute en terre...
Nous ne sommes pas les seuls à être sortis nous dégourdir un peu les jambes; contre-marque en poche afin de pouvoir revenir, une bonne partie des spectateurs a envahi la petite place et les cafés avoisinants. L'endroit, couvert de monde, est devenu encore plus animé qu'en plein jour; on boit, on fume, on parle fort; les enfants, ceux qui sont assez grands pour sortir, courent entre les arbres en criant et en riant les uns avec les autres - et s'ils ne se connaissaient pas déjà, ils ont bien vite fait connaissance!
Une longue sonnerie : l'entr'acte est passé. Par petits groupes, les spectateurs sont revenus sans se presser à leurs places respectives. Le spectacle tarde; "Co-mmen-cez! Co-mmen-cez!" vocifèrent de jeunes impatients. Derrière le rideau, un piano se fait entendre. Le rideau se lève.
Une présentatrice accorte apparaît, toute réjouie. "Et maintenant, voici le Maître de la Magie, le grand, le célèbre..." annonce-t-elle d'une voix qui chante.
Les "Attractions" ont commencé; le Magicien, élégant dans son frac noir, a pris du bout des doigts deux cercles d'un acier étincelant que lui a tendus son assistante dont la longue robe toute en paillettes jette des feux colorés qui nous éblouissent. Un geste léger, et les deux cercles se retrouvent entremêlés!
- Y a un truc! proclame Armand.
- Evidemment! déclare posément Odile, la seule question est de savoir si tu es capable d'en faire autant!
La réponse d'Armand est noyée dans les applaudissements des spectateurs. Les enfants - ils ne pensent pas aux trucs! - trépignent d'admiration.
Le Magicien est parti, emportant le rêve...
Les "Réclames", elles, sont bien réelles; ici, ce sont les lessives qui sont magiques...
Le grand film. "Aaaah!" fait la salle.
Un joli salon. Les personnages vont et viennent, et se parlent... du dernier film qu'ils ont vu. Une frêle jeune fille n'avait pas compris pourquoi... "Je vais vous expliquer!" s'empresse un jeune homme éclatant de santé. Elle lui offre un sourire qui s'ouvre comme une fleur un matin de printemps. Tout le monde a compris.
- Elle veut le rendre jaloux! nous apprend Hélène.
Et, devant nos regards étonnés :
- Si c'était lui qu'elle aimait, elle serait plus timide.
Armand voudrait en savoir plus :
- Qui va-t-elle rendre jaloux? Il n'y a personne...
Elle l'interrompt avec autorité :
- Pour le moment, il n'y a personne! Attends, tu verras bien!
Habitués comme nous le sommes aux dons divinatoires d'Hélène, nous ne posons pas d'autres questions. Pourtant, quelques instants plus tard, je ne pus m'empêcher de lui demander :
- Qu'as-tu donc vu de particulier pour pouvoir supposer...
Elle m'interrompit de même :
- De particulier, rien. Mais dans ce genre de film, les sentiments sont toujours les mêmes. C'est comme en maths, quand on a fait beaucoup d'exercices, on a toutes les chances de tomber sur l'un d'entre eux à l'examen.
Elle ajouta avec un sourire narquois :
- Les gens ne sont pas toujours débordants d'imagination...
Il ne me restait plus qu'à méditer ces sages propos, propos bien curieux cependant.
Vif-argent est étonné :
- Si tu connais d'avance tout ce qui va se passer, pourquoi vas-tu au cinéma?
Hélène reste un moment sans parler, puis, d'une voix hésitante :
- C'est peut-être rassurant de connaître l'avenir quand on le sait sans danger...
Pendant que nous chuchotions nos pensées, le film se déroulait... sans surprise pour nous, puisqu'un jeune homme d'aspect malingre apparut, qui cherchait tout autour de lui avec des yeux inquiets, alors que la frêle jeune fille minaudait avec le jeune homme éclatant de santé.
Hélène avait vu juste!
- Fais gaff'! Ton Jules, y va t'voir!
Un garçon, assis devant nous en compagnie de quelques copains, a poussé un cri d'alarme pour prévenir la frêle jeune fille. Quelques légers rires se sont fait entendre. Mais, soudain :
- Ou-iiin...!
Bébé, qui dormait paisiblement dans les bras de sa maman, s'est éveillé en sursaut! Et je braille!...
Pour le coup, toute la salle s'esclaffe! La maman, pas trop inquiète, secoue énergiquement son rejeton. Le calme revient.
Dryade en profite pour me chuchoter :
- Mais il ne s'appelle pas Jules!
Je lui chuchote en retour :
- Pour un Parisien, un Jules, c'est un amoureux.
Elle fait une petite moue, me jette un rapide coup d'oeil, et retourne aux images du film.
Pendant ce temps-là, la scène a changé. Nous retrouvons la frêle jeune fille et le jeune homme d'aspect malingre au milieu d'un autre salon, plus petit celui-là; ils sont seuls, ils s'embrassent.
- Mmm...! Mmm...! fait le même garçon que celui de tout à l'heure, l'habituel plaisantin du quartier, sans doute pour encourager les deux amoureux...
A nouveau, quelques rires commencent à se faire entendre; mais là, de vigoureux "Chu-ut!" - poussés par les représentantes du beau sexe - font taire les indélicats, incapables d'apprécier à sa juste valeur l'importance de la scène!
Dans le calme revenu, j'entends Hubert qui bougonne :
- Elle ne l'a pas regardé, ce type!
- Il est certainement moins beau que toi, bien sûr, glisse doucement Jeanne, mais il est gentil...
Les filles sourient ironiquement, les garçons boudent...
- Tu viens avec moi, demain, aux Galeries? m'avait demandé Dryade.
- Volontiers; que te faut-il?
- Du tissu pour une jupe; je crois qu'il y a un grand choix là-bas.
Je lui avais aussitôt répondu :
- Allons plutôt à Montmartre!
- A Montmartre? Je n'y suis jamais allée, mais cela fait davantage penser à une visite pour les étrangers...
Elle m'avait pris le bras :
- Ou bien pour des provinciales comme moi!
Elle avait ajouté en riant :
- Fais-moi visiter les curiosités de Paname!
Ce jeudi, j'étais donc venu la prendre chez elle. Il n'y avait personne. Etais-je bête! Je m'étais trompé d'horaire - son amphi se terminait une heure plus tard que je l'avais pensé tout d'abord. Et sa mère n'étant manifestement pas à la maison, il n'y avait plus qu'à attendre. Tant pis!
Où attendre? Pas dans l'escalier bien sûr! Faire les cent pas sur la place? Mais non, la terrasse voyons! Mes souvenirs de lycée m'emmènent à la gare Montparnasse. Combien de fois ne suis-je pas resté à rêver, accoudé à la rambarde de la terrasse, en regardant passer les gens sur la place de Rennes, lorsque la perspective d'un cours d'histoire ou de géographie m'ennuyait - des dates de batailles toujours recommencées, des noms sans vie sur les cartes...?
Mais je ne rêvais pas cette fois-ci! C'était bien Dryade que j'apercevais sur la place! Je dégringolai l'escalier six à six - au moins! - et j'eus juste le temps de l'attraper au moment où elle allait rentrer dans sa maison!
- Où cours-tu ainsi? s'exclama-t-elle en me voyant arriver en boulet de canon.
- Je voulais te surprendre avant l'escalier!
- Tu voulais faire la course comme sur la Tour Eiffel? me demanda-t-elle en souriant gaiement.
Départ pour Montmartre. Nous prîmes le Nord-Sud.
- Le Nord-Sud? s'étonna Dryade.
- Ah, c'est vrai, je ne t'ai jamais parlé de ce métro!
Elle attendait. Je repris :
- Au début du siècle, il y avait une compagnie privée; on l'appelait Nord-Sud, parce qu'elle traversait Paris...
- ...de la Mairie d'Issy à la Porte de la Chapelle!
- Parfaitement! Tu connais Paris mieux que moi!
Je me repris aussitôt :
- Mais non, tu me fais dire des bêtises! A l'époque, la ligne n'allait pas aussi loin.
J'ajoutai, d'une voix ordinaire :
- Sachant que nous devions aller aujourd'hui de chez toi à Montmartre, on s'était empressé de construire la ligne entre Montparnasse et Abbesses, où nous allons descendre.
- Oh, que c'est aimable! C'est toi qui l'avais demandé?
- Parfaitement!
Dryade, convaincue, continua :
- J'avais bien remarqué que les stations, et même les wagons, n'étaient pas comme ceux des autres lignes.
Elle laissa un temps :
- Les noms des stations y sont vraiment très jolis; c'est de la faïence ou de la céramique?
- De la faïence.
- Le bleu du fond me plaît énormément.
- Tu sais, on ne trouve ce carrelage que dans le Nord-Sud.
- Ah! De plus, les wagons y sont particulièrement confortables; on se croirait davantage dans un salon que dans un train.
- Ça c'est vrai; j'aime beaucoup prendre le Nord-Sud, et comme il passe à la Convention... et à Montparnasse!...
Elle sourit :
- Et à Pasteur!...
- Oui; et as-tu aussi remarqué la frise autour du nom Pasteur?
- Oui; des frises comme celle-là, j'en ai vu dans toutes les stations du Nord-Sud; j'ai même remarqué que leur couleur était différente, mais j'ai pensé que ce n'était qu'une décoration.
J'expliquai :
- Oui, c'est une décoration; mais il se trouve qu'elle a un sens; quand c'est doré, c'est une station simple; quand c'est vert, c'est une correspondance ou un terminus...
- A la Madeleine, c'est bleu!
- Quelle observatrice! Eh bien oui, la Madeleine est la seule à avoir du bleu!
- Pourquoi? s'étonna-t-elle.
Je fis une moue piteuse :
- Je n'en sais rien...
Elle rit :
- Je connais Paris mieux que toi!
- Ah, c'est magnifique! Alors pourquoi?
Elle fit une moue amusée :
- Je n'en sais rien!
Nous nous mîmes à rire.
Le Nord-Sud nous déposa à Abbesses.
- Si tu veux faire la course dans les escaliers, c'est le moment!
- Les escaliers du métro! rit-elle.
- Eh bien, allons-y!
Sans attendre, elle se mit à courir; je la laissai aller de l'avant. Quelques... étages plus haut, elle se retourna vers moi :
- Il n'y a personne dans l'escalier; c'est curieux, non?
Je la laissai dire en riant sous cape. Un... étage plus haut, elle reprit, d'une voix un peu inquiète :
- Tu es sûr que nous sommes toujours dans le métro?
Je faisais mon possible pour garder mon sérieux :
- Dans le métro? Je me posais la même question. Je crois que je me suis trompé d'escalier!
Elle s'arrêta, et, avec un petit sourire amusé :
- D'après mes habitudes de la montagne, nous avons grimpé une hauteur de vingt mètres; le métro Abbesses étant à trente-six mètres de profondeur, le matheux que tu es trouvera facilement combien il reste de mètres à grimper...
Je restai, évidemment, interdit. Elle reprit son... ascension d'un pas vif, tout en me lançant :
- Si tu es fatigué, redescends, il y a un ascenseur rapide en bas!
Pour toute réponse, je bondis sur les marches! Petite consolation, je fus le premier arrivé!
- C'est ici que nous allons? s'étonna Dryade; c'est plus petit que les Galeries.
- Oui, mais on n'y vend que des tissus!
Elle fit une moue approbatrice... et nous entrâmes.
- Oui... dit-elle après quelques pas.
- Et il y a les étages!
Nous avions commencé à fureter; j'aime bien, moi aussi, voir de belles étoffes. Dryade s'extasiait :
- A Annecy, nous avons un très bon magasin, mais on n'y trouve pas tant de belles choses!
Nous nous étions arrêtés, au premier étage, devant un étalage de jolis tissus de laine d'un gris bleuté et qui se ressemblaient fort; Dryade me demandait conseil, et notre discussion était animée. Le vendeur vit-il notre embarras? Il s'était approché discrètement, et, souriant, demanda à Dryade :
- Est-ce pour une jupe que vous cherchez un tissu?
Elle fit oui de la tête. Le vendeur s'aperçut de son hésitation :
- Ces tissus-là se vendent au mètre; vous avez peut-être besoin d'une longueur seulement.
Et, sur le signe affirmatif de Dryade :
- Venez avec moi, là-bas au fond il y a des coupons; on trouvera bien la bonne mesure.
Et il ajouta à mi-voix :
- Ce sont les mêmes, mais ils sont beaucoup moins chers...
Et, se penchant vers nous :
- Prenez garde aux sonnettes!
"Là-bas au fond", on trouvait des coupons à profusion.
- Je vous laisse regarder tranquillement, dit le vendeur; si vous avez besoin de quelque chose, je suis à l'autre bout.
Et il nous quitta, aussi discrètement qu'il était venu.
- Les sonnettes? me demanda Dryade, un peu étonnée.
- Ce sont des fils qu'on laisse dépasser du tissu pour signaler un léger défaut.
- C'est ennuyeux?
- Non, ce sont des défauts à peine visibles; mais on peut toujours en profiter pour demander une réduction!
Autour de nous, les allées et venues des nombreuses clientes emplissaient le magasin de rumeurs feutrées. On voyait que celles qui se trouvaient là étaient des habituées; elles n'hésitaient pas à s'adresser la parole pour échanger un avis ou un autre. Des femmes, dont la jeunesse était passée depuis longtemps, et qui, d'après ce qu'on pouvait entendre, venaient d'un peu partout, et même parfois d'assez loin, marchaient lentement entre les étalages, cherchant peut-être l'occasion de trouver l'étoffe simple et bon marché, avec laquelle elles pourraient coudre la robe qui remplacerait celle, un peu usée déjà, qu'elles portaient tous les jours. D'autres femmes, entre deux âges celles-là, paraissaient savoir de façon certaine le genre de tissu qu'elles venaient acheter.
- Des couturières, murmura Dryade.
Je fus surpris; au cours de mes quelques visites, je n'avais jamais fait cette distinction.
Dryade sourit :
- Les couturières font ce qu'on leur demande...
Elle fit une courte pause :
- La mère d'une de mes camarades de classe à Annecy est couturière. Je suis déjà allée avec elles dans notre magasin de tissus; cela se passe à peu près de la même façon qu'ici. Et pourtant, tout me semble différent, je ne sais pas pourquoi.
Elle resta un moment sans parler. Je proposai une explication :
- Il y a plus de monde?
- Oui, c'est vrai, mais ce n'est pas seulement cela; c'est aussi la sensation que j'éprouve dans cet endroit.
- Tu m'as dit tout à l'heure qu'il y avait davantage de choix.
Elle hésita :
- Oui, cela aussi est vrai; mais il y a autre chose.
Elle hésitait toujours :
- Chez nous, c'est comme un instant de repos; ici, j'ai comme l'impression qu'on n'a pas le droit de s'arrêter.
- Pas le droit de s'arrêter? Comment cela?
- Oh, j'exagère! On peut le faire, c'est certain. Seulement...
Elle prit une respiration :
- Seulement, on n'en a pas vraiment envie!
Nous n'étions pas les seuls à fouiller dans les grands paniers d'osier où abondaient les coupons; une... voisine de fouille, nous voyant chercher avec insistance notre étoffe, nous dit d'un ton de voix affable :
- Ici, on vient chercher ce qu'on voulait, et on repart avec ce qu'on a trouvé!
Par bonheur, les coupons étaient on ne peut plus variés. Les uns caressaient la main avec douceur, d'autres s'y accrochaient avec affection; certains, bien que d'un prix restant abordable, étalaient la bonne race dont ils étaient issus; et ceux, plus modestes, mais si précieux pour les petites bourses, faisaient leur possible pour mettre en valeur les qualités dont ils étaient malgré tout parés; et toutes les teintes de l'univers étaient présentes!...
En sortant du magasin, Dryade me demanda, en jouant l'étonnement :
- Lorsque nous sommes arrivés, j'ai vu un téléphérique; il y a donc une montagne à Paris?
Je ne compris pas du premier coup :
- Une montagne?
Ah oui! Le Funiculaire! Je pris un ton didactique :
- Sans contredit! Le Mons Martis, sur le sommet duquel se trouve le Templum Martis, à cent trente mètres d'altitude. Cette montagne étant escarpée, les Romains avaient laissé pendre une corde pour aider les gens à monter - funiculus en latin. C'est cette corde que tu vois; et comme aujourd'hui les gens sont paresseux, on y a accroché des wagons. On l'appelle, en parisien, Le Funiculaire...
Elle m'interrompit vivement :
- Montons à pied; c'est trop dangereux!
- Une montagnarde! Trop dangereux!
- Justement! Quand nous allons en montagne, nous ne prenons pas de petites cordes, nous prenons des cordes solides.
Elle ajouta, avant que je pusse réagir :
- Funes en latin...
Je fis une mine de circonstance... au fait, quelle circonstance? Elle me serra le bras en souriant gentiment :
- Ne te fâche pas!... Tu sais, grâce à toi, je ne regarde pas seulement Paris, je regarde aussi la vie...
Elle resta songeuse un moment :
- On ne la voit pas toujours quand on est seule...
Puis, très vite :
- Et pour le latin, c'est mon métier, puisque je suis en lettres!
Nous avons grimpé à pied. Nous sommes devant l'église Saint-Pierre. Je ne me suis pas aperçu du voyage.
- Quelle église austère...
Dryade n'avait pas achevé sa phrase. Je... L'église?
- Ici, il n'y a rien qui puisse distraire, quand on y vient prier, poursuivit-elle.
Je commentai machinalement :
- C'est l'église de Montmartre...
Elle jeta sur moi un regard étonné :
- Je m'en doute!
J'avais repris mes esprits :
- Oui et non...
- Oui et non?
- Oui et non! Saint-Pierre est la vraie église de Montmartre.
- C'est la plus ancienne?
- Pas seulement; elle a été fondée au troisième siècle par saint Denis, apôtre des Gaules, patron de la France, premier évêque de Paris et aussi martyr.
Elle parut intéressée. Je continuai :
- C'est en sa mémoire que Dagobert déclara Montmartre lieu d'asile; enfin elle vit le Castillan sanctus Ignatius Loyola donner naissance à la Société de Jésus.
Elle me regarda avec... Eh non, je ne le dirai pas!
- Je ne te savais pas si savant en histoire!
Je pris un air faussement modeste :
- Les matheux ne s'intéressent pas seulement aux maths!
Elle approuva d'un signe de tête. Je repris un air plus naturel :
- Et puis, j'aime beaucoup Paris; cela m'agace de voir en quoi on transforme les lieux qui ont construit son histoire, même si ces lieux n'ont pas toujours fait partie de Paris.
Elle m'écoutait avec attention.
- Et puis, achevai-je d'une seule traite, je veux que tu connaisses les endroits où j'ai passé ma vie.
Et, en ne laissant aucun temps de silence :
- J'y pense, tu n'as pas déjeuné!
Elle rit :
- A l'allure à laquelle tu courais quand tu es venu me prendre, cela n'aurait pas été facile!
- Mademoiselle, si vous pensez que Madame votre mère ne s'y opposerait pas, puis-je vous inviter à déjeuner?
- Monsieur, j'accepte avec plaisir; je suis certaine que ma mère n'y verrait aucun obstacle.
Le soleil, qui avait donné un peu de chaleur à cette belle journée hivernale, commençait à décliner.
- Les jours s'allongent, me fit remarquer Dryade; je verrai bientôt le soleil se refléter dans mon lac en rentrant du lycée...
Je ne comprenais pas. Elle sourit :
- Non, je ne vais pas à Annecy; c'était ainsi du temps que j'y vivais.
- Tu regrettes... Oui, je sais; tu regrettes beaucoup Annecy.
- Allons déjeuner!
Seuls quelques arbres aux branches nues occupaient une place du Tertre déserte. Par une fenêtre entr'ouverte, on entendait un accordéon jouer une valse nostalgique. Nous entrâmes dans un café dont la porte était frileusement fermée. Une bonne odeur de frites décida de notre repas. "C'est à Paris que j'ai appris à en manger, c'est délicieux!" me confia Dryade.
Jeudi. Les deux dernières semaines ont été absorbées par un travail acharné; ce n'est plus l'époque heureuse du lycée qui permettait de temps à autre de se ménager quelques bonnes journées de paresse. Aujourd'hui cependant, j'entrevois une éclaircie dans notre emploi du temps; nous avons réussi à prendre un peu d'avance sur le programme, et nous voici chez Améthyste, contemplant avec satisfaction les feuilles de calcul qui partagèrent nos peines.
- Très fort, le café! commande Vif-argent.
- Et un café serré, un! répond Améthyste avec le sérieux qui sied à un garçon de café de bonne maison.
Je reçois de même un café serré - elle sait bien que je ne l'aime que serré.
- Qu'est-ce qui nous pousse à faire ce que nous faisons? demande Vif-argent à sa tasse entre deux gorgées.
- Nous avons des examens... commence Améthyste.
- Même question!
- Même réponse! Nous avons une carrière.
J'interviens :
- Mes serins diront la même chose : "Nous avons faim!"
- Tes serins ne feront jamais rien de plus que ce qu'ils font déjà, réplique Vif-argent.
- Pourquoi veux-tu qu'ils fassent quoi que ce soit de plus? leur récompense sera toujours la même.
- Nous espérons autre chose que des graines ou des moucherons, proteste Améthyste.
- Mes serins aussi doivent donner ce genre de réponse à ceux qui ne mangent ni graines ni moucherons.
Vif-argent insiste :
- Tes serins meurent s'ils n'ont ni graines ni moucherons; et nous, sans examens, nous mourrons?
Le silence répond à sa question, rompu par Améthyste :
- L'homme veut autre chose...
J'interroge :
- Mais pourquoi l'examen?
Vif-argent renchérit :
- Et pourquoi serait-ce cet examen-là?
- Quelle question! Nous l'avons choisi nous-mêmes du temps du lycée!
J'interroge de nouveau :
- Mais pourquoi l'avons-nous choisi?
Améthyste nous regarda pensivement :
- L'envie de savoir... souvenez-vous... nous cherchions, nous cherchions partout, sans trêve; nous cherchions ce qui n'était pas ce que nous voulions savoir. Ce que nous voulions savoir, nous savions qu'il nous était impossible de le savoir. C'était nous-mêmes.
Jeudi. Rendez-vous avec notre petit groupe à dix heures au Louvre. A peine ai-je franchi le pas de ma porte que j'entends mes serins s'égosiller dans les arbres. Je jette un oeil vers le bout de la rue - eh oui! c'est bien le marchand ambulant qu'ils ont reconnu, qui psalmodie maintenant : "Du mouron pour les p'ti-its zosieaux!"
- Eh ben, y sont pas les derniers à s'mettre à table, tes piafs! me lance-t-il avec une grimace qui lui tient lieu de sourire.
Le mouron dûment acheté, je remonte dans ma chambre... pour trouver mes serins dans leur cage, m'attendant impatiemment!
Je ressors; le soleil est déjà bien levé. La douceur de cette journée vient annoncer un printemps qui n'a plus qu'un mois pour chasser l'hiver. Au milieu de ma petite rue en impasse, toute en terre, Loulou et Mounette profitent de cette belle journée pour jouer à la marelle - noble jeu où j'excellais en mon temps! Le piano d'un voisin - il donne des concerts! - m'accompagne...
Le soleil a rendu les passants de bonne humeur. Alerte sur sa bécane, un jeune livreur pédale en sifflotant d'un air gai; deux Parigots, tout en marchant allégrement, se lancent de vives plaisanteries; un automobiliste, voyant un piéton s'attarder sur la chaussée, lui jette, riant à moitié : "Alors, t'as d'la colle aux pattes!"
Le métro tarde un peu à la Convention. Les deux poinçonneurs qui se font face, chacun sur son quai, parlent du dernier film qu'ils ont vu; le chef de gare est venu se mêler à la conversation. La station est presque vide.
Montparnasse. Je descends sur le quai. Dryade n'est pas encore là. Je m'installe confortablement sur le banc pour l'attendre, un banc en lattes de bois marron vernies, aux bords bien arrondis, courant presque tout le long du quai. Une minute après, je la vois venir en courant.
- Que t'arrive-t-il? Je te cherche partout! me crie-t-elle de loin.
Je réponds sans comprendre :
- Comment cela?
- Tu as vu l'heure?
Un coup d'oeil à mon poignet :
- Neuf heures.
- Dix heures moins le quart!
- Tu ne vas pas!
- La pendule de la station va comme moi!
Je dois me rendre à l'évidence :
- Alors, nous sommes en retard...
- Allez, vite, viens!
- Où ça?
- On n'a plus le temps d'y aller en métro!
- Et moi qui pensais y aller à pied...
- Allez, allez, grouille-toi!
Je me grouille!
Le 48 va partir. Nous sautons sur la plate-forme pleine de monde; le contrôleur étant au fond de la voiture, je tire à sa place la chaîne qui annonce le départ au chauffeur.
- Tire trois coups! l'autobus est complet, m'avise Dryade, bien au fait maintenant de cette coutume.
Je tire; dans ma hâte, un peu nerveusement sans doute.
- Attention! Ne casse pas la chaîne! ironise-t-elle.
Oui, ça, c'est parce qu'un jour, le contrôleur ayant tiré trop fort, la belle poignée de bois lui était restée dans la main! Tous les voyageurs avaient bien ri!
Dryade a eu raison de ne pas continuer en métro. L'autobus file à toute allure dans la large rue de Rennes où il ne passe que quelques autos; comme le chauffeur est prévenu - par mes soins! - que la voiture est au complet, et que personne ne demande à descendre, il ne fait pas halte aux différents arrêts.
- Je viens de Denfert; j'avais un livre à porter à Gisèle. Tu veux le ticket de métro pour le donner à Marcel?
Je prends le ticket qui porte en grandes lettres le nom de la station. Ainsi que je le lui avais recommandé, Dryade a demandé au poinçonneur de ne pas trouer le nom, car c'était pour une collection.
- Tu crois vraiment qu'il pourra achever sa collection? Il y a tellement de stations!
Je ne peux faire qu'un geste vague pour toute réponse.
Palais-Royal. Nous courons jusqu'au Louvre; notre petit groupe est déjà sur place.
Armand commente d'une voix suave :
- Ah! Quand on a trop de choses à faire, ce n'est pas étonnant d'être en retard!...
Les grandes salles attendent en silence les visiteurs. Nous passons sans nous presser de l'une à l'autre, comme dans un parc où l'on va de bosquet en bosquet respirer la nature. Le peintre, qui un jour a planté ses tableaux, est-il là pour les voir grandir dans les yeux de celui qui, aujourd'hui, les contemple? Ce sourire, peint par l'amour, que dit-il à ce visiteur? Y voit-il le sourire, qui lui ressemble, de celle qui jadis était dans son coeur, et qui n'est plus là? Cette rivière, qui coule doucement parmi les prés, l'a-t-elle appelé pour qu'il vienne s'asseoir auprès d'elle pleurer son chagrin? Ou bien ce visiteur voit-il seulement le magnifique tableau d'un peintre célèbre qu'il admire bien haut?
Dans l'un des bosquets - une petite salle un peu à l'écart - un jeune peintre a installé son chevalet devant une toile qu'il copie avec attention. Qu'espère-t-il de l'artiste qui guide sa main? un savoir qui lui manque? des yeux pour mieux voir? Ou bien est-ce simplement le maître de son école qui lui a dit : "Apprenez à peindre comme le font les grands peintres!"
Samedi. Jeanne nous a dit avant-hier : "Assez travaillé! Allons danser chez moi après-demain!" Nous avons rugi d'enthousiasme : "A mort les maths!"
Et nous dansons!
Danser est un bien grand mot; nos compétences en valse et en tango, sans parler du paso-doble et de la samba, sont assez limitées. Mais qu'importe! La musique nous entraîne, et ces demoiselles savent danser de naissance!
Les efforts physiques donnent faim. Jeanne a tout prévu et la cuisinière s'est surpassée. Nous dévorons.
- Je ne comprends pas; je n'arrête pas de manger; d'ordinaire, je n'ai jamais faim! s'étonne Odile.
Surpris, mais du même avis, j'approuve :
- Oui, c'est curieux; moi aussi j'ai faim! Ce ne sont pas quelques pas...
La maladresse... phonétique de mon propos fait éclater de rire tout le monde.
- Eh bien, nous sommes bien joyeux aujourd'hui! ironise... phonétiquement Armand.
Hubert en rajoute :
- Si nous sommes si joyeux...
Hélène l'interrompt :
- Je crois que nous n'avons jamais le temps de penser ni à rire ni à manger; notre esprit est ailleurs.
- Musique! coupe court Jeanne, qui ne raffole pas des pauses trop longues.
Nous dansons!
Jeanne est la plus acharnée; pas de répit pour ceux qui prétendraient se reposer un seul instant! Odile danse avec conviction. Hélène, consciencieusement; je crois que c'est la seule à avoir pris quelques leçons. Améthyste fait un gentil sourire à son cavalier pour le persuader qu'elle est contente de danser; au reste, elle danse très peu. "Cela rétablit l'équilibre; avec une fille de plus que nous, je ne peux pas m'en sortir!" a dit Hubert. Dryade danse avec moi. Tout du moins, c'est ce que raconte Armand!
Et les garçons donc? Les garçons font ce qu'ils peuvent; ils ne savent pas danser de naissance comme ces demoiselles, eux!
- Remue-toi un peu! clame Jeanne.
- Je me remue! rétorque en haletant son cavalier, qui n'est autre que Vif-argent à cette heure.
Et, après avoir repris sa respiration :
- Il faudrait déjà savoir où tu te trouves! Tu danses avec moi, ou toute seule?
- Allons, le boogie-woogie n'est pas pour toi! On va mettre un slow, c'est tout ce que les garçons savent faire!
- Les garçons savent aussi tourner la manivelle, lance Armand d'un ton moqueur, tout en remettant le phono en marche.
L'après-midi s'avance; peu à peu, ces demoiselles perdent de leur fougue. Hubert s'est approché de Jeanne, et lui sert à boire tout en demandant avec un très léger sourire ironique :
- Alors, on est fatiguée?
Que n'avait-il pas dit! La voilà qui bondit au milieu du salon, et se jette dans une danse échevelée... de son invention :
- Alors, tu viens?
Hubert bat en retraite :
- Personne n'a mis le phono en marche!
- Sans le phono on ira encore plus vite!
Et elle l'entraîne vivement par le bras!
Tout le monde s'est mis à rire. Jeanne, jouant la grandeur d'âme, relâche son cavalier avec cérémonie :
- Monsieur, j'ai été très flattée d'avoir été distinguée par vous pour cette danse!
Et lui, en la saluant respectueusement :
- Mademoiselle, l'honneur que vous me fîtes en acceptant, me laisse le regret qu'elle n'ait pas duré plus longtemps!
- Qu'à cela ne tienne!
Et elle fait, en riant, un pas vers lui; mais il a vu le coup venir, et il est déjà loin!
Nous rions tous de bon coeur.
Munis de boissons, et de bonnes petites choses pour combler notre appétit renaissant, nous nous installons - enfin - sur les sièges confortables du salon, salon que les parents de Jeanne nous ont gentiment abandonné pour notre soirée.
Les conversations flottent doucement sur nos esprits alanguis. Les paroles se perdent, comme le fait la fumée, qui se dissout dans l'air sans qu'on y prenne garde. Les gestes sont lents, les mots paresseux. Les silences ne sont plus ces braises où mijotent les pensées. Pourtant...
- Comment apprend-on à danser?
La question posée par Hubert paraissait aussi engourdie que le reste de notre conversation. Et pourtant...
- On n'apprend pas!
La voix, soudain éveillée, d'Hélène, nous a brusquement sortis de notre torpeur. Vif-argent a déclaré, je crois que c'était à tout hasard :
- Moi, je n'apprends rien ce soir!
Petits rires. Odile se tourne vers Hélène :
- Tu m'avais dit que tu avais suivi un cours...
- Je n'y suis pas restée longtemps; et cela ne m'a servi à rien!
- Tu as eu raison de ne pas continuer, intervient Jeanne; la danse, c'est naturel!
- Oui-da, ironise Armand, et puis tu nous diras, comme Vif-argent, qu'il ne faut rien apprendre du tout!
Vif-argent proteste :
- Permets! J'ai dit "ce soir"!
- Moi, ce n'est pas seulement ce soir que je n'arrive pas à bien danser! bougonne Hubert.
Jeanne s'est empressée :
- Je plaisantais! Tu danses très bien! C'est moi qui faisais n'importe quoi!
Là, je trouve qu'elle a exagéré :
- A te voir, on se dit qu'il faut être capable de l'apprendre, ce n'importe quoi!
- Ça, c'est vrai! confirme Hélène; ce n'est pas à mon cours qu'on m'aurait appris ce n'importe quoi!
- La danse ne s'apprend pas, les maths s'apprennent, remarque Améthyste, raisonner n'est donc pas naturel?
Un silence surpris suit sa question. Un moment se passe. Dryade secoue pensivement la tête :
- Et moi qui, chacun le sait parmi les matheux, n'ai pas à raisonner - en lettres! - pourquoi dois-je apprendre?
Petit flottement dans l'assistance. Odile est la première à réagir :
- Quand tu lis un livre, l'apprends-tu comme s'il s'agissait d'un cours?
- Et vous les matheux, quand vous apprenez un cours, savez-vous que vous lisez un livre?
Réflexions profondes de l'assistance. Vif-argent se décide :
- Un livre de maths explique.
- Que peut expliquer un livre de poésies? demande Armand d'un ton pressant.
- Il n'explique rien; il fait ressentir, répond calmement Dryade.
Hubert fait une belle grimace :
- Il va être content, mon prof, quand je lui aurai annoncé combien je ressens l'élégance de la courbe parabolique!
Améthyste objecte :
- Ton exemple paraît au contraire donner raison à Dryade.
- Oui, des navets! Les filles se soutiennent entre elles!
Le clan des filles, piqué au vif, riposte avec vigueur par la bouche d'Odile :
- Quand vous tracez une courbe, vous prenez bien soin de ne pas mettre un point qu'on puisse... ressentir comme choquant.
Armand, sotto voce :
- Une courbe d'artiste, quoi!
Le clan des filles ne cède pas - Hélène a pris le relais :
- Quand tu es sur ta bicyclette, tu ne vas pas donner un coup de guidon brusque; tu tomberais.
- Et ça, reprend au vol Jeanne, tu le ressens, tu ne le calcules pas pendant que tu roules!
- En tout cas, grogne Vif-argent, si c'est moi qui calcule, je suis sûr de tomber...
Je tente de défendre le clan des garçons :
- Mais alors, si les maths se ressentent, pourquoi nous les explique-t-on?
Armand a déjà saisi la balle au bond :
- Oh, c'est simplement pour que les filles puissent les comprendre!
Les filles se drapent dans leur dignité. Cependant, j'insiste :
- Et comment explique-t-on?
Hubert hausse les épaules :
- Qu'est-ce que tu chantes? Cela t'est déjà arrivé d'expliquer, non?
- Oui, bien sûr. Mais je ne cherchais pas à savoir comment j'expliquais; je voulais m'assurer que mon élève comprenait.
Armand intervient :
- Moi aussi, quand j'explique, je cherche à savoir si l'élève comprend, mais c'est en faisant mon possible pour que mon explication soit claire...
- Parfaitement, le soutient Hubert, si l'explication est claire, l'élève comprend!
- Cela dépend de l'élève! remarque Hélène; la même explication...
- Tu adaptes, coupe Vif-argent; chaque élève a sa façon de comprendre.
- C'est vrai, approuve Jeanne; nous aussi, en amphi, nous ne comprenons pas toujours de la même façon; nos discussions qui suivent les cours le montrent suffisamment.
- Si une chose dépend de la façon dont elle est comprise, existe-t-elle par elle-même?
La question d'Améthyste a surpris Armand :
- D'où prends-tu que la chose puisse changer? Elle sera toujours la même, quelle que soit la façon de la comprendre!
- Un couteau peut être une arme ou un outil.
- C'est toujours un couteau!
Suit un petit silence.
- Si on me dit qu'un tel tient un couteau, reprend Odile, ce couteau sera pour moi la mort ou un morceau de fromage que ce tel est en train de couper.
- L'objet est le même, ce qu'il représente, non, précise Hubert.
- Dans ce cas, l'objet lui-même est-il ce qu'il est ou ce qu'il représente? Des deux, que doit-on expliquer?
- Les deux, me répond Hélène.
Améthyste n'est pas entièrement de cet avis :
- Distinguo! S'agit-il d'expliquer l'objet, et alors il n'y en a qu'un, comme vient de le dire Hubert, ou d'en déduire ce qu'il représente?
Vif-argent intervient :
- C'est comme en maths; une figure géométrique, et ses propriétés. Seulement en maths, on ne va pas plus loin.
- Oui. Et en physique, on ne parle que des applications de ces propriétés.
Chacun médite.
- Ici, on pense aux conséquences, reprend Jeanne.
- Les applications des propriétés sont des conséquences, remarque Armand d'un ton décidé.
Dryade secoue la tête :
- Pour ce qui est du couteau, la conséquence sera la peur. Si je veux apprendre ce qu'est la peur à celui qui n'a jamais eu l'occasion de l'éprouver, je ne lui donnerai pas d'explications, je le menacerai. La peur ne peut pas s'expliquer, elle se ressent.
Jeudi. Dryade avait mis un disque qu'aime bien sa mère. Le son n'était pas très pur.
- Tu devrais changer d'aiguille!
- Il ne m'en reste plus beaucoup, me répondit-elle piteusement.
- Tu aurais dû me le dire, je t'en aurais apporté; j'en ai encore une demi-boîte.
- Je voulais en acheter ce matin, mais le marchand de phonos n'en avait plus.
- Le mien en manque souvent aussi.
Après un instant de réflexion, j'ajoutai :
- Et puis, je trouve qu'il les vend bien trop cher! D'ailleurs, je voulais...
Je fis un sourire énigmatique :
- Tiens! Viens avec moi samedi; tout seul, ça m'ennuyait d'y aller!
- Où...?
Elle eut un petit rire :
- A Montmartre?
Je pris l'air du magicien qui n'entend pas dévoiler ses secrets :
- Pas du tout!
Et je conclus, en prenant un air quelque peu narquois :
- Tu verras samedi!...
Elle arriva donc, ce samedi, quelques minutes après moi, sur le quai de Montparnasse.
- Garde tes mystères, je ne te demanderai pas où nous allons, fit-elle dignement.
Mais des yeux emplis de curiosité se cachaient tant bien que mal derrière ladite dignité!
Métro direct - pas de correspondances; j'ai horreur des correspondances!
- Qu'est-ce qu'elles t'ont fait? se documenta Dryade, guettant attentivement une indication qui la mettrait... sur la voie.
Clignancourt.
- Nous descendons!
- Ça, je m'en doute; le métro ne va pas plus loin!
Je la taquinai :
- Tu es observatrice!
- Oh, c'est seulement pour retrouver le chemin du retour si tu te perds!
Point dupe, je me disais : "Oui, tout ça, c'est pour me faire dire où nous allons!..." Et je prenais, bien entendu, un air dégagé.
Nous marchâmes ainsi jusqu'aux premières baraques qui s'amoncellent à l'entrée de Saint-Ouen.
- Oh! C'est comme sur les quais pour les bouquins! s'exclama Dryade.
Elle ajouta aussitôt :
- Je vois qu'on n'y vend pas seulement des aiguilles de phono!
Puis, après avoir regardé tout autour d'elle :
- Avec tes cachotteries, j'espérais bien voir quelque chose d'intéressant. Eh bien, je ne suis pas déçue!
Une petite pause :
- Tu me montres toujours des choses inattendues. Enfin, inattendues pour moi, bien sûr. Mais tu me les montres quand... il le faut, pas seulement pour les montrer.
Elle réfléchit :
- Je te l'avais déjà dit une fois, c'était à Montmartre; tu me montres la vie, pas les choses.
Je lui serrai le bras que j'avais sous le mien :
- Oui, c'était à Montmartre, je me souviens; je t'avais dit aussi que c'étaient les endroits où j'avais passé ma vie que je voulais te montrer.
Elle me fit un long sourire :
- Je me souviens.
Nous allions maintenant par les étroites allées bordées de baraques de toute sorte qui tenaient lieu de boutiques.
- Oui, je vois bien qu'il n'y a pas que des aiguilles, me dit-elle en passant par l'une de ces allées.
Elle poursuivit, avec un petit soupir :
- Je ne pensais pas trouver ici un pareil amas d'objets tellement hétéroclites.
Elle me paraissait en avoir oublié ses aiguilles, tant je voyais sa curiosité l'attirer tantôt vers un étalage, tantôt vers un autre. Il est vrai que le choix offert dépassait de très loin les possibilités de choisir; à peine avait-on remarqué quelque objet tentant, qu'un autre venait sans tarder prendre sa place.
- Tu as vu ces dentelles? J'en ai rarement vu d'aussi belles! On dirait qu'elles sont anciennes.
- Oui, ma p'tite dame; des Malines! Mais z'y a pas bézeff de long!
Le fait était qu'on ne pouvait en faire grand chose.
Dryade avait des regrets :
- Dommage...
Elle ajouta tout bas :
- Tu crois qu'il s'est trompé?
- Trompé?
- Oui, dans le prix!
- Tu as sûrement déjà remarqué...
- Oui, oui; mais bas à ce point-là!
Un peu plus loin, Dryade s'était arrêtée devant une photo, une vieille photo jaunie, dans un cadre qui avait dû être beau il y a longtemps. On y voyait un grand-père portant de longues moustaches, une grand-mère qui avait l'apparence d'une femme simple et qui ne savait pas comment se placer devant le photographe, et des parents avec leurs quatre enfants.
- Je vous la vends vingt sous!
Dryade le regardait sans comprendre :
- C'est une photo de votre famille?
Ce fut au tour du vendeur de la regarder sans comprendre.
J'entraînai Dryade :
- Mais non, ce sont simplement des photos qu'on trouve dans des meubles vendus après la mort de quelque personne.
- Oui... prononça-t-elle lentement, sans qu'il me fût possible de savoir si c'était ou non une question.
Nous flânions parmi les ruelles de terre, sans trop penser pour l'instant aux aiguilles que nous étions censés trouver, Dryade étant trop absorbée par la contemplation de ce bric-à-brac si imprévu pour elle.
- Oh regarde, des montures de lunettes!
Un grand panier. Un amas de vieilles lunettes. Un homme s'était approché et les essayait posément les unes après les autres. Dryade me tira par le bras, et à voix basse :
- Ce sont les verres qu'il essaie?
- Oui.
- Ah oui, c'est cher, un opticien! J'espère qu'il trouvera ce qu'il lui faut.
Elle resta un moment à observer la scène, puis nous partîmes.
- Nous sommes toujours à Paris, ici? me demanda-t-elle soudain; cela y ressemble si peu!
- Non, ici c'est la ville de Saint-Ouen, que les Parigots appellent "la banlieue".
- La banlieue... Oui, j'ai déjà entendu... Cela ne donne pas l'impression de plaire beaucoup à tes Parigots!
- Ah! Que veux-tu? Paname, c'est Paname!...
Elle m'interrompit en souriant avec ironie :
- Oui, surtout à Vaugirard!
Je fus bien surpris :
- C'est pourtant vrai ce que tu dis là! Ces baraques datent à peu près de la même époque que l'annexion de Vaugirard à Paris. Je n'y avais seulement jamais pensé!
Elle fit une petite moue amusée :
- Ah! Que veux-tu? Paname, c'est Paname!
Je réfléchissais :
- C'est un fait que le Parisien méprise la banlieue. Par exemple, si quelqu'un joue mal aux cartes, on dit de lui : "C'est un petit joueur de banlieue!"
Elle hocha la tête :
- Dans ma lointaine province, je n'irais pas dire cela d'Annecy-le-Vieux...
Puis, sans transition :
- Tu as vu le beau tuyau de poêle! Il a l'air tout neuf...
Elle ajouta en riant :
- Nous devrions l'apporter à Améthyste, les siens sont tout abîmés!
Elle trouva ainsi d'autres merveilles, plus disparates les unes que les autres.
- Si je me mets à peindre, ce sont ces pinceaux-là que j'achèterai!
- Ils te plaisent tant?
Elle prit un air sérieux :
- Ils ont peut-être appartenu à un grand peintre des temps anciens; je n'aurai plus qu'à les laisser faire.
Et moi, tout aussi sérieusement :
- Regarde ces touches de piano; si tu les montes à la place des tiennes, je ferai à coup sûr moins de fausses notes.
- C'est parce que le soir, tu ne vois pas bien la partition. Prends donc ces chandeliers, ils ont certainement éclairé les plus grands pianistes...
Elle s'interrompit soudainement :
- Une lanterne magique!
Oui, c'était bien une lanterne magique. Je ne savais pas trop comment cela fonctionnait. Elle m'expliqua :
- J'en avais une quand j'étais petite. Tu mets deux lames de verre, entre lesquelles se trouve un dessin en couleurs, devant une mèche allumée, et tu vois sur le mur le dessin qui s'est agrandi à travers une loupe.
- Ah oui, je me souviens! On utilisait ce projecteur avant l'apparition du cinéma.
Notre promenade paraissait ne devoir jamais finir, lorsque Dryade avisa une baraque non loin de nous :
- Des disques!
Qui dit disques, dit aiguilles!
Elles étaient là, les aiguilles! Des neuves, des vieilles, des aiguisées - combien de fois? - des hors d'usage - c'était écrit sur la corbeille qui les contenait.
- Personne ne les achètera!
Le vendeur n'était pas du tout, mais alors pas du tout, de l'avis de Dryade :
- Si l'disque l'est rayé, on esgourde que dalle; alors, c'te guille-là, a' va!
Nous nous étions regardés - discrètement - Dryade et moi...
- C'disques, là, y sont bons, M'zelle!
Nous jetâmes un coup d'oeil. M'zelle s'exclama :
- Oh! J'veux çui-là! M'man l'aime bézeff, et on l'a pus!
L'vendeur fila l'disque sans s'épater pour autant. Moi, j'admirais l'travail!
- Vise le biffin là-bas!
Surprise, elle se tourna vers moi :
- Le biffin?
- Hé, t'entraves pus l'argomuche de Paname à c't'heure! C'est l'chiffonnier!
Elle ne paraissait pas plus renseignée.
- Tu te souviens de la vieille femme qui chante dans ma rue "Le Temps des Cerises"?
Elle fit un signe d'assentiment.
- Elle n'est pas la seule à passer devant chez moi. Nous avons le rémouleur qui crie : "Repassez couteaux ciseaux-ooo!" le : "Vi-trier!" et tant d'autres... Et puis celui-là, le biffin, qu'on entend de loin : "Ha-abits ch'ffo-ons fè-èraéyo!" que tu vois devant cette baraque.
- "Chiffons", j'ai compris; mais "Fèè..." c'est quoi?
- Il faut avoir l'habitude; cela veut dire : "Fers et métaux"!
Elle fit une moue... admirative, puis, paraissant très intéressée :
- J'en ai aussi des marchands de chiffons qui passent dans ma rue, à Annecy. Je me demandais déjà, quand j'étais petite, ce qu'ils pouvaient bien faire de tous ces chiffons qu'ils venaient ramasser.
- Eh bien, c'est simple! Le biffin les a vendus au Singe qui s'occupe de les trier...
- Au singe?...
Je pris un ton magistral :
- Oui, j'ai oublié de te dire... Si les prix ici sont si bas, c'est parce qu'on fait travailler les singes à la place des hommes pour les travaux où il faut avoir de la jugeote, comme par exemple être capable de bien trier les chiff...
Elle me pinça le bras :
- Tu as fini de te moquer d'une malheureuse provinciale!
Je me mis à rire. Elle me donna une petite tape, me souffla : "Méchant!" et se mit à rire joyeusement.
- Et alors, ton singe? reprit-elle en me secouant le bras.
Il fallut redevenir sérieux :
- Le Singe, c'est le nom en argot de celui qui trie vraiment les chiffons; il a de l'expérience, c'est pas un perdreau d'l'année! Il prend pour les revendre à des fabriques ceux en très mauvais état. Le biffin garde les meilleurs, et comme tu peux le voir, il est en train d'en vendre un morceau à un client.
- C'est comme à Montmartre, alors, dans le magasin de tissus? Pourtant, ce tissu-là n'est pas très très beau!
- Oui, mais il n'est pas cher! Les gens qui viennent ici sont pauvres; ou bien ils sont comme nous, ils espèrent trouver ce qu'il n'y a pas ailleurs. Et ce client repartira tout content.
- Content! C'est vite dit! Il a l'air de discuter ferme!
- Ça, c'est autre chose. Nous ne sommes pas à Montmartre, et ici, les prix se marchandent; parfois assez longtemps!
- Et puis, remarqua Dryade, les tissus ne sont pas propres!
- Oh, non! Ils ne sont pas propres du tout! On dit que c'est même pour cela qu'on appelle ce marché le Marché aux Puces, et les marchands... les Puciers!
Elle ouvrit de grands yeux :
- C'est ça, les Puces? Je suis bête, j'aurais dû y penser! J'en ai déjà entendu parler, mais sans y prêter vraiment attention. Je savais qu'il y avait un grand nombre de boutiques, et qu'on y trouvait beaucoup de choses; mais je ne me représentais pas... cet univers qui existe par lui-même, sans être troublé par rien de tout ce qui l'entoure.
Elle resta un long moment comme perdue dans ses pensées. Je ne disais rien. Enfin, elle parut sortir de sa méditation :
- Ma grand-mère habite un hameau; il n'y a que quelques maisons. Ici, c'est bien plus grand, mais je crois que je ne m'en rends pas vraiment compte. En Savoie, les hameaux comme ceux de ma grand-mère portent le nom de ceux qui les habitaient dans les anciens temps, le sien s'appelle : "chez Cettaz". "Chez" vient du latin casa, maison; cela veut donc dire : "la maison de Cettaz".
Elle regarda autour d'elle :
- Ici, je crois être "chez Puces".
J'avançais à pas lents, presque avec précaution; les paroles de Dryade m'avaient-elles fait ressentir combien cet univers était fragile?
Mardi. Giboulées de mars. Beaucoup de travail la semaine dernière. En récompense, ce soir, nous allons à l'Opéra - "Le Grand Opéra de Paris" pour les étrangers. "Et même pour les provinciaux", m'a avoué Dryade.
L'oeuvre qui sera représentée est rarement à l'affiche; est-ce parce que la musique en a été composée par un enfant?
Nous arrivons au Palais Garnier - c'est son nom, ai-je appris à Dryade - en ordre dispersé. Chacun avait à faire, et je me suis retrouvé avec Odile à la sortie du métro Madeleine, où nos deux lignes se rejoignent. Je lui donnai le bras, et nous allâmes par les Boulevards, noyés dans la foule des théâtreux, retrouver le reste de notre petit groupe.
- Tout le monde est là! s'écrie gaiement Armand.
Et, se tournant pompeusement vers Dryade :
- Eh bien! te plaît-il notre Opéra?
Puis, sautant d'un bond sur les marches du Grand Escalier, il ajoute, lui montrant le vestibule d'un large geste :
- Est-il majestueux?
- Oui, c'est vrai, répond-elle pensivement.
- Tu parais hésiter? s'inquiète Hélène.
Dryade pousse un petit soupir :
- Je suis habituée maintenant aux grands édifices de Paris, et je suis déjà passée de nombreuses fois devant l'Opéra; il est grand, certes, mais là, quand je suis entrée, j'ai eu l'impression d'une démesure.
- Comment cela, d'une démesure? s'étonne Vif-argent.
- L'homme ne peut remplir cette salle.
- Qu'est-ce que tu racontes? proteste Hubert, c'est plein de monde, ici!
- Tu veux dire un homme seul? demande Améthyste.
- Oui, lui répond Dryade; c'est trop vaste pour lui.
- Ta montagne est encore plus vaste, remarque Jeanne.
- L'homme ne construit dans ma montagne que ce qu'il lui faut pour vivre.
- Mais ta montagne elle-même...? commence Odile.
- Elle est à la mesure du berger et du bûcheron.
Des hauteurs où nous sommes - c'est moins cher! - la scène m'apparaît irréelle; c'est comme si j'avais été transporté à la lointaine époque où se passe... je dois avouer que, comme tout notre petit groupe, je ne sais pas trop ce qui se passe... Nous sommes tous venus écouter la musique du garçon de quinze ans qui l'a composée. Wolfgang Gottlieb Mozart - La Betulia liberata - Oratorio - Koechel 118 - au printemps de l'année 1771.
Je prends une grande respiration. Je n'ai pas pensé à respirer pendant l'oratorio; il m'a pris, et ne m'a plus lâché. J'y suis encore.
Je ne suis pas le seul, apparemment. Nous sommes sortis en silence. Armand s'est dirigé sans mot dire vers notre café habituel; nous l'avons suivi.
- Les oiseaux aussi chantent au printemps, murmure Améthyste.
Malgré le brouhaha qui règne autour de nous, nous avons tous entendu le murmure d'Améthyste.
- Pourquoi chantent-ils? demande Odile sans élever la voix.
- Ils veulent qu'on les aime, répond Dryade sur le même ton.
Est-ce la musique, que j'entends encore, qui parle?
- C'est ce que voulait aussi Mozart.
Vendredi. Le facteur m'apporte une lettre de Dryade. Dryade est à Annecy, avec sa mère, pour deux semaines. Sa lettre chante : "J'ai hâte de revenir; quand tu n'es pas là, je suis comme un poisson hors de l'eau."
- Je n'ai plus de café! s'exclame Améthyste d'un ton désolé.
- Tu veux que je descende en demander à ta mère? propose vivement Vif-argent, un tantinet inquiet.
- Justement, je remonte à l'instant, et ma mère m'a dit que nous l'avions terminé ce matin.
Nous nous regardons tous les trois en faisant des mines dépitées. Je cherche une solution de secours :
- Je vais faire un saut chez l'épicier; il est tôt, il est encore ouvert.
- Aujourd'hui, c'est son jour de fermeture, annonce tristement Améthyste.
Tant pis; pas de café!
- J'ai vu au Convention le magicien faire apparaître une colombe, tente de plaisanter Vif-argent, sans doute pour nous égayer quelque peu; je me souviens encore des mots de son incantation.
Améthyste et moi lui faisons un pâle sourire. Sans prêter attention à notre visible pessimisme, il se lève en étendant les bras de façon théâtrale, fait quelques pas, prononce des mots incompréhensibles... ouvre le petit placard... et en sort triomphalement le paquet de café!
- Poisson d'avril! lance-t-il finement à Améthyste.
Rire général. Et sus au café!
Nous sirotons; avec, manifestement, une envie assez conséquente de ne rien faire. Vif-argent résume doctement notre situation intellectuelle :
- Le temps s'est radouci; ça donne envie de penser aux vacances...
La thèse me paraît fort défendable :
- D'ailleurs, les vacances réparent les forces; nous devrions donc prendre ces vacances dès demain pour être en pleine possession de nos moyens les jours d'examen!
- Excellente analyse; vacances jusqu'aux exams!
- Le sommeil aussi répare les forces, remarque tranquillement Améthyste; partis comme vous l'êtes, vous devriez plutôt dormir jusqu'aux exams.
- Mauvaise analyse; pendant le sommeil, on n'existe pas.
J'abonde dans le même sens :
- Pendant les vacances, on peut faire ce qu'on veut.
Et je conclus ma démonstration :
- En conséquence de quoi, on peut ne rien faire!
- Si on ne fait rien, existe-t-on? demande Améthyste.
- Ah, non! tonne Vif-argent, il est absolument interdit de proposer un thème de réflexion pendant les vacances!
Je reprends mon analyse :
- Comment fait-on pour ne rien faire?
- Le problème posé est difficile à résoudre; il manque une donnée fondamentale : la définition du paramètre "Ne rien faire".
Je donne à Vif-argent tout apaisement sur la difficulté qu'il redoute :
- Comme prolégomènes à cette recherche, nous pouvons avancer que ne rien faire est un acte, et de plus un acte délibéré mettant en oeuvre les fonctions cognitives et réflexives.
- C'est Dryade qui t'a perverti de la sorte? s'exclame Vif-argent, les yeux exorbités.
Le soleil avait profité de ce début d'avril pour nous inonder de chaleur et de lumière. Dryade était revenue d'Annecy hier au soir, et cet après-midi, nous allions à travers le Bois de Boulogne, vers l'embarcadère où se trouvaient les bateaux qui naviguent sur le lac. J'avais promis cet hiver à Dryade de l'emmener "parcourir les confins d'un lac plein de merveilles!" et l'heure était venue.
- J'aime bien ton bois, il est calme, et on a l'impression d'y être attendu.
Je m'étonnai :
- Attendu par qui?
- Par ceux qui l'ont préparé.
- Préparé?
- Oui; ici, on peut flâner, là-bas, je vois que tout est prêt pour qu'on puisse jouer au ballon - à la main, au pied... voilà des garçons qui courent, et sur les bancs, on se repose. Et la bonne herbe me parle des prés de ma montagne.
J'écarquillai les yeux :
- Je ne pensais pas que tu me ferais si bien visiter le Bois!
Elle me sourit gaiement :
- Et au loin, j'aperçois au travers de la forêt profonde des navires qui partent pour l'aventure!
Nous arrivâmes à l'embarcadère; nous n'étions pas les seuls, on eût dit que le soleil avait attiré la capitale entière.
- A Annecy, je ne suis allée que très rarement sur le lac; peut-être parce que je le vois tous les jours.
Il fallait attendre un bon moment. Toutes les barques voguaient au loin, et de temps à autre, l'une d'elles se décidait à rentrer... au port.
- Il en rentre bien plus souvent que tu ne me l'avais fait craindre! me taquina Dryade.
Elle ajouta, en me donnant une petite tape sur le bras :
- Le premier avril, c'est passé!
- Le premier avril? Eh bien, justement, avant-hier, celui d'Améthyste a été un vrai four!
- Qu'avait-elle prévu?
- Elle voulait nous faire croire qu'elle n'avait plus de café, mais Vif-argent s'est douté qu'il y avait... café en placard, et a joué au magicien pour le retrouver!
- Le désespoir donne du génie! Tu te représentes Vif-argent privé de son café?
Le vaisseau qui venait d'arriver était pour nous. Le vaisseau, c'était tout bonnement une barque à rames que l'homme qui nous avait hélés agrippait avec son bâton muni d'un crochet pour le tirer à quai.
Après avoir aidé Dryade à monter dans la barque, il nous donna une vigoureuse poussée de son bâton pour diriger notre vaisseau vers... le plein lac!
- Je sais que ce n'est pas ton lac...
Elle m'interrompit en souriant :
- C'est ton lac; fais-le-moi connaître comme tu le fais pour Paris.
Trouvant inutile de hisser la grand voile, le vent étant tombé, je commandai à l'équipage de souquer sur les avirons. L'équipage - c'était moi... - souqua!
Dryade regardait tout autour d'elle. Cherchait-elle les merveilles que je lui avais promises?
- C'est plus petit que ton lac...
Elle ne répondit pas tout de suite, continua à regarder un bon moment, puis :
- Il n'y a pas d'île sur mon lac; et la route passe tout au bord.
Je mis le cap sur l'île :
- Tu vois ces petits arbres, sur la rive; l'été, ils sont touffus, on peut s'y cacher!
- De qui te cachais-tu?
- On jouait à cache-cache avec les copains; les jours de grosse paresse, au lieu du lycée...
- Ballon-prisonnier, le garage, le Bois de Boulogne... il te restait encore du temps pour aller en classe?
Je fis la moue :
- Il y avait aussi le piano...
- Le théâtre...
- Concerts...
- Cinéma...
- Tu vois, le lycée, c'était difficile à caser. J'ai dû, malgré tout, y aller deux ou trois fois...
- Tu n'as pas pu faire autrement?...
- Non, la curiosité...
Nous nous sommes regardés; nous nous sommes mis à rire tout bas; longuement...
Notre... monorème file maintenant le long des côtes, soulevant l'admiration des indigènes... et la protestation d'un canard, outragé dans sa rêverie; passage sous le petit pont qui relie les deux îles désertes; et nous abordons! A travers les rares éclaircies de la profonde forêt recouvrant l'île, nous apercevons des sauvages à la recherche de gibier. Les voilà maintenant en train de festoyer, servis par leurs esclaves de noir vêtus, autour du produit de leur chasse. "Et que prendrez-vous comme dessert?" leur demande le garçon du "Restaurant du Lac".
Dryade rit de bon coeur :
- Quelle extravagance! Qu'as-tu donc aujourd'hui?
- Je ne sais pas; je suis content...
Et, en faisant des gestes... extravagants avec les bras :
- Je suis content que tu sois revenue...
Peu à peu, les examens approchent.
- Ils vont nous couvrir de gloire! proclame Vif-argent.
- Sans aller jusque-là, remarque Améthyste, nous avons suffisamment travaillé pour mériter le succès.
J'approuve hautement :
- Nous avons appris tout ce qui existe dans l'univers!
- Toujours sans aller jusque-là, remarque de nouveau Améthyste, nous avons appris beaucoup de choses qui existent...
Vif-argent l'interrompt avec autorité :
-
et même qui n'existent pas!
Sommé de s'expliquer sous peine d'être privé de café, il parla ainsi :
- Le temps n'existe pas!
Je m'inquiète :
- Alors, c'est ennuyeux pour les exams, puisqu'il ne nous reste plus de temps!
Améthyste s'inquiète encore plus :
- Si tu as raison, cela voudrait dire que nous devons vivre avec des connaissances basées sur l'inexistant.
Je précise :
- Et les accepter.
- Et leur obéir, conclut sèchement Vif-argent.
Nous restons silencieux pendant un bon moment.
- Tout ça ne nous dit pas pourquoi le temps n'existe pas, reprend Améthyste.
- Montre-le-moi, le temps! rétorque Vif-argent.
J'interviens :
- Bon, bon; admettons que tu aies raison. Comment expliques-tu qu'on en parle tous les jours sans gêne, et qu'on s'en serve d'ordinaire de façon si... efficace, dirai-je?
- Quand nous étions tout petits, on nous donnait un mot pour désigner une chose - table, chaise; nous ne discutions pas, ne sachant rien. Un beau jour, table est devenue table de multiplication; il n'y avait pas de gâteaux sur cette table; mais nous étions en classe, pas à la maison; nous ne nous sommes pas méfiés; et d'ailleurs, le maître nous aurait ri au nez. Non, il n'aurait pas ri, il aurait dit d'un ton sérieux : "C'est comme ça."
Vif-argent s'est tu. Nous ne disons rien. Il secoue la tête, et achève :
- Et puis, c'est aussi comme ça qu'on nous a dit : "C'est le temps."
Je reviens à ma question :
- Bien, tu as dit pourquoi on en parlait...
Il m'interrompt :
- Pourquoi est-ce si efficace?
Il réfléchit, baisse la tête :
- Je ne sais pas.
Le silence revient. Améthyste propose du café. Nous buvons; le café se mélange avec nos pensées. Je repose ma question sans trop m'en rendre compte :
- Pourquoi est-ce si efficace?
Personne ne répond. J'insiste :
- Mais enfin!... Je vois marcher un homme; il entre dans une boutique; il s'est passé un certain temps, non?
Vif-argent répète obstinément :
- Montre-le-moi!
Améthyste a levé la tête :
- Un homme rattrape un autobus et saute sur la plate-forme.
Elle reste en suspens, comme si elle cherchait quelque chose. Vif-argent s'impatiente :
- Et puis? Où veux-tu en venir?
- Que s'est-il passé?
- La belle affaire! Il allait plus vite que l'autobus.
J'ai compris :
- Ce qu'on voit, c'est l'allure à laquelle ils vont.
Nous restons à réfléchir. Améthyste reprend :
- Il l'a rattrapé plus loin.
Elle se tait de nouveau; Vif-argent s'impatiente de nouveau :
- Oui, il ne l'a pas rattrapé à l'endroit d'où il est parti!
J'ai encore compris :
- Ce qu'on voit, c'est la longueur de la course.
- Et nous savons tous, poursuit Améthyste, que la vitesse, c'est la longueur que divise le temps.
Elle se tourne vers Vif-argent :
- Tu avais donc raison, le temps n'existe pas; ce n'est que le résultat d'un calcul.
- Oui, une unité dérivée, autant dire seulement quelque chose d'abstrait, sans réalité.
Il a un petit rire bref :
- En somme, on nous apprend à dire des choses fausses!
Il hoche la tête :
- Tout à fait! Au lieu de dire qu'il s'est écoulé un certain temps, il faudrait dire qu'entre deux moments, quelque chose a parcouru une certaine distance à une certaine vitesse.
Nous restons enfouis dans nos réflexions.
Je remarque :
- On pourrait dire qu'il s'agit d'une commodité de langage, comme de demander un verre, alors qu'on désire ce qui se trouve à l'intérieur.
- Oui, l'idée est excellente! s'écrie-t-il.
Et, tendant sa tasse à Améthyste :
- Verse-moi une tasse de café!
Elle sourit :
- Tu veux que je te verse la tasse dans ton café, n'est-ce pas?
Il répond avec le plus grand sérieux :
- Bien entendu!
Améthyste donne à boire à tout le monde. Nous buvons tranquillement. Au bout d'un... dois-je dire : d'un certain temps? Vif-argent répond à ma remarque :
- Tu as raison dans le cas que tu as pris comme exemple, mais...
Il hésite :
- Dans ton cas, il n'y a pas d'erreur possible; on ne peut pas boire le verre lui-même.
Améthyste confirme :
- Pour le temps aussi, ce n'est, tout compte fait, qu'une question de définition. Parler du déplacement des aiguilles d'une montre, ou dire qu'il s'est écoulé cinq minutes de temps, ne change rien à l'affaire; si tu arrives en retard, tu rates le métro!
J'interviens :
- Il reste donc à savoir s'il y a des cas où l'erreur sur le mot entraîne l'erreur sur la pensée.
- Et dans ces cas-là, est-ce volontaire? et dans quel but? s'inquiète Vif-argent.
- Cela peut très bien être involontaire, lui répond Améthyste, et alors ce n'est qu'une erreur; si c'est volontaire, cela s'appelle tromper.
- Eh bien, il n'y a qu'à refuser les mots faux!
J'ironise :
- Essaie avec le prof de physique!
- C'est à Améthyste de le faire! Elle n'a qu'à lui parler du temps!
- La phy, c'est l'année prochaine; j'ai... le temps d'y penser. Cependant, je ne crois pas qu'il veuille me tromper en utilisant ce mot.
J'ai sans doute la même opinion; mais... :
- Il faut donc accepter les mots faux quand on a confiance?
Personne ne se décide à répondre. Je poursuis :
- Faut-il aussi les accepter quand on ne peut pas faire autrement?
- Qu'est-ce que tu racontes? s'exclame Vif-argent; tel que tu le dis, on ne peut rien faire d'autre.
- Antigone n'a pas accepté.
Améthyste intervient :
- Antigone ne savait pas que les mots qu'on lui disait étaient faux. Elle n'a pas cherché à le savoir; c'est son coeur qu'elle a écouté. Fallait-il qu'elle en écoutât un autre? et lequel?
- Antigone a eu confiance en ce qui n'existe pas, prononce lentement Vif-argent; et nous, comment devons-nous faire pour ne pas mourir comme elle?
Vendredi soir. Les exams se rapprochent de plus en plus. Nous commençons à être un peu abrutis.
- Qu'est-ce que nous pourrions bien faire de bête pour nous nettoyer le cerveau? demande Hubert d'une voix qui traîne.
Nous cherchons. Nous ne trouvons pas.
- Allons au cinéma, propose Hélène.
Personne n'a l'air ni chaud ni froid.
- Tu connais tous les films! On ne voudrait pas t'obliger à les revoir... plaisante Armand.
Nous cherchons. Nous ne trouvons pas.
- Allons au Bois! propose Jeanne.
- C'est fatigant, il faut ramer... geint Odile.
- Tiens! Je ne savais pas que tu aies jamais ramé! Pas avec nous, en tout cas! raille Armand.
- Et puis, on ne voudrait pas vous obliger à y retourner! glisse Vif-argent en nous regardant, Dryade et moi.
Mais de nouveau, personne ne paraît ni chaud ni froid.
Aller s'installer dans un café, se promener sur les Boulevards? Aller aux Champs Elysées jouer les touristes? - "Ah, non! pas aux Champs! Qu'est-ce que tu veux y faire?" - au Luco? - "J'en arrive!"
Personne ne paraît toujours ni chaud ni froid.
Je propose une solution bête - puisque c'est cela que nous cherchons :
- C'est le dernier jour de la fête à Pasteur...
- Oh oui! s'écrie Jeanne, on va s'amuser!
- Excellente idée, approuve Hubert, on ne trouvera jamais quelque chose de plus bête!
C'est décidé; nous irons demain.
J'accompagne Dryade jusqu'à Montparnasse.
- De quelle fête s'agit-il? me demande-t-elle.
- La fête foraine qui se trouve près de Buffon, tout du long du boulevard Pasteur. Elle a lieu tous les ans; nous y allions du temps du lycée.
Boum!... Boum!... Jeanne et Armand se massacrent aux autos tamponneuses. Le reste de notre petit groupe n'est pas beaucoup plus sage, mais à ce point-là!
Qui sera le meilleur au casse-pipes? Armand, bien sûr!
- Oui, parce que t'as pris la meilleure carabine, gouaille Hubert.
- C'est ça! La tienne devait tirer à gauche, n'est-ce pas? renvoie Armand.
- Ça, c'est vrai, se gausse Jeanne, il y a des carabines qui tirent toujours à gauche, on ne sait pas pourquoi!
Rires. Hubert méprise.
Aux balançoires! Grande bataille entre les garçons pour savoir qui montera le plus haut. Impossible de départager Armand et Vif-argent! Quant aux filles, elles se balancent mollement... Hé! Quant aux filles, Dryade a surpris tout le monde; elle est montée presque aussi haut que les garçons! Je crois même qu'Hubert... oui, je crois bien qu'Hubert s'est trouvé battu par elle; de peu, mais battu!
Les garçons... balancent! entre l'admiration et la jalousie.
- Comment as-tu fait? demande Jeanne, éberluée.
Dryade sourit :
- J'ai l'habitude, en montagne, de coordonner mes mouvements dans les cas difficiles - escalade, par exemple; et puis, à ski, il vaut mieux être précise. Ici, il faut donner son élan au bon moment.
- Et voilà, c'est tout, c'est simple! Comment n'y ai-je pas pensé? s'exclame Armand, goguenard.
Tout près des balançoires, j'ai aperçu un petit cochon. Non, il n'est pas venu comme nous à la fête pour s'amuser, non! Il est en pain d'épice! La belle affaire! Cela mérite-t-il de passer à la postérité? Eh oui, bonnes gens, cela le mérite! Pourquoi? Vous verrez bien!...
En conséquence de quoi, je me suis rendu chez le forain concerné, et lui ai acheté le petit cochon. "Et alors, c'est tout?" me direz-vous. Point!
Me voilà maintenant revenu. Je tends le petit cochon à Dryade, "Pour récompenser l'exploit", lui dis-je. Elle le regarde et s'exclame aussitôt : "Oh! Que tu es gentil!"
"Eh bien, quoi?" me direz-vous. "Elle aime le pain d'épice, nous avions compris!" Pas du tout! Enfin, oui, c'est vrai, elle aime le pain d'épice; mais... sur le petit cochon s'étalait en jolies lettres faites de sucre un nom : Dryade!
Nous flânons entre les petites baraques qui cherchent à attirer le chaland par des décors éclatants ou des promesses de gains ou de mystères.
- Oh! Je vais attraper un canard! s'écrie Hélène.
Nous nous dirigeons vers une baraque où des canards en celluloïd nagent paresseusement, poussés par un léger courant, dans un étroit canal tout en rond. Une fille mince aux cheveux noirs, d'une douzaine d'années, vêtue d'un lainage blanc d'où dépassent les fronces d'une courte robe blanche, est là, debout, ses yeux noirs perdus dans un rêve.
A notre approche, la fille s'est animée, ses yeux ne quittant pas leur rêve; elle a tendu doucement sa main vers une canne nantie d'un collet placée près d'elle, et l'a offerte à Hélène, avec le sourire qu'une mère montre à son enfant qu'elle laisse jouer près d'elle.
Hélène a lancé la canne; elle n'a rien attrapé. Nous sommes partis en silence.
La fête continue! La fête ne s'arrête jamais!
- En-avion-en-avion!
Une grande fille - elle a bien six ans! - est aux commandes. Son avion tourne inlassablement; vers quelle contrée lointaine conduit-elle son vol? Que la fortune lui soit favorable! car derrière elle, un pilote de chasse la poursuit sans trêve...
- Oh! Regardez la tête de mort! s'écrie Odile.
- Le Tunnel de l'Horreur! Oui, allons-y! s'exclament en même temps Vif-argent et Armand.
- On va faire peur aux fi-illes! poursuit Armand en se composant un visage terrifiant.
Les fi-illes n'en ont cure! Améthyste lâche d'un ton condescendant :
- Allez! nous allons vous faire plaisir; nous aurons peur...
- Oui, ajoute Dryade, nous avons déjà très peur... que les garçons ne soient pas capables de nous préserver des dangers!
Le Tunnel. Les squelettes nous frôlent dans un cliquetis d'os, avec des hurlements... inhumains, cela va sans dire! Les fi-illes poussent des cris déchirants et appellent à l'aide! Les garçons jouent les agacés : "Assez pleurniché, les filles!..."
Nous avons échappé aux dangers; nous voici dehors, sains et saufs!
Vlan!
Je me retourne. Un garçon athlétique - je le connais, nous étions en classe ensemble - tape comme un sourd sur une espèce de gros bouton de cuir; si le bouton s'enfonce suffisamment, on entend un son de cloche, et le copain est content. Nous allons le voir. "Que fais-tu?" - "Et toi?" Il fait des études dans une école de... non, non, je me trompe, il se prépare à entrer dans... ah oui! pour être prof d'histoire-géo. "Tu es content?" - "Oui; et vous autres?" Nous sommes contents; tout va donc bien. Nous partons. Il recommence à taper; la cloche sonne.
- De la barbe-à-papa!
Hélène s'est élancée; nous suivons.
Le nez dans la barbe-à-papa, nous continuons de flâner. Les petites baraques qui paraissent tellement se ressembler, offrent pourtant chacune des tentations différentes. Un anneau à enfiler sur un bâton pour gagner une poupée - "Tu devrais essayer..." me glisse Vif-argent, le regard plein d'innocence; des petites boules de cuir à lancer sur des figurines - quelquefois un personnage connu; un petit billard à trous; des bijoux à trois francs six sous, à prendre avec une grue miniature - Eh bien, oui! j'y suis allé, et j'ai enlevé un bracelet que j'ai donné à Dryade, qui l'a mis de suite à son poignet. "Comment le trouves-tu, mon vieux?" ai-je glissé à Vif-argent, le regard plein d'ironie.
- Je vais faire fortune!
Armand a aperçu la roue bariolée de couleurs vives d'une loterie; il a misé gros - de quoi s'acheter un petit pain au chocolat... et il a perdu!
- Attends! Tu sais pas y faire, le moque Hubert.
- Attention, les enfants! Vous allez assister au plus grand spectacle de la fête foraine! s'écrie Jeanne.
- Tu vas voir, tu vas voir! rétorque Hubert, qui se moque ostensiblement du tiers comme du quart.
Miracle! Il a gagné!
- Tiens! Je t'offre une sucette! lance-t-il à Armand, qui lui envoie une solide bourrade.
- Moi, je vois là-bas mieux que des sucettes! intervient Hélène.
Et elle nous montre... des gaufres et des crêpes...
Nous nous apercevons soudain que nous avons tous faim! Personne ne reste en arrière. Les crêpes sautent en l'air, lancées avec art. La crêpe au sarrasin déborde d'un jambon bien tendre. De la crêpe au froment coule une délicieuse confiture de groseilles - "Elles sont de mon jardin!" affirme l'artiste; nous le croyons sans peine, tellement elles sont odorantes...
Odile n'a rien pris.
- Tu ne veux rien? lui demande Améthyste.
- Si, mais je préfère une gaufre, je n'ai pas très faim.
La gaufre sort, toute brûlante; une averse de sucre, et... qu'on vienne me dire qu'Odile n'avait pas faim!
Dimanche. Je me suis levé tard. Je n'ai rien envie de faire. Bah! un peu de repos me fera du bien. D'ailleurs, je suis à jour de mon programme de travail. Des amis des parents doivent venir déjeuner. Ils sont agréables; leur conversation me délassera.
En attendant, je fais un peu de piano pour préparer le deuxième mouvement de la sonate piano violon de Mozart, que je joue avec Dryade. Mes parents trouvent que je joue très bien. Leurs amis aussi. Tout à l'heure, il me faudra jouer quelque chose.
- Ça va les études?
Certes, la question est attendue, mais pourquoi pas? Je crois qu'ils s'intéressent vraiment à moi, et alors, qu'importe un mot ou un autre? Je leur parle de mes études, je donne des détails. Mes parents écoutent avec attention; je m'aperçois que je ne leur parle pas beaucoup de mes études. Est-ce comme pour la Tour Eiffel, qu'on ne regarde pas quand on y est habitué?
L'ami de mon père est ingénieur. Il bâtit des ponts. Je lui dis soudain, sans trop m'en rendre compte :
- Les ponts, ce sont les liens entre les hommes; sans les ponts, ils resteraient séparés.
Pourquoi ai-je dit cela aujourd'hui, alors que ce n'est pas la première fois que je le vois, et qu'une pensée pareille ne m'était, jusqu'à présent, jamais venue en tête?
Il me regarde, comme le ferait une poule qui aurait trouvé un couteau :
- Pourquoi me dis-tu ça? Tu sais, les ponts, en général, sont là où l'on peut passer sans eux...
Il prend un temps :
- Je suis en train d'en construire un qui traverse une rivière. Il est pratique pour aller plus vite, mais on peut s'en passer pour aller d'une rive à l'autre.
Je ne dis rien. Il réfléchit :
- Dans un certain sens, tu as raison; les hommes auraient plus de difficulté à se rencontrer, et dans certains cas, ils ne se verraient pas du tout.
Il ajoute :
- C'est cela que tu voulais dire?
Je ne sais pas ce que je voulais dire. Je réponds au hasard :
- Oui, oui, c'est bien ça!
Il paraît satisfait. De même mon père, qui a suivi la conversation avec un peu d'étonnement. Ma mère et son amie se parlent; elles n'ont rien écouté.
- Toi aussi, tu veux être ingénieur, n'est-ce pas?
Là, le sujet est connu. J'ai l'impression de retrouver la terre ferme, après avoir navigué sur des flots où je craignais la noyade. Je parle des diverses possibilités que me permettent mes études - ingénieur, chercheur scientifique, professeur... Curieusement, il m'a semblé que c'était à ce moment-là que je me noyais.
La conversation change de sujet.
Les ponts me reviennent à l'esprit. Pourquoi ai-je dit cela aujourd'hui? Cela; cela, ce sont les ponts, les liens... la séparation entre les hommes.
L'ami de mon père a raison; l'absence de ponts ne sépare pas les hommes, elle ne fait que rendre leurs rapports plus difficiles.
Et si c'était suffisant pour qu'ils ne se voient pas?...
Ont-ils vraiment envie de se voir?
Ils cherchent à se voir, cependant.
Ont-ils envie de se voir, ou besoin de se voir?
Pourquoi ai-je dit cela aujourd'hui?...
Les mots faux... est-ce pour cela?
"Pont" est-il un mot faux?
Quand on bâtit un pont, que fait-on?
Faut-il refuser de bâtir un pont tant qu'on ne sait pas... Savoir quoi?
Antigone n'a pas accepté le pont qui menait à la vie.
La Sorbonne a-t-elle déjà bâti le pont qui me mènera...
Samedi. Mai vient de naître. Je suis chez Dryade. Tiens, c'est vrai! Je lui déclare solennellement, en insistant bien sur le mot "chez" :
- Je suis chez Dryade!
Elle sourit :
- Tu m'as bâti un village...
Bâtir... Je la regarde... sans savoir quoi dire...
Elle paraît étonnée :
- Qu'as-tu?
Je secoue la tête :
- Rien! Je vais t'expliquer.
Elle attend. Je reprends :
- C'est vrai, c'est ton village, ici.
Je laisse un temps :
- Si tu t'en vas, ce sera le village de Dryade, ce ne sera plus chez Dryade.
J'achève, en baissant la tête :
- Je ne viendrai plus.
Elle hésite un peu :
- Si je ne suis plus là, tu n'auras plus de raisons de venir.
Elle ajoute, au bout d'un moment :
- C'est autre chose que tu voulais dire?
Je relève les yeux, et, insistant sur le mot "village" :
- Alors, village est un mot faux.
- Un mot faux?
- Je vais t'expliquer.
Je parle de la discussion d'il y a deux semaines avec Améthyste et Vif-argent. Dryade a un geste vague :
- Oui, village peut être un mot faux.
Elle s'arrête un moment, puis, avec un air absorbé :
- Alors, combien d'autres mots peuvent-ils être faux?
Elle fait une moue :
- La boutique où tout était bon et où maintenant tout est mauvais...?
J'abonde dans le même sens :
- La salle de concert, si elle se transforme en bureau de poste; comment pourrais-je dire : "Je vais à Pleyel acheter un timbre?"
Elle tente de sourire :
- Prends plutôt Gaveau, la salle est plus petite; sinon ce serait une bien grande poste!
Son sourire s'est évanoui :
- L'hôpital sans médecins; si je dis : "Je vais à l'hôpital", qui pourra penser un seul instant que c'est... pour y danser par exemple!
- L'école sans professeurs; l'appellera-t-on toujours l'école?
Elle pousse un soupir :
- Antigone n'a pas accepté, m'as-tu dit; pourrions-nous refuser cette école?...
Elle reste un long moment les yeux fixés au loin :
- S'il n'y a plus d'eau dans mon lac, personne ne pourra dire que c'est toujours un lac...
Le deuxième mouvement de la sonate piano violon de Mozart nous chuchote : "Mozart ne me quittera jamais!"
Le Musée de l'Homme.
- C'est au musée qu'on trouve des hommes? demande naïvement Jeanne.
- Oui, répond tout aussi naïvement Vif-argent; on n'a pas trouvé de raisons d'y mettre des femmes.
Bon; chacun paraît satisfait de sa propre réplique, et personne ne pousse plus avant la joute. Hubert prononce de sages paroles :
- Nous sommes venus voir les Hommes - avec un grand H, si vous voulez. Les Hommes, c'est nous tous, hommes et femmes.
Les applaudissements crépitent.
- Merci, Maître! s'écrie pompeusement Armand.
Le Maître prend un air sévère, et, en mettant bien en relief le grand H :
- On n'interrompt pas le professeur! Si les Hommes sont des hommes et des femmes, pourquoi y a-t-il des hommes et des femmes, et non des Hommes seulement?
Silence dans l'amphi! Rompu par Vif-argent :
- Allons prendre les billets!
Hubert abandonne son air sévère; tout rentre dans l'ordre. Apparemment, la question était passionnante, mais personne - pas même Hubert - ne veut s'y frotter.
Les billets pris, nous entrons. Une grande salle. Grande, oui; mais ce n'est pas son espace que je vois. J'exprime ma pensée tout haut :
- Comme nous sommes loin!... Loin; loin dans le temps...
Dryade paraît rêveuse :
- Les hommes de ce temps nous reconnaîtraient-ils?
- Si c'étaient bien des hommes, remarque Améthyste.
Elle ajoute en souriant :
- Avec ou sans grand H!
- Aujourd'hui, c'est le jour des questions sans réponses, ironise Jeanne.
- Une question mérite-t-elle d'être posée si on ne peut en connaître la réponse? demande Hélène.
- On ne peut le savoir qu'après qu'elle aura été posée, déclare Odile.
J'interviens :
- Et si on le sait d'avance?
- Si on sait quoi?
- Oui, ce n'est pas tout à fait ce qu'il faudrait dire; je veux parler des questions qu'on pose d'ordinaire, et auxquelles personne ne sait jamais répondre.
Hubert hausse les épaules :
- A quoi cela te servira-t-il de poser des questions en sachant que personne ne te répondra?
Améthyste répond à ma place :
- Quand tu fais un pb de maths...
- Tu sais qu'il y a une solution! l'interrompt vivement Armand.
- Moi je le sais, toi tu le sais; mais celui qui a trouvé la solution pour la première fois ne le savait pas.
Hélène apporte son soutien :
- Et l'Homo Sapiens a trouvé ce que les autres ne cherchaient peut-être même pas...
- Comment le sais-tu? s'étonne Jeanne.
- Vas-y! Raconte-nous la fin du film! ironise Vif-argent.
- La fin du film n'est pas bien mystérieuse; l'Homo Sapiens est là, les autres non!
Un silence a suivi.
- Si l'Homo Sapiens nous reconnaissait... commence Dryade.
Nous attendons. Elle poursuit :
- ...voudrait-il vivre avec nous, ou bien repartirait-il dans sa caverne?
- Et une question sans réponse, une! s'exclame Armand, goguenard.
Odile montre une vitrine - des squelettes :
- Demandons-leur!
Les squelettes dans les vitrines ne répondent pas.
Je montre un silex taillé en pointe de flèche :
- Et si c'était ça, leur réponse?
Mai s'était épanoui. Les jours avaient mangé les nuits. Même en plein été, le soleil ne serait pas resté beaucoup plus de temps avec nous. La chaleur, quoique encore assez douce, le bleu du ciel, faisaient déjà penser aux vacances toutes proches.
- Ah, s'il n'y avait pas les examens! soupirait Dryade.
J'étais venu la prendre à la fin de son cours, pour aller avec elle apporter un livre à une de ses voisines d'amphi.
- Déjeunons d'un oeuf dur, me proposa-t-elle; je n'ai pas faim d'un déjeuner, et du reste, maman n'est pas à la maison.
Elle ajouta en souriant gaiement :
- Il fait beau, j'ai envie de me promener!
Elle fit une grimace :
- Les exams attendront!
J'étais du même avis :
- Et puis, je pense que tu es prête!
Elle fit un petit signe d'acquiescement :
- Oui, je crois avoir bien travaillé.
Elle serra le bras que je lui donnais :
- Toi aussi, je le sais.
De son amphi, nous étions sortis tout droit par la porte de la petite place de la Sorbonne; comme nous allions au Luco, descendre vers notre grand café habituel n'était pas très pratique. Je trouvai une solution meilleure :
- Que dirais-tu de te gaver de gâteaux?
Réponse sur-le-champ :
- Oh, oui! A la pâtisserie près du Luco!
Affaire conclue!...
Les gâteaux s'étalaient en rangées multicolores plus alléchantes les unes que les autres; "Mangez-moi!" susurrait chaque gâteau.
- La tartelette au citron! répondit Dryade, après avoir hésité un instant.
- Tiens, tu ne prends pas de gâteau au moka?
Elle me chuchota :
- Non, pas ici; tu as vu le prix?
C'est vrai, c'était cher; mais je savais qu'elle aimait beaucoup les gâteaux au moka.
- Je te l'offre!
- Tu es fou?
Elle prit un air mutin :
- Eh bien, cela me fera plaisir si tu m'offres une barquette aux marrons!
- C'est entendu!
Je me tournai vers la serveuse :
- S'il vous plaît, Mademoiselle; une barquette aux marrons, une tartelette au citron, un éclair au café, et un mille-feuille!
La serveuse me demanda si nous voulions aller nous asseoir au premier étage. Je déclinai la proposition.
Le Luco avait déjà commencé à se couvrir de feuilles. Dryade était d'humeur joyeuse.
- N'importe comment, nous sommes beaucoup mieux là, affirma-t-elle sans ambages; par ce beau temps, c'eût été dommage de s'enfermer!
- C'est bien vrai! Et puis... c'est bien moins cher qu'au premier étage!
Nous nous regardâmes en riant silencieusement...
Les gâteaux avaient vite disparu. Nous passions près du bassin où les enfants lançaient de superbes voiliers qu'ils faisaient courir sous le vent!
- Les voiliers ne filent pas bien aujourd'hui, remarqua Dryade; la journée est trop belle, le vent ne veut pas fraîchir!
Nous abandonnâmes la haute mer, pour continuer... à pied, comme nous étions venus...
Au sortir du Luco, le lycée Montaigne. Je le montrai à Dryade :
- Tu vois ce lycée? C'est celui où va le frère d'Hubert, qui habite rue Serpente, tout en bas du Boul' Mich'. Eh bien, nous venons de faire le chemin par lequel il passe tous les jours!
Elle sourit d'un air moqueur :
- Même en vacances?
- Oh, en vacances, c'est la semaine des quatre jeudis! Je suis bien sûr qu'il y trouve quelque chose de mieux à faire, au Luco!
La voisine d'amphi n'habitait pas très loin; nous nous rendîmes chez elle sans presse, par les petites rues avoisinantes. J'entendis un piano qui jouait du Schubert. "C'est elle!" m'annonça Dryade. Je n'osai pas dire que le morceau - un Impromptu - était fort mal joué.
Nous montions dans les escaliers, lorsque nous fûmes hélés par une concierge revêche qui nous cria de l'étage du dessous : "Où allez-vous?" Dryade le lui indiqua, tout en lui faisant sèchement remarquer que c'était son absence de la loge qui avait rendu impossible l'habituelle déclaration : "Je vais chez..."
Je fis une grimace :
- Charmante, la bignole!
Le chemin du retour passait non loin de Vavin. Je me souvins de Louis, un camarade de Buffon qui allait tous les jeudis à l'Académie de la Grande Chaumière.
- La Grande Chaumière... me répondit Dryade; j'en ai entendu parler. C'est un atelier de peinture, n'est-ce pas?
- Oui, le plus important de Paris. Des peintres très connus y ont travaillé. Il a été fondé au début du siècle.
- Tu crois que nous pourrons entrer?
- Oui; j'y ai déjà été une fois voir Louis.
L'atelier. Nous restâmes un moment sur le seuil. L'atelier était silencieux; de temps à autre, deux mots. L'atelier était grand; une vingtaine de peintres peignaient. L'atelier était chaud; le modèle qui tenait la pose n'avait pas froid malgré l'absence de ses vêtements.
Louis, m'ayant aperçu, vint à notre rencontre :
- C'est gentil de venir me voir! Venez à côté, nous pourrons parler sans déranger personne.
Je lui présentai Dryade.
- Tu amènes une nouvelle artiste? me demanda-t-il.
Puis, sans attendre ma réponse, il s'adressa à Dryade, comme s'il la connaissait depuis toujours :
- Tu peins, ou tu dessines?
Puis, toujours sans attendre de réponse :
- On est bien ici; il y a une ambiance extraordinaire!
Il rit :
- On peut rester peindre toute la nuit si l'on veut!
Il sauta du coq-à-l'âne :
- On a un prof extraordinaire!
Il revint au coq :
- On se sent heureux les uns avec les autres!
Et pour terminer :
- Apporte tes affaires quand tu reviendras! Allez, à bientôt!
Il nous fit un gentil signe d'adieu, et retourna dans la grande salle. Au moment où il passait la porte, il lança à Dryade :
- S'il te manque quelque chose, ne te tracasse pas; nous sommes tous là!
Amphi de maths. L'étude d'un théorème établi depuis fort longtemps est délicate.
- Pourtant, grommelle Vif-argent, le résultat est évident! Quelle est donc l'affaire?
- C'est la façon d'y arriver qui n'est pas simple, souffle Améthyste.
C'est bien mon opinion; je grogne à mon tour :
- La démonstration s'enchaîne bien, mais comment l'auteur du théorème a-t-il pensé à ces chaînons?
- C'est vrai, il n'y avait pas de raison particulière...
Vif-argent approuve tout bas :
- On pouvait très bien prendre un autre chaînon; le raisonnement n'aurait pas été faux pour autant!
- Oui, mais on ne serait pas forcément arrivé au résultat.
Je conclus :
- Et on n'aurait pas compris pourquoi!
Le prof paraît très à l'aise en nous expliquant la démonstration. Cela agace visiblement Vif-argent qui grommelle encore :
- C'est facile pour lui; il récite ce qu'il a appris!
- Tu exagères! proteste Améthyste, toujours à voix basse; il explique, et je dirais même qu'il explique très bien.
Il ne répond rien. Je remarque :
- Mais il se garde les secrets!...
- S'il les connaît! gouaille Vif-argent.
Le prof a terminé son cours. "Avez-vous des questions?" demande-t-il, comme à l'accoutumée. Quelques élèves posent des questions courtes. Nous décidons de descendre lui parler. Vif-argent se fait notre porte-parole :
- Excusez-nous, Monsieur, mais un point nous effraie...
Il nous regarda avec une bienveillance teintée d'un léger étonnement :
- Vous effraie?...
- Oui, les mathématiques sont une science exacte, et pourtant certains choix paraissent être faits au hasard...
Je m'attendais à une protestation énergique. Le professeur sourit calmement :
- Vous allez dans un bois cueillir des champignons. Vous avez fait l'étude complète qui vous permet de savoir que dans un bois il existe des champignons. Vous savez exactement les raisons pour lesquelles les champignons poussent. Vous avez dressé le catalogue de tous les champignons qui existent. Vous connaissez les bons champignons et ceux qui sont vénéneux. Chaque promenade vous permet un repas délicieux. Jusqu'au jour où, par hasard, vous trouvez un champignon inconnu. Que faire? Tenter de le manger?
Vif-argent se récrie :
- Certainement non!
- On peut faire des analyses, propose Améthyste.
- C'est très bien. Mais qu'est-ce qui aura provoqué ces analyses? Le hasard! Rien d'autre.
Que répondre? Il reste un moment sans rien dire, puis, en hochant plusieurs fois la tête :
- Comment analyser ce qui n'existe pas?
Nous sommes maintenant dans la cour. Nous ne savons trop quoi penser. Une idée me vient :
- Si nous allions à la bibli?
- Pour quoi faire? me demande Vif-argent.
- Questionner l'auteur du théorème!
Les jolies petites lampes à pied de la bibliothèque, d'un beau vert, éclairent silencieusement le gros livre que nous avons fini par dénicher dans le ténébreux fichier; il nous aura également fallu être patients pour que le gros livre remonte des mystérieuses profondeurs où il était enfoui.
L'auteur nous attendait-il? A peine avions-nous ouvert le livre, qu'il nous parlait déjà des raisons - qui n'avaient rien de mathématiques - pour lesquelles il avait commencé son étude.
Améthyste ne cachait pas son contentement.
- Il voulait connaître la vie, et non résoudre un pb de maths! s'exclamait-elle avec animation.
Vif-argent la taquinait :
- Tout ça parce qu'il parle de physique!
J'ajoute mon grain de sel :
- Et que les maths ne servent qu'à la physique!
Améthyste prend un air digne :
- A quoi vous sert-il de savoir que deux et trois font cinq?
Vif-argent prend un air moqueur :
- Oui, oui; nous avons compris! Il faut qu'il y ait cinq quelque chose. Mais il y a toujours cinq quelque chose; ce n'est pas la peine de le dire!
- Par exemple deux exams et trois échecs...
Je proteste vivement, soutenu par les énergiques hochements de tête de Vif-argent :
- Tu veux faire un bon mot!...
Elle sourit :
- Oui, c'est vrai; mais malgré cela, vous avez compris.
Nous faisons tous deux une moue... qu'elle comprend tout aussi bien...
Juin n'était pas loin; les examens non plus. Nous étions à nos livres, plutôt qu'aux promenades ou aux spectacles. Aussi, quel fut mon bonheur, lorsque Dryade m'apprit qu'elle devait aller chez Angèle, une camarade d'amphi, consulter un ouvrage qu'elle n'avait plus le temps de chercher ailleurs!
Je lui offris immédiatement de l'accompagner.
- Tu es sûr que tu as le temps? s'inquiéta-t-elle.
Je la rassurai :
- Une après-midi de repos me fera le plus grand bien!
Elle fit une petite grimace :
- Je dois avouer qu'à moi aussi!
Angèle habitait à Belleville, un endroit que je ne connaissais pas du tout.
- Comment cela est-il possible? s'étonna Dryade lorsque je le lui eus dit; Belleville est à Paris...
Elle s'interrompit, puis ajouta en souriant gaiement :
- Nous ne sommes plus au milieu du siècle dernier!
Je lui rendis son sourire :
- Tu sais, je suis comme beaucoup de Parisiens; je ne connais pas tout Paris; à droite du dernier théâtre, je ne suis plus chez moi.
Elle resta songeuse :
- C'est vrai; Paris n'est pas Annecy...
Un moment plus tard, elle me demanda :
- C'est lequel, le dernier théâtre?
- Le Théâtre de la Renaissance.
- Ah oui, nous y avions vu une pièce amusante cet hiver!
Je me repris :
- Je me trompe; le dernier théâtre, c'est le Théâtre de la Porte Saint-Martin, non loin de la République.
J'ajoutai, comme pour m'excuser :
- Mais je n'y suis jamais allé!
- Bah! Tu m'as dit qu'il y avait une bonne douzaine de théâtres rien que sur les Boulevards; ce n'est pas surprenant que tu ne les connaisses pas tous.
Elle rit tout bas :
- Paris, pour toi, c'est ton Paris à toi!
Elle resta un moment en suspens :
- Alors, aller à Belleville, c'est aller en province?
- Non, tout de même pas!
- Ah oui, c'est aller en banlieue!
Je ne savais pas trop quoi répondre. Il était vrai que Belleville...
- Je ne sais pas quoi te dire; il me semble même que je ne sais pas quoi en penser. Je crois que je ne me suis jamais posé la question. Belleville, c'est là-bas... Où? je ne sais pas très bien.
Je fis une pause :
- Belleville, c'est Paris bien sûr; mais... c'est là-bas!
Dryade tenta une comparaison :
- Hélène avait dit cet hiver, qu'à Paris, quand on changeait de quartier, on changeait de ville. Peut-être est-ce pour cela?...
Elle ajouta, presque aussitôt :
- Peut-être est-ce comme pour moi d'aller d'Annecy à Genève?
Je réfléchissais :
- Non, ce n'est pas la même chose...
- Oui, j'ai mal choisi mon exemple : Genève n'est même pas en France.
Elle prit un temps :
- C'est par habitude; Genève est pour nous la ville la plus proche.
- Ce n'est pas Chambéry?
Elle parut surprise :
- Pour la distance? Oui... Peut-être...
La distance?... Je repris :
- Ce n'est pas que tu aies mal choisi ton exemple; non. Tu es déjà allée à Genève. Moi, je crois n'être jamais allé à Belleville; et même si cela m'est arrivé, je ne m'en souviens pas.
Je sentais qu'il y avait quelque chose de plus important. Je précisai :
- Et puis surtout, je n'ai rien à faire à Belleville. Je ne connais pas les gens qui y habitent. Je ne sais pas ce qu'ils font. Genève, pour toi, est une ville qui existe, qui vit, où tu as à faire. Pour moi, Belleville n'est rien de tout cela.
Elle resta un long moment sans rien dire. Enfin :
- Pour nous, à Annecy, Paris est quelque chose d'imprécis; c'est la capitale; c'est une ville immense, et un peu mystérieuse.
Un petit temps d'arrêt :
- Surtout pour ceux, comme moi, qui n'y sont jamais allés. En arrivant à Paris, je n'ai pas su où j'étais; je crois que je ne le sais toujours pas.
Elle me sourit :
- Si, je sais; je suis chez toi!
Nous voilà arrivés au métro République.
- La Répu! s'exclama d'une voix forte Dryade, comme pour annoncer l'arrivée à la station.
Je la regardai, étonné :
- La Répu?...
Elle me fit un sourire moqueur :
- Eh ben oui, quoi! C't'à côté d'là où c'que j'ai eu mon verre d'montre! Comment qu'tu dis, toi? Ben vrai! T'es pas du quartier!
Je savais bien que Dryade commençait à se familiariser avec la langue parisienne; mais là!...
Elle se retenait de rire. J'approuvai d'un grand sourire.
- Le Boulevard du Crime!...
Je montrais d'un large geste le boulevard qui partait... de la Répu.
Dryade ouvrit de grands yeux :
- On y tuait beaucoup?
- Oui!...
Je laissai passer un temps pour savourer mon effet :
- Mais les morts se relevaient toujours pour venir saluer le public!
Elle me pinça le bras :
- Tu te moques de moi! C'étaient des pièces de...
- Non! C'étaient des mélodrames!
- Bon, bon! Si tu veux...
Je l'interrompis... théâtralement :
- Le Théâtre de Paris était là!
Elle s'étonna :
- Je croyais que le dernier théâtre...
- Celui-là, c'était le vrai!
- Où est-il donc?
Comme je ne répondais pas, elle poursuivit :
- Tu n'y es jamais allé?
Je secouai la tête :
- Non; jamais! Il y a longtemps qu'il n'existe plus. S'il existait encore de nos jours, tout le boulevard - le boulevard du Temple - serait empli de théâtres!...
Comme toujours dans ces cas-là, elle ne dit rien, et attendit patiemment la suite.
Je racontai... le peu que je savais. Les nombreux théâtres qui se suivaient sans interruption, les cafés-concerts où l'on allait entre amis écouter un orchestre en buvant de la bière, et les tréteaux qui encombraient les trottoirs et où se donnaient des représentations de toutes sortes.
Dryade m'avait écouté avec attention. A la fin de mon récit, elle observa :
- Il n'y avait pas seulement plusieurs villes à Paris en ce temps-là, il y avait de même plusieurs époques.
Comme je ne lui donnais apparemment pas l'impression de bien la comprendre, elle reprit :
- A Annecy, dans les anciens temps, se tenait une grande foire. On y voyait de tout; marchandises, bestiaux...
Elle fit une pause :
- On y trouvait des chanteurs, des danseurs, des jongleurs... des funambules...
Elle fit une autre pause :
- Et ensuite, venaient des artistes; ils jouaient de petites pièces sur des tréteaux, comme cela se faisait sur ce boulevard.
Elle resta un long moment songeuse; puis, paraissant parler autant pour elle-même que pour moi :
- Paris a-t-il été une très grande ville de province?
De la République, nous prenions le chemin de Belleville.
- Allons faire du tourisme!
- Du tourisme? me répondit-elle; nous sortons de Paris?
- Non... Ou plutôt si, puisque ici je ne suis pas chez moi... Viens!
Sur la place, je demandai mon chemin au gardien de la paix. Quelques minutes plus tard...
- Oh! Un canal! s'écria Dryade.
Elle suivit le canal des yeux :
- Je crois que même moi, qui ne suis pas une Parisienne, je ressens aussi le vague sentiment de ne plus être à Paris...
- Eh bien, cela montre que tu commences à devenir parisienne!
Elle sourit :
- Je pense que c'est bien plus difficile que cela!
Nous tournâmes à gauche; je lus le nom de la rue : Quai de Valmy.
- C'est le canal de l'Ourcq; il se jette dans la Seine après être passé dans un tunnel; regarde à droite; on ne voit plus le canal.
- Comment sais-tu cela, puisque tu ne connais pas
?
Je l'interrompis, en prenant un air savant :
- Un Parisien...
Elle ne me laissa pas le temps d'achever :
- ...sait tout!
Mais son sourire taquin ne me laissait aucune illusion.
La rue du Faubourg du Temple nous mena sur les hauteurs de Belleville. Angèle habitait non loin de là, dans un appartement situé tout en haut d'une grande maison. Pendant qu'elle parlait avec Dryade de l'ouvrage pour lequel nous étions venus, je m'étais approché de la fenêtre, et de là, je contemplais la vue immense qui s'étendait devant moi, Paris. Angèle s'en aperçut.
- La vue est magnifique, me dit-elle.
Et, se tournant vers Dryade :
- J'aurais dû te la montrer... Nous étions tellement prises avec... Viens voir!
C'était vrai; la vue était vraiment magnifique. Je la montrai d'un geste à Dryade :
- Regarde, Paris, c'est là-bas...
Le travail terminé, nous nous préparâmes à partir.
- Vous rentrez directement? demanda Angèle.
- Non, répondit Dryade, nous devons passer aux Galeries.
- Ah! Vous redescendez sur les Boulevards...
Elle paraissait contrariée.
- Tu as besoin de quelque chose?
- Non, non...
Et elle se prépara à nous accompagner jusqu'à la porte.
- Mais tu boites! s'exclama Dryade qui se trouvait tout près d'elle.
- Ce n'est rien; je me suis légèrement foulé le pied hier. C'est pour cela que je ne suis pas venue ce matin à la Sorbonne. D'ici deux jours, il n'y paraîtra plus!
- Tu as besoin d'une course à faire?...
- Ce n'est pas important; et puis vous n'allez pas dans la bonne direction.
J'intervins :
- Je ne voulais pas en parler afin de faire une surprise à Dryade, mais tant pis! J'avais l'intention de lui montrer le Parc des Buttes Chaumont. Est-ce dans la bonne direction?
Son air gêné, quoique ravi, parlait pour elle.
- Que faut-il faire? s'enquit Dryade.
Angèle se décida :
- Je devais porter ce paquet à ma grand-mère...
Je m'emparai du paquet :
- Allons!
Angèle nous avait expliqué comment trouver l'endroit où habitait sa grand-mère. L'explication m'avait paru compliquée, et je craignais d'avoir du mal à trouver la maison; mais à ma grande surprise, Dryade n'hésita pas lorsque nous fûmes devant l'entrée d'une sorte de jardin qui me paraissait abandonné. "C'est là!" déclara-t-elle avec assurance. Et après avoir poussé un grand portail, puis traversé un bosquet qui m'avait semblé barrer le chemin, je me retrouvai dans une véritable petite rue de village comme j'en avais vu sur des photos!
- A Annecy-le-Vieux, j'ai l'habitude de voir des endroits de ce genre.
Elle ajouta en secouant la tête :
- Je ne pensais pas trouver cela à Paris!
Le petit village me surprit tout autant que Dryade :
- Moi non plus je ne pensais pas trouver cela à Paris!
Je lui souris :
- Dans ce cas, c'est à toi de me faire visiter!
Visiter n'était pas le mot; il n'y avait rien à visiter. Un chemin empierré - de quand dataient ces belles pierres tout arrondies? - bordé des deux côtés par des jardins comme je n'en avais pas vu jusqu'à présent, et derrière ces jardins, des petites maisons à un seul étage, recouvertes de plantes grimpantes - ça, je connais, ma maison en est pleine!
- Il n'y a pas beaucoup de fleurs. Le jardin en face de chez moi est plus joli.
- Ce sont des jardins potagers, m'apprit Dryade. Tu y trouveras plus de tomates que de fleurs.
Nous approchions de la maison de la grand-mère d'Angèle.
- Regarde, les petits pois seront bientôt prêts!
Je regardais. Oui, les petits pois étaient bien là, curieusement accrochés le long d'un bout de bois.
- Un tuteur! corrigea Dryade.
Elle continuait la visite :
- Par terre, ce sont des carottes...
Je l'interrompis, histoire de montrer que je n'étais pas si ignorant que cela :
- ...et voici de la confiture!
Elle se mit à rire :
- Pas encore; les fraises doivent d'abord bien mûrir!
Nous étions entrés dans le potager, car la barrière était ouverte. Une voix douce qui sortait d'une fenêtre nous fit lever les yeux :
- Il leur faut une petite semaine!
C'était la grand-mère d'Angèle, qui nous avait entendus, et qui maintenant, venait à notre rencontre.
- Ce grand garçon paraît bien gourmand, dit-elle avec un sourire avenant.
Puis, elle nous demanda :
- Vous vous promenez? Vous avez bien choisi votre jour, il fait un beau soleil aujourd'hui.
Dryade lui apprit la raison de notre visite.
- Angèle est très gentille de penser à moi; c'est une bonne fille. C'est votre amie?
- Nous sommes ensemble à la Sorbonne.
- Je suis sûre qu'elle travaille bien; elle est très savante...
Dryade confirma qu'Angèle était une très bonne élève. La grand-mère paraissait aux anges.
- Je vais vous donner des asperges, dit-elle sans transition, elles sont bonnes cette année.
Et, en nous montrant un grand arbre :
- Les toutes premières cerises sont prêtes. Cueillez-en autant que vous voudrez; il en reste toujours!
Nous repartîmes, chargés d'asperges et de cerises - de cerises, surtout!
- Qu'est-ce que c'est, ta surprise? me demanda Dryade, à peine étions-nous sortis de chez la grand-mère d'Angèle.
- Ah, tu verras!
- Les Buttes Chaumont, j'en ai déjà entendu parler.
Elle fit une petite moue amusée :
- C'est une grande montagne?
Je répondis en prenant un air sérieux :
- Oh! C'est bien plus grand que tes montagnes à toi...
- ...que tu n'as jamais vues!
- ...parce qu'elles sont beaucoup trop petites pour être vues!
- Oh! Alors je n'irai pas! J'ai peur de l'altitude!
Je m'étais laissé prendre un instant :
- Ah bon! Dans ce cas...
Je m'étais arrêté net devant son air naïvement inquiet, et je lui avais lancé en grognant :
- Bon, bon! La prochaine fois je trouverai mieux!
Elle me fit un sourire doux :
- Allons aux Buttes Chaumont, j'ai hâte de les voir!
Je confessai :
- J'ai hâte également; je ne les ai jamais vues!
Après avoir erré quelque peu, demandant notre chemin de temps à autre à des passants affables, encore qu'un peu surpris par notre ignorance d'un endroit que le monde entier était manifestement censé connaître, nous arrivâmes enfin sur les lieux.
Dryade ouvrit de grands yeux :
- Tu avais raison; jamais je n'aurais dû me moquer, c'est une véritable montagne!
Et, devant mes dénégations un peu gênées, elle ajouta :
- Oui, ce n'est pas le Mont Blanc; mais le Mont Blanc ne se trouve pas à Annecy non plus. Cependant, étant à Paris, c'est tellement inattendu...
Elle poursuivit, après une courte pause :
- Je vais souvent me promener dans la Montagne de Lachat, à une vingtaine de kilomètres d'Annecy. Ce n'est pas du tout de la haute montagne; elle doit faire à peine plus de mille mètres. Mais dans un coin caché, il y a un rocher sur lequel j'aime monter; lorsque je suis sur son sommet et que je regarde la pente qui descend vite, j'ai la même impression que là où nous sommes.
Métro Laumière. Je regardais le plan; Dryade avait déjà trouvé :
- On change à Gare de l'Est, et on descend à Chaussée d'Antin.
Les Galeries.
- Je n'arrive jamais à me souvenir du nom entier...
Je fis une grimace approbative :
- Tu fais aussi bien! Les Galeries, c'est les Galeries, c'est tout!
J'ajoutai d'un ton sarcastique :
- Y en a des qui disent les Galeries Lafayette, et même la Tour Eiffel de Paris!
Elle sourit :
- Et l'autre grand magasin, près de Saint-Lazare, comment faut-il dire?
- On dit pas! Ç'ui d'Saint-La, c'est pour les banlieusards; y z'arrivent à la gare et y cherchent pas pus loin!
Elle hocha la tête :
- Ah, les Parisiens! Nous avons bien raison de les trouver impossibles, chez nous!
- Ha! Dans vot' bled!...
Elle rit gaiement. Je me sentis un peu honteux :
- Tu sais, ce n'est pas du tout ce que je pense! C'est seulement pour te montrer ce que pensent les Parisiens!
- Va, va! C'est en tout cas ce que tu as toujours pensé!
Que dire?
- C'est vrai. Mais que veux-tu, je n'ai jamais rien connu d'autre que Paris.
- Oui, et ce qu'on ne connaît pas, on commence par le dénigrer.
Je me sentis penaud :
- C'est encore vrai...
Elle me serra le bras :
- Ne t'inquiète pas; je sais que tu n'as jamais vraiment pensé de cette façon.
Je lui serrai le bras.
La course faite, Dryade me proposa :
- Allons à pied jusqu'à la Madeleine; nous prendrons le Nord-Sud là-bas, c'est direct pour Montparno.
Place de l'Opéra. Nous étions adossés à la balustrade de marbre blanc du métro; je lui montrai le Café de la Paix :
- Au début du siècle, lorsqu'on voulait rencontrer un ami, il suffisait de s'asseoir à la terrasse et d'attendre.
Les alentours étaient toujours aussi animés qu'à l'accoutumée.
- C'est surprenant après le calme de Belleville, remarqua Dryade; à Annecy, on ne sent pas autant la différence quand on va d'un endroit à un autre.
Elle réfléchit :
- Il y a bien entendu plus de monde dans le centre de la ville, mais lorsqu'on le quitte, on n'a pas cette impression d'être au loin, comme celle que j'ai ressentie à Belleville.
Elle ajouta pensivement :
- Dans ta rue, je ne me sens pas au loin; je me sens dans un monde qui n'a aucun lien...
Elle s'interrompit. Au bout d'un assez long moment que je ne troublai pas, elle reprit :
- Je ne sais pas...
Elle s'interrompit de nouveau. Encore un moment après :
- C'est peut-être parce que c'est chez toi.
Je lui serrai doucement le bras qu'elle tenait sous le mien :
- Je me souviens du jour où tu es venue dans ma rue; il m'avait semblé que tu étais chez toi.
Les exams sont pour la semaine prochaine. "On va voir un bon film demain, avant le dernier coup de collier?" nous avait suggéré Armand. Nous avions tous accepté avec enthousiasme. "Tu as un bon film, toi?" lui avait demandé Hubert. Oui, il en avait un. "Mais il ne passe qu'aux Champs!" avait déploré Vif-argent. Après de longs débats, nous avions accepté cette fâcheuse contrariété.
Ce premier samedi de juin, je viens donc prendre Dryade pour aller retrouver notre petit groupe. Elle me fait part de son étonnement :
- Je ne suis pas encore allée aux Champs Elysées. Tu n'aimes pas aller là-bas? Ou bien n'y es-tu jamais allé, comme à Belleville?
Je ne sais pas trop quoi répondre :
- Si, bien sûr, je suis déjà allé aux Champs... mais... mais j'ai un peu le sentiment de quitter... de quitter mon Paris, ainsi que tu l'as appelé la semaine dernière.
- J'ai vu hier que tu n'étais pas le seul...
- C'est vrai; d'ordinaire, nous préférons les Boulevards.
- Eh bien, puisque nous y allons, je me rendrai peut-être compte par moi-même!
Nous descendons à la Concorde. Hubert est déjà là, les autres arrivent petit à petit; Hélène et Armand seront au Rond-Point - ils viennent tous deux par la ligne 9.
Nous avons pris le côté droit.
- Ils sont bien agréables ces Champs Elysées, pourquoi ne vous plaisent-ils pas? demande Dryade.
Tout le monde se regarde, l'air perplexe.
- Oui, c'est une belle avenue, bafouille Odile pour dire quelque chose d'aimable.
- L'avenue? Non, je ne parle pas de l'avenue; je parle des jardins!
- Ah oui, les jardins! reprend Odile d'une voix mal assurée; mais tu dis "les Champs Elysées"!
- Eh bien oui! J'ai regardé sur le plan hier soir; ce sont bien ces jardins qui s'appellent ainsi!
Nous nous regardons de nouveau. Jeanne finit par avouer :
- Figure-toi qu'aucun de nous ne le savait!...
Dryade sourit :
- Je m'en doutais; depuis que j'ai appris que les Champs c'était Belleville!...
- Comment cela? s'exclame Hubert, interloqué.
Je raconte notre promenade aux Buttes, et je parle de ce que j'ai dit à propos de Paris.
Améthyste se tourne vers Dryade :
- Il a raison, bien que cela puisse paraître exagéré; Paris, pour nous, n'est vraiment pas le même partout.
- Surtout pas aux Champs! grogne Vif-argent.
Hubert renchérit :
- A Belleville au moins, on trouve sûrement des gens qui y habitent; ici, il n'y a que des gens qui viennent d'on ne sait où pour se promener!
- Là, tu exagères un peu, tempère Odile.
- Oui, j'exagère un peu; mais seulement un peu!
Armand nous attend déjà au Rond-Point des Champs Elysées. Au métro suivant apparaît Hélène.
- A propos, demande-t-elle, où allons-nous?
- Au cinéma, là, le premier à gauche, Le Paris, répond Armand.
- Ah! Ce cinéma-là, je l'aime assez...
- Comment? s'exclame Dryade; je croyais que...
Jeanne intervient :
- Le Paris est assez plaisant; il n'a pas les allures tapageuses d'autres cinémas des Champs.
Hubert en rajoute :
- Ce qui n'empêche pas qu'ils soient toujours pleins. Et tu sais, on peut même y rencontrer quantité de gens qui habitent Paris...
- N'importe qui a le droit d'habiter Paris! conclut Armand d'un ton désinvolte.
Le film est bon. Il se passe plein de choses - trop rapidement pour que je puisse savoir quoi - les images défilent à une vitesse vertigineuse, le temps passe sans que j'aie à faire d'efforts pour le suivre... Quel repos après les interminables équations de maths... qui ne défilent jamais de bon gré!
Nous ressortons de la salle tout enjoués. Chacun parle en même temps que tous les autres du film que nous venons de voir et que manifestement aucun de nous n'a regardé; ce qui n'empêche personne de contredire tous les autres sans en avoir écouté aucun. L'animation est générale; adieu les études... pour ce soir seulement, hélas!
- Allons faire la promenade du dimanche! lance joyeusement Vif-argent.
- Mais nous ne sommes que samedi! proteste Odile.
- Bah! dimanche est dans quelques heures!
- Voilà un genre de réponse qui te coûterait cher à l'examen! observe Améthyste.
Armand pousse les hauts cris :
- Ah non! Ne parle pas d'exams aux Champs! Tu vas effrayer les passants!
Les jours sont longs en juin. Nous profitons du soleil encore haut dans le ciel pour faire à pas lents notre... promenade du dimanche.
- Sur notre Champ à nous, on se promène aussi, remarque Dryade.
- Quel champ? demande Jeanne, étonnée.
Dryade raconte le Champ de Mars, au bord de son lac. Personne n'a rien dit pendant un bon moment. Hélène est la première à réagir :
- Nous ne connaissons pas Annecy...
Elle s'est interrompue. Hubert paraît poursuivre la phrase - la pensée plutôt - d'Hélène :
- ...et il est difficile pour nous de nous rendre compte...
Comme dans un choeur à plusieurs voix, Odile reprend :
- ...mais comme cela est en paix!
- C'est vrai, intervient Armand; ici, tout le monde a l'air de faire quelque chose! Même si c'est se promener.
Personne ne dit plus rien. Je me demande si je rêve au lac...
Les Champs Elysées grouillent de monde. A Annecy, au Champ de Mars, même s'il y a beaucoup de promeneurs, dira-t-on que le Champ grouille de monde?
Jeudi. Les exams commencent lundi. Dernière toute petite révision. Odile nous a demandé hier si elle pouvait venir réviser avec nous. "Avec plaisir! Nous t'attendons chez moi", lui a répondu Améthyste.
Ce matin, Odile nous annonce que sa mère nous invite à déjeuner. "Nous pourrons travailler chez moi, si vous voulez bien", nous propose-t-elle.
En nous rendant chez Odile, Dryade et moi faisons un détour par la place Denfert-Rochereau au milieu de laquelle s'ennuie un lion - de bronze, heureusement! - pour aller porter un livre à Gisèle, rue Daguerre. Nous arrivons par l'avenue d'Orléans. Comme toujours dans la matinée, la rue Daguerre est en pleine effervescence. Ce n'est pas le marché de la rue de la Convention, mais c'est tout comme. Les boutiques, grand ouvertes, débordent largement sur le trottoir; si largement qu'il a disparu sous les étalages. Il ne reste plus à chacun qu'à marcher au milieu de la rue. Cris des marchands vantant leur marchandise, discussion animée d'une ménagère sur un prix ou sur la fraîcheur d'un fruit. Nous nous frayons un chemin au travers de la foule, chemin qui doit parfois contourner quelque réunion de voisins plantée au beau milieu du passage.
Un peu avant d'arriver chez Gisèle, une boulangerie au coin d'une rue.
- C'est là que j'allais chercher mon pain.
Surprise de Dryade :
- Tu venais jusque-là de la villa Santos Dumont?
Je souris :
- Regarde à droite, la cour.
Elle regarde. Je désigne à l'intérieur de la cour une maison sur la gauche :
- C'est de là que je venais!
- De là?
- Oui; j'avais six ans.
Dryade s'est arrêtée contempler la cour - il n'y a pas grand chose à contempler. Pas même une grue.
- Une grue? Comment ça, une grue?
- Evidemment; sinon je n'aurais jamais pu avoir de bonbons!
- Il y en avait trop pour pouvoir les monter par l'escalier?
Tel est pris qui croyait prendre! Il ne me reste plus qu'à expliquer :
- On m'avait fait cadeau d'une petite grue pour mon petit Noël; ce n'était bien sûr qu'un jouet.
- C'est avec cette grue que tu remontais des bonbons; c'est tout simple!
- On ne peut rien te cacher!
- Non.
Je fais un léger sourire... et je reprends mon récit :
- Je passais mes journées à descendre et à remonter par la fenêtre un petit panier en osier...
- Et un jour tu as retrouvé des bonbons dans ton petit panier!
Je plaisante :
- Oui, ça c'était facile à deviner; dis-moi plutôt quels bonbons c'étaient.
- Oh ça, je te laisse le plaisir de le dire!
Ah oui! C'est que... :
- C'est que... je ne m'en souviens plus.
- Tu habitais là?... demande rêveusement Dryade.
- Tu vois la fenêtre au troisième étage? C'était là.
- Tu es né ici?
- Non, je suis né pas très loin d'ici dans ce même 14e arrondissement, rue Châtelain, tout près de chez Odile; à cette époque, j'habitais rue de la Convention, tout près du pont Mirabeau.
Nous reprenons notre chemin. Le livre déposé, nous allons chez Odile.
Nous voici donc devant sa maison. Le marchand de journaux est sorti de sa boutique; il insère dans des petits casiers les journaux bien pliés en six qui pourront être glissés facilement dans la poche du veston. Odile arrive en même temps que nous.
- Je viens de chez Héloïse, une voisine; je lui ai apporté de l'essence pour sa lampe.
Elle a vu notre air étonné :
- Ah! oui, il faut que je vous raconte. C'est une très vieille femme; elle a perdu son mari il y a fort longtemps, et depuis, elle vit seule. Elle vit avec ses souvenirs; elle en parle souvent. Dans son jeune temps, elle n'avait pas l'électricité; personne ne l'avait. On s'éclairait avec des lampes à pétrole, ou avec des bougies; les bougies éclairaient mal et les lampes à pétrole étaient dangereuses. En 1882, alors qu'Héloïse avait quatorze ans, Charles Pigeon inventa une lampe à essence, qui porte son nom...
Odile s'est interrompue devant nos airs ahuris, et reprend en riant :
- Non, je ne prépare pas une thèse sur l'éclairage! c'est tout bonnement Héloïse qui me l'a souvent raconté. Je continue...
Elle s'interrompt de nouveau :
- Mais suis-je bête! Je dois vous ennuyer avec mon histoire...
- Pas du tout! nous récrions-nous tous.
- Bon. Alors je continue.
Encore un arrêt :
- Mais nous n'allons pas rester sur le trottoir! Montons, je vous dirai la suite tout à l'heure.
Nous montons. La mère d'Odile nous accueille avec gentillesse :
- Ma fille m'a souvent dit qu'elle était très contente de travailler avec vous; vous l'aidez beaucoup.
Elle paraît vouloir ajouter quelque chose. Elle a commencé une phrase : "Vous..." s'est interrompue, puis :
- A table, les enfants! Le travail vous attend!
Ma foi, ce n'est pas de refus! Certes, la Sorbonne apporte des nourritures spirituelles, mais quant à nourrir son homme...
La délicieuse salade de tomates aux oeufs durs, vite engloutie, laisse la place au tendre rosbif, accompagné d'un rosé de Provence bien frais.
La mère d'Odile a pris un air mystérieux.
- Viens m'aider, a-t-elle dit à voix basse à sa fille.
Elles disparaissent toutes les deux à la cuisine, et reviennent avec un grand plat coiffé d'un couvercle.
- Je ne sais pas si tu aimeras ça, me dit la mère d'Odile d'un ton de voix inquiet.
Odile soulève prestement le couvercle, et... apparaissent des frites!... dorées!...
Je rougis de plaisir. La mère d'Odile est tout heureuse.
- Il me semblait bien me souvenir que tu ne détestais pas trop les frites! me dit-elle gaiement.
Les frites étaient croustillantes à souhait. Et je n'étais pas le seul à m'en régaler. Suivaient le cantal, le camembert; et pour terminer, une crème au caramel... Le déjeuner fut un vrai festin!
Et maintenant, au travail!
- Et la lampe de Charles Pigeon? demande Vif-argent, tu n'as pas fini ton histoire!
- C'est vrai. Je continue.
Odile reprit :
- La lampe Pigeon était donc, pour l'époque, le dernier cri du modernisme; elle était garantie inexplosible! Et c'est à sa lueur qu'Héloïse passait ses veillées auprès de son mari. Lorsqu'il mourut, en 1910, l'électricité était déjà apparue; mais tout le monde ne l'avait pas - c'était très cher. Peu à peu, l'électricité s'installant partout, les lampes Pigeon devinrent plus rares, et disparurent toutes vers 1915.
Odile fit une courte pause :
- Toutes, sauf une; celle d'Héloïse. Jamais elle n'a voulu qu'on installât l'électricité chez elle. Et sa lampe Pigeon éclaire encore aujourd'hui les veillées qu'elle passe peut-être toujours auprès de l'ombre de son mari.
La révision se passe bien; très bien, même.
- Je ne pensais pas vraiment avoir de grandes difficultés, avoue Odile; mais grâce à vous, je me sens plus rassurée d'avoir revu les quelques points délicats de nos chères fonctions.
- Chères? Ô combien! s'écrie Vif-argent; nous avons eu à peine le temps de respirer, durant toute cette année.
- Nous avons pu malgré tout prendre un peu de bon temps, nuance Améthyste.
- Oui? Eh bien, vivement les vacances!
- J'espère qu'elles seront bonnes, soupire Odile.
Améthyste lui tapote doucement l'épaule :
- Ne t'inquiète pas! Tu as vu tout à l'heure? tout s'est bien passé!
Odile lui sourit :
- C'est vrai. Merci de me donner du courage! je suis toujours si inquiète...
La mère d'Odile nous complimente :
- Vous avez beaucoup travaillé. Vous prendrez bien un petit goûter!
Et elle s'en va à la cuisine, d'où elle rapporte un beau quatre-quarts; Odile l'a suivie, et revient chargée de gâteaux secs et de confiture de fraises.
- Préférez-vous du thé ou de la limonade? nous demande encore la mère d'Odile.
- Il y a aussi du sirop de menthe, ajoute Odile, il est très bon.
- Oh oui, je veux bien un diabolo menthe! déclare Améthyste.
Laissant les filles à la limonade, les garçons choisissent le thé.
Odile a découpé le quatre-quarts.
- Un coup de calva dans votre thé? propose-t-elle à Vif-argent et à moi.
Le calva fleure bon; nous avons bien fait d'accepter!
Sonnette. "Bonjour, Madame!" Une petite fille vient d'entrer.
- La maîtresse m'a envoyée vous demander des aiguilles; elle n'en a plus pour le cours de couture!
La mère d'Odile va chercher des aiguilles et en donne quelques-unes à la petite fille :
- Tiens, ma poulette!
- Merci, Madame!
Et la petite fille s'en va en courant.
- Le marchand est au coin de la rue; elle aurait pu... remarque à mi-voix la mère d'Odile.
Puis elle rentre dans sa chambre ranger les aiguilles.
- L'école est tout près, et la maîtresse habite dans notre maison, nous explique Odile.
Elle poursuit après un court silence :
- Ici, tout le monde se connaît; nous nous rencontrons souvent dans l'escalier - il n'y a pas d'ascenseur. Mes grands-parents habitent là aussi, deux étages au-dessus.
Elle ajoute encore :
- Dans le quartier, les habitants vivent depuis longtemps en voisins; et on se dit toujours bonjour lorsqu'on se croise dans la rue.
La liste des résultats est bien là devant nous; mais pour arriver à la voir!...
Nous nous étions battus, Dryade et moi, pour savoir quels résultats nous verrions en premier; elle voulait voir les miens... et réciproquement, comme l'on dit en maths! Finalement, la force de l'homme l'ayant emporté sur la faiblesse de la femme, nous nous trouvâmes devant les listes des littéraires.
Devant la liste, oui; mais comme je viens de le dire, loin des résultats! On aurait dit que la Sorbonne entière était venue consulter ceux de Dryade... mais si cela avait été vrai, on nous l'aurait dit, je pense!
"Tu y es!" crie soudain à Dryade une fille qui a surgi brusquement de l'amas estudiantin; elle lui a donné une grande tape sur le bras, "Moi aussi!" et elle s'enfuit en courant.
- Allons voir les tiens! me jette Dryade.
Et elle m'entraîne en me tirant par la main. Je tente un "Es-tu sûre?" inutile - elle m'a déjà planté devant le tableau des matheux.
- Où étais-tu passé?
C'est Vif-argent qui m'a harponné.
- Nous y sommes tous! s'écrie-t-il joyeusement.
Comment dit-on dans les romans? Nous tombons dans les bras les uns des autres. Odile est restée un peu à l'écart; elle a les yeux humides. "Tu vois!" lui glisse Améthyste.
- Vive la promo 48! hurle Armand.
Dryade m'a serré la main.
- Rue de la Pompe; métro Pompe. Il faut changer à Trocadéro.
- Changer au Troc? Tu sais bien que j'ai horreur des correspondances!
Nous étions à Montparnasse, Dryade et moi, devant le plan lumineux qu'elle aimait beaucoup manipuler. "C'est joli! toutes les stations le long de notre chemin s'allument à la couleur de leurs lignes!" disait-elle pendant que je maugréais : "Tu perds ton temps; les Parisiens connaissent toutes les stations par coeur!" Là-dessus, un jour, elle m'avait demandé : "Où est Michel-Bizot?" J'avais pensé qu'il s'agissait d'un camarade, et j'avais répondu : "Michel Bizot? je ne vois plus qui c'est!" Ah, ce jour-là, elle s'était bien moquée de moi - c'était le nom d'une station de métro! J'ai eu beau prétendre que c'était quelque part dans la forêt vierge...
- Descendons plutôt à Passy, avais-je proposé; par la rue de la Tour, nous y serons en cinq minutes!
- Je veux bien. Et puis, cela nous fera marcher un peu; j'ai envie de bouger...
Elle avait achevé avec un sourire mutin :
- ...plutôt que d'aller m'asseoir en amphi!
Nous voici maintenant chez Hélène, qui nous a tous invités pour fêter le Grand Jour!
Inutile de préciser que l'atmosphère est euphorique. Ses parents nous ont offert pour nos festivités quelques belles bouteilles de Champagne; moelleux pour les filles, brut pour les garçons! "Ça nous aidera à passer la nuit!" badine Vif-argent.
Le buffet est garni de bonnes choses; les affaires commencent donc par là. Et ensuite? Que voulez-vous que ce soit quand Jeanne est présente? Il n'y a plus qu'à tourner la manivelle du phono! Et nous ne manquerons pas d'aiguilles, la boîte est pleine... Hélène a tout prévu!
Les fenêtres du salon sont grand ouvertes; il fait chaud ce soir. Saviez-vous que l'été était venu hier saluer nos victoires? Vous ne le saviez pas? Eh bien, vous le savez maintenant!
La soirée s'avance; minuit va bientôt sonner. Odile s'est approchée d'Hélène, et lui demande, un peu inquiète :
- Les disques ne vont pas déranger les voisins?
- Non, sois sans crainte; j'ai fait prévenir les voisins. Certains nous ont même transmis leurs félicitations.
Elle s'interrompt, et reste un instant immobile, comme si elle écoutait avec une grande attention. Puis, en prenant Odile sous le bras :
- Viens!
Et elle l'emmène sur le balcon :
- Ecoute!
Deux ou trois maisons plus loin, on entendait faiblement le son d'une valse.
- Tu entends?
Odile est restée un moment à écouter, et se tourne en souriant vers Hélène :
- Oh oui! Nous ne sommes pas les seuls!...
La journée était bien entamée lorsque je me suis levé. Ma mère m'a dit qu'elle n'avait pas voulu me réveiller, et m'a demandé si j'avais faim. Non, je n'avais pas faim.
L'après-midi s'est passée à mettre de l'ordre dans mes cahiers.
Au repas du soir, nous avons parlé de ma réussite aux examens; mes parents étaient contents, moi de même. La conversation n'a pas duré très longtemps; quand on a réussi, il n'y a pas grand chose à dire, ce sont les reproches qui prennent du temps.
A vrai dire, je ne me souviens pas vraiment bien de tout cela; je dormais à moitié.
Ce matin, le soleil n'avait pas encore pénétré dans ma chambre que j'étais déjà debout. Qu'avaient dit mes parents, hier, alors que je partais me coucher? Ah oui! "Demande à Dryade de venir déjeuner demain, cela nous fera plaisir", avait dit ma mère. "Nous pourrons la féliciter", avait ajouté mon père.
Puisque j'étais debout, alors que mes parents dormaient encore, je décidai de sortir boire un crème au café de la place d'Alleray, sur le chemin de Buffon.
- Bien serré le café! Et un croissant!
Puisque j'étais sur le chemin de Buffon, je décidai de donner un coup de pied jusque chez Dryade, voir si elle était levée. Je ne me rendis compte de l'heure matutinale qu'en débouchant sur la place de Rennes. Que faire? Je cherchai une solution - Ah, les maths envahissaient mon vocabulaire! - quand je la vis qui sortait de chez elle.
- Déjà debout! fis-je.
- Déjà debout! fit-elle.
- Où vas-tu?
- Faire des commissions.
- Je t'accompagne.
- Oh oui, accompagne-moi!
- Dépêchons-nous, nous allons arriver en retard!
- Ah! tu ne sais pas? Le cours est remis.
- A quand?
- A après.
- A après quoi?
- A après que le cours sera terminé.
- Quel cours?
- Celui qui est remis!
Nous nous regardons un bon moment, en refrénant notre envie de rire. Je le sais, ses lèvres tremblotaient, comme sans doute les miennes. Je n'y tins plus; elle suivit de près. Nous étions là, au milieu du trottoir, à rire comme des fous.
Elle me prit la main :
- Tu viens faire les commissions?
- Je viens!
- J'ai le droit d'être bête, aujourd'hui.
- Moi aussi. Soyons bêtes.
- Comment allons-nous faire?
- Je vais te parler de philo, tu me parleras de maths.
- Oui; et comme ça, jusques à la rentrée.
- Je ne connais pas ce mot-là.
- Quel mot?
Elle me secoua la main... jusques à l'arracher :
- Nous n'avons plus à penser à l'amphi, nous pouvons...
- ...nous pouvons être ensemble!
- Le veux-tu?
- Je le veux!
Je la pris brusquement dans mes bras.
Je serrais...
Il fallait tout de même faire les commissions; la mère de Dryade les attendait. Nous allâmes tout de même faire les commissions.
La boulangerie ne devait certainement pas être loin, car un jeune garçon marchant dans la petite rue Littré mordait à belles dents dans une baguette bien dorée.
- Laisses-en un peu pour chez toi! lui glissa Dryade en passant.
Il répondit par un grand sourire et continua tranquillement de faire disparaître la baguette.
- Caroli-ine, mets tes p'tits souliers verni-is...
- Tiens! chez toi c'est "Caroline", chez moi c'est "Le Temps des Cerises".
- Oui; elle vient souvent par ici. On l'appelle bien sûr Caroline.
- On devrait aussi l'appeler "Cerise"; tu as vu son chapeau?
Dryade sourit :
- On pourrait aussi l'appeler "Persil". Les marchandes des quatre-saisons du quartier lui donnent quelquefois un bouquet de persil pour garnir son chapeau; ou encore des fleurs, des radis...
Le pain acheté, nous allâmes chez le crémier.
Un claquement clair de sabots nous annonça l'arrivée de l'attelage du laitier, deux forts chevaux tirant un gros chariot silencieux sur ses pneus. Le laitier était déjà descendu et, après avoir fait rouler bruyamment son gros bidon de lait jusqu'au comptoir, il le vidait dans la cuve.
- Deux oeufs et un demi-litre de lait, s'il vous plaît, demanda Dryade.
Elle se retourna vers moi :
- Tu déjeunes avec nous?
Et, sans attendre de réponse :
- Trois oeufs coque et un litre de lait!
La crémière fit un sourire discret :
- Ils sont frais de ce matin; on vient de me les livrer à l'instant...
Puis elle prit par sa poignée la boîte à lait en aluminium que Dryade avait apportée, et après avoir prestement enlevé le couvercle, y versa la quantité désirée avec sa mesure.
- J'oubliais, ajouta encore Dryade, il me faudrait aussi un quart de beurre.
- Charentes, comme d'habitude, Mademoiselle?
Et, prenant un mince fil ondulé, elle se mit en devoir de découper le flanc d'une grande motte d'un beau jaune d'or.
Pour terminer, le charcutier.
- Elle est gentille, Jacqueline, elle demande pas de jambon!
Une petite fille venait de s'exclamer bien fort dans la boutique, en s'adressant avec le plus grand sérieux à la charcutière.
J'expliquai tout bas à Dryade :
- A Paris, c'est la coutume; quand un enfant fait les commissions avec sa maman, la charcutière lui donne un petit bout de jambon, de saucisson... Jacqueline a dû être bien chapitrée pour ne pas réclamer - sa maman trouve certainement que cela n'est pas poli.
Cependant...
- Eh bien, j'ai compris quand même! répondit la charcutière, en donnant à Jacqueline le morceau attendu.
Après avoir bien déjeuné - l'oeuf avait vraiment très bon goût! - nous passâmes la matinée à faire de la musique - quel plaisir de ne penser à rien d'autre...
Un peu après dix heures, je rappelai à Dryade que nous devions aller chez moi pour le midi, et que j'avais moi aussi deux trois courses à faire.
- Et nous en profiterons pour passer prendre ton disque chez le marchand de la rue Desnouettes.
- Allons-y à pied, proposa-t-elle; ce serait dommage de prendre le métro par ce beau temps!
Elle se ravisa soudain :
- Il est dix heures dix; ne risquons-nous pas d'être en retard?
- Non; avec ton pas de montagnarde, nous serons rendus en une demi-heure.
- Et tes courses?
- Il n'y en a pas pour longtemps; toutes les boutiques sont près de chez moi.
- Que te faut-il?
- Ma mère m'a demandé d'acheter de l'encaustique et des pois cassés et la casserole.
Dryade se mit à rire :
- Quand ta mère veut cuire des pois cassés, elle achète aussi une casserole? Qu'est-ce que tu racontes?
- Mais non; la casserole est chez le rétameur...
- Ah bon! C'est déjà plus clair!...
- Ah oui! et puis du vin.
Nous commençâmes par le marchand de disques. Presque toute la rue de Vaugirard à parcourir.
- Oh, une fontaine Wallace! s'écria Dryade en arrivant; j'ai soif; tu viens?
Ma foi, la marche m'avait donné soif à moi aussi. Allons!
Quatre gracieuses jeunes filles soutenaient le dôme de la fontaine en fonte. Le ruisselet qui coulait paisiblement du haut du dôme nous prodigua l'eau fraîche désirée. Nous la bûmes dans un petit gobelet en fer étamé qui se balançait en tintant au bout d'une chaînette.
- Quelle charmante petite place, on se croirait dans son jardin!
- Oui, je l'aime bien aussi, avec tous ces arbres...
- Des tilleuls! précisa Dryade.
- Des tilleuls? Comment le sais-tu?
Elle éclata de rire :
- Vous êtes vraiment comme ça, vous autres Parisiens?
Je bougonnai :
- Qu'est-ce ça fait, que ce soit des tilleuls ou autre chose?
Nous allions traverser la rue Desnouettes pour entrer dans la boutique, mais pas question! Un charbonnier tirait sa charrette à bras en s'aidant avec une courroie passée sur son front par-dessus un sac de charbon vide. Dans le tintamarre de ses roues cerclées de fer, il livrait ses boulets. Les boulets, c'est pas cher; mais ça fume et ça chauffe pas!
Le disque sous le bras, nous repartîmes.
- Tu as vu la fenêtre là-haut?
Dryade m'indiquait dans la rue Saint-Lambert la fenêtre de la cousine d'Armand. C'est vrai qu'elle est assez curieuse, sortant du mur sur la rue, avec des vitrages sur les côtés.
- C'est là qu'habite la cousine d'Armand, lui répondis-je.
- Oh, c'est amusant; de la pièce on peut voir la rue des deux côtés!
Elle resta un moment à contempler la fenêtre :
- Tous ces vitraux de couleur sont vraiment très beaux, par contre je ne sais si on voit bien au travers.
- Si, si, je t'assure; je suis déjà allé chez elle.
J'ajoutai :
- Son téléphone est assez particulier.
Dryade sourit :
- Il ne marche pas?
- Au contraire, parfaitement bien; le téléphone est en bas dans un couloir.
- Et alors comment fait-elle pour l'entendre?
- C'est la concierge qui répond; puis, elle appuie sur un bouton, et ça sonne chez la cousine.
- Curieux, mais pratique!
Et maintenant, il ne restait plus que mes courses. D'abord, le rétameur de la rue de Vouillé. Entrer dans la boutique du rétameur peut fort bien se faire; s'y retourner est beaucoup moins facile.
- J'ai rarement vu un tel capharnaüm! s'exclama Dryade lorsque nous fûmes sortis de là; et il s'y retrouve?
Je lui montrai le fond tout neuf de la casserole :
- Tu vois!
Il ne restait plus qu'à aller rue Brancion. En passant je montrai à Dryade la poste qui se trouvait au coin de la rue de Vouillé et de la rue Brancion :
- Devine ce que je faisais là!
Elle rit :
- Tu mettais une lettre dans la boîte aux lettres!
- Pas du tout!
- Alors tu téléphonais?
- Pas du tout!
Dryade cherchait d'autres hypothèses. Je lui livrai le secret :
- J'étais debout à l'un des pupitres et je faisais mon devoir de littérature!
Elle s'arrêta net :
- Ton devoir? Comment ça, ton devoir?
Cette fois, c'est moi qui me mis à rire :
- Lorsque j'avais un devoir à rendre, je sortais un quart d'heure plus tôt de chez moi et je m'arrêtais ici pour le faire.
Elle restait là, étonnée. Je continuai :
- J'aime bien écrire debout; et puis, je n'avais surtout pas envie de faire mon devoir, comme ça, j'étais obligé de le faire vite.
- Et tu arrivais à avoir une bonne note?
- Douze.
J'ajoutai plaisamment :
- Comme à l'examen à la fin du lycée.
Elle fit une petite moue :
- Je pense que là tu es resté les trois heures réglementaires?
Je ris à nouveau :
- J'ai mis un quart d'heure!
- Et tu as eu douze?
- Bien entendu!
- Bon, j'ai compris; tu avais pris un abonnement!
Pour le coup, nous avons ri tous les deux.
L'encaustique se trouvait chez le marchand de couleurs de la rue Brancion, où, dès l'entrée, on était pris par une odeur suave où se mêlaient les solvants, l'alcool à brûler, la cire... et la térébenthine de Venise que le mélèze embaume. Là aussi, il y avait grand nombre d'articles - pots de peinture, balais, assiettes, éponges, ficelle, tournevis, que sais-je encore?...
- Au moins, c'est rangé! approuva Dryade.
Un peu plus loin dans la rue, nous passâmes chez le marchand de vin.
- Je n'ai pas pris les bouteilles, vous me les consignez!
Le marchand remplit deux bouteilles à mon tonneau habituel.
Une fois dans la rue, j'expliquai à Dryade :
- C'est un vin ordinaire, mais il est très honnête; il vient directement de chez un vigneron que connaît bien le marchand. Nous le buvons à table coupé d'eau; c'est très rafraîchissant l'été, quand il fait chaud comme aujourd'hui.
Il ne restait plus que les pois cassés; j'en pris un demi-litre rue des Morillons.
- Regarde la rue, là!
Elle jeta un rapide coup d'oeil :
- Oui...
- C'est chez toi! C'est la rue de Chambéry...
Elle s'insurgea :
- Chambéry n'est pas Annecy!
Je fus étonné :
- C'est en Savoie...
- C'est en Savoie, oui; mais je t'ai déjà dit que j'étais du Genevois, au nord de la Savoie.
Elle s'interrompit un instant :
- Tu sais, je ne connais pas Chambéry; pour moi, c'est peut-être Belleville...
Elle ajouta rapidement d'une voix plus calme :
- Mais ça n'a pas d'importance...
Nous n'avions plus qu'à aller chez moi.
- Ah! j'avais oublié! le mou pour le chat du voisin.
Du reste, si je m'en étais souvenu, c'est que le tripier était presque au coin de la rue de Chambéry.
Le mou était suspendu à une dent-de-loup en fer et paradait devant la boutique du tripier, énorme, tout rose, tout brillant, tout gonflé; et ardemment convoité par les mouches. Nous entrâmes.
- Du mou pour le chat, s'il vous plaît!
Le tripier sortit décrocher le mou, s'empara d'un grand couteau, et crrr! le couteau crissa sur le mou. J'avais mon morceau de mou. En sortant je glissai à Dryade :
- Je préfère que ce soit le chat qui le mange!
Elle parut du même avis :
- Oh oui!
Elle ajouta avec curiosité :
- Comment fait-il pour le gonfler autant?
- Il prend le poumon, et le gonfle à la pompe à bicyclette! et c'est vrai!
Elle rit, en imitant la Toinette de Molière :
- "Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture?"
- Du mou de veau, bien sûr!
Nous entrâmes dans ma petite rue en impasse, toute en terre, la villa Santos Dumont. Des enfants jouaient aux billes...
- Tu vois, nous ne sommes pas en retard!
- Il s'en est fallu de peu, me répondit-elle en souriant gaiement; il est midi moins cinq!
Samedi. Nous déjeunons, Vif-argent et moi, chez les parents d'Améthyste. Le repas est agréable; les parents d'Améthyste nous tiennent des propos agréables. Ils nous félicitent, une fois de plus; ils sont contents de leur fille, qui a bien travaillé. Nous aussi, nous avons bien travaillé. C'est très bien. Nous allons pouvoir nous reposer pendant les vacances. Il ne faut pas oublier l'année prochaine... non, ce n'est pas tout à fait ça... enfin si... Il ne faut jamais oublier les années prochaines... Enfin, ça, c'est moi qui suis en train de le penser confusément. Oui, oui, aussi confusément que je l'écris. Du reste, on n'écrit pas le jour même où les choses se passent. Et puis, on n'écrit que ce qui reste.
Le déjeuner a été très agréable. Oui, oui, c'est vrai, c'est vraiment vrai. Nous étions tous très gais. Nous avons bu du Champagne.
J'ai...
Non, je n'ai pas envie de pleurer. Pas du tout. Non, ce n'est pas ça. Non, non. Je ne sais pas... Je ne me rends pas bien compte. C'est certainement le Champagne. Je n'ai pas l'habitude d'en boire; c'est le Champagne.
Le café, là-haut, dans la chambre d'Améthyste.
- Tu sais, tu l'as réussi, ton examen.
C'est Améthyste qui me sourit. Vif-argent s'exclame :
- Il a trop bu!
Améthyste me regarde...
- Qu'est-ce que nous faisons?
J'ai lâché ça comme ça. Sans savoir pourquoi.
Mais si... Dryade doit partir pour Annecy. Ça n'a aucun rapport!
- Eh bien, nous voulions parler de notre année, de l'année prochaine!... commence Vif-argent.
Améthyste l'interrompt :
- Nous pouvons très bien en parler un autre jour.
Ai-je ouvert les yeux? Je m'exclame - comme si je venais de découvrir que c'était important :
- Si, si; parlons-en!
Nous en avons parlé...
Je rêvais au lac...
Nous en avons parlé longtemps. Avec animation. De nos projets de l'année prochaine.
Tard dans l'après-midi...
- Tu pars avec elle? me demande Améthyste.
- Oui, sa mère m'a invité.
Vif-argent prend un air dramatique :
- Tu pars tout l'été? Qu'allons-nous faire sans toi?
- Non, pas tout l'été. Elles ne partent que dans deux semaines environ.
Améthyste hésite un peu avant de me parler :
- Annecy te fait peur?
Vif-argent proteste :
- Pourquoi Annecy lui ferait-il peur? Il a de la chance, au contraire, d'avoir de si belles vacances! D'après ce que nous a dit Dryade, l'endroit est magnifique... et il sera avec elle tous les jours!
Je n'ai rien dit. Améthyste m'a regardé...
Pourquoi ai-je peur d'Annecy?
Demain, c'est juillet. Il a fait très chaud aujourd'hui. Nous avons décidé de faire une grande promenade cette nuit, en espérant trouver un peu de fraîcheur. Rendez-vous à La Motte-Picquet, qui est à peu près à même distance pour chacun d'entre nous. Où allons-nous aller?
- Allons où nous voulons, ironise Armand.
- Où voulons-nous? s'empresse d'ajouter Hubert.
- Vous êtes bien malins! s'interpose Hélène. Moi, je ne fais pas un pas de plus avant de savoir.
- Quoi! tu ne sais pas d'avance?
- Asseyons-nous sur le banc, propose Odile.
Le banc est pris d'assaut; certes, on peut s'y installer des deux côtés, mais nous sommes neuf!
Brouhaha :
- Mais pousse-toi donc!
- Attention tout le monde! Je vais tomber!
- Oh oui! ça fera une place de plus!
Le brouhaha vient bien sûr de nous les garçons; si les filles ne disent rien, c'est simplement parce qu'elles attendent patiemment les effets de la semonce énergique de Jeanne :
- Vous avez bientôt fini, la classe biberon!
La classe biberon prend un air digne. Armand a sauté sur ses pieds, et fait un geste large d'invitation :
- Si ces demoiselles veulent bien prendre place!...
Ces demoiselles prennent place avec majesté...
- Bon, s'exclame impétueusement Jeanne, tout ça ne nous dit pas où nous allons!
- Si nous allions sur les quais? propose Améthyste.
- Les quais? au Quartier? demande Dryade.
J'interviens :
- Oui et non... L'été, il nous arrive de longer la Seine sur les quais, du pont Mirabeau jusqu'à l'Ile de la Cité; et là, nous sommes au Quartier.
Vif-argent est déjà debout :
- Allez les filles! En avant! Ou faut-il vous porter?
- Non, non, réplique Hélène; nous irons par nous-mêmes... nous avons trop pitié de vous!
Les garçons n'ont rien entendu.
De La Motte au pont Mirabeau par l'avenue Emile Zola, il n'y a pas loin; nous dédaignons le métro, et nous voilà partis! Le soleil n'est plus qu'un souvenir, il doit être dix heures environ, mais la fraîcheur n'est pas encore venue...
Les derniers passants rentrent tranquillement chez eux; un bruit de moteur annonce au loin une auto qui croise notre route. Quelques fenêtres veillent derrière leur fin voilage qu'éclaire la lumière intime de lustres qui tardent à s'éteindre; Paris ne dort pas encore.
Le pont Mirabeau; un souffle d'air est passé...
Nous descendons sur les quais; les murailles qui les bordent protègent les maisons riveraines des caprices du fleuve. Il n'a pas plu en ce mois de juin; la Seine est basse, et l'on voit de longs reflets courir sans heurts sur son eau noire. S'il reste encore des passants, ils sont là-haut, on ne peut les voir; s'il reste encore des autos, on ne peut les entendre.
Le silence, à l'entour de moi, loin d'être hostile, laisse ma pensée vagabonder sans crainte; et ce lieu plein de nonchalance pousse mon esprit à l'abandon.
Près de l'eau... L'eau n'habite nulle part. Est-elle la même dans son lac?
Nous avons marché jusqu'au pont de Grenelle sans rien dire; personne, apparemment, n'avait voulu troubler le calme de la promenade.
Nous nous sommes arrêtés près du pont; Dryade montre la Tour Eiffel.
- Les avions volent au-dessus de Paris? demande-t-elle.
Hubert - tout comme nous - est étonné :
- Pourquoi dis-tu cela?
- Tu vois les lampes rouges là-haut, sur la Tour?...
Jeanne l'interrompt :
- Ah oui, c'est vrai, elle a raison, ce sont des signaux pour prévenir les avions!
- Comment sais-tu cela? vous avez une Tour Eiffel à Annecy? ironise Armand.
- Oh non! nous n'en avons pas besoin; s'il nous prend l'envie de regarder au loin, nous avons nos montagnes...
Il cherche une réponse; elle le prend de court :
- Et la Savoie va jusqu'au Mont Blanc!
- Touché! lance Hélène à Armand; Mont Blanc : 4807 mètres!
- Les filles sont bien savantes, de nos jours, souligne Vif-argent en faisant une grosse moue.
Dryade n'a pas fini de nous étonner :
- Un jour où j'étais dans le métro aérien qui va à Passy, j'ai vu qu'il y avait un escalier qui descendait sur l'Ile des Cygnes.
- C'est pourtant vrai, elle sait tout! ponctue Odile, d'un ton admiratif.
- Eh bien, allons-y!
Ma proposition ne soulève pas d'objections.
Du pont de Grenelle, nous descendons sur l'île par la passerelle.
Armand paraît très surpris :
- Je vois cette île depuis toujours; je ne m'étais jamais aperçu qu'il y avait autant d'arbres!
- Et ils sont presque tous différents les uns des autres, expose Dryade.
- Suivez l'guide!... s'écrie Hubert, d'une voix... touristique.
Le fait est que nous sommes assez surpris par notre propre ignorance.
- Tu connais bientôt mieux Paris que nous! observe Hélène.
- Moi, je n'y suis seulement jamais allée, avoue Améthyste.
Je crois que c'est aussi mon cas; et je ne dois pas être le seul Parisien à ne pas avoir mis les pieds sur cette île.
- Oh, regardez, un métro qui vole! s'exclame soudain Dryade.
De surprise, nous levons les yeux. A travers les cimes des grands arbres, nous apercevons le métro roulant sur le viaduc qui mène à Passy; illuminant la nuit, il paraît se fondre dans le ciel. Nous nous sommes arrêtés, et regardons, comme si c'était pour la première fois, ce métro que nous connaissons depuis toujours...
Nous quittons l'île.
- Ressortons-nous du même côté? s'enquiert Dryade.
- Oh non! ce n'est pas la peine de rebrousser chemin; prenons l'escalier qui remonte sur le pont de Passy! répond de suite Armand.
- Oui, ici, ce n'est pas folichon! approuve fermement Jeanne.
Nous opinons tous du bonnet; même Dryade.
La nuit s'est faite plus dense; nous reprenons la promenade sur les quais. Il fait toujours chaud; cependant la chaleur n'est plus autant étouffante que dans la journée.
Assis par terre, adossés à la muraille, deux hommes à l'âge incertain, quoique encore assez avancé, vêtus de vieux habits venant sans doute des Puces, causent paisiblement malgré l'heure tardive; peut-être viennent-ils d'achever leur repas, car une bouteille de vin est encore près d'eux.
Nous nous éloignons.
- Eh ben! ...z'ont la dalle en pente, ces deux clodoches-là! constate objectivement Vif-argent.
- Eh ben quoi? Par cette chaleur, mézigue en f'rait bien autant! remarque placidement Armand.
Il se tourne vers Hubert :
- Pas tézigue, non?
Hubert fait une grosse moue d'approbation :
- Ma foi, ça s'rait point d'refus! J'crois bien que moi z'aussi, j'ai une p'tite soif!
J'explique à Dryade :
- Ici, ils se sentent chez eux; tout le monde les laisse tranquilles. C'est la vie qu'ils ont choisie; ils ne veulent pas vivre autrement, même si on le leur proposait. On les appelle aussi des "clochards", mot qui voudrait dire qu'ils "clochent", c'est-à-dire qu'ils "boitent". En somme, on les traite d'incapables.
- ...z'ont des oursins dans l'morlingue, pour boire que du gros rouge! critique Vif-argent.
- Eh bien, pourquoi ne leur offres-tu pas une meilleure bouteille? ironise Jeanne.
- Et puis tu sais, nos porte-monnaie, autant que le tien je pense, piquent aussi quand on y plonge les doigts... C'est cher, le bon vin! soupire Odile.
Vif-argent ploie sous l'averse :
- Bon, bon, tu as raison!
Il ajoute, d'un ton gai :
- Si on peut pus rigoler, à c't'heure...!
Nous nous empressons, en riant, de le rassurer!
- Le Musée de l'Homme! s'écrie Dryade, en montrant le grand édifice.
- La Tour Eiffel! s'écrie Armand, en montrant le grand édifice.
- L'Homme de Cro-Magnon! s'écrie Jeanne, en montrant Armand.
Lequel a bien tenté, en montrant Jeanne, un "La femme de..." prometteur - pour lui, en tout cas - mais rien n'a suivi.
Dryade est en verve :
- Tu es déjà monté sur la Tour Eiffel?
- Non, jamais! répond fièrement Armand.
- Alors, d'où sais-tu que c'est la Tour Eiffel? tu l'as lu dans un guide touristique?
Elle poursuit, sur un ton taquin :
- Moi, j'suis allée au Musée d'l'Homme!...
Armand tente de protester, mais ne peut s'empêcher de rire. Hubert prend un air admiratif :
- Une Parisienne, on vous dit!
Nous passons sous le pont d'Iéna. Quatre clochards dorment sereinement sans se préoccuper de nous. Un peu plus loin, des péniches arrêtées au bord du quai sont amarrées aux gros anneaux de fer qui sortent de la muraille à hauteur d'homme; pour ne pas gêner les piétons, chaque batelier a disposé une lourde pierre qui retient à terre la solide corde avec laquelle il attache sa péniche.
- Tiens, vous dites "batelier" à Paris? remarque Dryade; nous, nous disons "marinier".
- Et sa femme, c'est une moule? lâche Vif-argent.
- Une moule! Pourquoi une moule?
- Tu n'as jamais mangé de moules à la marinière?
Rires. Dryade sourit gentiment.
Nous continuons à marcher à pas lents sur les larges pavés arrondis, luisant de la légère brume de chaleur qui s'est répandue sur le quai. Le calme règne toujours autour de nous. Par endroits, les péniches, plus nombreuses à mesure que nous avançons vers l'Ile de la Cité, se pressent les unes contre les autres en longues files. Le patron de l'une d'elles, une pipe à la bouche, se repose sur une chaise, profitant de la fraîcheur de la Seine. Une autre péniche; du linge qui sèche. Sur une autre encore, des enfants jouent avec le chien. Les ponts se succèdent, bientôt nous serons au Quartier.
- Qui a envie de boire un bon café? s'exclame soudain Armand, lorsque nous passons près du pont du Carrousel.
- Ah, quelle excellente idée! approuve Améthyste.
Après avoir emprunté le pont et traversé les jardins du Louvre, nous débouchons sur la place du Théâtre-Français. La place est animée; minuit n'est pas très loin, c'est l'heure de la sortie des deux théâtres, le Français et le Palais-Royal. Nous en retrouvons les spectateurs à la terrasse du café où nous sommes venus nous asseoir. Les commentaires sur la pièce dont on vient de voir la Première vont bon train, commentaires appuyés par le critique habituel du Figaro dont la première édition est parue à l'instant et que les crieurs proposent déjà aux clients des cafés environnants.
Après avoir dégusté nos consommations, nous gagnons le Pont-Neuf.
- Si nous allions au Vert-Galant? propose Odile.
- Chez le quatrième Henri? plaisante Dryade.
- Ha! ha! serais-tu tentée? demande sournoisement Hélène.
- Ho! ho! quelle égrillarde tu fais! lui lance Hubert.
- Hé! hé! méfie-toi! me glisse Vif-argent.
- C'est Odile qui veut... répond naïvement Dryade.
Mis en gaieté, nous acceptons bruyamment la proposition d'Odile. Du reste, un peu de repos ne nous fera pas de mal.
Nous nous installons donc dans le petit square du Vert-Galant, à la pointe de l'Ile de la Cité. Je montre le fleuve à Dryade :
- La Seine nous entoure...
- ...de ses bras! me coupe le plus naturellement du monde Vif-argent - voix du guide touristique.
- Et sur votre droite, vous pouvez admirer le Vert-Galant! ajoute le plus innocemment du monde Dryade - même voix - en montrant la statue équestre d'Henri IV.
- Bien répondu! ponctue Jeanne en riant.
Nous restons sans rien dire, à goûter la nuit...
Mercredi 21 juillet 1948. Horaire de mon train de Paris à Annecy.
PARIS gare de Lyon
DIJON
LYON-Perrache A
LYON-Perrache D
AMBERIEU
CULOZ A
CULOZ D
AIX-LES-BAINS L-R A
AIX-LES-BAINS L-R D
ANNECY
|
13h10
15h35
17h10
18h 8
18h44
19h31
19h42
20h 1
20h 7
20h43
|
Je l'ai recopié soigneusement; j'aime savoir.
Dryade est à Annecy avec sa mère depuis une semaine.
Elle m'attendra à la gare d'Annecy.
Je suis arrivé à la gare de Lyon (à Paris) avec une bonne heure d'avance; on ne sait jamais...
J'ai été boire un café à l'un des cafés de la gare; celui d'où l'on voit mon train. Je sais lequel c'est, j'ai été voir.
Ça ne sert à rien de le voir; s'il part, je ne pourrai pas le rattraper!
Ah! J'ai écribt (pardon pour la rature; il faut lire "écrit" et non "écribt") : "Elle m'attendra à la gare d'Annecy." C'est idiot! Où voulez-vous qu'elle m'attende? A la gare de Bordeaux? Tant pis, ça restera comme ça.
Le train est parti. Il y a des rails partout. Nous ne devons plus être à Paris, les maisons sont petites, des jardins... Oui, nous, c'est le train et moi - c'est bien ce que cela veut dire, sans doute. On dit toujours "nous" dans ce cas... Tiens! Plus de maisons, des champs; oui, je sais ce que c'est... Il y a tout le temps quelque chose qui passe - un bois, des animaux... Bien sûr! je suis à la campagne. Je ne suis jamais sorti de Paris, mais rien ne me paraît inconnu. Les films, sans doute. C'est agréable à voir. Cependant, c'est que je suis dans le train... Si j'étais dehors, où serais-je? Oh! on peut toujours demander son chemin! S'il n'y avait personne, ou si je ne connaissais pas la langue... Il faudrait aller jusqu'à une ville... un village... J'ai vu des villages au cinéma, il y a des panneaux qui indiquent où aller. Je suis en France... Et si j'étais ailleurs? J'ai rêvé un jour - oui, je sais, c'est la nuit! - le train avait disparu peu à peu, et j'ai fini par marcher sur les rails; tout était loin, j'étais inquiet, je me suis réveillé. C'était à la campagne, comme ici. Une grande rivière. Elle passe moins vite que les bois ou les maisons, j'ai le temps de la regarder, elle est longue; c'est comme si elle m'accompagnait. J'ai envie de lui parler... Mais on ne peut... Si, si, elle veut me dire quelque chose... Ne faites pas attention, c'est pour le plaisir d'écrire n'importe quoi; c'est long, un train. Je veux dire le voyage, pas le train. Ha! ha! Bien attrapés!
Des maisons, beaucoup de maisons, c'est une ville; le train freine, c'est Dijon. Trois heures trente-cinq de l'après-midi, le train est arrivé à l'heure prévue; c'est comme au lycée!...
Les gens descendent, montent, prennent place; cependant, ce n'est pas comme dans le métro. Dans le métro, on peut descendre à la station prochaine; ici aussi, mais dans une heure trente-cinq minutes. Ce n'est pas la même chose.
Dijon est parti. Non, il n'est pas parti, il est toujours là, les maisons se suivent, nombreuses. Dijon est une ville, je le sais; pourquoi ne la vois-je pas, cette ville? Quelque chose manque. Oui, ce sont ces alignées de grandes maisons massives qui bordent les larges avenues parisiennes.
Le couloir du wagon, c'est bien. C'est comme dans le métro aérien, où je regarde toujours au dehors; et ici, je peux regarder plus longtemps...
La Saône va maintenant nous conduire à Lyon. Lyon est, je crois, la plus grande ville de France après Paris. J'ai regardé le plan de la ville avant de partir. Entre la Saône et le Rhône, c'est petit; ailleurs, le plan ne donne pas l'impression d'une ville. Nous verrons...
La Saône est belle. La Seine auss... Mais personne ne me demande de parler de la Seine! A vrai dire, de la Saône non plus; j'écris pour moi. A quoi me sert-il d'écrire pour moi? Je sais tout ce que j'écris. A me souvenir? A quoi peuvent servir les souvenirs? A refuser le temps présent? Les leçons que l'on a apprises à l'école sont-elles des souvenirs?
Il est quatre heures; la Saône va rester avec moi jusqu'à cinq heures dix. Voilà une vache qui boit dans la Saône; elle ne va pas au wagon-restaurant, où j'ai demandé tout à l'heure à l'aimable serveur deux oeufs sur le plat au bacon : "Je voudrais deux oeufs bien frais sur le plat, avec le blanc bien cuit, un peu brûlé sur les bords, et le jaune - resté entier - presque cru; le tout, sur deux fines tranches de bacon!" J'allais me régaler; je n'avais pas vraiment faim, mais j'aime beaucoup les oeufs sur le plat au bacon. L'aimable serveur s'en fut dans la petite cuisine attenante, et je l'entendis commander d'un ton décidé au cuisinier : "Et un oeuf-jambon!"
Les mêmes arbres, la même herbe, les mêmes petits chemins; mais la vie y paraît différente de celle que j'ai vue avant Dijon. Est-ce comme les quartiers de Paris?
On voit loin; de tous côtés. Je ne m'en suis aperçu qu'au bout d'un certain temps. C'est surprenant. Pourtant, cela paraît tellement naturel...
On voit le ciel; on voit tout le ciel.
J'ai soudain la sensation d'être... de n'être nulle part. Perdu.
Lyon. Cinquante-huit minutes d'arrêt. Je dépose ma valise à la consigne, et je sors rapidement de la gare. Trois quarts d'heure pour visiter la ville, il n'y faut pas compter. Allons vers la place Bellecour. Quelques rues pas très larges, toutes droites, sans fantaisie. La place est grande - la plus grande place sans arbres ni gazon d'Europe, dit-on. Avec Louis XIV à cheval. Un Lyonnais s'y promène-t-il? Je ne me suis jamais promené place de la Concorde. A Paris, je préfère le Bois, les parcs comme celui des Buttes Chaumont, les jardins comme le square Saint-Lambert. Ici, place Bellecour, c'est vide.
Les montagnes, je les ai étudiées en classe, j'en ai vu des photos, je m'y suis promené au cinéma; je les connais très bien. Ce que je vois... de visu! ajouterai-je pour renforcer autant que faire se peut ce que je vais dire, n'est certainement pas une montagne. Qu'est-ce alors? Je ne sais pas. La terre s'est soulevée, et vient sur moi; elle vient puissamment, avec autorité. Je n'ai pas eu peur en la voyant apparaître. Elle m'invitait : "Monte! Monte chez moi! Je sais que tu es assez fort pour t'opposer aux dangers qui m'habitent. La vie, chez moi, n'est pas celle de la terre, en bas; chez moi elle est libre."
Oui, cette terre haute n'est pas la montagne que l'on trouve dans les livres.
Sept heures moins le quart. Le train a freiné; nous arrivons à Ambérieu-en-Bugey. Le Bugey, c'est lui la montagne. J'ai regardé sur la carte avant de partir - j'ai regardé pas mal de choses avant de partir; que croyiez-vous donc? que j'allais être pris au dépourvu? Bon, revenons au Bugey. Huit cent cinq mètres au mont Luisandre ("Belvédère"!), derrière Ambérieu; huit cent vingt près de Cleyzieu, de l'autre côté de l'étroite cluse (de l'Albarine) que nous allons enfiler - toujours le train et moi, bien entendu. Huit cents mètres... presque trois fois la Tour Eiffel!... Oui; la vue, de la Tour, a dû paraître fade à Dryade...
Il arrive qu'à Paris il fasse chaud. Je savais de même qu'il faisait très chaud dans le sud de la France. Mais dans la cluse, non! je ne m'y attendais pas! Il est sept heures de l'après-midi; le bon soleil de juillet a disposé de toute la journée pour brûler la cluse (de l'Albarine). Le train se traîne, la cluse est très sinueuse. Des deux côtés, la montagne nous enserre. Aussi, j'ai eu tout loisir d'étouffer dans cette sorte de four!
Sept heures et demie. Culoz. Onze minutes d'arrêt. Ce n'est certes pas une station de métro! Des trains, des hommes affairés qui tapent sur les roues - Vérifications? - des wagons qui bougent soudain sans qu'on sache pourquoi, des coups de sifflet sans conséquence apparente...
Encore quelques minutes de trajet, puis... un lac! un grand lac. Mais ce n'est pas le sien - je vous ai déjà dit que j'avais regardé la carte! C'est l'autre lac, celui du Bourget, près d'Aix-les-Bains; on dirait une grande cuvette pleine d'eau. Je préfère le lac du Bois de Boulogne; on y vit, avec ses deux petites îles où l'on peut se promener à l'aise, et ses arbres dont les feuilles se penchent sur vous lorsque vous passez paisiblement près d'eux dans votre barque.
Huit heures et demie. Des gorges profondes où s'engouffre le Fier dans lequel se baigne souvent Dryade, un tunnel, Annecy; Dryade m'attend sur le quai!
Dryade avait-t-elle demandé à la montagne de veiller sur mon sommeil? La montagne attendait-elle patiemment mon réveil?
J'ouvre les yeux; devant moi ce n'est pas mon jardin où s'ébattent mes serins, c'est le Semnoz. Hier, j'ai demandé l'altitude à Dryade; elle a souri : "Je savais que tu voudrais le savoir; dix-sept cents mètres." Je l'avais vu en arrivant; le soleil était déjà couché, mais on voyait sa masse sombre découpée dans le ciel lumineux. "Le soleil n'est pas couché, il est derrière le Semnoz; en montagne, il fait nuit plus tôt qu'en plaine", m'avait expliqué Dryade. Elle avait ajouté en hochant la tête : "Il est vrai qu'à Paris, avec les grandes maisons qui cachent le ciel..."
Je me suis levé. Le lac, son lac, m'a empli les yeux. Le soleil, derrière la maison, l'éclaire avec douceur. L'eau est lisse.
La maison est déjà levée.
- Tu as bien dormi? me demande avec un bon sourire la mère de Dryade.
- Oh, très très bien, Madame!
Je me sens un peu gêné. Dryade s'en est aperçue :
- Ne t'inquiète pas pour l'heure! A Veyrier, on dort toujours très bien. L'air de la montagne est pur et frais, même quand il fait très chaud; et puis, regarde le lac comme il est transparent; l'eau vient des ruisseaux qui descendent de la montagne, et surtout des profondeurs de la terre.
- Comment cela, des profondeurs de la terre?
- Il y a une source au fond du lac.
- Comme c'est curieux!
Je poursuis, après réflexion :
- D'après les principes de la physique...
Dryade me jette un regard suppliant :
- Oh non, s'il te plaît!...
Je lui souris :
- Pardon! C'est vrai, pas d'amphi aujourd'hui!
- Un peu de sciences ne te ferait pourtant pas de mal! lui glisse sa mère avec une pointe d'ironie.
Elle se tourne vers moi :
- Tu devrais insister. La littérature n'apprend pas grand chose de concret; moi, je suis encore plus ignorante que ma fille sur ces sujets.
- Tu devrais te méfier maman, intervient Dryade en jouant les inquiètes, il est capable de nous parler de physique pendant toute la journée!
Je me récrie :
- La physique, c'est plus l'affaire d'Améthyste!
- Viens prendre le café au lait! conclut Dryade.
Parfois, chez moi, je regarde par la fenêtre; j'aime voir le jardin qui me fait face, chercher à deviner où sont mes serins. Ma petite rue en impasse, toute en terre, me paraît alors être un refuge qui m'isole de l'agitation de la ville. Il ne s'y trouve aucun de ces passants pressés pour troubler les jeux des enfants, les discussions animées des garçons, les causettes mystérieuses des filles. Mais je ne reste pas longtemps à regarder; est-ce parce que l'endroit m'est familier? Sans doute; cependant, je dois aussi avouer que le tour de mon voisinage est vite fait. Cela n'est pas un reproche, simplement cela est ainsi; le regard est vite rassasié.
Je me souviens qu'un jour Dryade m'avait dit être habituée à son lac et n'y pas prêter attention; elle avait cependant ajouté aussitôt que depuis qu'elle était à Paris, son lac lui manquait. Qu'avait-elle à contempler de sa fenêtre, à Montparnasse? La gare. Certes, j'aime beaucoup cette gare, et j'ai déjà dit qu'il m'arrivait d'y venir regarder la place de Rennes en mouvement ou les trains en partance. Une gare est une promesse; elle est la porte de l'inconnu. Mais de l'autre côté de la fenêtre près de laquelle je me suis attardé avant de prendre place à table, la promesse s'est faite réalité et l'inconnu est devenu merveille.
Il arrive, dit-on, que l'on sente une présence sans l'avoir vue. Pourquoi cela ne serait-il pas vrai? Je viens justement de souffler à Dryade : "J'arrive!" sans avoir cherché à m'assurer qu'elle était près de moi. Oui, elle était là, regardant ce que je regardais. Y avait-il une ombre d'inquiétude dans son regard? Je lui pris la main, et lui souris longuement. S'il y avait vraiment eu une inquiétude, il n'en restait plus trace. Elle me rendit mon sourire, et m'entraîna à table.
Le café au lait sentait le lait. Comment pouvais-je le savoir, puisque je ne connaissais que celui que je buvais à Paris, et qui n'avait rien de commun avec celui dont je me délectais ici?
Après le café au lait... au lait, nous sommes sortis faire quelques achats. A Veyrier, il y a trois maisons et deux boutiques; nous trouvâmes malgré tout ce que nous étions venus chercher.
La maison de Dryade est en haut du village; les boutiques, en bas. Une odeur que je ne connaissais pas m'apprit que j'étais près du lac. Comment pouvais-je le savoir? Le lac du Bois de Boulogne n'a pas d'odeur; les Parisiens n'aiment pas les odeurs, ou alors en flacon. J'ai toujours recherché les odeurs; suis-je donc moins Parisien que je ne le pense? Elle est bonne l'odeur du lac...
De nouveau, Dryade est près de moi, et regarde ce que je regarde; ce que je regarde, c'est la montagne. Oui, je sais, c'est le Semnoz, mais ce n'est pas lui que je regarde, c'est la montagne; elle est partout. Le Semnoz n'est pas seul; s'il était seul, ce serait un amas de terre ou de cailloux.
Dryade m'avait dit qu'à Paris elle cherchait la montagne quand elle regardait au dehors. Aujourd'hui, je comprenais. La montagne retient le ciel; elle ne le laisse pas fuir au loin, abandonnant l'homme à la solitude.
Les alignées de grandes maisons massives qui bordent les larges avenues parisiennes tiennent-elles lieu de montagnes?
Vers trois heures, arrivent deux camarades de classe du lycée Raoul Blanchard où allait Dryade. "Oh! Nous te dérangeons! Tu as du monde!" Ben voyons, è' savaient pas!...
Elles sont tout de même entrées sans attendre. Des fois que...
- La Glaudia, la Génie, présente Dryade.
Elle n'a pas eu besoin de me présenter, les deux filles s'étaient déjà emparées de moi!
- Tu habites à Paris... me dit, ou me demande - je ne sais pas - la Génie.
- Je ne suis jamais allée à Paris, m'informe la Glaudia, avec le ton de quelqu'un qu'on a sommé de répondre à une question de première importance.
Les deux demoiselles ayant parlé en même temps, je ne sais trop à laquelle m'adresser. Cela, au reste, n'a guère d'importance, puisqu'elles repartent - ensemble - de plus belle.
- Tu viens pour les vacances...
Je ne sais toujours pas s'il s'agit ou non d'une question de la même Génie.
- Tu fais de l'escalade? demande la Glaudia.
Bon, ça, c'est une question; je réponds donc, en essayant malgré tout d'en donner à chacune d'entre elles :
- Je n'ai jamais fait d'escalade, mais j'aimerais bien essayer pendant les vacances.
Les deux demoiselles n'ont rien dit, et me scrutent. Je reprends, pour dire quelque chose :
- J'escalade souvent la Tour Eiffel.
Devant l'air médusé des deux demoiselles, je comprends qu'il faut apporter quelque précision :
- Au lycée, nous faisons des courses dans l'escalier.
La précision est un peu maladroite; je poursuis :
- Ce n'est pas vraiment de l'escalade...
La Génie se tourne vers Dryade :
- Tu es montée sur la Tour Eiffel? C'est haut?
- C'est moins haut que le Mont Veyrier, déclare posément la Glaudia.
La Génie me presse :
- Tu viendras avec nous sur le Parmelan...
Toujours la même chose; question ou pas question? Bien, je ne ferai plus la remarque, puisque la Génie ne paraît pas pouvoir me parler d'autre façon! Au reste, la voilà qui ajoute :
- C'est bien plus haut que le Mont Veyrier...
- Dix-huit cent trente-deux mètres, déclare posément la Glaudia.
La Génie :
- C'est plus grand que Genève, Paris...
- C'est plus grand que Lyon, déclare posément la Glaudia.
Plus grand! Là n'est pas la question... C'est Paris! Lyon, c'est... c'est quoi, au juste? Certes, j'en conviens, je ne suis resté à Lyon que pendant cinquante-huit minutes, et j'admets volontiers n'avoir rien vu; mais huit minutes seulement sur les Boulevards?...
Le soir tant attendu se rapproche.
- Viens sur le balcon, tu le verras mieux!
Je souris à Dryade :
- Tu t'en souviens!
- C'est le coucher de soleil dont je t'ai parlé...
- Oui. Il s'est couché hier soir sans m'attendre; je le guette depuis ce matin!
On ne décrit pas un coucher de soleil! Si, si, on peut le décrire : "Le soleil, embrasé, telle une boule de feu, a enflammé le lac!" C'est risible ou touchant. Mais pour décrire, il faut penser. Le sentiment ne se décrit pas. Ou, plus simplement, moi, je ne sais le décrire. Quelque chose m'attire dans cet adieu plein d'espoir. Je vais dormir, l'abandonner. Il part pour ne pas faire honte à mon sommeil. Il reviendra lorsque je serai là de nouveau.
- Une tombée de lait dans ton café? me demande ce matin la mère de Dryade.
Le café au lait sent toujours le lait. Les croissants croustillent.
- La Montagne de Lachat, commence Dryade, est à une quinzaine de kilomètres. La route est assez raide vers la fin. Je propose pour aujourd'hui d'aller flâner au bord du lac, vers Talloires. C'est à sept kilomètres environ...
- ...et c'est plat! Et comme ça, je pourrai me réhabituer au vélo; je n'en ai pas fait depuis des années!
Mon interruption la fait rire :
- Bien deviné!
Elle ajoute, avec un peu d'inquiétude :
- J'espère que le vélocipède de mon père...
- ...m'ira comme un gant!
Là, c'est même la mère de Dryade qui rit.
- Tu vas finir dans le lac! s'exclame-t-elle gaiement.
Les vélos sont prêts; le mien est parfait. J'entends Dryade lancer "Arvi!" à sa mère, et nous voilà partis.
Le départ est excellent - ça descend! Je prends de la vitesse.
- Freine! me crie Dryade, qui est restée un peu en arrière.
Je freine.
- Il faut tourner à droite, sinon tu vas à Thônes; c'est dans la montagne...
- ...et la route est assez raide vers la fin!
- Perdu! me répond-elle en riant. C'est au début qu'elle est raide, et encore pas trop; après, ça va!
Veyrier traversé, nous roulons au bord du lac. Les voiliers amarrés à la rive me font penser au jardin du Luxembourg. Combien de fois n'avais-je pas rêvé de naviguer sur l'un de ces petits bateaux avec lesquels jouaient les enfants dans le bassin du Luco!
- Le frère d'une de mes copines de classe a un bateau; si tu veux, nous pourrons aller...
Elle laisse sa phrase en suspens. Je la regarde, un peu étonné :
- Si tu veux, mais cela n'a pas l'air de te passionner.
- J'y suis déjà allée. Ils vont pêcher la truite dans le petit lac...
- Le petit lac?
- Oui, c'est la partie au sud; il y a très longtemps, le lac était en deux morceaux. Cela se voit encore à Talloires; tu verras tout à l'heure.
Elle poursuit, après une pause :
- Il faut rester sans bouger ni parler pendant... Oh là là!... pour ne pas effrayer le poisson!
Je ris :
- C'est bon, les truites!
Elle se pince les lèvres :
- Eh bien, si tu veux...
Je l'interromps, en riant toujours :
- Mais non, je plaisantais! ça ne m'amuserait pas du tout! Par contre...
Elle se met à rire à son tour :
- Bon, bon, tu en mangeras!...
Elle ajoute, en lâchant son guidon d'une main :
- Pour ce soir, maman a préparé des matafans!
- Des matafans?
- Oui, ce sont des galettes de pommes de terre pétries avec un oeuf et de la farine.
- Avec une truite, ça doit être délicieux!
Elle prend un air sérieux :
- Le bateau est tout à côté; allons-y!
Nous rions... et continuons à pédaler!... Je reprends, au bout d'un moment :
- Matafan, qu'est-ce que cela veut dire?
- Mate-faim.
Je ne comprenais pas.
- Les paysans en mangeaient le matin pour tenir jusqu'au midi. Tiens, allons nous asseoir au bord du lac! Nous y serons mieux pour parler.
Le bord du lac n'est pas le bord du bassin du Luco. Ce n'est pas parce que le lac est grand, c'est...
- ...c'est le Semne que tu regardes.
Je corrige machinalement :
- Le Semnoz...
Elle secoue la tête :
- Non. Dans notre langue, le savoyard, nous ne prononçons pas le "z" à la fin des mots.
- Ah, bon?
- Oui; d'ailleurs, en français non plus, tu ne le prononces pas dans "chez".
- Tiens, c'est vrai!
- Il y a aussi autre chose. Nous appuyons plus fort sur certaines syllabes, comme en latin. Chez nous, le "z" indique qu'il faut appuyer sur l'avant-dernière syllabe.
- Ah! J'ai compris! J'avais entendu "Semne", mais c'était Semno, en appuyant sur "Sem"; et dans ce cas, on entend très peu le "o".
- Oui; mais tu sais, en français, c'est la même chose...
Je suis surpris :
- En français, il n'y a pas cette sorte d'appui!
- Mais si! Lorsque tu dis "cheval", on entend très peu le "e".
- Tiens, c'est encore vrai! Mais comment se fait-il alors qu'on m'ait toujours dit...
- Les Français disent beaucoup de choses...
Elle me regarde en souriant :
- Les Parisiens, surtout...
Je me rends :
- Touché!
Elle ne réagit pas, et reste songeuse. Enfin, elle prononce d'une voix basse et triste :
- Ils ne veulent même pas que nous parlions notre langue...
Le tendre troisième mouvement de notre sonate de Mozart berce notre matinée; je guette le frisson de l'archet de Dryade, et elle écoute mes mains avant même qu'elles ne touchent le clavier.
Le soleil de midi nous trouve épuisés. Nous nous sommes arrêtés de jouer depuis quelques minutes et restons là sans bouger.
- Un bon déjeuner vous fera du bien, nous déclare la mère de Dryade.
- Oh oui, nous avons faim! approuve sa fille.
- Il fait très chaud aujourd'hui; j'ai pensé à vous donner des djos d'âne avec des tartifles.
- Des djos d'âne?
- Ce sont des saucisses d'âne; une vieille spécialité savoyarde. Ma mère les sert froides avec des pommes de terre en salade.
- C'est extraordinaire! Je suis vraiment curieux de goûter de l'âne.
Délicieux!... Et frais! Je me félicite :
- Quelle bonne idée de manger froid par ce temps-là!
La mère de Dryade hoche la tête :
- Ah, ce n'est pas l'hiver dernier que nous aurions mangé ainsi! la froid a été grande.
Surpris par les derniers mots, j'allais dire... mais je me tus.
Le déjeuner est terminé. Dryade a promis à quelques anciens camarades de lycée de venir passer l'après-midi avec eux à Annecy.
- Et chacun son tour! Je te ferai visiter la ville!
Elle prend un air penaud :
- Il n'y a pas grand chose à visiter; elle n'est pas bien grande, ma ville.
Nous partons. Je vais chercher les vélos.
- Mais non! Ce ne sera pas commode pour se promener; il vaut mieux y aller à pied.
Je m'inquiète :
- C'est loin jusqu'à Annecy?
Elle me répond d'un air distrait :
- Cinq heures de marche.
J'ai un moment d'hésitation. Pourtant, lorsque nous sommes arrivés mercredi dernier...
- Tu te moques de moi!...
Elle sourit :
- Pourquoi? Tu as marché, non?...
Rien à dire, j'ai perdu!
- Nous pourrions y aller à pied, ce n'est qu'à cinq kilomètres; mais enfin, par l'autocar, ce n'est pas mal non plus!
- Oui, surtout après le vélo d'hier!
- Tu es fatigué?
- Non; mais comme tu le dis, l'autocar n'est pas mal non plus...
- A pied, nous y serions déjà; cela fait dix minutes que nous attendons.
- Il est souvent en retard, commente Dryade.
L'autocar roule. Je regarde. C'est moins plaisant de regarder côté Annecy. Une ville, je sais ce que c'est; et puis, Annecy, d'après ce que j'ai pu voir en arrivant... Enfin, je vais sans doute revoir la Génie et la Glaudia; elles sont amusantes avec leur façon provinciale de parler, la Génie surtout... La Génie, cela doit être un surnom, encore que je n'aie pas particulièrement remarqué... Et Glaudia se prononce à la latine, s'il vous plaît!... Pourquoi "G"? C'est Claude, Claudie, la Claudia en italien... Dans une pièce de Feydeau, Le Bourgeon, j'ai même trouvé la Claudie. Mais le "G"? Du reste... d'autres choses me reviennent...
- Tu es bien songeur! Nous sommes arrivés!
Je la regarde...
- Eh bien oui! Il faut descendre!
Je lui souris :
- Je rêvais... Non, je me demandais...
- Si nous descendions?
- Excuse-moi...
Nous allons maintenant... en ville. Je fais bien attention à ne pas faire de remarque déplaisante.
- C'est petit, n'est-ce pas?
Je trouve ce que je peux pour lui répondre. Où sont les alignées de grandes maisons massives qui bordent les larges avenues parisiennes?...
- C'est Belleville pour toi?
- Non, Dryade, ce n'est pas Belleville. Je te l'ai déjà dit, je n'ai jamais vécu à Belleville, je n'y connais personne, je n'ai rien à y faire. Ici, c'est chez toi...
Je m'interromps un instant, puis je répète en appuyant sur "Chez" :
- Chez toi!
Elle me serre le bras :
- Merci, dit-elle doucement.
Nous marchons depuis un moment dans des petites rues toutes droites; soudain, j'aperçois un grand jardin que baigne le lac. Je m'empresse de déclarer haut et fort :
- Le Champ de Mars!
Dryade sourit :
- Voilà un parfait connaisseur d'Anissy!
Puis elle ajoute :
- Allons nous asseoir. Nous sommes en avance; c'est ici que nous avons rendez-vous.
Anissy...
- Je suppose qu'Anissy, c'est Paname?
Elle me sourit de nouveau :
- Presque! Mais pas tout à fait. Paname, c'est seulement un surnom donné au début de ce siècle aux Parisiens qui portaient le chapeau dit "Panama"; les ouvriers du canal dudit Panama l'avaient mis à la mode.
Je suis épaté :
- D'où sais-tu ça?
Elle plisse les yeux d'un air gentiment moqueur :
- Ah, on n'apprend pas tout en maths!
- Bon, bon; et Anissy?
Elle prend une pose comiquement docte :
- Une gravure de Claude Chastillon, seizième siècle, l'atteste.
Je fais une moue d'admiration :
- Tu m'en diras tant!...
Anissy... D'autres choses me reviennent... :
- Pourquoi "G"?
- Pourquoi as-tu quoi?
Je reste quelques secondes sans comprendre. Ah, oui!
- Non, non; "G", la lettre G.
Elle attend. Je poursuis :
- La Glaudia. Pourquoi pas Claudia, avec un "C"?
Je ne lui laisse pas le temps de me répondre :
- Et pourquoi "la froid" et pas "le froid"? et puis tu as dit "Arvi" à ta mère en partant hier. Et puis... Oui, je comprends, tout cela, c'est du savoyard; mais ce ne sera pas très facile...
Elle rit franchement :
- Ne t'mets donc pas la rate au court-bouillon! J'ai bien appris l'argot parisien, moi; tu n'as qu'à en faire autant!
Je suis stupéfié :
- Qui t'a appris ça?
Elle fait une mine enjouée :
- Ha, ha! c'est Hélène qui me l'a appris!
- Vrai! tu en sauras bientôt plus que moi!
Elle paraît toute contente. Je crois que cela me fait plaisir à moi aussi...
- Tout à l'heure, tu m'as demandé pour le "G". C'est sans doute parce qu'en ancien latin, le "C" se prononçait "G"; on écrivait "C", et on prononçait "G", comme par exemple Caius, qui se lisait Gaius.
Je réfléchissais :
- C'est vrai que la Savoie est plus proche du latin que Paris. C'est intéressant. Je crois que c'est dommage qu'en maths, personne ne se préoccupe de cette sorte de questions; à ne savoir qu'une seule chose, le monde est loin de soi.
Je poursuis plus gaiement :
- "Arvi", c'est facile, "Au revoir"; simple déformation!
Dryade bat des mains :
- A quand la licence en philologie?
- Mais à l'instant même! "La froid", parce qu'en ancien latin, "froid" était féminin!
- Recalé! Tu reviendras l'année prochaine!
Je lui prends la main :
- Oui? tu m'inviteras encore?
Elle serre ma main :
- Oui, si tu veux revenir.
Les vaguelettes du lac affleurent silencieusement le rivage du Champ de Mars...
Un groupe de filles et de garçons vient d'entrer dans le jardin. A voir les grands gestes qu'ils font dans notre direction, il ne peut s'agir que des copains de Dryade. Effectivement :
- Adieu! crie une des filles.
Cela ne peut être un au revoir, le mot est pris par ailleurs; il ne reste donc que bonjour. Ah, il faut raisonner!
Embrassades générales; on m'embrasse aussi. Je suis un ami, puisque je suis un ami de Dryade. La Génie fait bruyamment valoir qu'elle me connaît de longue date. "Nous l'avons déjà vu avant-hier", déclare posément la Glaudia. Un solide garçon me tape d'un bras énergique sur l'épaule - je n'ai pu rester ferme! - "Tu viens escalader le Parmelan?" me lance-t-il d'une voix aussi énergique que sa tape.
- Méfie-toi Nannot, il grimpe mieux que toi!
Qui a... Ah! c'est une fille qui se tient près de la Génie, la main sur son épaule. Une amie, certainement; voilà pourquoi elle me connaît... si bien!
La Génie approuve d'un ton plein de certitude :
- Tu as raison, la Guiguite, ton frère ne sait pas ce qui l'attend!
- Comment s'appelle la grande rue à Paris? demande posément la Glaudia; chez nous, c'est la rue du Pasquier.
La grande rue à Paris! Comment ça, la grande rue à Paris?...
Le tumulte s'organise :
- Il y a un lac à Paris?
- Tu étais interne, au lycée?
- L'Opéra, c'est plus grand que notre théâtre?
- Il y a une plage à Paris?
- Le Mont Martre, c'est haut?
Quelqu'un a affirmé d'un ton péremptoire : "C'est plus haut que le Mont Parnasse!"
Quant à moi, il m'est impossible de répondre; il y en a trop! Soudain, une question m'accroche :
- Il y a beaucoup de neige à Paris?
Là, je réponds avec le plus grand naturel :
- Non, pas beaucoup; la froid n'est pas assez grande!
Il y a un moment d'arrêt. Dryade me jette un coup d'oeil complice.
Les conversations - assez difficiles à suivre - finissent par reprendre.
- Il y a combien de cinémas à Paris? me demande une fille sur un ton de grande curiosité.
Ah, si Hélène avait été là! Oui, mais elle n'est pas là, et c'est à moi de répondre! Je commence en hésitant un peu :
- Il y en a beaucoup...
- N'insiste pas la Suzon, m'interrompt un garçon qui cache mal un air railleur, à Paris il y en a tellement qu'on ne peut pas les compter!
- Par contre, Oui-oui, à Veyrier tu pourras les compter facilement! ironise la Génie.
Elle se tourne vers moi :
- Mon frère trouve déjà qu'il y a trop peu de cinémas à Anissy, je suis sûre qu'il t'envie d'habiter Paris!
Elle n'a pas plutôt achevé ces mots que Oui-oui, faisant celui qui n'a rien entendu, s'exclame, en sautant sur ses pieds :
- Il fait soif! On va à La Taverne?
La Taverne, je la voyais du Champ de Mars au bord duquel elle se trouve. C'est une grande brasserie. Un premier étage. Nous montons. Derrière les larges baies, le lac. Le lac est obsédant; on ne peut le quitter. Ou n'est-ce pas lui qui prend possession de vous? Des étudiants. Est-ce là comme dans notre grand café tout proche de la Sorbonne? Non, le bruit manque; le bruit des voix qui parlent fort. Ici, rien d'exagéré. Les conversations sont calmes, attentives. Mais sans folie.
Aujourd’hui, promenade á vélo. Nous roulons par des petites rues vieillottes. Anissy-le-Vieux.
- Il existait bien avant Anissy; c'était le Boutae vicus, la cité des bufs en latin, dont faisait partie une importante villa gallo-romaine, Anniciaca, l'Anissy-le-Vieux d'aujourd'hui; la voie romaine de Rome à Genève passait par le Boutae vicus, m'apprend Dryade.
Je ralentis sans m'en rendre compte pour regarder plus attentivement autour de moi :
- Oui, on n'y respire pas de la même façon.
- De la... que veux-tu dire?
Je réfléchis :
- Je ne sais pas; je ne sais pas pourquoi j'ai dit cela...
Je poursuis après un silence :
- Je ne me sens pas en province.
Elle me regarde, étonnée :
- Tu ne te sens tout de même pas à Paris?
Je souris :
- Non, bien sûr!
J'hésite un instant :
- Tu sais, j'ai dit la province, mais je n'ai jamais su ce que ce mot voulait vraiment dire. Pour le savoir, il fallait d'abord la connaître, la province. Je n'y suis jamais allé. Mais à Lyon ou...
J'hésite encore :
- ...à Annecy, je n'étais nulle part; ici, à Anissy-le-Vieux, je sens une vie... bien que je ne la voie pas.
Dryade reste songeuse et ne dit rien.
Je reprends vivement :
- Je t'avais dit que j'étais chez toi; c'était vrai, mais...
Je cherche mes mots :
- Mais cela ne dépendait pas de la ville, de l'endroit; c'était là où tu étais...
J'ajoute lentement :
- N'être nulle part, c'est peut-être cela la province, pour un Parisien.
Dryade reste songeuse et ne dit rien. Si, elle dit :
- Je ne vais pas souvent à Anissy-le-Vieux...
- Anissy-le-Neuf est la ville où tu vis; l'école, La Taverne...
- Le soir, je rêve devant ma fenêtre, à Veyrier...
Nous roulons en silence; les maisons se font plus rares. Un panneau indique Onnex. Dryade le désigne de la main :
- Oné, c'est par là que nous allons, le Fier est à trois kilomètres.
- Et ça descend!
- Paresseux!
- Je réserve mes forces pour ton Parmelan! C'est encore plus loin, je crois?
- Nous irons d'abord à la Montagne de Lachat, à cinq kilomètres d'Oné.
- Je suppose qu'Oné, c'est Onnex; le "x" est comme le "z", il ne se prononce pas non plus. Mais pourquoi appuies-tu sur "é" et non sur "O"?
- Pour "x", ce n'est pas pareil; on appuie toujours sur la dernière voyelle.
Je pousse un gros soupir :
- Comme c'est pratique, tout cela! C'est un vrai cours de la Sorbonne!
- Et ce ne sont pas même des mathématiques!...
Au bout d'un virage, j'aperçois l'eau brillante d'une rivière.
- Elle est un peu bisule, ta rivière; ce n'est qu'un nant! s'exclame Dryade.
Je fais un gros effort :
- Si c'est trop petit pour une rivière, alors, un nant c'est un ruisseau!
- C'est le Fier, m'annonce-t-elle.
Elle a un instant d'arrêt, puis sourit rêveusement :
- J'ai dit bisule, mais ce n'est pas du savoyard.
- Ah bon?
Elle reste encore un moment sans parler :
- A Paris, nous avions dit que nous étions tous deux des étrangers; peut-être le sommes-nous de même ici?
Je la regarde sans comprendre.
- Je t'avais parlé de ma grand-mère qui habite un hameau en Savoie, "chez Cetta", dit-elle en appuyant sur le "è".
- Avec un "z".
- Oui. C'est à une dizaine de kilomètres de Genève, dans le Genevois, d'où vient notre famille. Je ne suis à Veyrier que depuis mon entrée au lycée, à Anissy; et je n'ai pas oublié le pays de mon enfance.
Elle fait une pause :
- Bisule, c'est un mot d'ancien genevois. Ma grand-mère parle le savoyard, mais use souvent de mots genevois.
Le Fier. Une petite plage caillouteuse d'une vingtaine de pas en longueur et de moins d'une dizaine en largeur. Trois quatre familles. Des enfants dans le nant avec de l'eau jusqu'à mi-corps.
- C'est là que nous venions nous baigner l'été du temps du lycée. A part le dimanche, il n'y a jamais personne.
- On ne peut pas nager...
- Ça ne fait rien; on peut toujours se jeter de l'eau sur la figure!
Elle rit joyeusement...
Je la regarde rire... Comment voir le passé?...
- Tu aimes les mûres?
Je quitte le passé :
- Oui, beaucoup!
- Près d'Oné, il y en a plein; les premières doivent être...
Elle rit encore :
- ...mûres!
- Tu venais là aussi...?
Elle interrompt son rire :
- J'ai vécu à Anissy.
Je ne sais pas... Mais elle a déjà repris son air gai :
- Tu vois le petit bois? Pédale!
Nous nous régalons. Je me gave.
- Si la Génie à la Fine te voyait, elle te dirait que tu es un vrai pique-meurons!
Un vrai quoi?... Bon, je crois que ce n'est même pas la peine de réfléch... Mais si, suis-je bête!...
Je prends un air désinvolte :
- Les meurons, ce sont des mûres!... Et piquer que'que chose, ça s'dit aussi à Paname!
Dryade sourit :
- Quel linguiste! La licence de philolo est en poche depuis belle lurette à ce que je vois!
Heureux de l'effet... mais pas pour longtemps! Elle a poursuivi :
- Tu ne m'avais pas dit être genevois...
- Genevois?
Pour le coup, je n'y étais plus du tout! Explication :
- Les Genevois viennent souvent en nombre cueillir champignons, fleurs et fruits; et les mûres, ils les appellent des meurons.
- En savoyard?
Elle fait un sourire taquin :
- Mais non, c'est du genevois! En savoyard, on dit "mûrons".
Je prends un air piteux :
- Adieu licence!...
Nous rions gaiement.
A propos... :
- Elle est vraiment à ce point géniale, ta Génie à la Fine?
- Ma Génie?... Ah oui! tu ne sais pas... Génie, c'est Eugénie; et la Fine, Joséphine.
Elle fait une petite pause :
- La Fine était sa grand-mère, une femme très sage. Ici, quand un ancêtre a été important, on ajoute toujours "à un tel" lorsqu'on nomme quelqu'un. La Génie est une descendante de la Fine; c'est pour cela que j'ai dit la Génie à la Fine.
Oui, c'est vrai, je ne savais pas...
- Je commence à me rendre compte que je ne sais pas grand chose...
Elle me prend la main :
- Tu m'as tout appris de Paris.
Je la regarde, longuement... :
- Je voudrais... te dire...
Elle serre ma main :
- Le guegni vâ le dire. Le regard vaut le dire.
Lundi. Baignade. Les copains de Dryade ont insisté :
- Tu auras le temps de le voir, ton Parisien!
J'aime bien nager; allons à la plage!
- Mais non, pas à la plage! s'écrie Nannot en m'agrippant l'épaule avec une énergie qui n'a pas faibli depuis avant-hier.
- Il y a trop de monde sur la plage; nous y allons rarement, déclare posément la Glaudia.
La Glaudia est une jeune fille sérieuse; elle déclare toujours posément. Je n'indiquerai donc plus cela par la suite; et si un jour elle s'enflamme, je pense que vous le devinerez aisément.
- Mon frère nous emmène sur son bateau au Jet de la Rose, s'empresse de m'apprendre la Génie.
- Mon bateau n'est pas bien grand, il va falloir se serrer, me prévient Oui-oui.
- Allez, serrez-vous bien! glisse innocemment la Guiguite, en nous regardant, Dryade et moi.
- Tu es déjà jalouse? s'informe en retour Dryade, un sourire ironique aux lèvres.
Tout le monde rit... sauf la Guiguite, cela va de soi!
- Tu nages bien? me demande la Suzon au milieu des rires.
- Ça y est, elle veut mé faire la course! s'exclame Nannot, en levant les bras au ciel.
- Ha! ha! Tu as peur d'être battu! lui lance la Génie d'un ton moqueur.
- Du Jet de la Rose, quand on traverse, il y a trois kilomètres, m'explique la Glaudia; le Nannot à Joson met moins d'une heure.
- Je m'entraîne beaucoup, déclare modestement Nannot.
Je fais une moue admirative :
- Je n'ai jamais nagé aussi loin, mais ça m'amuserait d'essayer.
J'ajoute prudemment :
- Je suppose que le bateau suit à côté...
- Heureusement! s'écrie Oui-oui, nous ne sommes pas fous!
- Tu parles bien vite, intervient la Guiguite; ne te souviens-tu donc pas du jour où nous sommes venus par le Roc de Chère?
Elle se tourne vers moi :
- Mon frère avait voulu traverser seul; quand il s'est mis à l'eau, la Suzon à la Milia s'est couchée sur son dos pour l'empêcher de nager.
- Ah, c'est vrai! s'exclame la Génie. Ils se sont puis battus dans l'eau, c'était amusant; il a bien fallu que Nannot abandonne!
Nannot, lui, ronchonne :
- On ne peut jamais rien faire avec les filles!
- Je ne tiens pas à ce qu'il t'arrive malheur! explose la Suzon.
- Plains-toi! renchérit Dryade, on prend soin de toi, et tu n'es encore pas content!
Nannot passe son bras autour de l'épaule de la Suzon :
- Mais si, mais si, je suis content. Tant pis, il faut tout avouer; je savais qu'elle m'en empêcherait, alors j'ai fait le fanfaron...
La Suzon se jette sur lui :
- Méchant!
Et elle le bourre de coups... Nous rions tous, mézigue itou!
Le petit voilier s'est éloigné de la côte; je vois à peine la route sur laquelle nous roulions vendredi.
- C'est large... ce n'est pas comme au Bois...
On me regarde avec étonnement.
- Quel bois? me demande la Génie.
Dryade raconte :
- Le Bois de Boulogne. C'est à Paris...
A Paris...
Je rame... Dryade et Hélène sont avec moi; Vif-argent me crie : "Tu traînes!" Améthyste et Odile, près de lui, nous font des signes joyeux; Jeanne, Armand, Hubert viennent derrière, sans se presser.
Nous sommes tous sur les Boulevards. Le bruit, les automobiles; les trottoirs disparus sous les milliers de promeneurs, tous pressés d'aller... là... ou là... ou encore... Les becs de gaz brillent, les théâtres s'emplissent. Nous irons au café près de l'Opéra. Armand a dit... - à propos de quoi? - a dit : "Je suis déjà allé en province, voir ma tante... C'est calme... Mais le sirop de la rue m'a manqué!"
Que font-ils, eux qui sont restés à Paris?... C'était la nuit; nous marchions côte à côte sur les quais...
- On ne peut pas aller très loin, déclare la Glaudia.
Dryade m'a serré la main.
Le petit voilier s'est approché de la côte; une côte abrupte. Oui-oui me montre les rochers :
- C'est par là que nous sommes descendus le fameux jour!
J'apprécie la hauteur :
- C'est très haut, vous avez du courage!
J'ajoute, sans y penser :
- C'est comme le premier étage de la Tour Eiffel.
Il y a un petit silence. Je ne me rends compte que c'est un silence un peu gêné que lorsque Dryade se met à parler d'une voix pressée de mes courses dans l'escalier. Je cherche comment...
Oui-oui intervient en coupant le récit de Dryade :
- Ne t'inquiète pas. Nous te trouvons tous très sympathique; mais nous avons tellement l'habitude que les Parisiens...
Il hésite; je coupe court :
- Te fatigue pas! J'y sais que les Parigots sont...
Il en lâche sa barre :
- Et en savoyârd!...
Il se tourne vers Dryade :
- Au moins, cela aura servi à quelque chose que tu aies été chez les Parigots!
On me félicite. Les voix sonnent clair; les mouvements deviennent plus aisés.
- Reprends donc ta barre! grogne Nannot. Si tu continues, ça veut aller mal, le rocher n'est pas loin!
Oui-oui a repris sa barre. Nous accostons près d'une petite grotte.
- C'est là notre baignade! m'indique la Génie; c'est rare d'y rencontrer du monde.
Non, nous ne sommes pas au milieu de l'océan; mais certes, ce n'est pas le Bois! Le lac emporte le regard au loin; le Semno se dresse encore plus haut pour lui répondre.
La Suzon me désigne le point culminant :
- Le Crêt de Châtillon!
- Le sommet le plus haut du Semno.
J'ai bien fait attention à la prononciation de Semno; de discrets signes de tête m'ont témoigné de la satisfaction de la compagnie.
- Dryade a appris l'argot parisien, moi aussi, j'ai envie de connaître votre langue - c'est la sienne.
- Ma parole, s'exclame Nannot, il n'est pas de Paris, cet homme! les Parisiens ne parlent du savoyard que comme d'un patois méprisable!
Et il me flanque l'habituelle vigoureuse claque sur l'épaule.
- Ce n'est pas le moment de traverser.
Pourquoi donc la Suzon a-t-elle parlé de trav...
- Le France, ajoute-t-elle.
Et elle me montre un énorme paquebot.
- Enorme, tu exagères, tempère la Guiguite.
- C'est peut-être un peu grand pour son bois de Boulogne, raille Oui-oui.
Mais son sourire amical dément ses paroles. Bah! à tant faire que de répondre, encore vaut-il mieux dire ce qu'il y a de plus simple :
- Eh oui, c'est vrai! je n'ai jamais vu de tels navires qu'au cinéma! Trois ponts! Et de plus, à vapeur et à roues à aubes! Combien de passagers peut-il bien transporter?
La Glaudia m'informe sans attendre :
- Sept cents passagers. Cinquante mètres de long. C'est le plus grand bateau de notre lac.
- Trois cent cinquante chevaux!...
Nannot a prononcé ces mots avec lenteur, rêveusement.
- Oui; mais quarante tonnes à traîner! lui oppose Oui-oui.
- Ah! les garçons ne pensent qu'à la technique... soupire la Génie.
Mes études cartographiques me poussent à demander :
- Sur le lac de Chambéry...
Nannot ne me laisse pas achever :
- Chambéry? Où est-ce?
A peine un léger flottement.
- Allez, tout le monde à l'eau! s'écrie la Guiguite en s'élançant la première.
La route du Fier m'est maintenant familière - je l'ai faite une fois! La rivière franchie, je fais le savant :
- En haut de la côte, c'est Oné; de là, nous allons à Villa.
- Pour un planan, tu connais bien les chemins qui mènent à la montagne! m'applaudit Dryade.
- Si je ne suis pas de la montagne, je suis donc de la plaine. Et voilà!
Elle sourit :
- Eh bien, puisque tu m'as indiqué la route, nous n'avons plus qu'à monter sur le mollard où se trouve Oné!
Oui, bien sûr...
- Ça monte!...
Elle rit :
- Au retour, ça descendra!
Nous montons; la rivière disparaît peu à peu derrière les rochers.
- Vous barbotiez dans le Fier... On n'y pêche pas?
- Oh si! la truite! On en trouve beaucoup...
Je la coupe, toujours en faisant le savant :
- C'est pour cela que le blason d'Anissy, c'est la truite!
Elle lâche son guidon, et me serre le bras :
- Tu es gentil de faire tant d'efforts!
La réponse m'est venue aux lèvres sans que je m'en sois rendu compte :
- Je ne fais pas d'efforts.
Nous roulâmes un bon moment sans rien dire... peut-être parce que la pente commençait à devenir plus raide...
A la sortie de Villaz, les cimes du Parmelan se dressent impérieusement devant nous. Au bout d'une longue montée encore plus raide, je vois apparaître des lacets.
- Quand nous serons dans les virolets, ça va monter, annonce sereinement Dryade.
Ça va monter?...
- Ah bon! Parce qu'ici, ça descend?
Très à l'aise sur sa bicyclette, elle me lance :
- C'est tout de même plus facile que la Tourcifel en courant, non?
- Sept cent vingt-neuf marches. Cent cinquante mètres de longueur. Soixante mètres de dénivelé.
Elle éclate de rire :
- Tu as pris des leçons chez la Glaudia, ma parole?...
Imperturbablement :
- J'ai aussi pris des leçons chez Nannot et Oui-oui.
Puis, sans lui laisser le temps de répondre :
- Trois cent soixante-trois tours de pédale. Deux mille mètres de longueur. Deux cent cinquante mètres de dénivelé.
Et j'achève triomphalement :
- Compare!
Elle vient certainement de faire la comparaison, car elle déclare avec le plus parfait sérieux :
- On ne nous apprend rien en lettres!
J'ai déjà entendu quelque chose d'approchant chez Feydeau... Le regard teinté d'ironie de Dryade me l'a confirmé!
Un carrefour. Une croix. Un homme vient. Il marche à pas pesants; sa tête et son dos ont disparu sous un immense sac de jute bourré d'herbe.
- Bonjou! dit l'homme.
Sa voix est forte, tranquille.
- Bonjou! répond fermement Dryade.
Elle descend de sa bicyclette et va vers l'homme :
- On ami; a vint de Paris.
- Bonjou! me dit l'homme.
Je lui réponds fermement :
- Bonjou!
Il me regarde :
- Prègi vo patouè?
Dryade m'a pris la main et me devance :
- De l'ensègne.
C'est vrai, elle m'avait déjà enseigné quelques mots. Je profite de la circonstance :
- Tèque vos i'gnon?
Il me regarde :
- L'pâr Guste.
Ça monte! Nous sommes dans les premiers virolets. Dryade a vraiment de la jambe! Bah! je ne reste pas en arrière. Mais nous montons sans trop nous parler...
Nous venons de pénétrer dans l'épaisse forêt que je voyais depuis Villaz. Arrêt. "C'est ici!" m'indique Dryade.
Un sentier part sur la droite. Nous laissons les vélos dans un fourré. Ça monte. Mais plus du tout comme sur la route. Il faut presque grimper. Ce n'est pas en vélo que nous aurions pu le faire!...
Ça ne monte plus! Serions-nous tout en haut? Dryade sourit :
- Lève la tête!
C'est vrai; dans la montée, je regardais surtout à mes pieds. Allez donc faire autrement quand vous montez aussi raide! Je lève la tête. La forêt a envahi le ciel. Je soupire :
- C'est haut...
- Oh! il ne reste que sept cents mètres de dénivelé jusqu'au Parmelan; cela ne fait qu'un peu plus de deux Tour Eiffel! remarque-t-elle placidement.
Bon, bon...
- Eh bien, allons-y!
Est-ce le ton de ma voix, peut-être pas très convaincu, qui l'a inquiétée?
- Rassure-toi, nous ne montons plus!
Je fais un geste de protestation :
- Je ne suis pas fatigué!
Elle ne dit rien. Un peu embarrassé, je reprends :
- Je n'ai pas tellement l'habitude...
Elle fait une petite grimace :
- C'est de ma faute, je n'aurais pas dû...
Je l'interromps vivement :
- Mais non, mais non, sois tranquille! Je ne suis vraiment pas fatigué!
Elle a un sourire où perce le doute. Je reprends :
- Oui, évidemment, ce n'était pas facile; mais c'est une fatigue ordinaire, rien d'anormal. Tu es tout de même fatiguée toi aussi, non?
Elle me répond d'un sourire calme :
- Oui, oui, bien sûr; ne t'inquiète pas.
Je la tire par la main :
- On y va?
Elle me retient :
- Allons d'abord boire!
Boire... Je regarde autour de moi :
- Où veux-tu...?
Elle m'indique un petit rocher dans un creux, à quelques pas. Je vois de l'eau sortir de la terre :
- Une source! C'est comme au Parc Montsouris!
- Montsouris? Tu veux parler du Parc des Buttes Chaumont?
- Non, Montsouris. Il se trouve au sud de Paris; j'y allais souvent avec ma mère quand j'étais petit. L'eau jaillissant d'une grande source s'en allait au loin par de nombreux canaux, et je cherchais à deviner par lequel de ces canaux passerait le paquebot en papier que j'avais préparé.
Elle rit :
- Ah! Tu étais armateur! Mais dis-moi, ta source devait être immense?
Je prends l'air pénétré du savant qui calcule :
- Oh oui! Cela fait bien une demi-douzaine de pas!
- Quel vaste domaine!...
Et, après un moment de profonde méditation :
- Accepteras-tu l'eau de ma source?
Je réponds avec emphase :
- Oui! Car c'est la tienne!
J'ajoute aussitôt sur un autre ton, et avec un sourire taquin :
- Et puis, j'ai soif!
Nous rions de bon coeur. Elle me désigne le ruisseau qui dévale la forte pente et va se perdre dans les profondeurs de la forêt :
- Les Buttes Chaumont!
Un souvenir me revient en tête :
- C'est ici la pente qui descend vite?
Elle fait un signe d'assentiment. Je reste longtemps à regarder :
- C'est vivant, ici...
La source sentait le frais. L'eau parlait doucement, longuement, avec une voix changeante, tantôt mystérieuse, tantôt pleine de confidences.
- Voici notre fontaine, me souffle Dryade.
Nous buvons. L'eau m'emplit la bouche d'un goût inconnu, vif, fort, cru.
Encore un petit raidillon, et nous débouchons dans une grande clairière toute en longueur... et bien pentue!
- Tiens, les vaches ne viennent pas dans ce pré?
- Non, pas ici. Du reste, s'il y en avait, la source ne serait pas bonne.
Elle ajoute :
- Allons vers le milieu du pré; nous pourrons voir les montagnes au-dessus des arbres.
Je souris :
- On va montrer des vues au Parisien?
Elle hésite un moment, puis sourit à son tour :
- Non, non, j'aime aussi voir la montagne; d'ailleurs, je te l'ai souvent dit à Paris.
Je regarde autour de moi. Les montagnes à l'horizon me font rêver à ce lointain que le Parisien que je suis n'a jamais connu. Je murmure :
- Elle est belle, ta montagne...
Un moment de silence. Dryade me prend le bras :
- Viens! Plus bas, sur la gauche, la clairière fait un creux entre les arbres; nous y serons bien, installés sur les grosses pierres.
Nous voici aux grosses pierres. Je dis pierres, parce que c'est sur l'herbe que nous nous sommes assis; simplement, les pierres sur lesquelles nous avons posé nos pieds nous empêchent de glisser. Ingénieux, non?
- Je dois avouer qu'un peu de repos me fera du bien!
Dryade hoche la tête :
- A moi aussi. Ne va pas croire que je ne sois pas fatiguée.
- Heureusement, comme tu l'as dit en montant, qu'au retour ça descend!
Nous rions... calmement... La clairière dort, à l'abri des grands arbres.
- J'étais perdu... c'était à Villa... enfin non... par là...
Je parle d'une voix qui erre. Elle attend. Je reprends :
- Je ne savais pas où j'étais vraiment... Si, je le savais, j'étais à Villa, ou au Fier, ou...
Je secoue longuement la tête :
- Mais dans quelle rue?...
Je me suis tu. Dryade me serre la main :
- Tu es loin de chez toi...
Je ne la laisse pas continuer :
- Ici, dans cette clairière, près de toi, je n'ai plus besoin de savoir dans quelle rue je suis.
Nous sommes allongés dans l'herbe, je l'ai prise dans mes bras.
Le chant rêveur de Mozart nous berce, Dryade et moi. Sommes-nous encore dans la clairière où nous étions hier?
Voilà bientôt un an que nous jouons cette sonate. Voilà bientôt un an que nous la jouons ensemble.
Midi approche. L'archet de Dryade a quitté son violon. Les assiettes se choquent dans la salle à manger où le soleil commence à s'inviter. La mère de Dryade nous complimente :
- Vous ne l'avez jamais aussi bien jouée qu'aujourd'hui!
Dryade lui sourit.
Déjeuner. La mère de Dryade nous a préparé une omelette savoyarde. Cela fait une semaine que je suis là, et les plats de la région se succèdent. J'ai déjà déjeuné quelquefois chez Dryade à Paris; il n'y a jamais eu de plat savoyard. "Ma mère pense que les Parisiens n'aiment pas notre cuisine. Ou, plus précisément, qu'ils n'aiment que ce qui est de Paris", m'apprendra Dryade un peu plus tard.
La moelleuse omelette a glissé délicatement dans mon assiette. Les lardons, après avoir résisté juste ce qu'il faut pour être bien appréciés, fondent dans ma bouche. De minuscules dés de pommes de terre rissolées se mélangent harmonieusement avec le tendre blanc de jeunes poireaux. Sans parler du Beaufort...
Et l'on dit que seuls les Parisiens sont gastronomes!
Vers quatre heures, alors que nous étudions quelques points ardus de notre sonate, la Génie vient nous réprimander sévèrement :
- Vous n'allez pas passer vos journées à faire de la musique par ce beau temps!
Elle poursuit distraitement :
- Je passais dans la rue, je vous ai entendus...
Elle habite tout en bas de Veyrier, Dryade tout en haut; elle fait psycho à la fac de Lyon, elle n'est pas sans ressources...
Jeudi. Nous roulons ce matin sur une route boisée de bonne pente pour un pique-nique au Semnoz. La visite à l'impromptu de la Génie avait été mûrement préparée par les camarades de Dryade.
Oui-oui fait le cicerone pour moi :
- Nous allons au Crêt du Maure...
Il continue sa phrase en contemplant le ciel :
- ...tu pourras voir la Montagne de Lachat...
Dryade l'interrompt tranquillement en se tournant vers moi :
- ...au-dessous du Parmelan; tu la reconnaîtras facilement.
Tiens! Oui-oui est passé devant...
- Pas la peine de te presser, nous ne faisons pas la course! lui crie la Guiguite.
- On le sait que tu es le plus fort! en rajoute la Suzon.
Nannot proteste énergiquement :
- La dernière fois, je l'ai battu!
- Au premier arrivé en haut des virolets, à la Grande Jeanne! lui jette en retour Oui-oui.
Nous les avons vite perdus de vue. Nous les retrouvons, hors d'haleine, à la maison forestière, comme me l'a appris sans tarder la Glaudia.
- Alors, qui a gagné cette fois-ci? demande la Suzon.
- C'est moi, bien entendu! triomphe Oui-oui.
Nannot fait contre fortune bon coeur. Mais la Génie n'avait pas gardé ses yeux dans sa poche :
- Bien entendu, personne n'a remarqué que mon frère était parti bien devant!
Tout le monde rit gaiement, y compris les héros de l'aventure.
La route est devenue moins raide; elle ne mérite apparemment pas de faire des efforts particuliers, car personne ne parle plus de course. Nous tournons sur la gauche. Un chemin de terre. Il me fait penser à ma petite rue en impasse, toute en terre. Je me tourne vers Dryade : "C'est comme chez moi, il y a une rue en terre!" Elle me sourit : "Ta rue en terre, c'est la vieille route d'Anissy au Crêt de Châtillon!" Nous ne restons pas très longtemps sur la rue en terre; quelques tours de roues, tout le monde descend. Les vélos rangés dans le sous-bois, nous grimpons une courte côte. Le sommet me surprend. C'est une place ronde presque plate recouverte de grands arbres; il faut faire une cinquantaine de pas pour la traverser. Les sommets que j'ai vus au cinéma n'ont jamais été comme celui-là.
- Le Crêt du Maure! déclame Oui-oui.
- Nous sommes au calme, ici, ajoute la Guiguite.
Le pique-nique s'organise. La Génie m'indique une trouée au milieu des arbres :
- Regarde! C'est le Parmelan!
Je regarde. Comme l'avait dit Dryade, je reconnais facilement la Montagne de Lachat. Lachat... La clairière... Je sais, on ne peut pas la voir, mais moi je la vois.
Je regarde. Plus bas. La maison de Dryade, de l'autre côté du lac. La fenêtre grand ouverte de sa chambre.
Je sens la main de Dryade, qui vient serrer la mienne.
Le pique-nique est prêt.
- Des djos? propose la Glaudia à Dryade.
- Tiens! On est revenu de Lachat? s'informe avec intérêt Oui-oui.
Mais les djos accaparent beaucoup plus l'attention de notre petit monde que ne le fait sa boutade!
- Beaufort du Grand Bornand! annonce cérémonieusement la Guiguite.
- Reblochon des Aravis! annonce cérémonieusement la Suzon.
Nannot se met soudain à chercher fébrilement quelque chose.
- Que cherches-tu? lui demande sa soeur.
- Il n'y a que des fromages de Savoie! Où as-tu mis les fromages de Paris?
Un moment de flottement. Je prends la parole :
- Tu as raison; Paris ne produit rien lui-même. Il n'y a pas de terre à Paris. Je ne m'en étais jamais rendu compte. Quand j'étais petit, je pensais qu'on apportait la terre d'ailleurs pour faire pousser les arbres dans la rue.
Mon discours a arrêté net les conversations. Personne ne bouge. Je reprends, en faisant un large sourire à Nannot :
- Je suis content que tu aies parlé de cela...
Il commence un petit geste de regret. Je lève la main :
- Non, non, tu as eu raison. Je sais que ce n'était que pour plaisanter...
Il paraît soulagé. Je lui donne un bon coup sur l'épaule - chacun son tour :
- Et puis tu sais, à Paris, nous passons notre temps à plaisanter entre bons copains!
Je laisse un temps :
- C'est la première fois que je sors de Paris; je ne savais pas que l'on pût vivre ailleurs, comme je l'ai appris ici, grâce à vous.
Je m'interromps un instant :
- Cela doit vous ennuyer, ce que je vous raconte...
- Au contraire, se récrie Nannot, nous ne connaissons les Parisiens que par ouï-dire; je dois avouer que nous ne les trouvons pas très agréables...
- Mon père a déjà été à Paris, renchérit la Glaudia, il n'a pas paru enchanté de son séjour.
- Avec toi, continue Nannot, ce n'est pas pareil; nous étions assez inquiets de te voir. Dryade nous avait parlé de toi; si nous ne nous étions pas entendus...
- Nous aussi, ajoute la Suzon, nous sommes comme toi, nous découvrons peut-être les vrais Parisiens avec toi.
Une pensée inattendue me vient en tête :
- Peut-être parce que je ne suis pas de France...
- Oui, Dryade nous a dit, précise la Guiguite. Hé! Nous non plus! Nous sommes de Savoie!
- Alors, entre étrangers!... conclut Oui-oui.
- Eh bien, moi, je te déclare citoyen d'Anissy! s'exclame la Génie d'une voix forte.
Tout le monde applaudit. Dryade a un long sourire.
Les framboises du petit jardin de la Glaudia sont savoureuses. Je pense à mon jardin :
- En face de ma maison à Paris, il y a un jardin; il y pousse des arbres que j'aime bien, mais je n'aurais jamais pensé y voir des framboises. Les framboises, on en trouve déjà rarement au marché...
J'ai dû dire quelque chose d'extraordinaire, car on m'a regardé avec un air de parfaite incompréhension.
- Vous n'avez pas de framboises à Paris? finit par articuler la Suzon d'une voix incertaine.
- Mais vous avez d'autres fruits? s'enquiert la Guiguite d'un ton inquiet.
Je la rassure :
- Oui, oui, nous en avons... mais pas autant que j'en mange ici.
C'était vrai, je ne m'étais pas rendu compte que j'avais eu beaucoup de fruits ici, chez Dryade. Chacun cherche quoi dire. La Glaudia change de sujet :
- Quels arbres as-tu dans ton jardin?
Quels arbres?... J'ouvre de grands yeux... et je réponds d'une voix hésitante :
- Je ne sais pas...
Là, c'est tous les présents qui ouvrent de grands yeux!
- Tu ne sais pas...
Je ne sais même pas qui a parlé, j'ai entendu au moins trois voix ensemble...
La Génie vient gentiment à mon secours :
- Ça ne fait rien! Tu sais, nous, il y a plein de choses que nous ne savons pas!
- Mais que les Parisiens savent! s'exclame Nannot en riant.
Et il me rend sur-le-champ le coup sur l'épaule de tout à l'heure :
- Puisqu'on a le droit de plaisanter maintenant!
Il redevient sérieux :
- C'est vrai que n'avons jamais trouvé les Parisiens très agréables...
Il laisse un temps, dont profite Oui-oui :
- Ce qui est gênant, ce n'est pas qu'ils sachent, ou qu'ils prétendent, même à tort, savoir, mais qu'ils veuillent rabaisser les autres. Il suffit d'avoir écouté la radio - de Paris, bien entendu - pour s'en rendre compte.
Je hoche la tête :
- Je sais. Nous en avons parlé, Dryade et moi.
Personne ne dit rien. Je poursuis après être resté un moment à réfléchir :
- Peut-être Paris est-il depuis trop longtemps l'unique grenier dans lequel la France entasse ses récoltes?
Je ne suis pas le seul à réfléchir. Enfin, la Glaudia déclare... posément :
- Ce n'est pas être de Paris ou d'Anissy qui compte; ce qui compte, c'est la personne qu'on est.
- Et nous tous, nous t'aimons bien! me dit la Génie.
Chacun manifeste son accord. Mais pourquoi a-t-il fallu que Nannot manifeste le sien... vous vous doutez bien de quelle manière!
La conversation reprend gaiement. Les framboises reprennent le devant de la scène!
- C'est merveilleux ici; j'ai l'impression d'être dans un château fort caché là depuis des siècles, sans aucun chemin qui puisse mener au sommet de la montagne où il se trouve!
J'ai dû prendre malgré moi un ton lyrique, car Oui-oui profère sur le même ton :
- Et c'est un vieux chemin des siècles passés qui mène au pied de cette montagne!
- Oh! remarque la Guiguite, le vieux chemin n'est pas très long.
Oui-oui s'insurge :
- Est-ce cela qui importe?
Il ajoute, d'une voix plus ordinaire :
- Et d'ailleurs, il fait bien deux cent cinquante mètres!
Je me lance dans de gros calculs. Et puisque maintenant on a le droit de plaisanter :
- Alors, on sait pus compter à c't'heure dans les trous paumés d'province? On connaissait les mèt' à c't'époque, p't'êt'? Sept cent soixante-dix pieds d'Roi, qu'ça fait, pas un d'moins j'vous dis!
Un éclat de rire général à déclencher une avalanche en plein mois de juillet se fait entendre! Au bout d'un temps suffisant pour faire fondre les glaciers du Mont Blanc, Nannot réplique avec des hoquets dans la voix :
- Alors, on sait pus compter à c't'heure chez les Parigots d'Paname? Sat san sètanta pié!... D'où as-tu pris ça, bamboué? Finq san dié pié, qu'ça fait, pas un d'plus j'te dis!
Je prends un air goguenard :
- Ma parole, on vous apprend de curieuses mathématiques en province! Le pied de Roi mesure...
Il m'interrompt en prenant le même air :
- Le pied de Genève mesure...
- Genève! En voilà une idée! Ce n'est même pas en Savoie!
- Ma parole, on vous apprend une curieuse histoire à Paris! Genève a appartenu à Anissy; ils ont gardé notre pied, c'est tout!
Applaudissements. Je m'avoue battu :
- Oui, je sais pour Genève. Dryade m'a dit.
Je reviens aux mesures :
- Mais pour le pied de Roi, c'est pourtant le seul admis par tout le monde! A Paris...
La Guiguite m'a déjà interrompu :
- Et tout le monde, c'est Paris, bien sûr!
- Il n'est bon bec que de Paris! déclare la Glaudia.
- Oui, confirme la Suzon, et Villon l'a dit il y a fort longtemps; je ne me souviens pas précisément dans quel texte...
Dryade s'en souvenait :
- François de Montcorbier, dit Villon; né en 1431, disparu on ne sait pas où en 1463. La Ballade des Femmes de Paris. Je l'ai étudiée cette année. J'ai même appris par coeur la première strophe.
- Oh! Récite-la nous, tu veux bien? s'exclame la Glaudia.
Dryade a hésité un instant, puis a récité :
Quoy qu'on tient belles langagieres
Florentines, Veniciennes,
Assez pour estre messagieres,
Et mesmement les ancïennes;
Mais, soient Lombardes, Romaines,
Genevoises, a mes perilz,
Pimontoises, Savoisiennes,
Il n'est bon bec que de Paris.
- Et voilà! commente la Génie.
Elle se tourne vers moi :
- Toi, tu es citoyen d'Anissy!
Applaudissements. Nannot a approuvé de la voix... et du geste!...
Nous sommes venus cet après-midi à Anissy, Dryade et moi, pour faire quelques achats.
Les rues sont calmes. Personne ne paraît être poussé par une hâte qui ne viendrait pas de lui-même. Nous roulons sur nos vélos sans crainte des rapides automobiles qu'on rencontre quelquefois à Paris. Les rues, les maisons, se répondent les unes aux autres, sans que l'on ait la sensation de passer d'une ville à une autre ville comme à Paris. Je comprenais maintenant pourquoi son père se sentait perdu à Genève et sans doute plus encore à Paris.
Les fleuves se jettent dans la mer, dit-on; la route de Veyrier, par laquelle nous arrivons, se jette dans la Taverne. L'avantage de la Taverne sur la mer, c'est qu'on y sert des glaces italiennes bien crémeuses. Je ne manque pas d'en informer Dryade.
- Tu apprends vite les notions essentielles de la géographie! me déclare-t-elle avec admiration.
Installés à la terrasse de la Taverne, nous laissons passer le temps. Au loin, au milieu du lac, deux petits bateaux rament paresseusement côte à côte. Dryade me les désigne d'un geste :
- Toutes ces filles sont dans mon lycée, seulement elles y sont internes.
- Internes? Elles habitent loin d'Anissy?
- Pas toujours. L'une d'elles vient de Rumilly, qui n'est qu'à trente kilomètres.
- C'est peut-être malgré tout plus commode que de faire le chemin tous les jours?
- Peut-être... Mais dans l'autocar au moins, on est en liberté!
Je suis surpris :
- En liberté?
Elle sourit, d'un sourire amer :
- Enfermées à clef...
Je ne sais pas quoi dire. Elle poursuit, après un soupir :
- Le soir, quand elles vont se coucher dans le grand dortoir où dort une centaine d'élèves, on les enferme à clef. Et pour qu'elles ne puissent pas regarder au dehors, les volets sont cloués.
Je suis stupéfait :
- Et les parents savent tout cela?
- Bien sûr... puisqu'elles ont le droit de rentrer chez elles une fois tous les quinze jours.
Un silence. Je reprends :
- Et dans l'entre-temps, elles ne voient jamais la vie, au dehors?
- Si; le jeudi après-midi, elles sortent pour une promenade, en groupe.
Un silence, de nouveau. Elle reprend :
- Un jour, une des filles m'a confié qu'elle avait peur, la nuit, qu'un incendie ne survînt. "Auront-ils le temps de nous libérer?" s'est-elle inquiétée. Que lui répondre?
Je ne dis rien. Elle me montre encore une fois les deux petits bateaux :
- Elles sont libres aujourd'hui, en paix, au milieu de notre grand lac, entre les montagnes.
Nous ne disons rien. Je m'aperçois que nos glaces ont fondu.
Une large avenue nous mène à une grosse bâtisse. Dryade a ralenti :
- Mon lycée.
Je me suis arrêté devant la sombre et sévère façade.
- Tu cherches les volets?
Je dis oui d'un lent signe de tête :
- Je n'ai jamais fermé la cage de mes serins. Leur vie est à eux. On m'a souvent dit qu'ils pourraient ne pas revenir. Pourquoi retenir celui qui veut partir? Il n'est pas là de toute façon. Et que devient celui qui vit contre sa volonté? Peut-on lui rendre ce qu'on lui a pris?
Elle m'a longuement souri. Nous sommes restés là un bon moment.
- Tu vois, reprend-elle en remontant sur sa bicyclette, il est plus petit que Buffon; et il ne ressemble pas à un château.
Elle n'a pas démarré, et paraît réfléchir :
- Je t'avais dit à Paris que j'aimais bien mon lycée. Ce n'est pas si simple. J'étais externe. Ce que j'aimais, c'était mes camarades, mes professeurs, ce que j'y apprenais.
Elle s'interrompt un instant :
- Mais il y avait les volets; et celles qui étaient derrière.
Elle donne un premier coup de pédale :
- Allez, viens! Allons à la mercerie!
De l'autre côté de la place qui se trouve devant l'entrée du lycée, une longue rue, bordée de maisons qui s'espacent, paraît nous emmener loin de la ville.
- Non, pas encore, sourit Dryade, mais tu n'as pas vraiment tort. Tu vois ce carrefour? il est à trois cents mètres seulement; ici commence la rue de Genève. Au delà, il n'y a plus que les prés.
- Nous sortons d'Anissy?
- Non; nous, nous allons à gauche, dans la rue Carnot.
Je suis surpris. La rue n'est pas aussi vide que celles que j'ai vues jusqu'à présent. Les maisons sont austères, je dirais plutôt sérieuses. Pas de rigolade, ici, nous ne sommes pas à Paname! Je suis surpris aussi, car ces maisons me rappellent peut-être certains quartiers de Paris, que je ne connais pas très bien. Suis-je tenté de dire que je me trouve dans un quartier de Paris? Et oui, et non. Oui, car ces maisons se parlent; non, car elles...
Dryade poursuit ma pensée :
- Elles ne dépendent pas des... autres villes, comme tu disais à Paris. Ici, il n'y a qu'une seule ville, Anissy, il n'y a pas de quartiers dispersés, autour des Boulevards.
Nous entrons dans la mercerie. Dryade désire des boutons à la couleur du tissu qu'elle a apporté avec elle. La mercière s'affaire... Non. Cela me fait penser à la boutique où l'on trouvait des verres de montre ou au marchand de couleurs de la rue Brancion. Le vendeur de verres régnait dans sa boutique, et offrait son royaume à Dryade; le marchand de couleurs proposait ce qu'il possédait de meilleur. La mercière?... la mercière recevait une voisine familière; ce n'est pas une cliente qu'elle cherchait à satisfaire, c'est une envie qu'elle voulait partager avec elle. A Paris, vous emportiez ce qui convenait; ici, ce qui plaisait.
Rue du Pasquier. Cinq massives arcades soutiennent une maison parée de sobriété. Sous les arcades, une importante librairie, qui vend aussi de la papeterie, et des disques.
Notre sonate de Mozart n'est pas vraiment bien sue, certes, mais les amateurs peuvent-ils faire autrement? Nous avons donc décidé de travailler cet hiver une autre sonate, celle pour piano et violon Opus 105 de Schumann. "Achetons le disque!" ai-je proposé. Dryade a fait remarquer que nous n'avions pas tellement écouté celui de notre dernière sonate, "Ça ne fait rien, je te l'achète!" ai-je insisté.
Le libraire apporte le disque - les disques, devrais-je dire, car il ne tient que quatre minutes à peine par face, et le morceau dure environ vingt minutes.
- Pourrions-nous l'écouter, s'il vous plaît?
- Bien sûr; suivez-moi! me répond le libraire.
Un petit salon. Nous nous installons confortablement. Le libraire nous propose une autre interprétation. Nous écoutons tranquillement les deux versions.
- On se croirait à Paris!
- Lorsque nous étions chez le marchand de musique sur les quais, j'avais pensé que c'était comme à Anissy! sourit Dryade.
Et les partitions?
- Le luthier en vend, m'informe-t-elle.
Nous devons y aller acheter une corde de ré pour son violon.
- Aimes-tu les roseaux du lac?
J'hésite un peu :
- Oui, c'est joli...
- Mais non! s'exclame-t-elle en riant. Ceux-là se mangent!
A mon tour de rire :
- C'est encore une spécialité savoyarde?
- Parfaitement! affirme-t-elle en prenant un air mystérieux.
C'est certainement une plaisanterie; attendons...
Au bout de la rue du Pasquier, la rue Royale. Le nom a eu beau changer, c'est la même rue. Non, ce n'est pas la même rue, c'est Paris. Non, ce n'est pas Paris, ce n'est pas dominateur.
"CHOCOLATS - CONFISERIE"!
Nous entrons. C'était ça, la plaisanterie?
- Tu n'en veux peut-être pas? me taquine Dryade qui connaît ma passion pour le chocolat, en me montrant d'appétissants petits cylindres allongés... en chocolat!
Je me tourne vers la serveuse, et, avec le ton de voix d'un habitué :
- Des roseaux du lac, s'il vous plaît!
Dryade se retient de rire.
Les roseaux - de plus à la liqueur de griottes à l'eau de vie!... - sont engloutis, à peine sortis de la confiserie... J'en ai pris aussi pour la mère de Dryade; elle ne les déteste pas...
Une petite rivière coule entre les maisons.
- Le Thiou, m'apprend Dryade; je ne sais pas pourquoi, mais à cause de ce cours d'eau, certains appellent Anissy la Venise savoyarde. J'ai déjà vu des photographies de Venise, je ne vois pas le rapport.
- C'est vraiment curieux. Moi aussi, j'ai vu des photos... C'est certainement une plaisanterie, et de fort mauvais goût.
Une grande longue salle, avec de hautes rondes baies; la salle est de pierre, grand ouvertes les baies. Arcades de la rue Sainte-Claire. Nous n'avons pas changé de ville, comme à Paris, nous avons changé de siècle. Nous sommes au Moyen Age.
- Le château est en haut de la Côte Saint-Maurice où se trouve le luthier, m'instruit Dryade.
- Je l'ai vu tout à l'heure; il m'a paru formidable.
- Tu vois la grosse tour? c'est la Tour de la Reine, ses murs ont plus de quatre mètres d'épaisseur.
- Le château est très ancien?
- Oui. Surtout la Tour; elle est du douzième siècle. Du reste, tout ce qui se trouve entre la rue Sainte-Claire et le château est ancien.
Quelque chose me tracasse. Ah oui!
- Tu m'apprends beaucoup de choses, tu me donnes des détails... je m'aperçois que je ne te parlais pas autant de Paris.
- Parce que tu es un Parisien...
Je suis surpris :
- Je ne comprends pas.
- Pour un Parisien, le monde entier doit tout savoir sur Paris, puisque c'est l'unique ville au monde qui mérite d'être connue. C'est vrai pour certaines choses. La Tour Eiffel, tout le monde la connaît. Mais si je parle de l'Hôtel de Sens, même devant un Parisien, combien y en aura-t-il qui me demanderont si cet hôtel fait aussi restaurant?
Je reste songeur. Suis-je bien sûr de connaître l'Hôtel de Sens?
Dryade me sourit :
- Allez, viens chercher ma corde! On ne peut tout connaître!
Ouais...
Chez le luthier. Tiens, "chez"! C'est vrai, nous sommes bien dans la maison du luthier! On dirait que sa maison est faite de violes, violons, violoncelles... La tapisserie est en partitions de musique.
- Tiens! Tu n'as pas cassé la chanterelle aujourd'hui! plaisante le luthier lorsque Dryade lui demande sa corde de ré.
La corde est choisie avec soin par l'artisan, comme s'il devait la toucher lui-même.
- Je viens chez lui depuis que j'ai six ans, quand j'ai commencé à jouer sur mon huitième, m'apprend Dryade après que nous sommes sortis de chez lui.
- Huitième! Je ne savais pas... je pensais qu'il n'y avait pas plus petit que le quart.
J'ajoute innocemment :
- On ne peut tout connaître!
Nous rions gaiement...
Demain dimanche nous allons, Dryade et moi, passer quelques jours dans le Genevois savoyard près de Boëge, chez Cettaz, dans la maison de sa grand-mère la Mélie.
Ce matin, nous déchiffrons la sonate achetée hier chez le luthier. Beaucoup de passages difficiles; il faudra travailler bien cet hiver. Nous n'avons pas écouté le disque.
Après le déjeuner - une truite du Fier pêchée par le voisin en a fait les délices - nous allons à la gare d'Anissy prendre nos billets de train pour Annemasse. De là-bas, un autocar nous amènera à Boëge, d'où nous irons à pied chez Cettaz, à quelque cinq kilomètres. Sur place, nous aurons des vélos, que la grand-mère garde pour les visites de la famille. Nous partirons d'Anissy un peu avant sept heures du matin, pour être à Boëge deux heures plus tard environ.
Le train roule entre les montagnes. Elles sont aussi présentes que les maisons à Paris, quand je marche dans la rue, ou quand je suis dans le métro aérien. Les montagnes sont-elles une ville? Dryade disait que les montagnes lui manquaient. Les rues me manquent-elles? Pendant que je roulais vers Lyon, je voyais loin, et je voyais le ciel, que je vois si peu à Paris. Ici, comme à Paris, l'horizon existe-t-il encore?
Comment vit-on, sans montagnes ni maisons? Celui qui y vit n'a peut-être jamais pensé aux montagnes ni aux maisons. Est-ce nous qui créons notre pensée ou bien notre pensée vient-elle d'ailleurs que de nous-mêmes?
- Le Parmelan!
Le Parmelan... Je regarde dans la direction que Dryade m'a indiquée. Oui, je le reconnais.
- Il n'est pas loin!
- A une dizaine de kilomètres, me répond-elle.
Le Parmelan... Lachat... La grand-mère de Dryade vit dans la montagne. Loin de la plaine où l'on voit loin; loin de la ville. Comment vit-on dans la montagne?
- Là-bas, c'est le Fier, m'indique encore Dryade.
Et puis d'autres rivières, et d'autres montagnes. Encore d'autres montagnes...
A Paris, je suis toujours quelque part; dans la montagne, je suis toujours quelque part. Qu'en est-il en plaine? Manque-t-elle autant à celui qui y vit, quand il n'y est pas? Aurais-je été le même si j'avais vécu ailleurs?
Un long tunnel. Quelques instants après...
- Les monts Voirons! m'annonce Dryade.
Elle poursuit :
- Tu vois les sommets...
Les sommets?... il n'y a que ça ici!
- ...ceux qui sont arrondis, précise-t-elle.
- C'est là qu'habite ta grand-mère?
- Non; c'est de l'autre côté des Voirons, à un peu plus de cinq kilomètres.
- Sur un autre sommet?
Elle sourit :
- Non, il n'y a pas de villages sur les sommets; les Voirons sont à quinze cents mètres, chez Cetta, c'est à mille mètres.
La voie commence à descendre; tout en bas, un village. Je plaisante :
- On se croirait sur la Tour Eiffel! Tu as vu le village, en bas?
- Oui; et nous y descendons par l'ascenseur!
Je ne comprends pas tout de suite, et demande bêtement :
- Le train ne va pas plus loin?
Pour toute réponse, elle me regarde ironiquement.
J'ai compris :
- Oh! dans ce genre de trou, on ne s'attend pas à ce qu'il y ait une gare!...
Elle sourit :
- Eh bien, heureusement qu'il y en a une, car c'est ici que nous changeons de train.
- Qu'est-ce que je disais! Les trains ne sont même pas capables de rouler plus de quelques lieues!
J'ajoute perfidement :
- Vous comptez encore en lieues, je suppose?
Elle me répond tranquillement :
- Le train vient de Paris et va à Saint-Gervais; ce qui ne fait donc que cent septante-cinq lieues de poste.
J'en demeure stupéfait :
- Tu t'es inscrite en maths pour l'année prochaine?
- Oh non! Les littéraires savent diviser par quatre sans avoir besoin de formules ésotériques.
Battu!
- Bon, bon. En signe de pénitence, je porterai ton sac à dos pendant le temps de la correspondance!
Elle rit :
- On la voit d'ici, la gare! Tu n'auras pas beaucoup à marcher...
Je n'ai plus qu'à rire avec elle.
La Roche-sur-Foron est bien le trou prévu. La correspondance vite faite - même pas le temps de porter le sac à dos de Dryade! - nous filons vers Annemasse. Et il est fort heureux que nous filions, car le paysage est ennuyeux - il n'y a même pas de belles montagnes.
Annemasse? La correspondance est trop courte, mais je n'ai rien vu d'attachant.
Autocar pour Boëge. La route monte, les montagnes reviennent. Ce sont celles de Dryade.
Boëge. L'autocar s'est arrêté sur une large place, près d'une église. Une grande fille mince d'environ quatorze ans, dont les longs cheveux de châtaigne dansent sur les épaules, toute de bleu vêtue, sautille d'une fenêtre à l'autre de l'autocar. Qui est-ce? Vous ne le savez pas? moi, je le sais. Ce ne peut être que la Mimie! Comment le sais-je? Ha! ha! Dryade m'avait dit peu avant notre départ pour Boëge : "Ma grand-mère ne voudra jamais que nous nous promenions seuls dans la montagne; je suis sûre qu'elle nous fichera la Mimie dans les pattes!" Elle avait cependant ajouté : "C'est ma cousine. Mais tu verras, elle est très, très gentille." Eh bien, la Mimie en a bien l'air! Je le vois à ses yeux verts, si semblables à ceux de Dryade, où scintillent des paillettes d'or. C'est bien elle qui est venue nous attendre!
Les deux cousines s'embrassent affectueusement. La Mimie s'est tournée vers moi, et me dit bonjour en français, tout en me souriant avec gentillesse. J'hésite un peu pendant que je lui réponds, car je n'arrive pas... comment le dire... à lui faire voir que je lui parle. Elle m'entend, oui, elle m'entend; elle me regarde, oui, elle me regarde. Mais ses yeux n'ont pas de repos. Je sais, je sais pourquoi; Dryade m'a raconté. Elle ne voit pas très bien, depuis toujours.
Ce dimanche de premier août n'est pas un jour ordinaire. C'est jour de kermesse paroissiale! Sur la large place où s'est arrêté l'autocar, de petites baraques en planches sont prêtes à accueillir les habitants, non seulement du village, mais de tous les environs.
Il est peu après neuf heures du matin. La Mimie s'inquiète :
- Vous avez eu déjeuné?
- Oui, lui répond Dryade, mais le voyage donne faim!
Ma foi!...
La Mimie nous emmène chez une camarade de classe dont la maison se trouve non loin.
- C'est la mâchon derrière l'églésé, nous indique-t-elle.
Lait ou café? Lafé chaud pour la Mimie, dans un grand bol où elle trempe son pain. Dryade, après une légère hésitation, demande du café pour elle et pour moi.
Le café a un goût curieux. Je n'ai rien dit, mais la Mimie s'est aperçue de mon étonnement :
- C'est de l'ouerdzo, m'apprend-elle.
- De l'orge, me traduit de suite Dryade.
Bien qu'elle n'ait pas parlé très fort, la Mimie a entendu.
- Je ne parle pas toujours français juste, s'excuse-t-elle en rougissant.
Je fais mine de ne m'être aperçu de rien :
- Je n'en ai jamais bu; c'est vraiment très bon!
La Mimie m'a fait un petit sourire reconnaissant. Elle n'a pas été dupe!
- Vous n'en avez pas à Paris?
La camarade de la Mimie m'a surpris par cette question proférée sur un ton compatissant. Je réponds par un non gêné. Elle hoche la tête sans rien dire. Je me surprends à penser avec mécontentement à ce que j'avais dit à Dryade : "A Paris, on trouve tout!" Je la regarde furtivement. Y a-t-elle pensé aussi? Peut-être...
- Tu as ton certificat d'études?
Mon... Je n'ose pas répondre. Je ne me figure pas parlant de la Sorbonne...
La camarade de la Mimie a déjà repris d'une voix tranquille :
- Moi, je dois le repasser l'année prochaine.
Elle s'anime soudain, et déclare avec une admiration manifeste :
- La Mimie a été reçue deuxième de tout le canton!
Je m'empresse de féliciter longuement l'impétrante, qui tente de paraître modeste.
Onze heures. L'église Saint-Maurice est pleine de monde pour la grand messe de ce jour de fête. Midi. Le déjeuner nous attend.
Tout Boëge est sur la large place. Et aussi tous les environs, si j'en juge par les conversations parlant de vatses, de prâz... "Des vaches, des prés", m'a soufflé Dryade.
Qu'on est loin de la fête à Pasteur! Les petites baraques en planches de la kermesse n'offrent guère de variété. On lance des morceaux de chiffons roulés en boule sur des boîtes ou des bouteilles pour les casser. Oui, à Pasteur aussi on casse; mais tout de même avec une carabine! Pêche miraculeuse. Oui, je connais; on gagne un canard en celluloïd. Enfin, pour les tout petits enfants... Mais pourquoi les grands pêchent-ils comme les petits? La camarade de la Mimie a gagné une assiette à la tombola; elle la serre contre elle... Des religieuses proposent des enveloppes tout autant miraculeuses. Je n'ai pas vu ce que la Mimie avait gagné, mais elle arborait un grand sourire. Peut-être était-ce un sourire qu'elle avait gagné?...
Le soleil est parti. Sur la large place, des petites lumières se sont allumées. La fanfare de Boëge s'apprête. On va danser!
Les danses ne sont pas celles de Paris. Et pourtant, l'une d'entre elles... Le cavalier fait tourner plusieurs fois sa demoiselle, et termine en l'aidant à faire un bond en l'air. Vous avez tous reconnu une de nos danses parisiennes les plus nouvelles, le boogie-woogie. Et voilà, dites-vous, comme la province copie Paris! Seulement, lorsque j'en fis part à Dryade, elle se gaussa tout bonnement de moi. "C'est la volta, une ancienne danse italienne!" me dit-elle en riant. Et voilà comment on fait l'histoire!... Et quant à la musique? Quelques airs populaires qu'on entend parfois à la TSF sans s'attarder lorsqu'on cherche la longueur d'onde d'un poste.
Dryade m'entraîne dans la danse en faisant des pas que je n'ai jamais vus... mais qu'ici tous savent. Savent-ils aussi les nôtres? Non, bien évidemment. Un garçon un peu gauche vient l'inviter; il est d'une ferme proche de chez Cettaz. Il a l'air très gentil; il me sourit avec timidité, comme pour me demander la permission... Je lui adresse un grand sourire, et me retire avec un petit signe amical de la main. Je regarde autour de moi. Les danseurs sont pleins d'allant; on dirait qu'ils se connaissent tous. Cela me fait penser au quartier où habite Odile. Reprenons mon cahier; voici ce qu'elle avait dit : "Dans le quartier, les habitants vivent depuis longtemps en voisins; et on se dit toujours bonjour lorsqu'on se croise dans la rue." La montagne aux environs est-elle le quartier de Boëge?
Dryade danse avec un autre garçon qui a profité d'une courte pause pour l'inviter sans tarder! Tout autour on danse, on discute en petits groupes. Un peu à l'écart, j'aperçois la Mimie. Elle a l'air absent; la tête légèrement inclinée sur le côté, elle suit des yeux les danseurs. Je l'invite. Elle sursaute comme sortie d'un rêve, me fait un sourire radieux, puis baisse la tête en rougissant, et me dit d'une voix mal assurée : "Je ne sais pas comment on danse à Paris..." Je lui déclare en retour sur un ton de confidence : "Apprends-moi comment on danse ici, ça me fera plaisir!" Elle reprend son sourire radieux, et me voici en train de patauger dans les pas inconnus.
La Mimie s'est soudain raidie; je danse trop mal, sans doute. Quelques instants après, elle me fait sans raison un sourire qui me paraît dire merci - mais pour quoi donc aurait-elle à me dire merci? Elle revient à la danse, mais elle ne danse plus tout à fait de la même façon. La musique peut-être? Elle n'a pourtant rien de particulier. Un peu plus traînante, c'est tout. Ah oui! Des pâmoisons sur les notes sensibles dont tout le monde abuse - ça pince le coeur, voyons!...
La nuit s'avance. Je me souviens de la soirée chez Jeanne. Nous dansions, nous parlions. Ici, on danse, on parle; mais c'est comme si on chantait en parlant - la langue savoyarde chante, le parisien, non... Je ne peux leur dire grand chose, ils ne peuvent me dire grand chose; deux vies qui ne se rencontrent pas. Dryade parle avec les fermiers; ils paraissent très contents et très tristes de la voir... comme si elle était revenue d'un pays lointain, et comme s'ils allaient la perdre à jamais. Enfant, elle vivait là...
La Mimie ne me quitte pas. De temps à autre un garçon l'appelle; elle va vers lui, l'écoute parler, ne répond pas tout de suite, lui dit quelques mots... et se sauve. J'exagère, elle ne se sauve pas, mais c'est tout comme. Je lui demande si elle est fâchée contre lui; "Non, me répond-elle, mais je ne sais jamais quoi dire."
La Mimie est avec sa mère. Je raconte mes étonnements à Dryade.
- Ce n'est pas qu'elle ne sache quoi dire, mais tu ne peux t'imaginer à quel point elle est timide!
Je m'étonne :
- Pourtant, elle n'a pas arrêté de me parler!
- Te parler, c'est comme me parler à moi; elle m'aime beaucoup.
Elle poursuit, au bout d'un moment :
- L'air qui a troublé la Mimie s'appelle "Etoile des Neiges". Je l'ai déjà entendu à Anissy. C'est l'histoire de deux petits Savoyards amoureux l'un de l'autre. Mais ils sont pauvres. Lui, s'en va vers la ville; elle, reste à l'attendre.
- Et il revint?
- Oui, aux beaux jours.
Je me sens attendri. Cela doit être la nuit, la danse, la musique...
- Tu crois que la Mimie...?
Dryade soupire :
- Je crois...
- Il faut qu'il revienne...
Nous restons en silence. La Mimie parle avec sa mère. Dryade dit pensivement :
- Elle est pauvre... et elle n'a pas de bons yeux...
Quatre heures du matin. La montagne commence à découper le ciel. Petit à petit, la large place se vide. Il ne nous reste plus qu'à monter à pied chez Cettaz. La Mimie nous accompagne; elle redescendra pour aller chercher l'herbe fauchée par son père, qu'elle rentrera avec sa mère. En route!
Nous coupons court à travers un bois; le sentier monte. Quel raidillon! Comme à Lachat! Maintenant, le sentier longe la montagne. Une petite route qui grimpe. Nous arrivons chez Cettaz.
Ce n'est pas un village, plutôt quelques maisons massives serrées les unes contre les autres. Peut-être que dans les anciens temps, c'était plus rassurant.
Mes réflexions profondes sont interrompues par l'apparition de la grand-mère de Dryade.
- Bonjou! nous crie-t-elle de loin.
Dryade l'embrasse, puis me présente. La grand-mère - Oh, et puis je la nommerai la Mélie, puisque c'est son nom! et puis aussi, c'est plus simple à écrire!... - me dit dans sa langue quelque chose de probablement aimable, étant donné la présence du sourire qui accompagne ses paroles. Pourquoi probablement? Parce que je n'ai pas compris un mot de son discours. Cependant, elle ajoute à mon adresse, dans un français un peu hésitant mêlé de patois, et avec un fort accent :
- Etes-vo pas trop fatigué? I faut poyér en montant to dré su le cré!
Elle regarde les grosses chaussures que j'ai mises ici pour les promenades :
- Sont des bons solârs. Sont lou solârs lou pe fins ké font lou pè grou-z-agassins.
Elle me regarde avec attention :
- Quand lou solârs sont pas fôrts, i font mâ les artieus!
La présence du sourire revient encore :
- Je sè bounésa de vo vi.
Cela me fait bien plaisir qu'elle soit si aise de me voir - est-ce si sûr, pourtant? - mais elle me fait penser, sans que je m'en rende vraiment compte, à la Génie. Vous vous souvenez? "Question ou pas question?" "La Génie me dit, ou me demande - je ne sais pas"... Je n'ai pas le temps d'approfondir la chose, car la Mélie vient de demander à Dryade :
- Quint heura yè?
Nous sommes dans la maison, et Dryade, après un bref coup d'oeil à la grande pendule toute de bois, lui a répondu :
- Yè siz heura!
Je regarde machinalement la pendule - il est six heures moins dix.
- Lo rèlojo retardè de dié menutè, me dit la Mélie, qui s'est tournée vers moi, et me regarde.
J'ébauche un sourire, ne sachant trop quoi dire, mais elle est déjà partie à ses fourneaux.
- Ma grand-mère ne regarde jamais l'heure, m'explique Dryade, elle la connaît; ici, tout le monde voit l'heure au soleil.
Apparemment, la Mélie ne regarde pas seulement l'heure au soleil...
- Yè miz heura! annonce la Mélie.
Midi moins dix! Dinâ.
Dryade a placé les assiettes sur la table. Assis sur nos sâlè, on meuge de bon appétit des tartifles au barbot, avec des pass'nailles venant du courti. Tout cela, avec de l'édjeu de la sourtsa versée d'un toupin. Et pour finir, une tarte - pardon une épougne - avec une gelée d'ampyé bien sûr, puisque ici, c'est le pays des framboises.
Vous avez vu comme je sais bien le patois! A dire la vérité, il a fallu m'expliquer quelques mots; pass'nailles pour carottes, et barbot, qui veut dire cuit à l'eau. Quant aux tartifles, je m'en souvenais; j'en avais mangé à Veyrier avec des djos d'âne! Ouè, ouè, vous ne vous en souvenez pas?
Dans la mâchon de la grand-mère, se trouve une autre salle à manger; Dryade vient de m'y emmener. "Meuh!" disent les trois vaches qui y sont attablées! Non, c'est dans les livres des Parisiens que les vaches font "Meuh!" ici, elles n'ont rien dit; elles ont lentement tourné vers nous leur grosse tête, et mâchonnent paisiblement l'herbe de leur repas.
- C'est curieux, j'avais lu que les vaches des montagnes portaient des cloches.
- Ici, on n'a pas besoin de les chercher, m'explique Dryade. On leur met des s'nailles quand elles vont loin, pour bien les entendre.
- Des s'nailles! Encore un peu, et c'est d'l'argot d'Paname!
Nous rions. Je reprends :
- Pourquoi ne sont-elles pas dehors? Il fait beau!
- Il n'y a pas assez d'herbe en été; nous leur donnons du foin, que nous ramassons dans le pré.
Là, je ne comprends rien du tout. Dryade m'a deviné :
- Lorsque les vaches sont au prâ, elles choisissent l'herbe qui leur plaît, et refusent le reste; ce n'est pas très rentable. Ici, elles sont bien obligées de tout manger!
- Elles ne sortent jamais?
- Si, à l'automne, pendant deux mois; quand il pleut, l'herbe est haute.
- Pauvres bêtes!...
Elle paraît étonnée :
- Pourquoi? elles sont bien nourries!
- Je pensais à mes serins.
Elle réfléchit :
- Tes serins ont toujours de quoi manger; au delà du prâ, c'est la forêt.
Je regarde les vaches :
- Je n'ai jamais vu des vaches comme celles-ci.
- Ce sont des Abondances, m'apprend-elle.
- Des... Tu veux dire qu'il y en a beaucoup?
- Non; Abondance, c'est le nom d'une ville, à une trentaine de kilomètres de Boëge.
- Curieux nom.
- Il vient d'un très ancien mot qui veut dire eau - de l'eau. Il y a beaucoup d'eau dans cette région, l'herbe pousse bien...
- ...et les vaches de même!
Elle sourit à ma plaisanterie. Je poursuis :
- J'aime bien leur couleur ardente et le fauve qu'elles ont autour des yeux.
- Les gens qui ne sont pas d'ici appellent cela des lunettes.
Je me hérisse :
- Il faut toujours que l'homme rabaisse tout à son niveau!
Dryade paraît un peu étonnée de ma sortie :
- Tu es sévère.
Je suis moi-même un peu étonné de ma sortie :
- Je ne comprends pas pourquoi j'ai été irrité...
Mais si, je sais :
- Depuis que je suis ici, j'ai appris que la vie existait en dehors de Paris. La vie, pas seulement les images. La province, ce n'est pas un dortoir d'où l'on sort pour accomplir les tâches que Paris détermine.
Je laisse un silence. Dryade l'interrompt :
- Tu te souviens de ce qu'avait dit Nannot...
- Oui, il disait que vous ne trouviez pas les Parisiens très agréables.
- Lorsque quelqu'un nie votre vie, vous ne pouvez rester indifférent.
Votre vie; sa vie... L'argot parisien, le métro... Ici, le savoyard, le chemin. Il n'y a qu'à Paris que l'on parle l'argot parisien, ailleurs on en est incapable. Les Savoyards n'ont pas besoin de l'argot parisien pour se comprendre; mais ce n'est que du savoyard, n'est-ce pas? A Paris, je m'étais habitué à toi, sans vraiment penser que tu étais de Savoie. Un Parisien ne se représente la province qu'en image, comme je le disais tout à l'heure.
Mes pensées se sont changées en paroles, mais je ne sais pas du tout à quel moment.
- Pour nous aussi, Paris n'est qu'une image, prononce doucement Dryade.
Après un silence, elle poursuit :
- Tu m'as fait vivre cette image. Lorsque je suis venue à Paris pour la première fois, j'ai vu une grande ville - plus grande que Genève! ajoute-t-elle en souriant - une grande ville dans laquelle je ne pouvais habiter nulle part...
Un peu étonné, je l'interromps :
- Pourtant, dans chaque quartier...
Je réfléchis un instant :
- Montparnasse, où tu es, a sa propre vie; elle est intense!
- C'est bien là, la pierre d'achoppement; la vie du quartier n'est pas une vie pleine, elle a besoin de...
Elle cherche ses mots :
- Peut-être ce que tu appelles les Boulevards, qui me paraît maintenant un lieu de vie dont dépendent, ou simplement dont ont besoin, les quartiers - comme la province dépend, ou a besoin, de Paris.
Elle fait une courte pause :
- Combien de fois n'as-tu pas dit, pour aller sur les Boulevards : "Allons à Paris!" alors que tu y étais déjà? Mais c'était à Montparnasse, ou à Santos Dumont; des quartiers.
Je n'avais jamais considéré la vie parisienne sous cet angle; et pourtant, c'était moi-même qui avais fait découvrir cette vie à Dryade. Je reste pensif, sans savoir comment reprendre la conversation; Dryade ne paraît pas non plus prête à poursuivre l'analyse.
Nous marchons à pas lents dans le pré, en travers de la pente. Dryade me désigne une grosse pierre, près d'une source :
- C'est ici que je venais souvent pour lire; il y fait frais.
Je remarque :
- La pente est bien raide!
Elle sourit :
- Viens t'asseoir; nous ne risquons pas de glisser sur cette pierre!
Nous restons assis en silence. Au bout d'un moment, elle reprend :
- A Anissy, je suis toujours à Anissy.
- Il y a trois rues!
- Elles me permettent de vivre.
- Veyrier est un quartier; de Veyrier tu viens bien à Anissy.
- Veyrier n'est pas Anissy.
Elle sourit :
- C'est une banlieue...
Je ne cède pas :
- A Paris il y a tellement plus de choses...
- Et le lac? Et le Fier? Et les montagnes?
Puis, en baissant légèrement la voix :
- Et Lachat?
Je regarde les montagnes, au loin.
Que voit-on de la Tour Eiffel? Les collines de Saint-Cloud, et d'autres collines; la banlieue, et sans doute au delà. Paris aussi, bien sûr. Je ne sais pas ce qu'il y a sur les collines; je ne vois que des maisons, sans pouvoir les distinguer les unes des autres. Je ne sais pas ce qu'il y a sur Paris, je ne vois que des maisons, sans pouvoir les distinguer les unes des autres. Les collines, je ne les connais pas, je n'y suis jamais allé; si, pourtant, quelquefois, avec mes parents, au parc de Saint-Cloud, ou au château de Versailles. Paris, je le connais, j'y suis déjà allé, souvent, tous les jours; pourquoi est-ce que je n'arrive pas à le voir, à part Montmartre et le Bois? où sont Montparnasse, les Boulevards, Santos Dumont, Buffon, le garage où je joue au ping-pong? je les devine, mais je ne les vois pas, je ne les vois pas vivre.
Je regarde les montagnes, au loin.
La voix de Dryade me fait revenir dans le pré :
- Que regardes-tu?
- Paris.
Ma réponse ne l'a pas surprise. Elle est restée pensive un moment, puis :
- Un jour, au Quartier, je t'avais dit que je cherchais toujours la montagne quand je regardais au dehors...
- Je me souviens; tu avais ajouté qu'elle n'était jamais là.
- Paris non plus n'est pas là...
Je réponds en hésitant un peu :
- Je pensais à ce que je voyais du haut de la Tour Eiffel.
Je parle de ce que je voyais... et de ce que je ne voyais pas :
- Et ici, quand je regarde les montagnes, au loin, je ne vois que la vie.
Nous restons longtemps en silence. Dryade me montre le ciel bleu :
- Cela fait longtemps que nous avons un aussi beau temps; je pense qu'il fera bientôt de l'orage, c'est habituel ici dans les premiers jours du mois d'août.
- Le ciel, les montagnes, les prés, pas même Anissy, que j'appelais un trou, et qui me paraît, vu d'ici, une très grande ville, avec ses trois rues - au moins y avait-il trois rues!
J'ajoute, avec une légère grimace :
- Pardon, il y a un sentier. Peut-être est-il ancien?
Elle a un petit sourire triste :
- Tu t'ennuies ici...
Je secoue la tête :
- Je pensais aussi que je m'ennuyais. Mais non, ce qui m'entoure me paraît entier.
J'allais ajouter une explication à ce mot à peine compréhensible pour moi-même, mais Dryade m'a pris le bras :
- Je comprends; tu veux dire que tu pourrais y vivre.
Elle sourit :
- Pas de la même façon qu'à Paris.
Je reste songeur :
- A Paris, je ne suis jamais seul. Tout m'entoure...
Je m'interromps. Elle observe :
- Ici aussi, tout m'entoure; mais rien ne m'empêche d'être seule.
- C'est triste, d'être seul.
- Ce n'est triste que si l'on est abandonné. Ici, autour de moi, j'ai la nature.
- A Paris, j'ai tellement plus de choses...
- Oui, je sais, les Boulevards, le Théâtre-Français, les Galeries, le métro, les rues sans silence, les maisons sans fin.
- Il y a aussi d'autres théâtres, d'autres galeries... Ici, tu n'as que la nature.
- La nature qui me fait vivre. A Paris, tu n'as que les fruits de cette nature; et si tu es seul, qui te fera vivre?
Le soleil a dû me réveiller; ou bien les bruits de la cuisine. Yè siz heura!
La fraîcheur qui règne dans la chambre me surprend. Il n'y a pourtant pas un sou de l'orage dont parlait Dryade hier. Je vais à la fenêtre; le soleil m'inonde, le ciel est bleu. J'ouvre; le froid est franchement vif. J'ai compris, c'est l'altitude - nous sommes à mille mètres!
Par contre le Mont Blanc n'est pas à mille mètres! Je ne me souviens plus très bien... pas loin de cinq mille... Pourquoi le Mont Blanc? Parce que c'est certainement lui que je distingue derrière les sommets avoisinants. Mais quant à être blanc...
Le lafé se mange, il ne se boit pas. Hier au matin, revenant de la kermesse, je ne m'en étais pas vraiment rendu compte; c'était du lait, quoi! Quel goût plein! Du reste, c'est le lait de la vache de la Mélie!...
- Bonjou!
La Mimie vient d'arriver. Dryade avait eu raison; la Mimie est bien dans nos pattes. Mais Dryade avait aussi eu raison de dire que la Mimie était très, très gentille. Alors, j'accueille la Mimie avec un grand bonjou.
- Bonjou! me répond la Mimie en souriant à perdre haleine!
Je parle du Mont Blanc qui n'est pas blanc.
- Il est à l'ombre, m'explique un peu timidement la Mimie.
- A l'ombre?
- Avec le soleil derrière lui, comment veux-tu le voir, sinon à l'ombre? commente Dryade.
Elle ajoute en riant :
- Ce n'est pas la peine d'être fort en mathématiques!
- Moi, à l'école, je suis la première en arithmétique! s'écrie joyeusement la Mimie.
Mais à peine a-t-elle achevé ces paroles qu'elle devient rouge de confusion. Je fais mine de ne rien avoir vu, et la félicite chaleureusement. Elle retrouve son sourire et m'indique avec sérieux :
- Tu le verras tout blanc quand tu seras chez moi à miz heura pour le dinâ; le soleil sera très haut!
Nous partons. La Mélie nous a longuement suivis des yeux...
La pente est raide de part et d'autre du sentier que nous suivons sur le versant qui plonge dans la vallée où se trouve Boëge. Par bonheur, il n'y a ni à descendre ni à monter. Voilà comment je comprends la montagne!
Le bois à travers lequel nous marchons depuis que nous avons quitté chez Cettaz fait place à des prés d'où je vois très bien Boëge.
- Regarde là-bas! s'écrie soudain la Mimie, en m'indiquant le versant opposé.
Elle poursuit, après s'être assurée que je regardais dans la bonne direction :
- C'est ma maison!
A-t-elle vu mon soupçon de surprise? Elle ajoute en souriant :
- Oui, ma cousine t'a dit que je voyais mal; mais je sais où se trouve ma maison - j'y ai vu!
Après un court moment, elle reprend :
- Le bois, là, derrière, dans les Grands Communs, c'est à ma cousine.
- C'est à ma grand-mère, corrige Dryade.
Je remarque :
- C'est agréable de se promener dans ce bois...
La Mimie m'a jeté un coup d'oeil étonné. Dryade intervient :
- Là où il est en ville, il n'y a pas beaucoup d'endroits pour se promener.
- Il n'y a pas de prâ?
Je pense bêtement au Pré Catelan, au Bois... :
- Il y a le Bois de Boulogne...
- C'est à toi?
Misère!... Je commence une réponse, mais elle m'a déjà interrompu :
- Ça rapporte bien?
- Comment cela, ça rapporte bien?
- Eh bien oui, quand vous vendez les arbres! Tous les combien, vous les abattez?
Je suis complètement perdu. Dryade vient à mon secours :
- Le Bois de Boulogne est un endroit où les Parisiens se promènent.
La Mimie est restée sans voix. Elle m'a regardé avec une incompréhension absolue. Je cherche quoi dire. Je crois que Dryade cherche aussi. Soudain, la Mimie :
- Quand vous avez besoin de bois, vous le prenez chez nous?
J'hésite... Elle poursuit :
- Ma cousine m'a dit que tu habitais un village; tu as des vatses?
Des vaches? Je tente une explication :
- Paris est une très grande ville. On ne peut pas y mettre de vaches, il n'y a pas d'herbe...
Elle me coupe :
- A quoi ça sert, une grande ville, si on n'y trouve rien?
Je suis abasourdi. Dryade veut intervenir, mais la Mimie ne lui en laisse pas le temps :
- Viens habiter ici, quand tu seras marié avec ma cousine.
Elle ajoute, après une courte pause :
- Ses bois rapportent bien!
J'ai pris la main de Dryade. La Mimie a souri. On peut avoir de mauvais yeux et bien voir.
Si les vatses ne sont pas dans les prâz, les hommes y sont. Les faux fauchent le foin - cela me fait tout drôle de voir vivre une image de mon livre de géographie... Et comme ça sent bon; on en mangerait! C'est du reste certainement l'avis des vatses!
Les hommes ne sont pas seuls à travailler. Une fois les foins fauchés, il faut les rentrer; les femmes les ramassent avec un râteau, et les emportent sur leur tête. Je demande à la Mimie :
- C'est comme ça que tu faisais hier avec ta mère?
Elle me répond d'un geste qui veut clairement dire : "Evidemment!"
- Et tu n'as jamais peur que cet énorme sac d'herbe tombe par terre?
Elle rit :
- Oh, non! Comme je n'ai pas envie de ramasser mon baillâr s'il tombe, je lui dis de rester sur ma tête!
- Et il t'obéit?
Elle rit encore :
- Il est habitué!
Elle me montre le sac qui enferme l'herbe :
- Nous, avec notre galère, nous amassons le foin sur une toile de jute et nous fermons en faisant un noeud; elles, elles ont un canavé.
Elle fait une moue :
- C'est plus dangereux!...
Je fais de l'esprit - en bon Parisien que je suis :
- C'est vrai, l'herbe, ça mord!
Elle me répond avec l'air sérieux de quelqu'un qui se sent compris :
- Tu as raison; quand on tasse le foin, il faut faire du bruit, ça fait peur aux serpents.
Des serpents!...
Dryade a vu ma stupeur. Elle enchaîne, comme on dit au théâtre :
- Les vipères sont rares, mais comme elles sont petites, elles se cachent dans le foin.
J'ai compris. Merci Dryade! Je commente d'un ton naturel :
- Oui, il vaut mieux les empêcher d'entrer dans le canavé.
La promenade continue. Dryade et sa cousine me parlent des paysans que nous voyons dans les prâz et qu'elles connaissent; ce sont parfois des cousins. Dans les villages, on porte souvent le même nom de famille, car on se marie surtout entre cousins. Celui qui vient d'une autre vallée est un étranger.
Je vois apparaître une petite bourgade.
- Saxel! m'annonce la Mimie.
Elle ajoute :
- J'ai des cousins qui habitent là-bas. Je lui demande :
- Tu vas souvent les voir?
Elle hésite un peu :
- Oui... quelquefois...
Je revois la Mimie toute seule dans la kermesse...
Nous ne passons pas par Saxel, et allons de l'autre côté de la vallée, sur le flanc des Voirons, où habite la Mimie.
- Ma cousine m'a dit qu'elle voulait te faire voir la vallée.
La Mimie s'interrompt un instant, puis, nettement :
- Ça te plaît d'être ici?
- Beaucoup!
J'ai répondu d'une voix tout aussi nette. Elle me sourit, comme si elle était rassurée :
- Ma cousine sera contente!
Elle ajoute aussitôt :
- J'aime me promener... toute seule, c'est triste.
Un petit temps :
- Ça m'a fait plaisir de me promener avec vous deux!
La promenade continue. Nous ne sommes pas sur les Boulevards... quel calme... Je devrais m'ennuyer... chercher un café... Je n'ai aucun autre désir que celui de flâner... comme sur les quais, peut-être... Pourquoi allions-nous sur les quais? Etait-ce, sans le savoir, pour trouver la nature... ce trou, comme je l'appelais, et comme je n'ai plus envie de l'appeler. Autour de moi, il n'y a pas de boutiques, mais je ne sens pas le besoin d'acheter quelque chose...
Si pourtant, il y a une boutique; une très grande boutique même. Un fleuriste! Et je n'ai jamais vu un tel choix. Quant à réciter le nom des fleurs... Tout ce que je peux dire, c'est qu'à Paris on n'en trouve pas de semblables. Je n'ai jamais aimé ces fleurs figées qu'on assemble en bouquet, et qui n'ont cependant pas l'air de se connaître. Ici, lorsqu'un vent léger les a éveillées, elles se parlent, elles se promènent ensemble, dans le prâ qu'elles ont un jour choisi, et qu'elles ne quitteront qu'après y avoir laissé leurs enfants.
Nous marchons maintenant le long d'un bois vers la maison de la Mimie. Dryade me montre la maison de la Mélie de l'autre côté de la vallée que nous venons de traverser. Ici, les voisins se voient de loin.
Les prâz, au-dessous de nous, appellent, comme l'on écrit dans les poëmes, à la contemplation. Des chevaux sont venus aider les hommes. Les oiseaux racontent leur bonheur. Je pense à mes serins; quel univers pour eux!
- Mes s'rins seraient tellement contents...
- Tes s'rins auraient bien des ennuis! me coupe Dryade.
- Des ennuis?...
- Qu'est-ce que c'est, des s'rins? demande timidement la Mimie.
- Des petits oiseaux jaunes, explique Dryade, tout en donnant l'orthographe.
- Tu les as apprivoisés?
Je réponds étourdiment :
- Non, je les ai achetés.
- Qu'est-ce que tu en fais?
- Rien. J'aime bien les oiseaux; c'est pour les avoir chez moi.
Elle hésite un peu :
- Qu'est-ce qu'ils font?
- Ils se promènent dans les arbres du jardin, à côté de ma maison.
- Il est grand, ton jardin?
- Ce n'est pas le mien...
- Tu n'as pas de jardin?
- Non.
- Où est-ce que tu fais pousser tes guelyons?
Elle me voit demeurer stupide, et rougit aussitôt :
- Tes légumes...
Elle ajoute vite :
- J'ai bien appris le français à l'école; j'ai toujours eu de bonnes notes.
Je la rassure :
- Tu parles très bien le français; et puis, tu n'aurais pas été reçue deuxième de tout le canton à ton certificat d'études!
Là, elle rougit à nouveau, mais de plaisir, je crois bien!
Cependant, elle reprend :
- A la maison, je suis toujours seule, avec mes parents; nous parlons patois...
Je l'interromps avec sérieux :
- Ta langue est très belle; c'est la langue savoyarde, et non du patois!
Son grand sourire m'a remercié au delà de toute mesure. Faut-il donc être reconnaissant à celui qui veut bien admettre que vous parliez votre propre langue?
Bien que la Mimie ne dise plus rien, je sens qu'elle attend quelque chose. Ah oui, les légumes!
- Dans mon jardin, il n'y a pas de légumes.
Elle réfléchit un bon moment en se pinçant les lèvres. Puis, d'un ton inquiet :
- Il faut que tu les achètes, même l'été?
Je fais un signe d'assentiment.
- Ça coûte cher...
Elle s'est interrompue. Elle s'est même arrêtée de marcher. Elle réfléchit encore, longuement. Enfin, elle lève sur moi ses yeux qui n'ont pas de repos, et, sur le ton d'un espoir timide :
- Tu es riche, alors?
Dryade a eu un petit mouvement de surprise. Moi, je cherche une réponse... Un air de soulagement naïf apparaît sur le visage de la Mimie :
- Sa grand-mère sera contente; elle a peur que tu es pauvre...
Et elle repart d'un pas vif. Soudain, arrêt. Elle observe le ciel, et se tourne promptement vers moi :
- Ils sont très petits, tes oiseaux jaunes?
J'allais décrire consciencieusement la forme et la taille de mes serins, lorsque, ainsi qu'elle le fait souvent, elle me coupe :
- Ma cousine a raison; ils auraient des ennuis!
Et elle me désigne un oiseau sombre aux larges ailes, de la taille d'un gros pigeon.
- Un bouza, m'indique-t-elle; il mange les moineaux, les mésanges... c'est un oiseau redoutable.
Elle a un petit mouvement de recul :
- Sale bête! chaque année il nous mange trois quatre poules; surtout l'automne, quand les arbres sont défeuillés.
Je lui demande :
- Vous avez beaucoup de poules?
- Une quinzaine; quand la coquatire passe acheter nos oeufs, s'il manque des poules, il y a moins d'oeufs à lui vendre...
Elle fait une grimace :
- Le bouza mangerait aussi bien tes petits oiseaux jaunes; comme il mange nos poussins!
Elle prend un temps :
- Les Français l'appellent épervier. Tu n'en as pas chez toi?
- Je ne sais pas; je ne crois pas. Je n'y ai jamais pensé.
Elle me jette un coup d'oeil rapide :
- Il faut faire attention...
- A Paris, ils auront trop peur!
- Ils n'ont peur de rien!
Je me sens troublé. Les pigeons que je vois tous les jours... comment savoir si ce sont des éperviers? Je sais vaguement le nom, je crois que je sais qu'ils sont redoutables... j'ai dû apprendre cela... Pourtant, il n'est jamais rien arrivé à mes serins... Voyons; des éperviers à Paris... je le saurais! Ah oui, mais comment le saurais-je? Je n'ai jamais entendu parler d'éperviers. Pourquoi pas aussi des tigres? Enfin, à Paris!...
Mais comment vit-on donc ici? C'est vrai, il y a peut-être aussi des loups?
- Est-ce qu'il y a des loups?
La Mimie a un petit mouvement nerveux. Elle se tourne vers sa cousine, et, d'une voix mal assurée :
- Il n'y a plus de loups, n'est-ce pas?
Dryade lui met affectueusement la main sur l'épaule :
- Mais non, il n'y en a plus depuis longtemps!
Ah bon! J'insiste :
- Il y en a donc bien eu?
La Mimie me répond d'une voix un peu rauque :
- Oui, ils ont même mangé une grand-mère!
Je suis stupéfait. Comment vit-on ici?...
Midi approche. Nous ne sommes plus très loin de la maison de la Mimie où nous attend le dinâ. Près de Manant, une croix sur le bord du chemin; la Mimie s'est signée. Est-ce que cela protège des loups?...
Un dernier raidillon à travers bois. La Mimie, silencieuse depuis un moment, me demande en hésitant :
- Ça ne te gêne pas, d'être dans la montagne?
Je suis surpris par sa question. Elle reprend sans attendre :
- Tu as toujours vu très loin, là où tu es. Ici, tu ne peux pas.
Elle laisse un silence. Je lui dis que j'aime beaucoup la montagne. Elle poursuit, comme si je n'avais rien dit :
- Sais-tu ce qu'il y a de l'autre côté de la crête?
Elle se tait. Je ne comprends pas très bien... Dryade intervient :
- Il n'y a pas bien longtemps qu'elle est sortie pour la première fois de la vallée.
- Il y a trois semaines, je suis allée à Annemasse.
Elle ajoute, de la voix d'un explorateur revenant d'un voyage merveilleux :
- Il y avait quelque chose de l'autre côté de la crête.
Elle m'a regardé avec ses yeux qui n'ont pas de repos :
- Je me doutais bien qu'il y avait quelque chose. Ma cousine n'habitait pas ici. J'apprenais à l'école qu'il y avait des endroits ailleurs, avec des hommes. Je peux te réciter les comptoirs français de l'Inde : Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal et Mahé. Je sais que l'Inde, ce n'est pas ici. Et puis, à l'école, on m'a parlé de Paris, de la Chine, de l'Afrique, du département du Vaucluse. Je ne sais pas où c'est. Toi, tu sais où c'est, Paris, tu y habites. Pourtant, tu es une personne comme nous.
Elle s'est interrompue; puis, m'a demandé avec une voix débordante de curiosité :
- Tu sais où c'est, la Chine?
J'ai à peine eu le temps d'ouvrir la bouche. Elle est déjà repartie :
- Je sais que de ma maison, on voit cinq clochers : Boëge, Saxel, Burdignin, Villard, Saint-André. Je sais où c'est.
Elle pousse un grand soupir :
- Le monde est grand, n'est-ce pas?
Je réponds oui, d'un signe. Elle hoche la tête :
- Quand j'étais plus petite, je ne savais pas que le monde était si grand. Moi, je ne connaissais que ma vallée. La montagne, tout autour, je la voyais, même si je ne la voyais pas bien. Je la voyais jusqu'à la crête.
Elle s'est interrompue, a levé les yeux vers la crête, devant nous :
- La crête, c'est là où le ciel s'arrête.
Elle achève lentement :
- On ne m'avait jamais rien dit. Je pensais qu'il n'y avait rien de l'autre côté; je croyais que la crête, c'était la fin.
Je... je cherche des mots... Quels mots puis-je mettre dans mon cahier?
Vingtième siècle. Oui, vingtième; pas treizième ni sixième. Automobiles, avions... Cinéma, télescope... Civilisation, guerre. Tout ce dont l'homme a besoin. Comment vit-on ici?
Bonjou! Bonjou! Les parents de la Mimie nous accueillent avec cordialité... et prudence. Ils attendent. J'ai compris que j'étais de la famille. Nous n'avions pas eu à faire de grandes déclarations pour que la Mimie nous mariât. Et nous non plus, Dryade et moi, n'avons jamais fait de grandes déclarations; mais cela a toujours été aussi évident pour nous, que ce l'est aujourd'hui pour la Mimie.
Le dinâ nous attend. Tomme blanche salée et poivrée; la tomme, la Mimie l'a faite de ses mains ce matin au réveil, avant de venir nous rejoindre chez la Mélie. Je ne connais pas ce goût. C'est tout bonnement du lait caillé dans des faisselles. Surprenant; pas vraiment mauvais. La Mimie me surveillant sans en avoir l'air, j'en redemande. Elle est ravie. Dryade, qui sait mes préférences, m'a jeté un petit coup d'oeil inquiet. Tartifles au barbot - encore!... Saucisses.
Je regarde autour de moi. Un fourneau à bois pour faire la cuisine. La table, un banc, trois chaises. Pas d'armoire. Pas de rideaux à la fenêtre. Une ampoule, accrochée à un fil tombant du plafond.
Je dis : "Ah, que c'est bon!" et je redemande de la tomme.
L'après-midi s'avance. Nous sommes sur la route qui nous ramènera chez la Mélie. Route si l'on veut; nous marchons à travers prés. La Mimie m'a dit que c'était par ce chemin qu'elle allait à l'école.
- Pourquoi ne prends-tu pas la route?
- Tu vois, il n'y a pas de route.
- Oui, mais il doit y en avoir ailleurs?
- Non.
Elle réfléchit un moment, puis ajoute :
- Chez toi, il y a des routes partout?
Un temps :
- Ah oui! comme à Annemasse.
Annemasse!...
Elle reprend :
- L'hiver, avec la neige, c'est difficile.
Un coup d'oeil sur mes grosses chaussures :
- Sont des bons solârs; tu n'as pas besoin d'esclôps.
Dryade commente :
- Sur la neige, les souliers d'été ne vont pas; il faut des sabots en bois.
- Oh oui! C'est pas avec les tracasses que j'ai aux pieds que je pourrais aller à l'école; i fâ frê su la nê!...
J'ai déjà entendu parler de sabots, bien sûr; je ne savais pas qu'il y en eût encore.
- On marche bien, en sabots?
- Il y en a chez la Mélie, tu pourras les essayer, me répond la Mimie.
- Il n'en a jamais eu, il ne pourra pas se rendre compte, intervient Dryade.
- Je pense, en tout cas, qu'on ne va pas très vite!
- Il me faut une heure pour remonter; l'été, une demi-heure.
- J'ai vu que c'était à trois kilomètres; tu vas vite!
- Oh oui! Je cours toujours...
- Même sur la nê?
- Un peu moins! Mais je vais toujours très vite!
- Tu as peur d'arriver en retard à l'école?
- Non! Mais je n'aime pas marcher lentement. Et comme je ne vois pas clair, je suis toujours par terre. Je me tords les pieds, mais ça ne fait rien! Si, la soupe que j'emporte pour le dinâ à l'école. Des fois il s'ouvre, et la soupe se renverse!
- On t'en donne d'autre à...
- Non.
- Et alors, que...
- Ben, je m'en passe.
Ne m'avait-elle pas parlé ce matin de la solidarité des paysans de son coin, qui se dévouaient pour aller faire les foins ou traire les vaches d'un voisin malade, et ce, même s'ils étaient fâchés?
- Il faisait froid à l'école?
Pourquoi l'idée m'est-elle venue de lui poser cette question? A Buffon, nous n'avions jamais froid... Si, en 1943, quand l'hiver avait été rude.
- Oh oui, il faisait froid! me répond-elle en rentrant la tête dans les épaules.
Les mauvais souvenirs sont tenaces!
- Heureusement que les garçons apportaient des bûches pour chauffer le poêle!
Je me suis souvenu de ce qu'avait raconté Odile au sujet du charbon dont on chargeait le poêle dans sa classe : "Au fond de la classe, il y a un poêle à charbon, et un seau de charbon à côté; c'est un honneur pour une élève d'être appelée par le professeur pour remplir le poêle!"
Elle a repris, au milieu de mes pensées :
- Ils étaient forts... Et avec la caisse en bois sur les épaules...
- La caisse en bois?
- Oui, pour les livres.
Elle se tourne vers Dryade :
- Tu avais un cartable, toi?
- Oui, c'était celui de mon père; il était encore en très bon état.
- Moi, ma mère m'en a fait un en carton collé avec de la farine, doublé comme avec de la toile cirée. J'y mettais mes livres d'arithmétique, de lecture, de sciences et de géographie.
Géographie... Elle ne sait même pas où se trouve Genève! C'est-à-dire qu'elle ne sait même pas que Genève existe...
- Tu n'apprends pas de langues étrangères?
Elle me regarde avec un léger étonnement :
- Si, j'apprends le français.
Au bout d'un moment de silence, elle reprend avec vivacité :
- J'aime bien l'arithmétique, je suis la première de la classe!
- Oh, c'est magnifique! Tu sais, moi aussi je fais de l'arithmétique; je trouve que c'est difficile.
- Demande-moi de faire une opération sans écrire.
Une opération? Bon, voyons au hasard :
- Combien font vingt-quatre fois trois?
Elle donne le résultat sans attendre. Je suis réellement admiratif :
- Tu calcules aussi vite que tu cours!
J'ajoute finement :
- Et tu ne tombes pas... dans l'erreur!
Ma... finesse, l'a plutôt inquiétée :
- Ce n'est pas ça?
Je suis un peu déconcerté. Je me rattrape comme je peux :
- Si, si! C'est tout à fait exact! Mais je me demandais comment tu avais fait pour trouver si vite...
Elle m'interrompt vivement :
- Je ne connaissais pas d'avance le résultat...
Puis, avec sérénité :
- C'est facile! Vingt fois trois font soixante et quatre fois trois font douze. Soixante et douze font septante-deux.
Je ne cherche plus de finesse, et la félicite de bon coeur.
- Je suis contente d'apprendre à l'école. Les sciences, c'est intéressant!
- Qu'apprends-tu d'autre?
- L'histoire de France, la géographie de la France, les colonies de la France.
Elle ne sait seulement pas où se trouve la France.
- Tu devais avoir beaucoup de travail en revenant de l'école?
- Oh oui! Des devoirs à faire, des leçons à apprendre...
Elle hésite :
- Quand je ne comprenais pas un mot en français, j'avais du mal.
- Tu regardais dans ton dictionnaire?
Elle fait une moue :
- La maîtresse en avait un à l'école...
Elle pousse un petit soupir :
- Si j'en avais eu un, ç'aurait été merveilleux!
Elle fait un petit sourire résigné :
- La maîtresse ne se serait pas moquée de moi.
Je m'étonne :
- Elle se moquait de toi? Pourquoi?
La Mimie baisse la tête :
- Parce que ce que je disais n'était pas bien dit.
- Tu ne savais pas bien le dire?
- Je ne savais pas bien faire des phrases en français.
Je ne sais trop quoi répondre. Elle reprend :
- Elle se moquait de tous les élèves qui savaient mal le français. Et puis, il y avait des mots que nous n'avions pas le droit de dire.
- Quels mots?
- Par exemple septante-deux, que je t'ai dit tout à l'heure, au lieu de soixante-douze, comme disent les Français.
- Pourtant, septante se dit...
Elle me coupe vivement :
- Oui, mais pas en France! disait la maîtresse.
C'est vrai que les phrases en français de la Mimie ne sont pas toujours bien faites. On sent qu'il manque des mots. Lorsque j'écris dans mon cahier ce qu'elle dit, je corrige un peu. Je crois du reste que j'ai bien tort de corriger, car moi, je comprends fort bien tout ce qu'elle dit.
Cependant, la Mimie a repris gaiement :
- En arithmétique, j'avais quatre cinq problèmes chaque soir; je faisais les opérations sur une ardoise avec ma pierre morte.
- Une pierre morte?
- Je les trouve dans les talus des chemins et mon père me les taille; ça fait de beaux crayons!
Probablement une sorte de craie. Elle ne doit pas le savoir, puisqu'elle n'a rien dit.
Du reste, elle n'a pas attendu que je la questionne :
- Et le catéchisme... Il faut l'apprendre bien. Lorsqu'un élève n'a pas bien appris sa leçon, il se fait ramoner par le curé!
En bon Parisien, je me représente, en riant sous cape, le malheureux curé en train de ramoner! Mais je me garde de plaisanter, la Mimie ne paraissant pas perméable à ce genre d'amusement...
- C'est loin de chez toi, ton école?
La Mimie me ramène à des choses plus sérieuses. La Mimie ne perd pas son temps à des futilités.
Je suis bête de continuer à railler, même in petto; la Mimie n'a pas une vie suffisamment gaie, à ce que j'ai pu voir, pour goûter ce genre d'exercice.
Mon école? La Mimie a déjà enchaîné :
- Tu vas à la même école que ma cousine. Elle y va en autocar, toi aussi?
Je lui donne quelques précisions. Elle reprend :
- On n'est jamais seul dans ta grande ville. Quelquefois, en revenant la nuit de la fruitière où j'ai été porter mon lait, j'ai l'impression d'être seule au monde. Ça ne me fait pas peur, je suis habituée à être seule...
Elle s'interrompt un instant :
- Mais quelquefois aussi, quand il y a beaucoup de nê...
Elle n'a pas achevé. Elle s'est arrêtée, et me montre les prâz, verdoyants et si jolis à voir en ce bel été :
- C'est par ici que je passe...
La Mimie s'est tue. Je lui demande, avec un peu d'étonnement :
- Tu dois porter ta bouteille de lait la nuit à la fruitière?
Elle me regarde sans comprendre. Puis, avec un rire amusé :
- Ce n'est pas une bouteille! C'est le lait de la traite du soir.
- Cela fait beaucoup de lait?
- Nous avons trois vaches; cela fait environ dix litres... ça dépend des jours.
- Dix litres! C'est très lourd...
- Je les porte sur mon dos.
Je ne peux m'empêcher de lui jeter un rapide coup d'oeil. C'est vrai, ce n'est pas du tout une mauviette!
La voilà repartie. Elle montre maintenant les Voirons :
- Un garçon de mon école habite plus haut que moi. Il met trois heures pour aller à l'école. Il quitte la classe plus tôt que les autres pour ne pas rentrer chez lui trop tard dans la nuit. Quand le temps est vraiment trop mauvais, il reste coucher dans le clocher de l'église...
- C'est un ami à toi?
Elle laisse un silence :
- Je n'ai pas d'amis.
Elle poursuit sans s'attarder :
- Après l'école, je rentre tout de suite à la maison.
- Que fais-tu chez toi? Tu joues à...
- Je n'ai jamais eu de jouets. Je joue avec des boîtes de sardines, des cartons...
- Tu te promènes?
- Je grimpe souvent dans les arbres, seule, perdue dans les bois...
Ce matin, le soleil s'est encore invité dans ma chambre. Pourtant, tout là-haut, loin derrière les Voirons que je vois de la fenêtre de la cuisine où je prends mon lafé, de fines traînées blanc pâle fondues dans le bleu du ciel annoncent l'orage dont avait parlé Dryade. Des cirrus, je l'ai appris au lycée; la pluie devrait être là dans deux trois jours. La Mimie est avec ses parents; elle rentre le foin avant qu'il pleuve. Dryade et la Mélie sont dans l'écurie; une vache est souffrante. Hier au soir, après que nous sommes revenus de notre promenade, il a fallu, le falot à la main pour donner un peu de lumière, aller voir la malade. Rien de grave. Ne pouvant aider, je vais m'asseoir dehors, sur la pelouse - je ne crois pas qu'ici l'on dise pelouse... - et j'entreprends un ouvrage qui me tenait à coeur depuis que j'avais vu à Anissy dans la vitrine d'un marchand de parapluies... l'objet en question. Je n'en avais ouvert la bouche à quiconque! Vous voudriez bien savoir... Allez, à vous je peux bien le dire, mais n'en soufflez mot à Dryade! C'est promis? Eh bien, voilà! L'objet était une canne; mais pas n'importe quelle canne! Elle était décorée de jolis dessins taillés par un adroit couteau. Vous avez deviné maintenant quelle tâche je m'étais donnée? Oui, c'est bien ça! Décorer moi-même une canne pour Dryade. Un couteau de cuisine, un petit arbre qui m'avait plu, trouvé à la lisière du bois qui longe la maison, et me voilà au travail! Et quant au décor, quoi de mieux qu'une dryade? Eh oui! la petite fleur de la forêt qui a donné son nom à celle qui sera dans ma vie.
La décoration n'est pas chose aussi facile que je l'avais pensé. Evidemment, puisque c'est de la sculpture; et peut-être vous souvenez-vous de l'opinion que le sculpteur de ma petite rue en impasse, toute en terre, avait de mes talents? Mais je veux y arriver, je le veux!
De temps en temps, je lève les yeux. Devant moi, la crête. Je sais ce qu'il y a de l'autre côté. Il y a les lieux où j'ai déjà été, il y a les cartes que je peux consulter lorsque je ne connais pas, il y a le cinéma qui me transporte à l'autre bout du monde...
Je sais parce qu'on m'a dit; à la Mimie, personne n'a rien dit. Elle ne sait rien, je sais tout. Je sais même ce qu'il y a de l'autre côté de la Terre; les planètes, les étoiles... l'Univers.
Qui vient de me souffler : "La dernière étoile, c'est là où l'Univers s'arrête"? Hélas! Personne ne m'a soufflé... J'achève lentement : "On ne m'a jamais rien dit. Je pense qu'il n'y a rien de l'autre côté; je crois que l'Univers, c'est la fin."
Non, non et non! Je me ressaisis. La Mimie n'est jamais sortie de son trou, elle l'a dit qu'elle n'avait jamais connu que sa vallée; moi, je... Qu'avais-je donc dit un jour à Dryade? Hé oui! Voilà, je m'en souviens : "...que veux-tu, je n'ai jamais rien connu d'autre que Paris"!
Désire-t-on les choses qu'on ignore?
La petite fleur se dessine sur ma canne. C'est loin d'être parfait, mais j'en suis content. Bien sûr, me direz-vous, c'est toi qui l'as faite!
En tout cas, j'en connais un qui m'en dirait des choses! C'est Albert - il n'aime pas la campagne : "Où tu t'es fourré encore? T'as vu un bon film au moins?" Puis, après avoir réfléchi tout en balançant la tête avec dégoût : "C'est vrai qu'dans ton trou!..." Quant à la canne... : "A quoi ça t'sert de t'fatiguer à l'faire toi-même? Y a qu'ça aux Gal'ries!" C'est vrai, il a raison, des phonographes, y a qu'ça aux Gal'ries; à quoi qu'ça lui servirait de s'fatiguer à apprendre un instrument?
Une bouffée de Paris s'est jetée sur moi. Où serais-je là-bas, au lieu d'être dans ce pré où il n'y a rien? L'image du grand café tout proche de la Sorbonne, empli des exclamations des étudiants, se dresse devant moi, et m'appelle : "Laisse tes brins d'herbe et tes sentiers poussiéreux, viens à la fête parisienne; un bon café t'attend, les cinémas sont ouverts, le métro t'y emmènera sans fatigue!" Je tente de répondre; voilà encore Albert : "Tu vas te faire piquer par des insectes, t'asseoir - par terre! - sur un nid de fourmis, marcher dans des bouses de vaches, ne rien voir sinon des champs et des arbres! Et puis, les vaches, ça sent mauvais... Je le sais, j'y ai été une fois!"
Est-ce vraiment Albert qui parle? Je l'ai déjà entendu parler de la campagne, c'était à peu près ça. La campagne, pour lui, est-elle autre chose qu'un objet de mépris? Pour lui, seulement? Parmi les injures les plus triviales, n'entend-on pas traiter quelqu'un qu'on méprise de paysan, ou carrément de fumier? Quant à sale vache!... Oui, les vaches sentent. Leur lait aussi sent. Certains n'aiment pas le lait. Et si les brins d'herbe le dégoûtent, pourquoi aime-t-il les fleurs - surtout, je crois, quand elles sont dans son salon... "Mais enfin, tu plaisantes, les fleurs, c'est beau! Tes brins d'herbe..." répond-il avec indignation.
Qu'est-ce que le beau?
"Attention, ça va tomber par terre!" Combien de fois n'ai-je pas entendu cet avertissement? Qui, à Paris, mangerait du pain tombé par terre? Et encore, trouver de la terre à Paris... La terre est sale, et s'il chet d'l'ieau, elle est gluante, comme l'a dit Albert avec dégoût, alors que, surpris par la pluie, nous revenions d'une promenade au Bois. Et si encore cette terre si sale se contentait de rester dehors. Mais cadédis! Elle se permet d'entrer dans les maisons! Alors, la chasse commence. La chasse à la terre! Elle s'est pourtant faite petite, ténue, elle n'est plus que poussière... Point de quartier! Le bannissement!
Je me suis souvenu d'Anissy. Nous étions au Crêt du Maure, avec notre dinâ, comme on dit à Boëge. Chacun avait posé, à un moment ou à un autre, son pain sur la terre. Moi aussi.
On ne connaît pas la terre, à Paris; et l'inconnu peut être un ennemi.
- Tiens! Tu t'es coupé un bâton?
Nous sommes assis dans le pré devant la maison de la Mélie. Je tiens négligemment la canne, en prenant bien soin de cacher la fleur que j'y ai taillée avant le dinâ.
- Il te plaît?
- Oui, beaucoup; tu as trouvé une belle branche de noisetier.
- Ah! C'est du noisetier? C'est là que poussent les noisettes?
Dryade sourit :
- Pourquoi? tu penses qu'elles ne poussent que chez l'épicier?
- Chez l'épicier, au moins, on les voit! Ici...
- C'est trop tôt; il faut attendre septembre.
- Chez l'épicier, on n'attend pas; il y en a toujours!
- Chez l'écureuil aussi, il y en a toujours!
- Chez... Ah, c'est vrai, les écureuils en mangent!
- Et ils les gardent pour l'année.
Ces considérations faites, nous restons un moment silencieux. Je remarque :
- Tu sais tout sur la campagne...
Elle me répond tranquillement :
- Tu sais tout sur Paris.
Je secoue pensivement la tête :
- La campagne est ton pays...
Elle me répond tranquillement :
- Paris est le tien.
Ces considérations faites, nous restons un moment silencieux. Je demande :
- Tu crois qu'on peut vivre...
Je ne sais comment continuer. Elle me prend la main :
- Je vivrai chez toi.
Je secoue pensivement la tête :
- Pourquoi ne vivrais-je pas chez toi?
Elle sourit :
- Pourquoi suis-je venue à Paris?
Voilà une question que je ne m'étais pas posée :
- Je ne sais pas... Pour faire tes études...
- Je pouvais les faire à Lyon; comme mes camarades d'Anissy.
- A Lyon?
J'ai dû avoir l'air très étonné. Elle s'est mise à rire :
- Pourquoi? Lyon aussi est un trou?
Je me sens un peu gêné :
- Non, non...
Je poursuis, après un temps :
- Je suppose qu'à Paris...
- Oui, tu supposes bien!
Elle ajoute aussitôt :
- La fac de Lyon est très bonne. Il n'y a pas qu'à Paris... Et puis, il y a Genève, et encore Lausanne. On y fait d'excellentes études.
- Alors?
- Tu m'as dit un jour qu'à Paris on trouvait tout. C'est vrai.
Elle fait une pause :
- C'est vrai...
Une autre pause :
- Puisqu'il fallait partir... autant Paris.
Encore une pause :
- C'est peut-être pour cela que les petits pays ne
Elle prononce avec ironie :
- ...ne deviennent pas des grands!
Elle redevient sérieuse :
- Tu te souviens de la province qui avait besoin de Paris?
- Oui, très bien; tu avais même ajouté que les quartiers de Paris avaient tout autant besoin des Boulevards.
- C'est cela. J'avais compris que ce que tu appelais les Boulevards, était un lieu de vie - c'était Paris. La Sorbonne en fait partie, bien que située ailleurs. Et tout le monde n'a pas la chance d'habiter rue Serpente, pour que son quartier soit en même temps le Quartier! Dans les autres quartiers, à Montparnasse, à Santos Dumont, on peut vivre bien sûr, mais c'est de la même façon que la Mimie vit à Boëge, avec une crête où le ciel s'arrête, et de l'autre côté de laquelle, c'est la fin.
Elle reprend son souffle :
- En province aussi, on peut vivre. Et même très bien. Et tant que la Mimie ne connaissait que sa vallée, comment pouvait-elle penser à une Sorbonne?
Je répète la phrase qui m'était venue à l'esprit ce matin :
- Je pensais ce matin : "Désire-t-on les choses qu'on ignore?"
- On les désire, répond-elle, mais on ne le sait pas. Quand j'étais triste, avant de te connaître, je ne savais pas que c'était toi que je désirais. L'eau dans laquelle je nageais n'avait pas de goût. A cette époque, j'aurais pu sortir de l'eau sans m'en apercevoir. Maintenant j'ai besoin de ton eau.
Elle s'est tue. Je lui ai pris la main :
- Je me souviens de ta lettre.
Combien de temps sommes-nous restés là, sans parler?...
- La Sorbonne... reprend-elle lentement.
Elle laisse sa phrase en suspens. Je présume :
- Sans doute est-ce la plus ancienne?
Elle secoue la tête :
- Non, la plus ancienne, c'est Bologne. Universitas Bononiensis, fondée en 1088; c'est la plus ancienne d'Europe.
- Et la Sorbonne?
- Robert de Sorbon l'a fondée en 1257.
- Chapeau bas! Je suppose que les autres universités dont tu m'as parlé...
- Tu veux dire les autres trous?
Là, je trouve du contre-jeu, comme on dit aux échecs :
- Oui-da! Ces trous que tu veux quitter...
Elle lève les bras en riant :
- Touchée!
Plus sérieusement :
- Là est la question. Mon coeur est à Boëge, à Anissy, mais ma raison me pousse vers Paris. Peut-être parce que tu me l'as fait connaître. Je ne sais pas si je serais restée. C'est trop grand quand on est seul.
Elle s'interrompt un instant :
- Et puis, pourquoi quitter la Savoie si c'est pour aller à Chambéry?
Elle se reprend :
- Suis-je bête! J'oublie toujours que c'est...
Elle déclame :
- ...la Capitale!...
Une moue :
- Chambéry, 1681, mais même à la grande époque, les études se terminaient à Torino! Alma Universitas Taurinensis, 1404.
- Tu parles comme un livre!
- Je n'ai pas de mérite; j'ai lu tout cela pendant que je cherchais où m'inscrire. Et puis, tu en fais autant en maths!
- Oui, mais moi, je n'ai pas non plus de mérite à m'être inscrit à la Sorbonne; je n'ai pas pensé un seul instant qu'il existât d'autres universités!
Elle sourit gaiement :
- Parisien, va!
Je néglige :
- Et les autres facs? Tu dois en avoir fait le tour!
- Tu veux dire aux environs d'Anissy? Grenoble est la plus ancienne; 1339. Lausanne; 1537. Genève, fondée par Jean Calvin; 1559. Lyon; 1835.
- Eh bien, puisque tu es du Genevois...?
- Calvin me fait peur!...
Je sais à peine qui est Calvin. Si, si, je sais! Mais pour moi, ce n'est pas un voisin; alors...
- Et pour les autres facs?
- J'ai tenté l'aventure!... Mais en partant pour Paris, je ne savais pas du tout si je resterais.
Je suis songeur. Je n'avais jamais pensé... Je fais part à Dryade de ce à quoi je n'avais jamais pensé :
- Je n'avais jamais pensé qu'il y eût tant de vies indépendantes.
Elle attend. Je continue :
- A Paris, on ne voit qu'une vie; celle de Paris. Ici, il y en a mille. J'ai l'impression d'avoir franchi la crête. Je t'ai fait découvrir Paris, m'as-tu dit; tu m'as fait découvrir qu'il existe un monde. Un monde peuplé de... peuplé de mondes divers. Les universités dont tu as parlé, il y en a mille; ayant toutes leur vie propre. Bon, ce n'est pas la Sorbonne...
Je revois la Mimie :
- La Mimie aussi possède une vie; et je crois qu'elle l'aime, malgré tout ce qui est si difficile pour elle, si triste même par moments.
J'ai toujours la canne à la main. Je la tends à Dryade :
- Je l'ai faite pour toi.
Elle a longuement regardé la fleur. Elle m'a pris la main...
F I N
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