PHOTOS de VENISE et de FRANCE

TOUS  LES  TEXTES

 

 

IL  PLEUT.

VENISE EN 1973


Il pleut. De gros nuages sombres se sont emparés du ciel. Des gouttes épaisses tombent lourdement et rejaillissent avec force sur les larges cercles qu'elles ont gravés dans l'eau noire du petit rio. Tout à l'heure, quand le soleil reviendra, l'air sera transparent, et les façades des maisons prendront des couleurs profondes. Voici deux jours que je suis dans cette ville - ce monde, ai-je envie de dire. En le découvrant, j'ai eu le sentiment que ne pas le connaître depuis toujours du premier regard, c'était ne le connaître jamais.

Mon père dirige des recherches scientifiques. Il est venu ici pour quelque temps compléter une étude importante avec un collègue. Nous sommes installés dans une très belle et vaste maison, sur le campo San Boldo; elle est baignée par le petit rio, et par un autre plus large venu le rejoindre. Ensemble, ils ont formé un véritable campielo, où l'eau a remplacé la terre ou les herbes. Des barques y sont amarrées - des topi, des sandoli...

Ce dimanche, nous recevons à déjeuner le collègue, sa femme, et son fils qui est à peu près de mon âge. La femme du collègue nous parle de la ville; elle me demande gentiment de lui dire ce qui m'a plu. Je suis un peu gêné; lui dire que cette ville est pour moi un monde serait présomptueux. Il faut cependant répondre. Je lui décris les endroits qui me paraissent le plus à même de susciter l'admiration - palais... Que penserait-elle si je lui disais que rien ne m'avait plu? Oui, je pourrais ajouter : "La vie ne plaît ni ne déplaît." Mais je n'ai pas envie de le dire; peut-être parce que je le crois vraiment. Non, je n'avais rien cherché d'admirable pendant mes premières courtes promenades; promenades faites de pas lents et de haltes, pendant lesquelles la pensée s'absentait. La femme du collègue paraît satisfaite de mon récit. Le collègue me demande tout aussi gentiment des nouvelles de mes études, et s'inquiète de savoir si l'école où je vais aller durant mon séjour me conviendra. Je lui explique que j'irai à l'école pour une partie de mes cours, et qu'un professeur viendra me donner des leçons à la maison. Le collègue paraît satisfait de ma réponse. La conversation se poursuit entre les parents - conseils pour la vie de tous les jours, promesses d'aide pour les difficultés pratiques inévitables, projets de visites de la ville, musées...

Après déjeuné, je vais dans ma chambre avec le fils du collègue. Autant il était endormi tout à l'heure, autant il est éveillé maintenant.

- Tu aimes les promenades en bateau? me lance-t-il à peine entré.

Je lui fais un grand sourire :

- Oui, beaucoup!...

Il me laisse à peine terminer ma réponse :

- J'ai une topeta pour moi tout seul!

Il ajoute, sans prendre le temps de respirer :

- Tu sais ce que c'est, une topeta?

Je profite d'un répit :

- Oui, il y en a sous ma fenêtre.

- Je sais; elles sont toujours là; je sais à qui elles sont; je n'habite pas loin; tu prends à gauche, à droite, et zo dal ponte c'est tout à côté!

- Zo...?

- En bas du pont!

En bas du pont... Il n'y a que des ponts, ici... J'en sais quelque chose, je n'ai fait qu'en grimper depuis que je suis arrivé! Et le grand, celui qu'il faut voir absolument, le Rialto, il vaut mieux ne pas être fatigué pour le passer... Va pour son bas du pont! Zo... Pour lui c'est manifestement son pont, son pont à lui tout seul, comme sa topeta...

Il m'a observé, et se met à rire :

- Oui, tout le monde a son pont ici, personne ne se trompe jamais! C'est commode! Quand je viens chez toi, tu es aussi zo dal ponte! C'est le tien!

Je ris à mon tour :

- Quand on arrive, on vous fait cadeau d'un pont!

Il prend une mine sévère :

- Non, pas à tout le monde; seulement à ceux qui le gardent avec eux. Pour les autres, ce serait trop lourd à emporter...

J'ai envie de lui dire... je ne sais pas... je ne sais pas quoi dire... Je m'exclame soudain :

- Je le garderai!

Il me fait un grand sourire :

- J'en étais sûr.

Premier jour d'école; je n'ai pas à aller bien loin, et il n'y a qu'un seul pont! Mes habitudes doivent changer, mais cela n'est pas pour me déplaire - je n'ai jamais aimé les habitudes. Mes camarades sont assez agréables, les professeurs assez attentionnés. Les cours se terminent peu après midi. En déjeunant sans trop tarder, cela me laisse toute l'après-midi libre; je pourrai aller me promener en topeta avec Zo dal ponte! Pas aujourd'hui cependant, car mon professeur est venu me donner ma première leçon; je ne me suis pas ennuyé, il est très savant.

La topeta avance doucement sur le rio de Sant'Andrea; Zo vient d'arrêter le moteur, et manoeuvre avec sa longue rame pour s'approcher sans bruit d'une fenêtre entr'ouverte. "Chi xe?" demande-t-il mystérieusement. La fenêtre s'ouvre vivement, et je vois apparaître une jeune fille aux cheveux comme embrasés par un coucher de soleil.

- J'ai entendu ton moteur! s'exclame-t-elle en riant.

Zo ne paraît pas trop déconfit. Il me donne une grande claque sur l'épaule en s'écriant :

- Le voilà!

La jeune fille me fait un sourire accueillant :

- Zo m'a dit que tu aimais être chez nous...

Elle s'interrompt un instant en voyant mon air étonné :

- Je sais comment tu l'appelles! Lui, il m'appelle Brasa, à cause de mes cheveux. Il m'a beaucoup parlé de toi; il m'a dit que tu regardais ce qui vit ici et non... la ville, comme la nomment les visiteurs.

Elle poursuit d'une voix sourde :

- Ils ne l'aiment pas.

Je suis étonné à nouveau :

- Pourtant...

Elle m'interrompt avec un peu d'amertume :

- Oui, ils viennent nombreux. Ils admirent, ils s'extasient; et lorsqu'ils sont partis, ils oublient.

Elle ajoute avec ironie :

- Sans cependant oublier de dire qu'ils sont venus!

Elle conclut :

- La xe cussì!

Eh, oui! C'est comme ça! Ce que j'ai vu en me promenant... :

- C'est vrai, tout le monde paraît distrait; on tourne la tête de droite à gauche...

Elle se met à rire :

- Zo avait raison! Tu n'es pas un visiteur!

Zo sourit, et me tapote amicalement l'épaule :

- Allons bavarder à Miracoli! On y est bien, tu aimeras!

La topeta amarrée, nous entrons par une grande porte arrondie donnant sur le rio. "Ici, on peut faire rentrer un bateau pour le réparer", m'explique Brasa en remarquant que je regardais autour de moi avec curiosité. Me voyant peut-être chercher le bateau dans la pièce vide, elle ajoute : "Sur la rive opposée, il y a des bateaux dans un squadro plus important que celui-ci; mon père y travaille."

Nous partons en suivant un chemin tout étroit. "Elle est agréable cette caleta, me dit Brasa, elle se termine dans le rio, elle ne va nulle part; même quand il y a beaucoup de monde, personne n'y vient!" Un pont - bien sûr, mais je m'habitue - et nous débouchons dans une grande rue que je connais déjà et où je suis tout surpris de me retrouver - je pensais être... je crois que je ne sais même pas.

- Aimes-tu les glaces? me demande soudain Zo, la bouche gourmande.

Oh oui, j'aime les glaces!...

- Oh oui, j'aime beaucoup les glaces! Et je n'ai pas encore eu l'occasion d'en goûter!

- Eh bien, regarde là, sur le campo! Ce sont les meilleures glaces du monde entier!

Arrivé sur la petite place, je contemple les myriades de glaces toutes plus tentantes les unes que les autres! Zo a raison, elles sont réellement très bonnes. C'est à qui en mangera le plus de Zo ou de moi!

- Vous allez vous rendre malades! nous avertit sagement Brasa.

Zo est prêt à courir le risque :

- Tu dis ça parce que tu habites à côté! Tu peux en manger mille fois par jour! Nous, nous avons tout le Canalazzo à traverser!

Elle rit gaiement :

- C'est vrai, un si grand canal ne se traverse pas en un jour! Sans parler des dangers de ce lointain voyage!

Zo dal ponte se fait conquérant :

- Tu vois tout ce que je dois braver pour venir jusqu'à toi!

Ils rient bien fort tous les deux. Ils paraissent si heureux que je me sens tout empli de joie.

- Andemo!

Zo a donné le signal du départ. En route vers Miracoli; la route est une petite cale cachée derrière une imposante église dont nous faisons le tour. Au bout de la cale, un pont. Et Miracoli?

- Zo dal ponte! me jette Zo en riant.

Le campo est plein d'arbres. Des enfants courent partout. Au-dessus des arbres, le dôme d'une étrange église, qui regarde.

- Les glaces donnent faim! déclare péremptoirement Zo.

Brasa approuve :

- Von a magnàr qualcossa in te l'ostaria.

Et se tournant vers moi :

- Gh'astu mai magnà sepio'ine?

Non, je n'ai jamais mangé de petites seiches; et j'irai volontiers m'asseoir dans cet agréable petit...

- In pìe! Ici, on ne s'assoit pas, me lance-t-elle gaiement.

Elle ajoute aussitôt :

- Nous allons les emporter et nous asseoir près de l'église sur les marches qui descendent au rio.

Le soleil envoie ses derniers rayons sur l'eau immobile, et peu à peu, le campo est entré dans une ombre encore claire. Les sepio'ine sont un délice.

- Je suis contente qu'elles te plaisent. Après-demain, il n'y a pas d'école; j'ai une amie qui sait très bien préparer le figadìn avec des cèole; son oncle les cultive à San Rasemo, la grande île de la lagune. Si tu veux, nous irons déjeuner chez elle.

Zo trouve la proposition excellente, mais s'inquiète pour moi :

- J'espère que ça te plaira, le foie de veau avec des oignons!

Je le rassure. Il reprend :

- Tu verras, elle est très gentille, nous l'aimons beaucoup tous les deux!

- La xe so zermana, m'explique Brasa.

J'ironise :

- Et sa cousine habite zo dal ponte, naturellement!

- Pas du tout! s'écrient-ils ensemble en riant.

Zo précise :

- Elle est dans la Corte Zapa, tout au bout d'une calesela; et là où elle habite...

Il laisse sa phrase en suspens :

- Tu verras toi-même!

La topeta forme une vague dans le rio qui va nous mener chez la Zermana. Sur la fondamenta bordée de belles pierres blanches qui longe le rio, des voisins de Brasa nous font un petit geste amical. "Les pierres blanches viennent d'Istrie, elles ne noircissent jamais", m'indique Zo. Nous tournons. Ici, les bateaux sont plus grands et vont plus vite. Un homme, dans l'un d'eux, nous fait signe de nous arrêter; il demande à Brasa de prévenir son père qu'il passera demain pour une petite réparation - "Rien de grave, mais il vaut mieux ne pas laisser traîner", lui dit-il. Encore un tournant, et l'eau redevient calme. "Regarde où nous sommes", me glisse Brasa. Me voici bien surpris, nous sommes à Miracoli! C'est plus rapide qu'à pied, et de plus, on passe sous les ponts! Les rii se succèdent, tantôt paresseux, tantôt animés; de temps en temps, quelques mots échangés d'un bateau à l'autre. Et soudain, l'immensité! Un fleuve se jetant dans une mer toute proche - le Canalazzo! Zo a accéléré; il passe entre un topo chargé de marchandises et un gros bateau chargé de visiteurs. De grandes maisons peut-être endormies paraissent nous regarder avec indifférence. Nous quittons bientôt cet endroit imposant pour entrer dans un rio étroit et solitaire où la tendre couleur verte des lierres qui descendent nonchalamment le long des murs fait ressortir le rouge profond des briques qui les décorent. Au détour du rio... près d'un pont, une librairie; des livres se sont installés sur la fondamenta, pour se chauffer au soleil sans doute. Zo amarre la topeta :

- J'ai un livre à acheter pour l'école; on trouve tout ici; viens voir!

De vieux livres, dont les précédents lecteurs ont pris soin, cherchent de nouveaux amis; Brasa farfouille :

- Tiens! C'est mon père qui a écrit ce manuel de réparation de sandoli.

Elle ajoute pour moi, tout en feuilletant le livre :

- Le sandolo que tu as vu près de ma fenêtre, c'est mon père qui l'a fait. J'aime bien notre petite barque; j'y suis comme chez moi, et elle va vite sans faire de remous.

Le propriétaire de la librairie est sorti, et cause avec Zo et Brasa. Ils parlent de moi, mais je ne comprends pas tout. Cependant je l'entends dire : "El xe un puto civil che me piase assae"; puis, il me fait un sourire amical. Je me sens tout content de ne pas lui déplaire.

Nous repartons. Dans un petit campielo donnant sur le rio, une femme étend son linge. Elle sait où nous allons, car nous sommes tout près de chez la Zermana; nous échangeons des bonjours. Un dernier rio, et, dans un tournant, un beau campielo bordé de grands arbres. Nous accostons - mais pas n'importe où! Une grande échancrure du campielo nous permet d'entrer dans un véritable port; à dire vrai, le port ne peut contenir que trois ou quatre bateaux, mais on s'y sent chez soi, comme si on était vraiment à l'abri des tempêtes! La maison de la Zermana est toute de briques parsemées de pierres d'Istrie à la blancheur éclatante, mais de briques d'un velours pourpre que pare le mystère. Zo avait raison, je devais voir moi-même...

- Bondì!

Une fille d'humeur enjouée sortie de la maison avec vivacité nous lance un bonjour plein de sourire.

- Piase! Cela me fait plaisir de te connaître! me dit-elle gaiement.

Zo fait mine d'être affamé :

- Sto figadìn, xe messo in tola?

Elle lui répond d'un ton moqueur :

- Je t'attendais pour que tu mettes la table!

La table est mise - par tout le monde. Les parents de la Zermana ne me posent pas de questions; ils me regardent et écoutent la conversation. Le figadìn me surprend par sa saveur douce. Je fais des compliments. Le père a eu un petit mouvement de tête. "Le figadìn ne plaît pas à tout le monde", a dit la mère; et puis elle m'a fait un sourire.

Après le déjeuné, nous allons nous installer devant la maison pour bavarder. La Zermana m'invite à venir m'asseoir dans le topo qui se repose dans le... port. Brasa nous rejoint, tandis que Zo reste sur le bord de la petite fondamenta, les jambes ballantes.

- Mon père transporte des marchandises, m'explique la Zermana, mais cet après-midi il ne prend pas le topo.

L'eau du port, que nous avons à peine troublée en descendant dans le bateau, nous balance doucement. J'ai un sentiment de bien-être, la vague sensation d'un voyage immobile, qui se poursuit sans heurts, et durant lequel tout reste familier. Mon regard se perd dans le rio qui s'en va devant moi...

- C'est par là que l'on partait pour les lointains voyages, prononce doucement la Zermana qui a suivi mon regard rêveur.

L'école vient de se terminer. Le déjeuner vite avalé, je vais jusqu'au rio tout proche de chez Zo, où nous devons retrouver la Zermana. A peine arrivé, je la vois venir d'un pas ferme; elle ne paraît pas se presser, et pourtant la voilà déjà là.

- En passant le pont, j'ai vu Zo sortir sa topeta, m'annonce-t-elle de sa voix claire; il ne va pas tarder.

Elle me regarde attentivement :

- Tu aimes la pluie?

Je suis un peu surpris par sa question. Elle n'attend pas ma réponse et poursuit :

- Quand il pleut, les visiteurs s'en vont, nous restons entre nous.

Cette fois, elle attend ma réponse. J'hésite :

- J'aime la pluie... Je l'aime parce qu'elle est belle...

Je me suis arrêté. Elle attend toujours. Je reprends :

- Belle... Je n'ai jamais pensé à ce que cela voulait dire.

- "No zé bel quel ch'è bel, ma quel che piaze", a écrit Goldoni.

- C'est vrai; il a raison, n'est beau que ce qui plaît.

- Tu connais Goldoni?

- Oui; mais je ne comprends pas toujours tout.

- Il pensait dans notre langue, pas dans celle des visiteurs; je t'expliquerai ce que tu ne comprends pas, si tu veux.

Je la remercie d'un sourire.

- Son mi!

Je n'avais pas vu arriver Zo. Nous nous lançons de joyeux Bondì!

- Brasa nous attend chez elle et il ne faut pas que j'oublie de prendre de l'essence! nous jette-t-il d'une seule traite.

Brasa nous attend sur le pas de sa porte; elle a dû entendre le moteur...!

- 'ndemo! s'exclame Zo sans tarder.

Nous partons. Je suis étonné de voir combien les rii me sont devenus familiers; je m'y suis habitué sans m'en rendre compte. C'est ici, entre les murs qui plongent paisiblement dans l'eau, le long des fenêtres d'où sortent des voix sereines, que sont les vrais chemins de ce monde. Je suis chez eux, chez ceux qui vivent là, loin des bruits des cali, sans voir les visiteurs qui marchent au loin. Je me sens pris de l'envie de m'arrêter, près d'un de ces poteaux de bois où l'on s'amarre le long des murs, de regarder l'eau qui coule tout doucement, sans que je sache si elle vient de la mer ou si elle y va. Eux le savent, ceux qui sont derrière les fenêtres, et moi j'ai envie de savoir, pour n'être pas qu'un visiteur. Mais la topeta est entrée dans un autre rio, à peine plus large, et au bout duquel j'aperçois un petit pont solitaire, qui regarde passer l'eau, comme moi j'en avais l'envie tout à l'heure. Il ne va nulle part, ce pont. Mais si, il va! Il va frapper à la porte d'une grande maison, et il murmure : "Venez, vous qui demeurez auprès de moi, je vous attends sans jamais me lasser, pour vous mener par-dessus le rio qui borde votre maison." Et ceux qui demeurent se laissent mener en toute confiance, sans même ressentir le besoin d'un parapet pour se protéger.

- C'est l'unique pont qui soit resté sans parapet, me souffle la Zermana.

La mer!... Non, je sais, c'est la lagune, la grande lagune qui commence ici, et où au loin l'eau parle tout bas avec la terre, "sui bari de 'à", comme le disent ses habitants. Zo m'a raconté. Nous irons bientôt tous ensemble, il me l'a promis. Retour dans le calme des rii. Mon imagination me donne la sensation de me mettre à l'abri après les hasards de la haute mer. Je me garde bien de parler de pareilles bêtises. Non que j'aie peur qu'on se moque de moi, non certes; je crois au contraire qu'on me comprendrait bien. Mais les ancêtres de ce monde ont fait d'autres voyages, et la comparaison serait... gênante, je crois. Zo amarre la topeta au bord d'un petit campo entouré de ponts et décoré d'un arbre que les feuilles n'ont pas encore quitté. Tiens, encore un pont qui frappe à la porte d'une maison! C'est justement dans cette maison que Brasa doit apporter quelque chose de la part de son père. Et puis, Zo a décidé que nous irions nous promener. Andemo a far una spassizada!

- C'est agréable de marcher tranquillement! s'exclame la Zermana.

Voyant mon air étonné, Brasa m'explique :

- D'habitude, c'est à pied que nous allons à l'école, ou chez des amis, ou faire des courses. En bateau, ce n'est pas toujours pratique. Si nous ne marchons pas vite, nous perdrons trop de temps. L'école n'attend pas. Et pourquoi, sans raison, faire attendre un ami?

- Il n'y a pas que dans les très grandes villes que l'on se presse; ici aussi, nous avons à faire, remarque Zo.

Il ajoute au bout d'un moment :

- Je ne connais pas d'endroits où l'on ne se presse pas quand on a quelque chose à faire.

- Eh bien, aujourd'hui nous avons à nous promener, pressons-nous de le bien faire, et par suite... ne nous pressons pas! déclare la Zermana avec un grand sourire.

La promenade n'est en effet pas rapide. Ce n'est pas que nous marchions lentement, non; ici personne n'a l'air de savoir marcher lentement! Mais les arrêts sont innombrables, et nous restons là, debout, au milieu d'une cale ou d'un campielo, sur un pont, à parler tranquillement, comme si nous étions dans un salon, enfoncés dans de confortables fauteuils. La nuit tombe lentement...

- Ghe xe coli de pioza! nous avertit soudain Zo.

Je regarde le ciel... et reçois une belle goutte de pluie!

- Al sotoportego a dretura! s'écrie Brasa.

Nous nous mettons à courir à perdre haleine; les ponts sont franchis d'un bond - su e zo dai ponti! Au détour d'une caleta, le sotoportego; nous voici à l'abri de la pluie... mais non du vent, qui transperce notre abri, le sotoportego de le do Madone, un couloir en dessous d'une maison! Cependant, la pluie se fait de plus en plus forte, et le vent s'apaise. "Elle ne va pas durer", affirme Zo. Le sotoportego s'est empli de l'obscurité du ciel que les nuages ont noirci; posées devant une Madona, de petites lumières toutes rouges nous éclairent doucement. "Les lumini ne craignent pas le vent, les verres les protègent", murmure la Zermana devant ma surprise.

Les grandes maisons, les églises s'éloignent. La topeta a pris de la vitesse, et fait mine de s'envoler à chaque vague. La fraîcheur piquante de la mer toute proche me fouette le visage. Une grande île s'est approchée. Zo ralentit, et me l'indique d'un geste :

- Tu vois, c'est là que l'oncle de la Zermana cultive les cèole. Et puis, il élève des bisatini; ce sont les meilleures petites anguilles de toute la lagune!

Brasa me met en garde en souriant :

- Nous irons chez son oncle; seulement, si tu veux goûter les bisatini, il faudra que tu fasses vite, avant qu'il ne les avale tous!

Zo prend la tête de quelqu'un qui trouverait la supposition très acceptable; puis il me chuchote à l'oreille d'une voix suffisamment forte pour que les filles puissent bien entendre :

- Nous irons tous les deux ensemble et nous les pêcherons nous-mêmes! Je sais choisir les meilleurs!

Les filles font celles qui ne s'intéressent pas à la conversation. La Zermana se tourne vers moi :

- Mon oncle les pêche lui-même; il te choisira les meilleurs!

Zo fait celui qui n'a rien entendu.

Nous avons changé de continent. Notre topeta aventureuse remonte courageusement un large fleuve qui pénètre au plus profond des terres inconnues qui nous entourent. Terres mystérieuses, où l'homme a-t-il seulement jamais mis le pied? Terres qui émergent à peine pour ne pas trahir leurs secrets. Le fleuve, il y a très longtemps, a débordé; il a entouré affectueusement ces terres de ses longs bras, et aujourd'hui, seuls les oiseaux parcourent cette contrée solitaire. Oui, je sais; c'est la lagune...

- Le pays des cocalete!

Zo me montre les sveltes oiseaux blancs et gris qui habitent le ciel de la lagune. Il poursuit :

- Ils surveillent la marée... et les poissons!

Nous quittons le large fleuve, que la lagune a apprivoisé pour en faire un grand chemin tranquille, et nous entrons dans un petit canal tout tortueux. Nous arrivons près d'une mare au bord de laquelle se trouve un escalier en belles pierres blanches que l'on devine à grand peine sous de longues herbes.

- Il y a longtemps que les topi ne viennent plus chercher le sel à La Salina... prononce Zo avec nostalgie.

Le sel... la richesse de ce monde il y a des siècles... je sais :

- Oui, je sais; j'ai lu des livres...

Je demande à Brasa :

- Ton père fait des topi?

Elle me répond avec un petit sourire triste :

- De moins en moins...

- Moins que lorsqu'on ramassait le sel! intervient la Zermana.

Elle poursuit, après un silence :

- Nous venions avec un topo comme celui tu as vu chez nous. C'est ici que nous chargions le sel.

Voyant que je regarde autour de moi, elle ajoute :

- Oui, c'était le port... Personne ne vient plus ici; le sable a remplacé le sel... les herbes poussent à l'entour, comme pour garder le souvenir...

Nous descendons à terre. Sept marches mènent à une prairie. Ce n'est pas une prairie, mais une forêt d'herbes presque aussi hautes que nous m'en donne l'illusion. Les restes d'une maison qui fut belle... je ne sais pas ce qui me rend si sûr qu'elle fût belle. Une autre maison...

- Celle-là est encore debout; nous venons quelquefois... En hiver, on peut la chauffer, nous avons apporté du bois...

Zo interrompt Brasa :

- E le putele fa da disnàr!

- Et Zo mange ce que nous avons préparé, commente-t-elle en riant.

Zo n'a bien entendu rien entendu :

- Il y a même de l'eau sur l'île!

- De l'eau?

- De l'eau douce; il y a un puits, me répond Zo en souriant de mon ignorance.

Tout autour de l'île, un rideau de tamaris touffus... On est chez soi.

Jeudi. L'air est frais. Nous nous promenons. La pluie se promène avec nous. J'ai le sentiment d'être sorti au dehors. Suis-je bête! Bien sûr que je suis sorti au dehors! Non, ce n'est pas ça. Je cherche confusément ce qui m'a poussé à... Oui, c'est bien ça! Les rii... Je suis sorti parce que je suis dans les cali, les campi. Je suis sorti parce que je ne suis pas dans les rii. On n'est pas sorti quand on est dans un rio, on est encore chez soi. Dans les cali, les campi, on est avec les autres, les visiteurs; même lorsqu'ils ne sont pas là. Et pourtant non, ce n'est pas toujours vrai; la caleta qui va chez Brasa, le campielo de la Zermana, d'autres calete, d'autres campieli... Mais ce n'est que dans la topeta que je me sens... je ne sais comment dire, à l'intérieur, comme si les fenêtres qui bordent les rii étaient les fenêtres des rii eux-mêmes.

Dimanche. La fraîcheur est devenue plus vive. La pluie est venue étendre des miroirs sur les cali et sur les campi. Les rii affleurent les fondamente, et là où les eaux débordent, il faut faire attention où poser ses bottes pour ne pas se retrouver dans le rio! "Cela arrive, me dit en pouffant de rire la Zermana, mais cela n'arrive qu'aux visiteurs!" Brasa s'est arrêtée un moment pour causer avec un homme affairé à vider d'eau son bateau. "Pioze! Bisogna sugàr el legno!" lui dit-il en bougonnant. Puis, ils parlent de réparations à faire... Peu de monde sur la fondamenta. Quelques-uns se hâtent posément. Bien que la pluie ait cessé, les visiteurs ne sont pas revenus; prudents...

- Ils viennent rarement par ici; pas de monuments, rien à raconter! commente Brasa.

- Parfois, ils viennent fureter du côté de notre maison, pourtant bien à l'écart, remarque la Zermana, peut-être veulent-ils découvrir quelque secret caché qu'ils seraient seuls à connaître.

Je demande, avec curiosité :

- Y a-t-il un secret?

Elle me regarde sans rien dire. Je reprends :

- C'est comme pour les ponts?

Zo sourit :

- Oui, je crois.

- Les ponts? demande Brasa.

Je raconte :

- Zo m'a parlé des ponts qui sont près de chacun, ici. J'ai voulu savoir si on donnait un pont à tout le monde; il m'a répondu qu'on ne le donnait qu'à ceux qui le garderaient avec eux. Il a ajouté que pour les autres, ce serait trop lourd à emporter. Je lui ai promis de garder le mien... je l'aime bien.

- Et puis toi, tu es vraiment zo dal ponte! déclare Zo.

Nous rions tous. Ah, non! la Zermana est restée pensive. Je reprends de nouveau :

- Les secrets sont peut-être comme les ponts; même si on les voit, on ne sait pas toujours chez qui ils mènent.

Elle secoue la tête :

- S'ils trouvent chez qui mène le pont, ils pensent avoir trouvé le secret.

Elle a un rire bref :

- Ils ont une adresse!

Elle secoue encore la tête :

- Je crois que nous les gênons. Quand ils nous regardent, ils paraissent étonnés de nous voir vivre. Ils voudraient que nous soyons des monuments à visiter. Des monuments qui bougent. "Les habitants de cette ville sont petits, grands, parlent très fort une langue très intéressante, vont dans des bateaux, font bien à manger, habitent dans des maisons, aussi dans des très grandes maisons, et puis aussi se déplacent dans de grands bateaux, ce qui fait qu'on est serré et qu'on ne peut pas bien voir."

Elle s'est tue. Zo et Brasa ont baissé la tête et ne disent rien. La pluie s'est remise à tomber. Nous sommes restés longtemps sans bouger.

- Viens voir le brouillard!

Peut-on voir le brouillard? Oui, bien sûr. Mais ce qu'on regarde, c'est ce qu'il y a derrière, estompé. Pourquoi aime-t-on ce qui est estompé? Peut-être parce que l'on ne voit que ce que notre imagination ajoute à la réalité. Ou parce qu'on espère que seul ce qui est vrai apparaisse, et que ce qui trompe ne soit plus là. Mais qu'y a-t-il derrière? Le brouillard cache-t-il quelque chose ou non? S'il ne cache rien, peut-on dire qu'on a vu le brouillard? Oui, bien sûr. Lorsqu'on a vu un monument, on peut dire qu'on l'a vu. Et si le monument était comme le brouillard?

- Viens voir le brouillard! répète Zo, pensant que je n'ai pas entendu.

Le brouillard, c'est sur la lagune qu'il me propose d'aller le voir, le matin de ce dimanche.

- Toi, tu sais ce qu'il y a derrière.

- Evidemment, me répond Zo, l'air un peu surpris; pourquoi me dis-tu ça?

- Et s'il n'y avait rien?

- Eh bien, allons-y, et nous verrons!

Nous y sommes. Zo étend le bras sur des terres invisibles :

- Varda, mo xe una bea infissida sora la barena.

Oui, je vois; le brouillard est venu sans prévenir. Non, il n'est pas venu, il a soudain été là.

- Tu ne peux pas dire qu'il n'y a rien derrière, puisque tu l'as vu auparavant! reprend-il.

- Et si je n'avais rien vu auparavant? Et si j'avais été seul?

Il fait un geste d'impuissance.

- Tu serais perdu! prononce lentement Brasa; aucun visiteur ne vient jamais ici!

- I foresti se daré perdùi in te l'infissida! déclare Zo.

C'est vrai; devant moi, il n'y a qu'une brume argentée, il n'y a rien d'autre. Que pourraient faire les visiteurs?

Brasa poursuit :

- Personne ne vient. Il y a des pêcheurs; ils ont leurs îles. Nous irons les voir.

Zo navigue avec assurance, bien qu'on n'y voie pas à longueur d'homme.

- Le brouillard ne va pas durer aujourd'hui; je t'emmène près d'une maison dont il ne reste plus que la cheminée. Nous aimons bien nous installer là-bas pour bavarder; les cocalete viennent parfois nous écouter.

La topeta s'est arrêtée après avoir quelque peu raclé le fond.

- La marée monte, m'explique Brasa, nous ne risquons rien; si elle descendait, il faudrait attendre six heures avant de repartir!

Eh bien, je comprends! Comment les visiteurs pourraient-ils venir? Je m'exclame :

- Gh'ho capìo; i foresti no pol vegnìr!

On m'approuve en souriant. Les filles déballent le disnàr : du pain, des noix... festin de Roi! Et une zambela pour finir! J'adore les gâteaux! Que désirer d'autre? Tout est prêt.

- Semo a posto! constate Zo tout content.

Il poursuit, tout en croquant une noix :

- Pan e nose pasto da Dose!

Evidemment... ici, c'est plutôt un festin de Doge!

Autour de nous, des petites voiles toutes blanches... Mais comment se fait-il que je les voie? Je... La Zermana a vu ma surprise :

- L'infissida xe vegnùa e xe partida!

Comment ai-je fait pour ne pas même m'en être aperçu?

- C'est toujours comme ça ici; elle disparaît en un instant! ajoute-t-elle.

Je lui montre les petites voiles blanches.

- Ce sont des aleghe qui ont séché sur la barena, me répond-elle.

Des gouttes de rosée glacée font briller les petites algues sur la terre mouillée...

- Tu vois, il y avait bien quelque chose derrière... commence Zo.

La Zermana l'interrompt :

- Il ne pouvait pas le deviner, mais il voulait le savoir.

- Comment en es-tu si certaine?

- Il n'en aurait pas parlé.

J'interviens :

- Je pense que tout le monde veut connaître ce qui lui est inconnu.

La Zermana secoue la tête :

- Ce n'est pas sûr. Peut-être que ce qu'ils connaissent leur suffit.

Brasa proteste :

- Ils ne sont jamais contents! Ils en veulent toujours plus!

- Ça c'est bien vrai! confirme Zo.

La Zermana est d'un autre avis :

- Certes, ils veulent tout; mais peut-être ne veulent-ils que ce qu'ils connaissent.

- Et ils ne veulent jamais augmenter leurs connaissances?

Elle me répond après un moment de réflexion :

- Si quelqu'un leur sort du brouillard un moteur de bateau plus puissant que celui qu'ils connaissent, ils le prendront; mais iront-ils chercher d'eux-mêmes derrière ce brouillard quelque chose qu'ils ne connaissent pas?

- Tu dis cependant que quelqu'un ira, remarque Brasa.

- Peut-être vit-il toujours dans le brouillard.

- Pourquoi n'en sort-il pas lui-même?

- Il pense peut-être que personne ne veut le voir.

- Pourquoi?

La Zermana réfléchit :

- S'il leur fallait perdre du temps avec lui, comment profiteraient-ils du moteur?

Brasa commence un sourire désabusé :

- Un jour un foresto est venu faire une réparation; il n'a même pas regardé mon père en partant.

Elle ajoute, avec un rire un peu forcé :

- C'était pourtant un jour ensoleillé!

Jeudi. Le Canalazzo nous appartient. Au travers de l'infissida de nouveau revenue, j'aperçois les grandes maisons indécises qui m'avaient paru endormies. Se sont-elles soudain éveillées, se sentant protégées des regards des visiteurs? Elles ne me regardent plus avec indifférence; elles me font signe. Et quelle est cette vie que mon imagination me fait voir? Une longue barque sombre peuplée de fantômes va d'une rive à l'autre; ces fantômes, vont-ils vers ces maisons, sans que les visiteurs le sachent, revivre une vie depuis longtemps disparue?

Dimanche. Je pars demain. Mon père doit revenir au printemps pour continuer ses recherches avec le père de Zo. Le soleil est venu me dire au revoir. Il fait doux. Nous sommes allés nous asseoir sur les marches d'une grande église, là où personne ne passe. Quelques enfants jouent avec un ballon. Nous restons longtemps silencieux.

- Et tâche de revenir avec ton père! Sinon, j'irai te chercher avec ma topeta! gronde Zo.

- Et j'irai avec lui, renchérit Brasa en me souriant.

La Zermana m'a regardé et n'a rien dit. Nous restons de nouveau silencieux. Zo montre la petite ostaria qui se trouve sur le campo devant l'église :

- Von a magnàr el bacalà co la po'enta!

La Zermana est une voisine, et connaît l'ostaria A l'Anzolo depuis qu'elle est née.

- Le patron nous donnera la meilleure morue! me déclare Zo, comme s'il s'agissait de la chose qui lui importait le plus au monde.

El paròn accueille la Zermana comme sa fille :

- Bondì, fia mia! s'exclame-t-il en la voyant entrer.

Nous emportons le bacalà accompagné de bonnes parts de polenta - j'aime beaucoup le maïs - et... d'une bouteille d'un vin pour moi inconnu.

Nous nous installons, debout, autour d'une grande vera en pierre qui se trouve au beau milieu du campo.

- Souvent nous nous asseyons sur le puits lui-même, me dit Brasa.

Le bacalà est bien aussi bon que Zo l'avait promis. La Zermana m'a versé le vin inconnu :

- Xe fragolìn.

Le lendemain, j'étais loin. Rentré chez moi, j'ai longtemps gardé le goût du fragolìn au si délicieux parfum de fraise que m'avait versé la Zermana...

"Xe lusòr in te l'aqua", me dirait la Zermana en regardant scintiller le campielo d'eau sous ma fenêtre. "Xe un bel zorno de sol", lui répondrais-je en regardant le soleil monter fièrement au-dessus des maisons qui tentent encore de le cacher; pas d'infissida ce matin! Le campielo s'écoule doucement et va vers mes amis que j'ai dû quitter il y a si longtemps. Tout à l'heure, j'irai aussi; nous déjeunons tous les quatre chez elle...

Oui, les mois ont passé, mais nous sommes toujours restés ensemble; que de lettres échangées avec l'un ou avec l'autre, que de conversations au téléphone! Je sais tout de Zo et de Brasa, qui m'ont, eux aussi, pressé de questions; la Zermana m'a parlé d'elle, je lui ai parlé de moi...

- Fioi, cavate el sgusso dei bisi! nous commande la mère.

Nous voici au travail! Les petits pois doivent être cuits à peine sortis des cosses; et l'oncle ne serait pas content si ceux qu'il a cueillis ce matin à San Rasemo en même temps que les cèole étaient mal traités! La Zermana nous a préparé un disnàr de fête. Le résultat de nos efforts sera cuit en bouillon avec de l'ail et un bon riz. "Risi e bisi", m'a-t-elle annoncé, radieuse. Un poulet et du radichio - la salade que je préfère - toujours de chez l'oncle, el durengo - sans fromage pas de repas! - il ne manquera rien!

Lundi. Je suis arrivé il y a des éternités. En vérité, je suis arrivé hier! Mais cela fait si longtemps... si longtemps par la pensée. Suis-je vraiment parti? La journée d'hier s'est-elle terminée? Non, puisque nous sommes encore tous ensemble dans la topeta qui vole sur les vagues de la lagune! Oui, enfin, nous ne sommes pas très loin des petits rii par lesquels nous allons vers l'Arzanà, où, m'a dit Zo, on construisait une galère toutes les minutes! - je crois qu'il exagère... mais je suis si content d'être ici! La topeta s'est rangée dans un recoin tranquille, où nous n'avons comme voisins que le grand mur de l'Arzanà... et un chat tout joyeux d'avoir de la compagnie! Pour ne pas perdre de temps, nous n'avions pas déjeuné; Brasa a apporté quelques bonnes choses à grignoter, mais je crois que personne n'a l'idée d'avoir faim... et puis, nous avons si bien mangé hier chez la Zermana! Pourtant, Zo :

- Dame un tocheto de persuto!

Brasa lui en donne quelques tranches :

- Je croyais que tu n'en voulais pas! le taquine-t-elle.

Le jambon sent si bon... que nous finissons tous par en prendre! Le chat a réclamé sa part, et la dévore en ronronnant. Départ. Nous contournons l'Arzanà - oh, qu'il est vaste! - puis, des rii rêveurs bordés de maisons aux couleurs douces nous mènent dans un village. Un village! Eh oui, même les foresti ne diraient pas qu'ils sont dans la ville!

La topeta amarrée, un pont d'à peine cinq ou six marches nous dépose sur une longue fondamenta qui borde le Rielo, un rio aux eaux calmes. Donnant sur la fondamenta, une cale, qui fait plutôt penser à une petite cour. Un ami du père de Brasa, qui possède lui aussi un squadro, y habite. Dans la cale? Eh oui! On peut le penser! Il paraît être chez lui dans cette petite corte qu'il partage avec trois ou quatre voisins. Nous entrons; une chaise, une caisse, un vélo, un balai... et des fleurs aux fenêtres! C'est vrai, il est vraiment chez lui! Nous sommes reçus par sa femme qui nous dit qu'il se trouve dans son squadro. Brasa bavarde un moment avec elle, et nous repartons. Une longue cale, paisible, comme le campielo où jouent des enfants. Le squadro est au bord d'un large canal qui nous sépare d'une île où il y a un campo plein d'arbres et une grande église, San Piero de Casteo. Quelques habitants sont venus se reposer sur une sorte de banc de pierre qui sort du mur du gros clocher.

Mardi. La Zermana a une course à faire pour son père. Nous sommes tous là pour l'accompagner - je ne pense pas qu'elle ne connaisse pas le chemin, mais c'est pour me montrer... la ville. La ville... Oui, la ville; celle des visiteurs. Celle qui recouvre - qui étouffe, a grogné Zo - la vie délicate de ce monde, une vie que j'ai si intensément ressentie. Les foresti ne sont pas d'ici. Oui, bien sûr, c'est évident, c'est ce que foresto veut dire; mais l'impression que j'en ai, c'est qu'ils ne sont de nulle part. Là où ils habitent - je les ai vus, je sais - ils ne regardent rien, pressés d'aller à leurs affaires; ici... ils ne regardent rien, pressés de tout voir.

- C'est là que nous allons.

Un vaste campo. Le campo Sant'Anzolo. La Zermana m'a montré une grande maison. La maison est belle... Je la trouve belle parce qu'elle ne me paraît pas grande... Elle s'est mise dans un coin du campo; est-ce pour ne pas être dérangée? Ses fenêtres se sont groupées par affinités, selon ce qu'elles ont à se dire. Celles du bas semblent attendre des amis. La grande porte, qui serait solennelle si elle n'était accueillante, est prête à les recevoir. Si ce sont des fidèles, ils iront juste au-dessus, et là, ils pourront nous voir tout à leur aise par les élégantes fenêtres du salon. Et si ce sont des hôtes de marque, d'imposantes fenêtres laissent deviner une salle magnifique. Le calme règne tout en haut, où les maîtres de la maison se reposent.

- La xe la Ca Morosini, me dit la Zermana.

Je prononce rêveusement :

- Morosini... je pense qu'il n'est plus dans sa ca.

- Il y a bien longtemps, me répond-elle.

Elle poursuit, avec un sourire un peu triste :

- Ceux - ou d'autres - qui sont ici aujourd'hui, n'ont pas de nom; ce n'est pas leur ca, ils habitent.

Elle s'est tue. Au bout d'un moment, Brasa rompt le silence :

- Les visiteurs sont comme eux, ils visitent.

Je commence :

- Les foresti...

Zo m'interrompt :

- Bien sûr, ce sont des foresti. Mais quand un Morosini était là, que ce soit Mènego... que ce soit Checo... les foresti n'étaient pas tous des visiteurs, il s'en fallait de beaucoup!

Brasa approuve :

- J'habite dans la cale dei Albanesi; de l'autre côté de notre maison se trouve le ramo et derrière, le campielo dei Albanesi. Ils ne visitaient pas, ils vivaient là; ils ont participé à la vie de notre Republica de Venetia!

La Zermana soupire :

- Et ils ne l'ont pas détruite, bien au contraire!

Zo ajoute vivement :

- Non, ils l'ont même défendue! Comme l'a fait aussi un Savorgnan, un voisin venu il y a longtemps du Friùl!

- Quant à ceux qui habitent, reprend lentement la Zermana, ils organisent les visites.

La topeta découpe résolument l'eau de la lagune. L'île que je connais bien maintenant grandit peu à peu.

- Oui, c'est bien La Salina, me confirme Zo en me montrant la petite maison toute de briques.

Certes, ce n'est pas la Ca Morosini, mais cette maison me paraît vivante, elle aussi; il n'y a personne, et cependant, je sens qu'elle s'est préparée pour accueillir ceux qui veulent vivre un moment chez elle. Aujourd'hui, nous ne nous arrêtons pas, nous allons tout au fond de la lagune, déjeuner chez des pêcheurs qui se trouvent sur une île dont personne ne veut rien me dire - je verrai moi-même, m'a-t-on déclaré. Cela a excité ma curiosité; mais je dois attendre...

- Òe!

Des quelques baraques devant lesquelles nous passons, on nous a hélés; Zo a ralenti et s'en approche. Echange de propos; je ne comprends rien, car l'accent n'est pas le même que celui auquel je me suis habitué jusqu'à présent; et pas mal de mots m'échappent. Nous repartons.

- Les pêcheurs de la lagune habitent à Buràn, m'explique Zo, et on y parle une langue qui n'est pas tout à fait la même que la nôtre; nous, nous sommes habitués.

- Buràn?

- Oui, c'est une grande île; nous irons là-bas une autre fois.

- Elle est aussi grande que San Rasemo?

- Non; mais à San Rasemo ce sont des champs, à Buràn ce sont des maisons.

Elles sont loin, les maisons. Autour de nous, il n'y a rien. De l'eau, de la terre qui émerge timidement, de la végétation qui hésite à se montrer, et puis le ciel, le soleil, les nuages. Rien. Rien dont puissent parler les visiteurs. Oui, je sais, on dit que la nature est belle. Eh bien, ils diront que la nature est belle!

Autour de nous, il y a les barene. Chacune de ces terres à peine émergées a sa vie propre. "La xe una bea vegnua", a dit Zo en me montrant un étroit canal qui serpente à travers l'une d'elles. Notre topeta tient à peine dans cette vegnua par laquelle nous pénétrons au coeur de la barena; nul besoin d'amarrer pour descendre. J'ai appris à observer la marée; elle commence à monter, nous ne resterons pas échoués. Je remarque avec satisfaction :

- L'aqua vien suso!

Ma satisfaction n'est partagée qu'à demi; Zo remarque de son côté :

- Il ne faut pas perdre de temps; si l'eau monte trop, nous aurons du mal à trouver les bibarazze!

Du coup, ma satisfaction se teint d'anxiété; je m'étais fait une fête de manger des praires pêchées toutes fraîches dans la lagune!

Les filles ont vu mon inquiétude, et se mettent à rire; Brasa me rassure :

- Nous aurons grandement le temps! Bien sûr, Zo n'est pas très rapide, mais nous l'aiderons!

Zo proteste avec énergie :

- On verra bien qui en attrapera le plus!

La... chasse commence! Les petites bêtes n'ont garde de sortir du sable où elles se sont enfouies. Peine perdue! Nos doigts agiles les découvrent sans merci! Enfin, quand je dis nos doigts, je me vante un peu; mais malgré tout, pour un débutant... Nous repartons avec notre butin. La lagune s'étale, j'ai de plus en plus de mal à distinguer les contours du canal où nous naviguons, canal qui se mélange avec les petites îles dont la plupart ne se donnent même plus la peine de se montrer à la surface; cependant elles sont là, les traîtresses, qui tentent de frôler notre topeta! Mais c'est sans compter avec l'adresse de Zo, qui sait éviter les fonds qui nous piégeraient, et qui reste sur une route sûre, même si elle est parfois quelque peu sinueuse. Nous longeons un filet de pêche accroché à des piquets de bois. Non loin, un autre filet, puis un autre, encore un autre. Au fond, une couronne tressée d'arbres, posée sur l'eau. La couronne grandit; nichée entre les arbres, une maison toute blanche se dessine; la Cason Montiron. Oui, c'est l'île!

- Nous ne pouvons aller droit dessus, m'explique la Zermana; aujourd'hui, la marée n'est pas très haute, il n'y a pas assez de fond.

Et voilà pourquoi nous faisons un si grand détour, ce qui m'avait beaucoup étonné.

- Bondì, putei!

Nous sommes amicalement accueillis par les pescaori, ceux qui ont posé les re que j'ai vus tout à l'heure. Ils sont en train de nettoyer des nasses.

- I xe cogoli, m'annonce Zo.

Il ajoute avec gourmandise :

- Ils vont bientôt être pleins de bisati!

Brasa le taquine :

- Eh bien, tu n'as qu'à les attendre; nous, nous mangerons la polenta col sugo de le bibarazze!

Zo prend un air piteux. La Zermana le taquine à son tour :

- Si tu nous aides à préparer la sauce, on t'en donnera... un petit peu!

Zo fait une grimace; nous rions tous, et les pescaori avec nous!

- Et maintenant, au travail! déclare Brasa avec sérieux.

Je crois que sans les filles, le travail n'irait pas très loin; bien que nous, les garçons, fassions des efforts surhumains. C'est Zo qui a lavé soigneusement les bibarazze; c'est moi qui ai retiré les coquilles d'icelles. Mais pour ce qui est de faire revenir les oignons, les filles ne nous ont pas laissé faire! Et les voilà en train de passer les tomates, et de verser le vin blanc. Du persil, tout est prêt! Semo a posto! Oui, j'ai seulement oublié de dire que ce sont les pescaori qui ont préparé la polenta... et ce n'est pas facile de la tourner dans le grand chaudron pendant des heures! J'exagère, certes, mais je vous assure qu'il faut de la force et de la patience... Il ne reste plus qu'à manger le plat tout chaud; ça, nous savons tous le faire! Quel délice...

Il fait beau, ce dimanche; le soleil du printemps caresse les feuilles d'un vert encore tendre des arbres qui renaissent sur le vaste campo Sant'Iacopo. Nous nous prélassons sur un banc. Autour de nous courent les enfants, volent les ballons; de toutes jeunes demoiselles s'affairent avec des gestes attentionnés autour d'une grande poupée qui repose sagement dans son landau - faut-il qu'elle dorme, faut-il qu'elle se lève pour aller en promenade? Des mères, sur un banc voisin, balancent doucement d'autres landaus, où leurs petits enfants reposent sagement... et puis elles surveillent ceux, à peine plus grands, qui jouent auprès d'elles. Des gens passent; sont-ils pressés? Sans doute; mais le campo est comme un aimant qui oblige leurs pas à ralentir sans qu'ils s'en aperçoivent.

- Quand j'étais petit, commence Zo, ma mère me conduisait ici, puisque nous habitons tout à côté depuis toujours; Sant'Iacopo est resté mon jardin, plus encore que le petit jardin de notre maison qui longe le rio de Sant'Agostin.

- Chez nous, chacun a son jardin, confirme Brasa. Celui de la Zermana à Màlgari est plus grand, il y a un frutariòl au milieu du campo; c'est agréable de manger une pêche à l'ombre des arbres quand il fait chaud l'été et que tout est silencieux.

La Zermana rêve un moment :

- J'aime ce calme; et j'aime aussi m'asseoir dans mon topo, devant chez moi, en regardant le rio par lequel je verrai mon père rentrer le soir.

- Chez Brasa, reprend Zo, ce que je préfère, ce sont les rii, les rii si intimes qui entourent sa maison; quelques coups de rame, et nous sommes ensemble.

Brasa lui a souri. Les enfants courent, les ballons volent; la poupée s'est décidément endormie...

Le déjeuner vite avalé, je vais avec Zo à la rencontre de Brasa, à mi-chemin du campo San Paternian où nous devons retrouver la Zermana. Le tragheto nous dépose tous les trois de l'autre côté du Canalazzo - juste le temps pour les deux rameurs d'échanger cinq six mots avec mes amis. La Zermana arrive en même temps que nous au rendez-vous. "Straco?" crie-t-elle à quelqu'un derrière moi. Je me retourne pour voir une gondole arrêtée le long du campo. "Stufo!" lui répond le gondolier d'une voix où le découragement le dispute à la lassitude. Nous allons vers le pope qui regarde dans le vague :

- Nianca un ziro ancòi...

Personne ne dit mot. Je suis quelque peu étonné qu'il n'ait pas eu un seul client. Cependant, malgré l'amitié de Zo et de Brasa, qui m'ont si gentiment présenté au gondolier, je suis un foresto, et j'ai un peu peur de dire quoi que ce soit de blessant. Je remarque timidement :

- Il y a beaucoup de monde...

Je n'ai pas osé ajouter : "J'ai vu des gondoles pleines..." Je crois qu'il a compris :

- Ils prennent les gondoles à Samarco.

Il hausse lentement les épaules :

- Là-bas ce n'est pas très grand; il n'y a pas de place pour tous les gondoliers...

Il poursuit, comme pour lui-même :

- Les clients ne veulent prendre une gondole qu'à Samarco; s'ils ne la prennent pas à Samarco, ce n'est pas un vrai tour en gondole...

Je me souviens; tout près de la grande place Saint Marc, j'ai vu un amas de gondoles et de visiteurs qui attendaient pour faire un tour en gondole.

Nous partons. Les filles ont décidé d'aller ensemble acheter des chaussures dans le grand magasin de vêtements, et de bien d'autres choses, qui se trouve sur le campo San Luca.

- C'est juste derrière ce... bâtiment, m'annonce Brasa, en me montrant un gigantesque tas de ferraille.

Je reste un moment à le regarder avec un profond étonnement.

- Ma grand-mère habitait là, me confie la Zermana d'une voix un peu triste.

Je suis encore plus étonné. Elle poursuit :

- Ce bâtiment a été construit récemment. Il y avait auparavant des maisons, des maisons moins belles il est vrai que celles que tu vois tout autour; elles étaient très vieilles, on pouvait seulement y vivre. Ici passent beaucoup de visiteurs, il fallait quelque chose de plus beau à leur montrer...

Je fais un geste nerveux vers le tas de ferraille :

- De plus beau!

Elle me sourit. Puis, après un court silence, et d'un ton persifleur :

- Je ne vois pas comment on pourrait oser supposer le contraire! Pourquoi l'aurait-on construit alors?

Je réponds d'un ton désabusé :

- Ceux qui l'ont construit n'ont peut-être plus envie de vivre!

Elle me sourit. Un sourire pâle. Nous repartons. Après avoir contourné l'objet, nous arrivons à San Luca. Oui, ici passent beaucoup de visiteurs; il y a ceux qui sont déjà là, il y a ceux qui nous ont suivis... Brasa me fait un sourire résigné :

- Allons acheter les chaussures. Nous en avons besoin; nous marchons beaucoup. C'est notre vie à nous. Une vie que les visiteurs ne cherchent pas à comprendre. Et pourquoi le feraient-ils? Quand on visite, on ne partage pas une vie. Même si on visite souvent. Il n'y a pas très longtemps que tu es là, mais nous t'avons toujours senti à nos côtés.

- Et j'espère bien que tu resteras longtemps maintenant! s'exclame Zo en me donnant un bon coup sur l'épaule.

La Zermana m'a souri. Un sourire gai :

- Vien! Von da Goldoni a magnàr pasta e fasioi!

Me voilà tout surpris :

- Chez Goldoni?

- Oui; viens, tu verras...

En attendant j'ai plutôt eu du mal à voir, tellement il y avait de foresti dans les cali par lesquelles nous faisions notre possible pour nous frayer un passage. Je n'étais encore jamais venu à cet endroit; je fus surpris. Brasa m'expliqua :

- Dans ces cali, il n'y a que des boutiques pour les visiteurs du monde entier qui viennent acheter ce qu'ils pourraient trouver chez eux pour bien moins cher.

- Et dont ils n'ont la plupart du temps pas même besoin, ajouta la Zermana.

Enfin, nous débouchâmes sur un campo; celui-ci je le reconnus, il était au pied du grand grand pont! Au milieu du campo, une statue. Zo prit une pose théâtrale :

- Goldoni!

Et voilà comment nous mangeâmes des pâtes aux haricots chez Goldoni, du moins dans l'ostaria du campo, où Panduro qui nous connaissait bien - je dis nous... - avait préparé des haricots tout frais, les premières baete de San Rasemo, mélangés soigneusement avec ce qu'il fallait pour les rendre délicieux - quelques petites pommes de terre, des carottes bien juteuses, des oignons, du céleri - parfumés de romarin et de laurier, et le tout arrosé de bonne huile d'olive; sans oublier bien sûr les petites pâtes fraîches de Panduro qui ne sont pas parmi les plus mauvaises! Bon petito...

Le grand canal de San Felise nous mène chez les pêcheurs dont je n'avais pas très bien compris l'accent l'autre jour. La topeta suit sagement les gros poteaux de bois qui le bordent. "Nous sommes à marée basse, il ne faut pas aller au delà des bricole, sinon nous toucherons le fond", m'apprend Zo. La forte pluie qui est tombée hier a nettoyé le ciel. Au loin, je vois des montagnes qui brillent au soleil et se reflètent dans l'eau paresseuse. "La neige ne fond jamais là-bas", commente Brasa. Nous passons devant La Salina; de l'autre côté du canal, on aperçoit une tour carrée qui émerge de l'horizon. "Torceo", m'annonce Zo. Il ajoute pensivement : "C'est ici que notre monde est né." Je sais; j'ai lu. "Varda la garzeta!" s'écrie soudain la Zermana; et elle me montre un héron qui vient à l'instant même de happer un poisson! Nous approchons des pescaori.

- Òe! appelle Zo.

Je ne vois personne dans les baraques. Suis-je trop loin? Non; en entrant dans le canal Capo, je vois les pêcheurs en train de sortir des paniers ventrus de l'eau.

- Ànemo mo! Tira suso sto viero che magnemo le mo'eche! crie Zo à l'un des pescaori.

Les vieri apparaissent, ruisselants; et les voilà déversant les tout petits crabes sur une planche légèrement inclinée. Les mo'eche fuient à toutes pattes, les pescaori les rattrapent; ou plutôt ils ne rattrapent que celles qui sont bonnes à manger. Que de ploufs, sans doute joyeux, qui nous font savoir combien de mo'eche ont retrouvé l'eau familière de la lagune!

- Oh, co bele! s'exclame Zo.

Belles certes, mais par-dessus tout, bonnes! Nous mangeons avec appétit, tout en bavardant. J'ai toujours de la peine à comprendre - un peu moins, peut-être.

- Maintenant, il faut nettoyer, proclame Brasa.

Nous nettoyons, pendant que les pescaori vérifient les vieri. Zo arrose les filets, les filles ont lavé les quelques assiettes; la table? il n'y en a pas, nous avons mangé debout. Les travaux terminés, nous reprenons la topeta pour aller flâner le long du canal. Les vieri sont attachés à de longues perches qui plongent dans l'eau; on dirait de jeunes arbres mis là pour décorer le canal. Sur les bords, des bateaux, certains depuis longtemps hors d'usage, qu'on n'a pas jetés parce qu'ils ont été depuis toujours de fidèles compagnons. Au bout du canal, la lagune...

- Aujourd'hui, a déclaré Zo, nous allons à la campagne!

Je lui demande naïvement :

- Nous prenons le train?

Il rit :

- Non; Brasa doit faire une course à Sant'Alvise pour son père, et... tu verras bien!

Je verrai bien... Il faut toujours que j'attende! Mais jusqu'à présent je ne l'ai jamais regretté. Attendons.

- Nous n'avons pas souvent l'occasion de nous promener tranquillement, commente la Zermana, nous profitons de ce que tu sois là pour le faire.

Elle poursuit avec un sourire :

- Et puis, ce sont des endroits où personne ne va jamais.

- Les foresti, tu veux dire?

Elle me répond en faisant une petite grimace :

- Oh non, il n'y a pas qu'eux! Les gens d'ici quittent rarement les endroits où ils habitent, où ils ont à faire. Quant aux visiteurs, savent-ils seulement si cet endroit existe?

Elle ajoute en riant :

- Il ne fait pas partie d'un vrai tour en gondole!

Nous voici sur les rii qui me sont maintenant familiers; nous approchons du petit pont solitaire.

- Xe colma alta! Ocio al ponte! m'avertit Brasa.

Je me baisse à temps; l'eau est haute... et le petit pont est bas! Au bout d'un moment, alors qu'il me semblait que nous sortions dans la lagune, nous sommes entrés dans un large rio qui s'en allait au loin, droit devant lui, je ne pouvais voir où. Zo avait raison, on pouvait se croire à la campagne; des maisons plus basses, des petits jardins...

- Ici, mon arrière-grand-père possédait un grand potager, m'apprend Brasa; il y en avait beaucoup de ce temps-là. Tu vois la grande église?

- Oui.

- Se ciama la gèsia de la Madona de l'Orto.

J'avais déjà entendu le nom de cette église; je n'avais pas compris ce qu'il signifiait. Les foresti disent que cette église est admirable. Puis-je leur dire qu'elle veille sur des potagers?

- Sant'Alvise! annonce Zo, comme le fait le marinèr dans le bateau qui erre le long du Canalazzo.

La topeta amarrée, nous allons vers une maison, dont le jardinet ressort sur un campielo bordé par une vaste forêt; bien sûr, ce n'est pas une forêt, mais les nombreux arbres que j'aperçois de l'autre côté du mur de vieilles briques, m'en donnent l'impression. Au bout d'une cale, je vois un arbre aux branches maigres qui s'est accoudé à une maison et qui contemple la lagune. La course faite, nous repartons flâner dans les larges rii de... la campagne. A l'extrémité du rio San Girolamo, Zo s'est arrêté. Une sensation d'immensité me pénètre; un pont, très loin, m'indique pourtant que le rio ne va pas jusqu'à l'infini; l'eau est immobile, aucune barque ne la trouble. Un autre rio, tout près; la topeta glisse doucement sur l'eau transparente; les lierres enlacés recouvrent les briques; et derrière le mur, encore une forêt; la campagne...

Dimanche. La brume du matin laisse deviner d'étranges personnages peuplant la lagune. Là-bas, au fond, entre les deux barene qui les entourent affectueusement, ils sont sur l'eau, ils marchent. Ils sont amis, ils ne s'éloignent pas l'un de l'autre. Que se disent-ils, si silencieusement que je ne peux les entendre? Où vont-ils? Ils ne se pressent pas, ils sont toujours là-bas, au fond. Les barene se dessinent peu à peu, et perdent leur mystère. Les étranges personnages se rapprochent, et sortent de la brume. Non, ce ne sont pas eux, ces touffes d'herbes que je vois devant moi. Les étranges personnages se sont retirés là-bas, derrière les barene, dans leur monde secret. Voudront-ils un jour parler avec moi?

- De diana! Cossa xe sta? s'exclame soudain Zo.

Que se passe-t-il donc? Ah! Au loin, je vois une barque qu'un homme traîne avec une corde. Zo accélère et accoste près de lui sur la barena. C'est un des pescaori chez qui nous avons été l'autre jour; il a un ennui de moteur. Nous le prenons en remorque pour le ramener. Je compatis en lui disant que c'est sans doute bien difficile de traîner une barque. Il me regarde avec un léger étonnement. Au bout d'un moment, il fait le signe de tête de quelqu'un qui a compris.

- Nous avons l'habitude, prononce-t-il calmement.

Il reste songeur, les yeux dans la lagune :

- Mon grand-père venait tous les jours... il fallait apporter le poisson... il fallait emmener les enfants à l'école... Quand le vent était fort et que la marée était contraire, parfois il fallait aussi tirer...

Il me regarde de nouveau :

- Tu vois, il faut encore... quelquefois...

Il fait un long sourire, comme s'il disait merci :

- Maintenant, nous avons des moteurs...

Il ajoute d'un ton sans rancune :

- D'ordinaire, ils marchent bien!

Nous arrivons aux baraques. Déjà, un pescaor fouille avec lui dans le moteur...

Le soleil illumine la lagune. La brume n'est plus qu'un souvenir. Les étranges personnages ne m'étaient-ils apparus que dans un rêve? Peut-être, mais le rêve ne peut-il faire découvrir ce que la réalité ne montre pas? La lagune n'est pas seulement un endroit où l'on pêche le poisson. Le sentiment que j'éprouve, je ne peux le définir, mais je suis sûr que les étranges personnages le comprendraient.

- Xe magra d'aqua, varda le aleghe!

La Zermana me montre des feuilles toutes molles flottant dans une eau qui laisse voir un fond proche; des feuilles aux teintes vertes se balançant sur le sable pâle.

La journée flâne avec nous. Midi. Le ciel est bleu. Il fait chaud. Pas d'ombre. Brasa a apporté des polpete; je préfère celles faites de pommes de terre, Zo, celles faites de viande; qu'importe, puisqu'elles sont bien rissolées. Quelques gouttes de pluie sont venues se mêler à notre déjeuner. Des gouttes de pluie? Nous levons la tête. Un nuage, un tout petit nuage est là, au-dessus de nous; son ombre nous a recouverts et nous apporte la fraîcheur que nous avions tant désirée.

La journée a flâné avec nous. La brise est tombée. La marée est montée. Je ne vois plus les aleghe. Le soleil embrase le ciel de pourpre, et plonge peu à peu dans la lagune. Sur le chemin du retour, c'est la nuit qui nous entoure. Je ne peux plus savoir où nous sommes. Si, pourtant; les bricole que je devine de temps en temps me disent que je suis sur le canal de San Felise.

Lundi. Peu après le déjeuné, nous nous retrouvons à Sant'Iacopo. J'ai pris un air affairé :

- Mon père m'a demandé de porter un document...

Zo ne m'a pas laissé achever :

- Je sais, c'est un collègue de ton père et du mien. Il habite une très belle ca avec un jardin au bord du Canalazzo. Tu verras...

Il laisse sa phrase en suspens. J'ai compris :

- C'est encore une surprise! Je dois encore attendre!

Nous partons. Un peu partout, les maisons sont pavoisées sur mon passage.

- Est-ce en mon honneur?

- Luni, xe zorno de lissìa, me répond Brasa en riant.

Je prends une pose condescendante :

- Tant pis! Les grands hommes sont toujours méconnus!

Oui, du linge aujourd'hui, il y en a partout! Aux fenêtres, sur les murs, accroché à des cordes tendues au travers des cali, blanc, vert, rouge, uni, rayé...

- Tu en as pour longtemps comme ça? me demande Zo d'un ton moqueur.

Je prends une pose offensée :

- Je m'entretenais avec mon ego!

- Il ne doit pas t'écouter avec beaucoup d'attention, que tu sois forcé de lui parler si bruyamment!

J'ai perdu! Mais voici que la Zermana me vient en aide :

- Au moins, il regarde avec beaucoup d'attention, lui!

- Bon, bon, ronchonne Zo, si tout le monde se ligue contre moi!

- Pauvre Zo, on est méchant avec lui! s'exclame Brasa.

Nous nous mettons tous à rire.

Une surprise? Eh bien oui, une surprise! A peine entré dans le jardin de la ca, je me trouve nez à casque avec un soldat romain!

Zo se tourne vers la statue.

- D'où sais-tu qu'il est romain? s'étonne-t-il.

Ma foi, je n'en sais rien... je propose un argument :

- Tu as vu sa tunique?

- Je t'avais bien dit qu'il regardait, remarque la Zermana.

- C'est vrai, intervient Brasa, depuis le temps que nous venons ici, nous n'avons jamais pensé à demander...

Le soldat romain - si c'en est un - n'est pas seul; qui donc se cache derrière les grandes feuilles des arbustes?

- Là, je sais, m'explique savamment Zo, c'est un satyre; j'ai vu des fresques dans un livre de mythologie.

Nous voilà en bonne compagnie; et bien protégés de surcroît! Au pied de la grande grille donnant sur le Canalazzo, deux casques veillent, qui surmontent les têtes altières de deux gardes redoutables!

- Ils ne gardent plus rien, dit doucement la Zermana.

Je me sens gêné. Personne ne dit rien. Zo finit par déclarer brusquement :

- Allons porter ton document!

Nous montons porter mon document. La ca m'avait déjà paru très grande lorsque je l'avais vue en arrivant, mais maintenant elle me paraît immense! Immense, parce qu'elle ne connaît pas la mesure de l'homme. Non que je me sente perdu dans ces vastes salles, non; mais j'ai le sentiment qu'elles n'ont pas été faites pour moi. Ce que je ressens, c'est qu'elles n'ont pas davantage été faites pour ceux à qui elles appartenaient. Pour qui alors? Pour personne; elles n'ont été faites pour personne. Voici le collègue qui entre dans une de ces vastes salles. Pourquoi ai-je eu la vision fugitive d'un géant qui se serait mis pour un instant à ma mesure? Est-ce ce géant que protègent les deux gardes?

Le collègue est très affable, et me fait vite oublier mes rêveries. Il me demande mes impressions sur les endroits où j'ai été, me parle de ceux qu'il connaît, fait l'éloge de Zo, qu'il aime bien, car c'est un garçon sérieux, s'informe de mes études, et me souhaite de faire dans ma vie quelque chose qui serve aux hommes.

Nous redescendons au jardin.

- Qu'est-ce qui sert aux hommes ici?

Nous sommes surpris par la question de la Zermana. Je lui demande :

- A quels hommes, aux visiteurs?

- Non, pas aux visiteurs; eux, il leur suffit de visiter. Non, à ceux qui vivent ici, à nous peut-être.

Brasa propose avec simplicité :

- Ce dont ils ont besoin, sans doute.

Elle ajoute, après une courte pause :

- Ils ont besoin de bateaux, mon père en fait.

- Oui, oui... Et mon père transporte des marchandises; les hommes en ont besoin aussi.

Après un petit silence, la Zermana poursuit :

- Partout il y a des bateaux, partout on transporte des marchandises.

- Tu veux parler de ce qui est vraiment à nous? lui demande Brasa.

- Oui, ce qui ferait notre vie, s'il n'y avait pas de visiteurs.

Elle se reprend vivement :

- Je parle des visiteurs, pas des foresti, comme nous l'avons dit l'autre jour.

J'interviens :

- La vie est faite de plusieurs choses...

Zo m'interrompt :

- L'école, nos promenades?

- Nos devoirs, nos rêves.

- Nos devoirs pour l'école, pour...?

Il hésite; je réponds :

- Oui, aussi pour les autres; les parents, les...

Je ris :

- Tu vas encore me demander si j'en ai pour longtemps comme ça!

Non, il ne demande pas; il reste pensif. La Zermana prononce lentement :

- Manger est un devoir, si l'on veut conserver sa vie; mais sans le rêve, quel goût cela a-t-il, ce qu'on mange?

- Les étranges personnages mangent-ils?

J'ai murmuré plutôt que parlé. Devant les regards emplis de curiosité, je ne puis que raconter; je raconte. Un long silence. La Zermana a un long soupir :

- S'il n'y avait plus de visiteurs, les étranges personnages seraient-ils les seuls à rester vivre avec nous?

Le père de Brasa lui a demandé de porter à imprimer la notice d'entretien d'un de ses bateaux; le typographe se trouve non loin de chez la Zermana, où nous arrivons tous les trois au début de l'après-midi. Le petit port est plein; Zo, après nous avoir déposés, va amarrer la topeta le long du mur, un peu plus loin. De gros clous sont plantés de place en place dans les interstices que laissent les briques. Comme toujours, j'observe avec admiration l'agilité avec laquelle il se glisse d'un clou à l'autre pour revenir jusqu'à nous.

La mère de la Zermana nous a préparé une zambela. Zo n'ayant pas avalé d'une seule bouchée le gâteau au bon goût d'oeuf et de beurre, nous nous délectons tous. Et nous voilà sortant par la calesela qui isole la Corte Zapa du monde extérieur. De cale en caleta, nous débouchons sur la fondamenta du rio de le Romite, rio orné de deux fondamente à lui tout seul! Tout près, un grand squadro que connaissent bien nos putele; el paròn est un ami du père de Brasa. "Bondì, Za paròn!" Nous nous arrêtons pour bavarder; "Fasemo do chiàcole!" a-t-il dit en nous voyant arriver.

- La xe la Spina Longa.

La Zermana m'a montré une grande île, de l'autre côté d'un large canal traversé par de gros bateaux. Nous sommes sur les Zàtare, une longue et large fondamenta où je ne suis encore jamais venu. C'est un autre monde que je vois. Les maisons de cette grande île ne sont pas vraiment différentes, elles sont même belles peut-être, mais elles ne vivent pas de la même vie; elles sont sages.

Zo dal ponte! En passant, j'aperçois le squadro; el paròn est au travail. Il ne contemple pas le rio, auquel il tourne le dos, et cependant, ce rio est certainement plus présent pour lui qu'il ne le sera jamais pour moi; c'est sur ce rio que naviguera la gondole qu'il est en train de construire.

Une large cale; pourquoi ne voit-on plus que le haut des fenêtres qui la bordent? Les maisons se seraient-elles enfoncées dans le sol?

- Xe el rio terà de Santa Gnese, m'explique la Zermana.

Voyant que je ne comprends pas, elle ajoute :

- C'est le sol qui est monté, et non la maison qui est descendue; le rio a été comblé.

Je suis étonné :

- Pourquoi? Il ne servait à rien?

Elle fait un sourire triste :

- Il servait à ceux qui vivaient là...

Elle se tait. Je n'ose rien demander. Elle me montre les passants. Ce sont des visiteurs, uniquement des visiteurs.

- Il y a un musée au bout de la cale, La Cademia.

Elle poursuit d'une voix sourde :

- Nous n'avons plus notre place, ici.

Personne ne dit mot pendant un long moment. Je ne sais pas non plus quoi dire. Un vague sentiment de gêne m'envahit; je ne suis pas chez moi, ici. Puis-je comprendre...? Que devrais-je comprendre? Que dois-je comprendre? Ce n'est pas seulement des visiteurs qu'il s'agit. Non, ça, nous en avons déjà parlé; j'ai compris. Quoi, alors? Ma pensée se brouille, et pourtant, je déclare soudain d'une voix ferme à la Zermana :

- Votre place, personne ne la prendra jamais; votre place, c'est La Cademia elle-même. La Cademia, c'est vous. Les visiteurs ne marchent dans cette cale que sur une illusion; votre rio est resté caché avec son secret, le même que celui des étranges personnages.

Nous nous sommes arrêtés; Zo et Brasa se sont pris la main, et me regardent avec le sourire qu'on a après des larmes.

- Quand tu viens, me dit doucement la Zermana, je ne pense pas à aller ailleurs.

Je lui réponds d'une voix grave :

- Je sais que j'aurai toujours une place à la Corte Zapa.

Nous restons un bon moment sans bouger.

- Il faut aller chez le typographe! s'exclame gaiement la Zermana.

Une caleta nous mène sur la fondamenta d'un large rio; de l'autre côté, zo dal ponte, nous trouvons la cale del squadro qui nous fait traverser un endroit champêtre - eh oui! - où des maisons toutes simples alternent avec de riants jardins qui nous rappellent que le printemps est là depuis un bon mois. Et le squadro, où est-il? Brasa soupire : "Il y a longtemps qu'il n'est plus là, il était moins important que celui de mon père, et comme tu sais, on construit de moins en moins de topi..." Au bout de la cale del squadro... nous ne pouvons aller plus loin, elle débouche sur un petit rio aux murs de briques parés de verdure. J'ai dû paraître étonné, car Zo m'a annoncé en riant :

- Passe le premier, il faut y aller à la nage!

Il rit de mon air un peu inquiet. puis me rassure :

- Nous allons louer un sandolo pour passer sur l'autre rive!

Certes, je suis rassuré, mais quant à comprendre... La solution me remplit d'admiration; il a détaché un sandolo, est allé en tirer un autre de l'autre rive, et... nous n'avons plus qu'à passer! Je ne suis pas le seul à avoir observé la scène; sur le rebord d'une fenêtre, immobile, un chat noir aux yeux d'or est là, qui nous fixe. Qu'a-t-il pensé de la manoeuvre? Rien, sans doute, elle doit lui être familière.

- I xe i Incurabili!

La Zermana m'a montré une grande bâtisse sur un campo entouré de maisons enfouies dans un fouillis de fleurs toutes neuves et de plantes grimpantes.

- C'était là que vivaient ceux qui ne pouvaient guérir. Aujourd'hui...

Elle n'achève pas. Un silence. Elle reprend :

- Aujourd'hui, on n'a plus besoin de nous. Et puis, nous ne pouvons plus faire ce que nous faisions... avant.

Et vivement, sans même une pause :

- Allons chez le typographe!

Une cale sort du campo. A quelques pas, sur une façade, une grande ouverture surmontant une large pierre d'Istrie toute blanche servant de comptoir. Nous sommes devant l'atelier du typographe.

Jeudi. "Allons manger de bonnes glaces!" m'a proposé Zo. Aussitôt dit, aussitôt fait! La topeta file jusque chez la Zermana. "Je vais en profiter pour porter ces caisses de légumes au frutariòl à Barnabà; mon oncle n'a pas eu le temps ce matin", nous dit-elle. Le frutariòl est au bout du rio, près de l'église; nous nous amarrons à son topo, rangé le long de la fondamenta.

- Bondì!

- Bondì!

Elle lui donne les caisses :

- Te li manda mio barba!

Les légumes vont rejoindre d'autres légumes, et aussi des fruits de toutes sortes, dont son topo est plein. Cependant, les asperges qu'a apportées la Zermana sont les bienvenues; elles manquaient. Déjà, une femme, penchée sur la barque, en a commandé une botte. Nous quittons le frutariòl, navigateur immobile, qui offre pourtant les fruits de la contrée environnante.

- Stali!

Qui a crié d'une voix aussi forte? Un gondolier! Que se passe-t-il? Une barque a débouché soudainement du Canalazzo vers lequel nous allons. Le pope, devant nous, a été surpris, et maintenant il donne de violents coups de rame pour freiner sa lourde gondole; des coups de rame puissants, rapides. Il va si vite à frapper l'eau, que je crois voir les ailes d'un moulin dans la tempête! La gondole s'est immobilisée. La barque s'est rangée contre le mur. Quelle chance qu'elle ne soit pas allée sur sa gauche, où se trouvait la gondole!

- Mais non, ce n'est pas de la chance! s'exclame Zo, c'est le pope qui a crié à l'autre de ralentir; pour ça, on tire la rame, ce qui fait tourner le bateau à droite.

Je n'avais jamais prêté attention à la manière de mener une barque. Avec le moteur de Zo... Ma curiosité s'éveille :

- J'aimerais bien essayer...

Brasa m'interrompt :

- Eh bien, tu veux commencer avec notre sandolo tout à l'heure?

La Zermana intervient :

- Et si tu réussis bien, je demanderai au squadro que nous avons vu hier de te laisser ramer sur une gondole.

Je suis un peu effrayé :

- Et si je fais une fausse manoeuvre?

Elle rit :

- Ne t'inquiète pas, il sera près de toi; si ça ne va pas, il te jettera à l'eau!

Je fais une grimace qui fait rire tout le monde. Zo renchérit :

- Et si tu ne réussis pas avec le sandolo, tu seras privé de glaces!

Je prends en considération cette sérieuse menace :

- Nous pourrions commencer par les glaces...

Personne n'a l'air d'avoir entendu...

- C'est là que travaillent nos pères!

Zo s'est composé une voix pleine de pompe, et me montre sur la gauche une grande ca; il poursuit d'une voix plus... ordinaire :

- Tu vois la fenêtre là, au-dessus du jardin? C'est le bureau de mon père.

Quelques instants plus tard, nous passons... sous le grand pont; c'est bien moins fatigant que de passer... sur! Moins fatigant pour moi, mais bien gênant pour Zo; combien de visiteurs montés sur combien de bateaux! Passer n'est pas facile, pour moi en tout cas. Nous passons, cependant, sans même ralentir - Zo est à la barre...!

Le rio de Sant'Andrea somnole paisiblement. Je prends ma première leçon de... navigation!

- Non, pas sur la fòrcola! me crie Zo.

Pas sur la fòrcola? A quoi sert-elle alors? J'ai toujours vu la rame posée sur la fòrcola.

- Oui, quand on avance; mais il faut d'abord démarrer. Il est plus facile de diriger le sandolo avec la rame posée sur le bord de la barque; vas-y tout doucement.

J'y vais tout doucement. Le sandolo a quitté les rivages... c'est-à-dire qu'il s'est éloigné du mur! Nous voguons! Nous sommes tous là, les uns assis, les autres - c'est moi, les autres! - debout, la longue rame à la main. Sur le gaillard d'avant, en figure de proue, s'est installé fièrement le chat de Brasa. Et nous voilà partis vers l'aventure... chat compris!

- Dai una siàda!

Facile à dire pour Zo! Au moins, quand le sandolo avance, ce n'est pas trop compliqué. On pousse fort; au retour, il suffit de bien appuyer de la main droite sur la rame pour qu'elle ne s'échappe pas de la fòrcola durant la staìa. Mais s'arrêter! On ne devrait jamais s'arrêter! A quoi ça sert de s'arrêter?

- Sia premi!

Pourquoi à gauche? Ah oui! Sinon, je vais défoncer le mur!

- C'est le sandolo que tu vas défoncer! ironise Zo.

Si je n'ai pas défoncé le sandolo, c'est bien grâce aux prudents coups de pied contre le mur donnés par mon professeur afin d'empêcher le naufrage! Enfin, après nombre d'essais infructueux, j'ai malgré tout fini par réussir à me ranger de façon absolument parfaite sous la fenêtre de Brasa. Je me réjouis hautement :

- Je suis un vrai pope!

Zo sourit :

- En tout cas, tu as mérité ta glace!

Il n'y a que des bonnes choses autour de chez Brasa. Avant-hier c'étaient les glaces, aujourd'hui...

- Von a magnàr un zabagiòn! a proposé Zo.

"C'est tout près", a-t-il ajouté. Oui, tout près, à trois ponts... En sandolo, il ne m'aurait fallu que deux coups de rame!

- Ici ils sont très bons, bien meilleurs que du côté de chez moi, m'annonce la Zermana.

Oh oui, ils sont bons! Des oeufs sucrés, bien battus, longtemps... et bien parfumés d'alcool! Et puis un chocolat chaud tout mousseux avec de la neve, une crème si aérienne qu'on dirait des flocons de neige...

- Une promenade vous fera du bien, déclare Brasa, vous avez trop mangé!

- Toi, tu viens ici tous les jours! plaisante Zo.

En route! Zo dal ponte, nous arrivons dans un dédale de cali et de campieli. Dans le calme ensoleillé de l'un des campieli, quelques hommes bavardent, nonchalamment attablés devant une ostaria. Les cali se succèdent, passant devant des fenêtres entr'ouvertes, un campielo nous montre des enfants qui jouent paisiblement, un autre nous fait découvrir une vera toute ornée de sculptures. La Zermana me la désigne d'un geste :

- De nos jours, l'eau se prend au robinet, nous n'avons pas besoin d'aller la chercher à la vera; c'est certainement plus commode.

Elle reste songeuse un moment :

- Il y a tellement de choses qui ne sont pas commodes ici...

Elle pousse un petit soupir :

- Ailleurs, tout est plus commode...

Un pâle sourire :

- Tout le monde le sait ici.

Elle ajoute très vite :

- Combien vont chercher ailleurs...

Elle ne termine pas sa phrase. Brasa confirme :

- De plus en plus.

Elle se tourne vers moi :

- Je t'avais dit que mon père faisait de moins en moins de topi...

- Et tu ne penses pas qu'un jour la vie reprendra?

Elle me répond avec un sourire amer :

- El dì de San Mai!

- Jamais! Et que vont devenir ceux qui vivent encore ici?

Un silence suit ma question. Elle finit par répondre d'une voix lasse :

- Pour ceux qui ne veulent que ce qui est plus commode, la question ne se pose pas, puisqu'ils vont chercher ailleurs. Pour les autres? certains vivent dans le passé, surtout si leur âge ne leur permet plus de faire autrement; certains vivent d'espoir, un espoir qu'ils savent inutile.

Encore un silence. La Zermana prend appui sur la vera :

- Et puis il y a ceux qui restent per esser soto la chioca, chez eux, pour ne pas abandonner la galìa qui portait leur coeur, et qui coule.

Dimanche. Une grande église, une grande place, un cheval ailé qui prend son essor.

- El Cavalo n'a pas d'ailes, proteste Zo.

- C'est parce que tu le vois toujours à la même place; mais quand tu t'en vas, il s'envole!

- Je vois que tu as découvert nos secrets! me lance Zo d'un ton emphatique.

Je prends un air mystérieux :

- El Cavalo est peut-être un étrange personnage qui ne vole que quand on ne le voit pas.

Brasa intervient :

- Et pourtant, toi, tu l'as vu!

La Zermana secoue la tête :

- On ne découvre les secrets que lorsqu'on regarde. Il ne l'a pas vu, il l'a regardé.

Nous avons pris une cale étroite qui ne va nulle part. Mais si, elle débouche sur un campo... tout plein d'eau! Non, non, il n'est pas noyé, ce sont deux rii qui se sont rencontrés. De l'autre côté du... campo, un grand topo lourdement chargé de caisses de bière.

- Je voulais voir si leur bateau était à l'eau, déclare Brasa.

Je suis étonné :

- Comment ça, à l'eau?

Elle me répond d'un ton amusé :

- Non, pas coulé; mais mon père l'avait réparé, et je voulais savoir s'il était en état.

- A propos, intervient Zo, quand penses-tu que ton père pourra...

Elle rit :

- Ta topeta non plus n'a pas encore coulé! Et puis tu nages très bien!

Zo fait une grimace. Elle le rassure en souriant :

- Il m'a dit qu'il pourra cette semaine.

- Oh, ce n'est pas autrement pressé; si elle coule, toi aussi tu sais nager!

L'intéressante discussion prend soudainement fin, car Zo a trouvé une occupation plus passionnante; il indique la charcuterie devant laquelle nous passons :

- Chez Renato, il y a un excellent jambon.

Je fais étalage de tout le savoir acquis auprès de mes amis :

- Von a magnàr qualche feta de San Danêl!

Ayant joui de leur mine étonnée, je commente :

- Xe un persuto furlàn...

Et... je termine comme je peux :

- ...que Savorgnan lui-même, un vrai furlàn, n'aurait pas dédaigné!

- El xe venetiàn nato e spuà! s'extasie Zo.

La Zermana m'a regardé en souriant. Je... je ne suis pas né ici bien sûr, mais cela m'a fait bien plaisir.

- Alors, nous entrons ou nous restons dehors? plaisante Zo.

Nous entrons. Les jambons qui pendent au plafond sont savoureux; je le sais, j'en ai déjà mangé chez la Zermana. Renato est le plus aimable de tous les hommes, et pour nous servir avec célérité, il exécute une sorte de danse qui le porte tantôt au jambon, tantôt à l'étal... et rien n'avance! Les fete servies, nous sortons.

- Il est vraiment gentil, soupire Brasa, mais il est si lent!...

Une autre cale étroite, et je revois le grand topo; mais cette fois-ci, il n'est pas de l'autre côté du rio, il est près de moi. Nous avons fait le tour sans que je m'en sois rendu compte. Je commence à m'habituer aux différents chemins, mais parfois... je suis tout bonnement perdu! Les marineri viennent d'achever de charger leur topo, et s'entretiennent avec Brasa. L'un d'entre eux s'est penché par-dessus bord, et a plongé la tête dans l'eau... jusqu'aux épaules. Il revient en maugréant, un bout de vieille corde à la main; le moteur ne voulait pas partir, la corde s'était emmêlée autour de l'hélice. Le moteur est parti; et nous avec lui, pour traverser le rio. Nous retrouvons la cale étroite qui mène à El Cavalo. La topeta est amarrée non loin; il est temps de rentrer.

- Òe!

Qui nous appelle d'une voix si forte? Zo a ralenti. J'entends un grand discours que je ne comprends pas très bien. Non, personne ne nous a appelés. C'est seulement un jeune garçon qui discute ferme avec un copain. Le copain est à sa fenêtre au deuxième étage; il faut donc parler fort, pour bien s'entendre! A dire vrai, le copain pourrait être dix maisons plus loin, il entendrait tout de même! Moi, j'ai entendu alors que la topeta était encore loin. Nous entrons dans le rio de Sant'Andrea. Le soir n'est pas loin, la lumière rasante s'attarde sur un balcon débordant de verdure et d'où l'on entend venir comme la plainte d'un vieux piano.

Il pleut. Il pleut doucement. L'eau est calme. La pluie a tissé un voile argenté sur le rio de la Zermana. Nous sommes dans le petit port, confortablement installés dans le topo recouvert par une bâche posée sur quatre piquets, comme celle que met le frutariòl pour protéger sa marchandise. La Zermana s'est tournée vers moi :

- J'aime bien être ici et regarder les gouttes danser sur le rio...

Elle laisse le silence écouter la pluie; puis elle ajoute gaiement :

- C'est Zo qui m'a construit cette maison!

Elle poursuit au bout d'un moment :

- Je viens quelquefois ici apprendre mes leçons.

- C'est pour ça qu'elle n'a de bonnes notes que quand il pleut! me glisse Zo en sourdine.

- Tu es méchant, proteste Brasa, elle est une aussi bonne élève que toi!

Zo a manifestement cherché une réponse... mais il n'a non moins manifestement rien trouvé! Suit un petit silence amusé. Je me tourne vers la Zermana :

- Je...

Que voulais-je dire? Je ne sais plus. Elle m'a regardé et attend. Je reprends :

- Je...

Puis :

- Cela doit être agréable pour toi d'être là à apprendre mes leçons.

A-t-elle eu un imperceptible sourire? Je me reprends très vite :

- Tes leçons!

Elle me répond :

- Oui, c'est... très...

- Si tu veux, je viendrai apprendre quand il pleuvra...

Je me reprends encore une fois :

- Non, je vais te déranger...

Elle m'interrompt :

- Ça me fera plaisir que tu viennes.

La chaleur est étouffante; on a de la peine à respirer. Xe la afa! Mais je ne la sens même pas, tout à mon bonheur d'être ici de nouveau après être resté tant de mois cussì lontàn da la chioca...

- Òe! Zenso caro!

Je vais à la fenêtre; Zo m'appelle. Je lui lance un joyeux "J'arrive!" et je dégringole les marches pour sauter dans la topeta. En route pour aller chez la Zermana, chez qui nous dînons ce soir! Nous passons tout d'abord prendre Brasa; son père va au squadro non loin de la Corte Zapa et il nous emmènera. Il a été décidé de laisser la topeta dans le rio de Sant'Andrea; nous reviendrons dans la soirée en flânant à pied. Zo file dans le Canalazzo à une allure vertigineuse en soulevant des vagues plus hautes que celles que ferait un grand navire traversant l'océan! Les barques amarrées çà et là volent sur l'écume, un pope conduisant des foresti désemparés manifeste bien haut sa désapprobation, le bateau des visiteurs est en perdition! Nous entrons sereinement dans le rio de Sant'Andrea...

- Bondì! Bondì! nous crie joyeusement Brasa.

Le chemin se fait plus sagement avec son père. A peine sortis du Canalazzo, nous passons devant le frutariòl, et je vois déjà au bout du rio la Corte Zapa... et la Zermana debout dans son topo qui nous fait de grands signes. Nous arrivons - eh oui! - à bon port!

- Ti... commence-t-elle.

Je saute dans le topo :

- Son mi!

Elle fait un grand sourire immobile. Je reste planté là comme un mât.

- Nous sommes contents de te revoir...

Ce sont les parents... Ils me disent des choses gentilles. Je leur réponds du mieux que je peux. Ils parlent surtout leur langue, celle qui fut la langue de la Republica de Venetia, et que je ne connais pas encore très bien. Mais je l'apprendrai. Avec mes amis, c'est plus facile, ils parlent aussi la langue que je parle. Ils vont à l'école. Là-bas on apprend à bien parler, comme il le faut. Je l'apprendrai, la langue de la Zermana. Si je ne l'apprends pas, je ne saurai jamais ce qu'elle pense. Si, si, je le saurai, si... Mais je ne pourrai jamais écouter sa pensée. La mère s'inquiète, le voyage a dû me fatiguer. C'est vrai, je n'ai pas beaucoup parlé. C'est vrai aussi, je suis arrivé tard hier soir. Je réponds du mieux que je peux. La nuit est tombée. Zo sonne le signal du départ pour notre promenade.

- Bon spassizo, putei! nous souhaite le père.

Nous marchons sans hâte. La afa est toujours là et paraît encore plus oppressante dans l'obscurité. Les lumières des réverbères hésitent à traverser l'air opaque, et laissent les ombres envahir les cali. L'heure n'est pas encore trop tardive, cependant nous rencontrons peu de monde; dimanche soir chacun reste chez soi, m'a dit Zo. Un pont tout de biais nous dépose sur la fondamenta du rio de le Romite; un peu plus loin, nous retrouvons une fois de plus la campagne, les maisons basses, les petits jardins... Comment les visiteurs peuvent-ils ne voir ici qu'une ville, seulement une ville? Mais de là où ils sont d'ordinaire, ils ne voient pas cette campagne; et les maisons sont bien trop basses pour qu'ils les aperçoivent derrière les grands monuments. Pourtant, seul un rio nous sépare de La Cademia, le musée non loin duquel nous nous trouvions au printemps dernier, et où je n'avais vu que des visiteurs, uniquement des visiteurs. Oui, mais il fallait aller zo dal ponte! Tout le monde a son pont ici, m'avait dit Zo le premier jour où j'étais venu. Peut-être les visiteurs n'osent-ils pas passer sur un ponte qu'ils sentent confusément n'être pas à eux...

- Pas de livres à acheter pour l'école aujourd'hui! s'exclame Zo en riant.

Je le regarde, un peu surpris. Il me montre une boutique fermée :

- La xe la librarìa.

Ah oui, je me souviens! c'est la librairie où nous étions venus l'autre jour; c'est vrai, nous sommes en vacances, pas d'école, pas de livres d'école!

- Bientôt, il faudra retourner à l'école... commence la Zermana.

Elle s'est interrompue. Zo s'élève contre cette perspective :

- Faso i corni a la scola!

Brasa le taquine :

- C'est toi qui as commencé à parler de l'école!

L'école... Oui, l'école...

- Ne regarde pas sur ta droite! lui lance-t-elle sur le même ton.

Zo joue les indifférents. Moi, je n'ai pas compris. Elle me désigne une grande ca :

- La xe la ca Foscari.

Elle ajoute, voyant que je n'ai toujours pas compris :

- C'est la grande école, l'université...

L'université...

- Que je regarde ou non sur ma droite, ça ne changera rien, mon père voudra tout de même que j'y aille, déclare Zo d'un ton résigné.

L'heure s'avance; les passants se font de plus en plus rares. Nous sommes près d'une grande église où viennent toujours beaucoup de visiteurs - je le sais, c'est tout près de chez Zo - l'endroit est désert. Je ne vois là qu'un grand espace vide, un grand espace vide qui se tait. Les lumières lasses des réverbères que l'air lourd fait trembloter dessinent notre chemin. Nous passons par le campielo San Stin voisin de chez Zo; la vera qui sommeillait s'éveille à demi pour me chuchoter : "Fasemo campielo!" comme au temps où Zo jouait là étant enfant. Et alors l'espace ne reste plus vide, il s'emplit de toutes les vies auxquelles la vera a pris part.

- Non, ce n'est pas une caverne! ironise Zo.

Pourtant... J'ai l'habitude des sotoporteghi maintenant; quand il pleut, c'est commode pour attendre tranquillement bien à l'abri qu'il cesse de pleuvoir. Mais là... si ce n'est pas une caverne... eh bien non! nous entrons dans une toute petite cour au nom curieux, Corte de l'Anatomia... allons-nous chez quelqu'un, un médecin peut-être?

- Mais non, plaisante Zo, c'est la grande route!

La grande route, allons donc! Mais quel est ce pont? et ce campo, zo dal ponte? Ce campo, où des buissons de lumière parsèment une obscurité affectueuse. Mais non, je ne rêve pas, c'est bien le campo Sant'Iacopo! Zo sourit de ma surprise :

- C'est mieux qu'une caverne, c'est un passage secret; les visiteurs ne l'ont jamais trouvé!

Brasa propose de nous asseoir un moment sur un banc qui se repose près d'un mur, et qui regarde une vera au milieu du campo. Sont-ils en train tous deux de chiacolàr insieme? Nous aussi nous bavardons, tout à la joie d'être ensemble... Je raconte le temps que j'ai passé loin d'ici, l'école, le voyage que je viens de faire avec mes parents - mon père conduisait des recherches à l'autre bout du monde...

- Heureusement que ton père travaille maintenant avec le mien! ponctue Zo.

- Oui, et j'espère qu'ils vont continuer longtemps! ajoute Brasa.

La conversation continue dans le calme du campo. Un voisin rentre chez lui; il a fait un petit signe à Zo. Nous repartons.

- Quand ton père doit-il s'en aller? me demande la Zermana.

Un topo avance fièrement au milieu du Canalazzo. C'est un ami du père de la Zermana; il revient du Marcà, où ils transportent tous deux des légumes, des fruits... Un jour prochain nous irons passer la journée à San Rasemo chez l'oncle, et nous reviendrons avec le père porter les produits du potager au Marcà. A côté du topo, un peu en arrière, un bateau transporte sans hâte quatre visiteurs, parents et enfants - je vois que ce sont des visiteurs, ils se tordent le cou à chaque instant sans prendre le temps de regarder. Plus près de la ca où je me trouve, un pope mène des visiteurs au sourire radieux figé pour toute la durée du "vrai tour en gondole".

- C'est beau, n'est-ce pas?

Qui m'a...? ah oui! c'est le père de Zo, chez qui je suis en visite à l'institut de recherches. Brasa et la Zermana avaient à faire aujourd'hui - toutes les deux! - je crois qu'elles n'avaient pas très envie de venir; les récits scientifiques des chercheurs ne les passionnent pas - et puis elles les ont entendus maintes fois, "C'est toujours pareil" ont-elles déclaré. Zo et moi sommes donc venus seuls. Je quitte la fenêtre qui domine le Canalazzo. Le père de Zo est en plein travail avec mon père.

- Il y a un beau soleil, remarque-t-il avec à-propos.

Il poursuit sur le même ton :

- Puisque ton père est là, j'en profite pour terminer une petite étude avec lui.

Et pour me monter qu'il est au courant de mes progrès... linguistiques, il ajoute une vague traduction dans sa langue :

- Fenimo sto laoro za che ghe semo!

La petite étude est terminée. Il m'explique ce qu'il fait avec virtuosité; on voit qu'il connaît bien son affaire, puisqu'il ne reprend jamais sa respiration. Quant à suivre l'explication... je ne suis manifestement pas assez rapide. "Tu n'as surtout pas les connaissances nécessaires, c'est comme moi, me dira Zo un peu plus tard, et comme il n'en tient jamais compte..."

- Veux-tu voir les cartes des endroits de la lagune où tu as été? me demande mon père.

Je ne m'attendais pas à des cartes si précises; tout y est. La Salina, la Cason Montiron, les pêcheurs; et puis les canaux, et leur profondeur.

- Si tu ne restes pas dans les canaux, tu toucheras vite le fond, m'avertit Zo.

- Comment fais-tu, toi? Je ne t'ai jamais vu prendre une carte!

- Comment fais-tu pour retrouver ton chemin, là où tu habites? me répond-il en riant.

- Tu as raison... mais si je vais un peu loin...

Il me fait un petit sourire :

- La lagune n'est pas grande...

La lagune n'est pas grande... C'est vrai, je le vois sur la carte. Elle m'avait paru immense...

- Xe un zorno come i altri... a constaté Brasa en hochant la tête.

Oui, la afa est toujours là, dès le matin, tout comme les autres jours depuis que je suis revenu. Nous sommes à Sant'Iacopo, sur le banc où nous étions assis avant-hier soir. Mais le campo ne dort plus; il retentit des cris des enfants sur lesquels la afa ne semble pas avoir de prise. Sur d'autres bancs, les mères de famille bavardent en gardant un oeil vigilant sur leurs rejetons, et les voisins que l'âge a malmenés se laissent aller à une douce somnolence qui leur fait oublier la chaleur qui les étouffe.

- Fora!

Qui a hurlé? Je vois deux rangées de garçons debout les uns derrière les autres les jambes écartées; sous les clameurs, l'un d'eux s'est mis à courir à perdre haleine pour rattraper un ballon qui le fuit.

- Le ballon est sorti! m'annonce Zo.

Ah! oui...

- Il aurait dû rester entre les jambes des joueurs.

Le ballon revient à la place autorisée; un coup de pied l'envoie prestement en arrière.

- Le premier doit passer le ballon au dernier - sans le faire sortir; ce n'est pas facile!

J'ai compris!

- Et puis, le dernier va au premier rang, et on continue...

Les deux équipes sont acharnées. Là, ce n'est pas le ballon qui est sorti, c'est un garçon; il a marché sur le ballon et s'est étalé par terre! Oui, mais tout en tombant, il a relancé le ballon aux joueurs! Beau coup!

- La xe una bela zogada! approuve Zo.

- Bondissiorìa!

- Schiao!

Un camarade de classe de Zo s'est approché :

- Cossa fastu qua?

- Semo a chiacolàr col mio amigo!

Le camarade informé de ce que nous faisons bavarde lui aussi un moment avec Zo. Il parle vite, je ne comprends pas toute la conversation. Il va partir en vacances, il n'a pas dit où - Zo doit le savoir, je suppose - dans une très grande ville en tout cas; la très grande ville a des très grandes qualités qui font qu'on ne s'y ennuie pas comme ici, on peut s'y déplacer en voiture, au moins on est vite arrivé; il y a beaucoup de spectacles, et des musées pour ceux que ça intéresse - j'ai cru comprendre que ce n'était pas son cas; il y a beaucoup de magasins, on peut acheter des vêtements, il y a beaucoup plus de choix qu'ici, on peut acheter... - là, il y avait trop de choses, je n'ai pas réussi à suivre; et puis il y a qu'on a de la place, qu'on peut aller où on veut sans que ça soit compliqué. On ne peut rien faire ici, a-t-il conclu avec une moue dégoûtée.

- Schiao!

- Bon viazo!

Quel beau voyage il va faire!...

Les étranges personnages de la lagune sont passés devant mes yeux; la Zermana était avec eux. J'entends sa voix qui sort de la brume : "Reste..."

- A cossa se zoga?

Des putelete viennent de sortir de chez elles. Elles se tiennent debout près du mur non loin de nous, et cherchent à quoi jouer; l'une d'elles s'est assise sur le pas de la porte, sans doute pour mieux réfléchir, car c'est elle qui propose d'un air décidé :

- Zoghemo a la comareta!

Deux putelete retournent chez elles en coup de vent, et reviennent, l'une portant une poupée de chiffon, l'autre un coussin et une petite couverture au crochet sur laquelle elle s'allonge avec la poupée serrée dans ses bras. Cossa xe? Qu'est-ce que c'est que ce jeu-là?

- Elle vient d'accoucher et attend la visite de ses amies, m'explique la Zermana.

- Et toutes les petites filles du voisinage vont venir la féliciter, ajoute Brasa.

Je me sens un peu gêné. Je regarde Zo. Il a manifestement l'habitude. Il me fait en retour un petit signe de condescendance :

- Les filles ont leurs jeux à elles...

Je ne sais quoi répondre. Je me sens toujours un peu gêné. Brasa sourit :

- Elles savent qu'elles ne seront pas des petites filles toute leur vie.

La Zermana regarde longuement les garçons jouer :

- Les garçons jouent pour montrer qu'ils sont les plus forts, ou les plus capables; les filles jouent pour montrer qu'elles... ne veulent pas jouer.

Des putelete arrivent de partout; le téléphone a certainement répandu la nouvelle à travers cali et campieli! La visite qu'elles effectuent paraît être pour elles une démarche sérieuse; elles s'approchent avec douceur, sans doute afin de ne pas effrayer le nouveau-né, complimentent la mère avec affection et se penchent sur l'enfant avec des gestes tendres. Si cela s'était passé dans une chambre, autour d'un vrai lit, et qu'on n'eût pas été prévenu, voir la scène par la fenêtre n'eût pas dévoilé la confidence. Non, ces putelete ne jouaient pas.

- Burata farina...

Deux putelete assises par terre près du bébé se sont prises par les mains et se tirent et se poussent à qui mieux mieux en chantant tout doucement :

Burata farina,

Dimàn faremo pan,

Faremo la fugazza,

Ghe la daremo al can,

Burata ti, burata mi,

Burata quela vechia,

Che ha dito mal de mi.

- Elles chantent une berceuse pour que le petit dorme tranquillement, me souffle La Zermana.

Je ne me sens plus gêné, mais... comment le dire... attendri. Elle m'a regardé attentivement, puis a repris tout bas :

- Je vais te la traduire.

Tamise la farine,

Demain on fera du pain,

On fera de la galette,

On la donnera au chien,

Tamise, toi; tamise, moi;

Et puis tamise la vieille,

Qui a dit du mal de moi.

- Ancòi fa un gran sofegazzo!... grogne Zo.

La belle découverte! Et puis, il n'y a pas qu'aujourd'hui que nous suffoquons! Mais il faut avouer que ce matin...

- Tu aimes nager?

Il s'est tourné vers moi, visiblement plein d'espoir.

- Oh oui! Seulement d'ordinaire, je ne peux aller qu'à la piscine, et j'ai toujours eu envie de nager dans une vraie eau!

Je fais un petit rire :

- C'est bête ce que je dis!

- Pas du tout, s'exclame Brasa, je n'aimerais pas nager dans une piscine; et tu as bien raison, dans notre lagune l'eau est...

Elle reste la voix en l'air...

- ...vraie! achève-t-elle en riant.

- Eh bien, allons à Gagia! déclare Zo.

Je connais le chemin, maintenant; nous longeons San Rasemo où nous irons bientôt chez l'oncle, et nous revoilà dans le canal de San Felise pour la première fois cet été. Un sentiment de paix m'envahit tandis que je regarde au loin la lagune qui me paraît toujours aussi immense... Nous tournons dans un large canal - nous sommes à Gagia.

- A l'eau! crie Zo en plongeant au beau milieu du canal.

Nous voici tous à l'eau... Et la topeta?...

- C'est à ton tour de la tirer sur la barena, c'est toi qui la gardes aujourd'hui! me lance Zo d'un air sérieux.

C'est à mon tour!...

- Je...

Je n'ai pas le temps d'achever, un grand rire général me répond! La topeta est tirée par... nous quatre! Zo est parti devant en emmenant la corde et la rame avec lui; arrivé sur la barena, il a planté la rame et noué la corde autour. La topeta ne partira pas toute seule!

- On fait la course?

Pourquoi pas? à la piscine, j'avais mes succès!

- Nous, nous n'allons pas nous gâcher le plaisir d'être dans l'eau! annonce Brasa, fortement soutenue par la Zermana.

Partis! Zo nage bien, très bien même. Mais je sens que je pourrais résister, car j'ai eu l'impression de quelque chose de curieux - l'eau me soutient! C'est vrai, je le savais, l'eau de mer a une densité plus grande que l'eau douce... des piscines! Il arrive qu'apprendre à l'école serve parfois... L'arrivée! Qui a gagné? Nous ne saurons jamais, le but n'ayant pas été très bien précisé... Tant pis!... Les filles se moquent de nous - "Ce n'était pas la peine!" nous crient-elles. Tant pis. La baignade se prolonge d'une manière plus calme. "J'ai faim!" nous apprend Zo. Ma foi, je crois que c'est l'avis de tout le monde... Installés sur la barena, nous dévorons le repas que la Zermana nous a préparé; repas terminé par un gros gâteau fourré aux amandes, aux oranges confites, aux raisins secs, et recouvert de cannelle! Il n'y a plus qu'à se prélasser, les yeux sur une lagune assoupie miroitant sous un soleil dont la brume de chaleur diffuse les rayons; à travers cette brume, au loin, je devine la forme imprécise et vaguement tremblotante du puissant clocher de Torceo.

- C'est là que nous vivions... prononce pensivement la Zermana.

Je suis un peu surpris :

- Je croyais que vous aviez toujours été...

Elle m'interrompt d'un sourire rêveur :

- Il y a longtemps...

Il y a longtemps... Ah oui! c'est l'histoire de Torceo dans les siècles passés. Elle poursuit d'un ton méditatif :

- Il n'y a plus rien ici maintenant... L'église, quelques rares habitants, des visiteurs...

Elle s'arrête un moment, les yeux fixés sur Torceo, puis reprend d'une voix plus dure :

- Des foresti nous avaient chassés de là où nous vivions; nous nous sommes réfugiés ici pour les fuir.

Elle fait une pause et, toujours d'une voix dure :

- Ce n'étaient pas des foresti qui voulaient vivre avec nous.

Elle se tourne vers moi et, d'une voix adoucie :

- Tu es un foresto, mais tu n'es pas venu pour nous chasser. Et tu...

Elle s'interrompt :

- Nous sommes tous contents que tu sois venu.

Elle fait encore une pause; une longue pause :

- Les foresti qui visitent s'en vont un jour ou l'autre. Je sais que nous disons ne pas les aimer beaucoup; cependant je crois que ce n'est pas vrai. Il est agréable de recevoir des visites; certes, un visiteur peut être déplaisant, mais cela fait partie de la vie ordinaire. Non, ce qui...

Elle hésite un moment, reprend sa voix dure :

- Il est des foresti qui ne visitent pas, ils restent. Est-ce ceux qui nous ont pourchassés il y a des siècles? Sont-ils revenus? Sont-ils revenus pour nous chasser à nouveau?

Sa voix s'assourdit :

- Ne pouvons-nous donc pas faire autre chose que les accueillir?

Jeudi. La journée s'est passée sans moi. Je suis allé avec mes parents dans une ville voisine - sur la terre ferme, comme le dit la Zermana. Des gens à voir, la ville à visiter... Eh oui, nous voilà visiteurs!... Je me suis ennuyé. Nous sommes revenus après le dîner. Zo est venu me prendre, nous avions décidé de... voir la nuit! Ma mère s'inquiète : "Tu ne vas pas passer la nuit dehors, tu es fatigué!" Je parle de la afa...

- Nous partirons de chez Brasa, me dit Zo.

La nuit. Nous ne sommes pas partis loin. Nous sommes assis tous les quatre sur le parapet du pont près de chez elle. Mais non, pas tous les quatre, tous les cinq! Son chat est venu prendre part à notre réunion! Devant moi, le rio de Sant'Andrea tout noir est immobile et reflète paisiblement la lumière du réverbère du pont voisin. Xe colma alta. L'eau est montée au plus haut et affleure la fondamenta. Aujourd'hui la marée n'est pas très grande, et il n'a pas fallu bâtir de muret pour protéger la porte d'entrée du squadro. Je n'ai pas envie de bouger, de peur de voir le rio disparaître et de m'apercevoir qu'il n'y avait là qu'un rêve. Personne n'a dit mot pendant tout ce temps; j'ai senti que c'était pour moi, pour ne pas troubler ma méditation. Je reviens à moi; la Zermana m'a fait un long sourire. Brasa se tourne vers moi :

- Nous venons souvent nous asseoir sur ce pont Zo et moi; nous parlons tranquillement en regardant le rio.

Elle pousse un soupir :

- Nous sommes encore chez nous ici...

Un petit temps de silence. Zo déclare d'une voix enjouée :

- Passemo arente a la laguna!

Les Fondamente Nove qui bordent la lagune ne sont pas très loin; un seul pont, sur le rio de Santa Catina. Le rio est plein de lumières; lumières tendres des réverbères, qui veillent sur ceux qui rentrent tard chez eux. Une cale qui s'en va entre des petites cours verdoyantes nous mène sur les Fondamente. La nuit s'est agrandie. La lagune a remplacé les murs des maisons; l'obscurité n'est traversée que par les petits repères lumineux posés sur les bricole des grands canaux - les marineri peuvent naviguer sans crainte. Retour par El Cavalo; s'envole-t-il aussi la nuit? Cali... Un pont de fer étincelle doucement sous un réverbère que je ne vois pas. Tiens! la boutique du bon persuto de San Danêl! Je crois sentir l'odeur... Un grand campo, Formosa. La coupole de l'église se confond avec le ciel. De tous côtés, de grandes et belles ca. Le campo donne l'impression d'être leur cour commune. Deux vere donnent à boire. Donnaient... Un pont, deux ponts, trois ponts! Zo avait raison, chacun possède son pont ici! Eh oui, les trois ponts vont dans trois maisons! L'une des maisons, tout à gauche, vous invite à une fête pleine de magnificence; et elle n'a cure de la ca imposante qui lui fait face dans la pénombre et qui règne sévèrement sur le campo.

- Vustu bever un cafè?

Qu'est-ce qu'il raconte, Zo? Il est une heure du matin, toutes les ostarie sont fermées; tout est fermé d'ailleurs!

Brasa rit :

- Tu verras bien!

Encore!... Je verrai bien... Qu'est-ce que je verrai bien?

- Tout est fermé!

- Tu verras bien!

Là, ils rient tous les trois. Bon, bon, attendons, comme toujours... Mais quel est ce bruit de voix? de voix fortes? Non, ce ne sont pas les cris de personnes en colère, c'est un brouhaha de gens qui discutent... fort! Où donc? Nous venons de tourner dans une cale - elle est déserte; nous avançons - le brouhaha s'amplifie. Oui, c'est de là qu'il vient! d'une ostaria entièrement fermée!

- Son mi!

Tous les trois ont crié bien fort en frappant résolument à la porte. La porte s'ouvre.

- Note!

On nous salue comme si nous venions là toutes les nuits, sans faire plus attention à nous; si, pourtant, la conversation s'engage, avec l'un ou avec l'autre - on se connaît... Pas moi, bien sûr!

- Le Zardineto ouvre tard le matin, m'explique la Zermana; après la fermeture, on reçoit les amis.

Un pont, une cale, un campielo, une cale; nous sommes sur la large fondamenta qui court de Samarco à... loin. La lagune a de nouveau remplacé les murs des maisons. La fondamenta nous emmène... Ah oui! Je sais! Un pont suspendu qu'il faut voir - il fait partie des visites! Mes trois amis ne m'ont rien dit en passant devant lui; l'ont-ils seulement vu? Nous longeons les arcades silencieuses du Palazzo del Dose. Samarco. La grande église. La place. La très grande place. Toute luisante de mille lumières. Des lumières qui ne veillent pas, qui guettent. Pourquoi cette place ne m'a-t-elle pas paru immense? Nous avons contourné l'église. Un lion est là, sur son socle, qui surveille la place. Nous annonce-t-il des dangers ou nous promet-il de nous défendre? Une lumière éclatante m'a fait lever la tête. Au-dessus de l'église, dominant les cieux, le clocher tout illuminé.

- El Paròn de Casa, me souffle la Zermana; il garde nos maisons comme le fait un bon maître.

Le long de la fondamenta, des gondoles amarrées côte à côte attendent patiemment les visiteurs de la matinée. Nous nous sommes installés confortablement dans l'une d'elles - Brasa connaît le pope - et nous bavardons tranquillement, bercés par l'onde qui clapote à voix basse. La lagune dort. Insensiblement, l'horizon s'est teinté de bleu pâle; la nuit, tout étonnée, se prépare craintivement à partir.

- L'aube... murmure la Zermana.

Nous rentrons. Zo a entendu de loin le bateau qui parcourt régulièrement le Canalazzo.

- Eh bien, il n'y a qu'à le prendre! bâille-t-il.

Le marinèr est tout content de nous voir; son bateau est vide, et il s'ennuyait. Zo me présente; le marinèr me souhaite un bon séjour. Chiacolemo. Nous débarquons tout près de chez Brasa. Le rio de Sant'Andrea, que les lueurs de l'aube commencent à éclairer, se prépare à conduire les premiers topi à leurs occupations quotidiennes. Nous avons faim, et Brasa nous prépare un bon déjeuner. Nous repartons avec la topeta ramener la Zermana. Le Canalazzo est en train de revivre; les topi se pressent pour aller au Marcà apporter fruits et légumes - "Sans compter le poisson!" m'informe la Zermana. Le jour se lève lorsque nous arrivons chez elle.

- Tu as senti le déjeuner, tu te réveilles juste à temps! plaisante ma mère.

Il est midi; je crois que c'est bien la faim qui a dû me réveiller! Au déjeuner, je raconte ma promenade de cette nuit.

- Tu vas bientôt connaître la ville mieux que ses habitants! s'exclame ma mère.

Je n'avais jamais pensé que je pouvais connaître la... ville, surtout aussi bien. Je commence une réponse :

- Tu sais, ce qui compte...

Je ne sais comment continuer. Parler de ce monde, de la vie... je ne sais pas comment m'y prendre. Mon père m'a devancé :

- Tu es allé à l'Académie? Il y a des tableaux magnifiques peints par des peintres qui vivaient ici dans les temps passés; cela te permettra de connaître la ville mieux qu'en te promenant.

Il laisse un temps :

- C'est une ville historique; il faut l'apprendre. En te promenant, tu ne la vois que superficiellement. Tu es en vacances, tu as du temps libre; documente-toi dans les musées, consulte des ouvrages historiques. Ce serait dommage de ne pas profiter de ton séjour autrement qu'en te promenant.

J'ai dû avoir l'air abasourdi, car ma mère s'est interposée :

- Tu dis toi-même qu'il est en vacances, il aura bien le temps... Et puis, il a toujours été un bon élève!

Mon père a esquissé une légère grimace, a fait mine de vouloir parler... et n'a rien dit.

Au bout du rio del Ponte Storto qui baigne ma maison, se trouve une caleta; je ne sais pas comment je suis venu là. Je connais l'endroit pour y être souvent passé avec Zo en topeta; c'est un bon chemin pour aller s'amarrer sur le Canalazzo devant la ca où travaille son père. Tout à côté de la caleta, on prend le rio de la Madoneta qui y mène. Quand on est au début de ce rio, on ne voit plus ni pont ni cale ni campo; seulement les maisons de ceux qui habitent là. Des barques sont rangées les unes derrière les autres contre le mur. Je saute de l'une à l'autre. Arrivé au rio, je monte dans une des barques, et je reste là...

J'avais oublié de penser pendant que je marchais; la pensée me revient peu à peu. L'histoire; ma promenade. L'histoire, il faut l'apprendre; la promenade, elle ne s'apprend pas. Tout le monde se promène; les visiteurs aussi se promènent. Où est la différence avec ma promenade à moi? Oui, je sais, les visiteurs ne regardent rien. Je ne regarde rien non plus, puisque je n'ai regardé ni l'Académie, ni les monuments qui sont les symboles de la... ville. Pas uniquement les symboles, ils ont servi à ceux qui ont fait la grandeur de ce monde. Et puis, ce n'est pas vrai, il y a certainement des visiteurs qui regardent; et qui savent mieux que moi... l'histoire. Cette histoire sans laquelle il n'y aurait rien ici. J'ai déjà entendu des gens... tenez, mon professeur d'histoire par exemple, parler d'un pays, le faire connaître, avec beaucoup de détails, historiques, culturels... Que pourrais-je raconter, si on me demandait de parler de ce monde, comme je l'ai appelé moi-même en arrivant ici pour la première fois? Le froid l'hiver, la chaleur l'été... comme partout; le frutariòl; le rio... comme celui-ci, où je me sens chez moi; La Salina, où il n'y a rien... des cocalete peut-être; le petit port de la Zermana; le jardin de Sant'Iacopo et les jeux des enfants; le squadro, où le père de Brasa fait de moins en moins de topi... Oserais-je seulement ouvrir la bouche pour parler de cela? De tout cela qui a fait ma vie ici. Qui m'a donné envie d'y vivre encore... dans un petit port qui serait peut-être... Qui m'écouterait, dans la vaste salle de l'immense ca où le soldat - est-il romain? - ne garde plus rien? Et pourtant, j'ai lu, j'ai lu des livres, j'ai vu des tableaux de ces peintres qui vivaient ici dans les temps passés. Mais ce n'étaient que des livres pris au hasard; les tableaux n'étaient que des reproductions - je ne peux pas dire : "J'ai vu un...!" Non, je n'ai vu que le petit port, je n'ai vu que l'amitié de Zo, de Brasa, de la Zermana, qui n'ont pas besoin de livres, de tableaux, pour faire vivre ce monde.

- Sotomòrso el remo! m'indique le squadro.

Ah oui, je m'en souviens! "Pas sur la fòrcola!" m'avait crié Zo pour me faire démarrer avec la topeta. L'emplacement est le même, le mouvement est le même; mais ce matin, la rame n'est pas la même, le bateau n'est pas le même! La rame est longue et lourde! La gondole aussi est longue et lourde - ce n'est pas la topeta! Bon, le démarrage ne s'est pas trop mal passé, le squadro ne m'a pas encore jeté à l'eau!

- Voga da pope; premi! me commande-t-il.

Là, ça doit aller. La premada, c'est facile; on avance, c'est tout. Ah, oui! on avance!... C'est-à-dire qu'il faut pouvoir! J'ai beau pousser la rame, rien n'avance! Le squadro me regarde, l'air un peu narquois. Vexé, j'appuie! La gondole s'élance... pas très vite il est vrai... Soudain, la rame échappe à la fòrcola, je vacille... et je ne suis pas loin de me retrouver dans le rio! j'ai mal appuyé de la main droite sur la rame pour la maintenir pendant la staìa où la rame revient en redressant la gondole. Je me prépare à être de nouveau vexé, mais le squadro me dit d'un air pénétré :

- Nol xe cussì fàcile!

Du coup, cela me rassure; je ne suis pas le seul à trouver que ce n'est pas facile!

- Sia stali!

Ah, je sais! Il faut que je m'arrête en tournant à droite. Zo m'avait fait tourner à gauche, ça ne s'était pas très bien passé. A droite, c'est plus pratique; quand on freine, la gondole veut toujours aller à droite d'elle-même. Allons-y pour une siàda bassa. Allons-y, c'est vite dit! Heureusement que je n'avais pas réussi à aller trop vite, car la gondole refuse obstinément de ralentir. Là, je me fâche! Arc-bouté sur mes jambes, je tire violemment la rame - en pensant à la main droite cette fois-ci - la gondole freine brusquement. Òe! chi xe el paròn qua? Le squadro fait une moue d'approbation. Aurais-je réussi mon... examen?

Encouragé par mon succès d'hier, je prends en main la topeta; Zo me taquine :

- Varè cossa che me toca a veder!

Je prends un air important :

- Eh bien quoi, tu vois un grand capitaine à l'oeuvre!

- Eh bien, allons acheter des polpete pour fêter ça! me répond-il en riant.

Pourquoi pas? la récompense me convient; Zo a vu ma mine satisfaite :

- Je crois que tu aimes ça; la dernière fois tu en as mangé à t'en étouffer! Et à Sant'Iacopo, zo dal ponte, elles sont délicieuses...

Il achève avec un sourire amusé :

- ...tu verras!

Je ris :

- Maintenant je ne m'inquiète plus quand tu me dis ça!

Manoeuvre d'arrêt impeccable près des marches menant à l'ostaria. Nous achetons les polpete; et je n'oublie pas de demander... d'un air détaché :

- Dame del fragolìn!

El paròn me jette un coup d'oeil entendu, et me tend une bouteille qu'il sort de quelque part en dessous - on ne donne pas comme ça du fragolìn aux visiteurs! Zo approuve en connaisseur :

- Xe vin che fa ben al stòmego!

Après être passés prendre la Zermana, nous arrivons au rio de Sant'Andrea. Le chat de Brasa dort d'un oeil sur le rebord de la fondamenta en face de chez elle; nous voyant nous amarrer devant sa porte, il plonge dans le rio pour venir nous rejoindre! Je suis tout surpris :

- Comment, les chats savent nager?

Zo me répond très sérieusement :

- Non, mais je le lui ai appris; il m'a fallu beaucoup de temps.

Je me laisse prendre :

- C'est très difficile?

- Oh oui! Tu prends d'abord les pattes avant...

Brasa a entendu; elle sort la tête de la fenêtre :

- Il dit des bêtises! Quand c'est la afa, les chats vont souvent dans l'eau.

Elle ajoute en me souriant :

- Et puis, il est content de te voir!

- Moi, il ne se jette pas à l'eau pour venir me voir! boude Zo.

- Toi, tu viens souvent, il est habitué, réplique-t-elle.

Zo hoche la tête :

- Traître! jette-t-il au chat.

Le chat n'est pas rancunier; il vient se frotter contre lui.

- Qui veut manger des polpete?

L'offre de Zo est accueillie avec plaisir; je ne suis pas le seul à les aimer!

- Allons les manger à la Ca d'Oro! propose-t-il.

- La Ca d'Oro! Comment allons-nous y entrer?

- Tu verras! me lance-t-il ironiquement.

Nous voici dans le Canalazzo. L'entrée de la Ca d'Oro est toute bête; nous abordons le long des arcades - il n'y a plus qu'à entrer... Je suis déjà passé devant cette maison qu'on dirait faite de dentelles, mais je n'avais pas bien vu à l'intérieur. Derrière les trois arcades du portego de mezo, une petite salle vide où nous nous installons - debout bien sûr, comme on le fait ici!

- C'était l'entrée principale. Cette salle servait aussi pour déposer les marchandises avant de les rentrer; on n'y habitait pas, m'explique Brasa.

- E quando xe colma alta... commence la Zermana avec une grimace.

Elle poursuit :

- ...c'est là que rentre l'eau qui monte.

Les polpete englouties, nous repartons. Je demande :

- Cossa fasemo?

Zo me répond après avoir réfléchi un moment :

- Veux-tu aller sur l'île de San Piero de Casteo?

- San Piero... Ah oui, de l'autre côté de l'Arzanà! où nous avons été au printemps chez un squadro.

- Oui; c'est un endroit agréable pour se promener tranquillement quand il y a la afa.

Allons! Nous passons par les rii pour éviter l'affluence autour de Samarco où vont les gros bateaux des visiteurs. Un petit bonjour au squadro. Nous débarquons sur l'île. C'est dimanche; il n'y a plus une seule place pour s'asseoir sur le banc de pierre qui sort du mur du gros clocher. Sous les arbres du vaste campo, des femmes du voisinage se sont mises sur des chaises qu'elles ont apportées de chez elles et parlent paisiblement les unes avec les autres. Des filets de pêche sèchent tout autour du campo. Des hommes, debout, discutent ferme; "A casa mia la xe cussì!" déclare un grand gaillard pour montrer qu'on ne le fera pas changer d'opinion. Près de l'église, se passent des événements importants. Une puteleta est montée sur un étroit rebord du mur de l'église et lutte avec acharnement contre un garçon qui fait tout ce qu'il peut pour la faire tomber. Mais elle est solidement installée, les pieds de part et d'autre d'un angle de la paroi, et le garçon, moins bien placé, a perdu l'équilibre et s'est retrouvé par terre! Je m'exclame :

- Bien fait pour lui! Pourquoi voulait-il la faire tomber?

Brasa m'informe en riant :

- Ce n'est pas par méchanceté; c'est un jeu!

- Un jeu?

- El trono!

- El trono?

- Oui. La fille est comme si elle était sur un trône, et le garçon doit essayer de prendre sa place; s'il y arrive, un autre joueur essayera de le déloger.

Le jeu continue. Une autre puteleta tente sa chance. Arrivée près de sa future victime, elle pousse soudain un grand cri de frayeur et lui crie :

- Òe Chechina! dame man, che no casca, cara ela!

L'autre, surprise, lui tend vivement la main pour la secourir. Erreur fatale! Ce n'était qu'un piège! L'assaillante lui tire brusquement la main et la détrône! Gagné!

Cette fois-ci, nous ne prenons pas le canal de San Felise, mais celui qui mène à Buràn en venant directement de San Rasemo. Brasa apporte une fòrcola de la part de son père. Je vais encore avoir du mal à comprendre leur langue... En fait de langue, je les entends toutes, celles du monde entier, sauf celle du lieu où nous sommes! Nous nous frayons un passage comme nous pouvons au travers de la foule des visiteurs, qui se trouve surtout agglutinée autour de quelques tables jetées au milieu de la rue. Je demande :

- C'est toujours comme ça ici?

- Oui, me répond Brasa, cela fait partie des... visites obligatoires...

- Pour les foresti, c'est encore une ville!

- Nianca! me déclare-t-elle en riant; la xe un merleto!

Me voilà bien étonné :

- Une ville ne peut pas être une dentelle!

- Les foresti ne la voient pas, la ville! intervient la Zermana, ils ne viennent que pour acheter des dentelles.

- C'est curieux, j'ai rarement vu des dentelles chez les gens que je connais...

Elle m'interrompt :

- Les dentelles sont sous verre, dans un cadre; elles ne sont là que pour être achetées.

Je prends un ton ironique :

- C'est obligatoire?

A ma grande surprise personne ne rit comme je m'y attendais. Au bout d'un long moment de silence, la Zermana prononce d'une voix sourde :

- Je crois que chez nous, c'est tout ce qui fait notre vie qui est devenu obligatoire.

Personne ne dit rien. Brusquement, je lui prends la main :

- Je ne t'obligerai jamais!

Je me tourne vers Zo et Brasa :

- Je ne vous obligerai jamais non plus!

Le court silence qui a suivi était apaisé.

- C'est encore heureux que les visiteurs n'aient pas une bonne vue!

Pourquoi donc? Et pourquoi Zo a-t-il pris ce ton sarcastique?

- Ils ne voient même pas que dans cette île il y a autre chose que ce seul endroit! Tant mieux; tout autour c'est vide, nous serons au calme!

En route donc pour aller porter la fòrcola! Zo avait raison; il n'y a personne! Si, il y a bien un homme, tout affairé, le nez dans le moteur de sa barque, et debout près de lui, quelqu'un au bord du canal, qui le regarde; mais d'après la langue que j'entends, ils vivent certainement ici. Un peu plus loin, c'est du linge que nous rencontrons! Oui, nous rencontrons, c'est ce que j'ai dit. Le linge flotte sur des cordes soutenues par des piquets de bois à travers toute la placette par laquelle nous devons passer. Et comment passer? Tout simplement en cherchant à nous faufiler par les tout petits interstices que laisse le linge! Oui, ici on est chez soi. Si les visiteurs ne voient pas autre chose que les dentelles, les habitants, eux, ne voient pas les visiteurs! Brasa va porter sa fòrcola dans une des petites maisons basses tout arrosées de couleurs chantantes. Nous arrivons... dans un pré! Non, ce n'est pas un pré, bien sûr... - "Mais si, il y avait des vaches dans les temps anciens", me conte la Zermana. Sur le pré, que d'aventures! Des garçons énergiques donnent de solides coups de pied dans un ballon, au risque de le voir emporté par la lagune qui borde le pré. Mais ils sont adroits, et ils font l'admiration - muette - des filles qui font semblant de chiacolàr, assises sur l'herbe qui a jauni depuis longtemps avec l'aide de la afa. Des barques retournées sur la terre sommeillent sous les arbres. Je sens une odeur de sardines grillées... Mais oui! Un peu à l'écart, dans la brise légère de la lagune, une femme prépare de beaux poissons pour le dîner! Un gros bateau de pêche attend de prendre la mer pour rapporter le poisson - peut-être des sardines...

- Òe!

Qui appelle? Ah, oui! C'est l'homme à qui Brasa a apporté la fòrcola. Il voudrait qu'elle l'accompagne pour voir si tout va bien; son bateau est dans le canal de Mazorbo. Nous partons avec lui dans son còfano. Au moment de sortir de Buràn, j'aperçois soudain un énorme navire qui vient droit sur nous! Effrayé, je me tourne vers l'homme à la barre de notre còfano; il est calme, et regarde le gros bâtiment sans s'émouvoir le moins du monde. Mais il a dû donner un léger coup de sa barre - je ne me suis rendu compte de rien - car nous passons sans encombre le long du navire, qui n'est du reste qu'un des bateaux qui amènent les visiteurs à Buràn, et qui n'est pas aussi grand qu'il m'avait paru dans ma frayeur. Les visiteurs ont tous tourné la tête vers nous, et contemplent avec intérêt notre manoeuvre; et ainsi, je ferai partie des souvenirs qu'ils montreront à leur retour à des amis distraits, en racontant qu'ils ont failli assister à une tragédie maritime! Qu'importe! N'ayant pas coulé, nous nous dirigeons vers le canal de Mazorbo. "Ara i mazorini!" me lance la Zermana lorsque nous entrons dans le canal. Je regarde. Une famille de canards; les canetons avancent à la queue leu leu en faisant force de palmes pour ne pas perdre la trace de leur mère, qui d'ailleurs n'a garde d'aller trop vite. Au loin, au beau milieu du canal bordé de grands arbres, dans la légère brume du soir qui s'approche, la belle sampierota nous attend; elle navigue à la voile... et à la rame, et c'est pour elle que Brasa a apporté la fòrcola. On vérifie, tout va bien! L'homme nous ramène à terre sur l'île de Mazorbo toute proche; de là, nous pourrons flâner à pied jusqu'à Buràn, où nous avons laissé la topeta.

- Tiens, des poules se sont échappées!

La Zermana me répond en riant :

- Mais non, elles font comme nous, elles se promènent!

- Et si elles se perdent?

- Où veux-tu qu'elles aillent? Ici, c'est une île!

C'est vrai, j'ai dit une bêtise. Au reste, si les trois poules que je vois devant moi se promènent, elles n'oublient pas de picorer avec appétit.

Brasa fait un large geste :

- De ce côté-ci de Mazorbo, c'est la campagne, on y trouve plus de potagers que de maisons.

- Comme à San Rasemo, commente Zo.

- Ce n'est pas tout à fait pareil, objecte-t-elle, là-bas on cultive pour vendre au Marcà, ici chacun profite de son potager.

- Je crois qu'ils vendent aussi.

- C'est vrai; un peu au marché de Buràn. On vit entre soi ici.

La Zermana intervient :

- Ici, on a le sentiment d'être loin de tout. Peut-être loin dans le temps; le temps du Monestièr de Santa Catina.

Elle me montre un édifice imposant un peu plus loin, au bord du canal que nous longeons :

- C'était un monastère important. Il y a longtemps. Il y a très longtemps.

Elle reste un moment sans rien dire, puis ajoute pensivement :

- Et nous, quand disparaîtrons-nous?

Je regarde autour de moi; derrière un petit grillage un prunier offre ses fruits succulents, une femme cueille une salade dans son potager, un homme comble une étroite fissure dans son mur, par terre un vieux vélo, quelques planches qui ont déjà dû servir de nombreuses fois... je cherche quelque chose à répondre :

- Ceux qui vivent dans ces maisons, ces jardins, entourés de leurs amis, ne sont-ils pas heureux?

La Zermana sourit tristement :

- Ceux qui vivent, oui. Et ceux qui partent?

- Ceux qui partent? Pourquoi partent-ils?

- Je crois qu'on ne les aime plus.

- On ne les aime plus? Mais leurs amis...

Elle m'interrompt; sa voix est dure :

- Leurs amis partiront peut-être aussi!

Elle ne me laisse pas le temps de répondre :

- Quand on vous chasse, que faire d'autre?

Je ne comprends pas. Elle poursuit :

- Les visiteurs sont avides, il faut leur donner leur pâture.

Nous entrons dans Buràn par le pont de bois qui le relie à Mazorbo.

- Les visiteurs ne vont jamais à Mazorbo, remarque Zo.

Il ajoute d'un ton railleur :

- Il y a ce pont entre Buràn et Mazorbo; comment feraient-ils pour le franchir puisque Mazorbo ne fait pas partie d'une visite obligatoire?

Brasa hoche la tête :

- Quand ils auront tout avalé chez nous, il faudra leur donner autre chose; ici, on peut construire pour eux des appâts séduisants.

Je m'étonne :

- Et pourquoi les séduire?

La Zermana pousse un soupir :

- Peut-être parce que nous ne sommes plus au temps du Monestièr de Santa Catina; la vie ne s'écoule plus de la même façon.

Elle fait une courte pause :

- Nous n'avons plus de rameurs pour notre galìa; ceux qui construisent ces appâts veulent sans doute que les visiteurs apportent leur moteur.

Puis, d'une voix désenchantée :

- Mais si la galìa coule, que fera-t-on du moteur?

Zo reprend son ton sarcastique :

- Oh! il se trouvera bien quelqu'un pour le mettre sur son bateau d'agrément!

Les deux filles ont-elles un pâle sourire? Je ne sais pas, la nuit était déjà venue...

- 'ndemo a bever un'ombreta! s'exclame Zo.

Nous sommes dans la longue place de Buràn où les visiteurs se pressaient tout à l'heure pour acheter des merleti. Il n'y a plus de merleti; il n'y a plus de visiteurs!

- Et il n'y a jamais non plus de foresti le soir, m'informe-t-il; c'est l'heure où les gens d'ici se promènent.

Oui, les gens d'ici se promènent; on dirait que tout Buràn est dans cette longue place qui paraît s'être encore agrandie pour qu'ils puissent mieux goûter ce spassizo de sera. Cependant, bien qu'ils se promènent, ils ne flânent pas; je veux dire qu'ils marchent vite, à grandes enjambées.

- Ils sont habitués à rester debout, ici comme chez nous, sur terre ou sur leur bateau. D'ailleurs tu l'as déjà remarqué. Et pour ce qui est de marcher, pouvons-nous tous faire autrement? Ce n'est pas comme sur la terre ferme, où l'on peut prendre une voiture.

J'approuve Zo :

- Oui, j'ai même remarqué que pour manger aussi on restait souvent debout.

Nous restons sur place, à parler et à regarder passer... tout Buràn! et tout Buràn passe devant nous, et passe et repasse... Une zoveneta toute timide - elle n'a pas encore atteint l'âge de l'indifférence - va encore plus vite que les autres. A chaque passage, elle nous regarde avec un petit sourire rapide comme si elle voulait nous dire quelque chose; mais elle ne ralentit pas, et il n'y a plus qu'à attendre son prochain passage... Il se fait tard; nous allons à l'ostaria qui se trouve au bout de la longue place, vers l'église, pour manger quelques sepio'ine... et boire enfin l'ombreta que Zo avait proposée, il y a un bon moment déjà. Je m'exclame en riant :

- Je ne pensais pas qu'une ombre, fût-elle de vin, pût remplir un verre entier!

- Le verre se remplit peut-être, mais surtout il se vide très vite! remarque Zo en faisant une grimace comique.

Brasa se tourne vers moi, l'air faussement inquiète :

- Notre capitaine ne va plus être capable de piloter notre vaisseau!

Le capitaine du vaisseau proteste avec énergie :

- Un grand capitaine doit savoir affronter toutes les tempêtes!

Il m'emplit mon verre pourtant encore à moitié plein :

- L'aqua imarcisse le bricole!

J'éclate de rire! C'est vrai; que de bricole rongées par l'eau de la lagune! Nous buvons, sous l'oeil indulgent de nos deux amies. Ayant ainsi posé des bases solides, nous quittons l'ostaria, laquelle d'ailleurs ferme déjà ses portes. Nous n'avons pas oublié bien sûr de nous nantir de biscuits pour prendre la mer - c'est-à-dire les si bons bussolai qu'on fait à Buràn. Pas un souffle de vent dans la moiteur de la afa qui ne nous a toujours pas quittés. Les réverbères se sont entourés d'auréoles pour nous montrer la longue place maintenant déserte et silencieuse - Buràn dort.

Mardi. Réveil tardif. Journée paresseuse. Tard ce soir, nous repartons... revoir la nuit! Des petites maisons éparses parmi des herbes hautes près de chez la Zermana nous mènent au rio dei Ognissanti où se trouve le squadro qui m'a enseigné à mener une gondole. La nuit est dense et immobile; aucun bruit ne la trouble. Loin devant moi, la fondamenta s'étire et finit par disparaître mystérieusement, là où l'obscurité n'est habitée que par un réverbère rougeoyant qui n'éclaire à grand peine que lui-même. Un grand mur sombre borde le rio; au-dessus du grand mur, qui lui aussi a oublié de se faire éclairer, près d'un pont dont les pierres d'Istrie reflètent une lumière incertaine, deux fantômes noirs se dressent côte à côte. Quand sont-ils venus? Quelles seront leurs volontés? Je tends l'oreille à leurs commandements. Dans le silence qui m'enveloppe, un bruit de pas lointains, aigu et saccadé, me répond. Les pas s'approchent en faisant résonner la fondamenta. Est-ce un envoyé des deux fantômes? Je sonde la nuit; peu à peu les pas s'éloignent... Je ne saurai jamais...

- Schiao soo...

Brasa me regarde, étonnée :

- Comment ça? Tu ne sais pas où tu es? Le squadro...

Je l'interromps :

- Le squadro... je sais...

J'ajoute d'une voix hésitante :

- Les deux fantômes ont disparu...

- Les deux fantômes?

La Zermana suit mon regard vers... les deux fantômes :

- Le do ca... Ghe giera un Dose...

Zo intervient :

- Tu es sûre qu'un Doge était là?

- Non... c'est ce que j'ai toujours entendu dire ici...

Maintenant, les deux fantômes ont pris la forme de deux ca sombres et massives qui paraissent perdues dans un rêve immobile. Rien ne les distingue l'une de l'autre. Les deux ca ne font-elles qu'une? N'y a-t-il qu'un seul fantôme? Celui du Dose?

- Ara el lume de la luna! s'exclame la Zermana.

La lune... elle vient de se lever, et elle illumine déjà la lagune que j'aperçois du pont de La Cademia sur lequel nous nous sommes arrêtés. Le bateau qui parcourt régulièrement le Canalazzo vient d'accoster; le marinèr ne crie pas son annonce habituelle : "Accademiaaa...!" On ne visite pas à cette heure tardive. Quelques voyageurs descendent et s'en vont d'un pas pressé; ils n'habitent certainement pas très loin d'ici. Le bateau est reparti, et l'eau qu'il a troublée redevient unie... jusqu'au prochain! Nous allons nous perdre dans des calete où arrive la lumière confidentielle de rares réverbères. Le film à la télévision est particulièrement prenant, et malgré l'heure, nous pouvons facilement en suivre toutes les péripéties d'une maison à l'autre! Et dans une cale plus large, c'est un magnifique récital de violon qui nous est offert par un amateur de musique qui habite sous les toits.

- Ici viennent peu de visiteurs, me confie la Zermana; ils prennent tous le chemin le plus rapide qui mène au Tragheto dei Cani.

- Au...

Je suis surpris; d'autant plus que j'ai parfaitement compris ce que cela voulait dire. Je... m'informe :

- Les visiteurs prennent un passage pour chiens?...

Mes trois amis se mettent à rire. Brasa m'explique :

- Du temps de la Republica, il n'y avait qu'un seul pont sur le Canalazzo, le Rialto; et l'on s'amusait à dire qu'il n'y avait que par-là que les chiens pouvaient passer s'ils ne voulaient pas se mouiller les pattes!

Je ris, moi aussi. Cependant... :

- Je me demande, si j'avais été un chien, si je n'aurais pas préféré traverser à la nage plutôt qu'escalader cet horrible pont!

Zo ironise :

- Le jour où tu te retrouveras au pied du Tragheto, envoie-moi un messager; je viendrai te faire traverser avec ma topeta!

Rendez-vous pris! La promenade continue. Le film doit être terminé, on n'entend plus rien. L'amateur de musique dort-il? Nous sommes trop loin pour le savoir. Tout est devenu silencieux.

- J'aime bien écouter la musique dans la nuit, quand tout est calme. Toi aussi?

- Moi aussi, mais autour de chez moi c'est rare d'en entendre, me répond la Zermana; y aurait-il des visiteurs, qu'ils ne pourraient pas se plaindre, eux qui se plaignent souvent du bruit.

- Tu m'as dit qu'il n'y avait pas beaucoup de visiteurs là où nous étions.

- Chez moi, il n'y en a pas du tout.

- La musique gêne les visiteurs? Ils ne dorment pourtant pas pendant qu'ils se promènent!

- Ce n'est pas tant quand ils se promènent - ils se promènent rarement tard le soir - que quand ils sont rentrés chez eux.

- Bon, là ils dorment.

- Un sommeil bien léger, devant leur télévision!

- Il y a aussi de la musique à la télévision.

- Celle-là est normale; elle n'est pas faite pour soi-même. Lorsque les visiteurs reviendront de leur voyage, ils pourront parler de la musique qu'ils auront entendue, si elle a été faite par... quelqu'un. Ils ne diront pas : "J'ai entendu par la fenêtre... je ne sais pas qui..."

Brasa renchérit :

- Et s'ils viennent nous visiter, ce n'est pas pour ce que nous sommes, c'est parce qu'ils auront aussi un nom à citer, le nom de ce qui n'est pour eux qu'une ville.

Zo fait entendre un petit rire bref :

- Il faut bien constater que ceux d'ici qui les invitent ne leur parlent pas d'autre chose!

Déjeuner chez la Zermana. Sa mère trouve toujours de bonnes choses à nous donner. Ce midi, elle nous a servi en dessert une crema frita comme on la prépare ici. Le plat est inattendu : une crème, oui, mais une crème bien épaisse, qui se fige sur le marbre; et là, découpée en grosses rondelles, on la fait frire dans un bain d'huile! Savoureux! Il y a un secret; les oeufs sont battus d'abord - et bien battus! - avec le sucre...

- Gnente spassizo ancòi? demande la mère, voyant que nous ne bougeons pas.

Non, pas de promenade aujourd'hui... Elle redemande avec sollicitude :

- Strachi, fioi?

Non, nous ne sommes pas fatigués... mais nous avons envie de rester au calme, à chiacolàr insieme...

- Allons dans le topo, propose la Zermana.

La mère a entendu. Je crois qu'elle a envie de parler, elle aussi; oui, elle parle, elle nous parle, à nous, mais comme si elle parlait toute seule. Elle parle de sa vie, de sa vie dont dépendent ceux qui l'entourent; de sa vie où il ne se passe rien, et qui est si pleine. Et s'il se passait quelque chose, que deviendrait sa vie? Pense-t-elle à la galìa qui va couler? Rien ne le montre dans ce qu'elle dit. Pourquoi me fait-elle l'effet de quelqu'un qui n'attend rien? Elle va à la cuisine; j'entends remuer des casseroles. Nous allons au topo.

- Ta mère...

Je me suis arrêté. Je reprends - je ne me sens pas sûr de moi :

- Ta mère paraît triste...

La Zermana reste un moment sans répondre :

- Mon père ne transporte plus les mêmes choses...

Je m'inquiète :

- Il a moins de clients?

Elle fait une moue :

- Ce n'est pas vraiment ça...

Elle pousse un soupir :

- Ce ne sont plus les mêmes clients...

Je la questionne du regard. Elle poursuit :

- Comme clients, ce sont de bons clients...

Encore une moue :

- De très bons clients...

Elle hoche la tête :

- Avant, nous avions des amis. Beaucoup sont partis...

Je suis intrigué :

- Ils ne voulaient pas rester soto la chioca?

Brasa intervient :

- Ils auraient bien voulu ne pas partir; mais ce sont ceux pour qui ils travaillaient qui sont partis.

Elle ajoute en baissant la tête :

- Maintenant, la vie n'est plus faite pour eux ici.

Je lui demande :

- Et pour qui travaillaient-ils?

- Pour ceux qui trouvaient qu'on ne peut rien faire ici, comme le disait l'autre jour à Sant'Iacopo le camarade de classe de Zo.

Elle fait un geste de découragement :

- Mon père aussi travaillait pour eux...

Zo lui serre l'épaule :

- Il faut espérer que je ne serai pas bientôt le seul à faire réparer ma topeta chez ton père!

Elle lui sourit :

- Pour le moment, ça va encore... Mais comme le disait ta zermana, tous les clients ne sont plus des amis...

La Zermana se tourne vers moi :

- Tu vois, le squadro qui est tout près de chez nous, celui qui t'a fait ramer sur sa gondole, je crois que nous le connaissons depuis des siècles. Et Brasa le connaît tout aussi bien.

Zo secoue affectueusement son amie :

- Je ne te savais pas si vieille!

Après quelques timides sourires, mes trois amis finissent par rire tout doucement. La Zermana me prend le bras :

- Nous sommes contents que tu sois avec nous.

Je lui souris... longuement :

- Je... aussi...

Le grand bateau des visiteurs cingle vers... non, pas vers la haute mer, nous ne sommes que dans la lagune; mais je me sens tout désorienté de me retrouver entouré par ces visiteurs comme si je partais en croisière. En croisière! C'est tout simplement vers San Rasemo que nous... cinglons!

- 'ndemo! nous appelle Zo qui avait disparu depuis un moment.

Où allons-nous? Il poursuit vivement :

- Il m'avait bien semblé reconnaître le capitaine; son fils est dans ma classe!

Il se tourne vers moi tout content :

- Tu veux piloter un navire?

- Piloter un...?

- Oui, le capitaine m'a dit qu'il te laisserait la barre... pas tout le temps bien sûr! Moi, je l'ai déjà fait; tu verras, c'est extraordinaire!

Ça, je veux bien le croire! Nous montons les escaliers qui nous amènent dans une cabine assez vaste, bordée de larges vitres d'où l'on peut voir tout autour de soi. Ce que je vois me surprend. Je n'ai plus la sensation d'être sur l'eau, ou plutôt de toucher l'eau; elle est tout en bas, elle est loin. Les vagues qui entouraient le navire paraissent dérisoires, comme un simple dessin. Le capitaine est un homme décidé, qui de toute évidence n'aime pas perdre son temps en grandes phrases. Il me place tout de suite devant la grande roue de gouvernail... et regarde... J'ai compris! Je dois montrer que je ne demeure pas stupide devant l'imprévu. Je saisis fermement la roue de gouvernail, en faisant bien attention à ne pas la tourner; je vois du coin de l'oeil que le capitaine est prêt à intervenir. Devant moi, le canal délimité par les bricole. Le navire avance à peine; si on ne surveille pas avec attention, on peut même penser qu'il ne bouge pas du tout. Je vois les bricole partir un peu à gauche; le capitaine se raidit. Je tourne la roue avec précaution - trop peu, je pense. Le navire ne réagit pas; que faire? Le capitaine ne manifeste rien. J'attends. Je me rends compte qu'un trop grand coup de barre va emmener le... je n'ai pas eu le temps de penser davantage, le navire est parti doucement sur sa gauche! Je remets vite la roue là où elle était. Un temps interminable pour moi. Le navire se redresse. "Bravo, dasseno!" me dit le capitaine.

San Rasemo.

- Bondì barba! s'écrie la Zermana.

Son oncle est venu nous chercher avec une sorte de charrette à moteur. "C'est là qu'il met les légumes qu'il cultive", m'explique-t-elle. La charrette n'avance pas vite, et j'ai tout loisir de contempler le paysage. Je ne pensais pas trouver une telle profusion de potagers... et de si curieux bassins tout en longueur. "C'est dans ces bassins qu'on élève les bisatini", m'apprend la Zermana. "Nous irons les pêcher ce soir", me dit Zo. Il ajoute gaiement : "Nous verrons qui en prendra le plus!" Nous arrivons à la maison de l'oncle, située au bord d'un des petits canaux qui sillonnent l'île; c'est par ce canal que viendra la Zaneta, le topo du père de la Zermana, qui emportera cette nuit les légumes et les fruits au Marcà. En attendant, nous allons flâner un peu par les petits sentiers de terre qui passent entre les potagers et les canaux. "Fasemo passarini!" s'exclame soudain Zo. Il a trouvé quelques cailloux bien plats, et s'amuse à les lancer le long du canal en comptant le nombre de ricochets qu'ils font sur l'eau. "Ah! J'en ai fait huit! A toi!" me crie-t-il. Grande bataille! Les filles nous rivalisent avec bonheur! Maintenant, nous aidons el barba à récolter les légumes : haricots verts, aubergines, tomates, carottes, radis, poireaux... que sais-je encore! Pendant que nous oeuvrons sous la direction experte de la Zermana, el barba en profite pour tailler les courgettes, semer les oignons pour le printemps prochain, supprimer les dernières fleurs des tomates... L'heure du disnàr est proche, et nous avons grand faim. El barba nous demande ce que nous voulons manger. La Zermana m'avait prévenu que son oncle aimait à faire goûter la bonne cuisine qu'il faisait lui-même. J'avais donc préparé un compliment, plus ou moins emprunté à Goldoni :

- Saveu cossa che v'ho da dir, missièr barba caro? So che ve diletè de laoràr ben in cusina!

El barba me fait un grand sourire, et part dans des déclarations certainement très amicales, mais où je ne comprends résolument rien; c'est encore un autre accent! Mes trois amis font des merveilles pour m'aider à comprendre, sans avoir l'air de rien! Il s'agissait bien, comme je m'en étais douté, de déclarations amicales!

- Vegnì a pescar i bisatini? demande el barba.

La nuit est bien noire, comment pourrons-nous pêcher les bisatini? Eh bien, c'est facile! El barba a apporté une lampe très puissante dont la lumière attire les bisatini, et il n'y a plus qu'à les harponner avec la fòssena; les dents qui se trouvent au bout de ce long bâton de bois s'en chargeront! Tout le monde s'y met, mais il n'y aura pas de gagnant, car il nous faut juste prendre nos bisatini pour le disnàr!

- Tu as de la chance! me lance Zo en riant.

N'importe! Il faut tout de même les attraper! En voilà un! Je plonge vivement ma fòssena... mais le bisatìn est plus vif que moi! Je replonge... peine perdue! Je regarde autour de moi; el barba a déjà pris le sien, et Zo le suit de près! Un peu inquiet quant au résultat de mes efforts, je replonge à tour de bras, c'est le cas de le dire! Enfin le voilà, mon bisatìn! Je crois que je l'ai pêché en même temps que les filles...

- Se metemo a tola? nous appelle el barba.

Ah! A table! je vais pouvoir goûter le bisatìn comme on le fait ici! La recette n'est pas très compliquée, mais si l'ail et l'oignon ne viennent pas de chez el barba et n'ont pas bien rissolé dans une bonne huile d'olive, si on met trop de vinaigre, si on oublie le laurier, si on cuit à feu trop vif, et par-dessus tout si les bisatini n'ont pas été pêchés par nous-mêmes, il vaut mieux ne pas prétendre que c'est un plat d'ici! Sinon, comment expliquer qu'il n'ait pas cette saveur si délicate et ce parfum si prenant qui n'appartiennent qu'à la lagune?

- Cafè? propose el barba.

Il n'attend pas la réponse et s'en va le préparer.

- Xe un cafè de colo! m'annonce-t-il en me servant la première tasse.

Je suis très touché de cette marque de gentillesse, le premier café étant le meilleur et par conséquent le plus digne de suivre un si parfait bisatìn. Nous restons un petit moment à chiacolàr, et je commence peu à peu à m'habituer à l'accent de l'oncle. Il se fait tard; el barba va se coucher. Nous, nous devons partir pour le Marcà avec le père de la Zermana qui va venir à trois heures et demie du matin. Nous décidons d'aller faire une promenade dans la lagune - nous dormirons une autre fois! El barba a un bateau qui fera l'affaire.

- Il pourrait nettoyer sa bougie! grogne Zo.

Le moteur ne tourne pas bien rond, et Zo n'aime pas ça.

- Je vais la démonter, décide-t-il.

Aussitôt dit, aussitôt fait; la bougie est dévissée, et nous nous laissons tranquillement entraîner par le courant pendant que Zo s'évertue à rendre son état neuf à sa bougie! Nous sommes dans le grand canal qui mène à Buràn, non loin du canal de San Felise; je le sais, car j'ai reconnu la bouée qui marque le croisement. Le courant est fort, et nous approchons déjà du carrefour. Je regarde distraitement tout en parlant avec la Zermana et Brasa, lorsque tout à coup je suis surpris par quelque chose de tout à fait anormal : la bouée a bougé! Je m'écrie :

- La bouée! la bouée est partie!

Les deux filles me regardent, tout étonnées. Zo a levé la tête, et me crie :

- Vite, vite! Rattrape-la à la nage! A la rame, je n'y arriverai jamais!

Je fais un mouvement instinctif pour me lever; la Zermana me saisit le bras, et s'exclame en riant :

- Ce n'est pas la bouée! C'est le courant qui nous emmène!

Je regarde à nouveau; c'est vrai, tout s'en va, la bouée, les rives, la petite maison près de laquelle s'amarre le grand bateau qui parcourt la lagune... Je fais une grosse grimace comique. Nous rions tous!

Trois heures et demie. El barba vient de se réveiller. Le bruit sourd d'un moteur annonce la Zaneta. Fruits et légumes chargés, nous prenons le canal qui nous mène à la lagune par une porte que l'on ferme pour la colma alta afin que l'eau ne puisse inonder les cultures. L'aube nous prévient de son arrivée toute proche. Nous quittons la lagune en entrant dans le rio dei Santi Apostoli - qui passe tout près du marchand de glaces! - et nous débouchons dans le Canalazzo; le Marcà est là.

- Andemo a bever un cafè! propose le père.

Ce n'est pas de refus; il ne s'agit pas de s'endormir! Et le café paraît tellement bon aux premières lueurs de l'aube... surtout le café de Leda! La machine à café, elle, vient tout juste de se réveiller! nous en buvons les premières tasses. La parona s'entretient tranquillement avec Leda, sa fille. Je ne comprends rien de ce qu'elles se disent; non qu'elles parlent vite, bien au contraire, mais les mots coulent doucement dans leur bouche comme une fontaine l'été, quand l'eau n'est pas encore tarie, mais que la fonte des neiges est loin déjà.

- Andemo a laoràr! déclare le père après une dernière gorgée.

Le Marcà se réveille petit à petit dans la nuit qui s'éloigne. Les marchands préparent leurs étalages; les clients commencent à arriver. Leurs voix de plus en plus fortes se mêlent au jour qui se lève.

Midi. Déjeuner chez Brasa. Nous n'avons pas vraiment sommeil, malgré la nuit blanche, mais nous traînons un peu. Pas de promenades aujourd'hui. Après le déjeuné, nous irons nous installer tranquillement tout à côté, sur le pont du rio de Sant'Andrea dont nous aimons tant le calme.

Au déjeuner, la conversation n'est pas très fournie; non que les parents ne s'intéressent pas à ce que nous faisons, mais ils semblent ne pas savoir quelles questions précises poser, quel sujet particulier aborder. Etant le foresto, je donne mes impressions sur ce que j'ai pu voir, ressentir de ce monde si nouveau pour moi, mais auquel je me suis peu à peu habitué. Je leur ai dit "habitué", car sur le moment je n'ai pas trouvé d'autre mot; et j'ai pensé qu'il n'y avait pas lieu de faire un exposé académique. Les parents paraissaient éprouver une sorte de contentement - un peu timide, je dirais. La conversation devient plus générale, le père parle de son squadro, avec précaution, comme lorsqu'on touche à un objet fragile. La mère parle des courses qu'elle a faites ce matin; il a fallu aller assez loin pour trouver du radichio - Brasa lui a dit que j'aimais beaucoup ça - le frutariòl chez qui elle va depuis toujours n'en ayant plus; et le frutariòl est assez vieux, il va bientôt fermer, et elle pense que personne ne viendra le remplacer - et sa fille ne peut pas toujours être là, comme aujourd'hui, pour y aller - et il y a quatre ponts à passer avec le sac à provisions.

- La marée est bien en train de descendre?

Zo, assis en face de moi sur le parapet du pont où nous venons de nous installer, tourne vers moi des yeux interrogateurs :

- Pourquoi demandes-tu ça?

- L'eau est toujours calme dans ce rio. Il devrait y avoir du courant.

- Les deux rii à chaque bout du Sant'Andrea coulent dans le même sens, m'explique Brasa; c'est comme sur une colline, nous sommes sur un chemin plat entre eux.

- Ah! je sais! s'écrie vivement Zo; il y a une loi en physique sur les courants électriques...

Une protestation unanime l'interrompt :

- Ah, non! Nous ne sommes pas encore en classe!

Zo prend un air apitoyé :

- Vous n'êtes que des cancres!

Mais apparemment son air apitoyé nous a paru comique, car nous éclatons de rire! Non, pas tous; la Zermana n'a pas ri. Elle a regardé son zermàn d'un air triste, et a pris un ton de voix un peu résigné :

- Tu seras...

Elle s'est arrêtée un instant :

- Tu feras comme ton père...

Encore un arrêt :

- Tu as besoin d'être savant...

Encore. Nous la regardons, étonnés. Elle poursuit lentement :

- Les garçons...

Elle s'est arrêtée, et ne dit plus rien. Un silence. Je me sens embarrassé; je voudrais dire quelque chose... Zo hésite un moment, puis s'exclame gaiement :

- Oh! tu sais bien que je ne suis pas un passionné de l'école!

Brasa se fait l'écho de son ami :

- Moi non plus!

La Zermana fait un grand sourire :

- Je dis des bêtises! Et d'ailleurs, je ne suis pas mauvaise à l'école!

Elle se tourne vers Brasa :

- N'est-ce pas?

- Ça, c'est vrai! approuve son amie.

Je voudrais toujours dire quelque chose... Il me revient la conversation du déjeuner. Je me tourne vers la Zermana :

- J'ai dit tout à l'heure que je m'étais habitué à ce monde...

J'hésite un bon moment :

- ...où tu vis.

Je regarde Zo et Brasa :

- Oui, où vous vivez aussi... vous aussi...

Je prends un temps :

- Je ne me suis pas habitué; non, c'est autre chose... je suis toujours un foresto...

La Zermana m'interrompt vivement :

- Pour moi, tu n'es plus un foresto!

Zo et Brasa me font un grand sourire :

- Pour nous non plus!

Nous restons sans parler. Le rio de Sant'Andrea est immobile.

Une petite brise s'est levée sur la lagune - la afa est partie! La topeta danse avec légèreté sur les petites vagues du canal de Buràn. En route vers le canal Capo où nous attendent les pescaori, en passant comme d'habitude par le canal de San Felise.

- Tiens! La bouée est revenue! s'exclame Zo en prenant un air médusé.

Cette fois-ci je ne suis pas dupe :

- Ah oui! J'avais oublié de te dire que j'avais prévenu les Autorités maritimes pour la faire remplacer! Et à partir de maintenant, un vigile veillera toutes les nuits...

Il coupe mon discours en riant :

- Désormais je saurai où tu passes tes nuits!...

Brusquement, il s'interrompt :

- Attention à la vague! Tiens-toi bien!

Que se passe-t-il? Il me montre un gros bateau de visiteurs en croisière qui vient de déboucher du canal de San Felise et qui file à notre rencontre à une allure impressionnante. Cependant, où est le danger? Le bateau se tient de l'autre côté du canal, pas vraiment très près de nous, et il ne nous menace en rien. Ce qui me semble étrange, c'est que Zo a rapidement fait tourner la topeta, et va droit sur trois petites vagues courtes que forme le gros bateau. D'une part, ces vagues paraissent bien inoffensives, et d'autre part, ne vaudrait-il pas mieux présenter le flanc, plus large, à la vague? Je n'ai pas le temps d'analyser davantage la situation, la première vague arrive très vite; la topeta s'est dressée soudain et retombe avec fracas dans une explosion d'éclaboussures. J'ai eu du mal à ne pas perdre l'équilibre. La deuxième vague arrive brutalement. La topeta n'a pas eu le temps de se rétablir et bondit de nouveau sous le choc. Troisième vague, sans attendre. Là, je crois que j'ai eu peur quand j'ai vu la topeta se dresser encore plus haut.

- C'est fini!

Je... La Zermana me sourit :

- Ces vagues courtes sont dangereuses, poursuit-elle d'un ton calme; si elles arrivent sur le flanc du bateau, elles peuvent le renverser.

Elle ajoute d'une voix unie :

- Le bateau est assez long, mais il n'est pas très large.

Brasa approuve :

- Une camarade de classe m'a raconté que son frère était tombé à l'eau comme ça au même endroit; il a dû attendre qu'un bateau de pêche passe pour l'aider. Heureusement, il n'a pas attendu trop longtemps, et ce n'était pas en hiver; dans l'eau glacée cela peut être très grave.

- De toute manière, il allait trop vite; quel sans-gêne! maugrée Zo.

Il conclut sur un ton sarcastique :

- Qu'importe, puisque ce n'est pas un visiteur qui est tombé à l'eau!

Canal de San Felise; c'est entendu, la bouée est là! Au loin, j'aperçois déjà l'île de La Salina qui nous indique le chemin du canal Capo; la ca Salina nous regarde avec ses grands yeux tristes lorsque nous passons près d'elle. "Vous ne venez pas chercher du sel?" Non, nous ne venons pas chercher du sel. Instinctivement, je baisse les yeux, comme si je me sentais responsable.

- Nous irons là-bas la prochaine fois, me dit doucement la Zermana.

Elle ajoute, d'une voix plus claire :

- Nous aimons beaucoup venir là.

La topeta court sur le canal. Les baraques des pescaori viennent d'apparaître; perchées sur leurs pilotis, elles donnent l'impression d'un village venu d'un monde disparu depuis des millénaires.

- Òe!

On nous attend.

- Fasemo le schie, e dopo, una bea spaghetata!

Réveillés tard ce matin après la nuit blanche du Marcà, nous avons tous à peine déjeuné. Une bonne platée de pâtes comme on les fait ici est la bienvenue; sans parler de ces minuscules petits poissons - oui, oui, c'est bien ce que j'ai dit; vous les verriez!... - qui s'enfouissent dans le sable à marée basse - allez les trouver! Il fait bon avaler les schie d'une seule bouchée, en se prélassant autour de la vieille planche qui sert de table, posée parmi les vieri da mo'eche qui attendent leur cargaison de crabes. Le soleil, tout près de se noyer dans la lagune qu'il embrase, est venu tout au bout du canal Capo nous dire adieu. Les pescaori parlent de leur vie, de leur vie de tous les jours, de leur vie sans mystères. Et pourtant... Ils connaissent les étranges personnages, je le sais, ils ne peuvent pas ne pas les connaître. Combien de fois ne les ont-ils pas rencontrés les jours d'infissida, quand le canal qu'il faut suivre se fond dans la barena? Ce sont eux qui les ont prévenus, ce sont eux qui les ont guidés. Et moi, le jour où les étranges personnages qui m'étaient apparus s'étaient retirés derrière les barene, m'avaient-ils fui, ou m'avaient-ils appelé dans leur monde secret?

Le disnàr terminé, les pescaori profitent de ce qui reste de jour pour achever les travaux de ménage quotidiens - laver le sol, ranger les vieri da mo'eche, laver à grand jet et suspendre les re et les cogoli, faire la vaisselle, d'autres choses encore... - leur vie de tous les jours ne s'arrête pas facilement.

Des étoiles sans nombre se sont allumées pour remplacer une lune qui a oublié de venir. Les bricole sombres se détachent sur la barena qui borde le canal de San Felise. Le silence s'est étendu autour de nous. Ce n'est pas le silence du jour, parsemé du froissement soyeux des ailes souples des cocalete; c'est un silence infini qui abolit le temps, et qui laisse la nuit parler à la lagune.

Dimanche. J'attends Zo qui doit venir me prendre dans l'après-midi pour aller zo dal ponte à Sant'Iacopo, magnàr quatro boconi in pìe. Ensuite, nous irons chiacolàr sur un des bancs du campo, face à la vera autour de laquelle jouent les enfants du voisinage. Brasa et la Zermana viendront nous rejoindre plus tard. J'attends, accoudé à la fenêtre de ma chambre, tout en contemplant le véritable petit jardin formé par les deux rii qui viennent se rencontrer sous ma fenêtre, jardin tout planté de bateaux, qui tantôt poussent, tantôt s'en vont; un loueur de barques, loueur depuis l'éternité, en est le jardinier.

-'ndemo! me lance Zo à peine arrivé.

Je ne me fais pas prier; les bonnes polpete arrosées du traditionnel fragolìn nous attendent zo dal ponte. Nous les mangeons debout, et nous voici commodément installés sur notre banc préféré du campo Sant'Iacopo. Il fait beau, la afa n'est plus qu'un souvenir, les enfants jouent et courent en bousculant parfois quelques vieilles personnes qui les menacent d'un doigt bienveillant. Il fait bon.

Comme d'habitude, des camarades de Zo s'arrêtent de temps à autre échanger quelques mots avec lui. Certains rentrent de vacances, d'autres ne sont pas partis. On me pose des questions - maintenant on me connaît. Quand vais-je repartir? Où est-ce que j'habite? Quand l'école commence-t-elle? Quand reviendrai-je? Est-ce que je me plais ici? Qu'est-ce que je fais en dehors de l'école? Je peux aller facilement où je veux? Je sens qu'on veut me demander autre chose. Quoi? Les garçons échangent des regards. L'un d'eux se décide :

- Tu vas souvent au dehors?

Je ne comprends pas - et ce n'est pas la langue :

- Au dehors?

Le garçon se balance sur une jambe; puis, après avoir encore échangé des regards avec ses amis, il précise en hésitant :

- En dehors de la ville où tu habites.

La question me paraît bizarre :

- Oui, bien sûr! Quand je vais voir des amis ou que je me promène.

Le garçon ne dit rien. Je lui demande :

- Tu ne vas jamais, toi...

Il m'interrompt vivement :

- Si, bien sûr!

Il a un geste vague :

- Il faut quitter la ville... aller sur la terre ferme...

Je me souviens...

Lorsque je suis arrivé ici pour la première fois, j'ai eu la sensation de découvrir un monde... non, pas seulement un monde que je ne connaissais pas, mais un monde dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. Certes, l'histoire de la Republica montre assez qu'il s'agit d'un monde, mais je crois que je ne traduis pas bien la sensation que j'ai éprouvée en arrivant et que j'éprouve de plus en plus. Je suis dans une maison, une grande maison, mais une maison. Derrière les fenêtres, ce sont les personnes d'une même famille; les grands couloirs - les cali, les rii - me mènent d'une personne à l'autre. Et si je veux que le ciel me serve de toit, des salons, petits et grands - campi et campieli - invitent mes amis à me rejoindre. Oui, je sais à présent, c'est tout cela, esser soto la chioca.

Peut-on la quitter?...

- Òe!

Un "Òe" triste; la Zermana et Brasa viennent vers nous. Les garçons sont partis depuis peu.

- Alors? demande anxieusement Zo.

- Ils ont très peur d'être obligés de s'en aller, répond Brasa.

Je suis au courant; les parents de l'une de ses camarades de classe ont de graves ennuis. La maison qu'ils habitent se trouve non loin de Samarco; elle a été achetée par des foresti qui veulent en faire une locanda pour loger des visiteurs. Pour pouvoir rester, les parents devraient accepter des conditions nouvelles.

Ces conditions dépassent leurs moyens.

Lundi. Après le dîner, nous nous retrouvons tous à La Cademia pour... revoir la nuit! Une nuit chaude et douce qui nous couvre de son silence. Nous sommes près de La Fenise, le théâtre où l'on joue les opéras, un endroit où tout le jour se pressent les visiteurs. L'endroit est désert. Les visiteurs sont partis se coucher; comme dans une colonie de vacances pour les petits - "Au lit les enfants!" Nous sommes seuls. Nous sommes seuls et je crois que mes amis ne le regrettent pas. Je crois que ce soir ils n'ont même pas envie de savoir qu'il existe des visiteurs. La camarade de classe de Brasa a pleuré, hier.

Nous marchons à pas lents, en nous arrêtant parfois sur un pont ou près d'une vera, parlant peu. Le petit rio que nous traversons non loin de La Fenise tente de nous consoler : "Je suis toujours là..." Jusqu'à quand? Sait-il qu'il peut gêner les visiteurs s'il se contente de ne parler qu'à ceux qui, comme la camarade de classe de Brasa, ne font qu'habiter sur ses bords? Un peu de terre suffira à l'ensevelir. Se souviendra-t-on de lui en marchant sur le rio terà qu'il sera devenu? Les deux ca imposantes qui le bordent, l'église de San Stefano contre laquelle il bute, pourront-elles le protéger?

Nous suivons à présent ces longues cali où l'on n'habite plus depuis longtemps; du moins depuis que ces cali ne sont plus que les allées intérieures d'un grand magasin pour visiteurs. Derrière les fenêtres closes, il y a des choses, il n'y a plus de personnes; et si les personnes ne sont pas encore parties, elles partent. Elles partent comme partiront sans doute les parents de la camarade de classe de Brasa.

Depuis quelques instants, nous nous sommes arrêtés sur un pont regarder l'eau immobile du rio. La conversation a faiblement repris, mes amis commentent pour moi les endroits par lesquels nous sommes passés. J'écoute. Que pourrais-je dire?

La Zermana m'a entendu :

- Il n'y a rien à dire. Bien sûr tout le monde l'aidera; jusqu'au jour où tout le monde ne pourra plus rien.

Nous restons là sans bouger, à regarder le rio toujours immobile...

Un puissant moteur de bateau. Le bateau surgit soudain à pleine vitesse d'en dessous du pont. Devant nous, tout près, le rio fait un brusque coude.

- Il va s'écraser!

Je n'ai pu m'empêcher de pousser un cri. Déjà le bateau a tourné, s'est redressé, et a disparu , laissant derrière lui des vagues tumultueuses qui parcourent le rio en tous sens, après s'être brisées contre les barques qui somnolaient le long des murs et qui dansent maintenant tout ahuries.

- C'est une ambulance, elle va au secours d'un malade, m'explique Zo.

- Chacun doit faire ce qui dépend de lui; c'est peut-être tout ce que nous pouvons faire, mais nous devons le faire, prononce lentement Brasa.

Nous repartons, toujours à pas lents; la nuit ne nous presse pas. Nous parlons de ces choses auxquelles on ne pense jamais quand on a quoi que ce soit à faire. Des choses disparates, venant d'elles-mêmes à l'esprit sans qu'on sache pourquoi, dont on se demande pour quelle raison on en parle. Et puis, on s'aperçoit que c'était à cela qu'on pensait depuis longtemps, sans trouver jamais de raisons pour en parler; peut-être même sans oser le faire parce que personne ne l'avait demandé. Faut-il donc une permission pour parler de ce qu'on pense?

- 'ndemo a sentarse su la gratata, propose la Zermana.

Nous allons nous asseoir sur l'ample escalier qui descend dans le rio de la Fava devant l'église, les pieds sur la dernière marche qui sort encore de l'eau.

- Quand j'étais petite, raconte Brasa, j'attendais avec des amies que l'eau monte; celle qui gagnait était celle qui retirait les pieds la dernière!

Elle poursuit en souriant :

- C'était l'été, on se mettait pieds nus!

Je m'étonne :

- Ce n'est pas bien grave de se mouiller les pieds en été!

- Les pieds, non; mais l'eau continuait à monter...

Zo fait une moue amusée :

- Un zorno de afa, xe anca bon star col culo a mogio!

C'est vrai; quand c'est la afa, ça doit être bien de se tremper les fesses! Mais ce soir, il n'en est pas question; pas de afa, et de toute façon la marée est trop faible!

- C'est dommage qu'on ne se baigne plus dans les rii comme le faisaient nos parents, reprend Zo.

- Moi, je me baignais encore quand j'étais petite, remarque la Zermana; nous sommes tout au bout du rio, il passe très peu de bateaux.

Elle ajoute après un moment de réflexion :

- Et puis, là où il y a nos topi, c'est chez moi!

Personne n'a rien dit - à quoi bon?

La marée monte tout doucement; personne n'a envie de jouer. Nous repartons par une caleta toute sombre - le réverbère est sans doute éteint. Brasa me détrompe :

- Mais non, regarde bien, il n'y a pas de réverbère!

En effet, il n'y a pas de réverbère; comment se fait-il?...

- Dans le passé, il y avait beaucoup moins de lumières. Quand on les a placées, on a commencé par les endroits les plus passants. Les lumières étaient faites pour éclairer...

J'étouffe une exclamation. Elle continue :

- Oui, cela paraît curieux, mais on commence petit à petit à placer des lumières de décoration, pas d'éclairage.

Je suis de plus en plus surpris. La Zermana intervient :

- On avait parlé de placer une lumière plus forte dans la calesela qui mène chez moi...

Ah oui! j'avais remarqué comme elle était sombre :

- En venant de la cale Lunga, ça surprend; mais je n'ai jamais été gêné. Et malgré tout il y a un réverbère... bien qu'il n'éclaire rien!

Je me reprends :

- Ce n'est pas vrai, il éclaire assez pour aller chez toi, et au moins, il ne te jette pas ses rayons dans la figure!

Je repense au petit port :

- Sur ton campielo, on est loin de tout, on n'a pas besoin de lumière... pour rêver...

Zo déclare ironiquement :

- Il faut éclairer puissamment les endroits où s'attroupent les visiteurs et où nous n'allons jamais; sinon, quand le soir vient, nous retrouverions tous ces visiteurs dans l'eau et ma topeta ne pourrait plus passer!

Nous ne pouvons nous empêcher de rire, bien que pas très fort...

La caleta s'est élargie, et la lumière est revenue. Pas trop puissante cependant, malgré le passage assez fréquent des visiteurs. Brasa hoche la tête :

- Ici, ça va encore; c'est surtout aux alentours de la ferovia qu'il y a plus de lumière... qu'en plein jour!

Oui, c'est vrai! Lorsque je suis sorti pour la première fois de la gare du chemin de fer, je m'en étais bien rendu compte.

Zo est de plus en plus ironique :

- Là, j'aurais tout éteint. A son arrivée, le visiteur ne voyant rien, n'aurait plus eu qu'à repartir! Et conséquemment il n'aurait pas pu conseiller à ses amis de venir. Si on lui avait demandé ce qu'il avait fait ici, il n'aurait eu qu'à répondre : "Veni, nihil vidi, abivi!"

Le père de Zo joue du violon - pour son plaisir, il ne participe pas à des concerts. Le chevalet a besoin d'une petite réparation.

- Von dal lautèr arente i Càrmini; el g'ha giustà el scagnelo del violìn! m'annonce Zo en arrivant après le déjeuné.

La Zermana habite tout près des Càrmini. Nous passerons d'abord chez elle après avoir laissé la topeta dans le petit port; puis nous irons en voisins voir le luthier qui a réparé le violon du père de Zo. Le luthier est un foresto, installé ici depuis de longues années. "Il vit comme nous tous; qui se souvient encore qu'il est un foresto?" m'apprend Zo. Nous retrouvons Brasa près du campo dei Santi Apostoli où elle avait une course à faire. Comment ne pas en profiter pour se régaler des glaces si délicieuses qu'on y trouve? Le Canalazzo vite traversé, nous faisons un détour par le petit rio scureto de la Toleta - ce sont les grands murs de briques envahis de lierres qui l'assombrissent - afin d'aller acheter un livre d'école pour Zo à la librarìa toute proche où nous avons déjà été l'automne dernier.

Je le taquine :

- Eh bien, pour quelqu'un qui se dit pas passionné de l'école!

Il bredouille :

- Je... Ça fait plaisir à mon père...

Brasa lui fait une grimace ironique. Nous arrivons à la librarìa. Zo a trouvé son livre; cependant il aurait aimé en voir d'autres sur le même sujet.

- Je n'en ai pas, lui dit le libraire, ce sont des livres assez rares.

Il ajoute, voyant l'air ennuyé de Zo :

- Le vieux libraire près de Formosa en avait beaucoup, mais les clients se raréfient, et il se demande s'il ne devra pas fermer sa librairie un jour prochain.

Je suis un peu étonné :

- Comment font les élèves...?

Il m'interrompt avec un soupir :

- Les élèves... il y en a de moins en moins...

- Les jeunes...

Il m'arrête d'un geste :

- Ils sont sur la terre ferme. Là-bas on trouve tout.

Je me suis souvenu du camarade de classe de Zo rencontré à Sant'Iacopo. "On ne peut rien faire ici", avait-il dit.

Nous repartons par le rio paisible qui mène à la Corte Zapa. Je regarde autour de moi. Des fenêtres débordantes de plantes, de fleurs; dans une cage accrochée au volet, un oiseau qui chante gaiement. Pourquoi quitter ce lieu si plein d'une vie qui appelle?

Mes deux amis étaient restés silencieux depuis que nous avions quitté la librarìa. Nous arrivons à la Corte Zapa; l'un des topi étant sorti, sans doute pour transporter des marchandises, nous entrons dans le petit port. Après nous avoir débarqués, Zo va attacher la topeta au mur et revient comme toujours en glissant d'un clou à l'autre.

Je plaisante :

- Tu finiras bien par tomber un jour!

- Si je tombe, je tâcherai que ce soit un jour de afa!

Il ajoute, en me faisant un sourire amusé :

- La prochaine fois, c'est toi qui iras!

Nous partons vers le lautèr, sans nous presser. La journée est belle, sans être trop chaude; "La afa ne reviendra plus", a assuré Brasa. Sur une fondamenta non loin de l'Anzolo, une cage dans une fenêtre. Une cage? Mais il n'y a pas d'oiseaux! Non, non, ce sont seulement deux putelete qui se sont assises tranquillement sur le rebord de la fenêtre, derrière une jolie grille qui la recouvre, et qui regardent jouer des enfants de l'autre côté du rio! En passant, un petit bonjour de part et d'autre. Un peu plus loin, une voisine de la Zermana s'est appuyée au parapet du pont sur lequel nous passons et parle avec une amie accoudée à sa fenêtre du premier étage. De l'autre côté du rio... xe l'Anzolo e xe l'ostaria A l'Anzolo où nous entrons - "Bondì!" - pour nous munir chacun d'un bon zabagiòn! Nous allons nous installer comme d'habitude sur la vera au milieu du campo, parmi les joueurs dont les ballons nous menacent à tout instant... mais non, ce n'est pas vrai, ils sont trop adroits - les joueurs je veux dire, pas les ballons!... Du reste, les trois ou quatre vieilles femmes qui cousent paisiblement sur le pas de leur porte, tout en ne se privant pas de chiacolàr insieme, ne jettent pas le moindre coup d'oeil inquiet sur le campo. Et quant à cet homme debout près d'une maison, enfoui dans la fenêtre de son ami sans doute, les ballons peuvent pleuvoir, il ne s'en apercevra même pas, j'en suis sûr! Le campo est animé aujourd'hui; voici un ouvrier poussant avec énergie un chariot empli de sacs de ciment, voilà un jeune apprenti boulanger couvert de farine portant un panier de pains dont la bonne odeur m'ouvre l'appétit - le zabagiòn en fait les frais! Je n'ai plus envie de bouger, comme si je prenais racine, comme si ce monde devenait mien...

- Et quand ils seront partis...

La Zermana a parlé d'une voix basse. Je me suis réveillé. Ce monde... Mais il ne peut pas disparaître; il ne faut pas qu'il disparaisse! Il ne faut pas.

- Tous ceux qui sont là ne vont pas partir!

Mes amis se sont tournés vers moi, sans doute surpris par le ton brusque de ma voix.

- Tous ne partiront pas... commence Brasa.

Elle s'arrête un instant :

- Que feront-ils s'ils restent?

Je réponds avec le même ton brusque :

- Ils porteront du pain, ils...

Les mots - les idées peut-être - ne viennent pas aisément. Je me tais. Zo intervient :

- Ceux qui seront partis ne le mangeront plus.

Il me prend l'envie de répondre : "Ils n'avaient qu'à ne pas partir!" J'entends soudain la camarade de classe de Brasa me demander : "Je veux rester! Crois-tu que cela sera possible?" Si elle était véritablement devant moi, que pourrais-je lui répondre? Le camarade de classe de Zo qui avait dit qu'on ne pouvait rien faire ici avait-il donc vraiment tort? Peut-être même ne s'était-il pas rendu compte des raisons profondes pour lesquelles il avait dit ça.

- Il est bon de faire du pain pour ceux avec qui on vit depuis toujours...

La Zermana a encore parlé d'une voix basse. Personne ne dit rien. Elle poursuit :

- Aussi pour ceux qu'on invite... pour les amis qui viennent vous voir...

Elle laisse un silence :

- Pour ceux qui n'en ont pas.

Elle prend une grande respiration :

- Comment le faire pour ceux qui ne vous aiment pas, pour ceux qui vous chassent?

Mazorbo; je me souviens. La Zermana avait parlé de ceux qu'on n'aimait plus, et de ces autres qui les chassaient pour faire de la place aux visiteurs. Brasa hoche la tête :

- Et puis le pain, tout le monde peut en profiter, même nous tant que sommes encore ici; alors que...

Elle laisse sa phrase en suspens. Zo grogne :

- ...alors que ce qu'on donne à faire à ceux qui veulent rester ne profite qu'aux visiteurs!

Je m'étonne :

- Pourtant, ce que font les parents de la Zermana... ceux de Brasa...

La Zermana m'interrompt :

- Oui, mon zermàn exagère un peu...

Un temps :

- ...mais pas vraiment beaucoup.

Elle ajoute d'un ton triste, après un court silence :

- Dans combien de temps aura-t-il raison?

Personne ne répond. Je me tourne vers Zo :

- Ton père ne travaille pas pour les visiteurs!

Il me répond avec un air désabusé :

- Non, mon père travaille encore pour notre monde, comme tu l'as appelé; mais si notre monde devient vide, si les visiteurs prennent notre place, que restera-t-il? Des cailloux?

Je ne comprends pas. Il complète d'un ton sarcastique :

- Oui, ainsi que l'a dit ma zermana, j'exagère; ou plutôt je déprécie. Ce ne sont pas des cailloux; ce sont des pierres, des grosses pierres, pardon, des grandes pierres - des monuments! Comme les Pyramides, où il ne reste plus que des tombeaux inhabités!

Le silence est tombé. Les cris des enfants ont pris possession du campo. Les pigeons, indifférents, se promènent dans les herbes hautes qui poussent entre les dalles. Mais si l'herbe revient un jour tout recouvrir, les vaches des temps anciens ne reviendront plus jamais. Doit-on les regretter? Le lait qu'elles donnaient, on le trouve ailleurs; et c'est toujours du lait, quelquefois meilleur, quelquefois moins bon. Certes, la vie en ces temps-là ne s'écoulait pas de la même façon qu'aujourd'hui, peut-être était-elle plus agréable, je ne sais pas; et c'était aussi la vie de ceux qui vivaient ici depuis toujours, depuis que les premiers d'entre eux étaient venus chercher refuge à Torceo. Mais si aujourd'hui la vie a changé, elle reste la vie de ceux qui font partie du même monde. Celui de Zo, de Brasa; celui de la Zermana. De ceux qui restent... Pas de ceux qui ont envie de partir; pas des visiteurs. Un monde auquel ce ne sont pas des cailloux qui donnent la vie.

- 'ndemo dal lautèr! grommelle soudain Zo en sautant de la vera sur laquelle il s'était perché depuis un moment.

Nous partons par une cale herbeuse elle aussi qui débouche sur un pré; cette fois-ci un véritable pré, longeant un rio. Le pré est peuplé. Eh non! pas par des vaches! Par des mères de famille qui sont venues là avec leurs petits enfants s'asseoir tranquillement sur des chaises pliantes qu'elles ont apportées avec elles; les enfants peuvent courir à leur guise, sans craindre de se faire du mal en tombant dans l'herbe tendre.

- Bonsoir!

Derrière une large fenêtre grand ouverte, le lautèr, que nous trouvons absorbé par sa tâche, lève la tête et nous sourit gentiment.

- Il est prêt! annonce-t-il en montrant le violon du père de Zo, déposé avec soin sur une table au fond de son atelier.

Zo le remercie de ne pas avoir mis trop de temps à effectuer la réparation :

- Mon père sera content, cela lui manque beaucoup quand il ne joue pas pendant plusieurs jours.

Le lautèr baisse les yeux sur l'alto qu'il a en main :

- Je ne suis pas très pris en ce moment; j'ai encore un réglage à terminer sur celui-ci...

Il s'interrompt un instant; puis, en secouant la tête :

- L'été, il y a beaucoup de gens en vacances, j'ai moins de choses à faire.

- C'est une chance que ce ne soit pas arrivé en hiver... commence Zo sans trop savoir quoi ajouter.

Le lautèr plisse les lèvres :

- J'aurais trouvé un moment...

Il ajoute, sotto voce :

- Je suis moins occupé que les autres années...

Il prend un temps :

- Peut-être que les gens ont moins de loisir pour faire de la musique...

Il s'interrompt. Puis, d'un trait :

- Certains sont partis, et ce ne sont pas ceux qui ne font que passer...

Il rit sans bruit, comme pour se moquer de lui-même :

- Quand on part en voyage, on n'emporte pas son violon pour le faire réparer!...

Nous retournons à la Corte Zapa.

- Rentrons par la gèsia! propose Zo.

Il ajoute pour moi :

- C'est plus court et plus amusant!

Je ne comprends pas très bien :

- C'est par là que nous sommes venus!

La Zermana m'explique :

- Gh'astu vardà i àrbori drio el muro de casa mia?

- Le mur là où il y a tes bateaux? Ah oui, derrière il y a de très beaux arbres!

- I xe i àrbori del zardìn de la gèsia che xe arente i Càrmini.

J'ai compris. C'est en effet plus agréable de passer par le jardin de l'église. Mais... Je demande à Zo :

- Pourquoi as-tu dit que c'était plus amusant?

Il me regarde en riant sous cape :

- Tu verras!

Je fais celui qui en a vu d'autres! Nous voici dans le jardin. Je regarde le mur vers lequel nous allons; où est donc la porte? Il n'y a pas de porte. Alors?... Mes trois amis me surveillent avec un air d'ironie non dissimulée.

- Ara el àrboro! finit par m'indiquer Brasa en riant... sans cape!

L'arbre... qu'est-ce qu'il a, l'arbre? Je regarde... Suis-je bête! C'était évident! Je prends mon air le plus innocent :

- C'est vrai, c'est amusant de monter sur le mur en passant par l'arbre.

J'ajoute négligemment, en me tournant vers Zo :

- Ne t'inquiète pas; si le topo n'est pas là, j'irai chercher la topeta en passant par les clous...

Eh bien, j'y suis passé! C'est simple dans le principe; il suffit de poser le pied sur un clou puis sur un autre en se tenant à d'autres clous placés à portée de main. Rien de plus facile! Mais la main menace de lâcher prise, car le clou n'est pas très gros, et le pied menace de déraper, car le clou est en pente dans le mauvais sens! Il ne faut pas que je tombe; non que j'aie peur de me flanquer à l'eau - il fait chaud - mais je n'ai pas envie de me couvrir de ridicule! Enfin!... Je suis dans la topeta!

- Varè che gran cosse! s'exclame Zo, admiratif.

Je suis fier de moi, même si je me rends bien compte que son admiration est surtout amicale; après tout, ce que j'ai fait n'a rien d'extraordinaire, c'est ce que font naturellement ceux qui vivent ici. Si je suis si content, c'est parce que je me suis comporté comme eux dans une occasion ordinaire et non pour une démonstration spectaculaire et vaine.

Mercredi. Nous avons emporté de quoi faire un festin. "Andemo a magnàr a La Salina!" avait proposé Zo. Proposition acceptée avec enthousiasme. Nous prenons la route la plus rapide, par le phare qui se dresse face à la mer à l'embouchure de la lagune. C'est la route des gros bateaux, comme celui que j'ai piloté la semaine dernière. La topeta, lancée à toute vitesse, fait exploser les vagues, des vagues qui claquent sur la carène, des vagues que je n'ai pas l'habitude de voir aussi fortes sur la lagune. Le calme revient après que nous avons doublé San Rasemo que nous laissons sur notre gauche. Le canal de San Felise est avalé en un instant. La Salina. Nous sommes arrivés!

La ca Salina est là, qui semble méditer; oui, elle sait que nous ne venons pas chercher du sel, mais ses grands yeux paraissent nous remercier de notre visite qui atténue sa solitude. Nous déballons notre disnàr. La Zermana a préparé elle-même il y a trois jours des sardele in saor; des sardines bien fraîches qui viennent de la mer toute proche, pêchées par les pescaori de Buràn, que son barba lui a apportées en même temps que les cèole de San Rasemo, les meilleurs oignons qui puissent se trouver. Une belle couche de sardele frites, une autre de cèole, encore des sardele, encore des cèole; le tout arrosé de vinaigre et baignant dans une bonne huile d'olive; sans oublier d'ajouter, comme on le faisait dans les temps anciens et comme la Zermana le fait toujours, des pignons, des petits raisins secs au vin, et surtout, des épices secrètes qu'on se passe de mère en fille pour parsemer chacune de ces couches. Un patacheo, un des bons gâteaux de Buràn, suit ces sardele; c'est une polenta, seulement c'est une polenta comme je n'en ai jamais mangé; on y mélange des pommes, des amandes, des noix... qu'en dites-vous? Nous, en tout cas, nous n'avons pas le temps d'en dire grand chose, occupés comme nous sommes à nous régaler!

- Quand nous sommes las de ce que nous faisons tous les jours, c'est ici que nous venons, me déclare Zo.

Brasa approuve :

- C'est calme ici; il n'y a que les cocalete et les garzete...

La Zermana intervient :

- Ce n'est pas seulement qu'il n'y a pas de visiteurs ou qu'il n'y a pas de devoirs à faire pour l'école, mais ici on peut être soi-même sans que cela se remarque...

- Pourtant, quand nous étions à Sant'Iacopo...

Elle ne me laisse pas achever :

- Oui, nous étions avec de bons camarades que nous connaissons bien, nous pouvions parler de ce que nous faisons tous les jours... de ce qui nous est commun...

Elle s'interrompt un instant :

- De ce qui nous est commun, pas de nous-mêmes...

Elle s'interrompt encore :

- Si, nous pouvions parler de nous-mêmes, naturellement, mais de ce qui fait partie de la vie de tous les jours. Et ce que nous faisons tous les jours prend tout...

Elle hésite :

- ...tout notre temps, bien sûr, mais ce n'est pas seulement ça. Nous sommes toujours ici, dans ces cali, dans ces rii...

Elle prend un temps :

- Nous aimons bien notre vie ici, être ici... soto la chioca...

Elle reste en silence. Brasa se tourne vers moi :

- Nous n'avons pas envie de partir... de vivre ailleurs... mais, ainsi que tu l'as dit, nous vivons ici comme dans une maison, une grande maison...

Zo intervient :

- Quand on vit dans une maison, on a envie de sortir de temps en temps, d'aller se promener dehors.

Il ajoute après avoir réfléchi :

- Cela nous arrive d'aller sur la terre ferme, d'aller voir des gens qui habitent ailleurs...

Brasa confirme :

- Il nous arrive aussi de faire un voyage, d'aller voir des parents...

Elle laisse un temps :

- Mais ce n'est pas sortir de la maison pour aller se promener dehors...

La Zermana intervient :

- On n'a plus de lien avec la chioca; je veux dire qu'on en est sorti. On n'est pas allé se promener dans le jardin de la maison, on a changé...

Elle me regarde en souriant :

- ...de monde, comme tu as dit.

Elle poursuit, toujours en me souriant :

- La Salina, la xe el nostro zardìn.

Leur jardin... C'est aussi son jardin... dans lequel je suis tellement content... :

- Son contento de esser in tel to zardìn.

Jeudi. La nuit est venue. Zo a accompagné Brasa qui est allée voir sa tante malade. Je dois les retrouver là-bas, ainsi que la Zermana que son père amènera dans son topo après sa livraison. Je saute dans le tragheto non loin de chez moi; le Canalazzo traversé, trois cali - et quatre ponts! - me déposent au campo San Marcilian. C'est là que je dois attendre. J'attends, assis sur le parapet du pont qui mène au campo, les jambes pendantes au-dessus du miroir qu'est devenu le rio endormi. Un moteur que je reconnais m'annonce l'arrivée de la Zermana. "Bon spassizo, putei!" nous souhaite le père avant de repartir. La maison de la gnagna se trouve de l'autre côté d'un petit pont tout proche donnant dans une encoignure. A peine avons-nous gravi les premières marches... deux têtes rapprochées l'une de l'autre sont apparues - pardon, je devrais dire deux nuques - que nous connaissons bien tous deux; Zo et Brasa sont là, assis côte à côte sur les marches... zo dal ponte!

- Viens! me glisse à voix basse la Zermana en me tirant doucement par le bras.

Je la suis. Nous retournons sur le campo San Marcilian; elle garde le silence. Nous passons le pont qui sort du campo, et nous voilà dans une cale bordée de grandes maisons. Elle reprend une voix un peu plus forte :

- Nous allons faire le tour et venir vers eux par la fondamenta; comme ça, ils nous verront arriver. Ce n'est jamais plaisant lorsque quelqu'un vient derrière soi sans qu'on s'y attende.

Elle ajoute avec un sourire affectueux :

- Ils s'aiment beaucoup tous les deux; c'est agréable de les voir assis tranquillement ensemble.

Je crois que cela me fait plaisir aussi. Je chuchote :

- C'est ennuyeux de les déranger.

Elle fait une moue :

- Nous ne pouvons pas faire autrement, ils nous attendent.

Zo et Brasa ne nous ont vus que lorsque nous fûmes près d'eux.

- Ah, vous voilà! constate Zo.

Il reste un moment sans rien dire, puis s'écrie gaiement :

- Vous en avez mis du temps!

Il se lève :

- Von a far una spassizada!

La Zermana demande comment se porte la gnagna. Brasa lui en donne de bonnes nouvelles. Sa gnagna sera bientôt guérie; c'était moins grave que ce qu'on avait craint.

La nuit est noire. La lune n'est pas là. Nous marchons à pas lents le long d'un rio, puis d'un autre. Nous avons bien fait de prévoir d'être en bottes; ancòi xe colma alta! L'eau est tellement haute que les fondamente ont disparu. Un bateau en a profité pour prendre possession de l'espace rendu libre. Il nous reste juste assez de place pour nous faufiler entre le mur et lui! J'ai l'impression de marcher dans le rio lui-même au-dessus des rouges réverbères qui tremblotent au fond de l'eau...

Les cali par lesquelles nous passons maintenant sont sèches; ici, l'endroit est plus élevé. Non, il n'y a pas de collines, mais il suffit de monter si peu... Tous ne dorment pas encore. Dans la chaude obscurité d'une caleta, une femme est assise sur les marches qui montent à sa porte, et s'entretient tendrement avec un homme installé sur une chaise longue; un ami, son mari peut-être. Un peu plus loin au milieu d'un campielo, deux jeunes gens, debout, parlent... l'un d'eux s'est penché vers son ami et accompagne ses paroles de grands gestes; que peut-il lui dire de si passionnant?

Ce matin, nous sommes au marché. Ce n'est pas le Marcà, il est bien plus petit, mais on y est à son aise, comme le sont des gens qui se connaissent. Et on y trouve de bonnes petites choses, du radichio par exemple... et n'allez pas croire que je ne parle que pour moi, car la gnagna, qui possède manifestement un goût très sûr, a demandé qu'on lui en achetât! Ici les chalands flânent, entre voisins, parlent avec les marchands qui connaissent leurs habitudes, et qui les préviennent d'un regard si une pêche est un peu tachée... Nous achetons une petite poule pour faire un bon bouillon qui durera plusieurs jours; on y mettra aussi du céleri et des poireaux tout frais, des carottes odorantes et quelques pommes de terre. Il faut manger quand on est convalescente! Et comme le dit la gnagna : "De aria no se vive!"

Si on ne peut pas vivre d'air, on peut très bien vivre en tricotant. La gnagna a entrepris de faire un petit ensemble, écharpe et gants, pour Brasa. L'affaire est secrète - c'est une surprise pour cet hiver. Seulement, elle manque un peu de laine, et sur place personne n'a le même coloris. La mercerie où s'est toujours fournie la gnagna ne propose plus depuis quelque temps que des articles pour les visiteurs : gondoles clignotantes... Brasa et la Zermana étant occupées à aider la gnagna pour le repas et le ménage, Zo en profite pour m'emmener sous un prétexte quelconque - excellent certainement - acheter la laine manquante.

- Où la trouveras-tu?

Il me répond avec un sourire qui me paraît... résigné :

- Je te dirais bien encore une fois : "Tu verras", mais je crois que cette fois-ci tu ne verras pas grand chose.

Il reste un moment à contempler le sol.

- Allons, suis-moi! reprend-il avec un petit soupir.

Je le suis. Il marche à grands pas. Je le suis sans rien dire, car il ne dit rien. Nous arrivons à la ferovia. J'entends Zo grommeler : "J'espère qu'il y a un train à cette heure-ci!" Ah bon! Nous prenons le train? Pour où? Il se tourne vers moi :

- J'ai horreur du bus! Il te secoue et n'avance jamais! Autant aller à pied!

Ah bon! Va pour le train... Mais pour où? Billets. Nous montons dans un train vieillot directement par la portière du compartiment. Les banquettes sont en bois, un beau bois brillant. Zo se jette sur l'une d'elles. Je m'installe plus posément. Il n'y a pas grand monde.

- Ils prennent tous le bus! ricane-t-il.

Puis, sans transition :

- Eh oui! C'est comme ça pour tout! Il faut aller sur la terre ferme!

Bon, j'ai compris... En effet - il m'avait prévenu - je n'ai pas vu grand chose... Et je crois que j'aurais préféré ne rien voir du tout... Le tumulte, le bruit, l'air qu'on est bien obligé de respirer pour survivre, les passants qui vous bousculent, les voitures qui vous pourchassent... Oui, tout cela je le connais; ce n'est pas la seule ville, loin de là, qui ait la chance de mener cette vie que l'on appelle normale!... Zo fonce à travers la ville. "C'est là!" s'écrie-t-il devant un très grand magasin, comme j'en connais partout ailleurs. La laine est achetée. Il fait un geste d'impuissance :

- Oui, mais ici, il y a toujours ce qu'il faut! Alors, que faire?...

Nous sommes de nouveau dans le train. Zo s'étend paresseusement sur la banquette; il est souriant :

- Ce train-là, il rentre chez nous... prononce-t-il d'une voix calme.

Ce matin, quelques courses pour la gnagna, que nous faisons ensemble, Zo et moi.

- Il y a pourtant du monde, me fait-il remarquer; tous vont vite, mais personne ne nous bouscule. Ce n'est pas comme hier!

- Peut-être parce qu'il n'y a pas de voitures?

- Je ne crois pas. Enfin, oui, cela peut être une raison; mais elle me paraît insuffisante.

Il réfléchit un moment, puis :

- Regarde les gens qui marchent; regarde leur air.

Il ajoute en riant :

- Pas les visiteurs, bien sûr!

Il poursuit, tout en regardant lui-même quelques personnes qui passent :

- Oui, je sais, ici je peux rencontrer des gens que je connais; mais il y en a tout de même que je ne connais pas. Eh bien, ils ont l'air d'aller quelque part!

Je m'étonne :

- Hier aussi, ils allaient certainement quelque part!

- Ils n'allaient pas où ils voulaient.

- Comment ça?

Il fait une grimace :

- C'est idiot de dire ça... Je ne sais pas comment te dire... Dans la rue, ils ne sont pas chez eux.

Je crois avoir compris :

- Ils n'ont pas de chioca!

Il me regarde en secouant la tête :

- Oui, c'est ça... c'est ça...

Il continue de secouer la tête :

- Je suis content que tu dises ça.

Il prend un air mystérieux :

- C'est presque un secret... non, c'est vraiment un secret! A qui veux-tu parler de la chioca?

Il rit joyeusement :

- La chioca!... Elle mérite...

Il prend un air sérieux; pénétré, plutôt :

- Elle mérite qu'on fasse tout son possible pour ne pas l'abandonner. Elle le mérite.

Il achève dans un murmure :

- Comment faire?

Dimanche. Les étoiles brillent doucement dans le petit jardin d'eau sous ma fenêtre. J'entends le moteur de Zo; il vient me prendre pour aller "voir la nuit", comme nous l'avions dit la première fois. Nous tournons dans le rio qui longe sa maison et par-dessus lequel s'élance un grand pont massif dont les briques sont de braise. Est-ce lui le plus beau pont de tous ceux d'ici? Oui, j'en suis sûr! Mais n'allez pas le répéter, on se moquerait de vous! Allez plutôt le voir, par une belle nuit sans lune...

Après être passés prendre la Zermana, nous voici dans le Canalazzo. Peu de monde; un des grands bateaux qui le parcourent régulièrement se traîne d'un arrêt à un autre arrêt. Les grandes ca entre lesquelles nous voguons paraissent avoir encore grandi dans la noire nuit qui en cèle les contours.

Nous entrons dans le calme du rio de Sant'Andrea. Brasa nous a entendus de loin et nous attend sur le pas de sa grande porte arrondie. Nous repartons pour Sant'Iacopo - et ses environs, comme le disent les brochures à l'usage des visiteurs - flâner un peu tout autour, nous prélasser sur notre banc favori du campo...

Les rii étroits que nous prenons de l'autre côté du Canalazzo se fraient leur chemin entre de grosses et sombres ca serrées l'une contre l'autre et qui surveillent ceux qui passent. Une gondole, confiante, s'est endormie là, le long d'un mur; le rio s'est fait immobile, pour ne pas la réveiller.

La topeta amarrée près de Sant'Iacopo, nous partons donc flâner. Les nuits sont encore chaudes, sans être étouffantes comme il n'y a pas si longtemps. Nous traversons les rii par lesquels nous sommes venus tout à l'heure; j'ai l'impression curieuse de les voir éloignés, inaccessibles. Pourtant, j'y étais... Je pense à un théâtre, je ne sais pourquoi, où le rio serait la scène, le pont la salle, et le parapet la rampe qui les sépare. Quelle pièce suis-je en train de regarder? Et quel en sera le dénouement?

Les cali se succèdent, jamais très longues, butant parfois sur un mur. Au premier abord, on peut penser qu'elles se ressemblent toutes; eh bien, faites un deuxième abord! Alors, dans l'une vous verrez une madone illuminée reposant sa tristesse dans une petite niche du mur, dans l'autre une petite tête sculptée en pierre qui soutient vaillamment le rebord d'une fenêtre, et un peu plus loin, une tête grave qui surplombe une porte et qui vous demandera si votre visite mérite d'être agréée.

Sant'Iacopo. Notre banc favori. La nuit vient de prendre le chemin qui la conduira jusqu'au matin. Personne...

- La nuit nous a-t-elle vus aussi?

- La nuit est une amie, elle était avec nous, me répond la Zermana.

Elle ajoute pensivement :

- Avec nous, elle reste obscure et paisible; avec ceux qui ne l'aiment pas, elle s'illumine, pour qu'on ne la voie pas, pour qu'on oublie son existence.

Je m'exclame :

- Que pourrais-je voir si la nuit s'illuminait? Les maisons, les fenêtres; pas ce qui vit derrière les fenêtres!

Elle me sourit :

- Je vais parfois m'asseoir dans mon topo avant d'aller dormir. Dans le rio, devant moi, je ne vois que le reflet des étoiles; de la lune quelquefois. Le seul réverbère que je devine, parce que je le connais, se cache dans la cale, auprès du pont qui me fait face. Le rio me montre ses secrets. Moi non plus je ne verrais rien s'il m'éclaboussait de lumière.

Nous restons en silence. Je remarque soudain :

- Je ne m'en étais pas vraiment rendu compte, mais à Sant'Iacopo les lumières se cachent aussi : derrière les arbres, derrière l'église...

Zo approuve :

- Je ne sais pas si moi-même, je m'en suis jamais rendu compte : quand on connaît quelque chose depuis qu'on est né...

Il s'interrompt un moment :

- Je pense que pour moi c'était aussi naturel que les feuilles qui poussent sur les arbres.

Brasa a regardé lentement autour d'elle; elle soupire doucement :

- Les arbres... Et si les arbres gênent un jour les visiteurs?...

La Zermana avait rencontré il y a quelques jours une camarade de classe qui lui avait fait promettre de venir la voir. La camarade est de retour d'un pays étranger, et passe le reste des vacances chez son barba non loin du canal de San Felise. La maison de son barba ne se trouve pas sur une île de la lagune, et, de la terre ferme, on peut s'y rendre en voiture; nous, nous y allons bien entendu en topeta, par la route du phare. Peu après être entrés dans le San Felise, bien avant La Salina, nous tournons dans un petit canal qui serpente parmi les barene - ce ne sont pas vraiment des barene, m'apprend Zo, mais pour moi ça y ressemble fort. Le petit canal passe tout près de la maison, et c'est là que nous nous amarrons.

- Òe!

- Òe! Meneghina!

Ici, tout le monde entend les moteurs de loin! Meneghina est déjà venue à notre rencontre.

- Ça me fait plaisir de te voir, lance-t-elle joyeusement à la Zermana.

Elle ajoute aussitôt :

- Ton ami est vraiment très sympathique!

Elle poursuit en me regardant :

- Tu dois être habitué à une autre vie que la nôtre. J'arrive de loin, la vie ailleurs n'est pas du tout la même.

Elle échange avec Zo et Brasa quelques paroles amicales, et nous nous dirigeons vers la maison. Son barba et sa gnagna nous reçoivent cordialement. Ils me font l'effet d'être un peu étonnés de me voir; je veux dire de me voir comme je suis. Ils attendaient quelqu'un d'autre, j'en suis sûr. Ils me posent des questions, des questions que j'appellerais prudentes. Après le traditionnel : Est-ce que je me plais ici? ils me demandent si je ne m'ennuie pas trop, car à part visiter la ville, que puis-je faire? Oui, ils savent que je ne suis pas un visiteur, mais je dois trouver la vie très triste, ici. Eux, ils ont leurs potagers, de la salade, pour vendre au marché de la ville voisine, ils n'ont pas le temps de... Ils n'ont pas achevé. Je leur réponds du mieux que je le peux, ils m'écoutent sans vraiment m'écouter, ils cherchent qui je suis; pour eux, je ne suis pas un visiteur, je ne suis pas... je n'habite pas ici... Leur pensée est simple, elle se lit sur leur visage : ils ne comprennent pas.

On ne vient pas sans dire ce qu'on vient faire.

Nous quittons le barba et la gnagna pour aller nous asseoir sur l'herbe, près du petit canal par lequel nous sommes venus. Nous commençons par parler de tout et de rien. Meneghina ne cherche pas qui je suis; je suis l'ami de la Zermana et cela lui suffit. Qu'avait-il suffi à Zo et à Brasa? Qu'avait-il suffi à la Zermana? Meneghina nous parle de son voyage. C'était loin, ce n'était pas pareil. Et puis... et puis, il n'y avait pas de visiteurs. Je suis abasourdi :

- Comment ça, il n'y avait pas de visiteurs?

Meneghina me regarde, un peu surprise :

- Dans la ville où tu habites, il y a beaucoup de visiteurs?

Moi aussi, je suis étonné de sa question :

- J'habite une grande ville; il y a toujours des visiteurs!

Elle reste un peu décontenancée :

- Oui, tu as raison, moi aussi j'en ai vu là où j'étais...

Elle se tait. Je ne comprends plus très bien. Zo et Brasa demandent presque ensemble :

- Il y en avait moins qu'ici?

Meneghina fait un signe d'acquiescement :

- C'est vrai, il y en avait moins...

Elle hésite un peu :

- Ce n'est pas seulement ça...

La Zermana demande à son tour :

- Ce n'étaient pas les mêmes visiteurs?

Meneghina paraît soulagée par la question :

- C'est bien ça! Ou plutôt non... Si, c'est bien ça aussi... C'étaient des visiteurs qui visitaient!

Nous voilà tous bien surpris. Je proteste :

- Et ici, ils ne visitent pas?

- Si, mais ils ne s'en vont pas.

- Ils ne restent pas pour toujours!

- Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Je ne sais pas comment le dire...

Elle réfléchit un moment :

- Là-bas, je voyais des visiteurs; et puis après je n'en voyais plus. Ce n'était pas tout le temps...

- Ici, c'est tous les jours! grogne Zo.

- Et du matin au soir, renchérit Brasa.

La Zermana reprend son idée :

- Tu as dit que ce n'étaient pas "aussi" les mêmes visiteurs. Pourquoi "aussi"? C'était du genre de visiteurs que tu voulais parler?

Meneghina approuve :

- Oui, ils ne se comportaient pas de la même façon que ceux d'ici.

- Et puis tu as dit qu'ils visitaient. C'est à cette façon-là que tu pensais?

Meneghina reste un long moment en silence. Nous attendons. Elle finit par déclarer d'une voix nette :

- Là-bas, ils venaient chez les habitants pour visiter. Ici, j'ai parfois l'impression que c'est nous qui sommes chez les visiteurs.

Elle s'est tue. Personne n'a envie de parler.

- Bondì!

Une barque vient de passer; c'est un voisin qui nous a adressé un petit bonjour.

- Au moins il n'y a pas de visiteurs, grommelle Zo.

Meneghina fait une petite moue :

- Non, il n'y en a pas; d'ailleurs je ne vois pas trop ce qui pourrait les attirer. Mais pourquoi commence-t-on à aménager le voisinage comme si on les attendait?

- Que veux-tu dire? s'étonne Brasa.

- Nous avons des cousins, pas très loin de chez nous, qui habitent depuis toujours quelques maisons autour d'une cour. Dans le fond de la cour il y a une chapelle, où ma gnagna aimait beaucoup prier. Cependant la chapelle menaçait de s'écrouler, et on l'a restaurée. Aujourd'hui, elle est toute neuve. Ma gnagna n'a pas retrouvé l'intimité de son petit coin sombre, où elle se recueillait depuis son enfance. Un bus s'arrête maintenant tout près de la chapelle; viendra-t-on un jour la visiter?

Le père de la Zermana a mal au dos. Ce n'est pas la première fois; transporter des caisses tous les jours est fatigant. Aujourd'hui le médecin lui a ordonné de se reposer. Cependant, les clients attendent; il faut livrer. La Zermana va s'en charger... et nous faisons bien entendu partie du voyage!

- Ne crains rien, je suis là! me rassure Zo lorsqu'il me voit regarder sa zermana empoigner la barre du topo.

- Elle conduit la Zaneta mieux que toi! lui lance Brasa en riant.

Elle se tourne vers moi :

- Il pense être sur sa topeta, et il va beaucoup trop vite!

Zo se défend avec énergie :

- Je ne vais pas trop vite! Je vais quatre fois plus vite qu'elle, c'est tout!

Négligeant les murmures ironiques, il ajoute d'une voix solennelle :

- Et je n'ai jamais fait de mal à la Zaneta!

La Zermana, en grand capitaine, lui donne ses ordres :

- Détache donc plutôt la corde, au lieu de parler!

- Siora si! déclare-t-il en saluant avec une gravité comique.

Nous voilà partis, droit devant nous! Le rio nous mène chez le frutariòl à Barnabà où nous avons déjà été porter des caisses de légumes il y a quelque temps; aujourd'hui, ce sont des caisses de fruits... Un petit détour par le Canalazzo, et nous revenons par le rio d'à côté; nous ne revenons pas vraiment, deux autres tournants, et nous arrivons au squadro où j'ai conduit - et avec quel succès! - une gondole. Un colis à livrer... Au suivant! Nous traversons maintenant le large canal - beaucoup plus large que le Canalazzo - qui nous amène à l'île de la Spina Longa... après avoir attendu le passage d'un interminable paquebot laissant derrière lui de grosses vagues qui nous balancent comme à la fête foraine! Vagues sans danger, qui me font penser aux trois petites vagues courtes qui m'avaient fait si peur sur le canal de Buràn. La Spina Longa; c'est droit, c'est large, c'est clair; nous nous arrêtons auprès d'un frutariòl, au coin de deux canaux sans surprises qui portent je ne sais pourquoi des noms de rii.

- Encore un frutariòl, m'annonce la Zermana; il est à l'autre bout du large canal que nous venons de traverser. Demain, nous irons dans les rii.

- La marée sera plus basse, nous n'aurons pas de mal à passer sous les ponts, commente Brasa.

Nous revenons dans le large canal. Zo s'agite :

- Tu as de la place, va plus vite! aiguillonne-t-il sa zermana, qui ne s'émeut pas pour autant.

- Tu vois, me confie Brasa, je t'avais bien dit...

Il l'interrompt, en se tournant vers moi :

- On n'a pas le droit d'aller plus vite...

Il ajoute impatiemment :

- Nous sommes bien les seuls à respecter les vitesses réglementaires. Tu te souviens, dans le canal de Buràn?…

La Zermana remarque :

- Quand nous sommes allés à La Salina par le phare, tu ne traînais pas trop!

Zo ironise :

- Tu as raison, je n'aurais pas dû aller aussi vite; j'aurais pu faire chavirer un paquebot plein de visiteurs!

- Oh! je suis bien sûre que tu l'aurais fait si tu l'avais pu! s'exclame Brasa en riant.

Zo fait signe de la tête qu'il n'est pas opposé à cette hypothèse. Nous approchons du Palazzo del Dose. Mais... nous ne sommes pourtant pas sur la terre ferme pour acheter de la laine! Les Doges avaient-ils donc vraiment cette vue-là des fenêtres de leur palais? Reconnaîtraient-ils l'animation joyeuse de leur temps dans le tumulte, le bruit, les gros bateaux qui vous pourchassent... - et il y en a même, affirme Zo, certains qui vous bousculent! Je sens que je vais encore avoir peur de couler!... Mais non, la Zermana passe habilement entre toutes ces embûches qui vont en tous sens! Le large canal se réunit au Canalazzo, les gros bateaux prennent de la vitesse : la Zermana accélère. Tiens! Pourquoi donc? Elle commente pour moi :

- Ici c'est dangereux d'aller lentement; on ne voit pas toujours les bateaux arriver derrière soi lorsqu'ils vont très vite.

Zo est sarcastique :

- Ce sont surtout les bateaux qui ne voient rien devant eux!

- Heureusement que nous tournons bientôt dans la Tana! ponctue Brasa.

Nous entrons dans le rio; l'eau est redevenue lisse, le calme règne. Nous longeons l'imposant mur de briques qui borde l'Arzanà, et qui fait face aux paisibles façades des maisons que séparent des cali ombragées au milieu desquelles les femmes ont sorti leur chaise et se parlent tranquillement tout en cousant. Le rio suivant, je le connaissais vers la gauche; là, nous allons à droite - pas très loin cependant - et nous débouchons dans un autre rio qui bute presque aussitôt contre... - suis-je bien éveillé? - l'avenue d'une grande ville, une avenue vaste et qui s'étend à perte de vue! Aurais-je quitté la chioca sans m'en être aperçu? Je dois avoir l'air passablement stupide, car la Zermana m'apprend en souriant :

- Il y a bien deux siècles, c'était un rio, qui prolongeait le Sant'Ana où nous sommes. Des deux côtés du rio, entre l'Arzanà et la gèsia de Sant'Isepo, se trouvaient les maisons des milliers d'arzanaloti qui travaillaient à l'Arzanà.

Elle reste rêveuse un moment :

- Où sont-ils aujourd'hui?

- Ils sont partis.

Brasa a prononcé ces mots d'une voix triste. Elle poursuit :

- Ils ne travaillent plus à l'Arzanà, il n'y a plus d'Arzanà, il n'y a plus de galìe, il n'y a plus de Republica.

Zo hoche la tête :

- Et ceux qui travaillaient pour ceux-là, comment auraient-ils pu rester?

Dans le recoin que forme le rio, le frutariòl nous attend dans son topo. J'aide Zo à décharger les caisses que nous lui avons amenées. Il en avait bien besoin, car il y a beaucoup de clients autour de son bateau; beaucoup de clients... et pas un seul visiteur!

Je m'étonne. Une fois repartis, Zo m'explique, d'une voix pleine d'ironie :

- C'est comme pour le pont entre Buràn et Mazorbo; ça ne fait pas partie d'une visite obligatoire!

- Eh bien, il y a donc des habitants d'ici qui ne travaillent pas pour les visiteurs!

- Il y en a encore... me répond Brasa d'une voix lente.

Elle a un petit rire âpre :

- Dix fois moins qu'avant.

Un silence. La Zermana se tourne vers moi :

- Tout du long de cette grande avenue il reste très peu de boutiques. Les habitants viennent de très loin parce qu'ils n'ont plus de boutiques du tout là où ils habitent. Ils viennent des maisons qui sont près de l'Arzanà, de Sant'Isepo de l'autre côté, de plus loin encore, de Santalena; ils viennent aussi de San Piero de Casteo, cette île sur laquelle tu as vu le jeu du trono...

- Ah oui, je me souviens! Il fallait faire tomber une fille du mur d'une église...

Je suis soudain frappé par une idée qui me surprend. J'ajoute vivement :

- Mais c'est très loin!

Zo est de nouveau sarcastique :

- Oh, mais on ne s'ennuie pas toujours pendant le voyage; on n'est pas tout seul! L'hiver, il y a le vent glacé qui vous tient patiemment compagnie tout au long du grand pont interminable qui va là-bas sur l'île...

Il poursuit en hochant la tête :

- C'est vrai, le vent n'est pas toujours glacé; il est quelquefois pluvieux...

Ce matin, comme le père de la Zermana a toujours mal au dos, nous allons livrer dans les rii du centre. Ce ne sont plus des frutarioli qui nous attendent. La Zermana m'indique d'une voix triste :

- Ce sont des restaurants; ce ne sont pas même des ostarie, comme celles où nous avons souvent mangé ensemble.

Elle ajoute d'une voix lasse :

- Òe! per diana de dia, ancòi laoremo per i foresti...

Elle se reprend aussitôt :

- Non, non, je veux bien livrer des cordes de violon pour le lautèr; je sais que c'est un foresto, mais il vit avec nous...

Elle se tourne vers son zermàn :

- Ton père est content qu'il soit là.

Elle poursuit, d'une voix plus dure :

- Non, c'est pour les visiteurs que nous travaillons aujourd'hui!

Un silence. Brasa confirme :

- Voilà les seuls travaux qui resteront à faire bientôt.

Le topo est amarré près de La Fenise; première livraison pour le restaurant proche. Le personnel est affairé; nous ne sommes pas des visiteurs, pourquoi nous parlerait-on? Nous livrons! Nous repartons!

- Tiens, on ne nous a pas invités à déjeuner! plaisante Zo.

Je fais de l'esprit :

- Ils ne savent plus que la langue des visiteurs; tu n'as pas compris!

Il m'approuve haut et fort :

- Tu as raison! Je n'ai même pas compris leurs compliments.

- Leurs compliments?

- Les compliments qu'ils nous ont faits pour les fruits que le barba a amenés de San Rasemo dans la nuit; ces fruits dont ils vantent tant et tant le goût et la fraîcheur auprès des visiteurs qui viennent à leur table!

Le rio qui nous mène au restaurant suivant n'est pas très large; il faut toute la dextérité de la Zermana pour passer sans gêner les pope, occupés à faire faire aux visiteurs "un vrai tour en gondole!" Brasa ne s'était pas trompée hier : la marée est basse, les ponts sont hauts! C'est vrai qu'elle ne peut pas se tromper, les marées lui sont connues, comme à tout le monde ici. Mais il y a un autre obstacle possible : si l'eau est trop basse, ce sera comme dans la lagune, nous toucherons le fond, et il n'y aura plus qu'à attendre six heures que l'eau remonte. Et encore, ici c'est moindre mal : on laisse sa barque et on rentre chez soi!

- Les fonds ne sont pas du tout les mêmes partout, m'apprend Zo; il vaut mieux bien les connaître. Ma zermana a plus l'habitude de son topo que moi; là où passe une gondole ou même ma topeta, elle, elle ne passe pas.

Aujourd'hui la marée n'est ni haute ni basse, et nous passons sans encombre. Dans les rii du centre, ce n'est pas comme chez la Zermana, ou comme chez Brasa; sur chaque pont, une cohorte de visiteurs nous observe avec un intérêt marqué, et met soigneusement en mémoire la vision inoubliable de notre passage! Deuxième livraison; nous nous amarrons le long d'une riva, où deux trois marches nous permettent d'entrer dans une caleta qui va à la porte de service du restaurant. Le personnel est affairé, mais on vient nous dire quelques mots aimables; la langue de mes amis a encore cours en ce lieu.

A-t-on vraiment le loisir de penser à la chioca quand on passe ses journées à livrer?

Des amis de mes parents devaient venir passer une journée pour... visiter la ville. Ils sont venus. Aujourd'hui, je dois donc aller avec eux tous... faire visite. Ils sont venus avec leur fille; peut-être est-elle un peu plus âgée que moi, peut-être est-elle un peu plus jeune, je ne sais pas; je le lui ai demandé, mais je ne suis pas parvenu à retenir sa réponse.

Nous sortons prendre le bateau qui parcourt régulièrement le Canalazzo; l'arrêt n'est pas loin de San Boldo. La fille jette un regard indifférent qui paraît vouloir demander : "C'est tout ce qu'il y a à voir?" Ses parents tournent la tête de droite à gauche; leurs yeux paraissent ne rien demander. Nous montons à bord nous entasser dans le tas déjà présent. Le marinèr vient contrôler nos billets. En passant devant moi, il m'a jeté un rapide coup d'oeil et n'a pas contrôlé mon billet - "Il t'a reconnu, il sait que tu es avec nous, il a confiance", m'a expliqué la Zermana un peu plus tard.

Nous nous dirigeons vers Samarco pour "voir" le Palazzo del Dose. Le bateau passe beaucoup plus de temps à chaque arrêt à déverser les passagers et à s'en emplir qu'à avancer. Nous passons devant la Ca d'Oro; l'envie soudaine me prend d'accoster et de m'installer manger des polpete avec la Zermana. La Ca d'Oro s'éloigne...

- Ce palais, c'est la Cà d'Oro?

Surpris, je me tourne vers la fille de nos amis; c'est bien elle qui m'a posé cette question. Je lui réponds le plus aimablement possible, et je me propose même de lui donner quelques indications sur cette ca, mais elle est très savante et connaît ce... palais beaucoup mieux que moi; elle m'énumère les colonnes, parle de proportions... Comment voulez-vous que je lui parle de polpete? Et d'ailleurs je n'ai pas du tout envie de lui parler de polpete! Et pourquoi pas aussi de fragolìn? J'exagère, je suis méchant, mais sans m'en être rendu compte, je crois que j'ai entendu en même temps les petits cris extasiés des visiteurs qui emplissent le bateau. J'ai eu l'impression d'entendre piétiner des fleurs délicates...

- Rialtooo...! crie le marinèr.

Comme l'eau jaillit d'une outre trop gonflée, jaillit sur le quai une grosse bouffée de visiteurs; ceux qui attendaient poussent comme dans une mêlée de rugby pour entrer dare-dare. Arrivée à Samarco. Je ne reconnais pas la place; je devrais plutôt dire que je ne la vois pas! Xe colma alta? Oui, mais ce n'est pas la lagune qui est venue submerger Samarco, ce sont les visiteurs. Où est donc le lion songeur de l'autre nuit? Je le sais, je n'ai pas besoin de le voir; il est là-bas, à l'autre bout, derrière l'église.

- C'est le Palais des Doges, m'apprend la fille savante, en me montrant le palazzo.

J'ai appris tant de choses... "Et le Doge était le maître de la ville, et il y avait un conseil de dix sages..." Ah oui! les diese Savi...

Nous entrons à l'intérieur du palazzo. C'est grand, c'est très grand, c'est aussi grand que vous voulez, mais - je me souviens de la ca du collègue de mon père et du père de Zo à qui j'avais porté un document - ce n'est pas immense. Pourtant le palazzo est beaucoup plus grand. Mais la ca, c'était pour un homme; le palazzo, c'est pour tout le monde. De qui dépendait donc la vie de ce monde? Les diese Savi n'habitaient pas ici.

Oh là là! La fille savante sait même qu'ici il y a des gondoles! Est-ce que?... Eh oui! "Un vrai tour en gondole"! Nous y allons!...

Le petit bassin près de Samarco est plein de pope qui attendent le bon vouloir des visiteurs.

- Je vais choisir la plus belle! décrète la fille savante.

Et elle va faire le tour de toutes les gondoles qu'elle inspecte de près. Enfin, le choix est fait : cette gondole-là, paraît-il, est plus brillante et mieux décorée... Bien, nous montons à bord. J'ai reconnu le pope, c'est Mòmolo, nous avions parlé avec lui dans les jours passés; il m'a reconnu aussi. Je lui fais un petit signe résigné; je crois qu'il m'a compris, car il me retourne un petit sourire discret.

"Sotomòrso el remo!" Je l'ai pensé, mais évidemment je ne l'ai pas dit! Mòmolo n'a certes pas besoin de mes conseils pour démarrer. Je pense au mal que j'avais eu la première fois lorsque Zo m'avait indiqué le mouvement, tout en contemplant la facilité et l'élégance de Mòmolo pendant le démarrage. Eh oui, xe cussì! Nous sommes partis. Nous croisons des gondoles, devant nous des gondoles, derrière nous des gondoles; c'est le chemin des gondoles, quoi!

Durant le "vrai tour en gondole", la fille savante fait des commentaires : "Ça sent mauvais dans les canaux! - On aurait pu repeindre les façades, ce n'est pas très difficile! - Les gens d'ici sont sales, ils jettent des bouteilles vides dans les canaux! - Oh! Vous avez vu? Ils affichent leur linge aux fenêtres, c'est dégoûtant! Je ne comprends pas qu'on n'interdise pas ce genre de choses!" Les parents de la fille savante tournent la tête de droite à gauche et l'un demande prudemment à l'autre :

- Tu as vu ce pont, tu le trouves joli?

L'autre répond :

- Et toi, tu le trouves joli?

- Ma foi, il...

- Oui, oui! Je trouve que...

Et chacun ponctue son analyse d'un balancement significatif de la tête accompagné d'une moue pleine de sentiments profonds. Et les sentiments, ça ne s'explique pas n'est-ce pas?

Mòmolo aide vaillamment à la compréhension du voyage :

- Ici habitait...

Le rio passe devant un campo au fond duquel je revois le gigantesque tas de ferraille. Mòmolo a fait un grand geste vers le gigantesque tas de ferraille :

- Cette oeuvre récente... commence-t-il.

Et pendant la pause très légère qu'il fait avant de continuer, il me fait, toujours discrètement, un petit sourire ironique; je lui renvoie, tout aussi discrètement, une grimace de compassion.

Le gigantesque tas de ferraille a soulevé l'intérêt de la fille savante; elle a posé des questions sur...

Ah, et puis je ne sais pas! Je n'ai plus écouté... Ça sent mauvais, le linge, la ferraille... C'est vrai que le rio - assez court heureusement - par lequel commence le "tour" n'est pas très agréable; cependant j'admire la mémoire exceptionnelle des visiteurs qui, même après un séjour prolongé, ne se souviennent que de cet endroit-là! Le linge? C'est vrai que c'est très simple : s'il n'y avait pas d'habitants, il n'y aurait pas de linge! Comment n'y a-t-on pas pensé?

Nous débouchons sur le Canalazzo; quelques gondoles se sont groupées, et les pope, au son d'un accordéon, chantent en choeur des chansons traditionnelles qui ne sont pas d'ici...

Le "tour" se termine. La fille savante, ses parents et les miens descendent de la gondole en arborant le sourire immobile de ceux qui sont au comble de la satisfaction. Je glisse à voix basse un petit schiao à Mòmolo; il me fait un petit signe d'adieu.

C'est l'heure du déjeuner; la fille savante sait évidemment dans quel restaurant il faut aller, elle l'a lu dans son guide. "Il est tout près du théâtre de La Fenice", déclare-t-elle sans hésiter. Elle sait non moins évidemment par où il faut passer. "Il faut prendre la rue du 22 mars", indique-t-elle. Elle connaît aussi la cale en question. "Là-bas il y a de bonnes boutiques pour faire des achats", conclut-elle avec autorité. Ses parents approuvent tout ce qu'elle dit avec la distraction qui paraît leur être habituelle. Deux ou trois boutiques - je ne sais au juste combien, je n'ai vraiment pas prêté d'attention à la chose - sont... visitées - cela fait sans doute partie des visites obligatoires... La fille savante choisit des vêtements pour elle, en choisit d'autres pour sa mère - "Cette robe t'ira très bien!" - et ordonne à son père d'acheter la paire de chaussures qu'elle a vue en vitrine - "Celles que tu as aux pieds ne te conviennent pas pour marcher ici!" Ses parents prennent, toujours aussi distraitement, tout ce qu'elle leur propose, et à la question posée après que les achats ont été faits : "Cette robe te plaît-elle, maman?" sa mère a répondu : "Oui, beaucoup, allons déjeuner, j'ai un peu faim!"

Les achats déposés à l'hôtel tout proche, nous allons donc déjeuner. J'étais un peu inquiet, car le restaurant en question était justement celui où j'avais été livrer hier! Mais pensez donc! Personne n'ayant fait attention à moi hier, personne ne m'a reconnu aujourd'hui!

A dire la vérité, les mets qu'on nous sert sont excellents; certains sont du cru, certains sont les mêmes que ceux qu'on trouve dans d'autres villes. Celui du cru que j'ai goûté - le figadìn - ne vaut cependant pas - et de loin! - celui de la Zermana. Une image est passée : la Corte Zapa, le figadìn de la Zermana avec les cèole du barba que j'ai mangé là-bas pour la première fois... J'étouffe un soupir; la Corte Zapa est loin, et je m'ennuie dans ce restaurant. Enfin, il faut faire bonne figure; je ne tiens pas à attrister mes parents. La fille savante a pris elle aussi un figadìn; je crois, comme on dit en classe, qu'elle a copié sur moi! Pourquoi pas? Cela prouve tout au moins qu'elle a du discernement! Je plaisante, bien sûr! Maintenant, elle se tient bien digne afin que personne ne s'aperçoive du mal qu'elle se donne pour avaler son foie - les oignons, ah les oignons! J'admire cependant son courage! Ses parents, par contre, ont soigneusement évité tout ce qui ne faisait pas partie de leurs habitudes - visiter, passe encore, mais il ne faut rien exagérer! Le dessert? Comme prévu! L'aubergiste - pardon, le maître d'hôtel! - est venu chanter les louanges des fruits que le barba a amenés... "...de l'île de Sant'Erasmo!" J'ai failli corriger : "Mais non, San Rasemo voyons! Vous êtes des gens d'ici! Pourquoi faites-vous tout votre possible pour l'oublier!" En tout cas, ils y arrivent très bien...

- Café?

Quelle amabilité! L'auberg... je veux dire le maître d'hôtel nous propose le café avec un sourire d'autant plus prodigue qu'il l'avait économisé hier. N'ayant plus à se battre avec le figadìn, la fille savante reprend ses commentaires sur... la ville. Ses parents l'approuvent de confiance - ils sont venus visiter, pas faire une étude! Les commentaires sont toujours aussi défavorables : les rues sont étroites, on ne peut jamais aller tout droit, on ne peut pas trouver son chemin, on repasse toujours par les mêmes endroits... Mes parents n'avaient pas trop pu aider, ils ne connaissent pas encore suffisamment bien. Quant à moi, j'avais voulu en vain indiquer le chemin lorsque les achats avaient été faits, mais la fille savante avait déclaré qu'elle savait où aller; la première erreur qu'elle fit avait été fatale. Nous tournâmes autour de La Fenise jusqu'au moment où j'avais fini par m'écrier : "Je la vois!" ce qui était absolument faux, les cali étant trop étroites, mais nous avait permis, la fille savante ayant abdiqué toute vélléité, d'arriver à bon port. Comme nous avions, dans notre errance, traversé plusieurs rii, la fille savante en avait tiré cette conclusion : "Tous les canaux se ressemblent!"

Maintenant, c'est l'heure du repos; repos un peu gâché, car la fille savante vient de rappeler : "Il faut aller voir l'Académie!" Sa mère a brusquement oublié d'être distraite, car elle émet un douloureux "Je ne vais plus nulle part j'ai mal aux pieds!" Le père lève une tête inquiète - la visite était au programme... La fille savante répond avec agacement : "Il n'y a qu'à appeler un taxi!" Le taxi appelé par notre si serviable... maître d'hôtel - a-t-il un poucentage? - nous partons pour La Cademia.

Mon père avait raison : "Il y a des tableaux magnifiques peints par des peintres qui vivaient ici dans les temps passés", m'avait-il dit. Avait-il eu autant raison d'ajouter : "Cela te permettra de connaître la ville mieux qu'en te promenant"? Bien entendu, prétendre que les promenades d'aujourd'hui font voir l'aujourd'hui et non les temps passés serait vain, bien que la tentation soit forte. Où se trouve donc la différence, si tant est qu'il y en ait une? Après tout, les peintres des temps passés se sont promenés eux aussi pour choisir les endroits qu'ils voulaient peindre. Et ces endroits, pourquoi seraient-ils moins intéressants que ceux de mes promenades? Au reste, ce sont parfois les mêmes. Je regarde les tableaux; le passé est devant moi. Refuser de le connaître, c'est affirmer ne rien vouloir faire pour le futur. L'aujourd'hui existe-t-il? Si, si, il existe; mais l'aujourd'hui est aussi le passé. Si je peins maintenant, je deviens moi aussi un peintre du passé. Si je peins maintenant, il faut que je regarde ce maintenant, et que je le regarde moi-même. Et pour le regarder, il faut que je me promène. Mon père a raison de me dire de me documenter, dans les musées, dans les ouvrages historiques. Je deviendrai savant. Mais cette science n'existera que pour moi, et qu'aussi longtemps que moi. Je deviendrai cultivé. Mais on attend plus d'une plante que l'on a cultivée que d'une plante sauvage. Mon devoir est de peindre, de peindre pour le futur. Je dis peindre, mais cela peut être autre chose; c'est à moi de trouver.

- Dépêchons-nous, le taxi doit nous attendre pour aller à Murano, prévient la fille savante à voix basse.

- Au fond à gauche, nous allons voir une toile de...

Le guide vient de passer avec son groupe.

- Passez par le Grand Canal et allez lentement, ordonne la fille savante au taxi.

- Comme vous voudrez, Mademoiselle, répond l'homme avec une légère pointe d'ironie.

Il n'y a pas d'autre route pour aller à Muràn si on ne veut pas faire le tour de toute la lagune! Ensuite, le rio de Noàl, car celui des Santi Apostoli est fermé pour travaux.

Tout au long du Canalazzo, la fille savante, son guide à la main, récite les ca. Ses parents et ma mère écoutent. Son père pose des questions. Mon père, qui connaît quelques-unes de ces ca, fait des commentaires. Quant aux ca elles-mêmes, je crois qu'ils ont tous oublié de les regarder; leur voyage s'est fait dans le guide.

- Varè co i dise ch'el ponte de Noàl xe a San Felise! a grommelé l'homme entre ses dents.

San Felise, c'est la paroisse où commence le rio de Noàl. Encore un peu, et ils allaient en parler! a-t-il dû penser.

- C'est ici que le fils de mon collègue ira bientôt!

Mon père accompagne sa déclaration d'un grand geste du bras qui montre la ca Foscari. C'est vrai, Zo sera un jour à l'Université... et puis sans doute fera-t-il des recherches scientifiques là où travaille son père... Nous passons justement devant; mon père a indiqué la ca Papadopoli, et a parlé de son travail.

Ayant... terminé le Canalazzo, nous prenons la route de Muràn.

- Les verreries de Murano datent de...

La fille savante a repris la lecture de son guide. Moi, je regarde le rougeoiement du feu qui a fait fondre le verre se refléter sur le petit cheval qui est en train de naître d'une boule informe sous la main habile du verrier.

- Vous nous livrerez ça chez nous!

La fille savante et ses parents ont acheté un lustre, spécialité de Muràn, dont les petits losanges de cristal s'animent sous la lumière et brillent de mille couleurs.

- Le grand là-bas au fond, celui qui brille le plus!

Sant'Iacopo. Zo et moi sommes assis sur notre banc préféré. Brasa et la Zermana sont avec la gnagna.

- C'est toi qui as conduit la gondole? me taquine Zo.

Je réponds, de mon ton le plus naturel :

- Ah! Mòmolo t'a dit...

Il a failli donner dans le panneau! Il est resté un instant interdit, mais a repris aussitôt sur un ton ironique :

- De diana! ghe mancarìa altro! co el me g'ha dito tuto! E l'aqua, no la giera freda?

Moi non plus je ne compte pas donner dans le panneau; je réponds négligemment :

- Ce n'est pas à moi, c'est à Mòmolo qu'il faut demander si l'eau était froide! Moi je ramais ferme pour aller le repêcher.

- No capisso una gazarada!

- C'est ça, tu ne comprends rien!

Il bute sur la réponse qu'il voulait commencer, et part d'un grand éclat de rire. Nous finissons par rire ensemble de bon coeur.

- Si tu savais comme je me suis ennuyé!

Il secoue la tête :

- Ça m'est arrivé aussi quelquefois; on ne sait pas quoi faire dans ces cas-là. Et encore toi, tu as eu de la chance...

Je proteste :

- De la chance?

- Oui, ils savaient où ils voulaient aller; les miens, non! La première fois j'étais un peu perdu; mais j'ai eu une idée extraordinaire!

- Qu'as-tu fait?

Il rit :

- Je les ai emmenés là où je ne vais jamais!

Je ris aussi :

- Varda che casi! L'idée était excellente! Mais pour moi ce serait plus difficile...

- Et pourquoi donc?

- Je connais moins bien que toi... j'aurais pu les emmener dans un endroit où l'on se sent bien; ça ne leur aurait sûrement pas plu!

Nous rions de nouveau.

- Si tu restes plus longtemps, tu connaîtras mieux...

Si je reste... Je réponds en hésitant :

- Mon père va repartir bientôt...

Il me coupe :

- Il reviendra dans quelque temps; mon père m'en a parlé.

- Oui mais...

Il me coupe de nouveau :

- Tu as déjà été à l'école ici; ça s'est bien passé!

Il poursuit sans me laisser le temps de répondre :

- Tu pourrais venir dans mon école, nous serions dans la même classe.

Il me coupe une fois de plus, alors même que je n'avais pas encore parlé :

- Viens habiter chez moi; nous avons de la place.

- Mais tes parents...

- Ils veulent bien; je leur en ai déjà parlé.

La gnagna va mieux, mais a encore besoin d'un peu d'aide; Zo et Brasa y sont allés cet après-midi. Moi, après déjeuner, je vais chez la Zermana. Je suis passé par un chemin que je ne connaissais pas. Je n'y retournerai sans doute pas, mais je n'y emmènerai pas de visiteurs; il n'y a rien à voir pour eux. Je pense que Zo non plus ne les y emmènera pas, pour la même raison et non parce qu'il n'y va jamais; je crois au contraire qu'il y vient. Ici il y a des habitants, il y a une vie. Quand il parle de là où il ne va jamais, je pense que ce sont des endroits d'où la vie commence à partir, comme l'eau dans les rii quand la marée descend.

J'arrive aux Càrmini par une caleta si étroite qu'on doit s'y croiser avec peine. Tout au début de la caleta, un grand jardin silencieux, ou plutôt non, un champ dans les broussailles, abandonné. Dans le fond, de hautes ca qui le dominent. Sur l'une d'elles, une vaste fenêtre bordée d'un large balcon laisse deviner l'imposant salon d'un dignitaire peut-être. Sur le côté du champ, noyée dans un rideau d'arbres, une élégante petite ca, dont on aperçoit la façade de belles pierres d'Istrie, ornée de grosses colonnes. Je m'approche; tout est fermé, et le voudrait-on, on ne pourrait y pénétrer, au travers d'une végétation verdoyante qui a pris depuis longtemps la place de ceux qui habitaient là.

I Càrmini. Je traverse le rio de San Barnabà; le topo est dans le petit port. La Corte Zapa.

- Bondì, puto!

La mère me reçoit avec un grand sourire. Le père est là, il a fini ses livraisons :

- Ghe ne vustu?... un fragolìn?

Du fragolìn? Pourquoi pas! Avec cette chaleur qui est revenue, c'est le moment de se rafraîchir :

- Sto fragolìn me dise ben! Co sto caldo, ghe xe caso che possa bever un gotesìn!

- Anca mi, papà! s'exclame la Zermana qui arrive à l'instant.

Son père nous en verse à chacun une bonne rasade. Nous restons un moment à parler. Les parents se sont un peu habitués à moi; ils ne se contentent plus de m'écouter, comme dans les premiers temps. Le père me raconte ce qu'il a fait ce matin, me donne même des détails; un de ses clients était arrivé en retard, sa femme est souffrante, il a fallu qu'il revienne après avoir livré les autres clients, cela l'a mis en retard pour livrer le frutariòl à la Spina Longa, c'est ennuyeux parce que là-bas, les habitants n'ont pas beaucoup de boutiques et pour aller ailleurs, c'est un peu compliqué, il faut prendre le bateau qui ne passe que toutes les vingt minutes, mais enfin ça s'est bien arrangé.

Il s'est arrêté, a secoué la tête comme pour confirmer ce qu'il venait de dire, a regardé la table, et a versé à boire. J'ai fait quelques commentaires pour lui montrer que j'avais été intéressé; il a de nouveau secoué la tête, et m'a souri.

La fraîcheur du rio atténue la chaleur de cette journée ensoleillée. Nous sommes venus tous les deux nous asseoir dans le topo, et nous croquons les pommes pleines de jus que le barba a rapportées de San Rasemo.

- Tu te souviens de ce que je t'avais dit au printemps, le jour où je suis parti : "Je viendrai quand il pleuvra"? Ancòi nol pioze...

- Si po, me arecordo. Je suis contente que tu sois venu quand même; pioze rare volte d'istà.

La pluie, elle viendra en automne; l'automne qu'annoncent déjà les premières feuilles jaunissantes des arbres que j'aperçois de l'autre côté du mur. L'automne, c'est l'école.

- Ton père s'en va bientôt.

Mon père s'en va bientôt. Je sais, il me l'a dit hier.

- Oui.

Un bateau passe devant nous. L'homme a fait un signe à la Zermana. Elle a les yeux fixés sur le rio devant elle et n'a pas répondu. Peut-être ne s'en est-il pas aperçu, car il tournait, et s'en va maintenant par le San Barnabà.

- Je ne partirai pas avec mes parents lorsqu'ils s'en iront.

- Ils vont revenir bientôt.

- Oui.

- Il faudra que tu ailles à l'école.

- Zo m'a...

- Je sais. Tu en as parlé avec tes parents?

- Pas encore de manière définitive; j'attendais d'en parler avec toi.

- Tu penses qu'ils accepteront?

- Oui. La question s'était déjà posée, il y a quelque temps. Mon père voyage beaucoup. Et comme les parents de Zo veulent bien...

- Je le veux aussi.

- J'avais dit il y a deux semaines quand nous étions chez Brasa que je ne m'étais pas habitué...

- ...que c'était autre chose.

- Oui.

Elle m'a regardé, sans bouger les yeux, longuement.

- Je t'avais dit que pour moi, tu n'étais plus un foresto.

- Quand je suis parti au printemps, la chioca m'a manqué... J'ai pensé à ceux qui sont venus dans la lagune pour la première fois. Ils ne l'ont jamais quittée. Bien sûr, ils étaient en sécurité. Est-ce la seule raison? Il y a bien des endroits où l'on est en sécurité... La chioca, elle aussi c'est autre chose.

- J'ai toujours vécu ici. La chioca, je n'y ai jamais pensé; je l'ai toujours sentie.

- Pour moi, tu fais partie de la chioca.

Dans une caleta, non loin du Tragheto dei Cani, se trouve une antique ostaria où l'on respire un passé que les visiteurs, nul ne sait pourquoi, n'ont pas encore envahi. Lorsqu'on y pénètre, des boiseries que le temps a vieillies vous entourent de leurs chaudes couleurs. Le maître des lieux vous reçoit avec une attention discrète et sincère, comme si vous étiez un voyageur qu'une longue route a fatigué. Est-ce de trouver une maison habitée là où on n'attendait qu'une table, est-ce de trouver un hôte là où on n'était venu que pour bien manger qui dresse une barrière qu'aucun visiteur ne peut franchir?

Mes trois amis m'ont fait la surprise de m'inviter à ce disnàr intime pour fêter ma décision de rester soto la chioca. Un mazorìn que la lagune a trahi vient de terminer ses aventures dans nos assiettes. Le temps se passe doucement à chiacolàr insieme...

La nuit est emplie de la chaleur que le soleil a laissée; un soleil que le proche automne assoupit peu à peu. Nous marchons de temps en temps, nous nous arrêtons entre-temps. Autour de nous, les fenêtres s'endorment. Les rii se transforment en miroirs enchantés où se mirent les maisons, les barques et les ponts. Les cali et les campieli nous invitent : "Venez, nous serons tranquilles, il n'y a plus personne!"

Zo dal ponte d'un rio qui paraît rentrer dans des maisons, derrière un sotoportego, un campielo sombre où de petites arcades noires vous regardent - la Corte del Miliòn. Marco Polo habitait là.

- Siòr Miliòn... fait Zo en même temps qu'une grimace.

- Il était revenu très riche de ses voyages?

Il me répond avec la même grimace :

- Oui, sans doute. Mais ce n'est pas pour cela qu'on l'appelait siòr Miliòn.

- Ah, je devine! Il avait rapporté le récit d'un million d'aventures!

Brasa hoche la tête :

- Oui, c'est vrai, c'est pour ça... mais ce n'est pas pour ça tout de même!

J'ai l'air si perplexe, que Zo se met à rire :

- Siòr Miliòn a appris aux gens d'ici plein de choses extraordinaires. Mais les gens n'aiment pas que quelqu'un sache ce qu'ils ne savent pas eux-mêmes. Alors...

- Alors, complète Brasa, les gens ont dit que siòr Miliòn avait imaginé un million d'aventures!

J'observe :

- Eh bien, si c'est vrai que c'était faux, cela prouve en tout cas que siòr Miliòn avait de l'imagination!

- Cela non plus ne plaît pas à ceux qui en sont dépourvus! conclut Zo.

Un petit silence. La Zermana remarque doucement :

- I putei zoga a chi le dise pi bele...

Elle se tourne vers moi :

- C'est un jeu très ancien auquel jouent les enfants; un des joueurs pose une question, et chacun doit lui donner la réponse la plus saugrenue et la plus drôle...

J'ai encore deviné! Je m'exclame :

- Et c'est ce qu'a fait siòr Miliòn!

Zo sourit :

- Surtout que d'après la règle du jeu celui qui répond de façon sensée a un gage!

Nous poursuivons notre route qui doit nous mener jusque chez Brasa où se trouve amarrée la topeta. Au détour d'une cale, le clapotement doux d'une fontaine nous fait découvrir que nous avons soif. Et boire a donné faim à Zo.

- Tu n'as pas assez mangé tout à l'heure? plaisante la Zermana.

- Devine ce que j'ai dans mes poches! rétorque son zermàn.

Et il montre... des cacahuètes!

- Des bagiggi! s'écrie Brasa, quelle bonne idée!

- Allons les manger chez Morosini, propose-t-il, on les posera sur la grande vera.

Chez Morosini, c'est tout simplement une petite cour bordée de grands murs où une lumière rasante dessine les contours de deux belles fenêtres en ogive qui s'appuient tristement l'une contre l'autre; la Corte Morosini. Mais pour ce qui est de poser les bagiggi sur la vera, une complication de taille se présente : ici, c'est le royaume... des chats! Et la vera est prise... prise par un long chat - je dis long, car il s'est étiré... de tout son long au beau milieu de la vera! Zo parlemente avec lui, mais l'occupant n'entend pas céder sa place. Les pourparlers - délicats - se terminent, comme toujours les pourparlers, par un compromis. Missièr el Gato consent à nous octroyer le petit bout de place juste nécessaire à nos bagiggi; va ben cussì! Sur l'escalier montant vers la maison, les autres chats, installés chacun sur sa marche, considérant que l'affaire ne les concerne pas, ne nous ont même pas fait l'aumône d'un miaulement.

- S'il ne reste plus ici que des visiteurs, qu'y aura-t-il de changé pour les chats?

La question de la Zermana a créé un malaise.

- Si on continue à les nourrir, ils ne s'en apercevront peut-être même pas, répond Brasa.

Zo s'insurge :

- Si nous, nous ne sommes plus ici, qu'importent les chats!

- Qu'y aura-t-il de changé pour les pierres qui ont servi à bâtir notre monde? reprend la Zermana.

J'interviens :

- Elles seront devenues les pierres qui ont servi à bâtir... la ville.

- Et qu'y aura-t-il de changé pour les visiteurs? insiste la Zermana.

Zo prend un ton sarcastique :

- Si on continue à les nourrir...

- Je crains que ce soient eux qui nous nourrissent... objecte Brasa.

Elle ajoute d'un ton amer :

- Et s'ils en ont assez de nous nourrir, ils n'auront qu'à nous chasser.

Je proteste :

- Ils ont tout de même besoin qu'on s'occupe d'eux.

- Ils ne garderont que... le personnel! grogne Zo.

- Le personnel et les comédiens, suggère la Zermana.

Je m'étonne :

- Les comédiens?

- Les visiteurs viennent visiter, n'est-ce pas? Il leur restera la ville, il leur restera les chats, et si nous ne sommes plus ici, il leur faudra des comédiens pour nous remplacer.

- En costume folklorique, avec des gondoles neuves faites par les visiteurs eux-mêmes, sur le modèle du poisson qu'on jette dans le lac, pour le faire pêcher par des... visiteurs de pêche-dans-un-vrai-lac-avec-du-poisson-sauvage-d'élevage! raille Zo.

Nous quittons la Corte Morosini; le chat allongé sur la vera a levé la tête et nous regarde longuement partir. Nous flânons, guidés de temps en temps par une luseta in te la note, lumière qui s'évanouit sitôt quitté le réverbère. Sur les façades des ca, xe tuto sarà, pas une fenêtre n'est restée ouverte. Miracoli, et son église qui dort les yeux ouverts. Nous nous arrêtons tout près, sur le ponte co la feriada du rio de San Canzian, au joli décor de fer forgé. Devant moi, au-dessus d'une porte donnant sur le rio, une cao de piera; un homme vénérable a laissé en souvenir sa tête sculptée dans la pierre, qui regarde inlassablement les reflets d'un monde disparu qui a fait sa vie, et qui parle aux fantômes qui habitent le rio.

Encore quelques cali endormies, et nous arrivons dans la quiétude du rio de Sant'Andrea; nous voici comme toujours sur notre pont, tout au bout du rio.

- E come podemo pensàr a la vechia? bougonne Zo.

- Si tu veux penser comme les anciens, il te faut vivre comme les anciens, déclare la Zermana.

J'interviens :

- On peut ramer sur la topeta, bien qu'elle ait un moteur.

- C'est possible; l'heure d'arrivée ne sera pas la même.

- La rame peut servir si le moteur est en panne, remarque Brasa.

- Oui; mais ça ne change rien pour l'heure d'arrivée.

- Et si on arrive en retard, personne ne vous aura attendu, commente Zo.

- C'est vrai, confirme la Zermana; quand les arzanaloti sont venus proposer les rames qu'ils avaient faites, les clients qu'ils espéraient trouver étaient déjà loin sur leurs bateaux à moteur.

- Il n'y a plus d'arzanaloti... prononce tristement Brasa.

Elle poursuit, d'une voix restée triste :

- Qui a encore besoin de notre sel? De ce qui venait de la Chine?

Zo approuve :

- Qui a encore besoin de ce que nous avons été les premiers à faire : journaux, banques... Qui se souvient encore d'Aldus...?

Je l'interromps :

- J'ai vu dans un musée un livre imprimé par lui...

Il hoche lentement la tête :

- Dans un musée...

La Zermana achève d'un ton désabusé :

- Serons-nous un jour un musée acheté par les visiteurs?...

 

F I N

 

 

 






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