PHOTOS de VENISE et de FRANCE

TOUS  LES  TEXTES

 

 

IL  FAISAIT  CHAUD.


Il faisait chaud. Par la fenêtre grand ouverte, l'obscurité pénétrait tout doucement dans ma chambre. Des rêves incertains se formaient et s'évanouissaient.

Gilgamesh veillait.

- A quelle heure allons-nous au tournoi de tennis demain? demanda-t-il de sa voix sans entraves.

- Demain...

Les ténèbres s'éclaircirent; le soleil du lendemain inonda les ombres de mes imaginations.

- Tu as fait retendre ta raquette?

Oui, j'avais fait cela.

Demain, la raquette légère fera fuir la balle au loin, là où mes adversaires ne pourront pas l'attraper.

- Je sens que je vais gagner, déclarait Gilgamesh avec certitude.

Après avoir fait quelques mouvements de tête marquant l'achèvement de sa pensée, il ajouta :

- Tu as bien joué la dernière fois, tu devrais...

Il se dressa :

- Allons faire quelques balles dans le jardin!

Nous voilà dehors. Je n'avais aucune envie de dormir. Les balles rebondissaient contre le mur, seuls leurs claquements indiquaient leur présence. Quelquefois, l'un de nous en rattrapait une...

Le tournoi commença mal; ou plutôt bien. Gilgamesh gagna, naturellement; moi aussi, mon adversaire n'étant pas venu. Gilgamesh s'ennuyait déjà. Où aller? Que faire? C'est ça les vacances.

Nous voilà sur nos vélos; la campagne est accueillante, on peut s'arrêter à chaque endroit. Nous sommes en ville toute l'année. La campagne m'est plus familière que ma ville; pourquoi?

- On va chez Ishtar?

Oui, je veux bien aller chez Ishtar. Je taquine :

- Tu veux faire admirer ta victoire?

- Tu sais bien qu'elle n'est pas accessible à... au jeu... aux jeux pour enfants!

- C'était bien la peine que tu l'aies baptisée Ishtar!

- Pourquoi?

Je préfère jouer au tennis avec Gilgamesh plutôt que de lui expliquer la mythologie. J'abandonne. Du reste, ce n'était pas la peine d'abandonner, ou de ne pas abandonner, il est déjà ailleurs.

- On fait tous une grande balade cet après-midi?

Ishtar sera ravie - elle a horreur du vélo.

Les rues courtes traversent le village et nous mènent à la maison des parents d'Ishtar. Elle nous accueille avec grâce et charme, comme à l'accoutumée - sous la tonnelle, au milieu de la forêt qu'est son jardin. Son jardin n'est pas vraiment très grand. Gilgamesh parle avec de grands gestes. Elle rit : "Tu sais, je suis en train de lire; mais les autres seront certainement très contents."

Les autres viennent. Les maisons ne sont pas loin les unes des autres. Amas de vélos. Départ pour l'étang où nous allons nous baigner. Ishtar est venue avec nous.

La campagne nous regarde; le petit bois s'est arrêté au milieu des champs et se repose.

- Tu traînes! crie Gilgamesh.

Je ne saurai pas ce que dit la vie dans le petit bois. Il faut fuir, sans avoir de poursuivants. Tout à l'heure, nous nous arrêterons pour attendre les filles que rien ne presse. Il fait chaud et calme. Gilgamesh est arrivé avant moi - de peu - en haut de la petite côte où nous attendons, essoufflés.

L'eau est fraîche dans l'étang, au milieu des grands arbres. Gilgamesh propose un jeu - nous avons apporté un ballon. Les règles sont compliquées, mais il faut les suivre - sinon le jeu ne serait plus un jeu. Le temps passe. Nous avons pris de quoi déjeuner. C'est très bon. Nous avons faim. Nous déjeunons. Le temps passe.

Sous les arbres, le soleil ne brûle pas. Nous nous reposons; les uns sont allongés, d'autres sont assis. Après avoir mangé, nous parlons. Ishtar propose des sujets; c'est toujours elle qui propose des sujets. Gilgamesh demande ce qu'on va faire. Personne ne sait; Gilgamesh devrait le savoir lui-même. On se rabat sur le sujet qu'Ishtar a abordé. Sauf, bien entendu, ceux qui dorment, ou font semblant, ou font semblant de parler. Le temps passe.

- Tu n'as quand même pas apporté un livre?

Gilgamesh a explosé!

Ishtar avait bien un livre. Elle ne le lisait pas mais sa main était posée dessus comme... sur un ami, peut-être.

- Je sais qui il est; je sais qu'il ne changera pas. Il est mort.

Gilgamesh n'a rien compris à ce qu'elle a dit. Il marmonne : "Qui est mort?" et regarde autour de lui - est-ce pour chercher de l'aide?

- S'il est mort, tu ne peux pas lui parler, dit une fille aux très grands yeux.

J'ai toujours du mal à comprendre - à entendre? - cette fille; ses yeux paraissent dire : "Cherche, ce ne sont pas mes mots". Elle n'a rien du Sphinx; elle ne donne pas l'impression de celer de secrets.

- Pourquoi répond-il souvent à mes questions? dit Ishtar, souriant paisiblement.

- On nage jusqu'à l'arbre? demande Gilgamesh.

Il a tellement l'air inquiet que je me mets à rire. Il n'est pas inquiet pour la course, qu'il va certainement gagner, mais... il a peur quand Ishtar parle.

Les garçons se lèvent, j'y vais aussi; l'eau est fraîche et il fait chaud. C'est bon de sentir l'eau qui m'entoure et me cède.

La course a calmé Gilgamesh - et lui a donné des idées.

- Je sais que de l'eau est de l'eau et qu'elle ne changera pas, dit-il à Ishtar.

Ishtar rit :

- Tu es mouillé, mais tu sécheras; j'espère que ce que je lis ne s'évaporera pas.

Gilgamesh n'a rien compris.

- Je n'ai pas mouillé ton livre, dit-il, encore inquiet.

Ishtar sourit, toujours doucement.

Le temps ne s'écoule que lorsqu'on le pousse; il était immobile autour d'Ishtar. Elle vivait, comme nous tous; ses cheveux, ses mains changeaient de jour en jour, sans doute. Mais ses yeux - non, pas ses yeux - luisaient de manière immuable.

L'ombre, sous les arbres, s'est allongée sans rien dire. Sphinx l'a pourtant entendue, car elle se glisse sur son bord pour rester près du soleil sans qu'il la touche. J'ai envie de lui dire... j'ai seulement envie, sans doute, de lui parler, mais je ne sais pas de quoi. Ishtar parle, elle. Je voudrais parler à Sphinx parce qu'elle le demande. C'est idiot, elle ne m'a jamais rien demandé. Mais je suis capable, tout de même...

- ... tu viens?

Que veut Gilgamesh? Ah! Il faut plonger au fond de l'étang pour y chercher - non, pour y trouver... Peut-être la vase nous livrera-t-elle des trésors, enfouis depuis le naufrage...

- ...d'un grand voilier!

Sphinx rit de mon imagination. Gilgamesh affirme que le voilier est encore là, le grand mât dépassant seul de la vase.

Ishtar hoche la tête : tout cela n'est pas très vraisemblable. Elle a raison. J'ai pourtant envie d'aller chercher le voilier et ses trésors, tout en sachant qu'il n'y a rien. Gilgamesh se lance à l'assaut; a-t-il besoin de savoir pour aller? Pourquoi va-t-il toujours? Sphinx me demande de lui rapporter un collier. Elle ne porte jamais de bijoux.

Il y avait un trésor. Une feuille de papier - une feuille de livre, d'un vieux livre. Gilgamesh l'apporta triomphalement à Ishtar.

- Voilà de la lecture, s'exclama-t-il, j'ai été la chercher exprès pour toi!

Rire général. Ishtar regarde avec étonnement une sorte de chiffon à demi déchiré, mais qui se trouve bien être une page...

- Tu ne te rends pas compte!

Gilgamesh pâlit - ou rougit - je ne sais trop. C'est toujours comme ça quand Ishtar le surprend. Je crois qu'il est toujours surpris par elle. Ishtar continue :

- C'est un livre très ancien; regarde le papier. C'est écrit en grec.

Tout le monde donna son avis. Je savais vaguement comment reconnaître un papier ancien... Je n'étais pas le seul à le savoir vaguement. Certains ne le savaient pas du tout. Tout le monde donna son avis; la discussion était soutenue.

- Il doit être très ennuyé d'avoir perdu son livre.

Le silence se fit. Une des filles était restée à moitié dans l'eau, seule la tête - on aurait dit seuls les yeux - dépassait. Une vraie grenouille. Quelquefois, les grenouilles parlent; on ne comprend pas toujours ce qu'elles disent. Peut-être faut-il bien les connaître; peut-être parlent-elles à quelqu'un. A qui Grenouille venait-elle de parler?

- Il faut songer à rentrer.

L'intervention de Confucius - un nom que, jaloux de nos appellations, il s'était donné à lui-même - eut son effet habituel : tout le monde retrouva son calme. Sa torpeur, plutôt. Cette torpeur qui m'effrayait, mais qui me tentait tant. Cette torpeur qui envahissait tout notre groupe et qui laissait Gilgamesh hébété. "Qu'est-ce qu'on fait?" question qu'il continuait à poser, sans ouvrir la bouche. Sphinx regardait Grenouille. Ishtar se leva, nous partîmes.

Le retour se fit avec lenteur. Les longues ombres des arbres étaient venues nous regarder passer. Voulaient-elles nous dire...? Qu'avaient fait les arbres pendant que nous étions au bord de l'étang? Que de récits perdus pour moi, qui ne pouvais pas comprendre.

Je roulais de plus en plus lentement; Gilgamesh parlait avec Ishtar, loin devant. Il ne tenait pas son guidon et s'exclamait avec les mains. Ishtar hochait la tête. Mais ces récits-là étaient faciles à comprendre. Je me retrouvai près de Sphinx qui roulait habituellement à l'arrière.

- Tu ne fais plus la course? dit-elle en riant, tout en me regardant avec attention. On n'a pas l'habitude de te voir derrière.

J'hésitais, sans savoir à propos de quoi.

- Les livres qui n'ont qu'une page parlent difficilement, reprit-elle.

- Les arbres aussi.

Ma réponse me surprit, mais ne parut pas la surprendre.

- Les arbres donnent de l'ombre ou des fruits, répondit-elle pensivement.

L'ombre d'un des arbres me donna une idée :

- Si on sème un des fruits, un autre arbre repousse.

- Tu penses faire repousser un livre de la même manière?

L'idée était évidemment absurde. Quelle idée? Celle du livre ou celle du fruit? Les grands yeux de Sphinx me regardaient toujours avec... ah! je ne sais jamais avec quoi. Comprenait-elle le langage des arbres? Non, c'est stupide!

- Il faudrait faire quelque chose; ce serait amusant de planter la page! Il serait content.

Qui serait content? Grenouille était tout près de nous deux et paraissait continuer sa phrase en silence.

Les arbres, autour de nous, se préparaient au repos du soir. Nul besoin, pour eux, de rejoindre un abri ou de chercher une nourriture. Nous, nous devions pédaler.

- Eh bien, que vous arrive-t-il?

Confucius s'inquiétait, comme d'habitude; de fait, notre petit groupe était, à force de ne pas pédaler, assez loin en arrière. Sphinx expliqua que nous parlions philosophie. Confucius parut encore plus inquiet. Nous arrivâmes vers l'heure du dîner.

Les parents d'Ishtar avaient préparé une sorte de pique-nique vespéral, pour nous tous, dans le jardin; ravis et fourbus, surtout fourbus, nous nous installâmes en poussant des cris - affaiblis par la fatigue - de joie. Gilgamesh expliquait avec sagesse qu'un livre écrit en grec ne pouvait être qu'un livre très savant :

- ...et d'ailleurs...

- Tu lis le grec, maintenant?

La question de Confucius eût pu être méchante; mais il était trop simple pour penser de la sorte. Gilgamesh le savait, et s'il répondit un peu gauchement, ce n'était pas pour s'être senti blessé, mais... mais pourquoi répondait-il gauchement, à propos? Ishtar souriait, Gilgamesh rougissait.

Ce matin, un oiseau est venu me réveiller. Il est posé sur le bout du lit, et me regarde. Il ne dit rien, mais il a dû chanter, sinon je ne me serais pas réveillé. Il fait frais, l'air est calme. L'oiseau me regarde avec insistance; attend-il une réponse? Je ne sais quoi lui dire; les arbres, hier, ne m'ont rien transmis pour lui. Ou bien, je n'ai pas compris.

Je secoue mentalement la tête; je ne dois pas encore être très réveillé, pour penser des choses aussi bêtes. L'oiseau ne bouge pas; je ne bouge pas non plus - je n'ai pas envie de le voir partir.

J'ai dû m'endormir de nouveau. L'oiseau n'est plus là. Je ressens une gêne, sans savoir pourquoi. Je me lève, je vais à la fenêtre; est-ce pour voir l'oiseau?

C'est Gilgamesh que je vois dans le jardin.

- Ce n'est pas trop tôt, je croyais que tu dormirais toute la journée!

- Il fallait me réveiller!

- Non, non, j'arrive à l'instant, dit-il en riant.

- Tu as déjeuné?

- Non, mais j'ai faim.

Je mangeai copieusement; Gilgamesh grignotait, la mine soucieuse.

- Crois-tu que cette... feuille en grec soit importante? dit-il en mâchonnant ses mots.

Tenté d'ironiser, je n'osai le faire. Son visage paraissait presque triste.

- Pourquoi...

Il s'arrêta un moment, puis :

- Comment peut-elle vivre dans deux mondes?

- Qu'est-ce que tu racontes? Elle s'intéresse à certaines choses, c'est tout. Tu vas bien à l'école; tu y apprends bien ce qui n'est pas...

Il m'interrompit vivement :

- Elle n'apprend pas, elle vit là, là.

- Là où?

- Dans le livre où se cache quelqu'un. Je ne peux pas lui parler.

- A Ishtar?

- Ishtar! Même son nom n'est pas le sien.

- Je t'appelle bien Gilgamesh.

- Oui, mais c'est pour jouer; elle, on dirait qu'elle est Ishtar.

- Tiens, tu connais bien...

- Je ne sais pas vraiment qui est Ishtar, je veux dire la vraie Ishtar, mais j'ai l'impression qu'elle a pris sa place - la place de la vraie Ishtar. A quoi ça sert de vivre là où personne ne vit plus - dans les pages des livres?

Vivre dans les pages d'un livre... La question ne se posait pas - ne se posait plus, face au mur que nous tentions maintenant de détruire à force de balles rageusement frappées. Là, nous vivions, sans doute... sans doute.

Gilgamesh s'est arrêté; il ne renvoie plus les balles.

- Tu viens, on va chez...

Il n'achève pas, et relance une balle. Personne ne la rattrape.

- Eh bien, allons-y, dis-je avec un sourire malicieux.

Gilgamesh me lance un regard vindicatif.

Chez Ishtar, les affaires sérieuses nous attendent. Grenouille fouette Pégase de ses doigts agiles.

- Tu cherches un nouveau jeu? demande Gilgamesh, très intéressé.

Sphinx dispose ses grands yeux :

- Pégase porte le message d'un mort, dit-elle lentement.

Gilgamesh a jeté un coup d'oeil rapide autour de lui : Ishtar n'est pas dans la pièce. Il parle sans contrainte :

- Tu es bête! Pégase n'est qu'une machine; c'est Grenouille qui envoie le message.

- Oui, mais Pégase le porte au monde entier, insiste doucement Sphinx.

- Je ne savais pas que le monde entier fût passionné par les messages de Grenouille!

Grenouille s'est retournée vers Gilgamesh. Elle baisse les yeux et dit avec un soupir :

- Un seul sera passionné... S'il trouve mon message.

Gilgamesh se mit à rire :

- Il ne reste plus qu'à jouer aux devinettes : qui peut bien être ce...

Il s'interrompit; Ishtar venait d'entrer et se penchait avec curiosité sur Pégase. Des mots, animés par Grenouille, dansaient avant d'être emportés.

Ishtar s'approcha de Gilgamesh en souriant :

- Tu devrais trouver toi-même la réponse à ta devinette; sans toi, Pégase n'emporterait rien avec lui.

- Je n'ai rien dit à Grenouille.

- Dans le livre, il manque une feuille.

- Quel livre?

- Je ne sais pas. Mais la feuille, tu l'as sauvée des profondeurs d'un étang.

Gilgamesh rayonna :

- Vous cherchez à qui appartient le livre qui a perdu sa feuille!

- Et peut-être aussi celui qui est dans la feuille, lui répondit pensivement Ishtar.

L'oiseau n'était pas là ce matin lorsque je me suis réveillé. Avais-je le sentiment de l'avoir attendu - ou plutôt espéré? Mais les oiseaux ne savent pas lire - surtout le grec. Pourquoi surtout le grec? Les oiseaux n'ont pas besoin de savoir lire, ils lisent les choses, pas les mots. Qu'aurait lu l'oiseau dans cette page - en grec?

Gilgamesh vint me prendre pour aller au marché. Dimanche, le marché réunissait le village; les parents de notre petit groupe s'y rencontraient. On venait acheter, certes, on venait aussi parler; un bruit continu recouvrait la place, comme dans une cour d'école. On voyait bien que des personnes se parlaient, mais lorsqu'on s'approchait d'elles, on n'entendait que des mots épars, qui paraissaient arriver d'ailleurs.

Les parents, les uns ou les autres, étaient au courant de notre trouvaille; je les voyais hocher la tête, s'exclamer, décider. Un vendeur prit le même air pour fixer le prix d'une botte de carottes.

Notre petit groupe, réuni, se faufila hors du marché.

- Qu'est-ce qu'on fait?

La question de Gilgamesh a fait rire tout le monde : il pose cette question tous les jours.

- Oui, mais qu'est-ce qu'on fait? reprend-il.

La décision fut prise : nous irions nous promener dans la forêt. Gilgamesh est content : on pourra - il pourra, surtout - grimper sur les rochers. Ishtar est contente : la forêt n'est pas très éloignée du village, il n'y aura pas à pédaler longtemps.

La forêt étalait ses ombres pour nous accueillir; la promenade s'étirait avec nonchalance, le temps passait sans nous heurter. Un petit refus tremblotait dans mon esprit; devais-je refuser le temps? c'était impossible. Le temps... le temps me paraissait être un voyage; fallait-il dormir pendant ce voyage? nous marchions, nous parlions, la forêt passait devant nous; dans un rêve, en eût-il été autrement?

Gilgamesh s'enivra de rochers; j'en fus aussi, mais assez distraitement. Confucius surveillait, assis près des filles en grande conversation. Non, pourtant, je ne voyais pas Grenouille parler.

Ayant renvoyé les rochers se reposer, Gilgamesh consentit à rester un moment à ne rien faire. Sphinx profita de l'accalmie.

- Crois-tu, me dit-elle, que Pégase va nous apporter des nouvelles, ce soir?

Ishtar prit un air gourmand :

- Peut-être que quelqu'un nous traduira la page.

- J'ai vérifié le texte du message, intervint Confucius, je pense que tout est en ordre.

Il me fallait dire quelque chose; je ne trouvai rien. Grenouille se taisait.

Pégase avait apporté un message, ce soir; "Quel est le prix du document?" Nous nous étions regardés, en pouffant de rire. "On copie et on vend des millions d'exemplaires!" s'était exclamé Gilgamesh. "Personne n'en voudra, avait corrigé Confucius, une copie n'est faite que pour être lue."

L'oiseau ne reviendra plus. Le matin est chaud, déjà. Pour un oiseau, ce n'est plus le matin, mais le milieu de la matinée. Le vrai matin, je dors - et lui, que fait-il? Il n'achète pas de page grecque - pourquoi acheter? Acheter, c'est échanger; peut-on donner une chose à la place d'une autre? Sans doute, puisqu'on le fait. Que donnerait l'oiseau pour cette page qu'il ne peut lire? Peut-on garnir un nid avec une feuille de papier?

Un chant d'oiseau me réveille; la fenêtre est grand ouverte, il fait déjà chaud.

L'orage a fini par décider de s'abattre; les gouttes, en se heurtant, explosent en fumée. Le ciel a disparu. J'ai pris mon vélo - je roule dans l'eau, par les chemins de ma campagne.

Le tonnerre parle haut; quelle est sa langue? Rien ne restera de ses paroles, et pourtant, un arbre pourra en mourir.

Pégase nous a apporté la traduction du texte grec; un chercheur, au loin, s'est passionné. "Où l'avez-vous trouvé?" nous demande-t-il. Notre étang ne paraît pas l'intéresser. Il propose une théorie sur la date, une autre sur l'auteur. Il suffit donc d'avoir écrit, pour attirer l'univers? J'écris tout au long de l'année - en classe, pour mon professeur...

- C'est le texte d'un philosophe, annonce Ishtar.

Elle baigne dans la lecture.

- Je ne sais pas qui peut bien être l'auteur, ajoute-t-elle; il faudra comparer avec...

- Tu as vu cette phrase curieuse? interrompt Sphinx.

- Oui, je l'ai vue, mais on ne peut pas s'en servir...

- S'en servir?

- Pour analyser le texte. L'idée que contient cette phrase ne correspond pas à tout ce que l'on sait...

- C'est bien ce qui est passionnant!

Pégase intervient : "Il y a une difficulté pour classer le texte". Le chercheur est ennuyé, justement par la phrase; suivent des explications, très compliquées.

"Que veut dire cette phrase?" fait porter Sphinx par Pégase. La réponse revient aussitôt : "Cela n'a aucune importance; ce qui compte, c'est de la relier à quelque chose de connu."

- Ce n'est pas à lui, murmure Grenouille.

Le ciel est transparent, ce matin. J'aide Gilgamesh à battre nos adversaires sur le court. La vie va simplement. La balle est bonne ou mauvaise. On me lance une balle, je cours après comme le fait un bon chien; mais je sais faire mieux, je renvoie la balle. Gilgamesh veille à tout; la vie peut passer, elle ne l'en distraira pas.

Demain, je dois partir avec mes parents, pour rester quelques jours chez des amis, dans une contrée lointaine. Du moins, c'est Gilgamesh qui a prétendu que c'était une contrée lointaine. "Tu vas être privé de tennis", lui ai-je glissé malicieusement. Il a pris un air boudeur. "On pourrait aller cet après-midi chez Ishtar", ai-je ajouté nonchalamment. "Si tu veux", a répondu Gilgamesh - nonchalamment.

Pégase sommeille tranquillement; ou peut-être écoute-t-il les sons calmes qui sourdent du piano que caresse Sphinx. La musique nous recouvre, me recouvre. Que dit l'auteur? Il n'y a aucun mot.

Sphinx s'est tue. Ishtar commente, explique. La musique s'éclaire, devient compréhensible; elle est belle, elle est profonde, elle est triste, elle est... Elle est sans défense devant nos paroles.

Ce matin, notre troupe roulante a recueilli l'approbation ouvertement exprimée des habitantes des petits prés que nous avons traversés. Cornes déployées, elles nous ont accompagnés de leur regard émerveillé par tant de courage; quelques mugissements, dus à nos prouesses, se firent entendre. Nous étions là où la terre s'était paresseusement soulevée pour former de petites collines qui nous paraissaient être des monts infranchissables. Midi approche; nous envahissons un pré dont le bord nous offre une ombre protectrice. Déjeuner.

L'après-midi est lente, surtout pour ceux qui gisent, engourdis par la chaleur. Ishtar lit. Ishtar lit la traduction apportée par Pégase. Gilgamesh soigne son vélo.

Sphinx s'est approchée d'Ishtar et regarde la traduction.

- Elle peut tout de même vivre seule, dit-elle craintivement.

- Qui peut vivre seule?

- La phrase.

- La phrase? Ah oui! la phrase. Vivre seule?

- Oui; pourquoi faut-il s'en servir pour analyser le texte? Elle fait partie du texte, non?

- A quoi veux-tu la comparer? Je ne sais même pas ce qu'elle veut dire; tu comprends, toi?

- Non... non... je... il a voulu dire...

- Même celui qui l'a traduite ne sait pas à quoi la rattacher. C'est une idée qu'on ne connaît pas.

- Eh bien, on apprend...

- On ne peut pas apprendre ce qu'on ne connaît pas.

- Mais enfin, il y a des gens qui découvrent, qui inventent...

- Oui, mais à partir de ce qu'on connaît déjà; il faut une suite, il faut... par exemple améliorer ce qui est déjà...

- Jamais rien de nouveau, alors?

- Si, mais pas d'inconnu.

Ishtar a prononcé le mot d'une voix ferme; j'entends Sphinx dire dans un souffle, sans bouger les lèvres :

- Et le rêve?

Ishtar reste impassible.

- Dans le rêve, on est seul; pour connaître, il faut autre chose que soi-même, répond-elle nettement.

Sphinx est immobile.

- Pourquoi faut-il connaître? murmure-t-elle.

Un petit souffle d'air a réveillé Confucius. Non, il ne dormait pas, il écoutait.

- On devait se promener, et vous voilà en train de faire de la philosophie, s'exclame-t-il soudain.

- Tiens, tu ne dors pas, ironise Ishtar.

Le soleil quitte doucement les cimes du ciel. Nous roulons. D'autres arbres nous observent. D'autres? comment savoir? Ce sont peut-être les mêmes arbres; comment les reconnaître? D'autres vaches paissent dans d'autres prés; en quoi diffèrent-elles de celles que nous venons de voir? Faut-il les manger pour savoir?

Grenouille roule près de moi.

- Tu crois que nous allons le retrouver? me demande-t-elle anxieusement.

- Retrouver?... Qui veux-tu?...

- Le livre devait appartenir à quelqu'un.

Le livre devait appartenir à quelqu'un. Oui, c'est vrai.

La promenade continue; elle est agréable. Nous roulons sans but précis, et chaque instant nous rapproche de ce but. Pourquoi? Pourquoi Gilgamesh se presse-t-il? Pourquoi Sphinx flâne-t-elle? De temps à autre, nous nous rejoignons tous. Un arrêt; sans raison véritable. C'est une promenade. Pourquoi cette volonté de la faire? C'est agréable. Pourquoi est-ce agréable?

Insensiblement, le chemin de la promenade est devenu le chemin du retour. Certes, le but est précis, mais le chemin reste le même, et nous roulons de la même manière. Tout est donc resté immobile depuis ce matin? Grenouille... Je vais vers Grenouille.

- Pourquoi veux-tu retrouver...

Ma question reste suspendue; Grenouille me regarde sans étonnement. Je ne sais pas... si, je sais quoi dire. Je le dis :

- Ce n'est pas ça que je voulais te demander; je voulais savoir... comprendre - mais peut-on comprendre...

Grenouille me regarde toujours de la même façon. Je continue, un peu... comme si j'étais essoufflé :

- Qu'est-ce qui te pousse à chercher - je veux dire, pas de chercher, mais de penser à chercher... Un oiseau, un oiseau par exemple, pensera-t-il à chercher ce de quoi un autre oiseau peut avoir besoin, ou avoir envie, ou...

- L'oiseau rapporte au nid le ver pour son petit.

La promenade d'hier a donné des forces à Gilgamesh; ses balles parcourent l'espace comme des météores. "Tu devrais réfléchir avant de frapper la balle" me dit-il. La chose me paraît évidente. Ne pensant plus qu'à réfléchir, je manque toutes les balles. Cela le fait rire.

- Tu vois à quoi ça sert de réfléchir! me... lance-t-il.

Je boude. Je ne trouve pas plus de réponse que de parades à ses coups. Heureusement, nous ne comptons pas les points.

- Allons, viens! me dit-il gaiement; nos adversaires nous attendent. Alors, tu oublieras de trop penser?

Je n'ai pas pensé du tout; les adversaires furent battus.

L'après-midi est chaude; nous sommes tous réfugiés dans la forêt d'Ishtar. La paresse emplit nos esprits. Ishtar a envoyé Pégase au fond du temps inviter d'illustres Grecs à s'entretenir avec elle de l'auteur, qu'ils devaient certainement connaître, de la page perdue. Ils sont tous venus, quittant l'abri de leurs vieux livres enfouis derrière les vitrines, partout, au loin.

Ishtar est attentive; elle demande à l'un, à l'autre, écoute leur réponse. Ils disent tant de choses fragiles, auxquelles ils n'ajouteront rien. Donneront-ils ce qu'attend d'eux Ishtar? Etait-ce pour ce jour qu'ils avaient parlé, il y a si longtemps? Savaient-ils que ce jour arriverait?

Ishtar n'a plus de questions à poser. Ils sont partis; vite.

- Tu ne leur as rien dit.

Je ne sais pourquoi cela m'est venu à l'esprit. Ishtar me regarde, peut-être sans comprendre.

- Je n'ai rien dit... hésite-t-elle.

Je continue, toujours sans savoir pourquoi :

- Ils attendaient...

- Qui, ils?

- Les Grecs que tu as fait venir.

- Que j'ai fait... Ah oui! Je... oui, on peut dire ça. Mais...c'est moi qui attendais une... des réponses.

Un silence s'étend. Ishtar ajoute doucement :

- C'est à ça que servent les livres.

Les livres... les livres sont en papier.

- Quelqu'un a parlé dans ces livres. Quand on parle, c'est pour demander ou pour donner.

J'ai dit cela sans respirer. Ishtar répond calmement :

- On parle pour bien d'autres raisons. On peut raconter ce qu'on a vu, ce qu'on a ressenti...

- Pour quoi faire?

- Comment, pour quoi faire? Pour le plaisir de partager ce qu'on sait, ce qu'on éprouve.

- Parler d'un chagrin, c'est appeler à l'aide.

De nouveau, un silence. Ishtar soupire.

- Que veux-tu faire? prononce-t-elle pensivement.

- Peut-être parler pour rien, comme le font les oiseaux qui chantent.

- Peut-être disent-ils quelque chose, sans qu'on le sache.

- Peut-être. Sphinx, dans la page, a bien trouvé une phrase qu'on ne comprend pas.

Sphinx était près de nous. Tous étaient près de nous. J'ai le sentiment que chacun voulait dire quelque chose. Mais le silence nous en empêchait.

Ce matin, je me suis bien amusé, mais Gilgamesh est mécontent; nous avons failli perdre la partie - c'est ma faute. J'aime bien jouer; lui, il aime bien gagner.

- Ce n'est pas ta faute, me dit-il pourtant gentiment, tu as fait de très belles choses, mais tu n'as pas eu de chance.

- Quelques balles ont dépassé la ligne, je le sais.

- Elles étaient presque sur la ligne. Mais un coup moins... joli aurait fait l'affaire, très souvent.

Je me mis à rire.

- Un beau coup n'est pas forcément un coup utile!

- Un... commença Gilgamesh.

Il ne dit plus rien, mais me regarda avec une ombre d'inquiétude. Je n'avais pas le courage de continuer à penser; mais la pensée se frayait d'elle-même un chemin. Fallait-il bien faire les choses qu'on faisait? Et quelles choses? Et pour quelles raisons? Et pour quels buts?

- Tu viens déjeuner à la maison? me dit timidement Gilgamesh.

Je me sentis confus.

- Oh, avec plaisir! lui répondis-je vivement.

Après être passés chez moi déposer ma raquette, nous allâmes tranquillement chez lui; l'heure du déjeuner ne nous pressait pas encore.

Le soleil monte, de plus en plus lentement; a-t-il déjà envie de redescendre? Les chemins du village flânent à nos côtés; que veulent-ils nous montrer, là où ils nous mènent?

Ils nous montrent Sphinx et Grenouille. "Où allez-vous?" "Nous allons déjeuner." "Nous aussi; nous allons chez Sphinx", dit Grenouille.

Mais personne n'est pressé.

- De quoi parliez-vous? demande Gilgamesh aux filles.

Sphinx lève la tête, comme pour répondre, hésite; Grenouille l'a regardée, nous regarde, et dit doucement :

- La page n'a peut-être pas été perdue.

Sphinx a hoché la tête, à peine.

Gilgamesh demande impatiemment :

- La page... pourquoi perdue?

Grenouille ne dit plus rien. Sphinx hoche de nouveau la tête.

- Il a peut-être jeté la page, dit-elle d'une voix mal assurée.

Gilgamesh fait un geste d'impatience; il n'aime pas les complications, je le sais. Sphinx ne disant plus rien, la curiosité me pousse à demander : "Pourquoi?"

- La phrase, dit Grenouille, la phrase qui inquiète Sphinx.

- Ce n'est pas moi seulement qu'elle inquiète, qu'elle peut inquiéter, répond vivement Sphinx, c'est... le monde... je veux dire... celui qui avait le livre a peut-être eu peur... ou a eu peur que d'autres...

- Qu'est-ce que tu racontes? grince Gilgamesh. Explique-toi.

- Je ne sais pas; je ne sais pas. On ne peut pas créer la vie pour la détruire... pour permettre de survivre...

Gilgamesh est devenu inquiet; il ne dit plus rien. J'interviens encore :

- C'est ce qu'il y a dans la page ou ce que tu penses?

- Tu as lu la page comme moi, répond nerveusement Sphinx, c'est ce qui est écrit.

- Personne n'a vraiment bien compris, interrompt calmement Grenouille; si nous retrouvions celui qui a perdu la page...

Après un moment de silence, elle ajouta :

- Il sera content de retrouver sa page.

Nous partîmes tous déjeuner.

Les parents de Gilgamesh paraissent contents de me voir. A table, tout le monde est gai. Gilgamesh raconte la partie de tennis en se moquant gentiment de moi. Les parents nous demandent ce que nous faisons ces derniers jours - nous avons l'air d'être si occupés! Nous parlons de notre trouvaille. Le père de Gilgamesh dit que nous devrions nous adresser à une bibliothèque. Nous expliquons que Pégase cherche partout et que les bibliothèques peuvent nous transmettre ce qu'elles veulent.

- Vous vous livrez au hasard, dit le père de Gilgamesh, ce n'est pas ce qu'il faut faire. Il faut prévenir directement la bibliothèque...

La mère de Gilgamesh intervient :

- Cette affaire n'a pas de sens; on n'alerte pas le monde entier parce qu'on a trouvé une feuille de papier par terre.

- Ce n'est pas une feuille de papier... proteste Gilgamesh.

- Mais vous ne savez même pas ce que c'est, rétorque sa mère. C'est de l'enfantillage; personne ne vous a demandé...

Personne ne nous a demandé. C'est vrai. Nous aurions mieux fait de jouer au tennis, apparemment.

Le déjeuner s'est terminé gaiement. Nous avons parlé de... je ne sais plus.

Nous nous étions tous retrouvés, un peu plus tard, chez Ishtar. Confucius avait confectionné une forme de recherche grâce à laquelle Pégase pouvait comparer le texte de la page avec un grand nombre de textes anciens, grecs ou autres, afin de savoir si on pouvait rapprocher notre texte de quelque autre chose de connu. Confucius pensait que, jusqu'à présent, personne ne pouvait affirmer qu'il y eût rien de la sorte, aucune recherche sérieuse n'ayant été faite. Ishtar surveille; elle me fait penser à un chien d'arrêt. Et quand elle saura? Je ne sais pourquoi, j'ai la sensation d'être sur le court, attendant de gagner un point. Quand on a gagné tous les points, qu'en fait-on?

Pégase profite d'une accalmie pour porter un message à Sphinx. "Il faut fonder une association pour défendre la création de la vie", dit ce message. Nous nous regardons, éberlués. Sphinx lance Pégase aux nouvelles. De retour, il lui conte : "On ne peut créer la vie sans la décision d'une autorité. Votre texte ne se réfère à rien de tel." Nous nous regardons de nouveau sans trouver quoi dire. Pégase est emmené à l'écurie se reposer.

Le soleil passe de branche en branche, évitant de nous asperger de sa chaude lumière. Nous nous sommes réfugiés - réfugiés - dans la petite forêt d'Ishtar. Le silence rôde dans l'ombre. Je me sens inquiet; inquiet n'est pas le mot qui convient, mais je n'ai pas envie d'en chercher d'autre. Confucius parle avec Ishtar à voix basse; je crois entendre... mais je n'ai pas assez de curiosité pour comprendre. Grenouille et Sphinx discutent de musique. Gilgamesh me regarde de temps à autre en me demandant en silence ce que je compte faire; il s'ennuie - non, il ne doit pas comprendre ce qui se passe. Ce qui se passe? Mais rien ne se passe.

Le soleil ne se hâte pas encore de descendre là-bas, derrière l'horizon, où il fait noir. Comment fait-il, pour rendre blanc le noir? Comment l'esprit s'illumine-t-il de ce qui existe? Nous sommes ici, tout près les uns des autres, que savons-nous de nos pensées? De nos propres pensées, même? Nous nous parlons, mais tous paraissent se taire.

- Vous n'avez pas l'air gai! Qu'est-ce qu'on fait?

La voix brusque de Gilgamesh a brisé le silence des conversations. Quelques rires nerveux. Chacun parle fort. Demain nous irons faire une bonne grande promenade.

L'oiseau est encore là ce matin, à mon réveil; m'a-t-il réveillé? Il ne s'attarde pas; avant de partir, du bord de la fenêtre, il me dit quelque chose en montrant le jardin, le ciel. Il parle d'une voix joyeuse. Personne ne paraît décider de sa vie.

Gilgamesh arrive; nous déjeunons ensemble.

- J'espère que Ishtar ne va pas emporter Pégase avec elle en promenade, dit-il en riant.

Avais-je oublié Pégase? Je répondis d'un ton moqueur :

- Non, non, certainement pas; tu pourras parler avec elle toute la journée!

Il me lança un regard furieux et grogna :

- Dépêche-toi, tu ne penses qu'à manger.

Le soleil saute de nuage en nuage, ce matin; leurs petites ombres se promènent tranquillement dans les prés, sur la colline. Que faire d'un nuage? Il n'a rien d'une pierre précieuse, bien qu'il en ait l'apparence, lorsque le soleil, derrière lui, l'illumine. Nubes volat...

A poursuivre les nuages, je me retrouve loin devant notre groupe, tout étonné d'ailleurs de ne pas voir Gilgamesh rouler à mon côté - et même devant moi. Non, je suis seul. Un petit sentier, tout près, va fureter dans le petit bois que je traverse. Je m'y engage; quelques instants, et la route a disparu. Je me suis arrêté, sans savoir pourquoi j'étais là. Les herbes sont hautes; je m'assieds. Tout est si calme. J'entends les oiseaux; mon oiseau est-il ici? Où sont les hommes? J'entends notre groupe qui passe; ils sont passés, vont-ils disparaître?

Je roule maintenant derrière eux. Ils ne vont pas vite, je les rattrape bientôt.

- Tu traînes vraiment aujourd'hui!

Je ne sais qui a parlé; je me joins aux conversations. Aux conversations fort animées.

- ...et il sera tout seul, dans son association! s'exclame Sphinx.

Ishtar est mécontente :

- Ce n'est pas pour lui que ce livre a été écrit, dit-elle avec vigueur.

Confucius tente d'apaiser les esprits :

- Un livre est fait pour que l'on s'en serve; quelqu'un ou tout le monde.

- Pour que l'on s'en serve, pas pour qu'on l'utilise, répond Ishtar.

Confucius s'étonne :

- S'en servir, c'est l'utiliser, affirme-t-il.

- Non; l'on se sert d'une cuiller pour manger, pas pour la fondre et récupérer le métal pour...

Confucius interrompt vivement Ishtar :

- Tu joues avec les mots. Du reste, rien n'interdit d'utiliser un métal pour ce qu'on veut.

- Bien sûr; mais on ne parle plus de cuiller, dans ce cas.

- Il n'y a pas que des cuillers...

- Eh bien, récupérons l'encre sur la page!

Confucius garde son calme - il garde toujours son calme :

- On te donnera l'encre pour que tu puisses écrire de grandes oeuvres, dit-il en souriant.

Nous roulons de plus en plus lentement. Il est temps de s'arrêter pour le déjeuner. L'après-midi, nous irons nous baigner dans l'étang du Grec - ainsi l'a surnommé Gilgamesh.

C'est bon d'être occupé à ne rien faire.

Ce matin, l'oiseau n'est pas venu me réveiller; Gilgamesh non plus. Il est tard. Des amis doivent venir déjeuner à la maison. Dois-je rester? Oui, je déjeunerai à la maison; mais dois-je être là, pendant le déjeuner? Quand on me parle, c'est par devoir. Pourtant, on me parle gentiment, on se préoccupe de moi. Et mes parents, et leurs amis. Pourquoi appeler cela un devoir, en ce cas? Peut-être parce qu'ils ne savent pas pourquoi ils se préoccupent de moi. Ont-ils besoin de moi comme j'ai besoin d'une raquette pour jouer au tennis? Je me préoccupe de ma raquette, je l'aime bien - je l'ai choisie avec soin. J'aime bien le tennis, mais je ne lui sacrifierai pas tout. Que sacrifiera-t-on pour moi? Les livres sont pleins de sacrifices; pour quelqu'un, pour quelque chose. Pourquoi? Je devrais le savoir, pourquoi; les mêmes livres les contiennent, les explications. Nous devons donner notre vie... à ceux qui nous le disent. Et ceux qui donnent leur vie sans qu'on la leur demande? Certains la laissent, simplement; d'autres... en existe-t-il d'autres? Les livres l'affirment; comment peuvent-ils le savoir? les ont-ils interrogés après leur sacrifice?

Le déjeuner est passé - je ne m'en suis pas aperçu. Gilgamesh vient me prendre pour aller chez Ishtar. J'entends mon père dire à ses amis : "Il s'intéresse surtout à son tennis; que voulez-vous, ce sont les vacances!" Le temps a passé trop vite pendant le déjeuné; peut-être voulais-je parler? S'il faut la décision d'une autorité pour créer la vie, faut-il la décision d'une autre autorité pour créer le temps? Avais-je une conscience lorsque ma propre vie allait se créer? Quelle autorité décidait? Peut-être la décision avait-elle été de m'empêcher de prendre ma vie. Peut-être avais-je volé ma vie.

Nous arrivons chez Ishtar. Le temps a encore passé très vite. Mais Gilgamesh trouve naturel de, parfois, ne rien dire. Lui ai-je parlé, comme en songe, pendant que nous roulions côte à côte? Etait-ce un vrai dialogue lorsque dans mes pensées, j'imaginais ses réponses? Il eût été plus simple de l'interroger et de l'écouter. Pourquoi pensais-je que cela aurait été plus imprécis? Que d'intermédiaires dans un vrai dialogue. Je parle, il entend; entend-il ce que j'ai dit? Puis c'est à mon tour.

Comme en songe. On est seul dans un songe; mais tant de choses se passent. Une nuit, j'ai rêvé d'une partie de tennis; je jouais bien, mieux que... sur un vrai court. Mais, la partie terminée, qu'en restait-il de plus ou de moins que si je l'avais réellement jouée?

Pégase a profité du beau temps pour s'installer dans la forêt d'Ishtar. Il apporte des nouvelles - un message : "Il faut concevoir un texte expliquant le contenu du document."

- Personne n'a rien compris à cette page! s'exclame Sphinx.

Pégase est envoyé protester. "C'est bien pourquoi il faut expliquer", rapporte-t-il. Renvoyé aussitôt, il va et vient. L'auteur du message n'a rien compris non plus, mais insiste : "Expliquer ne sert pas à faire comprendre, mais à devenir celui qui sait." Pégase, étonné, emporte : "Celui qui sait quelles choses? Puisqu'il ne sait rien lui-même." Il reçoit en réponse : "Personne ne comprendra jamais ce document; du reste, il n'y a rien à comprendre. Mais il s'en trouvera un certain nombre qui croiront celui qui a déclaré savoir. On peut en profiter."

Pégase, fourbu, demande à se reposer. Nous lui tenons compagnie, assis sur l'herbe. Tout est calme; chacun a l'air pensif. Les grands arbres paraissent nous protéger de je ne sais quel trouble.

Sphinx a dû dire quelque chose; avait-elle parlé bas? Nous la regardons en silence.

- Je me parlais à moi-même, répond-elle à nos questions muettes.

Nous attendons. Gilgamesh ne supporte pas l'attente. Il grogne :

- Tu pourrais nous faire part de tes profondes pensées.

Sphinx sourit faiblement :

- Je n'ai pas de profondes pensées; d'où les aurais-je prises?

Gilgamesh s'impatiente :

- Et à l'école, tu n'apprends rien?

Le sourire de Sphinx devient triste :

- C'est de cela que je me parlais. Ce que j'apprends, dois-je le croire?

Le silence est revenu. Sphinx tapote nerveusement l'herbe. Ishtar s'est redressée et regarde Sphinx avec inquiétude.

- Pourquoi cherches-tu à comprendre la phrase? lui dit-elle.

- La phrase? La phrase de la feuille? Ce n'est pas la comprendre que je veux, c'est m'imaginer ce qu'elle peut faire.

- Ce qu'elle peut faire? Tu veux dire... Ah oui, je comprends! Ce qu'on dit peut avoir des conséquences.

- Nous disons tous des mots qui peuvent faire. Mais si je dis à mon professeur : "Ce n'est pas bien" et si lui me dit : "Ce n'est pas bien", qui de nous deux aura une mauvaise note?

Ishtar proteste :

- Tu exagères! Ton professeur t'apprend ce qui est connu de tout le monde; il n'invente pas.

Confucius intervient :

- Si tu fais une remarque à ton professeur, je ne pense pas qu'il refuse d'y réfléchir.

Sphinx secoue la tête :

- Non, non; il ne refusera pas. Ce n'est pas ça. Il m'apprend ce que tout le monde sait; c'est vrai. Et que je ne sais pas; c'est vrai aussi. Et qu'il me faut savoir... qu'il me faut savoir...

- Tu vis avec nous tous, dit calmement Confucius, tu partages nos connaissances, même si tes idées sont différentes.

- Oui, mais même mes idées différentes, je te les dirai avec les mots de ta langue.

- Comment veux-tu faire autrement, si tu veux que je te comprenne?

Sphinx a un geste d'impuissance. Elle secoue encore lentement la tête.

- Si tu ne comprends que ta propre langue, répond-elle, comment veux-tu...

Ishtar a un mouvement d'agacement.

- Une autre langue, ça s'apprend, dit-elle sèchement.

Sphinx se mord les lèvres :

- Tu as raison. Mais je dois parler avec les mots d'une langue qui existe...

- Tu peux inventer une langue secrète, mais il faudra aussi la partager.

- Ce n'est pas la langue. Il faut... il faut que je parle avec une pensée... une pensée qui existe... une pensée qui existe...

J'avais rêvé. Mon esprit hésitait entre le rêve et la lumière qui entrait par la fenêtre. Je ne me souvenais pas du rêve. L'oiseau n'était pas là. Mais m'aurait-il parlé de mon rêve? Je cherchais à retourner... non, pas dans mon rêve, mais dans ce que ma mémoire me cachait. De quel autre rêve venais-je?

Je ne peux pas me souvenir; je n'ai peut-être pas le droit de me souvenir. D'une pensée... de quelle pensée?

- Tu n'es pas encore levé?

Gilgamesh venait d'arriver. Sa pensée naissait, mourait, au jour le jour, peut-être.

- J'ai faim!

Il avait toujours faim. Ma mère préparait de très bons déjeuners. A table, il parlait beaucoup; ma mère l'écoutait, le regardait avec affection. Je crois qu'il la rassurait. De quoi la rassurait-il? Je ne sais pas. Bien qu'étant de nature vive, il avait un esprit sans heurts - je veux dire qu'on ne se sentait pas heurté par sa personne, même si on aurait dû l'être quelquefois par ses propos. Ma mère lui parlait; il m'arrivait de vouloir comprendre de quoi il s'agissait. Il s'agissait de choses simples. Je ne comprenais pas.

Gilgamesh n'était pas pressé. Je pensais qu'il allait me proposer de jouer au tennis, ou bien d'aller chez Ishtar, mais il n'en disait rien. Ma mère aimait s'occuper du jardin. Moi, j'aimais le contempler; tant de vies paraissent immobiles, mais que rien ne semble pouvoir arrêter. Sans la main de l'homme, le jardin meurt, mais un autre jardin vient marcher sur la terre, jardin inconnu et qui impose sa propre volonté. Il vient d'une terre nue et ne connaît pas de fin.

Gilgamesh s'était mis à aider ma mère; il montrait autant d'énergie à travailler la terre qu'à renvoyer une balle. Une partie de jardin valait-elle une partie de tennis? "Tu devrais plutôt nous aider!" répondit-il à ma question.

Lancer une balle au loin ne suffit pas pour dire que l'on joue au tennis. Que nous dit le jardin inconnu?

Les travaux jardiniers sont terminés. Gilgamesh ne paraît pas décidé à faire quoi que ce soit d'autre. Nous restons assis sur l'herbe.

- Je n'ai pas envie de jouer aujourd'hui, dit-il au bout d'un moment avec un air songeur.

Je suis un peu surpris, car il semble plein d'énergie. Je lui réponds que cela n'a pas d'importance.

- Si nous allons chez Ishtar... je ne sais pas si elle aura envie d'une promenade, reprend-il.

- On peut s'occuper à autre chose.

- Ah, oui! Pégase...

J'éclate de rire :

- Il n'y a pas que Pégase! Ishtar ne passe pas tout son temps...

Il m'interrompt nerveusement :

- Pourquoi chercher à savoir qui a écrit cette page?

Le voilà debout; il ne me laisse pas le temps de répondre et dit d'un ton irrité :

- Le monde est rempli de livres; à l'école il nous faut déjà en apprendre je ne sais combien. Pourquoi un de plus?

Il a parlé fort; ma mère a entendu. Elle vient jusqu'à nous en souriant.

- Si tu ne sais pas ce que savent les autres hommes, dit-elle à Gilgamesh, tu ne pourras pas vivre la même vie qu'eux.

- Chacun vit la vie qu'il veut!

- A condition de vivre à part. Les abeilles ne resteront pas dans le même pré que les moutons.

Gilgamesh regarde ma mère d'un air un peu inquiet. Ma mère ajoute avec un ton taquin :

- Les moutons ne laissent pas pousser les fleurs.

Gilgamesh roule vite; je ne sais pas où il veut aller. Il m'a demandé si je voulais partir, il a beaucoup remercié ma mère. Je ne dis rien. Il paraît furibond. Je ne cherche pas à savoir pourquoi - il est parfois surprenant. Et nous voilà chez Ishtar.

Pégase a de l'ouvrage; les filles l'entourent et ne prêtent pas grande attention à notre arrivée. Confucius vient vers nous avec un bon sourire.

- Vous arrivez au milieu de la bataille, nous dit-il, quelqu'un ose mettre en doute l'intérêt de la page; cela fait rugir Sphinx.

Je me mets à rire à cette image. Gilgamesh me regarde avec méfiance.

- On pourra mieux juger de l'intérêt du texte quand on connaîtra son auteur, fait porter Ishtar.

Pégase revient, la tête basse. "Si l'auteur était connu, cela se verrait tout de suite", rapporte-t-il.

- Et on le rajouterait à notre programme de classe, mugit Gilgamesh.

Sphinx éperonnait Pégase qui portait ce message : "Si l'idée du texte était connue, il n'y aurait plus rien à chercher." En retour : "Une idée que personne ne comprend, n'intéresse personne!"

- Dommage qu'on ne puisse pas répondre ça en classe, grogne Gilgamesh.

De temps à autre, Grenouille envoyait Pégase trottiner doucement, portant toujours le même message : "Est-ce vous qui avez perdu cette feuille? J'aimerais tant que vous la retrouviez."

Il fait déjà très chaud, ce matin. Nous roulons tranquillement vers l'étang - l'eau fraîche nous fera du bien. Les arbres, autour de la route, envoient-ils des messages? Ils paraissent connaître ce dont ils ont besoin. Ils nous regardent, ils regardent le ciel. Parlent-ils aux oiseaux?

Grenouille roule près de moi; Gilgamesh raconte ses exploits tennistiques à Confucius qui lui sourit gentiment. Ishtar et Sphinx discourent savamment; du moins en ont-elles l'apparence.

- Tu as déjà perdu une chose à laquelle tu tenais? me demande Grenouille.

Je suis un peu surpris; j'ai déjà perdu une chose ou une autre. A laquelle je tenais? Oui, à laquelle je tenais. Et puis... ai-je oublié?

Mes pensées on dû tenir lieu de réponse, car Grenouille reprend :

- Ce n'est pas parce que cette feuille est importante - ou qu'elle n'est pas importante, mais elle manque.

Cette fois, je réponds :

- Elle manque au livre d'où elle vient, mais es-tu sûre qu'elle manque à celui qui l'a perdue... ou jetée?

Grenouille secoue vivement la tête.

- Non, dit-elle nerveusement, non, je ne suis pas sûre; je n'en sais rien. Cette feuille est si triste toute seule.

Je ris légèrement.

- Je sais, une feuille ne peut pas être triste, murmure Grenouille.

Au bout d'un instant, elle ajoute :

- Je ne sais pas si celui qui l'a perdue - ah, oui! ou peut-être jetée - est triste, mais...

Elle fait un geste vague en lâchant son guidon, puis prononce d'un ton sourd :

- Je ne peux pas faire autrement.

Elle s'est tue. J'écoute le bruit que font les pneus sur la chaussée. J'entends des paroles; celles de Gilgamesh - on l'entend de loin, celles... non, ce ne sont pas des paroles - le son du vent, celui des oiseaux, celui... celui qu'on n'entend pas.

Il fait chaud. La chaleur a-t-elle fait fondre mon esprit? Je n'arrive pas à rattraper les mots qui ont été dits sur... la feuille... sur... Seuls le soleil, les arbres, les prés, les vaches qui fouillent l'herbe, me semblent échapper à ce que je sens d'irréel dans ma pensée.

Nous roulons tranquillement; personne, aujourd'hui, ne se presse. Les nuages, les petits nuages blancs, doivent avoir chaud, eux aussi; ils apparaissent de temps à autre, timidement, restent là, à regarder, puis s'en vont, sans qu'on s'en aperçoive.

J'ai entendu Gilgamesh s'exclamer : "Pourquoi pas le tennis?" Confucius s'est mis à rire. "Pourquoi pas le vélo?" a-t-il répondu. Je n'ai pas compris. Le tennis?

- Pourquoi parles-tu du tennis? ai-je dit sans trop savoir pourquoi.

Nous n'avions pas à jouer au tennis... non, il ne s'agissait pas de cela.

- Je ne vois pas pourquoi le tennis n'est pas aussi important que leur texte en grec, me répond Gilgamesh.

Je suis un peu surpris; je n'avais pas suivi la conversation - peut-être étais-je à surveiller un petit nuage qui cherchait à disparaître.

Ishtar ne me laissa pas le temps de reprendre mes esprits.

- Le tennis ne fait rien découvrir aux hommes, dit-elle un peu agacée.

- En somme, il faut toujours souffrir, réplique Gilgamesh avec brusquerie.

- Je ne comprends pas. On ne découvre pas seulement des choses désagréables. Notre vie...

- Et si je n'ai pas envie de découvrir du tout?

- Tu ne...

- Toi non plus! Il y aura toujours quelque chose d'autre que tu ne découvriras pas.

Ishtar a l'air perplexe. Gilgamesh ajoute - comme en un défi :

- Au tennis, je découvre de nouveaux coups! Tu veux essayer?

Ishtar ne répond pas. Personne ne parle. Une sorte de gêne s'est installée, sans que j'en comprenne la cause. Il n'y a aucune raison... Gilgamesh a lancé une de ses boutades habituelles. Chacun donne l'impression de vouloir... C'était comme si nous avions touché la résine d'un arbre.

Nous nous sommes mis à rouler un peu plus vite. Etait-ce - ainsi que je le sentais moi-même - parce que nos esprits s'étaient figés? Les petits nuages blancs jouaient-ils...? non, ils ne jouaient pas au tennis, ils ne jouaient à rien; ils ne découvraient rien - c'était moi qui les découvrais, et seulement si je levais la tête. Les nuages ont leur monde, dans lequel on n'entre pas.

Nous étions arrivés à l'étang où un peu de fraîcheur nous accueillait agréablement. Gilgamesh était déjà dans l'eau - songeait-il à d'autres trouvailles? Les filles s'affairaient - les filles s'affairent toujours. Confucius aidait à quelque chose. Moi aussi, peut-être.

L'eau, le silence du repos, le déjeuner à préparer. Sphinx promène ses grands yeux.

- Un texte que personne ne comprend est le seul à pouvoir faire découvrir quelque chose aux hommes, dit-elle soudain.

Ishtar a pris un air étonné. Elle marmonne en silence, puis :

- N'importe quel texte est dans ce cas.

Confucius s'indigne :

- Tu exagères. Sphinx veut peut-être dire quelque chose...

- Qu'on ne comprendra pas! s'exclame Gilgamesh avec un ton amusé.

- Oh!... Tu n'es jamais sérieux!

Confucius a protesté en hochant vivement la tête. Je suis surpris; cela n'est pas dans ses habitudes. Ishtar paraît surprise, elle aussi.

- J'ai peut-être aussi quelque chose à dire, murmure-t-elle.

Un petit silence s'ensuit. Elle ajoute sur un ton assuré :

- Que font nos professeurs, en classe? Ils expliquent. Ils sont là pour ça. Si l'on comprenait, pourquoi expliqueraient-ils?

Un grand silence s'ensuit. Le silence est bruyant : le repas se prépare. Les oiseaux dédaignent nos discours et se parlent entre eux. Pour eux, nos paroles ne sont-elles que ce que nous appelons chez eux, un chant?

- Et si personne ne comprend, pas même les professeurs?

Sphinx a parlé d'une voix sourde. Etait-ce un chant?

Le silence est revenu; il est empli de gêne. Les oiseaux peuvent-ils chanter tristement? Le déjeuner est prêt, nous mangeons. Je sens qu'il s'est passé quelque chose. Mais quoi? Je n'arrive pas à me souvenir. Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé. C'est comme un nuage que l'on croit voir et qui se déchire en laissant des lambeaux qui ne montrent plus rien. Sphinx avait posé une question à laquelle personne ne paraissait pouvoir répondre. Etait-ce un chant triste? Etait-ce un chant qui rendait triste?

Ishtar a rompu le silence - en hésitant :

- Les professeurs nous expliquent ce qu'on leur a appris.

Gilgamesh ricane :

- Et il faut leur faire confiance!

Confucius proteste :

- On peut vérifier ce qu'ils disent; c'est dans tous les livres.

- Et les livres disent tous la même chose, sans doute?

- Mais c'est toujours le passé qu'on apprend, intervient Sphinx.

- Que veux-tu apprendre d'autre? demande sèchement Ishtar.

- L'avenir, dans les étoiles! s'exclame Gilgamesh en riant.

- L'homme fait des découvertes tous les jours, dit tranquillement Confucius; ça, ce n'est pas le passé.

Sphinx paraît regarder au loin.

- A condition de découvrir ce que l'on comprend, dit-elle lentement.

- Si on ne comprend pas, on garde ce qu'on a trouvé en attendant de comprendre, insiste Confucius.

- Ou bien on jette, réplique Sphinx d'une voix lasse.

Ishtar sourit, d'un sourire un peu résigné.

- Comment sais-tu ce qui doit être gardé? dit-elle lentement.

Comment fait-on pour garder un nuage?

- C'est le nuage qui disparaît de lui-même.

Sphinx me regarde de ses yeux ouverts. Que dois-je chercher? Je sais; j'ai parlé à voix haute sans m'en apercevoir. Je n'ai plus qu'à répondre à Sphinx :

- Il ne suffit donc pas de vouloir garder?

- Il ne suffit peut-être même pas de vouloir rester.

- Et il ne vous suffit pas de parler pour qu'on puisse vous comprendre! raille Gilgamesh.

De façon inattendue, tout le monde se met à rire. Le ciel est bleu, rien n'attache le regard.

Pourquoi le déjeuner a-t-il été si agréable à manger? Chacun paraissait se sentir de bonne humeur; les conversations étaient enjouées, leurs sujets insaisissables. Le ciel est resté bleu; baignade, retour.

Aujourd'hui, nous déjeunons tous chez Ishtar. Ses parents sont là; ils déjeunent avec nous. "Où en êtes-vous?" demandent-ils. Nos explications leur paraissent confuses. "Si vos devoirs sont faits de cette manière à l'école..." Suivent de sages et nombreux conseils. "Et puis, vous vous adressez à n'importe qui; comment pouvez-vous espérer progresser?" Confucius acquiesce de temps à autre; les filles font de bons sourires. Gilgamesh se cache derrière sa fourchette. J'écoute. Tout ce qu'ils disent est vrai; tout ce qu'ils disent est faux. Je sais; je ne sais pas.

- Il faut s'entraîner avec quelqu'un de sérieux.

Le ton du père d'Ishtar est sérieux, lui aussi; au reste, le père d'Ishtar est sérieux. Gilgamesh répond avec prudence, en surveillant timidement Ishtar. Dois-je être prudent? c'est avec moi que Gilgamesh s'entraîne.

La conversation s'est éparpillée en petites miettes. Les parents récitent, sans être sûrs apparemment de leur public. Le public hésite. Peut-être faudrait-il accepter ce monde, que les parents présentent comme un décor empli d'agitation - un décor sans vie.

Nous rejoignons Pégase. J'ai le sentiment de m'éveiller d'un rêve.

Pégase est frémissant; il apporte des nouvelles sévères : "Pour quelles raisons vous intéressez-vous à ce texte?" Sphinx fait porter quelques raisons générales, invoquant la curiosité... "On n'est jamais curieux sans motifs! Et vos motifs ne paraissent pas très justifiés", rapporte aussitôt Pégase. Il n'a pas le temps de s'arrêter. On l'appelle; il nous annonce : "Avez-vous le droit de posséder ce texte? Quelles justifications pouvez-vous donner?" Pégase est envoyé se reposer. Sphinx regarde par terre.

Gilgamesh bredouille :

- Je n'avais pas le droit?

Nous le regardons tous avec étonnement. Je ne comprends pas pourquoi il a l'air si inquiet.

- Qu'as-tu...

Il m'interrompt nerveusement :

- C'est moi qui ai trouvé la feuille.

- Oui. Pourquoi...

- J'avais le droit?

Confucius intervient en riant doucement :

- C'est pour le message? Mais... c'est sans importance.

Gilgamesh paraît un peu moins inquiet.

- C'est peut-être quelqu'un d'important, dit-il d'une voix faible.

- Mais ça ne regarde personne.

- Tu crois... Je pense... je pense... Si je n'avais pas... Quand on ne fait rien, on est tranquille. Personne ne peut... Et puis, découvrir, ça n'attire que des ennuis.

Ishtar glisse avec un sourire moqueur :

- Même de découvrir de nouveaux coups au tennis?

Gilgamesh grogne :

- Oui. Avec les coups que je connais, je gagne.

- Pour te battre, il faut peut-être inventer un nouveau jeu, lance brusquement Sphinx.

Elle regarde loin, comme si elle ne parlait pas à Gilgamesh. Elle ajoute lentement :

- Le nouveau jeu est peut-être dans le texte.

- Les Grecs ne jouaient pas au tennis, intervient nettement Ishtar.

Sphinx a préparé Pégase. Il part en emportant : "Nous voulons savoir si les Grecs jouaient au tennis!"

Il revient bientôt, avec un long message. Il fallait, nous faisait-on savoir, respecter les droits de ceux qui en avaient. S'ils n'étaient plus là pour les recevoir, il fallait donner ces droits à tout le monde; car chacun avait droit à ces droits. Chacun, mais pas nous. Nous n'étions manifestement pas chacun. C'étaient les autres qui étaient chacun. Une fois que les autres obtenaient leurs droits, nous pouvions leur demander de nous en faire profiter. Quant à celui qui avait écrit le texte, il appartenait à son pays - ou à l'univers. Du reste, nous ne pouvions justifier d'aucun droit, car nous n'étions pas les autres. Et enfin, le texte ne parlait pas de tennis, alors, n'avions-nous pas dissimulé...

Sphinx, agacée, conseille gentiment à Pégase de retourner se reposer.

Un silence frémissant s'est installé. Gilgamesh grogne en silence. Sphinx répond - mais à qui?

- Un petit enfant est toujours curieux de ce qu'il ne connaît pas.

Sphinx a parlé d'un ton désapprobateur. Ishtar proteste, bien qu'elle n'ait pas été mise en cause.

- On nous apprend ce que nous ne savons pas, et...

Gilgamesh interrompt Ishtar :

- Oui, je sais, les professeurs. Et aussi tous les livres. Et puis, il faut tout répéter. Tout ce que disent les professeurs, pas ce que disent les livres.

Confucius s'indigne :

- C'est la même chose!

- Pas toujours; le professeur.. extrait!

- Eh bien, ce qu'il a extrait vient bien d'un livre!

Gilgamesh s'énerve :

- Ce sont les mêmes professeurs qui nous disent de ne pas sortir une citation de son contexte.

Ishtar intervient calmement :

- Alors, tu veux dire qu'ils mentent?

- Mentir? Oh non, pas mentir! Non. Ils choisissent. Ils choisissent ce qu'ils veulent. Ils peuvent choisir n'importe qui et n'importe quoi. Puisqu'ils parlent à ceux qui ne savent pas.

Nous restons silencieux. Le silence répond-il à Gilgamesh, ou bien enveloppe-t-il ses mots afin de mieux les conserver? Le silence s'est prolongé; est-il interrompu par le murmure de Grenouille?

- Celui qui ne sait pas doit-il savoir?

La voix faible de Grenouille flotte sur le silence. Sphinx demande, doucement :

- Peut-être sent-il le besoin de savoir?

Grenouille murmure de nouveau :

- Pourra-t-il jamais savoir ce qu'est un sentiment?

Le silence est toujours là, près de nous. Peut-être sait-il, peut-être sait-il seul ce qu'est un sentiment.

Ce matin, Gilgamesh est belliqueux; son adversaire n'a pas le temps de renvoyer la balle. Quant à moi, ma présence à ses côtés sur le court est inutile - il est partout. Partie gagnée. Je le félicite.

- Les professeurs ont extrait le tennis! dit-il soudain.

Etonné, je réponds :

- Extrait de quoi?

Il ricane :

- Tu crois que j'ai le droit de gagner... ailleurs?

- Ailleurs? Tu veux dire...

- Je veux dire ailleurs qu'au tennis!

Gilgamesh a des pensées de derrière la tête. Je fais la bête :

- Tu peux gagner à un autre jeu; ce n'est pas interdit.

- A un autre jeu, oui.

Je devine :

- Tu peux aussi gagner d'autres choses...

- D'autres choses, oui.

Cette fois, je me tais. Il ajoute :

- Mais gagner contre le professeur, non.

- Parce qu'il est le plus fort?

- Parce que je n'ai pas le droit.

Après un moment de silence, il reprend :

- Oui, au tennis, je peux; mais pas à l'école.

Je reste songeur. Comment gagne-t-on contre un professeur?

Le déjeuner passé, nous nous retrouvons chez Ishtar. L'ombre des grands arbres du jardin paraît fraîche; les feuilles, tout là-haut, dansent en chuchotant. L'herbe longue est moelleuse. Nos esprits paressent; Pégase sommeille.

Confucius échange quelques mots avec Gilgamesh à propos de tennis; les filles parlent d'un livre qu'Ishtar vient de lire.

- Grenouille voulait savoir ce que tu pensais des raisons que l'on a de lire. Observer, apprendre ou ressentir? me demande Sphinx.

Gilgamesh ne me laisse pas le temps de répondre :

- Obéir. Le livre ordonne la pensée.

Ishtar intervient :

- Cela s'appelle la culture. Préfères-tu une pensée désordonnée?

Gilgamesh baisse les yeux; peut-être rougit-il? D'une voix hésitante, il répond :

- Non... pas désordonnée... non... mais quel ordre... ordonnée comment... par qui? Oui, je sais, par les professeurs. Mais comment puis-je penser comme toi, même si tu...

Il s'interrompt brusquement. Cette fois-ci, il a rougi. J'entends le chuchotement des feuilles, là-haut. Grenouille s'est levée; elle trouve qu'il fait chaud et propose d'aller à la recherche de boissons fraîches.

Je me sens en faute, soudainement; je n'ai pas répondu à Grenouille. Certes, Gilgamesh m'en a empêché, mais avais-je une réponse? Pourquoi lire? Lire, c'est écouter. Qui écoute-t-on? Celui qui vous parle ou celui à qui on a demandé de parler? Qu'écoute-t-on? Ce qu'on nous dit ou ce qui nous sert?

- Tu veux de l'orangeade?

Grenouille me tend un verre. Je lui dis en souriant :

- Si tu n'avais pas parlé, j'aurais tout de même compris que tu m'offrais de l'orangeade.

Elle me regarde; elle attend.

- Peut-être lit-on quand personne ne vous donne à boire.

Elle m'a écouté sans bouger ses yeux. J'ai bu. Elle a pris mon verre et a murmuré :

- Je vais t'en rapporter.

Ce matin, l'oiseau était sur le rebord de la fenêtre. Il m'a dit quelque chose, puis il est parti. Etais-je déjà éveillé, ou me suis-je réveillé ensuite? Je sais ce qu'il m'a dit. Je ne veux pas qu'il parte. Dans le ciel il n'est de nuage où se poser.

J'ouvre les yeux. J'ai faim.

J'aime le déjeuner du matin. Les oiseaux mangent aussi, dès que le soleil éclaire leur nourriture. On ne fait pas d'efforts pour avoir faim; en fait-on pour penser?

Il pleut. Je roule sur les chemins, autour du village. Les feuilles des grands arbres s'entourent d'une brume pleine de lumière.

Est-ce vrai, qu'un jour, la brume soit devenue un oiseau? Dans quelle classe a-t-elle appris à le faire? Avec quel professeur? L'oiseau, ce matin, est-il venu m'appeler pour aller avec lui, à son école?

La brume rampe doucement vers moi; allons-nous ensemble dans cette classe?

Les murs de l'école ne sont que des feuilles. Je ne cherche pas de fenêtre pour regarder au-dehors.

Je n'apprends rien. Dans mon école à moi, j'apprends beaucoup de choses; des choses qui me plaisent, qui m'intéressent. Ces choses viennent m'aider, m'aider à faire ce qu'il m'est impossible de faire par moi-même. Je peux construire un vélo; j'irai plus vite qu'en courant de toutes mes forces. Ici, je n'apprends rien. Je ne sais si je cours ou si je roule - mais si, je roule - mais je sens que je n'ajoute rien à moi-même. Seulement, je grandis; je me sens grandir, comme grandissent les feuilles autour de moi. Comme a grandi la brume, lorsqu'elle est devenue un oiseau.

La pluie est partie. Il doit être midi; ma mère m'attend certainement pour le déjeuner.

- J'étais sûre que tu serais tout mouillé, me dit-elle avec reproche à mon arrivée.

J'ai envie de rester mouillé - mais ça n'est pas possible.

- Tu aurais pu attendre que la pluie ait cessé, se lamente ma mère.

J'ai envie de lui répondre : "J'aurais manqué la classe." Mais il aurait fallu rire, et je ne peux pas.

Mon père m'apporte de l'aide :

- Un homme doit pouvoir affronter la pluie, tout de même!

Le déjeuner a été agréable. J'ai appris que nous avions un jardin. Maintenant je suis sec.

La forêt d'Ishtar est encore humide cet après-midi; Ishtar nous accueille dans sa maison.

Pégase paresse. Nous tentons de l'intéresser au monde extérieur. "Non, non, nous répond-il le monde n'est pas en émoi; votre Grec ne passionne personne!" Nous l'accusons d'indolence. Il se défend : "Chaque jour, sans qu'on me le dise, je parcours l'Univers et dépose mon message. Que faire ensuite, sinon attendre?"

Ishtar déclame :

- Propose-leur du pain et...

- ...et seuls les affamés viendront le prendre, coupe Sphinx.

Gilgamesh ne laisse pas le silence s'installer :

- Bon, si votre Grec dort, nous, qu'est-ce qu'on fait?

Confucius propose un jeu. Ishtar proteste :

- Jouer, c'est comme arrêter le temps; à la fin du jeu rien n'aura été changé.

Gilgamesh s'impatiente :

- Pourquoi changer?

- On a toujours besoin de choses nouvelles, lui répond calmement Confucius.

- Besoin?

- Ou envie. Les savants viennent de cette envie.

- Oui, oui, il faut toujours apprendre...

Sphinx intervient vivement :

- La page... le Grec ne veut rien nous apprendre...

- Comment le sais-tu? rétorque Gilgamesh.

- A part la... phrase, son texte est clair, bien fait; s'il l'avait voulu, sa phrase aurait été claire, elle aussi.

- Si tu en es sûre!...

- Je ne suis sûre de rien. Toi non plus...

- Moi, je n'ai jamais rien dit.

Sphinx ne tient pas compte de l'interruption de Gilgamesh. Elle continue :

- Il ne veut pas que nous sachions, il ne veut pas que nous fassions, il veut...

Elle laisse un silence, puis ajoute, avec hésitation :

- Il veut que notre pensée ne soit plus celle que nous connaissons.

- Qu'est-ce que tu racontes? s'exclame Ishtar.

- Nous ne comprenons pas ce qu'il dit avec notre pensée, alors en changeant de pensée...

- Mais enfin, cela ne veut peut-être rien dire!

- Oui, peut-être.

Sphinx s'est arrêtée brusquement. On aurait dit qu'elle avait vu quelque chose qui venait de disparaître.

Il n'y avait pas de silence, mais personne ne disait rien. Quelques regards demandaient des nouvelles à Pégase. Mais il ne disait rien non plus.

- Il a besoin d'aide, dit soudain Grenouille.

Nous la regardâmes, étonnés.

- Qui a besoin d'aide? demanda Confucius.

- Celui qui a écrit la page. Il est seul.

- D'où sais-tu tout cela? dit Ishtar d'une voix hésitante.

- Je ne sais pas.

Nous paraissions tous perplexes. Les paroles de Grenouille semblaient ne rien vouloir dire. Personne, cependant, ne protestait. Au bout d'un moment, Ishtar se tourna vers Sphinx, et reprit:

- Tu veux l'aider à changer notre pensée? Mais avec notre pensée telle qu'elle est, nous pouvons déjà comprendre beaucoup de choses; des choses qui nous permettent de vivre, de vivre ensemble...

- Nous ne vivons pas parce que nous comprenons, interrompit Grenouille.

Confucius s'interposa :

- Nous vivons mieux parce que nous comprenons.

Ishtar sourit avec ironie :

- Qu'appelles-tu mieux?

- Eh bien...

Sphinx lui coupa la parole :

- Nous nous limitons à ce que nous sommes.

Ishtar s'obstinait :

- Comment sais-tu qu'au delà de ces limites tu seras plus heureuse?

- Il faut d'abord les franchir, ces limites.

- Tu ne les connais même pas. Comment sauras-tu qu'elles sont franchies?

Personne ne dit mot. Gilgamesh secouait de temps à autre la tête. Il finit par rompre le silence :

- Nous aurions mieux fait de jouer à quelque chose.

Nous nous regardâmes et nous mîmes à rire. Seule Grenouille souriait gentiment.

Le soir approchait. Nous ne savions décider de nos occupations du lendemain. Tout dépendrait de Pégase. Sans nouvelles de sa part, nous irons nous promener.

Gilgamesh, ce matin, est venu avec sa raquette bien en évidence. Il parle - avec ma mère - du jardin, du beau temps chaud revenu, du Soleil, de la Lune - non, pas de la lune, j'invente - de tant d'autres choses...

- On va faire une partie? lui dis-je en riant doucement.

Il répond en prenant un air étonné :

- Si tu veux...

J'insiste - lourdement :

- Je veux bien!

Il est ravi. C'est vrai, cela fait longtemps que nous n'avons pas échangé de balles.

C'est facile de jouer; l'esprit reste libre. On fait tant de choses lorsqu'on ne pense pas. Le tennis, les devoirs pour l'école; on déjeune, on fait plaisir à... aux parents, à d'autres encore - à qui d'autre? à celui qui veut, à celui dont on n'a pas réussi à rattraper la balle.

Gilgamesh s'énerve :

- Tu n'es pas très rapide aujourd'hui!

- Plains-toi, tu vas gagner!

- Contre un incapable!

Je place une balle féroce. Gilgamesh n'en revient pas. La bataille s'engage. Seule compte la victoire. Pour une fois, je gagne. Le vaincu me félicite affectueusement. Pourquoi avons-nous combattu?

Grenouille nous a fait savoir que Pégase nous attend. Après un bon déjeuner que ma mère a préparé pour nous remettre de nos efforts, nous allons chez Ishtar. Sphinx est en colère. Pégase a transmis des horreurs, dit-elle. Quelles horreurs? Sphinx est véhémente :

- Il paraît qu'il ne faut pas chercher à comprendre le texte grec, car s'il comporte une idée nouvelle, c'est forcément mauvais; seules les idées anciennes sont bonnes. Voilà ce que je viens d'apprendre!

Confucius remarque calmement :

- Chacun peut avoir une opinion, même si ce n'est pas la tienne.

- Une idée ancienne ne sert qu'à être connue.

Ishtar n'est pas contente :

- Tu simplifies; les idées anciennes peuvent aider les hommes à se diriger.

- Parce qu'elles sont connues, s'obstine Sphinx.

- Qu'est-ce que ça change?

- Personne ne peut dire : "Je ne savais pas."

Chacun paraissait chercher une... non, ce n'était pas une réponse, mais plutôt... une question. Confucius trouva la question. Pégase fut envoyé demander pourquoi les idées nouvelles seraient mauvaises. Il rapporta presque aussitôt : "Elles sont mauvaises parce que les anciennes sont bonnes." Pégase ne se décourageait pas; il demanda : "Et pourquoi ne pas en chercher de meilleures?" La réponse ne se fit pas attendre : "Comment savoir ce qui est meilleur?" Pégase ne trouva rien à dire; nous non plus.

Les grands arbres du jardin avaient adouci la chaleur. Gilgamesh commençait à remuer impatiemment. Il finit par poser sa question préférée :

- Qu'est-ce qu'on fait?

Nous nous mîmes comme toujours à rire, et Ishtar dit avec un sourire légèrement moqueur :

- Si tu veux, on peut danser.

- Oh oui, c'est une bonne idée!

Pendant cette courte réponse, la voix de Gilgamesh était passée du joyeux au tragique. Les rires reprirent de plus belle, et il fut décidé de danser... puisque cela faisait tant plaisir à Gilgamesh!

La musique sur laquelle nous dansons n'est pas celle que parfois joue Sphinx. Durant la danse, la musique est seule. Lorsque j'écoute le jeu aérien de Sphinx, c'est l'auteur que j'entends s'entretenir avec elle. Lui parle-t-elle de la pensée qui existe? Lui fait-il connaître la pensée qui n'existe pas?

Ishtar danse avec moi. Elle me tient fermement - aussi fermement qu'elle regarde ou qu'elle parle. Pense-t-elle donc fermement aussi?

- Tu as lu...?

Elle me parle d'un livre, qu'on peut appeler de morale - de Morale. La Morale est-elle une règle ou une question? Si on est convaincu par l'auteur, c'est une règle. Et si l'auteur n'est pas convaincu lui-même, mais ne le dit pas?

- ...je n'y peux rien; la phrase se contredit. Sphinx ne cherche pas, elle rêve.

Ishtar avait changé de sujet; je ne m'en étais pas aperçu. Je ne m'étais surtout pas aperçu que Ishtar n'avait pas changé de sujet. Elle continuait :

- On ne peut pas détruire pour créer.

- Comment peut-on savoir que l'on crée?

Ishtar s'arrête brusquement tout en continuant de danser. Ses yeux me montrent la question qu'elle se pose.

- Tu veux dire qu'on ne peut créer que si on ne sait pas? murmure-t-elle.

- Si on ne sait pas?...

- Si on ne sait pas qu'on crée.

Je suis surpris. Je ne pensais pas avoir dit ça.

Elle insiste :

- Si on est obligé de savoir...

Je l'interromps :

- Si on nous oblige.

- Si tu veux... Oui, c'est vrai, c'est ça; si on nous oblige. Si on nous oblige à le savoir, on ne pourra plus créer?

- On le pourra peut-être, mais le voudra-t-on? Si on ne veut pas, que va-t-on créer?

La musique n'est pas troublée par nos discours. C'est agréable de danser avec Ishtar. Elle parle avec calme; avec une insistance... avec une insistance? C'est vrai; c'est vrai, je ne l'avais pas remarqué. Non...

Je l'entends dire, à travers la musique :

- Comment puis-je penser de moi-même sans être pleine de la pensée de tous ceux qui ont parlé avant moi?

- Mais alors, tu ne peux jamais penser de toi-même!

Ishtar me regarde d'un air songeur. Elle me dit lentement :

- Tu as raison. Nos pensées ne sont à nous qu'en partie.

Je souris - sans raison.

- Même les pensées qui n'existent pas?

Ishtar répond à mon sourire :

- Il faut en parler à Sphinx!

La musique joue, les danseurs dansent; avec l'un, avec l'autre. Nos propos ondoient d'une idée à l'autre, d'une danse à une autre. Je parle à Sphinx en répondant peut-être à une autre voix. Sphinx rêve-t-elle?

- Pourquoi n'ai-je pas le droit de rêver? dit-elle d'un ton amusé.

- Tu rêves aux pensées qui n'existent pas?

Sphinx se met à rire doucement :

- Mais non, tu sais bien : la pensée, pas les pensées.

Je me sens un peu bête. Je voulais seulement faire de l'ironie... Sphinx a dû se rendre compte de ma gêne, car elle ajoute gentiment :

- Je ne sais pas toujours si je sais ce que je dis.

Nous prenons tous les deux le parti de rire gaiement.

J'ai aussi dansé avec Grenouille. Elle se fond dans la musique. Elle paraissait songeuse. Elle n'a rien dit.

Le soleil avait fini par se lasser et nous quittait paresseusement. La chaleur devenait calme, accueillante. Les parents d'Ishtar nous avaient gardés à dîner - ce dîner était plutôt un buffet dressé dans le jardin. La musique ne nous avait pas abandonnés, tout en se reposant tranquillement. Les conversations se mêlaient aux bruits de la vaisselle. Les parents d'Ishtar se souvenaient-ils encore des discours qu'ils nous avaient tenus? Il ne semblait pas, tant ils paraissaient heureux en écoutant nos... bavardages.

- Où en êtes-vous?

Le père d'Ishtar a posé la question sur le ton d'un promeneur demandant à un pêcheur à la ligne si la pêche est bonne. La mère d'Ishtar nous sourit de ses yeux attendris.

Confucius prend la parole :

- Nous n'avons guère obtenu de résultats jusqu'à présent. Mais bon nombre de personnes nous ont indiqué ce que nous devions faire, et même ce que nous devions penser.

Gilgamesh a regardé Confucius avec étonnement; un peu de jalousie peut-être.

- Et que devriez-vous donc faire? demande avec bonté la mère d'Ishtar.

Confucius n'a rien répondu, et Gilgamesh en profite pour lancer hardiment :

- Nous n'allons pas écouter n'importe qui pour décider de ce que nous allons faire!

Ishtar intervient :

- Nous en parlons entre nous. Chacun a son opinion.

Elle a fait un petit sourire à Gilgamesh, qui baisse les yeux.

La mère d'Ishtar dit d'une voix indécise :

- Vous êtes vraiment très courageux.

Je ne nous savais pas courageux.

Le père d'Ishtar renchérit :

- C'est bien de s'intéresser aux choses intellectuelles. Les jeunes gens n'ont pas ce genre d'habitude, d'habitude. Et puis, au moins, ce ne sont pas des occupations dangereuses, comme il en est tant.

- Oui, confirme la mère d'Ishtar, vous êtes vraiment très courageux.

Sphinx propose son aide à la cuisine. Elle a déjà beaucoup aidé à la cuisine. Grenouille va avec elle. Ishtar passe des plats. Nous, les garçons, nous cherchons quoi dire, apparemment.

La nuit paraît plus longue, l'été. Après le dîner, nous sommes encore restés un bon moment. Les garçons ont joué aux cartes avec le père d'Ishtar. Les filles et la mère d'Ishtar parlaient... De quoi parlent donc les filles? Grenouille a raccommodé, ou arrangé, ou réparé... je ne sais pas... La mère d'Ishtar avait eu un ennui, un accroc peut-être à sa robe; elle rit maintenant, elle remercie sans doute, elle est toute joyeuse. Grenouille sourit; elle paraît heureuse.

L'oiseau m'a parlé plus longtemps ce matin, avant de s'envoler. Des paroles étonnées, sans signification. Sans signification pour moi. Mais pour lui? Me faut-il le comprendre ou sentir comme lui? Sentir ce qu'il sent? Comprendre ses mots? Des mots sans signification - pour moi - mais qui demandent tant. Lui ai-je répondu? avec mes mots sans signification - pour lui? Mes mots que je n'écoute pas quand je les prononce? Mes mots sont pour mes parents, pour Gilgamesh, pour... Qu'entend Gilgamesh, qu'entend ma mère, lorsque je dis ces mots? Sentent-ils ce que je sens, comprennent-ils mes mots? Mes mots ont-ils une signification - pour eux? Quelle signification? la leur? ou la mienne? Mes mots ont-ils une signification - pour moi?

J'entends un chuchotement :

- Tu dors?

C'est Gilgamesh. J'avais les yeux fermés.

- Non, non, je parlais...

Je m'interromps. Je reprends :

- Je viens de sortir d'un rêve.

- Ah! Eh bien, lève-toi! Nous allons nous promener; tu as oublié?

- Non, non; je me lève.

Ma mère a déjà préparé le déjeuner. Nous arrivons bientôt chez Ishtar. En route pour l'étang... du Grec!

Le chemin est familier. Le petit bois me regarde; je lui souris. Gilgamesh ne fait plus la course; il va de l'un à l'autre, plaisante. Notre petite troupe est toute gaie. Sans dire un mot, les arbres poussent.

- Pourquoi veux-tu qu'ils parlent, me répond Sphinx, chaque arbre pousse comme il veut.

Grenouille dit doucement :

- Ils ne sont jamais seuls.

Sphinx proteste :

- Nous aussi, nous sommes ensemble!

- Oui, mais les arbres ne peuvent pas se perdre, être abandonnés.

- Comment le sais-tu?

Grenouille baisse la tête, comme prise en faute. Sphinx lui fait un grand sourire et ajoute gaiement, en chantant :

- Tu es... l'esprit... des bois...!

Grenouille commence un petit sourire, puis se met à rire joyeusement.

Les arbres, un jour, ont inventé des mots. Des mots pour dire le vent qui caresse leurs feuilles, la pluie qui abreuve leurs racines, la glace qui blesse leurs branches, la neige qui protège leur vie. Des mots pour dire la fraîcheur de l'automne qui assoupit, la tiédeur du printemps qui éveille. Des mots pour dire le soleil qui fait renaître. Ce jour-là, ils n'étaient déjà plus des arbres.

Les grognements de Gilgamesh me réveillent :

- Quand je pousse comme je veux, j'en entends, des mots!

Confucius ironise :

- Il faut bien t'en dire, des mots; on n'entend que "Qu'est-ce qu'on fait?" avec toi. Que feras-tu si on ne te donne pas de mots?

- Eh bien, j'accélère, et tu ne me rattrapes pas!

Tout le monde rit. Gilgamesh continue :

- Et puis, ton mot, je peux toujours le comprendre comme je veux!

- Oh! fait Ishtar.

Gilgamesh a failli tomber de vélo. Mais il s'est bien rétabli; il lance, d'un ton sarcastique :

- Et pourquoi le professeur de littérature nous explique-t-il les mots qui sont là eux-mêmes pour expliquer?

A ce niveau philosophique, personne ne peut manifestement répondre à Gilgamesh. Notre petite troupe roule maintenant en silence. Le même silence que celui de la petite brise qui fait frémir les feuilles des arbres autour de nous; le silence de ce que nous nous disons, mots après mots, qui vont de l'un à l'autre puis s'évanouissent sans laisser de souvenir. La petite brise a-t-elle dit aux arbres, qu'au printemps, elle les avait unis?

L'étang approche, sans se presser. Gilgamesh est déjà dans l'eau; les filles ont rangé les paniers où se trouve le déjeuner. L'eau est comme un grand lit, où il fait bon se prélasser. Le temps passe.

Nous dévorons le repas servi par les filles. Gilgamesh redemande du dessert.

- Je peux comprendre tes mots comme je veux? lui répond ironiquement Ishtar.

Gilgamesh hésite, puis se met à rire.

- Bien sûr, lance-t-il, à condition de me donner beaucoup de gâteau!

- Te voilà devenu le Maître des Mots, déclame Confucius.

Tout le monde rit; Gilgamesh secoue la tête. Ishtar lui tend son gâteau.

Gilgamesh est en verve.

- Les maîtres des mots sont ceux qui me disent comment je dois vivre, dit-il vivement.

- Qui te dit comment tu dois vivre? s'étonne Confucius.

- A l'école. Les mots sont leurs mots, pas les miens.

- Un mot est un mot, déclare Ishtar.

- Un mot, oui. Mais c'est eux qui lui donnent le sens qu'ils veulent. J'ai le droit d'être d'accord; si je ne suis pas d'accord, je ne suis pas capable de savoir ce que je dis, d'après eux.

- Tu viens de dire à Confucius que...

- Que je comprends comme je veux, pas que je l'oblige à comprendre comme moi.

Sphinx intervient brusquement :

- Alors, un mot peut avoir des sens différents! La phrase du texte...

- Encore la phrase! s'exclame Ishtar.

Sphinx fait un geste d'impuissance. Nous restons en silence. La voix faible de Grenouille vient nous surprendre :

- Un mot doit prendre soin de celui qui en dépend.

Sphinx a retrouvé des forces :

- Et si la phrase nous montrait que chaque mot est une devinette? dit-elle très vite.

- Dis ça à ton professeur! ricane Gilgamesh.

- Enfin, tu es extraordinaire, proteste Ishtar en se jetant presque sur Sphinx, ce que j'ai lu, d'autres l'ont lu aussi! Et je crois bien que tous ont compris la même chose.

- Sauf moi, qui comprends toujours de travers, d'après mon professeur, persifle Gilgamesh.

- Ce n'est pas la même chose, je parle de ceux qui...

Ishtar s'interrompt, cherche ses mots. Confucius tente de ramener le calme :

- Tu veux dire ceux qui ont étudié avec attention telle ou telle oeuvre.

- Les commentateurs ne sont pas toujours d'accord entre eux, coupe Gilgamesh.

Ishtar s'est ressaisie :

- Je parle des choses essentielles, pas des détails. Nous, par exemple, nous nous conduisons tous de la même manière pour certaines choses; sinon chacun de nous n'aurait jamais confiance dans l'autre.

Elle s'arrête, un peu essoufflée, puis reprend aussitôt :

- Nous agissons aussi comme tout le monde pour... dans... Eh bien, nous ne mangeons pas de cailloux, par exemple!

Les grands yeux de Sphinx sont immobiles. Elle parle d'une voix émue :

- Et si la phrase nous faisait découvrir la confiance dans l'inconnu? Et même dans ce qui paraît contraire à notre... bon sens?

Elle fait une pause, puis :

- Du reste, les poules mangent des cailloux.

- Evidemment, elles ont de bonnes dents, déclare Gilgamesh d'une voix sérieuse.

Sans se rendre compte, Ishtar proteste :

- Les poules n'ont pas...

Elle s'interrompt devant les sourires amusés de l'assistance puis tente une grimace de commisération, mais Gilgamesh, paraissant très content de soi, a baissé les yeux avec prudence. Confucius propose d'aller nager.

Plutôt que de nager, nous nous amusons dans l'eau fraîche. Eclaboussures, petites luttes - qui tiendra le mieux sur l'eau? Gilgamesh, bien entendu, fait des prouesses; Ishtar nage majestueusement. Se parlent-ils?

Il est l'heure de rentrer. Nous roulons tranquillement, accompagnés par le Soleil qui, nous ayant vus, s'est dit qu'il était temps pour lui aussi de prendre un peu de repos. Les vaches, sur notre passage, hésitent un instant avant de lever la tête pour nous demander, tout en finissant de mâcher un dernier brin d'herbe : "Où avez-vous été?" Nous avons été à l'étang. "Et nous au pré; l'herbe était bonne." Notre déjeuner aussi était bon; le gâteau était excellent. "De quoi avez-vous parlé?" Nous avons parlé des mots.

Nous roulons tranquillement. Derrière nous, les vaches font entendre leurs mugissements. Se parlent-elles?

- A quoi pensait-il en écrivant?

C'est à moi que Grenouille a posé la question. Elle roulait près de moi, un peu en arrière, et je ne l'avais pas vue. "A quoi pensait-il?..."

- Tu veux parler du Grec?

Grenouille ne répond pas. Je me sens un peu bête. Je cherche à me rattraper :

- Oui, le Grec, bien sûr...

C'est encore pire; je me sens très bête. Je respire un grand coup. Elle n'a toujours pas parlé. Je reprends, d'une voix un peu hésitante :

- Il... Il pensait...

Elle m'interrompt, sans tenir compte de mon bredouillement :

- On ne pense pas à ce qu'on écrit.

- Comment ça? On pense à quoi?

- Je ne sais pas.

- A quoi veux-tu penser d'autre?

Elle répond, en regardant loin devant elle :

- Quand j'écris en classe, je pense à ce que dira le professeur.

- Oui, je...

- Le professeur. C'est lui qui dira ce que j'ai écrit.

- Tu ne...

- Il ne sentira pas...

Elle s'arrête; elle repart :

- Il ne sentira rien en lui-même.

Je pensais comprendre. Comme elle n'ajoutait rien, je répondis à ce qui n'était pas une question :

- Ce n'est pas à quelqu'un que tu écris, lorsque c'est un devoir en classe.

Elle me fit un long sourire.

- Oui, oui; oui, s'écria-t-elle avec chaleur. Si j'écris une lettre à... à une amie, elle sentira; j'écrirai en pensant à ce qu'elle sentira, qu'elle sentira en elle-même.

- Je comprends.

- A quoi pensait-il en écrivant?

Elle se tut et regarda au loin de nouveau. Je n'ai plus osé rien dire.

Ce matin, l'oiseau n'était pas là. Je l'ai attendu. Il n'est pas venu. Gilgamesh a été tout surpris, en arrivant, de me trouver dans le jardin. "Déjà levé..." me dit-il, sans que je puisse savoir si c'était ou non une question. "Que regardes-tu?" demanda-t-il en suivant mon regard.

- Je regarde le ciel; l'oiseau est peut-être là.

- L'oiseau? Que veux-tu faire avec un oiseau?

Puis il ajouta vivement :

- Tu ne devrais pas te lever si tôt!

Et il partit d'un grand éclat de rire.

Rire doit sans doute donner faim. Gilgamesh engloutit le déjeuner que ma mère nous avait préparé. Je ne fus pas en reste, quoiqu'un peu distrait par la pensée que l'oiseau pouvait venir se mettre à table.

- Tu veux donner à manger aux oiseaux? fit Gilgamesh avec étonnement.

- Non, pas aux oiseaux...

Gilgamesh demanda en riant à ma mère si elle pouvait me donner un peu de graines.

- Des graines? dit ma mère d'un ton surpris.

J'expliquai que je n'avais pas du tout l'intention de nourrir tous les oiseaux du village, mais seulement...

- Seulement...? s'enquit ma mère.

Je ne savais quoi répondre. Mon oiseau... mais pourquoi était-ce mon oiseau? Je n'avais pas d'oiseau.

- Gilgamesh dit des bêtises, déclarai-je en faisant mine d'être outré.

- Il a un secret avec un oiseau, commenta ironiquement Gilgamesh.

Ma mère nous proposa davantage de confiture.

Lorsqu'on n'a plus faim, on n'a plus rien à faire. Mais la vie n'est pas immobile. Impatiemment, Gilgamesh envoyait des balles contre le mur du jardin, et moi, je renvoyais les balles contre le même mur. Le temps passait.

Sûrs de notre force et de notre savoir, nous allâmes les opposer à des adversaires qui s'étaient sans doute préparés de la même manière.

La faim était revenue, le déjeuner nous pressait.

Le soleil a commencé son retour. Il ne mange jamais. Pourquoi nous donne-t-il à manger?

- Tu viens?

Où Gilgamesh veut-il aller?

- Où ça?

- Ce n'était pas la peine de te lever si tôt pour être encore en train de dormir!

C'est vrai; nous allons chez Ishtar.

Pégase arriva en même temps que nous; il portait un message : "Un philosophe grec ne peut parler qu'en philosophe. Il ne peut pas dire une phrase qu'on ne comprend pas."

Pégase proteste : "Ce n'est peut-être pas un philosophe", emporte-t-il. "Alors, quel est l'intérêt du texte?" lui donne-t-on.

- Mais nous n'en savons rien! s'irrite Ishtar.

- C'est quoi, un philosophe? demande ironiquement Gilgamesh.

Ishtar s'est tournée vivement vers lui.

- Quelqu'un... commence-t-elle.

Elle s'interrompt et se mord les lèvres. Gilgamesh bafouille :

- Oui... Il...

Sphinx intervient brusquement :

- Mais on n'est pas un philosophe! On est un homme; on fait ce qu'on veut. On fait de la philosophie. On en fait si on le veut!

Confucius s'interpose :

- Quand on a choisi de faire quelque chose...

- On choisit de vivre?

Sphinx a parlé dans un souffle. Pourquoi ai-je entendu un grondement? Un silence s'établit.

- On ne peut pas compter sur quelqu'un qui change d'avis, prononce Ishtar d'une voix sourde.

- Pas plus que sur un joueur de tennis qui vient de perdre ses deux bras, commente Sphinx.

- Dans ce cas, ce n'est pas sa faute...

- Tu n'en sais rien.

- Oui, oui; mais il ne peut pas faire autrement. Il ne change pas d'avis, il fait autre chose.

- N'importe qui peut prendre la décision de faire autre chose.

Ishtar n'a pas répondu.

- Un prisonnier ne le peut pas, dit doucement Grenouille.

Il fait chaud. La mère d'Ishtar nous propose des boissons, tout en nous demandant où nous en sommes de nos recherches.

- Vous êtes vraiment passionnés par cette... découverte, dit-elle avec sollicitude.

- Oh, vous savez, nous n'avons rien à faire d'autre! commente Confucius.

Grenouille aide à servir les boissons. Nous parlons du jardin - la mère d'Ishtar montre les massifs de fleurs qui sont si jolis mais qu'il faudra réaménager lorsque le temps commencera à être plus frais.

Pégase nous demande. "Un philosophe ne peut parler que de ce qui existe, il ne peut rien créer; si ce qu'il dit est incompréhensible, cela ne sert à rien de chercher. L'homme ne peut comprendre ce qui ne se comprend pas. Vous n'êtes que des hommes."

- La belle découverte, s'esclaffe Gilgamesh, nous sommes des hommes!

Nous sommes des hommes. Je suis un homme. Qui va dire ce qu'est un homme? Je le dirai moi-même? ou ce sera un autre qui le dira? Cet autre je le connais et je pourrai parler de moi avec lui? Ou je ne le connais pas?

- Tu ne connais pas qui?

Grenouille me regarde attentivement. Elle m'a parlé d'une voix hésitante.

- Je pensais... Celui qui dit que je suis un homme... Comment le sait-il? Je ne peux pas être autre chose?

Grenouille ne me quitte pas des yeux. Je crie sourdement :

- Je suis prisonnier, alors?

- Je ne sais pas; peut-être. Mais seulement si tu sais ce qu'est un homme.

- Et un homme ne peut pas créer? intervient Sphinx.

- Pourquoi dis-tu ça? demande Ishtar, étonnée.

- Je parle du message. Sait-il seulement ce qu'est un homme?

- C'était le philosophe...

- ...qui est un homme! Du reste, pourquoi parler, puisqu'on ne dit rien par soi-même? Et pourquoi penser? Quelqu'un nous donne des pensées, nous les répétons. C'est horrible!

- Quand je frappe une balle, c'est moi qui décide, interrompt avec énergie Gilgamesh.

- Oui, pour les petites choses; mais pour les grandes...

- Qu'appelles-tu les grandes? demande Ishtar.

- Je ne sais pas... la Morale...

- La Morale serait la même pour tout le monde, si quelqu'un nous la donnait?

Sphinx fait un geste d'impuissance et dit d'une voix où perce l'inquiétude :

- Ce n'est plus la peine, alors, que je pense comment vivre. Il me suffit d'avoir un recueil de règles. C'est horrible!

- Tu sais bien que tout ce que font les professeurs, c'est pour ton bien, ricane Gilgamesh.

- Ils ne pensent tout de même pas qu'au mal! s'écrie Ishtar.

- Vous simplifiez tout, intervient Confucius, l'homme a bien le droit de réfléchir, et personne ne vous en empêche; d'ailleurs, c'est bien ce que vous êtes en train de faire.

- Et si je trouve quelque chose de mieux que ce que dit mon professeur, il me cédera sa place? lance Sphinx.

- Je ne le pense pas, dit Grenouille, songeuse; mais si c'est toi qui lui demandes sa place, je crois qu'il te chassera.

- Et il aura bien raison! profère le père d'Ishtar en entrant dans le jardin.

Surpris, nous regardons l'arrivant - les arrivants plutôt, car un ami l'accompagne.

- Vous êtes de grands philosophes, paraît-il, nous dit en souriant l'ami du père d'Ishtar.

- Oh! nous nous amusons à penser, dit tranquillement Confucius.

- C'est déjà de la philosophie. C'est très bien. Les jeunes gens agissent trop souvent sans penser.

- Les philosophes pensent souvent sans agir! glisse en riant le père d'Ishtar.

- Oui, mais ils font agir les autres, répond son ami.

- C'est vrai. Il faudrait des philosophes pour gouverner les états.

- Ce serait dangereux : il faudrait toujours agir sagement...

- Tu as dit toi-même qu'il fallait penser avant d'agir, coupe le père d'Ishtar.

- Oui, bien sûr, mais que veux-tu, la vie est ce qu'elle est.

- C'est vrai; c'est vrai. Bien, les enfants, continuez à vous amuser, nous, nous avons à faire.

Les arrivants repartirent... dans la maison. La mère d'Ishtar nous parla de goûter. La pensée d'un goûter ne nous déplut pas.

Manger est apaisant. La pensée peut s'y dissoudre. Qu'apportera la phrase? Que nous apportera-t-elle? Si elle reste incompréhensible, sera-t-elle oubliée? Ou bien les hommes chercheront-ils jusqu'à...? jusqu'à quand? Jusqu'à toujours? Et si la phrase apporte quelque chose, en avons-nous besoin? Quelqu'un en a-t-il besoin? Sphinx pourra peut-être trouver mieux que ce que dit son professeur si elle arrive à comprendre la phrase. Comment peut-elle lutter contre son professeur? Les grandes murailles de l'Ecole le défendent. Grandes murailles bâties sur les dépouilles des pensées de tous les auteurs. Pensées que son professeur s'approprie en les faisant paraître siennes : "L'auteur nous fait comprendre..." prétend-il en se couvrant de gloire.

Et pourtant, je lui avais fait confiance, à... oui, c'était à mon professeur à moi, pas au sien, mais qu'importe? Il m'avait fait connaître les auteurs - ce n'est pas le fabricant de livres qui l'aurait fait - il m'avait appris à lire afin que je puisse les lire moi-même. Pourquoi a-t-il voulu violer mon esprit?

- Tu pleures? me dit très doucement Grenouille.

Je lui ai souri tristement. Puis gaiement.

- Je pensais à des bêtises, lui ai-je dit.

Elle me tendit sa part de tarte.

- Tiens, prends, me dit-elle.

Dimanche. Le marché, ce matin, est plein de tumulte. Y a-t-il plus de monde que d'habitude? Ou suis-je plus gêné par...?

- Viens, ils sont par là.

Gilgamesh est impatient. Je le taquine :

- Qui ça? Ah oui, les parents d'Ishtar!

Il me lance un regard condescendant et répond ironiquement :

- Eh bien, allons les voir!

Nous flânons entre les étalages pendant que les parents d'Ishtar choisissent, parlent, achètent. Voilà Sphinx, voilà Confucius, voilà Grenouille. Que de choses autour de nous, à regarder, à contempler, à manger.

La mère de Confucius et la mère de Sphinx échangent des conseils sur l'art de choisir la marchandise... et les marchands : "Méfiez-vous des vendeurs de ce côté-là; ils sont plus intéressés par leur bénéfice que par leurs clients!" J'ai failli dire : "Vous aussi, vous pensez à vos intérêts." Mais comment vivre si l'on n'a pas d'intérêt? Moi aussi j'ai envie de bien manger. Le marché est là pour ça.

"Prenez ma tomate, c'est la meilleure!" Si je la lui prends, il trouvera que je suis un bon client, comme mon professeur trouve que je suis un bon élève quand je fais ce qu'il veut.

- Qu'as-tu à marmonner?

Sphinx me questionne de ses grands yeux. Je n'ai pas bien compris ce qu'elle a dit. Je réponds au hasard :

- Je pensais...

Je m'interromps. A quoi pensais-je?

- A quoi pensais-tu?

- Je ne peux pas acheter en même temps des tomates et des melons.

- Pourquoi? Tu n'aimes pas...

- Si, si, j'aime bien...

- Alors?

- Chaque marchand veut que j'achète chez lui.

- Tu choisis celui qui te plaît.

- Au marché, c'est vrai.

- Au marché?

- Oui, je veux dire qu'ailleurs...

Sphinx me regarde attentivement :

- Tu veux dire que tu ne peux pas faire tout ce qu'on te demande?

Non, ce n'est pas cela. Je rectifie :

- Ce que tout le monde me demande.

Sphinx rit.

- Le monde entier? finit-elle par s'exclamer.

- Non, non. Mais chacun veut autre chose qu'un autre.

- Eh bien, prends les meilleures tomates!

- Comment le savoir?

Sphinx ne répond pas.

"Demandez ma belle tomate!" crient les marchands.

Nous nous regardons, Sphinx et moi, et nous mettons à rire.

Ishtar s'est approchée.

- Vous êtes bien gais, nous lance-t-elle.

- Nous allons manger de belles tomates, dit Sphinx tout en continuant à rire.

Ishtar hésite. Je la rassure :

- Que veux-tu, nous avons faim!

Elle hoche la tête avec une tristesse feinte. Puis :

- Mangez ce que vous voulez. Mais vous aurez tout de même faim à nouveau.

Sa mère, tout en choisissant des fruits, lui dit en souriant ironiquement :

- Ça ne t'empêche pas de bien manger, quand tu es à table. Mais si tu veux, je vais acheter moins de choses.

- Ah! Bonne idée, intervient Confucius; c'est de l'économie philosophique.

- Tais-toi, s'écrie Gilgamesh, je ne tiens pas à me retrouver avec ça en plus au programme à l'école!

Le père d'Ishtar hoche la tête.

- Les jeunes gens ne sont pas courageux à notre époque, dit-il d'une voix sérieuse.

Je l'observai : il paraissait vraiment avoir parlé sérieusement.

La flânerie continuait. Pourquoi avais-je envie de manger de tout ce que je voyais? Les discussions avec les marchands évoquaient le bruit d'un torrent bouillonnant entre les pierres. Il s'apaisera dans le vallon où boiront les bêtes. Le marché sera vide tout à l'heure et le déjeuner sera servi.

Servi chez les parents d'Ishtar où nous nous incrustons de plus en plus. Mais Ishtar nous reçoit si gentiment et ses parents paraissent aimer nous voir...

Les filles aident à la cuisine, les garçons font une tentative du côté de Pégase qui dort paisiblement : de nouvelles - point.

Le déjeuner est animé. Des amis des parents d'Ishtar - un savant des choses techniques et sa femme, savante des pensées humaines - sont là, venus en voisins. Nous sommes un peu noyés et laissons d'abord Confucius, dévoué comme à son habitude, nous servir de bouclier en répondant aux questions, auxquelles si j'en juge par moi-même et par les regards que nous échangeons, nous ne comprenons pas grand chose.

Le père d'Ishtar préside :

- Ils sont encore très jeunes; ils ne se donnent pas de but, ils vont au hasard.

- Ce n'est pas comme ça qu'ils feront marcher le monde, décrète le Technicien en Choses.

- Il est normal que l'esprit d'un jeune ne soit pas encore formé, rétorque avec reproche la Penseuse Humaine.

- Pourtant, reprend le Président, l'école leur donne des buts.

- La jeunesse aime la contradiction; elle pense acquérir de l'importance, édicte la Penseuse Humaine.

- Les jeunes ne veulent pas suivre les traces de leurs aînés, commence le Président.

- Ils pensent surtout être supérieurs à leurs aînés, termine le Technicien en Choses.

- Aucune tradition ne peut survivre, de cette manière, conclut le Président.

Les trois déjeuners s'étirent : celui des Orateurs, celui des garçons muets, celui des filles qui aident à qui mieux mieux la mère d'Ishtar. Le temps passe.

De temps à autre, une envie de répondre me vient. Peut-être en est-il de même pour tout notre petit groupe. Mais répondre veut dire mettre en cause. Ici comme en classe on ne répond que sur ce qui est contenu dans les limites préalablement établies. Il me souvient d'un devoir de mathématiques : au lieu de répondre aux questions posées, j'avais envie de changer l'énoncé.

- ...il faut avant tout que cela serve à quelque chose!

Etait-ce le Président qui avait parlé? On me regardait. Devais-je aussi parler?

Confucius est venu à mon secours :

- Il vaut mieux faire quelque chose d'utile.

On ne me regarde plus. Je commence des phrases silencieuses : "Utile à qui?" Je connais la réponse : "Aux hommes."

- Le Grec...

J'ai parlé; je ne sais pas si je l'avais décidé.

Le Technicien en Choses m'a regardé curieusement.

- Eh bien! Le Grec? me demande-t-il.

- Le Grec voulait peut-être faire quelque chose d'utile.

- On ne comprend pas ce qu'il voulait.

- Nous cherchons...

Je crois n'avoir pas terminé ma phrase.

- C'est très bien de s'occuper l'esprit avec des choses de l'esprit, prononce la Penseuse Humaine.

Sphinx intervient soudain :

- Les choses de l'esprit ne peuvent peut-être pas toutes être dites!

- L'école est faite pour apprendre à bien dire ce qu'il faut, déclare le Président.

Grenouille demande timidement :

- On a toujours su parler?

Le Technicien en Choses la regarde avec étonnement.

- L'Homme a toujours su parler; c'est pour cela qu'il est un homme, articule-t-il.

- Mais alors, s'il parlait mal, c'était un mauvais homme? demande Sphinx.

- Comment cela, s'il parlait mal?

- Puisque l'école apprend à bien parler?

Le Technicien en Choses a pris un air offusqué. Le Président a trouvé un bon morceau dans son assiette. La Penseuse Humaine étend sa main.

- Cette jeune fille voudrait qu'on s'intéresse à elle; ce qu'elle dit est très intéressant, prononce-t-elle d'un ton consolateur.

Elle ajoute, en se tournant vers Sphinx :

- Comment ça va à l'école?

Sphinx hésite un moment. Personne ne parle. Le Président a dû finir le bon morceau, car il ne bouge pas.

Sphinx a légèrement rougi et répond calmement :

- Mes professeurs trouvent que je pose trop de questions.

- Mais c'est ce qu'il faut faire, affirme en ouvrant ses bras la Penseuse Humaine.

- Ils disent que les questions que je pose ne concernent pas l'école.

- Il faut apprendre à s'adapter à l'école. Ce n'est pas à l'école à s'adapter aux élèves.

Le Technicien en Choses s'est éveillé.

- Les élèves oublient souvent que c'est l'école qui leur apprend tout, déclare-t-il.

Le Président hoche la tête pour montrer son approbation.

- Et comment l'école a-t-elle appris? demande doucement Grenouille.

La Penseuse Humaine s'est impatientée et parle sévèrement :

- Nos jeunes demoiselles font de la philosophie; elles en oublient les règles.

Gilgamesh, à moitié rieur, intervient soudain.

- Le Grec a donné de nouvelles règles! s'exclame-t-il.

- Mais vous n'y avez rien compris! Vous l'avez dit vous-mêmes, proteste le Président.

La Penseuse Humaine est toujours sévère.

- Les jeunes gens répètent souvent des choses qu'ils n'ont pas comprises, prononce-t-elle.

Gilgamesh est en verve. Il glisse gaiement :

- On est bien obligé, à l'école; sinon, on a une mauvaise note!

La gaieté de Gilgamesh n'a pas d'écho chez ceux qui ne sont pas des jeunes gens.

Le Technicien en Choses hoche la tête pour montrer son mécontentement.

- Jeune homme, rendez-vous compte, fait-il lentement, votre professeur est capable de reconnaître si vous avez ou non compris sa leçon. Leçon qu'il faut écouter attentivement pour bien l'apprendre.

La Penseuse Humaine intervient :

- Les jeunes mettent toujours en doute les leçons de leurs aînés. Il faut qu'ils sachent ce qui est bon et ce qui est mauvais.

- Comment le savoir? risque Sphinx.

- Il n'y a rien de difficile, répond sur un ton d'évidence le Technicien en Choses, il suffit de faire confiance aux bons auteurs.

- Lesquels?

- Ceux qui sont reconnus par tout le monde.

- Quelquefois tout le monde n'est pas d'accord.

- Bien sûr. Mais les bons auteurs restent les bons auteurs. Surtout si on en parle depuis longtemps.

- Le Grec est peut-être un bon auteur! s'exclame Gilgamesh.

- Vous avez dit vous-mêmes qu'on ne savait pas qui c'était, répond le Technicien en Choses d'une voix impatientée.

- Et les bons auteurs ont toujours été de bons auteurs? demande Sphinx.

- Bien sûr, dit le Président en se penchant vers elle, puisqu'ils sont connus.

- Ils ont été connus tout de suite?

- Non, il a d'abord fallu qu'on les connaisse. Ensuite, ils sont devenus de bons auteurs s'ils avaient mérité de l'être.

Il y eut un silence. Ishtar le rompit.

- Qui décide du mérite? demanda-t-elle posément.

Il y eut un silence.

- Ce serait commode, un bon auteur qui ne dépende pas de l'opinion des hommes, murmura Grenouille.

Ishtar l'a regardée avec curiosité et lui a demandé vivement :

- Pourquoi serait-ce commode?

Grenouille regarde au loin.

- Pour nous, non; mais on nous dirait d'obéir, et on ne nous donnerait pas de raison.

Il n'y eut pas de silence. Le Technicien en Choses déclara d'une voix pressée :

- Eh bien, vous devez être contents, vos professeurs vous en donnent des raisons!

- Ils donnent leurs raisons, intervint Gilgamesh.

- Leurs raisons? Eh bien?

- Ce sont leurs raisons à eux, pas des raisons.

Le Technicien en Choses eut un geste d'incompréhension. La Penseuse Humaine se mit à rire... gentiment.

- Ce jeune homme est habile dans l'art de se faire valoir, dit-elle... gentiment.

Gilgamesh rougit violemment, baissa la tête, jeta un coup d'oeil rapide vers Ishtar... Il releva la tête - il paraissait calme. Ishtar lui souriait avec gentillesse.

Le Président fit un geste d'apaisement et dit d'une voix tranquille :

- Vos professeurs veulent que vous soyez parmi les meilleurs...

Il cherchait ses mots. Gilgamesh arborait un air narquois et glissa doucement :

- Qui décidera si je suis meilleur que d'autres quand mon professeur ne sera plus là?

Le Technicien en Choses leva son bras en vainqueur et s'exclama :

- Quand on a construit une maison, plus on trouve d'habitants satisfaits, meilleure elle est!

Gilgamesh a retrouvé sa gaieté.

- Y a-t-il plus d'élèves meilleurs que d'autres dans ma classe, ou d'élèves moins bons? questionne-t-il sur un ton légèrement ironique.

Le Technicien en Choses ne paraît pas avoir de doutes.

- Les moins bons sont évidemment les plus nombreux, répond-il tranquillement.

- Tous les élèves sont meilleurs que le moins bon et tous sont moins bons que le meilleur.

Ceux qui ne sont pas des jeunes gens se regardent; regards teintés d'agacement.

- Eh bien, conclut le Technicien en Choses, il n'y a qu'à être le meilleur de tous!

- Et dans ce cas, ce sera à tous les moins bons de décider qui est le meilleur.

Ceux qui ne sont pas des jeunes gens ne se regardent pas. Leurs fourchettes sont vives. Ils ont bien faim. Le Président commence quelques paroles muettes. Il parle :

- Ce n'est pas de cette façon que se prennent les décisions. Les gens sensés choisissent ce qui est important.

La Penseuse Humaine agite les mains.

- Tout cela ne sert aux jeunes qu'à éviter de faire ce qu'on leur demande, affirme-t-elle nerveusement.

Le déjeuner se poursuit. Ceux qui ne sont pas des jeunes gens ont entamé une discussion solitaire où ils se donnent tour à tour raison sur des sujets que personne ne propose. Les oiseaux chantent. Je n'entends plus ce qui se dit à table. Les Orateurs font-ils toujours les mêmes gestes - d'approbation, de conviction? Je ne vois plus leurs mouvements, je les vois arrêtés, comme figés dans leur certitude.

Ishtar demande soudain :

- Qu'est-ce qui est important?

Les oiseaux ont continué de chanter. Ceux qui ne sont pas des jeunes gens ont cessé de parler - un à un - peut-être sans s'en apercevoir.

- Que veux-tu? demande le Président à sa fille.

Il a parlé avec étonnement, hésitant entre l'affection et l'irritation.

- Savoir si quelqu'un doit me dire comment vivre. Et qui.

- Mais enfin, intervient brusquement la Penseuse Humaine, vos parents sont là...

- Mes parents sont là, mes professeurs sont là, vous êtes là, et personne ne dit la même chose.

- Vous exagérez, Mademoiselle, il peut y avoir des détails...

Elle laissa sa phrase en suspens. On entendit la voix douce de Grenouille :

- Une goutte d'eau paraît grande à un moucheron.

Le déjeuner est terminé. Nous sommes sous les grands arbres dans le jardin, avec Pégase. Ceux qui ne sont pas des jeunes gens sont restés dans la maison. Ils parlent de choses sérieuses.

Pégase a profité de notre inattention pour aller quérir des nouvelles. Il nous les raconte : "Si votre Grec avait été un si grand philosophe, il aurait été connu à son époque et aurait eu de grandes récompenses!" Je souffle sans réfléchir à Pégase : "Notre Grec n'était peut-être pas un aussi bon gymnaste que Platon, couvert de gloire pour avoir gagné les Jeux olympiques." Pégase part, inquiet non sans raison. Et il rapporte bientôt : "Vous voyez bien qu'un philosophe obtenait toujours une récompense!" Je murmure : "Et même quelquefois mortelle."

Grenouille m'a regardé...

Pégase n'avait pas encore tout dit. Il ajoute : "Tout cela ne vous sert à rien. Personne n'a étudié ce texte et ne pourra donc vous l'expliquer." Sphinx proteste et fait porter : "Et pourquoi ne pas l'étudier soi-même?" En retour : "On ne peut étudier que si on est dirigé. Par qui êtes-vous dirigés?" Gilgamesh ricane en envoyant : "Par personne puisque personne ne peut rien expliquer!" Pégase n'en peut plus et rapporte encore avant de se rendormir exténué : "Les livres ne se trouvent pas dans les étangs, mais dans les bibliothèques ou dans les librairies que dirigent des gens sérieux et compétents. Et ces livres ne sont pas étudiés pendant les promenades mais dans les écoles que dirigent des gens sérieux sérieux et très compétents."

Un rire sourd, mais explosif, jaillit de nos bouches. Pourtant, il me paraissait évident qu'aucun de nous, à en juger au reste par moi-même, n'avait envie de rire. Il me semblait qu'une ombre plus épaisse que celle des grands arbres sous lesquels nous étions venait de nous recouvrir.

- Sérieux, sérieux, sérieux! ricana Gilgamesh.

Confucius lui-même ironisa :

- Très très sérieux sérieux!

Mais notre rire n'était pas joyeux. Un morne silence prit la place de cette fausse gaieté. "Les péripatéticiens étudiaient pendant leurs promenades", rappela Grenouille. Gilgamesh ne ricanait plus; il grinçait. "Compétents, disait-il, compétents. Ils se considèrent plus compétents que ceux mêmes dont ils nous parlent." Confucius soutenait Gilgamesh : "Ils ne sont pas seuls à le considérer. Et c'est ce qui leur donne le pouvoir."

Le morne silence s'étendait, à peine déchiré par quelques mots épars. Le soleil - peut-être étonné - glissait de temps à autre à travers l'épais feuillage de la forêt d'Ishtar des rayons qui me paraissaient interrogateurs. Ishtar avait-elle entendu ces questions? Etait-ce une réponse qu'elle donna? Sa voix était pleine de détresse :

- Tout ce que je sais, je l'ai appris...

Sphinx eut un petit rire nerveux.

- Sauf ce que tu savais à la naissance, dit-elle doucement.

Ishtar continuait :

- Ce qu'on m'a dit... dans les écoles, dans... pas seulement les écoles...

- Tu vois! Pas seulement les écoles, interrompit Gilgamesh.

Ishtar le regarda et fit un geste d'impuissance.

- Non; pas seulement les écoles, murmura-t-elle.

Gilgamesh rougit, eut un demi-sourire, et bredouilla :

- Tu sais tant de choses! Tu les as apprises... Oui, tu les as apprises...

Ishtar lui fit un grand sourire.

- J'en sais moins que je n'en ai apprises, dit-elle gaiement, mais...

Un voile de tristesse vint sur le visage d'Ishtar. Elle continua lentement :

- Qu'aurais-je su sans ces écoles, qu'aurais-je fait? J'ai appris à savoir comment est fait le monde, à connaître la pensée des hommes... J'aurais été seule.

Elle se tourna vers Confucius et dit d'une voix plus assurée :

- Oui, je sais, j'aurais pu lire toute seule, sans professeur, sans ces écoles. Oui, je sais.

Elle se tut un moment, puis ajouta d'une voix plus basse :

- Le monde est si plein de choses. Il y a tant de livres. Comment faire toute seule? Comment choisir?

Elle resta pensive. Nous nous taisions. Elle parla de nouveau :

- On m'a aidée. Oui, on m'a aidée. Je n'aurais pas été la même, sans cette aide. Comment savoir si c'est un bien ou un mal?

Nous nous taisions toujours. Le soleil s'était rapproché de la terre et ses rayons ne traversaient plus la forêt. Emportait-il la réponse d'Ishtar?

La douce voix de Grenouille fit frissonner le silence :

- Mes rêves sont les miens.

Ce matin, l'oiseau était sur le bord de mon lit. Il m'a regardé sans rien dire. Longuement. Puis, sans se presser, il a sautillé, est allé sur le rebord de la fenêtre, m'a regardé encore, et s'est envolé.

Pourquoi n'a-t-il rien dit? Je n'ai rien dit non plus, mais que puis-je dire à un oiseau? Peut-être cet oiseau n'est-il jamais venu, peut-être mon imagination me trompe-t-elle à mon réveil? Est-il vraiment important de le savoir?

Gilgamesh ne viendra pas ce matin; il est avec ses parents... je ne sais où. Le ciel est empli de nuages. De gros nuages, d'un gris assez clair. Ils se promènent là-haut. Peut-être font-ils une course? Il ne fait pas chaud, le soleil est-il en vacances?

Je n'ai pas faim. J'ai fait semblant de grignoter quelque chose afin de ne pas peiner ma mère, puis je suis parti à vélo rouler dans la campagne.

Les arbres sont là, tels qu'ils étaient là, hier ou un autre jour. Attendent-ils les oiseaux qui vont venir se poser sur leurs branches, ou le bûcheron? N'importe, ils ne peuvent s'en aller. Moi, si le pain qu'on me propose ne me convient pas, je peux changer de boulanger. Mais de professeur? Moi aussi, je n'aurais pas été le même sans le professeur. Sans ce professeur-là, qu'on m'a donné au hasard. Je suis un autre donc, mais un autre au hasard. Le bûcheron sait manier sa hache et mon professeur de mathématiques sait faire une addition. Le bûcheron me donnera des planches, pour mon plaisir. A qui mon professeur de mathématiques veut-il me donner?

Un léger vent est venu me demander de jouer avec lui. Il me pousse, je lui résiste; il s'en va, je le poursuis. C'est amusant. Le vent sait qu'il peut être violent et me faire tomber. Je le sais aussi. Mais il reste léger et je joue avec lui. Je ne pourrai jouer que tant qu'il le voudra. Le Grec sait-il parler au vent? Connaît-il les mots avec lesquels on parle à ceux qui ne veulent pas qu'on leur parle? Les mots que nous avons trouvés dans la feuille, nous ne les avons pas compris. Ce sont peut-être ces mots-là, les vrais mots. Comment savoir? Ishtar a tant appris; j'ai appris moi aussi. Tous les mots, pourquoi ne les connaissons-nous pas? Les mots pour parler au vent... et même à mon professeur de mathématiques? x, y, 1, 2. Comment peut-on se comprendre avec de tels mots?

A-t-on besoin de se comprendre?

Les oiseaux parlent-ils au vent quand ils volent? Je les entends chanter; chanter ou parler, je ne sais pas. Ils chantent même s'ils sont seuls, dans les airs; le bruissement du vent est-il une réponse? Je n'entends pas de mots, je ne vois pas de signes, mais je ressens la vie. Que va y ajouter mon professeur de mathématiques, que je comprends pourtant? Que va y ajouter le Grec, que je ne comprends pas?

Je roule lentement sur un chemin de terre entre deux prés. Les nuages sont partis. Les vaches paissent sans me regarder. Quelques-unes ne paissent pas; elles me regardent. Je m'arrête. Elles s'approchent. Nous nous contemplons. Un monde nous sépare. Je repars. Un meuglement. Que nous sommes-nous dit?

Ishtar veut-elle savoir si elle sait? Gilgamesh veut-il savoir ce qu'elle sait? Confucius s'inquiète-t-il pour nous? Sphinx veut-elle découvrir un mystère?

Grenouille devine-t-elle quand je pleure?

Midi s'approche. Les ombres dans les prés m'ont fui et se sont réfugiées sous les arbres. Mes pensées s'évanouissent peu à peu sans que je m'en rende compte. Je roule vers la maison. Maman m'attend pour le déjeuner.

Gilgamesh est arrivé avec sa raquette... pour le dessert. Je me moque de lui, ma mère le défend. Et le voilà qui mange Mon gâteau au chocolat!

- Je te le joue tout à l'heure! me dit-il en riant joyeusement.

Ma mère rit aussi, mais j'ai trouvé la parade :

- Et si je gagne, comme ma part est perdue, ma maman m'en fera un autre!

Ma maman prend une mine faussement pitoyable.

- Tyran! s'exclame Gilgamesh tout en s'empiffrant.

Je proteste hautement :

- Hypocrite!

Mais le gâteau se fait de plus en plus petit. J'abandonne la joute oratoire et me précipite pour éviter le désastre. Les dernières miettes englouties, animé d'une juste colère, j'empoigne ma raquette que j'agite comme un brand. Et je dis :

- Gilgamesh, viens sur-le-champ...

- Je préfère sur le court, les balles rebondissent mieux, répond-il pensant sans doute faire preuve de finesse.

Ma mère, je ne sais pourquoi, rit aux larmes. Et nous voilà partis.

Ma maman ne fera pas d'autre gâteau au chocolat - oh! elle en fera quand même - mais j'ai perdu...

- Tu as de la chance que je n'aie pas tout mangé, se moque Gilgamesh.

- C'est parce que j'ai bien voulu t'en laisser!

- Je te joue le prochain!

- Non, je suis trop sûr de gagner.

- Tu as trop peur!

- Je pense à ta santé, tu seras malade.

Ces propos de solide dialectique échangés, nous nous remîmes à taper dans la balle, mais sans trop compter les points. Le temps était agréable, pas trop chaud. On nous proposa une partie en double. Nous jouâmes avec énergie. Nous gagnâmes. Le temps était agréable, pas trop chaud. Après la partie, nous parlâmes avec nos adversaires de... je ne me souviens pas de quoi, mais nous parlâmes longtemps. Le temps... le temps passait.

Le soleil a dû s'ennuyer en nous regardant jouer, car je le vois disparaître. L'ombre fraîche va bientôt le remplacer. Ce soir, nous dansons chez Ishtar.

Les étoiles sont venues avant nous. Elles dansent déjà dans le ciel lorsque nous arrivons. Un véritable banquet nous attend dans le jardin. Le père d'Ishtar nous accueille lui-même avec un grand sourire. Il est gai, très gai. Comment allons-nous, comment avons-nous passé la journée, avons-nous progressé dans nos recherches, vous êtes bien courageux - là, il me semble qu'il avait dit le contraire - je danserais bien avec vous mais je suis trop vieux... Il n'est pas seulement gai, il est jovial!

Nous dansons, nous dansons beaucoup; nous parlons, nous parlons de... je ne me souviens pas de quoi, mais nous parlons longtemps. Entre nous, et aussi avec les parents d'Ishtar.

Le temps, cependant, ne passe pas; il paraît figé, en attente. Plus nous parlons, plus nous dansons, plus je ressens, à travers nos regards qui n'osent pas durer, une angoisse que chacun de nous semble fuir.

La soirée fut longue et gaie. Les parents d'Ishtar nous quittèrent vers le milieu de la nuit, après nous avoir encouragés à continuer de danser. Les toutes premières lueurs de l'aube nous rendirent au sommeil.

Il faisait chaud. Par la fenêtre grand ouverte, une lumière vive envahissait ma chambre. Je voyais le jardin immobile. Le soleil avait déjà fait un grand voyage et je devinai qu'il était sur le chemin du retour. Qu'avait-il vu? Qu'avais-je vu moi-même... hier - ou avant? Le passé me paraissait lointain. Y a-t-il un passé pour le soleil? A-t-il une mémoire? Il vient, il s'en va, il revient. Il ne change pas. Dois-je changer parce que j'ai une mémoire?

Gilgamesh vient d'arriver. La vie n'a pas dû s'interrompre depuis hier. Et si j'avais tout oublié? Ou si lui avait tout oublié? Le soleil saurait qui nous sommes; nous ne le saurions pas.

- Tu n'as pas l'air réveillé!

Il est bien bon, Gilgamesh. Je m'exclame :

- Et toi, tu tiens seulement debout?

- Viens...

- Non, non, pas de tennis aujourd'hui, tu ne pourrais même pas soulever une raquette!

Ma mère nous a entendus.

- Vous voilà réveillés? demande-t-elle d'une voix faussement étonnée.

Nous bredouillons.

- Je pensais que vous alliez dormir jusqu'à demain, ajoute-t-elle en souriant.

Nous bredouillons toujours.

- Il est midi passé. Je pense que vous avez faim d'un déjeuner.

Ma mère a de bonnes pensées. J'ai faim. Gilgamesh a faim.

Il fait chaud. Le soleil va. Nous mangeons.

Ishtar ne nous sourit pas lorsque nous arrivons. Sphinx nous regarde de ses grands yeux. Grenouille est assise près d'Ishtar dans l'herbe. Confucius nous dit pensivement bonjour.

Nous nous installons dans l'herbe, nous aussi. L'herbe est haute et fraîche. Nous restons là sans rien dire. Personne ne dit rien.

Ishtar s'est redressée et parle nerveusement :

- Quand je lis un livre...

Elle s'interrompt, respire de façon saccadée, puis continue :

- L'auteur... quand il choisit ses mots...

Elle s'arrête de nouveau, reprend :

- Dit-il ce qu'il croit? Dit-il ce qu'il pense? Dit-il ce qu'il voit, ce qu'il entend? Ce qu'il sait? Ou bien ce qu'il veut faire croire?

Elle ajoute d'une voix sourde, après un court silence :

- Il choisit ses mots, en pensant à celui qui le lira; pour lui faire croire... pour lui mentir...

Puis, d'une voix plus forte :

- Ce n'est pas possible! Cela peut être grave. Quelqu'un peut le croire. Quelqu'un peut perdre sa vie.

Ishtar se tait. Personne ne dit rien. Ishtar parle :

- L'auteur... je l'entends me répondre. Je l'entends...

La voix d'Ishtar est brûlante :

- Tous ne mentent pas. Certains mentent. Tous ne mentent pas. Je sais qu'il y en a qui disent ce qu'ils pensent. Je sais que d'autres mentent. Mais le mot que je lis est le même pour l'un comme pour l'autre. Alors, je ne sais pas. Alors, il intervient. Pas l'auteur, il est mort. Mais l'autre, celui qui explique; celui sans lequel je ne pourrais peut-être pas comprendre. Et l'autre ment peut-être; ou peut-être dit-il ce qu'il pense. Et ce qu'il pense est peut-être ce que ne pensait pas l'auteur.

Ishtar s'est tue.

Nous sommes restés longtemps dans l'herbe haute, sous les grands arbres. Le soleil s'en allait sans bruit. Les oiseaux chantaient.

Nous roulons tranquillement vers notre étang, ce matin. La nature est là, tout autour de nous, la même que la dernière fois, la même que... la nature est toujours la même. Et pourtant, la première fois que nous sommes venus...

Les arbres sont devenus sérieux; leurs feuilles se sont assombries, et se serrent les unes contre les autres. Les ombres, plus longues, viennent plus près de nous. Le soleil paraît plus paresseux. L'air chaud ne brûle plus.

La nature a donc vécu autant que nous?

- Quand tu lis, tu comprends tout?

Sphinx était à côté de moi. Je fus surpris par sa question.

- Je... il y a des choses que je ne compr...

- Non, pas des choses.

- Pas des choses?

- Non.

Après un petit silence, je redemandai :

- Quoi, alors?

Un autre petit silence, puis Sphinx répondit :

- Je ne sais pas... Des pensées...

- Des pensées qui...

Je n'osais pas continuer, ayant peur d'être bête.

Sphinx me fit un bon sourire.

- Tu veux dire des pensées qui n'existent pas, dit-elle ironiquement.

Je me sentis tout de même bête, et n'arrivai à rien dire.

Elle continua tranquillement :

- Quand je lis, je voudrais comprendre... plutôt deviner... ce que pensait l'auteur.

J'entendis soudain :

- Tu veux savoir qui était l'auteur?

Grenouille. C'était Grenouille, qui roulait près de Sphinx.

- Qu'est-ce qui vous arrive? Un ennui?

Un ennui? Comment ça, un ennui? Ah, c'est Confucius! Qu'est-ce qui se passe? Confucius paraît inquiet.

- Que faites-vous si loin derrière? demande-t-il.

Je m'étonne :

- Nous sommes si loin?

- Je pensais que vous aviez eu une crevaison.

- Non, dit Sphinx, nous parlions; de...

- Philosophie, coupe Confucius avec un sourire amusé; je savais bien que vous aviez eu un ennui!

Tout le monde rit. Nous nous remettons à pédaler. Nous retrouvons Ishtar et Gilgamesh assis dans l'herbe sur le bord de la route. Je me lance dans l'ironie :

- Qu'est-ce qui vous arrive? Un ennui?

Notre petit groupe rit. Ishtar fait un sourire narquois; Gilgamesh rougit, bien sûr. Nous repartons.

Quand je regarde, est-ce que je comprends tout? Les arbres ne pensent pas, je n'ai rien à deviner. Je sais ce qu'est un arbre. Ils sont là, plantés... plantés... Personne ne les a plantés. Je sais ce qu'est un lapin - je le sais surtout quand je le mange.

Grenouille et Sphinx sont toujours non loin de moi; je leur dis :

- Faut-il manger l'auteur pour le connaître?

Sphinx répond sans même hésiter :

- Oui, je le crois. Sinon, il n'en reste que ce qu'il a dit, ou ce qu'il a pensé.

- Tu crois qu'on connaît mieux un homme qu'une pomme?

Sphinx rit gaiement. Grenouille secoue la tête et proteste :

- Si tu manges une pomme, elle ne repoussera plus.

- Tu n'as qu'à semer les pépins, lui dit Sphinx d'une voix moqueuse.

Je fais l'intelligent :

- Si on mange l'auteur, on sait ce qu'il y a au fond de lui.

Je suis surpris de voir que les filles ne rient pas.

- Ce qu'il y a au fond de lui, dit Sphinx, c'est ce qui a provoqué sa pensée.

- Ce qu'il y a au fond de lui, ou ce de quoi il est fait? demande Grenouille.

Aucune réponse ne vient. Nous nous approchons de notre étang - l'étang du Grec. De quoi est fait le Grec? Les arbres autour de nous sont faits de bois. Le bois et l'arbre, c'est la même chose. L'arbre, c'est du bois vivant. Le Grec est fait de papier.

- Si Gilgamesh n'avait pas trouvé la feuille, le Grec n'aurait jamais existé, dit Grenouille.

- Qu'est-ce que j'ai fait? crie Gilgamesh de loin.

Mais nous ne sommes plus si éloignés que ça les uns des autres, et l'étang est en vue. J'accélère, Gilgamesh me poursuit, nous arrivons.

L'eau est tiède. Les filles s'en enveloppent, nageant doucement, comme en flânant. Nous, nous faisons la course, nous nous battons, nous éclaboussons l'univers.

Midi approche. Les garçons gisent, fatigués, tandis que les filles préparent le repas.

Nous mangeons de bon appétit. Nous félicitons les filles des bonnes choses qu'elles ont apportées. Ishtar nous répond d'un sourire mi-ironique, mi-condescendant.

Les ombres se sont mises à avancer et nous les quittons pour retrouver la bonne chaleur du soleil. Ishtar lit.

Mes yeux sont ouverts, je vois le ciel bleu. S'ils étaient fermés, je verrais du noir - voit-on le noir? Mais voir le bleu du ciel, est-ce voir quelque chose? C'est comme une toile blanche - bleue bien sûr - prête à recevoir la pensée du peintre. Lentement, un petit nuage se forme, juste au-dessus de l'étang. Le tableau va se faire...

Le peintre... qui est le peintre? Est-ce moi-même, lorsque je regarde ce nuage grandir par petites touches? Peut-être un oiseau s'y est-il caché et lui change-t-il sa forme à petits coups d'ailes? Un autre petit nuage vient se poser sur la toile bleue. Qu'est-il venu dire à son ami? Son ami, certainement; sinon il ne serait pas venu, et ne resterait pas là, tout près, sans impatience.

La pensée du peintre... elle flotte entre les petits nuages et moi. Où serait-elle sans eux? Mais les petits nuages sont là, et je suis là; et ma pensée se forme par petites touches, comme si elle était un petit nuage elle-même. Qui peut y ajouter?

- Tu as trouvé quoi choisir?

Gilgamesh a parlé comme s'il avait voulu connaître la réponse; avec calme, sans moquerie. Ishtar a relevé la tête de son livre, a regardé Gilgamesh et a répondu doucement :

- Non, je n'ai pas choisi. J'y ai pensé. Peut-être est-ce que j'attends que le hasard m'apporte un livre où je trouverai... des idées nouvelles. Je ne sais pas; je ne sais si cela est possible.

Elle baisse les yeux; elle a un air songeur. Gilgamesh parle avec hésitation :

- On cherche toujours... je crois... je pense que tu cherches toujours... des idées... quelque chose de nouveau.

Ishtar a relevé légèrement la tête et sourit à Gilgamesh.

Notre étang se repose avec nous. L'eau est immobile; quelques bulles révèlent une vie invisible, mais qui ne s'arrête jamais.

Sphinx vient de se redresser, et dit gravement :

- Les idées nouvelles sont celles qu'on n'a jamais dites, mais qu'on aurait pu dire.

- Un grain de sable sur un tas de sable fait un tas de sable nouveau.

Grenouille a pris une pincée de sable et laisse filer les grains tout en prononçant ces paroles.

Confucius paraît très intéressé :

- Tu es en train de nous décrire les travaux des hommes; chacun apporte...

- Sa petite contribution à l'édifice... l'interrompt en riant Gilgamesh.

Il continue, avec un rire plus grinçant :

- C'est ce qu'on nous dit à l'école - ou ailleurs - sans oublier d'insister sur le mot "petite"...

- Bien entendu, toi, tu en fais de grandes, raille gentiment Confucius.

Tout le monde rit. Non, Grenouille a murmuré quelque chose que je n'ai pu entendre. Il est vrai que je riais aussi. Personne n'a entendu, je crois.

Ishtar fait un effort - assez faible - pour redevenir sérieuse :

- Chaque livre est peut-être un grain de sable.

Je vois Gilgamesh tenter de lui répondre, mais il ne trouve rien. Chacun pense. Moi, je me demande ce que Grenouille... Tout en me demandant, je la regarde. Elle s'en est aperçue et me fait un léger sourire. J'allais lui demander... elle fut plus vive :

- Je pensais... Ce sont toujours des grains de sable.

Un petit nuage s'accroche à un arbre. Etait-il là tout à l'heure?

- Un nuage qui apparaît, ce n'est plus du ciel bleu.

Grenouille est hésitante; elle n'a pas dû comprendre ce que j'avais voulu dire. Etais-je sûr moi-même de savoir ce que j'avais voulu dire?

- Ce que tu vois... répond-elle toujours hésitante, c'est le nuage... Même si c'est le ciel bleu, le nuage est là, mais tu ne le vois pas; il est transparent.

- On peut s'inscrire à la conférence? demande Confucius sur un ton amusé.

- Moi, je ne m'inscris pas, se précipite Gilgamesh, je suis en vacances!

Ishtar a levé les yeux de son livre :

- Comment savoir si ce qu'on ne voit pas existe ou n'existe pas? dit-elle posément.

- Je ne vois pas l'école, mais je sais qu'elle existe, grogne Gilgamesh.

- Oui, mais tu l'as déjà vue avant, réplique Confucius.

- Te voilà devenu philosophe!

- Tu vois comme c'est facile!

- Je ne vois rien! Existes-tu seulement?

Un débat philosophique aussi considérable promettait d'être passionnant. Nous étions apparemment tous prêts à en suivre les développements. Mais non moins apparemment les orateurs ne trouvaient rien à ajouter à leurs harangues respectives, malgré les efforts tout aussi apparents qu'ils faisaient.

Cet assaut impétueux laissa soudain la place à une remarque - était-elle philosophique? - de Sphinx :

- Une pensée peut être nouvelle.

- En voilà une belle découverte, ricana Gilgamesh, manifestement heureux de pouvoir enfin s'exprimer.

Confucius ne voulait sans doute pas être en reste.

- On a tout le temps des pensées nouvelles, ajouta-t-il de façon péremptoire.

Sphinx secoue la tête. Sa voix est un peu rude :

- Non, non; non. Ce n'est pas une pensée nouvelle, c'est une nouvelle pensée.

Gilgamesh rit; Confucius proteste :

- C'est toi-même qui as dit...

Gilgamesh l'interrompt :

- Je sais : une pensée qui n'existe pas.

Sphinx baisse les yeux. Je me sens un peu gêné, sans trop savoir pourquoi. J'ai envie d'aider Sphinx. Je propose :

- Une pensée qui vient d'apparaître, comme un nuage.

Mon aide n'est pas efficace. Sphinx reprend :

- Pas comme un nuage. Pas qui n'existe pas. Le Grec... Il a des mots qu'on connaît. Il a une pensée qu'on ne connaît pas. Pourquoi nous dit-on à chaque fois d'abandonner? Pégase, les gens autour de nous, les parents... Une pensée qu'on ne connaît pas est comme un inconnu. Doit-on toujours avoir peur d'un inconnu? Oui, sans doute. Mais doit-on le tuer sans attendre? Ne peut-on d'abord s'en garder, puis chercher à le comprendre?

- Notre univers ne te suffit pas? demande brusquement Ishtar.

- L'univers? Ah oui, l'univers! Celui qui s'écrit avec un grand u. Je ne le connais pas. Je ne sais rien de lui. Je ne sais pas s'il me suffit. Je ne sais pas s'il y a autre chose. Mais l'univers dans lequel nous vivons, je veux dire dans lequel nous vivons tous les jours, celui-là ne me suffit peut-être pas. Je ne sais pas... je ne sais pas.

Le soleil ne s'en allait pas encore, mais les ombres s'allongeaient toujours. Grenouille dit doucement :

- Peut-être la pensée fait-elle plus peur qu'un inconnu? Il est plus facile de tuer une pensée; cela ne se voit pas.

Confucius, comme toujours, a donné le signal du départ. Est-ce une petite angoisse qui m'étreint? Le soleil paraît pressé aujourd'hui. Sans doute ne l'est-il pas plus aujourd'hui qu'hier. Mais l'étang était plus clair lorsque Gilgamesh repêchait les trésors. Il fait chaud, il fait doux. La nature s'est calmée. Les oiseaux chantent doucement, comme s'ils échangeaient des souvenirs. Les ombres des arbres traversent toute la route et vont dans les prés parler aux vaches. Le soleil est descendu jouer avec nous et nous nous amusons à lui échapper en sautant d'ombre en ombre.

Notre petite troupe ne se presse pas, et du coup, Confucius roule devant tout le monde. Les filles suivent, et derrière, Gilgamesh m'avoisine. C'est agréable de rouler sur une route dont on sait qu'elle mène chez soi.

- J'ai faim, grogne Gilgamesh.

Peut-être ai-je faim moi aussi. Je lui dis qu'on va bientôt être à la maison. Un bon dîner...

- Heureusement qu'on n'a pas à choisir! me lance-t-il ironiquement.

- A choisir? Tu veux dire que les parents...

- Non, la route!

- La route?

- Oui, on roule sur la route.

- Oui, on roule sur la route! Je ne te savais pas si observateur.

- Mais non...

- Ah bon! On ne roule pas sur la route? Tu as vraiment faim, alors!

- On ne roule pas à travers champs.

Là, je n'ai pas compris. Je lui demande, un peu inquiet :

- Pourquoi, tu veux rouler à travers champs?

Il ne répond pas. Je le regarde : il a l'air sérieux. Ce n'est pas vraiment son habitude dans ce genre de... conversation. J'insiste :

- Pourquoi parles-tu de rouler à travers champs?

Il me répond d'une voix pressante, comme s'il était agacé :

- On peut rouler à travers champs - ou marcher; mais c'est tout de même plus commode par la route.

- Oui, oui; je ne vois pas...

- On n'a pas à choisir.

- Oui...

- On peut choisir; on peut...

Je l'interromps, en m'énervant quelque peu :

- Aller à travers champs, je...

- Mais on ne le fait pas. On ne le fait pas. La route est commode, elle est agréable. Elle est là, elle est toute faite. Pourquoi irais-tu à travers champs?

Je proteste :

- C'est toi qui...

- Pourquoi irais-je à travers champs? Parce que c'est joli? Parce que personne ne le fait? Il faudrait faire sa route. C'est difficile. Ça ne sert à rien.

Il s'arrête de parler comme si le souffle lui manquait. Sa voix a dû porter, car tous les vélos se sont mis en groupe.

Confucius dit avec un ton qui montre sa perplexité :

- Mais tu es à la campagne, tu peux aller où tu veux.

- Bien sûr, lui répond Gilgamesh en ricanant, mais je n'y vais pas.

- C'est que tu ne le veux pas.

- Oui, sans doute. Et pourquoi est-ce que je ne le veux pas?

Posément, Ishtar intervient :

- Nous sommes contents d'être sur cette route...

- Donc, tu sais choisir.

- Choisir?

- Oui, choisir toute seule, sans professeur, sans livre, sans personne.

- Nous sommes tous ensemble...

- Nous savons donc tous choisir. Choisir sans...

Il laisse sa phrase en suspens. Personne ne dit rien. Soudain, il s'exclame :

- Nous avons obéi à la route!

Ce matin, l'oiseau est venu visiter ma chambre. Il a sautillé sur le plancher, est venu sur mon lit, m'a dit quelque chose, a volé jusqu'en haut de l'armoire, est revenu sur mon lit, m'a redit quelque chose, est allé se percher sur la chaise devant ma table, a sauté sur la table, est revenu sur mon lit, m'a longuement regardé, a encore parlé, puis s'est envolé par la fenêtre. J'ai pensé qu'il ne s'était pas posé sur le rebord de la fenêtre. Le fait-il d'habitude? Je n'en suis pas sûr.

Il n'y a pas de route dans le ciel. Comment l'oiseau trouve-t-il son chemin? Il n'a peut-être pas de chemin... Oui, pourquoi aurait-il un chemin? Où habite-t-il? Dans un arbre, je pense. Que fait-il? Ce que font les oiseaux; ils mangent... Vont-ils se baigner à l'étang du Grec? Oui, j'en ai vu. Cherchent-ils des trésors? Pourquoi pas? Et puis, ils se parlent, je les entends se parler. Ont-ils un professeur? Que lisent-ils? Comment sont faits leurs livres?

C'est vrai, un jour je suis allé avec l'oiseau dans sa classe. Ai-je donc oublié? Mais avais-je appris quelque chose? C'est pourtant la seule classe où j'aie vraiment été présent. Je veux y retourner...

La lumière vient par la fenêtre me réveiller. J'étais pourtant réveillé, j'en suis sûr.

Le déjeuner, ce matin, ne paresse pas. Mon père et ma mère vont en ville faire quelques achats. Je les accompagne. Comment sera la ville? Il n'y a pas de prés au milieu des rues; ce n'est pourtant pas une grande ville.

Les bords de la route s'écartent avec effroi devant la voiture rapide de mes parents. J'exagère, bien sûr! Mais je ne peux m'empêcher de rêver à mon vélo, et aux arbres qui prennent leur temps sur mon passage. Peu à peu, le sérieux des maisons serrées remplace le vague des buissons épars. Certes, dans le village où je passe les vacances, il y a aussi des maisons, mais chacune d'elles est entière, elle porte sa vie. Les maisons de la ville qui approche paraissent être les fragments mis bout à bout d'une grande salle commune.

Notre voiture s'y est arrêtée; quelque part, qu'importe. Nous marchons... à l'abri; bien que je le ressente fortement, je ne sais dire ce qui nous abrite. Dans la ville où je vis, ville pourtant beaucoup plus grande, plus immense ai-je envie de dire, je ne sens pas cet abri, peut-être parce que je ne vois pas de frontières. Les hommes y sont partout, qui m'entourent. A la campagne, dans le village, je peux être seul, ou avec un arbre, ou avec un mur, pour compagnon. Dans cette petite ville, je ne sais où je suis; quelque part, qu'importe.

Mais il faut aller aux boutiques.

Mes parents achètent quelque chose pour le jardin. Le boutiquier donne des conseils. C'est donc à la ville que se fait la campagne. Mais non, le jardin n'est pas la campagne. Notre jardin est joli. Le boutiquier donne des conseils. Notre jardin sera joli. Je ne sais pourquoi, j'ai pensé aux vaches qui nous regardent lorsque nous passons devant leurs prés. J'ai ri. Ma mère, étonnée, m'a demandé pourquoi je riais. J'ai répondu n'importe quoi. Je ne pouvais pas dire : "Les vaches trouvent-elles leur pré joli?" Je pense qu'elles le trouvent joli quand l'herbe est bonne à manger. Dans notre jardin, il n'y a rien à manger. Si, pourtant; quelques fruits, d'autres choses encore. Mais, manger... ce n'est pas manger ce qu'il y a dans notre jardin; cela ne suffirait pas aux vaches.

"Tu pourrais t'intéresser au jardin", dit mon père, qui ajoute : "C'est vrai que tu n'y es pas souvent; les vacances, pour toi, ce n'est pas la famille."

Je ne me sens pas capable de répondre. Le boutiquier donne des conseils. Mon père achète. Il paraît content.

Autre boutique, autre achat. Le boutiquier donne des conseils. Mes parents achètent.

Dans la boutique suivante, j'écoute, avec un peu de curiosité. Il est bien entendu que si nous sommes entrés ici, comme du reste dans les boutiques précédentes, c'est pour acheter; et le boutiquier trouve tout naturel de vendre. Nous ne sommes pas là, ni les uns ni... l'autre, pour étudier les principes de l'achat, de la vente, ou pour analyser l'utilité philosophique des choses achetées. Non, nous sommes là - une phrase de Gilgamesh me passe par la tête : "Nous avons obéi à la route!" - pour... je ne sais plus ce que j'avais voulu dire. En sortant de la boutique - achats faits - j'ai entendu une voix qui disait : "C'est bien, vous avez fait ce qu'il fallait." Evidemment, c'était ma propre voix, mais il me semblait réciter une leçon apprise il y a longtemps, longtemps...

Parmi les achats, il y en avait qui me plaisaient.

La route du retour fut rapide. Le soir, en m'endormant, j'eus l'impression que la journée n'avait pas existé.

Il pleut. Il pleut lentement; les gouttes tombent les unes après les autres, sans s'arrêter, avec un bruit long. Le ciel est gris; gris. Je n'entends pas les oiseaux chanter. Mon oiseau eût été à l'abri dans ma chambre. A-t-il besoin d'un abri? J'ai vu les oiseaux se baigner au bord de l'étang du Grec. Peut-être mon oiseau se baigne-t-il dans la pluie?

Mes parents, au déjeuner du matin, parlent de leurs achats de la veille. Ils sont mécontents de ne pas pouvoir aller dans le jardin. Notre jardin est joli. Les vaches n'ont pas eu à aller dans leurs prés; elles ne les avaient pas quittés.

J'ai envie d'entendre parler.

Après-midi. Il pleut. "Tu ne peux jamais rester à la maison", m'a dit mon père lorsque j'ai parlé de Pégase. Ma mère m'a souri faiblement. Je suis parti.

Je devais prendre Gilgamesh en passant, pour aller chez Ishtar. Le chemin n'est pas long. Je me suis retrouvé sur les routes autour du village. La pluie me baignait. J'ai pensé à l'oiseau. La pluie est tiède; il n'y a pas de vent.

- D'où viens-tu? s'écrie Gilgamesh lorsque j'arrive chez lui.

J'ai l'impression de me réveiller. Je n'ai pas répondu assez vite, et il s'inquiète :

- Il t'est arrivé un ennui?

Je suis réveillé. Je ris :

- Non, non, j'avais envie de rouler sous la pluie.

Ma réponse lui a suffi. Mais je ne sais pas si elle l'a rassuré. En route pour aller chez Ishtar. Sous la pluie!

Les sons rêveurs d'un piano traversent la pluie. Ishtar tient à la main un livre qu'elle ne lit pas. Grenouille est assise - plutôt à demi couchée - sur le tapis. Confucius se tient droit dans un fauteuil. Sphinx joue.

Nous entrons sans bruit, nous asseyons. La musique parle.

Sphinx ne joue plus depuis un moment sans que je m'en sois rendu compte. J'entends toujours sa musique qui rêve.

- Tu en veux?

Grenouille m'a apporté du thé. La maman d'Ishtar nous a préparé des gâteaux. Les lampes sont allumées. Il fait bon. Dehors, il pleut.

- Il pleut; il pleut comme à l'école.

Ishtar a parlé lentement, d'une voix basse. Personne ne dit rien. Je regarde par la fenêtre; les belles feuilles vertes ne sont pas des feuilles des jours d'école.

Ishtar s'est-elle arrêtée? Sa voix est toujours basse :

- Nous ne pourrons pas parler du Grec à l'école.

Personne ne dit rien. Elle continue, toujours d'une voix basse :

- Nous n'en aurons peut-être plus envie.

Grenouille l'interrompt presque :

- Nous allons l'oublier?

Gilgamesh intervient :

- J'ai failli laisser ma vie au fond des mers profondes, je n'oublierai jamais le Grec!

Sa voix forte nous a secoués. Chacun ouvre les yeux avec surprise - c'est du moins ce qu'il m'a semblé.

Ishtar rit.

- Mais non, nous n'oublierons jamais ton Grec! s'exclame-t-elle en appuyant fortement sur "ton".

Je suis sûr que Gilgamesh a rougi. Du reste, il ne dit mot. Des petits rires volettent.

Sphinx n'a pas ri; elle dit d'une voix hésitante :

- On ne peut pas... laisser perdre... une pensée...

- Quelle pensée? coupe Ishtar.

- Celle... celle que nous avons cherchée...

- Et que nous n'avons pas trouvée. Et que personne n'a trouvée.

- On peut encore...

- Qui peut? Et qui le veut? Pégase dort depuis longtemps. Et qui acceptera Pégase à l'école?

Ishtar a parlé d'une voix rude, inhabituelle. Sa mère a dû l'entendre, car elle vient nous voir... pour proposer des gâteaux. Grenouille se lève pour aller les rapporter.

- Le temps est triste, dit la mère d'Ishtar avec douceur, vous devez vous ennuyer; c'est dommage de ne pas pouvoir aller vous promener.

Puis elle ajoute, d'une voix mal assurée :

- Vous n'avez pas d'ennuis? Vous avez tout...

- Oui, maman, nous avons tout ce qu'il nous faut. Tout va bien. Nous irons nous promener demain, s'il fait beau. Nous nous promenons souvent. C'est agréable aussi de rester là à bavarder.

Ishtar accompagne ses propos d'un sourire rassurant. Sa mère s'en va... peut-être a-t-elle pensé qu'elle nous dérangeait?

Nous mangeons les gâteaux, nous buvons le thé.

- Nous sommes en vacances... commence Confucius.

Il s'est tu. Nous le regardons. Gilgamesh est le plus impatient.

- On ne s'en était pas aperçus, persifle-t-il.

- C'est bien ce que je voulais dire, répond Confucius.

Nous le regardons toujours. Gilgamesh paraît perplexe. Nous attendons. Confucius reprend :

- A l'école, on nous parle de littérature, on nous demande d'expliquer ce que nous pensons de ce que nous devons lire. Quelquefois ça nous plaît, quelquefois ça nous ennuie. Mais nous sommes toujours obligés de le faire. Ici personne ne nous a obligés à quoi que ce soit, je dirai même qu'on nous a découragés, et nous faisons la même chose qu'à l'école.

Confucius s'est tu. Gilgamesh a failli protester. Le thé est bon. Les gâteaux absorbent notre attention. Confucius parle encore :

- Ce n'est pas parce que nous n'avons pas été obligés que nous avons fait ça; il y a tellement d'autres choses que nous ne sommes pas obligés de faire et que nous ne faisons pas.

Il fait une pause, puis :

- L'école est faite pour penser. Si nous pensons aussi en vacances, que veut dire le mot "vacance"?

Ishtar voulut répondre. Confucius fit un geste de la main, et :

- Je sais. Je crois que nous savons tous. Mais pourquoi penser au Grec? Parce qu'il n'est pas un sujet qu'on nous donne à l'école? On nous donne des sujets divers à l'école, très divers. Il n'y a pas que la littérature. Nous ne refusons pas tout ce qu'on nous propose. Pourquoi le Grec? Un simple passe-temps? La curiosité parce que nous n'avons pas compris?

Confucius s'est tu de nouveau. Personne n'a répondu. Nous restons là, sans rien faire. Gilgamesh n'a pas demandé : "Qu'est-ce qu'on fait?"

La mère d'Ishtar revient; "Vous êtes bien silencieux", nous dit-elle. Personne ne répond. Grenouille dit que les gâteaux étaient très bons et remporte les tasses. La mère d'Ishtar la suit sans rien ajouter.

- Le Grec est...

Sphinx s'est interrompue un moment; puis :

- Je voulais dire : le Grec est à nous. Ce n'est pas ce que je veux dire. Mais...

- C'est nous qui avons cherché, intervient Confucius.

- Oui, mais pas seulement. C'est nous qui avons voulu découvrir une pensée que personne ne comprenait. Ce n'est pas la pensée, mais la vie... une vie autre que celle que nous connaissons qui se cache peut-être...

- Tu rêves encore, interrompt Ishtar.

Sphinx sourit longuement. Puis, d'une voix tranquille :

- C'est peut-être ça les vacances : on peut rêver.

Nous restons un moment silencieux. Dehors, la pluie s'est adoucie, fatiguée peut-être. Le jardin commence à se protéger en se couvrant d'un brouillard lumineux. Quelques cris épars d'oiseaux se font entendre.

- Il ne retrouvera jamais sa feuille.

Grenouille a accompagné sa phrase d'un soupir.

Je demande :

- Pourquoi t'inquiètes-tu tant pour lui?

Grenouille hésite. Sphinx a levé la tête et déclare :

- Ce qui compte, c'est la phrase; c'est aussi l'auteur. Celui qui a perdu - ou jeté - la feuille...

- C'est quelqu'un qui voulait la lire, interrompt Grenouille.

- Et s'il l'a jetée?

- Je ne sais pas. Mais s'il ne l'avait jamais lue, nous ne l'aurions pas trouvée.

- Tu es sûre?

- Non; mais une feuille que personne ne lit ne vit pas.

- Si personne n'a écrit, il n'y a pas de feuille.

Grenouille ne répond pas tout de suite. Ishtar en profite :

- La pensée n'existerait pas sans celui qui la fait connaître.

- Tu as raison. Tu as raison, répond vivement Grenouille. Mais la pensée qui n'entre pas dans quelqu'un ne sert à rien. Et elle ne vit que parce que ce quelqu'un la fait vivre. Sinon, celui qui l'a créée est seul avec elle. A quoi servent-ils tous deux?

La pluie a cessé. Le soleil est venu un court moment nous dire qu'il allait bientôt s'en aller, et qu'il sera là demain.

Ce matin, la lumière est partout dans ma chambre. L'oiseau est venu avec la lumière. Dans la ville où je suis resté quelques jours avec mes parents - visite dans la famille - il n'y a pas de lumière, il n'y a pas d'oiseau. Si, si, il y a de la lumière, mais elle se cache; elle se cache derrière les grands murs des maisons. Il y a des oiseaux, mais ils ne viennent pas me dire qu'ils sont contents de me revoir après ces quelques jours d'absence.

Le déjeuner du matin est prêt. J'entends un vélo freiner à grand bruit devant la maison. Gilgamesh arrive, en courant plus vite encore que son vélo. Nous déjeunons. Gilgamesh voudrait que je lui raconte les quelques jours. Mes parents se chargent du récit, car je ne trouve rien à dire.

La matinée se passe dans la tranquillité. Mes parents sont surpris de voir que nous ne partons pas... Ils ne demandent rien. Gilgamesh parle de jardin avec ma mère. Il a vraiment l'air d'aimer notre jardin. C'est vrai, c'est vrai, notre jardin est joli. J'ai la sensation douloureuse de vouloir penser à... je ne sais cependant pas à quoi. Je me mêle à la conversation. Gilgamesh se moque de moi :

- Si ta mère suivait tes conseils, votre jardin serait vite anéanti!

Ma mère sourit; elle paraît amusée. Mon père hoche la tête; il paraît impressionné. La matinée passe. La matinée est agréable. Mes parents paraissent contents. Gilgamesh aussi. Je suis... je suis content, me semble-t-il. J'ai oublié à quoi je voulais penser. Mais non, je ne savais pas à quoi je voulais penser. Je me mets à rire au moment où Gilgamesh me demande :

- Qu'as-tu? Tu as l'air ennuyé?

Mon rire a été un peu gênant. Je raconte n'importe quoi pour paraître naturel.

- Tu es fatigué du voyage? me demande ma mère.

- Oui; non. Je suis surpris par la campagne.

Ce sont mes parents et Gilgamesh qui sont surpris par mes paroles. Mais je ne réponds rien de compréhensible à leurs questions. Je ne comprends d'ailleurs pas moi-même ce que je voulais dire. Je commence une grande phrase sur le jardin, qu'on ne trouve pas à la ville, mais qu'on trouve à la campagne, et alors c'est agréable le jardin à la campagne, c'est plus joli que dans une ville...

Mes parents paraissent-ils rassurés? Gilgamesh est perplexe.

Je voudrais tant que cette matinée soit agréable.

Gilgamesh parle du jardin; ma mère parle du jardin. Mon père donne son avis. Les paroles recouvrent tant de choses. Je ne peux pas mentir à mon oiseau ou à un arbre, car je ne peux pas parler.

Nous déjeunons gaiement.

Téléphone. C'est Ishtar.

- Tu es arrivé! me dit-elle joyeusement.

- Oui, oui, ce matin...

- Eh bien, nous t'attendons tous - avec Gilgamesh bien sûr.

Je ne laisse pas le temps à Gilgamesh de me poser des questions.

- C'est Ishtar, lui dis-je; elle nous attend.

Mes parents nous souhaitent gentiment une bonne journée, et nous partons.

En cours de route, Gilgamesh me raconte les événements qui se sont passés durant mon absence. Il ne s'est rien passé, me dit-il, les parents des uns et des autres ont eu soudainement besoin de leurs enfants pour... Travaux de jardin, courses à faire... J'écoute distraitement. Nous arrivons. On devait nous guetter, car nous sommes attendus à la porte du jardin. Le temps qui passe se compte-t-il en jours? Nous sommes tous gais. Les parents d'Ishtar nous disent qu'ils sont contents de nous voir. Nous nous installons dans le jardin, là où les grands arbres laissent passer la lumière. La conversation s'installe elle aussi, personne ne dit rien.

Peu à peu, nous nous retrouvons. Gilgamesh me dit qu'il a oublié de me dire qu'il y aura bientôt un petit tournoi de tennis que nous pourrons peut-être gagner - il veut sans doute dire que lui pourra certainement le gagner. Ishtar parle d'un livre - celui qu'elle est en train de lire.

- Eh bien, celui-là au moins, tu le comprends; il n'est pas en grec! s'exclame Gilgamesh en riant.

- C'est pourtant un livre écrit par un Grec, répond Ishtar avec une pointe d'ironie.

- Un Grec dont on comprend ce qu'il dit.

- Ce n'est pas un mal, glisse Confucius.

Gilgamesh fait une grimace, puis :

- S'il répète ce que dit tout le monde, ce n'est pas un mal... pour lui, mais...

Il est interrompu par Sphinx :

- Ce n'est pas ce qu'il dit qui compte, c'est ce que comprennent les autres.

- Ce que comprennent les autres dépend tout de même bien de...

- Non; pas... C'est ce que veulent comprendre les autres.

- Les autres sont tout de même souvent d'accord, intervient Ishtar. Les commentaires du livre que je suis en train de lire...

- Seront sans doute le sujet d'un devoir de classe, s'écrie Gilgamesh; et il ne sera pas question d'avoir d'autres opinions!

- Vous exagérez, dit calmement Confucius. D'une part, beaucoup de gens disent le contraire de ce que pensent...

- Le contraire, oui; mais toujours de la même chose, coupe Sphinx.

Un silence embrouillé suivit. Sphinx faisait de petits gestes saccadés avec ses mains. Elle reprit avec hésitation :

- Lorsqu'on parle d'un sujet, on peut être pour ou contre, mais le sujet est admis... admis par tout le monde.

- Je ne sais pas si d'autres comprennent ce qu'ils veulent, murmura à haute voix Gilgamesh, mais moi, je n'ai rien compris.

Nouveau silence - plus calme.

Sphinx fait un bon sourire à Gilgamesh et lui dit doucement :

- Je crois que je ne comprends pas toujours moi-même ce que je pense. Mais j'ai souvent la sensation, quand je parle... aux autres, que ce que je dis ne compte pas, que ce qui compte, c'est ce que les... autres veulent faire de ce que je dis.

Elle fait une pause, puis :

- C'est vrai, c'est un peu compliqué.

- Non, non, s'exclame soudain Gilgamesh, je crois que j'ai moi aussi ressenti... Quand on me demande quelque chose, j'ai quelquefois l'impression que ma réponse...

Il laisse sa phrase en suspens. Je crois deviner - et j'ajoute :

- Servira d'arme contre toi.

Il me regarde fixement et lance :

- Oui, oui. Cela me fait peur.

Personne, apparemment, ne sait quoi dire. Gilgamesh ayant peur... Un moment se passe. Ishtar est la première à réagir :

- Le livre que je lis est simple. Il parle des pensées des hommes. Pourquoi aurais-je peur de répondre si on me demande d'en parler? Même si c'est un devoir de classe?

Gilgamesh hésite. Ishtar l'a regardé bien en face, et il hésite. Il finit par se décider :

- Parce que personne ne sera surpris par ta réponse.

- Je ne dis donc que des banalités?

Là, Gilgamesh a rougi. Par bonheur - pour lui - Sphinx s'est interposée :

- Ishtar, ce n'est pas ce que tu dis...

- Oui, je sais, c'est ce que comprennent les autres, récite Ishtar.

- Oui; mais aussi, ton livre est connu, on en a parlé, soit pour, soit contre...

- Et je ne peux rien dire de plus, n'est-ce pas?

- Si, mais...

Elle s'arrête, indécise. Confucius se tourne vers Ishtar, et ajoute - sans malice :

- Mais tu ne peux parler que de ce qui existe.

Personne ne rit. Ishtar hoche la tête avec une légère lassitude et dit d'une voix peut-être un peu triste :

- Ce qui existe... Sphinx nous a dit que les paroles n'existaient pas par elles-mêmes. Nous n'avons pas compris la phrase - la phrase du Grec - personne ne l'a comprise; mais les phrases de tous les jours? les phrases de tout le monde? les phrases de mon livre?

Nous nous taisons. Ishtar regarde Sphinx, sourit faiblement, puis :

- Quelle est donc la pensée qui peut exister si les mots que nous disons n'ont pas d'existence? Puisque ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on dit mais ce que comprennent les autres? C'est bien ce que tu as dit pour le Grec? Pourquoi pas pour tout le monde?

Sphinx a baissé les yeux. Elle se tord légèrement les doigts. Enfin elle prononce à voix basse :

- Pour tout le monde? Oui, pourquoi pas pour tout le monde? Aucun de nous ne comprend… tant de choses… Pourquoi sommes-nous obligés de vivre? Ce ne sont pas seulement les mots. Les bêtes ne parlent pas avec des mots; elles vivent comme nous, elles font tout ce qu'elles sont capables de faire…

- Nous sommes capables de faire mieux, interrompt Ishtar.

- Oui, nous sommes capables. Oui, nous sommes capables. Et c'est pour ça que nous le faisons. Nous ne le faisons que parce que nous en sommes capables. C'est tout. Comme les bêtes.

Sphinx s'est tue. Sa voix parle encore comme un écho :

- La pensée qui n'existe pas n'a pas besoin de mots.

Dans le silence, on entend le murmure de Grenouille :

- Les bêtes sont-elles capables d'être tristes? Est-ce parce que j'en suis capable, que je suis triste de voir la page se perdre?

Le silence se prolonge. Personne ne se décide à proposer de faire une chose ou une autre. Gilgamesh n'a même pas lancé son rituel "Qu'est-ce qu'on fait?" Je n'ose pas demander à Sphinx d'aller au piano. Grenouille m'a parlé… je ne sais pas - à propos de mon… voyage. Je lui réponds un peu au hasard :

- Le soleil m'a manqué dans la ville.

Je ne sais quoi ajouter. Je me trouve un peu… bête. Mais Grenouille me fait un bon sourire.

- Le soleil t'a attendu ici.

Elle a parlé d'une voix calme. Je me sens rassuré. Je raconte la ville :

- La ville va vite. Je suis toujours en retard.

- Ici, le temps a passé lentement, dit doucement Grenouille.

Les grands arbres sous lesquels nous sommes ne cachent pas le soleil, bien qu'on ne le voie pas. L'air est calme. Le soleil me chauffe sans brûler.

- Eh bien! Où en êtes-vous de vos recherches?

Le père d'Ishtar vient nous rendre visite. Nous lui sourions aimablement. Confucius lui répond :

- Personne ne nous donne plus de nouvelles.

- C'est normal, fait le père d'Ishtar avec sérieux, les gens ont des occupations plus importantes que de poursuivre votre chimère.

Un sourire résigné vient lentement sur Ishtar qui dit tristement :

- Nous n'avons pas su mener Pégase au combat.

- Il vous a pourtant rapporté bien des renseignements, s'étonne le père d'Ishtar.

- Oui, mais la… Chimère est toujours là, qui brûle la page.

- Vous êtes bien compliqués, conclut le père d'Ishtar en se dirigeant vers la maison.

Gilgamesh bougonne :

- On devrait faire quelque chose de plus gai.

Point d'écho. Mais Ishtar propose un jeu - nous irons nous cacher - comme pour chasser sa tristesse, ou peut-être la nôtre.

Peu à peu, la gaieté revient. Une gaieté calme. Nous changeons de jeu, nous courons, nous nous poursuivons, nous lançons une balle. Un jeu se fait sans mots. Il n'y a rien à comprendre. Rouges, essoufflés, nous nous affalons… près du goûter que la mère d'Ishtar nous a préparé.

- Ah! lance gaiement Gilgamesh.

Nous attendons la suite. La suite vient.

- Et alors, Sphinx, que comprends-tu? s'exclame-t-il en riant.

Sphinx n'est pas en reste.

- Que tu espères manger tous nos gâteaux, s'écrie-t-elle d'une voix faussement menaçante.

- Les vaches mangent bien leur herbe sans s'occuper de savoir s'il en reste pour les autres vaches, répond Gilgamesh d'un ton ironique.

Soudain, son visage s'emplit de tristesse. Sa voix est sourde :

- L'école m'apprend bien à ne pas montrer mon devoir aux autres élèves pour pouvoir être le premier de la classe.

Sommes-nous tous gênés? Au bout d'un moment, Confucius prend un air optimiste et dit d'un ton rassurant :

- Tu ne seras pas toujours à l'école; il y a tout de même autour de nous des gens prêts à partager…

Il a une petite hésitation. Grenouille murmure rapidement, mais d'une voix nette :

- Ils n'ont pas faim.

Nous nous taisons. Je regarde autour de moi. Le soleil est bien pressé aujourd'hui; je suis un peu étonné de le voir… non, il ne s'en va pas encore, mais j'ai l'impression qu'il veut partir sans nous avoir prévenus. Il fait doux. Les grands arbres n'ont plus besoin de nous protéger; petit à petit, nous avons délaissé leur ombre. Les oiseaux parlent peu. De temps à autre, ils se posent non loin de nous, sautillent, donnent du bec contre le sol, puis s'envolent. Pourquoi n'ont-ils pas besoin de mots?

- Parce qu'ils savent tout, me répond Sphinx.

Je suis à peine surpris par sa réponse. Elle ajoute :

- On peut leur mentir; mais ils connaissent leur nourriture.

- Peut-être apprennent-ils dans une école où il n'y a pas de mots?

- Comme au tennis! s'exclame Gilgamesh. Toutes les écoles devraient être ainsi.

Ishtar proteste :

- Les livres nous apprennent à penser.

Gilgamesh ne se rend pas :

- Si on connaît tout, on n'a pas besoin de penser.

- Nous ne sommes pas des oiseaux.

- Qu'appelez-vous "tout"? intervient Confucius. Ce mot ne veut rien dire; il dépend…

Sphinx l'interrompt vivement :

- Tu vois que les mots ne sont pas seuls.

- Comment ça, seuls?

- Seuls sans nous. Ils n'existent pas par eux-mêmes. La nourriture des oiseaux existe sans mots.

- Les oiseaux ne pensent qu'à leur nourriture?

- Je ne sais pas. La nourriture les fait vivre. Personne ne change leur vie en donnant des noms différents à ce qu'ils mangent.

- Ils ne mangent pas toujours la même chose.

- Oui. Oui. Ce n'est pas ce que je veux dire. Je ne sais pas. Mais nous, nous mangeons souvent une même chose sous des noms différents.

- Qu'est-ce que ça peut faire?

- Celui qui a donné deux noms à la même chose, veut nous faire croire que nous vivons deux vies, alors que nous n'en vivons qu'une.

- Qu'est-ce que tu racontes? s'emporte Confucius.

Sphinx paraît enfiévrée. Elle jette brusquement :

- C'est notre vie. C'est de notre vie qu'il s'agit. Notre vie peut dépendre des mots qu'on nous dit.

Elle s'arrête; comme en frissonnant. Puis :

- Personne ne voulait de la phrase. Parce que personne ne la comprenait. Et alors on ne pouvait pas s'en servir. Penser à ce que la phrase pouvait faire naître dans la pensée?… Non, ce qu'il fallait, c'était autre chose. Il fallait pouvoir s'en servir contre nous. Tous étaient en colère.

- Oui, tu as raison, dit pensivement Gilgamesh, c'est comme si nous les avions privés d'armes. C'est vrai, ils étaient en colère.

- Il ne s'agit pas d'une guerre, intervient Ishtar; oui, ils paraissaient en colère, mais peut-être étaient-ils simplement déçus de ne pas comprendre. Dans les livres que je lis, il y a des explications; dans la page, il n'y en avait pas.

Sphinx et Gilgamesh étaient tous les deux sur le point de répondre, mais Ishtar continue :

- Je sais; ils auraient pu chercher à expliquer eux-mêmes. Mais quand on ne comprend pas soi-même, il est difficile de ne pas chercher de l'aide.

- Et comment sait-on si cette aide est bonne? demande Gilgamesh.

- On ne sait pas. C'est l'aventure.

- Quelle aventure? La nôtre, ou celle que nous proposent les autres?

Ce matin, l'oiseau est resté longtemps sur le rebord de la fenêtre, sans rien dire. Je me suis levé; il m'a suivi du regard. Je n'osais pas m'approcher de lui. Les oiseaux s'envolent, quand on les approche. Du reste, les oiseaux s'envolent toujours. "Oiseau", ai-je prononcé doucement. J'étais immobile, il me regardait toujours. Au bout d'un moment, il a fait entendre un petit cri. Puis, le silence est revenu. Je cherchais des mots; je n'en trouvais aucun. Cherchait-il, lui aussi, des… cris? Non, il ne paraissait pas chercher. Il me regardait calmement, sans se lasser. Je bougeai, je fis quelques pas dans la chambre; l'oiseau, soudain, alla se poser sur le lit, sautilla, puis prit son envol et rejoignit le ciel.

Gilgamesh arrivait dans le jardin. Il venait avec sa raquette; cela me fit plaisir - je ne savais pas pourquoi. Ma mère préparait le déjeuner. Nous mangeâmes, nous mangeâmes gaiement. Mon père était plein d'entrain, il parlait de battre Gilgamesh au tennis, Gilgamesh relevait le défi; "Fais attention", disait ma mère à mon père; mon père protestait. Nous parlions; le temps était arrêté. Les fleurs dans le jardin, tout ouvertes, étaient immobiles. Attendaient-elles les abeilles… pour le déjeuné? De quoi allaient-elles parler? Elles restent bien longtemps ensemble…

Gilgamesh me presse; nous partons au tennis. Mon père nous a suivis des yeux.

La partie était acharnée. Nos adversaires nous assaillent. Les balles pleuvent de toutes parts. Je ne pense qu'à frapper de toutes mes forces. Je savais, nous savions tous ce que nous avions à faire. Notre temps était tissé de façon si serrée qu'aucun doute ne pouvait surgir. La balle arrive soudainement, il faut la renvoyer aussitôt. Dans le déchaînement de nos gestes, l'esprit restait vacant. Nous tous devions vaincre, nous tous étions d'accord.

Quelle aventure vivons-nous?

Gilgamesh est ravi. "Tu n'as jamais aussi bien joué!" me lance-t-il joyeusement. Je n'ai jamais aussi bien joué?

- Tu dis ça parce que nous avons gagné!

- Ce n'est pas la première fois que nous gagnons! Non, non, tu as vraiment bien joué!

Il ajoute perfidement :

- Tu n'as dû penser à rien.

Nous rions. Nos adversaires nous félicitent. "Tu étais déchaîné, aujourd'hui", me dit l'un d'eux. Déchaîné? Déchaîné… Il me regarde avec curiosité. "Eh bien! fatigué?" Je bredouille quelque chose de vague et il n'insiste pas. Nous nous séparons. Gilgamesh me demande, un peu inquiet :

- C'est vrai, tu es fatigué?

- Non, non. Mais il m'a dit quelque chose que je n'ai pas compris.

- Oh! Quand on est battu, on dit n'importe quoi!

Nous rions de nouveau.

- Qu'est-ce qu'on fait?

Je réponds à Gilgamesh en le taquinant :

- Ma mère va s'occuper du jardin cet après-midi, viens l'aider.

- Pourquoi pas?

Il a pris un air des plus sérieux. Du coup, je ne sais plus s'il plaisante ou s'il veut se moquer de moi. Comme je me tais, il me dit en riant :

- J'aime bien ton jardin, mais je ne voudrais pas t'empêcher d'aller chez Ishtar.

Là, je suis tombé dans mon propre piège. Je tente de m'en sortir :

- Tu sais bien…

Mais je ne trouve rien à dire. Gilgamesh paraît tout content de lui. Je bougonne :

- Bon, viens déjeuner.

Des amis sont venus chez les parents d'Ishtar pour " …visiter la région - elle est très belle". Ils sont venus avec leur fils, un garçon de notre âge. Le garçon est resté avec nous. "Les promenades m'ennuient", a-t-il dit. Ishtar lui a demandé ce qu'il avait envie de faire. Gilgamesh a parlé de jeux - cartes… Le garçon a accepté. Nous avons joué un bon moment. L'après-midi était agréable. Ensuite, Ishtar et Grenouille ont préparé le thé. Nous l'avons bu en mangeant des gâteaux. Confucius s'est enquis des études du garçon. Il en faisait de très intéressantes. Gilgamesh a dit qu'il était agréable d'être en vacances; que bientôt il fallait aller à l'école; que c'était toujours bien assez tôt.

- Tu n'aimes pas l'école? a demandé le garçon.

En réponse, nous avons tous ri, sauf Gilgamesh, qui paraissait incertain.

Le garçon a eu l'air très étonné, et Ishtar lui a dit :

- Nous aimons tous l'école, mais nous aimons aussi les vacances.

L'air très étonné du garçon s'est transformé en un air perplexe.

- Pendant les vacances, on n'apprend rien, a-t-il dit.

- On apprend autre chose, a vite soufflé Sphinx.

- A l'école on apprend ce que savent ceux avec qui on vivra.

- Et il ne faut rien savoir d'autre?

- Ça ne sert à rien, puisqu'on ne te le demandera pas.

- Je n'ai pas appris à jouer du piano à l'école.

- Tu as appris seule?

- Non.

- Alors c'est comme si c'était à l'école.

Nous nous taisions. Le garçon a ajouté :

- Qui t'a dit de jouer du piano?

Sphinx a paru comme prise en faute. Elle a répondu d'une voix hésitante :

- Personne. Je…

Elle a laissé sa phrase en suspens. Le garçon a repris :

- Tu penses qu'on te demandera de jouer du piano, plus tard?

Il me semble que Sphinx s'est mordu les lèvres.

- J'aime bien jouer… a-t-elle commencé.

Le garçon l'a interrompue :

- On ne vit pas seul.

- Cela me fait plaisir d'entendre jouer Sphinx, a vivement répliqué Grenouille.

Un petit silence a suivi, rompu par Ishtar, qui a demandé au garçon :

- Tu as de bons professeurs, dans ton école?

- Excellents. S'ils étaient mauvais, je ne pense pas que l'école les accepterait.

Un petit silence a suivi, rompu par le garçon :

- Il faut avoir confiance en ses professeurs. Comment peut-on faire autrement?

Gilgamesh a fait une belle grimace et a grincé :

- Tu dis ça parce que ce sont eux qui jugent? Et qui décident?

Le garçon a repris son air très étonné.

- Qui d'autre peut le faire? Puisque ce sont eux qui ont la science, a-t-il déclaré posément.

- C'est vrai, a dit calmement Confucius, ils savent ce que ne savent pas les élèves.

Le garçon a paru satisfait, et a prononcé d'une voix ferme :

- C'est pour ça que j'ai confiance en mes professeurs, et que je suis leurs préceptes.

Gilgamesh a avancé la tête.

- Tu suis…

Il s'est arrêté, la bouche ouverte.

- Mes professeurs forment mon esprit. En apprenant mes leçons, je leur donne la certitude que je pense comme eux. Je les trahirais si je ne suivais pas leurs préceptes.

- Alors, celui qui ne donne pas de préceptes ne peut jamais être trahi? a demandé Grenouille.

Le garçon a retrouvé son air perplexe.

- Je ne comprends pas, a-t-il répondu; je ne connais personne qui ne… je veux dire que tout le monde nous dit… nous donne au moins des conseils. Je pense que tes parents, par exemple, te disent ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. Je ne connais personne qui n'ait d'opinion sur ce sujet.

Sphinx est intervenue :

- Il y a eu des philosophes…

- Je te parle de la vie de tous les jours, de notre vie, pas des philosophes. Je sais bien qu'il faut apprendre ce qu'ils ont dit, mais c'est pour pouvoir en parler, c'est tout. Ce sont les professeurs qu'il faut écouter, pas les philosophes.

Sphinx s'est exclamée :

- Tu ne seras tout de même pas toujours à l'école!

- Non. Mais après, il y aura des gens qui seront là pour me diriger.

Sphinx n'a jamais eu de si grands yeux.

- Et comment sauras-tu qui doit…? a-t-elle commencé.

- Parce que ce sera un dirigeant. Comme le professeur est un professeur. Un dirigeant sait comment diriger puisqu'il est un dirigeant.

- Mais enfin, il pourrait ne pas être un bon…

- Dans ce cas, on ne l'accepterait pas, comme on n'accepte pas les mauvais professeurs à l'école.

Le garçon paraissait serein. Nous étions muets.

Les parents du garçon sont revenus de leur promenade. Ils sont repartis avec leur fils.

Ce matin, la lumière se cache derrière le ciel tout en gris. Un nuage asperge les fleurs du jardin; elles se balancent lentement sous les gouttes qui tombent doucement.

Elles sont belles, les fleurs. Ma mère les soigne. Sans ma mère, elles seraient moins belles. Ma mère sait les soigner.

Les fleurs doivent-elles être belles?

J'ai quitté le jardin. Je roule, non loin du village, sur les chemins qui se perdent dans un lointain que la pluie rend indécis. Je ne vois pas de fleurs, de belles fleurs, de fleurs qu'on aurait soignées. Qui viendrait les admirer? Peut-être un passant distrait, dont elles pourraient mourir.

L'herbe aussi meurt, mangée par les vaches.

Je roule lentement. Les grands arbres, dont les feuilles vertes se teintent parfois d'un or discret, ont perdu leur ombre, le soleil s'étant égaré parmi les nuages.

Il pleut. La terre boit; et mange les oiseaux qui tombent.

Je roule au hasard. Je n'obéis pas à la route. Pour obéir, il faut aller quelque part.

A l'école, dans la vie sans doute, il faut aller quelque part. C'est ce que disent les professeurs; c'est ce que disent, sans doute aussi, les dirigeants.

Les arbres, autour de moi, ne paraissent pas aller quelque part. Pourtant, ils ne sont pas immobiles. Mais s'ils vont là où le professeur ou bien le dirigeant leur dit d'aller, ils risquent de se retrouver en planches.

Après-midi. Il pleut toujours. Gilgamesh et moi arrivons chez Ishtar. Sa forêt est toute noire. Les oiseaux sont silencieux. On entend les arbres qui pleurent.

Sphinx est au piano. Nous entrons sans bruit. La musique fait s'écouler le temps.

Sphinx s'est arrêtée. Elle promène ses doigts au hasard sur les touches. Une note est restée seule pour répondre à la pluie. La note n'a pas encore fini son chant, et Sphinx l'interrompt :

- Nous avons peut-être eu tort de naître.

Personne ne dit rien. Gilgamesh a bougé la tête. Sphinx fait sonner une note. Puis une autre - plus grave. La voix de Sphinx prolonge la note :

- Lorsque je suis née, j'étais nouvelle pour ceux qui étaient déjà là.

Elle s'est tue. On n'entend plus la note. Personne ne dit rien. Grenouille a regardé Sphinx. Il pleut. Sphinx reprend d'une voix plus forte :

- Ceux qui étaient déjà là n'ont pas voulu que je reste nouvelle.

Chacun de nous a eu un petit mouvement. Bien que personne n'ait parlé, un bruissement de voix s'est fait entendre. Je ne pense pas avoir été le seul à l'avoir entendu.

Sphinx touche encore quelques notes. Grenouille mêle sa voix à cette musique simple :

- Alors le Grec restera nouveau; personne ne veut le voir naître.

Sphinx répond vivement :

- Tu as raison. Et nous, nous ne devons pas le comprendre, pour qu'il reste nouveau.

- Et à quoi cela nous servira…? commence Ishtar.

Elle s'est interrompue; elle regarde Sphinx, comme si elle en attendait une réponse. Mais était-ce une question?

Sphinx joue une phrase lente. Puis :

- Peut-être à nous souvenir. A nous souvenir que nous étions nouveaux lorsque nous sommes nés.

Le piano ne parle plus. La pluie a cessé. Les arbres secouent leurs feuilles dont les gouttes tombent en murmurant.

On entend la voix basse, lente, un peu heurtée de Grenouille :

- Lorsque je suis née, j'étais seule.

Le soleil est venu ce matin nous regarder jouer, Gilgamesh et moi. Est-ce parce que nous jouons mal qu'il paraît si distrait? Nos adversaires nous ont battus, et Gilgamesh ne semble pas s'en être aperçu. J'ai certainement fait les fautes qu'il ne fallait pas faire. Je ne m'en souviens pas. Nos adversaires… nous avons dû avoir des adversaires…

- Alors, il faut tout accepter pour ne pas être seul, dit Gilgamesh comme s'il continuait une conversation.

Je tarde à répondre.

- Pourquoi n'as-tu pas…?

Il laisse sa question en suspens. Je tarde à répondre.

- Je ne sais pas si j'étais nouveau. Comment le savoir? dit-il encore.

Moi, je ne sais pas à quelle question répondre.

Il reprend :

- Ishtar n'est pas seule; elle parle avec les livres.

Il laisse passer un moment, puis :

- Je ne suis pas un livre.

Là, je peux répondre :

- Elle parle avec toi.

- Elle parle avec nous tous. Mais j'ai l'impression qu'elle vient nous rendre visite, après avoir quitté ses livres. Peut-être n'attend-elle que d'y retourner?

Peut-être sommes-nous tous en visite? Mais je n'ose pas le dire. Et puis non : Grenouille n'est jamais en visite; elle est toujours là.

Gilgamesh m'a regardé avec suspicion. Il m'interroge :

- Tu crois que j'ai raison?

Je fais un geste de la main.

- Tu crois que j'ai raison? répète-t-il.

Je hoche la tête et réponds avec sérieux :

- Elle parle avec toi. Elle parle aussi avec nous tous. Mais elle est attentive. Il faut que tes pages soient pleines.

Gilgamesh a ralenti; puis accéléré. Nous roulons vite maintenant vers notre déjeuner.

Ma mère est contente de nous voir arriver. Elle aime bien parler de jardin avec Gilgamesh. Mon père aime bien donner quelques opinions sur le tennis. Gilgamesh aime-t-il être rassuré?

Les fleurs portent des noms. Quand l'une est coupée, l'autre repousse; elle est la même. Les hommes, cependant, en font des variétés. Mais les fleurs qui flânent ensemble dans les prés? Personne ne leur dit de faire des variétés. Y en a-t-il pourtant des nouvelles?

- Tu n'as pas faim?

Gilgamesh me regarde avec ironie… mais aussi avec une pointe d'inquiétude. Je réponds en riant. Nous déjeunons.

Nous sommes chez Ishtar. Nous avons délaissé l'abri de sa forêt et nous sommes étendus là où passe la lumière. Il fait beau. L'air est agréable, le soleil prudent. Sphinx parle à Ishtar d'une voix… triste, peut-être :

- Tes livres t'entourent. Moi, je n'ai que ma pensée… mes idées. Je les cache, bien sûr.

- Tu les caches?

Ishtar s'est exclamée soudain, en avançant la tête.

- J'ai peur. J'ai peur…

Sphinx ne parvient pas à achever sa phrase.

- Tu as peur d'être seule, murmure Grenouille.

Elle reste pensive un moment, puis, d'une voix légèrement rauque :

- Seule comme le Grec.

Sphinx l'a regardée avec un sourire triste.

Le silence va s'établir, mais Gilgamesh le bouscule :

- Le Grec n'était peut-être pas seul!

- Tu veux dire quand il vivait? précise Ishtar.

- Oui, quand il vivait. On comprenait peut-être ce qu'il disait.

Sous le regard d'Ishtar, Gilgamesh a terminé sa phrase d'une voix mal assurée.

- Pourquoi l'a-t-on oublié alors?

La question d'Ishtar trouble définitivement Gilgamesh. Il bredouille :

- Je ne sais pas… Je ne sais pas pourquoi on oublie…

- On oublie ce qui n'est pas assez…

- Ou trop! coupe Sphinx.

- Trop? Pourquoi trop?

Ishtar a posé sa question avec calme. Sphinx poursuit fébrilement :

- Parce qu'il fallait accepter ce qu'on ne connaissait pas.

- Ce qui était nouveau, prononce Confucius.

Sphinx a un petit mouvement de tête. Elle paraît un instant surprise. Puis :

- Tu as raison. Oui, tu as raison.

- Mais il ne suffit pas que cela soit nouveau, il faut que cela nous apporte quelque chose. C'est peut-être pour cela qu'on nous dit d'être le meilleur possible.

Gilgamesh sursaute. Il ricane :

- Pour nous utiliser. On n'utilise pas celui qui n'est pas bon.

- On ne peut tout de même pas chercher à rendre tout le monde mauvais! s'indigne Confucius.

- Et si je deviens vraiment meilleur que les autres, que feront les autres? Ils vont m'admirer? Ou bien me détruire?

- Te détruire? Tu ne crois pas que tu exagères?

- Non, il n'exagère pas. On a bien détruit le Grec! intervient brusquement Sphinx.

Confucius se désole. Il répond avec un grand calme :

- Je comprends que cela t'ait… nous ait… fait de la peine. Mais est-il impossible de comprendre ceux qui étaient… contre le Grec? Ils le trouvaient… apparemment… mauvais…

Gilgamesh interrompt la phrase hésitante de Confucius :

- Il suffit donc d'affirmer que quelqu'un soit mauvais pour le détruire aussi!

- Mais enfin, pourquoi veux-tu que l'on détruise tout le monde?

Confucius a prononcé ces mots avec une sorte de - non, pas de détresse, mais d'incompréhension profonde.

Sphinx profite du léger flottement de la conversation; elle prend une voix grave :

- On ne détruit que ceux dont on a peur. Les mauvais, je veux dire ceux dont on dit qu'ils sont mauvais, on peut les forcer à obéir, en leur promettant de les rendre meilleurs.

Ce matin, nous roulons tranquillement vers l'étang du Grec. Il fait beau. La fraîcheur n'est pas encore toute partie. Le soleil est venu, encore ensommeillé, quelque peu attardé, comme il en a pris l'habitude ces derniers temps. Les arbres, le long du chemin, boudent peut-être, car nous évitons l'ombre de leur épais feuillage. A quoi rêvent les oiseaux? On ne les entend pas. Un vol de corbeaux se presse vers un champ, au loin. L'herbe, dans les prés, s'endort sur un lit doré par le soleil. Les vaches marchent à pas lents, et cueillent cette herbe d'un autre goût.

Nous roulons. "…et il ne s'y attendait pas!" raille Gilgamesh, racontant sans doute une partie de tennis à Confucius, qui l'écoute en prenant un air pénétré. "…si j'ai confiance, je n'ai pas peur", répond Ishtar à… sans doute à Sphinx, qui la regarde. Sphinx parle de… d'être libre de ne pas obéir…

Les vaches ne choisissent pas l'herbe qu'elles mangent; les oiseaux n'obéissent à personne, et pourtant, ils ne font que voler.

- Ils ne se posent donc jamais! ironise Ishtar.

Je suis surpris. Je pensais n'avoir parlé… qu'aux oiseaux peut-être…

Je ne sais quoi répondre. Sphinx s'interpose :

- Ils ne se posent jamais par la volonté d'un autre.

- Ils sont toujours seuls alors.

Grenouille a parlé, comme elle le fait souvent, d'une voix pas très forte. Sphinx n'a pas dû bien entendre, car elle lui demande :

- Pourquoi penses-tu être seule?

Grenouille n'a pas le temps de répondre car Sphinx ajoute :

- Nous sommes là.

Grenouille la regarde avec un doux sourire, et :

- Je sais. On n'est jamais seul si quelqu'un a besoin de vous.

Quelques feuilles ont jonché l'étang du Grec. L'eau se ride sous la brise. Il fait beau. Nous déjeunons tranquillement après la baignade. Confucius nous raconte un voyage qu'il fit dans un autre pays l'année dernière. "Les habitudes des habitants de ce pays ne sont pas les mêmes que celles du pays où nous vivons", dit-il. Pourquoi en serait-il autrement? Les habitudes de l'épervier ne sont pas les mêmes que celles de la mésange. Ce sont des oiseaux; nous sommes des hommes.

Confucius poursuit son récit. Pourquoi Grenouille m'a-t-elle regardé à l'instant - comme si elle voulait me demander…? Ishtar s'informe d'un détail du voyage, Gilgamesh pose une question. Il fait beau. La brise ride l'étang. Le temps passe.

Nous jouons maintenant à nous cacher, à courir; nous grimpons aux arbres - ou plutôt Gilgamesh grimpe à l'arbre, en jouant à l'homme sauvage.

Le soleil nous rappelle bientôt qu'il est fatigué par les longues journées passées avec nous. Il n'y a plus qu'à rentrer chez nous avant qu'il ne rentre chez lui. La route du retour se fait plus vite que celle de ce matin. Le soir est déjà là, nous nous séparons. A demain!

Ce matin, le marché est plein de voix. Nous y sommes tous venus, comme à chaque fois, accompagner nos parents. Cela les rend contents - calmes et gais. Pourtant, bien que nous soyons là, nous ne sommes pas avec eux. Parler est impossible, avec tous ces éclats de voix qui noient les paroles. Quant à nous, nous nous promenons docilement dans la bousculade; de temps à autre, nous nous jetons un regard baigné d'amusement.

Les courses sont faites. Les parents satisfaits comparent leurs achats, parlent de repas…

Nous approuvons - Confucius dirige l'opération.

Midi est tardif pour les déjeuners, ce jour-là. La journée passe doucement, et, vers le soir qui se presse un peu plus tous les jours, nous nous retrouvons chez Ishtar. La nuit qui vient est tout heureuse de se réchauffer au feu de camp que nous avons improvisé dans la petite clairière laissée par les grands arbres. Confucius exerce une surveillance inquiète qui paraît rassurer les parents d'Ishtar.

Le bois qui craque nous colore en rouge. Les étincelles vont se promener en petits groupes - si loin qu'on ne les voit plus. Sphinx chante à mi-voix. Le temps nous accompagne.

Sphinx s'est arrêtée de chanter. Nous sommes silencieux. Gilgamesh remue le feu; il prend une brindille qu'il regarde brûler et dit d'une voix mal assurée :

- Il y avait beaucoup de monde au marché.

Nous restons silencieux. Au bout d'un moment il reprend :

- Nous étions seuls.

Sa voix hésite pendant le silence qui suit. Ishtar le regarde avec curiosité. S'en aperçoit-il?

- Tu dis ça parce qu'on n'était pas ensemble? intervient sereinement Confucius.

Gilgamesh va répondre; Ishtar l'interrompt :

- Personne ne nous empêchait d'être ensemble.

Le bois craque, les étincelles tournoient. Nous sommes silencieux.

- Nous n'avons pas toujours le même avis.

Gilgamesh a encore parlé de sa voix mal assurée.

- Au marché, personne n'écoute. Alors personne n'a d'avis, lance brusquement Sphinx.

- Comment, personne n'a d'avis? "Ma salade est la plus belle!" ce n'est pas un avis?

Les paroles de Confucius, prononcées avec emphase, font rire tout le monde. Gilgamesh bouscule gaiement le feu.

- Il y a de la braise, nous pouvons faire cuire nos pommes de terre, s'exclame-t-il.

C'est le festin. "Elles sont belles, mes pommes de terre!" chante Gilgamesh en présentant… une pomme de terre à Ishtar. Ishtar se brûle un peu les doigts, Gilgamesh se brûle les doigts en voulant l'aider - tout le monde rit.

Le bois craque, les étincelles tournoient, nous dévorons joyeusement.

Sphinx et Grenouille ont préparé du thé. Grenouille vient m'en offrir. La soif commençait à se faire sentir.

- Tu as raison, c'est bien un avis!

Sphinx s'est tournée vers Confucius, et accompagne ses paroles - véhémentes - d'un geste brusque de ses mains. Confucius la regarde, étonné - il a dû oublier. Sphinx est toute agitée, sa voix se précipite :

- C'est un avis contre nous!

Puis, se retournant vers moi :

- Tu te souviens, tu avais dit à Gilgamesh, je ne me rappelle plus… sa réponse… c'était… une arme contre lui. Leur avis… c'est contre nous.

Confucius a compris - pour l'avis; je crois que nous avons tous compris, plus ou moins vite. Mais il demande quand même :

- Pourquoi contre nous? La salade, c'est pour nous, pas contre nous.

- C'est pour nous obliger… commence Sphinx.

Confucius lui coupe la parole d'un ton presque agacé :

- Personne ne t'oblige… personne ne nous oblige… Si nous allons au marché, c'est bien parce que nous voulons nous-mêmes cette salade… ou autre chose, n'importe.

Sphinx paraît légèrement désorientée; elle tente une réponse :

- On n'a pas toujours envie de salade…

Elle n'achève pas.

Confucius a retiré une belle pomme de terre noire de chaleur. Il la tend à Sphinx en prenant un ton moqueur :

- Je ne t'oblige pas à la prendre, mais tu n'en as plus!

Sphinx quitte ses pensées et le remercie d'un grand sourire.

- J'ai toujours envie d'une pomme de terre brûlée, glisse-t-elle en riant.

Gilgamesh intervient d'un ton faussement outragé :

- Elle n'est pas brûlée, elle est…

- Cuite à la perfection, achève Ishtar d'une voix rassurante où passe une pointe d'ironie.

Gilgamesh hésite sur une attitude à prendre, et finit par… n'en prendre aucune.

Confucius se délecte ostensiblement de sa pomme de terre, tout en commentant avec le plus grand sérieux :

- Merci, Gilgamesh, de m'avoir obligé à manger cette pomme de terre; cela a apaisé ma faim et satisfait mon goût pour les nourritures raffinées.

Gilgamesh n'en est plus à prendre des attitudes. Il fait une grimace et bougonne :

- Et tu crois que c'est pour te faire plaisir qu'au marché on vend des pommes de terre?

- C'est bien ça, s'écrie Sphinx, ce n'est pas pour te faire plaisir!

- Ce n'est tout de même pas pour m'être désagréable, proteste Confucius.

La voix de Sphinx est hésitante :

- Non; mais…

- Ne me dis pas que le marchand les vend pour son propre intérêt. C'est évident, et je ne vois pas comment il pourrait faire autrement, puisque c'est le seul moyen qu'il ait de s'acheter à son tour…

- Ce qu'on l'obligera d'acheter! coupe Gilgamesh.

Confucius hoche la tête, et :

- Mais enfin, pourquoi veux-tu que l'on oblige tout le monde?

Gilgamesh a un geste d'impuissance et :

- C'est vrai… je… peut-être parce que je me sens souvent obligé…

- Moi aussi, intervient Ishtar, je me sens souvent obligée. Mais si je refuse, il faudra que je m'oblige moi-même. Et comment puis-je être sûre…?

- Pourquoi veux-tu être sûre? demande Sphinx d'une voix pressante.

Ishtar ne répond pas tout de suite, et Sphinx insiste :

- Pourquoi?

Elle laisse un temps, puis :

- Pour ne pas avoir peur?

Elle répète d'une voix lente :

- Pour ne pas avoir peur…

Le bois craque, les étincelles tournoient, nous sommes silencieux.

- Qui veut mes belles pommes de terre? chante brusquement Gilgamesh.

Nous nous mettons à rire un peu nerveusement. Je demande une pomme de terre. Tout le monde en veut. Nous mangeons bruyamment.

- Qu'allons-nous faire de la page?

Ai-je été le seul à avoir entendu la question que Grenouille a posée d'une voix sourde?

Une réponse me vient :

- Nous allons continuer à chercher.

Grenouille regarde le feu. J'entends de nouveau sa voix sourde :

- Chercher? Chercher où? Chercher jusqu'à quand?

- Peut-être en nous. Peut-être toujours.

Grenouille n'a pas cessé de regarder le feu.

- Toujours.

Sa voix a-t-elle été encore plus sourde?

J'entends soudain Sphinx :

- Qu'est-ce que tu as dit, Grenouille?

Grenouille lève la tête, regarde Sphinx, lui fait un sourire, et répond :

- Je parlais de la page.

Gilgamesh se redresse.

- Ah, c'est vrai, la page! s'exclame-t-il.

Ishtar fait une moue, puis :

- On ne trouvera jamais.

- Pourquoi dis-tu ça? lui demande Sphinx, tout en regardant Grenouille.

- Nous avons fait tout ce que nous pouvions, répond Ishtar.

- Il faut faire ce que nous ne pouvons pas.

Sphinx a prononcé ces mots très vite.

Gilgamesh a réagi tout aussi vite :

- Avec une pensée qui…

Il s'est interrompu non moins vite. Je ne sais pas si Sphinx a seulement entendu sa… remarque, car elle continue :

- Ce que l'on peut, on le connaît.

Ishtar insiste :

- Comment veux-tu faire ce que l'on ne sait pas faire? Tu continues à rêver.

- Distribution de pommes de terre! intervient Gilgamesh.

Heureusement, les pommes de terre qu'il nous distribue sont petites, car nous n'avons plus guère faim.

Confucius semble perplexe.

- Comment feras-tu à l'école, demande-t-il à Sphinx, si tu ne t'attaches qu'à ce qui n'est pas réel?

- A l'école, on ne parle que de ce qu'on plante, pas de ce qui pousse.

Nous regardons tous Sphinx. Apparemment, personne n'a rien compris à ce qu'elle a dit.

- Tu veux parler de ce qu'on voit? risque Confucius.

Sphinx secoue la tête.

- Non… commence-t-elle.

Puis, après un court silence :

- Ce qui pousse n'existe pas tant que ce n'est pas sorti de terre.

Ishtar proteste :

- Tu ne peux pas dire ça, ce qui pousse existe bien sous terre.

- Bien sûr, reprend Sphinx, mais pour celui qui n'a pas vu qu'on a planté et qui ne creuse pas pour regarder, rien n'existe.

Nous restons en silence. Gilgamesh jette des bûches dans le feu. Le feu gronde et lance des bouffées d'étincelles. Grenouille a apporté des boissons pour lutter contre le feu - je veux dire contre la soif. Peu à peu, des conversations reprennent. Confucius propose une promenade pour le lendemain, Gilgamesh parle de jeux, les filles discutent du repas à emporter. La nuit s'avance, mais nous n'avons pas envie de quitter notre feu de camp. Gilgamesh a fini par inventer un jeu qui nous permet de rester assis. Nous jouons. Plus la nuit s'installe, plus la chaleur du feu nous est agréable. La faim revient. Les filles explorent la cuisine et rapportent quelques bons gâteaux.

- On est bien auprès du feu, dit Ishtar en se rasseyant.

Nous approuvons… chaudement. Ishtar reprend :

- Est-ce qu'on cherche à se poser des questions quand on se sent bien?

Gilgamesh répond aussitôt :

- Non! Certainement pas!

Après un court moment, il ajoute :

- Il y a des endroits où on ne se sent pas souvent bien.

Ishtar lui sourit et :

- Mais autour de toi, trouves-tu que tout le monde se sente mal… quand tu te sens mal?

Gilgamesh hésite, puis :

- Je crois que les autres, en classe par exemple, acceptent; et alors ils se sentent bien.

- Tu es sûr que les autres acceptent? Peut-être est-ce simplement ce qu'ils veulent?

Gilgamesh tarde à répondre. Ishtar poursuit :

- Et si c'est ce qu'ils veulent, ils se sentent bien.

- Comment le savoir? grogne Gilgamesh.

- Je pense qu'il y a un moyen. Quand tu te plains qu'on veut t'obliger, tu oublies que celui qui veut t'obliger se sent bien et pense que tu te sentiras bien, puisque les autres sont d'accord.

- Les autres?

- Oui, tu as dit toi-même que les autres… acceptaient. Et ils ne se plaignent pas, au contraire.

- Comment sais-tu que c'est… au contraire?

- On entend rarement les gens se plaindre et ceux qui se plaignent sont critiqués.

- J'entends souvent les gens se plaindre.

- Oui, quand il s'agit de leurs intérêts, par exemple s'ils n'ont pas eu… assez de gâteaux, mais pas pour…

Tout le monde s'est mis à rire en voyant la grimace que faisait Gilgamesh.

Le silence revenu, nous entendîmes Grenouille murmurer :

- On peut se passer des gâteaux, mais les pommes de terre font vivre.

Le feu s'est endormi, les étincelles se sont évanouies en laissant derrière elles des volutes de fumée. Demain, nous irons en promenade. La nuit m'entoure. Je rentre chez moi en roulant doucement, par les chemins qui voisinent le village.

Les pommes de terre font vivre. Est-ce Grenouille qui un jour, il y a si longtemps, si longtemps, a eu la pensée d'enfouir dans le sol une des pommes de terre qu'elle voulait manger un jour de faim?

Les vaches n'ont jamais enfoui de pommes de terre. L'herbe pousse sans leur aide. Et alors les vaches mangent l'herbe. Et alors les vaches mangent l'herbe. Tout le temps.

Grâce aux pommes de terre qui reviennent du sol où elles ont été enfouies, les hommes cessent parfois de manger - ou de chercher à manger comme cherchent à manger les oiseaux les jours où il fait froid. Et alors les hommes peuvent faire ce qu'ils veulent. Enfouir des pommes de terre. Jouer avec l'eau de l'étang. Chercher à comprendre la phrase du Grec. Arracher des fleurs - ou d'autres hommes.

Je roule doucement sur des chemins qui m'égarent. Devant moi, la nuit perd de sa profondeur. Il fait frais. Les oiseaux commencent de chanter joyeusement leur terrible chant de mort; les insectes savent-ils trembler?

Le chant faible d'un coq me surprend : je me suis bien éloigné du village. Il faudrait rebrousser chemin, mais l'envie m'en manque. Il me sera facile de trouver comment rentrer. Je roule vers le feu qui commence à prendre au-delà de l'horizon. Je devine les prés, les vaches immobiles. Les haies aux feuilles larges et sombres dessinent ma route. L'herbe des prés est prête à se donner. Mais les vaches ne mangeront que ce qui meurt. Sous terre, l'herbe, invisible, vit toujours.

Le ciel, plus clair, nous rassure : le soleil ne nous a pas oubliés. Je roule vers le village, voici ma maison. J'entre dans le jardin. Au fond, sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, mon oiseau m'attend.

 

F I N

 

 

 






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