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  ECOUTER   Elle est, pour moi, un mystère.

TOUS  LES  TEXTES

 

 

ELLE  EST,  POUR MOI,  UN  MYSTERE.


Elle est, pour moi, un mystère.

Je viens d'un monde qui n'est peut-être pas celui dont elle vient. Autour de nous, des étrangers qui nous ressemblent. Mais sont-ils étrangers pour elle autant qu'ils le sont pour moi? Quand je la regarde, cela me paraît ainsi. Quand je la quitte des yeux, je n'en suis plus si sûr. J'ai peur.

Elle me parle. Que se passe-t-il dans son être lorsqu'elle prononce ces mots? Se transforme-t-elle comme moi lorsque je les entends? Ses paroles font-elles partie de nous deux comme je le ressens?

Elle s'est arrêtée, assise; elle regarde l'infini, dit-on. Je ne peux pas voir cet infini-là. En revient-on?

Elle me regarde, maintenant, très vite. Elle veut - je ne sais pas - je crois qu'elle veut que le temps s'écoule sans elle; il me faut être celui qui la retiendra. Dans le soleil, où il fait si chaud, comme avant de naître.

La mer arrive sur la plage, avec des mots si doux et qu'on ne peut pas comprendre. Je ne pourrai jamais parler mieux que la mer, avec mes mots d'homme.

J'entends dire que l'eau est bonne, que le feu de camp aura lieu ce soir; qu'apportent ces paroles, qui me paraissent être une brume, au loin, là où la mer et le ciel se confondent, là où rien ne se crée?

Ce sont pourtant ces paroles qu'elle écoute - elle rit - elle se dresse : "Tu viens nager?" L'eau me paraît froide, comme si je devais lutter seul, sans elle. Elle nage bien. Elle joue avec l'eau salée qui laissera tout à l'heure des traces poudreuses et blanches sur son corps.

Etendue sur le sable, elle paraît être faite pour capturer les regards des garçons, qui parlent d'eux-mêmes après le bain. D'eux-mêmes ou de ce qui doit être naturellement dit?

Je ne connaissais personne, ici. Mes parents m'avaient envoyé en vacances. J'avais pourtant plein de projets, l'école étant muette pendant l'été. Mais j'avais le devoir d'être vacant. Au moment où je pouvais penser sans contrainte, je me trouvais parmi des garçons et des filles qui s'étaient enfuis, avec la permission donnée, de leurs écoles respectives et qui me paraissaient être un écho, qui allait en s'affaiblissant, du tumulte intellectuel de leur année studieuse.

J'avais été désemparé d'être obligé de partir; sur le quai de la gare, voyant toute la troupe que je devais accompagner, j'avais cherché à ne pas me perdre. Elle était à peine à l'écart, bien en vue. Je me suis approché.

Maintenant j'étais près d'elle, allongé sur le sable, cherchant toujours à répondre aux questions qu'elle ne posait jamais.

Elle ne m'avait pas quitté de tout le voyage, parlant peu et de choses qui pouvaient très bien être banales. Un peu dormi, souvent restés dans le couloir à regarder les paysages invisibles que la nuit apportait. La nuit ne fut ni longue ni courte, elle fut présente et notre seule compagne. Les autres étaient pourtant là, dormant ou parlant. Etions-nous dans ce couloir ou dans ce paysage?

Je lui demandai si elle ne voulait pas se couvrir pour ne pas brûler au soleil. Je ne savais pas précisément qui elle était ni dans quelle école elle allait. Nous échangions seulement des pensées qui ne touchaient à rien de visible. La conversation était décousue, mais je sentais qu'un lien qu'on ne pouvait rompre en tenait avec force le fil. Cette conversation nous concernait; mais, d'une manière étrange, ce n'était pas nous-mêmes qui en étions les sujets. Le monde dont nous parlions et qui était le monde où nous vivions paraissait se modifier lorsqu'une pensée de l'un envahissait l'autre.

L'heure du bain était terminée; il fallait rentrer au camp qui se trouvait à une demi-heure de marche. De temps à autre, comme sur la plage, j'entendais des questions qui lui étaient posées et dont, par manque d'attention, je discernais mal le sens. Elle répondait, sans s'étendre, de manière calme et souriante, comme lorsqu'on parle aux enfants. Quand le garçon qui lui avait parlé s'éloignait, je me rendais compte qu'elle avait prêté toute son attention à ce qui lui avait été demandé. Cela était naturel, mais je sentais comme un petit souffle d'air qui s'insinuait entre elle et moi.

Personne ne me distrayait pendant ces promenades. Il était rare qu'on m'adressât la parole et, lorsque j'avais à répondre, je percevais toujours une inquiétude devant mes opinions, que, du reste, on ne me demandait pas.

Je pris l'habitude de me voir considéré comme étant un peu en dehors, non pas rejeté, mais traité avec circonspection. Bien qu'au début, cela me gênât quelque peu, je finis non seulement par m'en accommoder, mais par me sentir protégé contre les heurts dont je souffrais dans mes relations avec ceux qu'on appelait mes camarades.

Arrivés au camp, les garçons se séparaient des filles, les tentes se trouvant de part et d'autre d'un petit bosquet.

La solitude retombait sur moi aussitôt. Les collines, que l'on voyait au loin, me faisaient l'effet d'une barrière hostile et insurmontable qui me tenait éloigné de chez moi où tout se trouvait. Mes amis n'étaient pas là. Mais au moment même où cette pensée me vint, où mes amis se présentèrent à mon esprit, je m'aperçus que derrière ce mot se trouvaient des personnes qui avaient changé de consistance.

Certes, ils n'étaient pas aussi inconsistants que mes camarades de camp, mais ils me donnaient soudain l'impression d'être des spectateurs devant une vie à laquelle ils ne voulaient rien donner d'eux-mêmes.

La vie commençait-elle à exiger quelque chose de moi?

J'essayais de penser à elle, mais je n'y arrivais pas. J'avais l'impression qu'elle n'avait pas d'existence du moment qu'elle n'était pas près de moi. Je savais qu'elle vivait, mais de cette vie que l'on attribue au Paradis, où tout est contemplation et, pour moi, immobilité.

Telle je l'avais quittée tout à l'heure, telle je croyais la retrouver.

En attendant le déjeuner, j'essayais de participer aux occupations des autres. Il m'était difficile de leur parler et je répétais simplement les mots que j'entendais autour de moi. Le résultat fut maigre et en fait personne n'accorda beaucoup d'attention au peu de choses que je disais. Je me serais volontiers senti écarté si je m'étais vraiment approché.

Au déjeuner, je me retrouvai près d'elle. Avait-elle vécu depuis tout à l'heure?

Le repas se passa gaiement, tout le monde parlait, personne n'écoutait, elle était attentive à tout, parlant avec un sourire gentil où l'on pouvait discerner une légère ironie, mais une ironie qui ne s'adressait à personne en particulier ni à rien de ce qui se disait; seulement un tamis, à travers lequel se désagrégeait toute l'importance que se donnait l'assemblée. J'abandonnai l'idée de parler avec elle, mangeai rapidement et me levai avant le dessert. "Viens après la sieste", me dit-elle au milieu d'une phrase sans changer de ton.

Je m'en fus, un peu décontenancé, ne comprenant pas très bien ma situation vis-à-vis de moi-même. Ces simples mots m'avaient mis, de manière inattendue, dans une position non seulement de dépendance, ce qui à l'extrême était admissible, mais aussi de soumission, et de plus, de soumission acceptée. Je m'aperçus qu'elle avait une vigueur dont je ne m'étais pas rendu compte; je n'avais vu que l'aspect uni de sa personne. Un sentiment de défense s'élevait en moi, contrecarré de manière impérieuse par l'impossibilité de livrer un combat qui n'avait pas lieu d'être. J'étais immobilisé, entravé.

A trois heures, j'étais dans le camp des filles. Une grande réunion s'y tenait, dont apparemment j'étais le seul à ne pas connaître la cause. Il fallait organiser une excursion dans les collines de l'arrière-pays, moitié roulant moitié marchant, probablement admirer le paysage et certainement visiter on ne sait quels admirables je ne sais quoi. Sans doute y fabriquait-on quelque chose d'artisanal, pire, de remarquable, d'insolite ou d'historique. Personne de notre colonie de vacances ne s'était certainement jamais intéressé à quoi que ce soit de ce genre à l'école - les conversations le prouvaient abondamment - et même le refus affiché triomphalement de s'adonner à une étude quelconque, surtout sérieuse, servait souvent d'étendard à bon nombre d'écoliers. Mais ici tout était changé; d'une part on pouvait prétendre s'intéresser à ceci ou cela, ce qui auréolait son aventurier, et d'autre part n'ayant aucun compte à rendre, surtout pas à soi-même, la distraction la plus sereine pouvait s'étaler dans l'esprit dudit aventurier.

Bref, je rageais de ne pas être seul avec elle.

M'avait-elle vu lorsque j'étais arrivé? Plusieurs garçons étaient autour d'elle et avaient l'air de donner la plus grande importance à ses opinions. En fait les décisions finales appartenaient à la direction de la colonie, mais, bien qu'on ne pût pas dire qu'elle dirigeât les opérations, quelque chose faisait que personne ne se décidait si son approbation n'était pas évidente. Les discussions, auxquelles je ne participai pas, furent assez longues; il fallait régler les horaires, les itinéraires, prendre des rendez-vous pour certaines visites, que sais-je encore. Lorsque tout commença à s'éclaircir, tout au moins pour ceux que cela intéressait, on parla du programme définitif. Quelques points restaient à étudier, mais pour cela, il fallait qu'une délégation allât prendre, d'avance, des contacts sur place. A moitié assommé par tout ce brouhaha, je ne fus pas sûr d'entendre ce qu'elle venait de dire en s'adressant à moi pour la première fois : "Tu es bien d'accord pour que nous y allions tous les deux?"

N'attendant évidemment pas ma réponse, elle continua ses conversations. Ma présence étant dorénavant inutile, je repartis au camp des garçons faire une partie de cartes, ce qu'on appelle faire une bonne partie de cartes, ce qui signifie qu'on aimerait bien qu'elle fût bonne.

Le lendemain matin, nous étions en route, elle et moi. Il faisait chaud et elle supportait mieux que moi la chaleur. Du reste, quelles étaient les choses qui la gênaient?

Le parcours en autocar jusqu'à la petite ville où devait avoir lieu la visite se fit tout en étudiant les aspects techniques qui se présentaient. J'avais une précision dans l'analyse qu'elle n'avait pas et aussi une vision générale des choses qui me permettaient de lui montrer tel défaut du projet, d'apporter telle amélioration bien insérée dans l'ensemble, et je voyais bien qu'elle m'écoutait avec beaucoup d'intérêt, montrant par là qu'elle était capable de tenir compte, sans que cela l'ennuyât, d'une meilleure appréciation que la sienne de raisonnements difficiles. Son sourire habituel, gentil, me rassurait, s'il en était besoin, sur ses pensées vis-à-vis de moi. La légère ironie, elle aussi habituelle, qui aurait pu être tellement inquiétante, avait complètement disparu. Je dirais même qu'elle avait fait place à un air, lorsqu'elle me regardait bien en face, non seulement sérieux, et bien sûr attentif, mais, je ne sais pourquoi je pense à ce mot, grave. Oui, grave, comme si - je ne sais pas - non, vraiment, je ne sais pas.

Rien ne servit de toute mon organisation une fois sur place. L'affaire était autre. Le Musée que la colonie devait visiter avait fermé pour les mois d'été à cause de travaux importants. Elle venait dire qu'elle savait la visite impossible, qu'elle comprenait très bien qu'il ne pouvait en être autrement, que son seul regret était pour les enfants, car ils ne pourraient pas revoir ce musée à une autre époque étant donné leur éloignement et le peu de moyens matériels dont ils disposaient; qu'en fait, elle dérangeait, en était consciente et s'en excusait, mais le rendez-vous, croyait-elle, avait été pris auparavant et elle n'avait pas osé ne pas venir comme on l'avait promis pour elle, elle voulait dire qu'on lui avait dit d'aller à ce rendez-vous conclu il y a quelque temps et alors elle avait peur que les enfants ne lui en veuillent si elle s'était dérobée parce que ils avaient tellement envie - et puis ce n'est pas à l'école qu'ils peuvent se cultiver ainsi, le but à l'école ce n'est pas la culture mais gagner de l'argent quand on sera grand - tant pis.

La visite du musée s'organisa; le Conservateur était désolé, car les enfants ne verraient pas l'intégralité de la collection, à cause des travaux, mais il s'arrangerait afin qu'ils puissent voir l'essentiel, car il se rendait bien compte que c'était son musée qu'ils voulaient visiter et non le contenu d'un guide touristique.

Elle avait un sourire gentil, sans ironie, et un regard qui cherchait un soutien.

Je me demandais si j'étais de trop dans sa vie, mais sa vie me parut, en ce moment-là, comme extérieure à elle-même et je me sentis plus proche d'elle que de sa vie.

Je songeai à ce que les enfants - de treize à dix-neuf ans - viendraient chercher dans ce musée.

En sortant, nous allâmes acheter quelque nourriture, surtout des gâteaux, et aussi des fruits.

Elle me parla d'un autocar que nous pouvions prendre en fin d'après-midi, ce qui laissait, dit-elle, tout le reste de la journée pour flâner. Le temps s'y prêtant, car il faisait un peu nuageux, je fus content de ne pas rentrer au camp avant le soir, pensant même éviter le souper et toute la compagnie.

Nos pas nous menèrent dans un parc, près d'une rivière, dans un endroit paisible; assis par terre, nous mangeâmes notre plantureux repas.

- Enfin, un vrai déjeuner, dit-elle avec un petit rire cristallin.

- Oui, ça change, répondis-je ne trouvant rien de plus original.

Après quelques courtes minutes, pendant lesquelles la pomme que je mangeais fut tout mon univers, je l'entendis me dire d'une voix accueillante :

- Que me racontes-tu?

Le cerveau dans ma pomme, je lui répondis :

- Je ne sais pas.

- Tu as bien quelque chose à raconter, dit-elle du même ton comme si je n'avais pas parlé.

- Tu veux m'écouter comme on écoute en tendant l'oreille le bruit caché d'une rivière pour savoir si l'on peut aller se baigner lorsque le jour est chaud.

Un tout petit silence suivit, après lequel elle se mit à rire gaiement, comme on rit d'un enfant qui vous a surpris en jouant.

- Où est-ce que tu as lu ça? demanda-t-elle d'une voix apaisante.

Elle rêva un peu, puis ajouta :

- Sois naturel, ne...

Elle n'acheva pas. J'étais naturel.

Le silence fut un peu plus prolongé, cette fois-là. Je me demandai ce qu'elle voulait savoir. Il était rare qu'elle bavardât ingénument. Combien en avais-je vu, autour d'elle, changer de direction en pensant regarder toujours le même horizon? Je n'avais cependant pas de crainte pour moi-même; non seulement je ne cherchais rien, mais j'étais là par hasard et peu m'importait où je me trouverais, puisque mon véritable but était de ne pas être ici - à la colonie veux-je dire, où j'avais été envoyé contre mon gré.

Moi aussi, je voulais savoir. En fait, je n'étais pas sûr de le vouloir vraiment, et surtout j'étais irrité de ma curiosité. Je lui demandai aigrement :

- Pourquoi perds-tu ton temps avec eux? Ça t'est bien égal qu'ils aillent ou non au musée!

- Et toi, tu es bien venu m'accompagner!

- C'était pour être avec toi que je suis venu, ce n'était pas pour le musée!

- Tu es avec moi tous les jours à la colo!

- Ici on est ensemble.

- On peut l'être tout autant là-bas. Evidemment, avec la promenade en moins.

- Tu parles d'une promenade.

- Ça te change. Tu n'as pas besoin d'être le même avec les mêmes têtes comme là-bas.

- Tu sais bien que je ne voulais pas venir à la colo; je voulais rester chez moi. S'il m'avait fallu du changement...

Elle m'interrompit :

- Tu es prisonnier ici. Chez toi, tu pouvais changer de planète sur un simple coup de téléphone.

Je m'aperçus que je n'avais toujours pas terminé ma pomme.

La nostalgie de ce coup de téléphone me vint brusquement. Ici, je me sentais irrémédiablement seul, seul depuis le moment où j'étais sorti de chez moi, il y avait si longtemps déjà, me semblait-il.

Je m'imaginai être chez moi, était-ce avant ce jour ou était-ce après, ce n'était pas très clair. J'avais le téléphone en main et j'allais faire un numéro, cela était facile; j'étais content, je souriais à la voix que j'allais entendre; nous serions tous les deux, dilués dans un monde quelquefois hostile, mais nous apportant l'un à l'autre le réconfort de notre respiration. Il fallait seulement faire le numéro; je préparais ma main, mais il ne venait pas à ma mémoire. Je fus troublé un moment, ma pensée resta suspendue et soudainement je compris que c'était son numéro à elle que je voulais faire.

Je n'étais plus seul, j'avais été isolé par elle.

Il me fallait réfléchir : je ne m'étais pas attendu à cela. Je me préparai donc à poursuivre une conversation rendue aussi banale que possible, tout en sauvegardant un niveau me permettant de rester hors d'atteinte.

- Je leur dirai que tu t'occuperas de cette visite au musée, me dit-elle; il vaut mieux que ce soit toi, moi ils ne m'écouteront pas, je n'ai pas assez d'autorité.

J'eus un léger claquement de langue d'agacement : c'était moi qui avais décidé de mener la conversation pour éviter le terrain sur lequel elle l'avait placée; et voilà qu'elle changeait de sujet - et sans prévenir; et puis c'était elle qui décidait - je ne savais pas exactement de quoi; je n'avais entendu, au travers de mes pensées, que : "tu t'occuperas", mais ce que j'avais, non pas entendu, mais compris, c'était que les rapports entre elle et moi lui paraissaient établis.

Ce n'était plus réfléchir qu'il me fallait, mais retrouver mes esprits.

Il me revint qu'elle venait de dire : "Je n'ai pas assez d'autorité". Je la regardai bien en face et lui dis de manière nette :

- Tout le monde fait ce que tu veux à la colo; je pense que tu tiens à ce que personne ne s'en rende compte. Si moi je dois le savoir, est-ce pour que j'apprenne que tu gardes la prison?

- Tu vois, répondit-elle, je savais bien que tu avais quelque chose à me raconter.

Son habituel sourire ironique réapparut, mais il n'était pas léger; il me sembla même qu'il était dur.

Je n'eus pas le courage de continuer ce que j'étais bien forcé d'appeler une lutte; je lui dis que j'irais au musée et que je m'occuperais de l'organisation matérielle de cette passionnante excursion. La conversation était donc bien devenue banale ainsi que je l'avais souhaitée. Je subissais ce que j'avais décidé.

Le lendemain matin, j'entrepris une grande partie de cartes qui devait durer jusqu'au déjeuner. Les trois garçons qui jouaient avec moi étaient de bonne force, deux d'entre eux faisaient de petits tournois à l'occasion. J'étais moi-même assez moyen, peut-être par manque de talent, peut-être par manque de passion; je n'étais jamais arrivé à confondre le jeu avec la vie. S'ils me toléraient, c'était parce que les autres joueurs étaient encore plus mauvais que moi, et puis j'acceptais de bon coeur leurs critiques. Ce jeu avait pour moi l'avantage de m'occuper l'esprit presque tout le temps et de ne pas me déranger dans les sensations, peut-être les sentiments, dans lesquels je me trouvais.

Je jouais de manière assez nonchalante, mais suffisamment attentive pour ne pas m'attirer un trop grand nombre de remarques. Certains coups difficiles m'intéressaient et j'en réussis quelques bons. J'eus même, chose rare, quelques compliments. Ma pensée n'était pas très fixée, sans être ailleurs, vraiment; j'étais, je crois, satisfait de voir que mon indépendance d'esprit était entière, que j'étais capable de participer à ce jeu sans en être absent, que je pensais à faire ce qu'il fallait sans être perturbé par... en fait par rien, non, en fait, je ne voyais pas de raison d'être perturbé - et du reste je n'étais pas perturbé le moins du monde. Oui, bien sûr, me disais-je avec un sourire assuré tout en faisant une bonne levée, je sais bien qu'hier... eh bien non, hier c'était un moment de ma vie, je ne le refuse pas - mais aujourd'hui je vis aussi entièrement qu'hier, bien que l'intérêt - ou plutôt l'importance, j'en suis conscient, ne soit pas la même. C'est une belle matinée, je m'amuse bien et surtout, mon esprit est là; pas ailleurs.

L'heure du déjeuner arriva et je fus content d'arrêter la partie, car au bout d'un certain temps, le jeu m'impatientait. Je pensais aussi que j'allais la retrouver tout à l'heure et que je pourrais parler avec elle de choses plus agréables que la veille. Je m'en voulais d'avoir, à mon sens, gâché cette belle après-midi en n'ayant pas été capable de diriger autrement la conversation. Mais aujourd'hui j'avais l'esprit en repos et j'avais l'impression, alors qu'il était midi, de m'éveiller seulement. La lumière était belle, le temps n'était pas trop fatigant de chaleur et j'attendais paresseusement le moment de la retrouver dans le calme, après le déjeuner.

Pendant le repas, il ne me sembla pas la voir à la table des filles; je n'y prêtai pas d'attention particulière et bavardai ou fis comme à mon habitude semblant de bavarder, avec mes camarades. Conversations passionnantes, où l'essentiel était de détruire ce qui avait plus de valeur que soi-même.

Tout le monde s'était levé. Je ne la voyais toujours pas. Elle devait être en train de se préparer pour aller à la plage où nous nous reposions avant le bain. Je ne l'avais pas vue de la matinée. Je ne comprenais pas pourquoi je m'intéressais à ces détails. Du reste, elle faisait ce qu'elle voulait. Je la verrais tout à l'heure. Je me mis à rire; "je ne vais tout de même pas m'inquiéter de sa vie?" Non, pareille supposition était sotte.

J'avais décidé d'aller de suite après le déjeuner sur la plage; il se trouvait que j'avais quelque petite affaire à ranger - ou à régler avec... je ne me rappelle plus qui. Je pris mon temps pour ne pas oublier ce que j'avais à faire. Je n'avais aucune raison de me presser.

Quand j'arrivai sur la plage, il n'y avait plus personne; tous étaient loin en mer. Je ne savais que décider : rester à attendre ou aller nager. Je n'aimais pas particulièrement l'eau, que je trouvais toujours trop froide, et pas vraiment plus la plage, car elle était pleine de sable.

Je pris le parti d'attendre tranquillement et quelques instants plus tard, je me retrouvai dans l'eau, nageant vers l'endroit où se trouvait le groupe. J'eus droit au fatidique "elle est bonne" et après quelques brasses, je la vis arriver sur moi de sa belle nage souple et rapide. Tout en s'approchant, elle me cria :"Où étais-tu donc passé? Je t'ai attendu." Une fois près de moi, elle ajouta : "Encore dix minutes et j'allais te chercher. Tu n'as rien, non?"

Je lui répondis qu'après le déjeuner, je m'étais ennuyé avec quelques détails sans importance, mais que je ne pouvais éviter.

Après un bon moment passé dans l'eau, par bon je veux dire long, nous retournâmes sur la plage pour nous sécher. Certains prenaient le soleil.

Nous étions, elle et moi, allongés l'un près de l'autre lorsqu'une fille s'approcha d'elle et lui demanda :

- Alors, tu l'as vu ce matin? Il est d'accord?

Elle lui répondit distraitement :

- Oui, oui, c'est arrangé, vous pourrez voir la médaille.

La fille partit, toute contente, après avoir dit je ne sais quoi.

- Encore une corvée pour toi, me dit-elle après un petit silence. Le type qui s'occupe des fouilles pour le musée vient de trouver une médaille très ancienne et veut bien la préparer - je suppose qu'il faut la nettoyer - pour la visite. Il faudra que tu voies avec lui comment l'emporter, lui n'a pas le temps de le faire.

- Oui, je comprends, tu lui as déjà coûté toute la matinée.

- La médaille en valait la peine.

Je regardais les traces de sel sur sa peau mate. Je voulais les enlever, mais ne le fis pas.

A part deux ou trois mots de circonstance, nous gardâmes le silence jusqu'au retour. Après le dîner, il y avait un feu de camp, avec les divertissements d'usage. Tous étaient gais, comme si le monde n'existait pas. Je ne me préoccupais pas du monde non plus, mais je n'arrivais pas à être gai comme les autres; et pourtant l'envie ne m'en manquait pas. Je n'avais aucune raison de ne pas m'amuser et je fis même quelques efforts en ce sens. Mais à chaque fois que je me laissais aller, je sentais une crispation désagréable briser mon rire; je soufflais un petit coup, comme le font les chevaux lorsqu'ils sont inquiets, puis je recommençais à rire. J'avais, par moments, le sentiment de ne pas être là où je me trouvais. Quelque vague souvenir flottait dans mon esprit, mais je n'arrivais pas à garder mon attention pendant un temps suffisant, que ce soit sur le feu de camp ou sur l'indéfinissable trouble que je ressentais et dont je ne cherchais pas vraiment l'origine.

Au bout d'un certain temps qui, à la réflexion, n'avait pas dû être très long, elle vint, hors de la nuit, s'asseoir à côté de moi. Elle ne me regarda pas, ne dit rien, et resta jusqu'à la mort du feu.

La visite au Musée se passa fort bien - tout au moins pour eux. Exclamations d'admiration, intérêt passionné pour n'importe quoi, pourvu que cela fît partie des choses à voir, c'est-à-dire simplement des choses exposées dans cet endroit officiel, dont on pourrait parler savamment aux amis - dire par exemple : "C'est vraiment extraordinaire!" ou mieux : "On a vu d'ces trucs!" Le Conservateur était très content. Il s'imaginait sans doute que toute la bande savait qu'il existait.

Le matin, avant le départ, j'avais été voir "le type qui s'occupe des fouilles pour le musée", lequel type se trouvait non loin du camp. Un grand gaillard de trente, trente-cinq ans, à l'air sympathique et à l'air très ouvert, sourire bien franc, "pas de complications dans ma vie, je ne me pose pas de questions". Il me remit l'objet - j'avais oublié ce que c'était, c'était dans un paquet - sans me poser de questions, "sachant qui j'étais", et sans me donner d'indications d'aucune sorte. Cela m'évita de lui dire : "Je ferai attention", ce qu'on dit en général en pensant à autre chose. A vrai dire, je pensais à autre chose.

Le même autocar nous ramena sur le chemin du retour. Elle était occupée à distribuer des goûters; assis à l'arrière contre la vitre, je regardais au-dehors. Le paysage changeait sans cesse et moi j'étais au même endroit. Dans l'autocar. Etait-ce comme dans une prison? Combien de prisonniers un gardien garde-t-il? Je me rendis compte que mes pensées n'avaient aucun sens et que je devais être en train de m'assoupir, m'étant ennuyé au musée. Je regardais donc... Nous étions arrivés - je m'étais vraiment assoupi.

Le lendemain, il pleuvait. Aucune échappatoire n'était possible pour les colons. Ils étaient obligés de s'occuper par eux-mêmes. Quelques jeux, bien sûr, mais ils lassaient. Du courrier - pour les parents : "Je mange bien, je m'ennuie, je m'amuse, on mange mal, il fait beau, comment va le chien, j'espère que vous allez bien" - pour les amis : "Ici c'est passionnant, il fait beau, on se baigne, la mer est bonne, elles sont trois à vouloir me voir, il faut que j'évite qu'elles se disputent à cause de moi".

Le reste du temps, il pleuvait toujours. Qu'est-ce qu'on fait? On fait rien. On dort. Certains dissertaient : "Tu crois qu'il veut quoi au juste?" - "Tu crois que je l'ai éblouie?" On parlait aussi voiture, ou robes pour aller avec. Et si l'on était seul, on craignait les réponses.

Moi je rêvais, et j'avais peur de m'entendre dire :"Pourquoi ne fais-tu rien? Tu ne peux pas faire quelque chose?"

Après le déjeuner, j'allai la voir. Elle lisait dans sa tente. A peine m'eut-elle vu qu'elle abandonna vivement son livre et me lança un joyeux et clair bonjour :

- Viens t'asseoir! Tu veux des biscuits?

J'eus l'impression d'entrer dans le palais de la Princesse.

Je dis :

- Le jour est plein de soleil chez toi!

Un coup de vent nous aspergea des gouttelettes de la pluie qui tombait toujours. Nous nous mîmes à rire en nous regardant d'un air espiègle.

- Demain il fera beau, dit-elle avec une assurance théâtrale. J'ai pensé que nous pourrions louer un bateau.

- Un vaisseau à quatre mâts avec deux rangées de canons sur chaque bord; nous irons écumer les mers, battant pavillon noir...

- Avec une tête de mort et les vacances fichues!

Son interruption fit mettre au vaisseau le cap sur la petite baie où se trouvait notre plage.

- Bien, bien, dis-je en bougonnant, nous louerons une barque à rames et tu rameras avec moi.

- Mais non, idiot, dit-elle en riant gaiement, on ne va pas faire une promenade en... c'est pour se promener tous... c'est pour emmener la colonie faire... une promenade en mer, ajouta-t-elle très vite.

Une très légère gêne me fit répondre aussitôt :

- Bon, je suppose qu'il y a des bateaux de pêche qui pourront nous emmener; il faudrait aller voir sur le port et trouver quelqu'un de sympathique.

- Tu peux t'en occuper? Je suis sûre que tu organiseras cela très bien.

- Tu veux que j'y aille seul?

- Non, nous irons ensemble. Je voulais dire que pour les arrangements matériels, tu seras plus à ton affaire que moi.

- Y compris pour les détails?

Elle me regarda posément, bien en face, pendant un court instant.

- Ce sont les détails qui t'intéressent?

Je réfléchis.

- Tu sais, organiser l'affaire avec un pêcheur, c'est déjà un détail; ce qui compte, c'est d'avoir pensé à la promenade en mer.

- Tu trouves que je pense plus vite que toi?

J'entrepris de manger les biscuits qu'elle avait proposés.

- Je t'ai fâché, me dit-elle gentiment.

- Non, non, sois tranquille, mais je n'arrive pas toujours à te suivre, c'est vrai.

Je la vis entrouvrir la bouche pour dire quelque chose, mais elle s'arrêta. Je sentis de manière fugace un voile se lever. L'impression s'évanouit aussitôt; seule me restait la vue de ses lèvres charnues.

Je me réfugiai de nouveau dans mes biscuits, puis lui demandai si elle avait de quoi boire. Elle s'affaira à dénicher une bouteille d'orangeade se trouvant devant elle.

- Veux-tu de l'orangeade? me proposa-t-elle d'un air important.

Nous bûmes en écoutant la pluie tomber. On suppose toujours que les autres, tout du moins ceux avec qui on se trouve lié, ressentent les mêmes choses que soi-même. Peut-être n'écoutait-elle pas la pluie tomber? Il me semblait pourtant que cette pluie rendait nos pensées plus proches, qu'elle s'imposait à nous quand nous ne parlions pas. Je pensais aussi de manière vague : "Je ne suis pas lié à elle".

Je pris le livre qu'elle lisait et le feuilletai distraitement; je lui demandai : "C'est bien?" Elle me regarda avec son sourire habituel et dit avec une trace de condescendance, ou plutôt d'impatience condescendante : "Bien sûr, sinon pourquoi le lirais-je? Tu vois, quand tu es arrivé, j'en avais déjà lu un peu; s'il ne m'avait pas plu, je l'aurais laissé."

- Oh! Que d'explications! lui dis-je en manière de protestation; tu sais, je disais ça comme ça, pour... je ne sais pas.

- Pour dire quelque chose? Eh bien, parlons de la promenade en bateau.

- Il te faut toujours une activité; tu as peur, si tu t'arrêtes, que l'on puisse te voir?

- Pourquoi? On ne voit les gens que s'ils sont arrêtés?

- Je me trompe peut-être; je crois que moi, je les vois mieux ainsi.

- Et après les avoir vus, tu les juges?

- Non, je pense à ce que peut devenir ma vie.

- Si tu es avec eux?

- Non, simplement parce qu'ils existent.

- La philosophie t'a marqué. Tu as dû avoir de bonnes notes!

- Non, pas du tout. J'ai lu et j'ai rêvé. Ce n'est pas ce qu'on demande. Ce qu'on veut, c'est être sûr que je pense comme les autres et qu'on n'aura pas de surprise avec moi.

- Tu veux dire de mauvaise surprise.

- Non, de surprise tout court. Il y a même des moments où je pense qu'une bonne surprise serait encore pire.

Elle m'écoutait avec attention. Je continuai :

- Les gens savent quoi faire devant une mauvaise surprise; ou, s'ils ne savent pas, ils tuent. Une bonne surprise les laisse désemparés; ils font... des choses au hasard. C'est peut-être pire que tuer, je ne sais pas.

- Alors, tu préférerais avoir de moi une mauvaise surprise plutôt qu'une bonne.

Elle ajouta avec un petit rire :

- Il vaudrait mieux pas de surprise du tout!

- Si l'on n'attend pas de surprise, peut-on continuer à vivre, sinon comme les bêtes?

Elle me regarda longuement, avec, de temps en temps, une hésitation. Je finis par la regarder aussi. A-t-on toujours peur des réponses lorsqu'on ne pose pas de questions? Avais-je besoin de réponses? Elle finit par me dire : "Un gardien de prison est-il libre?" Cela ne ressemblait pas à une question. La pluie tombait toujours.

Le lendemain matin, je ne la vis pas. Certes, elle était là, mais elle préparait je ne sais quelle représentation que les filles devaient donner au prochain feu de camp. Je n'avais pas envie de refaire une partie de cartes et refusai d'autres propositions de jeux. Le temps était chaud et maussade, et personne ne parlait de promenade. J'eus envie d'un peu de solitude et partis aux alentours. Je rencontrai une ou deux personnes qui d'habitude se baignaient près de nous tous et qui m'expliquèrent, l'une comme l'autre, que ce n'était pas bien de manquer une journée de plage. Je cherchai une excuse comme si j'avais été pris en faute d'avoir manqué l'école, parlai du mauvais temps, et devant le regard désapprobateur et les remarques sur la température - "l'eau est bonne" - je me sentis être l'objet d'un léger mépris.

Il en résulta que ma promenade fut assez triste. Je m'apercevais que mon comportement était décousu; d'une part, je fuyais avec persévérance les colons, désoeuvrés, qui, à grand renfort de braillements et de gestes désordonnés, tenaient à faire croire qu'ils participaient à la vie des hommes, et d'autre part, je m'occupais d'assez près des activités de la colonie - le musée par exemple. Je n'étais pas particulièrement gêné de cette contradiction, n'ayant aucune raison d'avoir une ligne de conduite définie, mais je cherchais, peut-être un peu anxieusement, la raison de mon... pourrait-on appeler cela intérêt? pour la vie de la colonie.

Je n'eus, bien entendu, pas à chercher bien longtemps ce qui aurait dû me paraître évident depuis le début. Elle m'avait... elle m'avait quoi, au juste? Obligé? Non! Perturbé? Je ne voyais pas en quoi. Dirigé? Cela était possible, mais autant qu'un panneau vous indique la route à suivre vers l'endroit que vous avez choisi. Qu'avais-je donc choisi? Ne pas être seul là où j'avais été obligé d'aller. Pourquoi elle? Parce qu'elle regardait. Les autres ne voyaient que ce qui était mis sous leurs yeux.

Mais alors, que voyait-elle lorsqu'elle me regardait? Et que regardait-elle d'autre?

L'après-midi, en arrivant sur la plage, je ne la vis pas; elle n'était pas non plus dans l'eau. Je demandai aux filles où elle se trouvait. Elle était allée au port.

Elle n'était pas non plus sur le port, ni dans les environs. Je finis par apprendre qu'elle était partie en mer sur un bateau de pêche. Elle devait revenir le soir. Je l'attendis.

Le bateau rentra à la nuit tombante. Je la vis débarquer avec les marins et se diriger vers la grand place en compagnie de l'un d'eux. Je m'approchai. Elle était en train de lui dire quelque chose lorsqu'elle me vit. Elle s'arrêta de parler et le quitta pour se diriger vers moi. Elle me regardait attentivement, les yeux grand ouverts, me sembla-t-il. S'étant approchée, elle me dit d'une voix basse et lente : "Tu viens me chercher?" Je lui répondis que je ne savais pas si elle se trouverait seule pour rentrer tardivement. Elle me dit, de la même voix, que le patron du bateau, qui était là avec elle, devait la mener au camp en voiture. Elle ajouta, après m'avoir observé un instant, qu'elle rentrerait avec moi à pied, retourna vers le marin qui s'était arrêté à l'endroit où elle l'avait laissé, parla avec lui, revint seule et, passant près de moi, me regarda pensivement, puis me fit un signe pour m'inviter à marcher.

Au bout de quelques secondes de silence, elle me dit d'un air absorbé :

- Quand tu es avec moi au musée, cela t'ennuie; quand tu n'es pas avec moi sur le bateau, cela t'ennuie.

Elle n'ajoutait rien et nous marchions en silence, assez lentement, car elle ne pressait pas le pas. J'avais l'impression qu'elle était plongée dans une méditation pleine d'embûches, comme si elle vivait dans deux mondes à la fois et comme si ces deux mondes s'excluaient l'un l'autre. Par moments, elle paraissait contempler une évidence; à d'autres moments, elle semblait pleine de nostalgie d'une vie qui ne pouvait être pour elle qu'un rêve.

Nous étions à mi-chemin du camp lorsqu'elle me dit d'une voix assourdie : "Tu m'avais dit dans le train que tu aimais les avions." Je me sentis inquiet : elle n'avait pas l'habitude du changement de sujet par distraction. Je répondis de manière simple : "Oui, c'est vrai." Elle réfléchissait avec effort. Elle ne me regardait pas. Elle reprit une voix un peu plus posée pour me dire : "Tu as déjà été dans la cabine de pilotage d'un avion?" J'avais l'impression de voir un chasseur disposer ses pièges. Je répondis d'un air intéressé, comme si le sujet de la conversation avait été là : "Oui, cela m'avait beaucoup plu; on éprouve des sensations que l'on ne trouve pas sur la terre. C'est agréable de découvrir des choses nouvelles..." J'allais ajouter d'autres idées, mais je me tus; je ne sais pourquoi j'avais eu le sentiment, pendant que je parlais, de tirer sur un hameçon. "C'est idiot, je n'ai rien d'un poisson!" me dis-je avec un peu d'agacement. J'avais l'impression d'être surveillé, mais à la réflexion, cela me paraissait normal, puisque je répondais à des questions. Cela montrait simplement l'attention qu'elle portait à ce que je disais. "Je suis en train de me raconter n'importe quoi", ajoutai-je pour conclure. Elle continuait : "Tu serais parti voir ces choses nouvelles si un pilote te l'avait proposé?" Je ressentis un malaise; je ne pouvais pas vraiment dire que je ne comprenais pas d'où il venait, mais je ne trouvais pas justifié de réagir ainsi. Lut-elle dans ma pensée? Son sourire ironique réapparut, mais il était tout ensemble triste et désabusé. "Il n'y a pas beaucoup de marins pêcheurs femmes", dit-elle d'une voix qui ne s'arrêtait pas. Je me souvins que j'avais été inquiet lors de sa première question à propos des avions. Maintenant, j'avais un peu peur, mais je n'arrivais pas à savoir d'où venait cette peur; était-ce moi-même ou était-ce elle qui la provoquait? Je comprenais bien qu'il y avait eu un piège dans ses propos, mais pourquoi l'avait-elle retiré au moment même où j'allais me faire prendre? Etait-ce parce que même pris, j'aurais donné moi-même, ma propre opinion? Alors que de cette manière, elle seule s'était engagée vis-à-vis d'elle-même.

Je sortis harassé de cette conversation. En arrivant au camp, elle m'avait quitté après m'avoir gentiment serré le bras; elle me regardait avec un sourire calme. Je m'endormis à peine couché.

Je me suis réveillé avec la sensation de dormir encore. Il fait beau. Tout le monde s'agite déjà - la plage, bien sûr. Je n'arrive pas à être là. Je n'ai pas faim; je traîne au petit déjeuner, je m'accroche à un groupe de garçons qui bavardent, je parle de ces choses qui ne m'intéressent pas, j'insiste avec vigueur pour défendre ce que je dis et j'oublie de terminer la conversation. Un autre garçon me parle de virage : quelle est la voiture la plus sûre pour prendre un virage? Je ne sais pas; un jour, dans un tournant, j'ai glissé en courant, je me suis fait très mal. Le garçon me dit quelque chose de désagréable et s'en va sur la plage. Je décide d'aller sur la plage. Des filles de la colo passent; je leur demande si elle va à la plage. Non, elle vient de partir rapporter la médaille. La médaille. Ah oui! la médaille! Pourquoi seulement aujourd'hui? Il n'était peut-être pas là. Qu'importe, ce n'est pas important. Elle ne sera pas là, au déjeuner. Pourquoi ne serait-elle pas là? Je suis sûr qu'elle ne sera pas là.

J'ai envie de quitter la colo; de partir tout de suite, sans rien dire à personne; d'ailleurs, dire à qui? Je ne connais personne ici, je ne les connais pas. Les parents ne seront pas contents; ils pensaient peut-être me faire plaisir, je ne sais pas. Qu'appellent-ils me faire plaisir? Que j'aie ce qu'ils auraient voulu avoir eux-mêmes? Comment lui faire plaisir, à elle? Je n'ai pas de raison de lui faire plaisir. Je ne peux pas partir de la colo. Je décide d'écrire des lettres. Pour les parents : c'est facile. Quoi qu'il arrive, tout va bien. J'écris à un ami; je ne parviens pas à lui parler; derrière les mots, il faudrait des gestes, il faudrait que je le regarde; je n'ai écrit que des âneries, cette lettre est bonne à jeter; au moment de la déchirer, j'hésite : Peut-être comprendra-t-il? Je ne sais même pas ce que je veux dire par comprendre. Je ne lui ai rien dit qui soit à comprendre. Je ne cherche pas non plus moi-même à comprendre quoi que ce soit. Je ne veux pas y penser. Je lui envoie tout de même la lettre. Je n'ai plus envie d'écrire. Il faut déjà aller déjeuner? Je m'installe. Je la vois de loin arriver. Elle est gaie et belle. Je n'ai plus l'impression de dormir que j'avais ce matin.

J'ai déjeuné sans appétit. L'après-midi, je ne suis pas allé à la plage, mais dans le village non loin de là; il y avait une petite fête avec des manèges et des jeux. J'y retrouvai quelques colons qui m'accueillirent avec plaisir en me lançant : "On s'amuse drôlement bien!" Ils avaient l'air de s'ennuyer et de vouloir se venger; je ne savais ni de qui ni de quoi; je devais me tromper. J'ai fait quelques tours de manège, des autos dans lesquelles on pouvait se faire croire qu'on n'en voulait pas à celui que l'on cognait, des chevaux qui changeaient sans cesse de direction, j'ai tiré au fusil en prenant bien mon temps pour ajuster au mieux mon tir, mais quelques coups se perdirent entre les cibles, car je n'étais pas toujours très attentif à ce que je visais. Je suis rentré pour le dîner, un peu en retard. Non loin du camp, sur la route, elle. Elle ne bougeait pas pendant que j'avançais. Lorsque je fus arrivé près d'elle, elle me demanda avec autorité : "Tu as faim?" Je la regardai et ne répondis pas. Elle me dit : "Viens sur la plage, il n'y a personne à cette heure-ci."

Bien entendu, j'obéis. L'idée de ne pas obéir ne vint qu'après, lorsque nous fûmes partis. Je n'en fus pas agacé, mais je me dis que j'aurais dû l'être.

Nous sommes sur la plage, allongés sur le coude, face à face; nous nous regardons longuement; elle se mordille les lèvres, qui deviennent un peu rouges. Le bruit continuel de la mer envahit peu à peu mon esprit, ma pensée se fait plus rare, l'imminence de la conversation attendue devient moins réelle; je me laisse aller à attendre. Je la vois se mettre à tracer des lignes sur le sable, avec un doigt. Elle me parle.

- Ma mère n'aimait pas me voir disparaître sans prévenir; je n'avais pas encore quinze ans. Elle savait pourtant où j'allais. Ce qui ne lui plaisait pas, c'était de voir que ma vie ne passait pas par elle. Qui étais-je, lorsque je n'étais pas là? Quand j'étais revenue, pendant le sermon d'usage, elle me scrutait pour voir si j'étais toujours la même, vraiment la même. Je me rendais bien compte qu'elle voulait le savoir et je le lui aurais dit volontiers, mais je l'ignorais moi-même. Une fois dans ma chambre, je me posais quelquefois la question; ce qui m'empêchait de répondre, c'était l'ignorance de celle que j'étais avant de partir.

Pendant qu'elle parlait, j'avais l'impression d'une apparition. Elle me semblait arriver d'un monde, pour moi inconnu, dont les habitants possèdent des secrets dont je n'imaginais même pas la nature, mais dont l'idée seule me faisait légèrement trembler. Lorsqu'elle avait dit : "Ma mère n'aimait pas me voir disparaître", je l'avais vue aller dans ce monde-là. Pour moi, il ne s'agissait pas, comme pour sa mère ou peut-être pour elle-même, de savoir qui elle était, mais de tenter de pénétrer dans le monde dont elle faisait partie. Je comprenais, maintenant, pourquoi je ne lui avais pas posé de questions sur ses absences. Quelle qu'eût été sa réponse, je n'étais pas préparé pour la comprendre.

Elle n'avait pas parlé pendant mes réflexions; avait-elle deviné, à la manière intense dont je l'avais regardée, qu'il fallait me laisser un moment de répit? Elle continua quand elle me vit calmé.

- Qu'allais-je chercher lorsque je partais ainsi? Aucun raisonnement ne me guidait, aucun but ne m'appelait; je crois que je voulais boire le monde.

Elle rit d'un air mutin et je la vis comme secouer un fardeau dont elle se serait chargée inutilement. Elle me regarda d'un visage dont la bouche avait encore gardé une inquiétude, mais dont les yeux allaient de l'apaisement à la douceur.

- Tu sais, le mot m'est venu sans que je sache vraiment ce qu'il signifie, me dit-elle d'un ton amusé. Boire le monde! Comment est-ce possible?

Elle rêva un petit moment, puis reprit en avalant une grande bouffée d'air :

- Peut-être voulais-je seulement m'amuser? Tout le monde s'amuse. Les grandes personnes nous disent sans cesse de travailler, mais on ne les entend elles-mêmes parler avec plaisir que d'amusement; c'est l'unique récompense que connaît leur travail.

Elle hocha la tête avec une sorte de mélancolie étonnée.

- La vie est-elle réelle? dit-elle pensivement; le matin, quand je me réveille, je ne suis pas toujours sûre qu'hier ait existé; et s'il a existé et si les gens aujourd'hui sont les mêmes qu'hier, je ne sais pas si leur mémoire a passé la nuit. Certes, je me souviens de ce que j'ai fait, mais j'ai l'impression quelquefois qu'il s'agit d'un monde qui vient de disparaître avec la nuit, pendant que je dormais. C'est stupide, tout ce que je raconte! s'exclama-t-elle en secouant la tête.

Ses cheveux dansaient devant ses yeux.

- Bien sûr qu'aujourd'hui est la suite d'hier, ajouta-t-elle avec une grimace, je sais que j'ai vécu hier, et qu'aujourd'hui en dépend. N'est-ce pas?

Elle m'avait lancé cette question en se tournant tout entière vers moi.

Ses yeux m'avaient attrapé et mes yeux n'arrivaient pas à s'échapper. J'avais légèrement soulevé la tête et je me trouvais dans une position incommode, mais je ne parvenais pas à bouger. S'il fallait lui répondre, je devais alors accepter de regarder en moi-même. Voulais-je ou non lui demander de justifier sa vie? Bien sûr, il était clair que certains liens existaient maintenant entre nous, mais lui poser une telle question, c'était devenir responsable de sa pensée. Je me mis dans une position plus commode et lui répondis :

- Pour qu'une chose dépende d'une autre, il faut un engagement. Je n'ai vu jusqu'à présent autour de moi qu'une seule sorte d'engagement : cela consiste à être obligé de faire ce que l'on a promis. Pour moi, cet engagement-là compte peu; d'une part, on peut choisir à son gré sa promesse et d'autre part, on n'est pas toujours conscient de cette promesse. Je ne parle pas du cas où l'on a promis parce qu'il est impossible de faire autrement sans sacrifier vainement sa vie : ce n'est pas promis, c'est accepté - il n'y a pas d'engagement, car on est sous la contrainte.

Elle m'écoutait avec attention et il me sembla voir pour la première fois depuis que je l'avais rencontrée qu'elle était plus jeune que moi. Jusque-là, je savais qu'elle l'était, de deux années environ, mais je ne l'avais jamais senti, et ce n'était pas parce qu'une seule année d'école nous séparait. Il me sembla aussi la voir un peu surprise comme si, partie nager loin en mer, elle s'apercevait soudain que la rive était à peine visible.

- La vie n'est donc pas donnée, il faut la prendre, dit-elle avec tristesse.

Je n'avais pas fini ce que je voulais lui dire, mais je n'osais continuer. Sa remarque me disait que j'avais touché chez elle quelque chose de profond.

Elle me regarda avec un peu de timidité et me demanda :

- Tu as dit : "qu'une seule sorte d'engagement", tu voulais dire que tu en voyais d'autres?

- Je voulais surtout dire que je n'en avais jamais vu d'autres. Si quelqu'un montre un sentiment, c'est férocement interdit de le considérer comme un engagement.

- Interdit?

- Bien sûr, puisqu'un lien serait créé entre deux esprits, et si on laissait ce lien se créer, comment pourrait-on rejeter chacun dans la solitude pour l'affaiblir face aux autres?

Elle me regardait avec un étonnement inquiet. J'aurais voulu que mes paroles n'eussent jamais été prononcées. J'avais le sentiment d'avoir brutalement secoué l'univers qui s'était formé autour de moi à mon insu. Je la regardai avec une terreur implorante. Elle me dit avec un regard perdu :

- Je ne peux pas mourir maintenant.

Nous restâmes en silence.

Je me réveillai le matin en ne sachant pas exactement où je me trouvais. J'étais au camp, naturellement. J'avais faim. Le petit déjeuner à peine englouti, je la vois arriver en courant, un grand sourire sur le visage, les yeux plissés à force de rayonner, que sais-je encore! Elle se jette sur moi, me tire par le bras, je manque de tomber, tous les garçons nous regardent, je me trouve idiot; elle me dit en riant joyeusement : "Allez, viens! Tu ne penses qu'à manger! Tu as fini, non?" Elle m'entraîne; j'entends les rires et les plaisanteries des garçons.

Nous voilà hors du camp; elle sautille en marchant comme une petite fille et se met devant moi en allant à reculons; je la regarde en souriant d'un air un peu moqueur.

- Tu sais, dit-elle d'une voix claire, je ne croyais pas que tu t'intéressais à mes pensées; je n'ai jamais vu quelqu'un s'intéresser à mes pensées. Je me suis même demandé si c'était moi qui pensais mal; et puis j'ai vu que personne ne s'intéressait aux pensées des autres. J'exagère, bien sûr.

Elle s'arrête de marcher à reculons, me pose les mains sur les épaules et ajoute à voix plus basse :

- Tu sais...

Elle respire.

- Tu sais, c'est comme une vie pour moi, quelqu'un qui me voit. Quand on me parle, c'est parce que j'ai fait quelque chose. On me parle bien ou mal, selon ce que j'ai fait. Mais moi, je ne compte pas. Il faut plaire et non bien faire. Je t'ai déplu et tu m'as regardée. Alors, je suis contente.

Elle s'arrête et répète : "Je suis contente", et en même temps elle me pousse de toutes ses forces et se met à courir devant moi.

J'ai envie de la regarder courir, sans bouger moi-même, pour la voir de loin, m'emplir les yeux. Mais je me lance à sa poursuite, comme elle le désire. Je la rattrape, la pousse à mon tour; elle trébuche, mais ne tombe pas, fait un écart et se retrouve face à moi en riant de tout son coeur.

- Ça ne fait rien, je suis sûre que je nage plus vite que toi, crie-t-elle.

- Tu veux essayer?

- On y va tout de suite!

Elle part en courant vers le camp, je cours à côté d'elle.

Je vais dans ma tente mettre mon maillot; tout le monde est déjà parti à la mer. Je reste un moment à rêver; j'ai le temps, les filles sont plus longues que les garçons à se préparer; et nous devons faire le chemin ensemble, a-t-elle dit, il faut que je lui montre le chemin! Je ne cherche pas trop à deviner la raison de sa gaieté, je veux dire que je pensais à chercher, mais que je me suis dit que ce n'était pas le moment, j'étais pressé. Et puis, tout se mélange un peu, ma frayeur d'hier, ma bouderie - mais je n'ai pas boudé, j'ai seulement... je ne sais pas - son monde inconnu; elle, si présente maintenant - Oh! le temps passe! Elle va être prête avant moi. Je me dépêche, je sors de la tente, la voilà qui arrive; en route vers la plage!

Je nage plus vite qu'elle, c'est certain. Mais je n'arrive pas à la dépasser, car à chaque fois, elle me plonge la tête sous l'eau, c'est de la triche; je commence à le lui crier - et j'avale toute la mer en entier! Voilà, j'ai perdu. Je me venge en la coulant - et du coup, je reviens le premier sur la plage; mais il paraît que ça ne compte pas. "Tricheuse!" - "Pas capable de battre une fille!" Elle commence à m'envoyer du sable, mais là, je fuis, j'ai horreur de ça. Les colons protestent : "Allez ailleurs! On voudrait bien être tranquilles!" Elle leur répond : "Vous n'êtes que des cadavres!" Finalement, tout essoufflés, nous nous abattons sur le sable en hoquetant, n'ayant même plus la force de rire. Je regarde le ciel bleu - qu'il est beau aujourd'hui; pourtant je déteste d'habitude le ciel bleu.

Enfouis dans le soleil, nous avons parlé... de quoi au juste? Je ne me souviens que du calme souriant de son visage, de sa manière d'atténuer les impressions désagréables que nous ressentions parfois en parlant de la vie - celle de tous les jours; l'école, les parents, les faux amis, spectacles, lectures. J'aimais plus réfléchir sur ce que je voyais ou lisais; elle sentait avec plus d'instinct ce qui l'entourait. Cet instinct sur lequel elle comptait fortement la poussait à toucher les choses ou les êtres qu'elle approchait et plus encore, me disais-je doucement, à aller chercher de la pâture pour sa curiosité.

Je profitai de cette conversation relâchée pour effleurer ses préférences pour tel personnage historique ou imaginaire. Je m'aperçus - de ce que je cherchais : elle arrêtait ses yeux pour chacun de ceux qui jouaient avec leur être. Etait-ce le désir de la peur qui la guidait? Etait-elle prête à se sacrifier pour traverser une autre vie que la sienne, ne serait-ce qu'un court instant? Je n'écoutais pas de manière ordonnée ce qu'elle me disait, mais je laissais pénétrer en moi des images dont il importait peu qu'elles fussent liées.

L'heure était venue de rentrer au camp pour déjeuner; tout le monde partait, nous nous attardâmes à peine. Tout en se levant, elle me dit doucement : "Jusqu'où la pensée peut-elle mener la vie?"

J'eus l'impression, qui ne me parut même pas désagréable, qu'elle avait suivi toutes mes réflexions.

Le déjeuner se passa gaiement; les garçons, étant entre eux, pouvaient se permettre toutes les exagérations qu'ils voulaient, sans risquer un regard féminin dont l'indulgence les eût intimidés; entre eux, le seul risque était la surenchère, et encore approximative, personne n'écoutant véritablement. Je participais de bon coeur à l'agitation générale et ne me posais pas de questions sur la qualité de la conversation. Cet après-midi, mon esprit était assez nonchalant et j'étais disposé à faire à peu près la première chose venue. Je savais qu'elle était occupée avec son feu de camp à préparer, aussi pensai-je à une promenade, le soleil s'étant voilé. Je cherchai avec qui aller, mais tout le monde, du moins les acceptables, était affairé à des jeux, plus sérieux les uns que les autres. Et je n'avais pas envie de me faire sermonner pour ma futilité. Je partis donc seul.

Je ne savais pas trop où aller et pris une direction au hasard. Une petite nervosité me vint, qui m'étonna. Non pas une nervosité de l'esprit, mais du corps, un léger tremblement dont je ne voyais pas la raison. Ce n'était pas vraiment un tremblement, mais la peau qui frissonnait; peut-être le soleil qui m'avait trop brûlé ce matin.

Ce matin. Le ciel était bleu.

J'allais vers le port; m'en étais-je aperçu? Je n'avais pas choisi d'aller vers cet endroit, j'étais parti au hasard. Etais-je étonné d'aller vers le port? Le tremblement s'était accentué. Allais-je vers un monde inconnu? Cela ne voulait rien dire. Alors? Je pensai à la promenade en mer; devais-je m'occuper de quelque chose? Que m'avait-elle dit à ce sujet? Je n'arrivais pas à bien me souvenir. C'était sans doute à cause de cela que l'idée m'était venue d'aller vers le port. Oui, je n'étais pas parti au hasard - je n'avais pas dû y penser; j'avais dû y penser en moi-même, par distraction; parce que je pensais sans doute aux jeux auxquels je ne voulais pas jouer; quand je suis parti de la colo, tout à l'heure.

Je marchais toujours et le tremblement était passé aux jambes. Toujours le même frisson. Cela ne m'inquiétait pas, mais ce n'était pas le soleil. C'était le souvenir de la place, devant le port, où j'étais venu la chercher, la dernière fois. Je m'arrêtai en pensée, mais je ne ralentis pas. Que se passait-il? Pourquoi allais-je là-bas? Ce n'était pas la promenade, ce n'était plus la promenade; je voulais la voir, elle, là-bas, pendant qu'elle n'était pas là. Le monde que j'allais voir, la place, le port, quoi d'autre? allaient m'apprendre qui elle était, le jour où elle y était allée. Je savais que c'était vain de l'espérer, mais tout au moins pourrais-je peut-être apercevoir une trace laissée par son esprit.

J'allais toujours d'un bon pas vers la place; quelques instants avant d'y entrer, je ralentis et pris une petite rue étroite dans laquelle je m'arrêtai presque. Je ne comprenais pas pourquoi je m'étais - non, pas dérobé, changé de chemin. En fait, je voulais voir d'abord, mais de cette rue je ne voyais rien. Cela m'irrita et je revins brusquement sur la place. J'y trouvai quelques promeneurs, gens de passage, et un ou deux marins. Personne ne faisait attention à moi, ce qui était naturel. J'allai plus loin, vers le port. Cinq ou six bateaux de pêche s'y trouvaient, bien séparés des nombreux bateaux de plaisance. J'allai vers les bateaux de pêche et vis sur l'un d'eux le marin de l'autre jour qui rangeait des filets; ou peut-être réparait-il, ou préparait-il quelque chose, je ne savais pas et ce n'était pas mon affaire. Je ne m'arrêtai pas et allai droit sur le bateau et sur l'homme. Je lui dis :

- Bonjour. C'est vous qui devez promener la colonie sur votre bateau.

Ce n'était pas une question. Il eut un temps d'arrêt, me regarda, comme on regarde un étranger qui rôde autour de sa maison, s'avança d'un pas vers moi et me dit d'une voix un peu criarde :

- Vous êtes qui?

Je sentis que j'allais être décontenancé; je raidis fortement les muscles de mes épaules et ne bougeai pas de l'endroit où j'étais, à quatre ou cinq pas de lui. Je lui dis :

- Je viens de la colonie.

Il s'affaira un moment avec des cordes avant de répondre sans me regarder :

- Ce n'est pas avec vous que j'ai parlé de ça.

Je laissai passer un moment; je n'arrivais pas à choisir la direction que je voulais prendre ou lui faire prendre. Sa réaction m'aurait intéressé, mais il continuait à fourrager dans ses cordes. Je choisis un ton de voix posé et un peu raide, peut-être comme je l'avais entendu prendre au Directeur de mon école, et prononçai :

- Je viens voir si les conditions de cette promenade me conviennent; dans le cas contraire, je l'annulerai.

J'avais légèrement trébuché sur un ou deux mots; pourtant j'étais très calme; je me demandais si j'avais clairement prononcé le mot "me"; cela n'avait d'ailleurs aucune importance, mais c'était pour la clarté de ma phrase.

- Vous êtes le directeur du camp de vacances?

- Non.

- Alors, j'en ai déjà parlé avec la jeune fille. Je réglerai tout avec elle quand elle reviendra.

- Je ne vois pas pourquoi elle reviendrait.

- Eh bien! elle aime plus la mer que vous! De toute façon, elle doit venir.

- Pourquoi, elle est obligée?

- Si votre camp veut aller en mer, c'est moi le patron du bateau, c'est à moi de décider.

- Qui vous a dit que le camp voulait aller en mer?

- Ah! écoutez, j'ai du travail! Je ne vois pas pourquoi il faut que je parle; vous n'êtes pas le directeur, non?

J'allais lui répondre, mais deux phrases différentes m'emmêlèrent la langue : "C'est moi qui décide" et "Elle était en mer avec vous". Cette dernière phrase n'était pas construite clairement; il y avait peut-être "Pourquoi" quelque part. Ce mot "Pourquoi" me fit me redresser : je n'avais pas à me poser ce genre de question - je n'avais surtout pas à en parler avec le premier venu. Elle... Ma pensée se brouilla. Je regardai de nouveau le bateau, vis le marin qui me tournait le dos, respirai profondément, me tins un moment immobile, puis m'éloignai lentement en regardant vers la terre. A peine sorti du village, je m'arrêtai et voulus retourner dire au marin : "J'annule la promenade!" Une hésitation me retint; je n'avais pas appris vraiment ce que j'étais venu chercher; ou alors, devais-je considérer que j'étais de trop sur ce bateau? Elle m'avait dit quelque chose comme "cela t'ennuie", mais je ne me souvenais plus très bien à quel propos - c'était pour sa promenade à elle, oui, sur le bateau, bien sûr, mais quelle était la chose qui devait m'ennuyer? Je veux dire, quelle chose précise? Oui, bien sûr, qu'elle était partie seule - mais elle n'avait aucune raison de ne pas le faire, elle n'avait rien à me dire.

Une voiture venant du village passa près de moi et je m'aperçus que j'étais toujours là, immobile. Je me sentis stupide et me mis à marcher à grands pas en direction du camp. Tout en marchant, je pensais qu'il n'était pas encore l'heure du dîner. Je pris de petits chemins pour retarder mon arrivée. Je pensais au feu de camp qui devait avoir lieu le lendemain. Un feu de camp est-il triste ou est-il gai? J'étais fatigué; j'avais l'impression que cette journée avait duré je ne sais combien de temps. Je voulais dormir. J'allai tout droit vers ma tente et n'en sortis plus jusqu'au soir et jusqu'au sommeil, après avoir dit je ne sais quoi sur un mal au coeur, non, mal au foie.

Le jour n'était pas encore vraiment levé et j'étais déjà sorti de ma tente; j'allai m'asseoir non loin de là, à l'ombre d'un arbre, qui ne donnait pas d'ombre. J'aurais voulu être à un autre moment ou à un autre endroit. J'étais bien réveillé et me trouvais dans une solitude qui me mettait à l'abri de la masse de ceux qui dormaient. Je fus étonné de me sentir d'humeur joyeuse; pas vraiment au point de me mettre à chanter au lever du jour avec les oiseaux que j'entendais autour de moi, mais assez pour me regarder moi-même avec un peu d'amusement. Je me demandais si je n'étais pas en train de me donner la comédie. Pourquoi cet intérêt pour chaque instant de sa vie? Je ne la connaissais que par hasard. Bien sûr, je... bon, comment dire - enfin, elle me plaisait; mais j'aurais aussi bien pu ne pas la connaître, et si je l'avais rencontrée à une soirée, par exemple, au milieu des amis qui m'étaient familiers, aurais-je été autant intéressé par une fille comme elle, dont je n'arrivais pas à cerner les contours - ou plutôt la personnalité, car elle avait une personnalité; ses instincts, c'était très bien, mais comment pouvais-je avoir un instant de tranquillité d'esprit auprès d'elle? J'avais mes occupations, l'école, l'avenir, tant de choses à organiser avec difficulté! Pourquoi étais-je allé sur le port? "Elle fait ce qu'elle veut!" dis-je à voix haute. Surpris par moi-même, je regardai rapidement autour de moi pour voir si quelqu'un m'avait entendu. Tout le monde dormait. Ce n'était pas une raison pour parler aux esprits. "Elle ne fait pas ce qu'elle veut!" Cette fois, je le murmurai; mais j'avais tenu à le dire, pas seulement à le penser. Oui, pourquoi ne faisait-elle pas ce qu'elle voulait? Ou plutôt, pourquoi ne le voulais-je pas? Je rêvai un moment. Pourquoi alors vient-elle me voir? Je ne suis pas une statuette dans une vitrine de musée! ou peut-être une médaille! Je n'étais plus joyeux, mais courroucé; oui, courroucé était le mot qui convenait, il n'y avait pas que les dieux grecs qui avaient le droit d'être courroucés!

Le camp commençait à se réveiller. Je traversai le temps du petit déjeuner sans m'en apercevoir, puis allai me planter sur le chemin de la plage. Les filles arrivaient en troupeau, se marchant les unes sur les autres, en se traînant sans savoir pourquoi vers la plage; pardon, elles savaient pourquoi, on le leur avait dit : "Le camp est situé dans un endroit charmant, au bord de la mer. Il y fait très beau; vous pourrez vous baigner tous les jours." Alors, elles y allaient, à la baignade!

Elle suivait un peu en arrière, d'une démarche élégante; comme toujours, elle voyait tout, car elle me fit de suite de grands signes et courut avec légèreté vers moi. "Bonjour! Déjà prêt? Qu'as-tu à me raconter?" me dit-elle avec un sourire où perçait la curiosité. J'étais habitué à ses intuitions, je ne fus même pas surpris; j'avais préparé une phrase où j'étais censé lui manifester ma mauvaise humeur. Je lui répondis : "Je suis bien content de te voir, ce matin!" J'avais dit cette phrase gaiement et me rendis compte que je ne lui avais rien manifesté du tout. Je me dis que je devais en être irrité; je ne l'étais pas. J'avais de nouveau mon "humeur joyeuse" de ce matin.

Elle me regardait toujours avec curiosité; comme je me taisais, elle finit par me dire :

- L'équipe des fouilles va commencer à dégager une borne sur un chemin ancien; je suis sûre que ça ne t'intéresse pas. Comment dois-je être avec le monde qui n'est pas le tien et avec les gens qui le composent?

- Comment dois-je être avec les gens qui te considèrent comme leur propriété?

- Et qui ne sont pas toi-même!

- Avec mon vaisseau et mes canons, comment couler un autre navire, en pensant que tu peux être dessus?

Elle serra ses lèvres en regardant par terre, tout en hochant lentement la tête.

- Tu te passionnes pour les sciences, moi pas tellement; et si l'archéologie me plaît?

- Tu ne m'en avais jamais parlé jusqu'à maintenant; ton... professeur te l'a fait découvrir?

- Il se trouve qu'il est bien professeur - à l'Université; il est ici pour l'été, pour le début des fouilles.

- C'est une chance, il pourra compléter ton instruction cet hiver.

- Tu ne comptes pas aller à l'école, toi, cet hiver?

Je ne répondais pas; elle ajouta :

- Peut-être es-tu obligé d'aller à l'école, comme tu as été obligé de venir ici; et de me connaître.

Elle avait baissé la voix en terminant sa phrase; je la regardai. De quelle manière traversait-elle une vie qui n'était pas la sienne?

Nous étions arrivés à la plage; un peu en retard par rapport au groupe. Personne ne nous poussant pour aller de suite à l'eau, nous restâmes assis sur le sable sans rien dire et sans nous regarder. Je ne sentais pas, chez elle, de bouderie ni de colère. Pourquoi étais-je allé chercher de la bouderie ou de la colère? Etait-ce pour ne pas accepter de voir que c'était de la tristesse que je sentais en elle? Mais quelle raison aurait-elle eue d'être triste?

- Qu'as-tu fait hier? me dit-elle sans relever la tête.

Je n'avais pas envie de lui parler de ma visite au port; mais il était difficile d'éluder une question aussi directe. Je m'aperçus que les questions que je lui posais moi-même étaient toujours plus évasives - était-ce par maladresse ou n'avais-je pas envie de plus de précision? Il m'était tout aussi difficile de lui mentir, car, à un moment ou à un autre, il me faudrait bien lui parler de la promenade en mer. Je lui répondis donc :

- Je suis allé me promener tout seul. Tu préparais le feu de camp de ce soir. Je suis arrivé jusqu'au port.

Je l'avais surveillée. Au mot "port", elle releva vivement la tête d'un air tout d'abord étonné, puis intéressé, et au moment où elle allait me parler, un doute parut frôler son visage. Je n'entendis pas très bien ce qu'elle me répondit et n'attrapai que le dernier mot : "c'est arrangé?" Je battis des paupières et la regardai d'un air probablement tellement stupide que je l'entendis me dire :

- C'est raté, alors? Pourtant, il me l'avait promis!

Ma respiration se bloqua. Je me retournai brusquement du côté opposé pour, je pense, ne pas lui montrer mon visage. Un silence se fit; je le supposai inquiétant. Mais elle me dit d'un ton qui était simplement agacé :

- C'est toi qui as fait ça!

J'avais toujours le dos tourné vers elle; elle m'attrapa par l'épaule, me tourna vivement de son côté et me demanda d'une voix forte :

- Pourquoi as-tu fait ça?

Je ne répondis pas; j'avais la tête un peu vide. Elle me prit la main et me força à la regarder dans les yeux. Le vide se fit un peu plus grand. Elle finit par lâcher ma main et me dit d'une voix lasse en regardant le sable :

- Que faut-il que j'abandonne?

La réponse me vint aussitôt : "On n'a pas besoin d'abandonner ce qu'on n'a pas", mais je fus incapable de la dire. J'eus envie, comme elle l'avait fait à l'instant, de lui prendre la main; cette pensée seule provoqua chez moi un frisson presque douloureux. Je restai immobile et muet. Elle me regarda à nouveau et j'eus soudain très peur qu'elle ne prît mon silence pour une accusation; je dis très vite :

- J'ai voulu commencer à parler de la promenade, mais il m'a dit qu'il ne voulait en parler qu'avec toi; je suis parti aussitôt. Ecoute, j'ai mal dormi cette nuit, on en parle une autre fois, viens nager!

Je me levai rapidement, lui lançai du sable sur les jambes et courus à reculons vers l'eau en lui criant : "Allez viens!" Elle eut un sourire doux, puis se leva et bondit sur moi pour me jeter dans l'eau. Revenant à l'air, je la vis à quelque distance me faire de grands signes et l'entendis crier : "Essaie de me rattraper!" Là-dessus, elle partit à toute allure, d'une nage énergique.

A peine revenus sur la plage, nous fûmes assaillis par ces demoiselles qui attendaient depuis longtemps qu'elle voulût bien venir participer à la réunion de préparation du feu de camp de ce soir. La réunion se tint sur la plage même. Je gênais. J'allais donc partir, et de bon coeur, car ce genre de discussion m'ennuyait, lorsqu'elle me demanda de rester. Ces demoiselles firent une tête de circonstance, déclarant qu'elles n'avaient pas besoin d'un garçon - "ils ne savent que critiquer et ne font jamais rien", que je ferais mieux d'aller jouer, que je... Je les interrompis en leur disant qu'elles étaient incapables de déclencher chez moi ne serait-ce qu'une pensée avec leur bavardage lancinant, alors une critique... Je restai. La conversation fut absolument passionnante : les détails de chaque partie de la petite pièce qui devait être jouée le soir furent étudiés en détail, les nombreuses remarques destinées à montrer, soit qu'on était là, soit qu'on était capable de faire une remarque, ajoutèrent encore d'autres détails, des propositions nouvelles permettant de faire disparaître les projets déjà proposés furent avancées avec regret; il ne fut jamais question, ni de la raison d'être de la pièce, ni de la raison pour laquelle on la présentait. Elle me demanda mon avis; je lui répondis qu'il n'y avait qu'à abandonner la pièce. Le silence général qui suivit fut beaucoup plus expressif que la pièce elle-même. "Evidemment, on ne pouvait pas s'attendre de ta part à autre chose" - "Tu te rends compte, tout le travail qu'on a déjà fait" - "On se demande pourquoi on te demande ton opinion" - "Quand on a commencé, il faut terminer" -"Si on ne fait pas ça, que va-t-on faire d'autre?" Je répondis qu'il n'y avait qu'à ne rien faire. Cela apparut scandaleux : "Il vaut mieux faire n'importe quoi, plutôt que de ne rien faire". En fait, je crois qu'elles avaient dit "faire quelque chose" et non "faire n'importe quoi". J'entendis : "Quand on n'est pas un auteur génial, on n'a qu'à se taire?" Je répondis : "Oui." Bien sûr, on me demanda : "Et toi, tu as fait quelque chose?" Non, je n'avais rien fait. Je n'ajoutai pas ce qui passait par ma tête. Si je n'avais rien fait, c'est que j'attendais d'avoir quelque chose à faire; non pas ce qu'on me dirait de faire, mais ce qui me viendrait naturellement, de moi-même. Elle me dit : "Tu casses tout." Je me rendis compte que la réunion, à laquelle j'avais voulu beaucoup apporter de moi-même, s'était mal passée. Je m'en allai en disant qu'elles avaient raison et que j'étais incapable de comprendre quoi que ce soit à leur réunion. Elle vint me dire à quelques pas de là :

- Tu as raison à propos de cette pièce.

- Pourquoi m'as-tu dit de rester?

- Pour te voir vivre.

- C'est un spectacle?

- Non, j'ai besoin d'accoutumance.

- Moi, je ne m'habitue jamais.

Après un court silence, elle me dit :

- Tu veux qu'on se voie après le déjeuner? Cela me ferait plaisir.

- Bien sûr; tu y mets bien des formes.

- C'est que Monsieur est un homme sérieux!

Elle rit gentiment et retourna à sa réunion.

Le déjeuner était terminé et l'heure de la sieste était passée. Les colons, comme pris de panique, désertaient leurs tentes et fuyaient vers la plage. Il était certain que le faible confort d'un camp de vacances ne leur permettait pas de vivre avec autant de plénitude que s'ils avaient été dans leurs demeures, demeures qu'ils n'eussent certainement pas fuies de cette manière sous un prétexte aussi futile. Seule la présence d'amis véritables eût permis de pallier cet inconvénient; mais ces amis existaient-ils? Et moi, quels étaient mes amis? J'avais enragé de les quitter pour venir ici. Pourquoi? Que faisions-nous ensemble? Etait-ce parce que j'y étais habitué? Nous avions aussi nos jeux. Mes amis étaient différents des gens d'ici, les conversations que nous avions étaient plus complexes, nous avions en commun des sujets qui auraient été considérés ici comme prétentieux. Parler pendant longtemps d'une pièce de théâtre ou d'une symphonie pouvait difficilement se comparer à des discours sur le décompte des points d'un concours de jeu de balle. Mon esprit s'ennuyait ici; chez moi, je trouvais toujours quelque chose à faire, quelqu'un à qui parler. J'avais à ma disposition plus de variété, fallait-il parler de plus de culture? Mais pendant que ces pensées cheminaient dans ma tête, je sentais une question troublante se poser avec une insistance de plus en plus grande : Mes amis n'étaient-ils que des outils pour me faire vivre? Je cherchai à oublier cette pensée désagréable à laquelle je ne savais quoi dire.

Le temps avait passé; je courus dans le camp des filles où le silence s'ajoutait à la chaleur. Elle m'attendait dans sa tente, en lisant, et me dit sans tourner la tête :

- Tu ne voulais pas venir?

- Tu es bête; tu crois que c'est à cause de ta réunion de ce matin?

- J'espère que non.

- Je rêvais; je me demandais si mes amis me manquaient - et pourquoi.

- J'allais t'interrompre avant le "pourquoi"; tu as assez hurlé contre la colo.

- Oui, j'avais l'impression d'avoir été arraché à une vie, et maintenant je me demande si je n'ai été arraché qu'à des habitudes.

- Tu ne m'as pas dit ce matin que tu ne t'habituais jamais?

- Si. Je suppose que je ne voulais pas dire la même chose. Je voulais dire ce matin... J'ai soif! Tu n'aurais pas quelque bonne chose à grignoter?

- Goinfre! Si, si; orangeade, ça te va? J'ai des gâteaux secs, j'en mangerai bien aussi.

- Merci, c'est parfait.

- C'est aussi bien que dans la cabine d'un corsaire?

- C'est mieux, ça ne bouge pas comme sur mer!

Nous nous mîmes à rire gaiement; ma bouche se crispa un court instant, mais je ne voulais pas assombrir cette heure de quiétude. Elle eut un regard un peu prolongé qui me montra qu'elle avait vu; elle non plus ne voulait pas se battre. Je dis, sans laisser de place après le rire :

- Avec mes amis, je fais sans doute beaucoup de choses, mais les faisons-nous séparés les uns des autres ou ensemble?

- Ensemble, bien sûr, mais je suppose que tu veux dire séparés en esprit. Une fois la chose faite, chacun rentre chez soi seul.

- C'est bien ça. Seul et ne sachant pas ce que devient l'autre, ou plutôt qui il est lorsqu'il n'est pas là. Tu disais l'autre jour que tu ne savais pas toujours qui tu étais, ou quelque chose de ce genre; peut-être que je ne suis pas attentif à qui sont mes amis, mais à ce que je fais avec eux; et alors, que m'importe ce qu'ils sont quand ils partent. Peut-être qu'avec toi, je cherche plus à comprendre qui tu es; alors, si tu es une autre lorsque tu es ailleurs...

Je m'arrêtai, un peu pris de court par cette conclusion soudaine; je fis une petite grimace qui se voulait drôle et conclus de manière ordinaire :

- Je veux simplement dire, comme tu disais l'autre jour, ce que disait ta mère, que c'est plus difficile de te comprendre si...

- Ma mère n'a jamais cherché à me comprendre; elle voulait me connaître, pour savoir à quoi s'attendre et comment obtenir de moi ce qu'elle voulait.

- Ça me fait penser à l'école.

- Oui, à l'école.

Elle resta pensive un moment; elle avait un air dur, qui, maintenant, se changeait en une ironie presque désabusée, puis, son visage se teinta de résignation ou plutôt de cet air qu'on a devant de petits enfants à qui l'on ne peut rien expliquer parce qu'ils sont trop petits. Elle dit calmement, d'une voix douce, où il n'y avait pas de regrets, mais de la nostalgie :

- Tout le monde veut obtenir quelque chose; c'est sans doute normal.

Elle resta à regarder dans le vague et ajouta :

- Si je suis avec quelqu'un pour apprendre, est-ce pareil qu'obtenir? Si je lis un livre, c'est aussi pour apprendre; que dois-je donner à l'auteur s'il est mort?

- Il faut donner aux vivants ce que l'on a pris aux morts.

J'étais étonné de mes paroles, je ne les comprenais pas bien.

- C'est très beau, ce que tu veux faire là, s'exclama-t-elle les yeux écarquillés, je ne me moque pas, c'est très beau - mais il faut en être capable; et si l'on n'en est pas capable?

- Je ne sais pas non plus si j'en suis capable; ça m'est venu, je crois, comme ça.

- Oui, quelquefois la pensée cherche, et l'on s'aperçoit ensuite...

Elle avait laissé sa phrase en suspens; j'attendis un peu et la regardai. Elle était comme arrêtée devant un pas impossible. Elle se tourna vers moi et plissa les lèvres, de manière comique; puis elle continua, en hochant la tête :

- C'est aux vivants qu'il est difficile de savoir ce qu'il faut accepter de donner.

- De ce que tu as pris aux morts?

- Non, de ce que ces vivants demandent quand on a appris grâce à eux. Je suppose que c'est grâce à eux, mais quelquefois ils n'y sont même pour rien; ils étaient là et n'ont rien fait - c'est moi qui ai vu de moi-même.

- Et alors, que leur dois-tu?

- Je ne sais pas, mais eux, ils réclament; j'ai même souvent l'impression qu'ils réclament avant qu'on ne se connaisse. Apparaître devant leurs yeux suffit.

- Dans ce cas, tu n'es obligée à rien.

- D'où vient une obligation, des autres ou de soi-même?

- Tu n'es pas seule, quand...

Je ne savais comment poursuivre sans toucher à quelque silence. Elle attendit un peu et acheva d'elle-même :

- Quand ce que je fais me met en cause?

Je ne savais que répondre.

- Je ne me mets sans doute jamais en cause avec mes amis, pensai-je à haute voix.

- Tu es un garçon.

- Je suis un garçon?

- Oui, tu as plus de force; ou bien les autres croient que tu as plus de force.

- Les autres?

- Ceux qui... réclament; ceux qui demandent, simplement. Non, ceux qui réclament. On réclame plus aux filles.

- On demande aussi aux garçons. C'est différent. Ce n'est pas plus simple pour autant.

- J'ai parfois l'impression que les filles, elles, doivent - comme si elles devaient par nature, sans pouvoir refuser.

Ses yeux s'étaient durcis. Je murmurai :

- Tu me fais peur.

- Tu as peur pour toi, ou pour moi?

Je faillis crier : "Pour nous", mais me retins à temps. Je me rendis compte que mes pensées avaient perdu leur liberté pendant cette conversation. Je sentis un léger tremblement, comme lorsque j'avais été sur le port, mais les raisons apparaissaient vraiment différentes. Y avait-il des raisons? Je pris des gâteaux et me mis à les mordiller. Elle ne me regardait pas.

- C'est bientôt le dîner, dit-elle légèrement; après, c'est le feu de camp. J'aime parler avec toi. On se retrouve au feu de camp?

Je me levai avec un bon sourire, qu'elle me rendit.

- A tout à l'heure, lui dis-je en sortant de la tente.

Au feu de camp, tout le monde fait partie de la même meute. Les hurlements - nous appelons ça des chants - sont là pour que personne n'écoute ce qui vient d'ailleurs. La pensée n'a pas le temps de naître, l'angoisse n'existe pas; le bonheur, cette immobilité, nous enserre tous. Vienne l'étranger, il sera mis dans le feu; la flamme sera plus vive, les chants plus forts.

La petite pièce qu'elle avait préparée était amusante; je la suivais avec un grand plaisir. Tout le monde riait, les plus jeunes battaient des mains. Une fille, assise non loin de moi, disait : "Elle est extraordinaire, elle devrait faire du théâtre!" Sa voisine admirait : "Elle pourrait en faire, des choses, elle est toujours extraordinaire!" Une autre grinça : "J'espère qu'elle ne perdra pas son temps dans la vie, et qu'elle profitera de toutes ses possibilités." La nuit me parut plus sombre. "Qu'elle ne perdra pas son temps". Avec moi - avec moi, elle perdait son temps? "Profitera de ses possibilités". Que savais-je de ses possibilités? Elle avait déjà eu des phrases curieuses : "Que dois-je abandonner?" C'était un choix où j'avais une place? Ma place à perdre, c'est-à-dire. Mais quelle place à perdre? Je n'avais pas de place particulière. C'était autre chose à abandonner? A cause de moi? Je lui gâchais la vie, alors!

Après la pièce, le feu de camp continuait encore assez longtemps. Elle vint me rejoindre; elle était gaie. Elle me demanda si sa pièce m'avait plu. Je lui dis oui d'un ton également gai. Mais je la regardais d'une manière qui n'était pas habituelle. Le vit-elle? Son regard s'était arrêté sur moi, pendant un court instant, mais elle retrouva aussitôt son visage animé pour me parler. Je fus étonné de voir le reste de la soirée se passer aussi joyeusement que cela devait être : j'avais réussi à cacher mes pensées. Mais chaque mot qu'elle disait, presque chaque geste qu'elle faisait me paraissait venir de plus loin que les autres jours. Elle était, pourtant, toujours aussi proche, mais, ce soir, la vie que je devinais en elle avait ses racines en un endroit où je ne m'étais jamais trouvé. Au moment où le feu commençait de s'éteindre, je lui dis, sans m'en rendre vraiment compte :

- J'ai coulé ton bateau, n'est-ce pas?

- Je n'étais plus dessus, me dit-elle à peine avais-je achevé ma phrase.

Je fus presque effrayé; la question que je lui avais posée n'était pas encore nettement marquée dans mon esprit, lorsque je l'entendis me répondre. D'où m'écoutait-elle? Je n'osai la regarder en face. Tout le monde, petit à petit, se levait. On se parlait de près ou de loin, on commençait une phrase avec l'un, on la terminait avec un autre; ou bien on la terminait pour soi-même. La foule remplaçait les petits groupes qui s'étaient formés pour la soirée. Elle était entourée, maintenant, par tous ceux qui venaient la complimenter sur sa pièce. Tout cela ne me concernait pas; j'étais un peu agacé. Je restai encore un moment, mais me sentis ne plus être de la fête. Je cherchai à lui faire un petit signe pour dire que je partais, mais elle ne regardait pas vers moi. Je finis par m'en aller, après m'être retourné une ou deux fois; sa main s'était levée pour me montrer qu'elle m'avait vu partir.

Je me réveillai plusieurs fois dans la nuit; une pensée absurde me venait à chacun de ces réveils : Etait-elle dans sa tente, dans le camp des filles, là où elle devait normalement se trouver? Je ne voulais pas dire qu'elle était partie, ou qu'elle n'était pas allée se coucher, non, ce n'était pas cela. C'était vraiment absurde : Vivait-elle là-bas, dans ce camp, quand je ne la voyais pas? Vivait-elle quelque part? Le sommeil me reprend, sans que je comprenne, sans que je comprenne...

Il est midi; viendra-t-elle déjeuner? Je n'ai pourtant pas dormi durant cette matinée; elle n'était pas là. Elle est là-bas. Elle m'a dit hier, ou avant, qu'elle irait. Elle m'a dit que cela ne m'intéressait pas. Cela ne m'intéresse pas. Les fouilles ne m'intéressent pas. Comment se fait-il que j'en sache beaucoup plus qu'elle en archéologie? J'ai lu des livres qu'elle n'a pas lus, je le sais. Je connais les choses et elle, elle est intéressée; comment est-ce possible? Mon savoir me laisse ici. Son intérêt la mène ailleurs. Si j'ai seulement envie d'être avec elle, de rester avec elle, de passer un moment avec elle, ici, au camp, ou à la plage, dois-je faire une étude archéologique? J'étudie les sciences, quel grand mot, à l'école; elle peut étudier l'archéologie? Pas forcément avec moi. Je ne vais tout de même pas... C'est elle-même qui me l'a dit. Elle veut seulement pouvoir... La vie est faite de plusieurs morceaux. Quoi que je fasse, je ne peux pas l'emmener à l'école avec moi. Et son école, qu'y font-ils? Lettres! Ils lisent, quoi! Moi aussi, je lis; j'ai même lu des livres d'archéologie... Elle n'est pas venue déjeuner. Elle n'a pas faim. Je vais aller me promener. Je n'irai pas vers les fouilles. Je ne sais même pas où elles se trouvent. Enfin, pas exactement. Mais de toute façon, je n'irai pas.

Je partis vers la plage; des colons jouaient dans l'eau à la balle. Deux équipes, des points à gagner, des cris - pas beaucoup de rires; il fallait être à son affaire. J'avais gagné - comme toute mon équipe; mais chacun avait gagné. Mais j'avais joué mieux que tout le monde; c'est du moins ce que me hurla en me donnant de grands coups de poing une des filles qui avait observé de la plage. C'était la fille du Directeur de la colo, grande admiratrice des exploits physiques. Quelles prouesses les garçons ne faisaient-ils pas pour mériter de sa part le genre de faveur que je venais d'obtenir! Epaules, bras et côtes endoloris, je lui promis de l'emmener au village avaler les glaces qui étaient nécessaires à sa survie. Il fallait l'emmener sans délai. Nous nous installâmes sur le trottoir, je veux dire à la terrasse d'une boutique dont il eût été difficile de savoir ce qu'elle vendait sans le panneau "GLACIER". Cependant, le propriétaire avait dû avoir quelque crainte, car il avait ajouté au-dessous de ce panneau une pancarte : "Glaces". N'ayant plus à douter, nous commandâmes des glaces. Ayant goûté, je fus étonné de la constance avec laquelle la fille du Directeur s'emparait de l'un ou de l'autre des garçons de la colo pour l'entraîner en ce lieu. Tous les goûts sont dans la nature! Ce fut ce que je l'entendis me dire, mais il ne s'agissait pas de glaces. Un peu ahuri - peut-on être beaucoup ahuri? - je compris qu'il s'agissait de celle qui n'avait pas été là de la journée - car Mademoiselle la fille du Directeur le savait - et qui avait été aux fouilles, ce qui me fut dit par cette même charmante personne. Mais, en ce qui concernait les goûts, c'était des miens qu'il s'agissait. Et pas du tout de mes goûts, ou de l'absence de mes goûts, pour les fouilles. Mais pour les filles. Et en particulier pour certaine fille qui était toujours beaucoup trop occupée, que ce soit les fouilles ou d'autres choses. Un long regard lourdement appuyé s'ensuivit, qui était destiné à provoquer - c'est bien le mot juste - chez moi, des réflexions adaptées à cette situation dont il avait fallu m'avertir. C'était fait, j'étais averti, mais pas tout à fait de ce qui avait été préparé; j'étais averti de devoir me méfier de cette conversation. La douce jeune fille, assise face à moi, se délectait, à chaque coup de langue et à chaque coup de dent donnés à sa glace, non seulement du parfum de sa friandise, mais plus encore des effets du désastre que j'étais censé être en train de ressentir. Ces effets présumés appelaient du secours; c'était du moins son avis. J'avais raison d'accepter son aide : son instinct l'en avertissait. Je n'eus pas à me demander pendant bien longtemps de quelle aide il s'agissait : je reçus, sans attendre, l'invitation à passer l'après-midi du lendemain au village en sa compagnie. "Et puis, tu ne seras pas obligé d'aller à la plage et de te baigner; je sais que tu n'aimes pas ça!" Le mot "obligé" avait été savamment mis en valeur par ses soins. Je m'aperçus, par la même occasion, de sa connaissance approfondie de mes goûts. A dire vrai, sa proposition, eu égard à l'état d'esprit permanent que j'avais dans cette colonie, n'avait pour moi que la valeur de l'offre d'une quelconque partie de cartes. La jeune personne était désagréable; les sentiments qui l'animaient étaient soit un peu dégoûtants, soit tout bonnement ridicules. Mais demande-t-on leur descriptif moral, aux gens avec qui l'on veut jouer? J'avais quelques courses à faire, corvée que je retardais le plus possible. Papier à lettres, d'autres choses qu'on trouvait au village. Je lui en parlai; nous irions demain après le déjeuner. Sa dernière bouchée de glace faillit atterrir sur sa jupe. Nous rentrâmes pour le dîner.

La colonie entière avait sommeil, après la longue soirée de la veille passée autour du feu de camp. Le monde entier avait sommeil. J'avais sommeil. Dormait-elle? Je l'avais vue, au loin, pendant le dîner. Ses gestes n'étaient pas vifs; elle était plus vive, d'habitude. Elle était fatiguée, sans doute. C'était normal; elle avait dû travailler toute la journée. Oui, bien sûr, toute la journée, puisque je ne l'avais pas vue sur la plage l'après-midi, ni... Ça ne m'intéresse pas de penser à tout ça, j'ai sommeil; tout le monde va se coucher, bien qu'il soit tôt, encore. Quelques courageux s'installent pour jouer à des jeux dits de société; ils vont pouvoir se haïr. J'exagère, le mot "haïr" est venu tout seul. Qu'importe! Je n'ai pas sommeil, je vais aller jouer. Demain, je serai mal réveillé. J'aurai l'esprit un peu embrumé, la pensée sera vague. Ce sera bien. Il faut être au jeu; je suis avec les autres, il me faut vivre leur vie; ou perdre. Ce n'est qu'un jeu; ce serait comment, si ce n'était pas un jeu? Je dois parfois être distrait; on me houspille : "Alors, tu joues?" - "A quoi penses-tu tout le temps?" - "C'est pas la peine de jouer si on pense à autre chose!" C'est vrai; il ne faut jamais penser à autre chose. En classe, c'est pareil. Je ne pense pas à "autre chose", je pense à elle; mais elle n'existe pas pour les autres. Je dois penser à ce qui existe pour les autres. Comment sera-t-elle demain? Quelle question! Est-ce que cela veut dire qu'elle n'est pas toujours la même? Mais on n'entend pas chanter un oiseau s'il s'est changé en plante. La journée s'achève.

Temps gris aujourd'hui. Pas de plage. Promenade, jeux. C'est à moi d'aller la voir, elle ne viendra pas d'elle-même. C'est idiot, elle est déjà venue. Quelque chose a changé; ce n'est peut-être que moi - je me suis ennuyé, hier. Ah oui, les glaces! Je crois que je me suis mis dans l'embarras; je ne suis plus aussi libre de parler de la journée d'hier avec elle. Mais nous ne parlons jamais des journées d'hier. Elle ne vient pas. J'y vais.

J'arrivai à sa tente d'un pas hésitant; elle n'était pas seule. Deux ou trois filles rangeaient des affaires ou bien parlaient entre elles. Elles me dirent bonjour, je leur répondis bonjour. Je m'assis auprès d'elle; elle ne faisait rien, elle jouait avec un caillou. Nous nous taisions. Cela ne me gênait pas de rester ainsi sans parler; son silence n'était pas un refus, ni une attente. C'était comme si nous étions là à écouter de la musique. J'étais calme; j'étais même serein - sans comprendre pourquoi. Les filles nous jetaient de temps à autre un regard furtif et insensiblement baissaient le ton de leurs voix. Elle regarda autour d'elle d'un air surpris et pensif, puis se tourna vers moi avec un sourire encourageant, bien que triste. "Tu viens?" me dit-elle en se levant. "Tu veux qu'on aille se promener?" ajouta-t-elle une fois dehors. "Tu n'es pas fatiguée?" lui demandai-je. Elle parut surprise et me regarda dans les yeux. "Allez, viens!" me dit-elle d'une voix douce.

Nous allions lentement le long des chemins qui bordaient la mer; il y avait peu de promeneurs, le temps n'étant pas ensoleillé. Ecoutions-nous toujours la même musique que tout à l'heure, dans la tente? Le silence s'était prolongé et je sentais qu'il nous gardait proches l'un de l'autre. "Tu voudrais que le monde n'existe que lorsque tu le regardes." Elle avait dit cela d'une voix qui ne brisait pas le silence; ma pensée me paraissait mêlée à ses paroles et je ne savais plus à quel moment elle parlait et à quel autre je lisais les images de sa conscience. Si le monde existait lorsque je ne le regardais pas, était-il le même? Et toujours, toujours, elle, était-elle la même? Sommes-nous ainsi, quand la folie commence à s'installer en nous? Je la voyais - non, je me la représentais, hors de mon regard -, mais ce n'était pas elle qui était autre, c'était le monde où elle vivait, et ce monde l'obligeait - était-ce contre sa volonté? - à vivre comme si elle n'appartenait pas à cette terre. Le lui ai-je dit ou l'ai-je seulement rêvé? Elle se tourna vers moi de tout son corps, me prit le bras en le serrant et me dit : "Le monde est toujours là, sans toi; je ne peux pas ne pas le voir." Elle s'était arrêtée et se tenait face à moi sans me lâcher le bras; elle me parut pâle, mais c'était sans doute parce qu'elle me regardait sans bouger, les yeux grand ouverts. Je restai immobile, mais, tout en la regardant, je devais faire un effort pour la voir, la voir de manière nette. Ce n'était pas un monde irréel qui obscurcissait ma vue, mais le caillou avec lequel elle avait joué dans sa tente, et qui me rappelait la journée d'hier. Je lui parlai, comme si elle m'écoutait du haut d'une muraille, bien que ma voix, même murmurée, pût lui parvenir :

- J'avais dit que je ne m'habituais pas; peut-être faut-il que j'accepte.

- Si tu acceptes, tu touches à ta personne, peut-être même à la mienne.

- Laquelle des deux compte le plus?

- Ta question est étrange. On dirait un coup porté à l'adversaire.

- Oui, ma question est bête, je l'ai dite d'instinct.

- Les instincts des garçons sont féroces.

- Ils ont l'habitude de parler surtout à d'autres garçons.

Après un petit silence, j'ajoutai, un peu plus lentement :

- Les filles sont plus prudentes.

- Dans leurs paroles?

Elle m'avait insensiblement relâché le bras et se remit à marcher. Je lui demandai sans arriver à rattraper mes paroles :

- Tu as trouvé quelque chose d'intéressant, hier?

- Tu sais, ce qui me plaît, c'est de chercher; je ne sais même pas si je tiens à trouver quelque chose.

- Que ferais-tu si tu trouvais un objet important sans l'avoir cherché?

Elle ralentit le pas et baissa la tête en se mordillant les lèvres; elle paraissait réfléchir sur un sujet qui lui apportait quelque étonnement.

- Je viens de m'apercevoir, dit-elle avec une sorte d'émerveillement dans les yeux, qu'il y a deux manières de trouver : pour soi ou pour les autres. Mais si c'est pour soi, nous sommes sûrs que cela nous est dû.

Elle ajouta avec brusquerie, presque avec colère, sans que l'objet de cette colère fût visible :

- Tu n'es pas un caillou!

Je sentis mes mains devenir moites et ne compris pas pourquoi. Je ne trouvais ni à répondre ni à parler. Elle marchait maintenant d'un bon pas et je suivais un peu en arrière. Sans se retourner, elle me dit d'une voix posée :

- N'oublie pas ton rendez-vous de cet après-midi!

- Tucle...

Sur le coup, j'avais voulu répondre, mais ma langue se prit dans mes dents et il sortit de ma gorge un son informe; je ne savais même pas ce que j'avais voulu dire. J'étais irrité de ne pas avoir pu trouver de réponse simple - à propos d'un événement aussi ordinaire. Cela donnait de l'importance à ce qui ne devait pas en avoir. J'étais irrité. Toujours un peu derrière elle, je lui demandai en haussant la voix :

- Nous allons quelque part, particulièrement?

- Particulièrement? Non, pas particulièrement. Pourquoi me demandes-tu ça?

- A l'allure où tu cours!

- Je ne cours pas!

- Bien, tu ne cours pas, tu marches vite.

- Tu es fatigué?

J'eus envie de m'arrêter et de ne pas continuer la route; j'avais pensé "la route" - ce n'était plus une promenade. J'avais ralenti, afin de la laisser un peu séparée de moi; mais elle avait dû ralentir aussi - et rien n'avait changé. Je regardai la mer : il y avait des vaguelettes; le vent était faible, l'air... l'air était transparent, l'air est toujours transparent, c'est bien de la chance! Je regardai par terre : il y avait de la terre, c'était normal pour un chemin en terre. A côté du chemin - en terre - il y avait de l'herbe, ou des plantes quelconques. Ah! et puis, cela m'est bien égal, ce qu'il y a par terre, à droite ou à gauche! Ah! Devant! J'aurais mieux fait de regarder devant moi! Elle s'était arrêtée sans prévenir et je me suis tapé en plein sur son épaule; elle n'a pas bougé, j'ai failli me retrouver par terre! C'est malin!

- T'aurais pu...

- Quoi, j'aurais pu? grogna-t-elle.

- Rien.

Nous nous sommes regardés un moment - il ne manquait plus que les spectateurs pour nous encourager au combat! Nous nous regardions toujours.

- Je sais, c'est de ma faute, prononça-t-elle d'une voix rauque, il faut rester tranquillement à la maison, je devrais rester à la maison, je ne devrais pas... je ne devrais rien!

Son regard était accroché à mes yeux. J'étais immobilisé dans mon corps et dans mon esprit. Elle reprit d'une voix assourdie :

-Tu sais, je ne veux pas t'obliger... mais si, justement; je...

Il me sembla qu'elle faisait un geste comme pour me prendre la main, mais je la vis toujours immobile. Elle avait les yeux baissés et sa tête était rentrée un peu dans ses épaules. Je l'entendis respirer profondément, puis me dire :

- J'ai envie de me promener avec toi jusqu'au déjeuner.

Ses yeux avaient un voile d'inquiétude.

- Je ne veux pas que tu ne fasses que ce que je...

Elle ne termina pas sa phrase; sa voix était devenue sans timbre et me traversait l'esprit sans heurt. Je lui dis sans en avoir vraiment conscience :

- Tu veux qu'on reste ensemble toute la journée? On peut ne pas rentrer pour le déjeuner.

Elle me regarda vivement, avec un léger sourire qui se teintait petit à petit d'ironie, puis se mit à rire, d'un rire où l'on entendait des cassures.

- Tu ne peux pas! Tu dois partir!

- Je ne... commençai-je, et mon rendez-vous se dressa devant moi.

Elle voyait que je cherchais une réponse. Elle le voyait et me le montrait. Soudain, elle pencha la tête sur le côté et me sourit paisiblement en me disant :

- Je suis contente que tu sois là; ne sois pas fâché.

Je n'étais pas fâché, j'étais... je ne savais pas du tout. Je lui pris la main et lui dis :

- Nous avons encore du temps; j'ai envie de me promener avec toi.

Nous partîmes côte à côte.

J'avais lâché sa main et ma pensée sembla quitter au même moment cette journée que j'étais en train de vivre. J'étais vieux et je l'avais rencontrée; elle était vieille aussi. "Tu te souviens? lui disais-je, nous étions au camp, c'était avant." Elle me regardait, en souriant avec affection : "La vie a été longue, là où j'étais, disait-elle, je ne savais pas où tu vivais, ni comment; tu es là, pourquoi es-tu parti?" Ses yeux n'avaient pas changé. Je lui parlais : "Je voulais être avec toi tous les jours, tous les jours; mais quelquefois, quand je te parlais, ma voix n'arrivait pas jusqu'à toi. Peut-être que je pensais être là et que je ne l'étais pas. Par moments, tu me découvrais, c'était merveilleux. Moi, je te voyais toujours, mais lorsque c'était pendant ton absence, il n'y avait rien autour de toi et j'avais peur." - "Je suis là, je suis là, disait-elle, le temps ne passe jamais; les mondes apparaissent, puis disparaissent, mais l'heure est toujours la même quand nous sommes réunis tous les deux." Nous n'arrivions à bouger ni l'un ni l'autre, ses yeux étaient très grands.

Je sentis qu'elle venait de me prendre le bras pour le secouer. J'étais sur un chemin, non loin de la mer; nous étions aujourd'hui. Elle me dit, avec un peu d'inquiétude :

- Où es-tu parti?

Elle était là; elle n'avait pas le même aspect, elle n'était pas vieille, je n'étais pas vieux. Il n'y avait pas entre nous des éternités de souvenirs. Nous nous connaissions depuis peu et je ne pouvais pas lui parler... d'avant. Et surtout, je ne pouvais pas dire : "C'est trop tard! Je ne peux pas ressusciter le passé." Le passé, c'était maintenant - et je n'étais parti nulle part. Le temps n'était pas un rempart entre elle et moi.

- Il fait chaud, dis-je, en prenant une mine exténuée.

- Il ne fait pas chaud; tu veux qu'on s'arrête un moment? Tu es... A quoi penses-tu?

Je ne pouvais pas lui répondre : "Au temps qui s'écoule à l'envers".

- A la mer, qui renouvelle sa vague contre le rivage.

- Et qui rompt les falaises, ajouta-t-elle tranquillement.

Nous nous mîmes à rire, doucement d'abord, puis de plus en plus gaiement. Je faillis dire : "Tu es bête!", mais lus la même exclamation dans ses yeux. Cela me fit rire encore plus fort - et elle aussi.

"Oui, nous nous étions promenés - oui, au bord de la mer - non, pas sur la plage - non, nous ne nous étions pas baignés - nous n'avions pas, en effet, mis de maillot de bain - eh! oui! puisque nous ne nous étions pas baignés - non, pourquoi nous serions-nous perdus? - oui, c'est le principal, nous ne sommes pas en retard pour le déjeuner".

Ayant satisfait aux questions vagues - "Oh! tu sais, je demande ça comme ça!" - du groupe spécial d'enquêtes, nous allâmes déjeuner, après un dernier sourire.

Le déjeuner fut bousculé, tout le monde était énervé; du côté des filles, on entendait des cris perçants - les filles, ça crie pour un rien, bien sûr, mais là! - les garçons broutaient leur pâture en s'observant d'un regard sournois. Comme toujours, je n'étais au courant de rien et ne pouvais comprendre cette agitation. On m'expliqua que cet après-midi était réservé à l'entraînement. A l'entraînement! De quel entraînement pouvait-il bien s'agir? Il fallait préparer la course. "Sur la plage, il y aura une course." Ah! Une course! C'était, effectivement, amusant. Je compris assez vite que ce n'était pas amusant, mais important. Ce n'était tout de même pas important pour tout le monde? Mais si, mais si, même ceux que cela n'intéressait pas le faisaient pour encourager les autres - surtout s'ils étaient doués. On insista sur le "surtout s'ils étaient doués". Je compris que s'il ne s'agissait pas de moi-même, il pouvait s'agir de celle que je ne devais pas empêcher, pour des raisons stupides telles qu'une promenade, par exemple, d'aller à cet entraînement; "Très bien, très bien, de toute façon, j'ai autre chose à faire." - "Comment, autre chose! Tu ne comptes pas y aller?" Je ne sus que répondre, fis une moue vague, un geste incertain, et me levai de table - sans me rendre compte si le dessert avait été servi ou non. Je ne savais que penser ni que décider. Voyons, cet entraînement, tout le monde était au courant!

"Bonjour, on y va!" entendis-je au beau milieu de mes perplexités. La voix était un peu brutale, ce qui me permit de reconnaître la progéniture directoriale dans la gravure de mode qui venait d'arriver. Allions-nous à un goûter intitulé mondain par son imagination? Ce n'était pas une question à lui poser. Je m'amusai à lui dire :

- Tu ne vas pas faire un bon parcours dans cette tenue!

- Un bon parcours?

- A l'entraînement.

Le rire que j'entendis en réponse était tout aussi brutal que sa voix, mais j'y décelai sans peine une pointe de sarcasme. Eh oui, même moi j'étais au courant, maintenant! Autour de nous, mais à distance, quelques garçons surveillaient; ils avaient l'air surpris et ne bougeaient pas. Je savais bien qu'on me considérait bon nageur et que mon absence à l'entraînement serait ressentie comme inquiétante : étais-je si sûr de moi ou bien allais-je m'entraîner ailleurs - et avec qui? Certainement pas avec cette fille que personne n'avait jamais vu nager, sinon pendant le temps indispensable pour revenir s'étaler sur le sable ornée de gouttes d'eau miroitantes. J'étais très amusé, et c'est d'une voix rieuse que je lui dis :

- Tu as ta montre?

- Ma montre? Oui. Pourquoi?

- Pour mesurer le temps que tu mets à manger ta glace.

- Idiot!

- On ne sait jamais; il y a des concours plus bêtes.

J'avais prononcé cette phrase en faisant une mine que j'avais essayé de rendre un peu moqueuse. L'allusion, je pense, fut comprise, mais rien ne le montra. C'est une voix réjouie que j'entendis : "Laissons les enfants barboter; nous, on va en ville!" La voix réjouie s'entendait de loin : l'équipe de surveillance se dirigea vers la plage.

Le chemin menant au village se fit dans la bonne humeur. Nous marchions d'un pas alerte et j'eus droit, au même rythme, à la description détaillée et comparée des différents défauts existant chez les filles de la colonie. Ces défauts n'avaient rien de bien remarquable et auraient pu servir de simple prétexte pour égayer, comme il est d'usage, une conversation dite "entre amis". Cependant, il m'était difficile de ne pas remarquer, peut-être parce que je m'y attendais un peu, les nombreuses incursions à l'intérieur des coeurs naïfs réduits en cendre par certains de ces défauts. Lesquels se résumaient du reste en un seul : l'inconstance. Je souris en moi-même; l'inconstance me paraissait avoir un maître : l'auteur du discours que je venais d'entendre.

Toute cette conversation n'était pour moi qu'une distraction; cependant, il me semblait laisser échapper une pensée faite de contradiction : peut-on être constamment inconstant? Je dus prendre là-dessus un air très bête, car j'entendis : "Tu ne me crois pas?" dit d'un ton insistant. "Si, si, je te crois", et je pensai dare-dare : "A qui donc est destiné le piège?" Si c'était à moi-même - réponse naturelle -, je n'avais pas à m'en inquiéter; par contre, si c'était à quelqu'un qui pouvait en souffrir par ma faute, je ne devais pas le permettre. Mais la véritable réponse n'était-elle pas autre? Une ombre s'était formée, quelque part dans mon esprit, où tremblait une peur; celle que l'on éprouve à l'approche d'une destruction; et ce qui pouvait être détruit, c'était ce que l'homme ressent, lorsque ses instincts, les mêmes instincts que ceux des bêtes, privent sa raison d'une domination exclusive.

Nous arrivions au village; mes pensées ne l'avaient pas perturbée et j'entendais toujours couler la rivière de son prêche.

- ...que cela te plaise; sinon, que veux-tu, il faut tout de même penser un peu à soi.

- Tu as bien raison. On commence par les courses ou par une glace?

- Les courses d'abord; ensuite, le repos, après le dur travail.

- Tu sais, je n'ai pas beaucoup de courses à faire.

- Moi, j'en ai; c'est une chance que tu m'aies dit de venir au village; sinon, c'était un drame!

Je ne lui avais jamais dit de venir où que ce soit; je lui demandai distraitement :

- C'est quoi, tes achats?

- Il faut absolument que je trouve un coupon de madapolam pour faire un canezou.

- Oui, bien sûr, dis-je sans rien avoir compris; allons-y.

- J'espère qu'on va trouver une bonne boutique.

- Ici, dans ce village, c'est peu probable.

- Qu'est-ce que je vais devenir! Tu te rends compte?

Je ne me rendais pas compte. Et cela l'énervait visiblement. Il fallait se rendre compte. Je dis d'un air que je tentai de faire croire intéressé :

- Ça te sert à quoi?

- Ça me sert à quoi! Tu ne sais même pas ce que c'est.

Que faire contre pareille intuition? Le mieux était d'admettre son règne! Je m'informai :

- C'est quoi?

- C'est quoi, quoi?

- Ton ...zou?

- Canezou; c'est pour m'habiller.

Là, j'étais gagnant; ma réponse fusa :

- Mais tu n'en as pas besoin, tu es très jolie comme ça.

Une ondulation accompagna sa réponse :

- C'est pour la pièce; moi aussi je peux préparer une pièce pour le feu de camp. Il me faut un costume d'époque; je te montrerai.

- Ce sera certainement très bien. Pourvu qu'on trouve.

Nous finîmes par trouver quelque chose d'approchant, mais qui "sera aussi bien, même mieux". Les courses faites, y compris le papier à lettres que je manquai d'oublier, nous allâmes nous geler le gosier. Son envie de glaces était plus faible que la veille et le départ fut rapidement donné sur son ordre : "Nous avons le temps, nous pouvons rentrer par les rochers, je connais."

Son allure était vive et j'en étais surpris, car c'était une fille qui donnait habituellement l'image de quelqu'un d'alangui. Son pas était ferme et je me mis à penser que sa confiance en soi devait être beaucoup plus grande qu'il n'y paraissait. Ses propos, qui donnaient toujours l'impression d'être désordonnés, étaient peut-être beaucoup plus étudiés que ce que l'on croyait; que ce que j'avais cru. Je la suivais, sans effort certes, mais d'un bon pas. La voyant, de dos, se mouvoir, je pouvais me rendre compte de sa solide conformation, manquant de grâce peut-être, mais harmonieuse. J'eus une pensée stupide : les glaces ne lui plaisaient pas. Cette réflexion devait signifier quelque chose, mais je ne savais pas quoi. J'abandonnai ce sujet. Nous arrivâmes à un endroit escarpé et difficile d'accès, où le passage se faisait moitié dans l'eau, moitié sur la roche. Je la voyais bondir devant moi, et je n'avais qu'à suivre. Arrivant dans un petit renfoncement où seule la mer offrait un paysage, je la vis s'asseoir brusquement et l'entendis souffler un grand coup, puis gémir avec énergie :

- Ah! je n'en peux plus! Repos!

Je l'observai avec plus d'attention qu'auparavant. Il n'y avait aucune trace de fatigue dans son maintien. Le but du rendez-vous de cet après-midi avait été de venir ici. L'endroit lui était connu; il était isolé. Je décidai d'arrêter là mes réflexions.

- Que penses-tu de la confiance?

Je n'attendais pas une question de ce genre; était-ce une généralité ou cela concernait-il quelqu'un? Je répondis d'une voix dure :

- Faire confiance, c'est accepter la mort.

- Et tu en es capable?

- C'est peut-être ce que je veux savoir.

J'étais encore debout; je fis quelques pas sur le sable et m'installai commodément, à demi allongé contre une grosse pierre. Au bout d'un moment, alors que nous ne disions rien, je la vis passer longuement la main sur le sable, comme pour l'aplanir, puis s'étendre sur le dos, les mains croisées sous la tête. Le silence dura quelque peu. La mer était calme; il y avait peut-être deux ou trois bateaux très loin, au bord de l'horizon; on ne voyait pas le soleil, car le ciel était nuageux. Je m'ennuyais. La voir étendue, ici, non loin de moi, m'effrayait un peu. Non pas que je fusse effrayé, loin de là, mais c'était moi qui étais en cause. Selon ce que j'allais faire, je serais une personne, ou une autre personne. Pour qui? Je ne le savais même pas. Pour moi-même, pour celle qui était là, certaine de ses pouvoirs? Je ne ferai que ce que je voudrai. Et d'où devra venir ma volonté? Je la regarde : je la vois immobile, les yeux fermés, paraissant dormir. Je la regarde; je veux savoir. Mes idées se brouillent. Je veux dire quelque chose. Je ne dis rien. Je la regarde. Je ne bouge pas.

- Et lorsque tu le sauras?

Sa voix m'est parvenue lentement, par à-coups. Lorsque je saurai quoi? Ce que je viens de penser ne peut lui... Ah! non, c'est ce que j'ai dit tout à l'heure! Ses yeux n'étaient peut-être pas vraiment fermés. Je lui réponds :

- Ça dépend si c'est moi qui compte le plus, ou bien si c'est quelqu'un d'autre.

- Il faut que l'autre en vaille la peine.

- Je ne sais pas. Ce n'est pas sûr.

- Ça t'est égal de te tromper?

- Non, ça ne m'est pas égal.

- Tu ne te trompes jamais?

- J'essaie d'avoir une opinion le plus tard possible.

- Ça t'ennuie...

- Quoi?

- Rien.

Un silence suivit; je la vis se redresser et se mettre à moitié assise. Je me sentis gêné sans savoir pourquoi. Je me lançai dans une grande phrase :

- C'est difficile de se rendre compte de la psychologie générale...

- Tu veux dire que tu n'es pas sûr de ce qu'une fille pense de toi?

Son interruption était accompagnée d'un petit rire railleur. Je me rebiffai :

- Je suis encore capable de savoir ce que pense une fille!

- Dis-moi ce que je pense en ce moment!

On n'en était plus à manger des glaces. J'avais envie de lui dire un mot qui la brutalisât, qui lui fît perdre le fil de ses idées - eh oui, il y avait un fil dans ses idées! Je déclarai posément :

- Je ne suis pas obligé de le dire, même si je le sais.

- C'est facile!

- C'est facile? Et alors? ce qui est juste doit obligatoirement être difficile?

- Tu ne veux pas répondre.

- Tu veux que je te dise ce qui te plaît.

- C'est vrai, tu n'as pas l'habitude de la contradiction; avec certains, en tout cas.

- De qui parles-tu?

- Tu le sais bien; on se moque de toi et tu ne dis rien!

- Se moquer de moi! Tu... C'est... Je ne vois pas pourquoi se moquer.

- Je ne suis pas seule à le dire.

- Chacun fait ce qu'il veut, tant que...

- C'est vrai?

Et je l'entendis ajouter à mi-voix :

- Tu es bête, tu sais.

Je me dis que c'était probablement vrai. Je m'étais attendu de sa part à quelque attitude plus simple. Comme à ce que les garçons attendent des filles - lorsqu'ils en parlent entre eux. J'étais devant quelqu'un qui pensait par soi-même et non par les chemins que proposait mon esprit. Il fallait donc accepter une autre pensée que la mienne. Cela me rappelait une autre discussion : je ne pouvais accepter, sinon je n'étais plus moi, ou quelque chose d'approchant. Nous étions là, tous les deux, et je me compliquais bien la vie; c'est vrai, j'étais bête. Je savais que, plus tard, je regretterais ce moment, mais j'étais - non, je n'étais pas paralysé -, j'étais privé d'envie. Je me sentais observé, et j'avais l'impression de présenter, de ma personne, une image d'insuffisance. Mes amis disaient pourtant de moi que j'avais du caractère. Il me semblait que ce caractère avait été dissous, qu'il ne se manifestait plus par lui-même, mais qu'il faisait partie d'une volonté qui m'était extérieure. "Tu as raison", dis-je, sans entendre mes paroles. Puis, j'ajoutai, d'une voix lasse :

- Je ne suis pas amusant.

- Tu es touchant; c'est moi qui t'ai dit des méchancetés. Je n'ai pas envie de te faire de la peine.

- Mais tu ne me fais pas de peine! Ah! On ne va pas se mettre à pleurer!

- Allez, on s'en va!

- On n'est pas pressés.

Ma réponse la fit rire.

- Je t'aime bien.

- Moi aussi, murmurai-je.

Je n'avais plus qu'à suivre son pas rapide; je me tenais un peu à distance et n'osais pas m'approcher; une sorte de honte me recouvrait l'esprit. Je ne comprenais pas, mais ne cherchais pas à comprendre. Sans presser le pas, je me retrouvai au bout d'un moment à ses côtés; je ne m'en aperçus que lorsque je l'entendis me parler de la pièce dont il avait été question au village lors de l'achat du tissu. Je m'efforçai d'écouter au mieux et de répondre de manière satisfaisante, c'est-à-dire de ne pas montrer que je me sentais en faute, ni que surtout, mon esprit était ailleurs. J'étais inquiet de mon retour au camp. J'avais le sentiment de revenir de lointaines contrées. Lointaines, mais pas étranges. Je n'aurai pas de merveilles à raconter. Il me faudra répondre...

Arrivés au camp, nous nous séparons avec de grands sourires et de grands gestes. Tumulte partout; analyses précises des résultats de l'entraînement; invectives; défis; déclarations pleines de commisération. Tout le monde court; elle passe devant moi, s'arrête :

- Tiens, te voilà! Tu n'es pas venu à l'entraînement? Ah! oui, c'est vrai! Alors, ça s'est bien passé?

Je réponds en rugissant :

- Ça s'est très mal passé! Tu es contente?

Elle rit; le rire devient cassé. Brusquement, elle a un air inquiet; elle est plantée devant moi, immobile. Son visage est maintenant anxieux. Elle dit dans un souffle :

- C'est de ma faute!

Je suis abasourdi.

- Qu'est-ce qui est de ta faute?

- Je ne sais pas.

Je ne comprends plus rien à ce qu'elle dit. Je ne sais pas ce que je pense. J'ai envie de pleurer.

- Après le dîner...

Je l'interromps :

- Après le dîner, je dors.

- Demain...

- Oui, demain. Oui, demain.

Je m'enfuis.

Je n'ai pas été dîner; je me suis couché.

Le matin, j'arrivai sur la plage avant tout le monde. La course était pour bientôt; il fallait penser à se renseigner sur le jour où elle aurait lieu. Pourquoi ne pas s'entraîner, après tout? Moi aussi, je savais que je nageais bien; je pouvais peut-être gagner cette fameuse course qui les rendait tous hébétés! Et pour s'entraîner, on n'avait pas besoin de toute une galerie de spectateurs. Je suis très bien ici, pensai-je, et s'ils arrivent, j'irai plus loin - la mer est grande. L'idée fugace me traversa l'esprit, que je pouvais aussi bien aller nager plus loin sans attendre; oui, sans attendre - quoi au juste? Oui, oui, mais je ne voulais pas discuter avec cette idée. D'abord, j'étais venu pour m'entraîner, pas pour bavarder. Je me mis à l'eau - ah! qu'elle est bonne! c'est-à-dire qu'on gèle! Bon, plus vite je nagerai, moins j'aurai froid. Je vais toujours commencer par quelques mouvements. Tiens, voilà les colons. On ne peut pas être tranquille longtemps. Voyons, qui arrive? Et d'abord, qu'est-ce que cela peut bien me faire? Nageons. Et puis je ne suis pas obligé d'aller en pleine mer. Ce n'est tout de même pas eux qui vont m'y obliger! Je nage où ça me plaît!

Elle vient d'arriver. Elle regarde sur la plage; elle s'approche de l'eau - elle me voit. Je continue de nager comme si je ne l'avais pas vue. Elle reste debout et me suit des yeux : je le vois à sa tête qui bouge. Je nage du mieux que je peux, certes, mais je m'entraîne, non? Tout cela dure quelques minutes. Je la vois se mettre à l'eau; elle vient vers moi. Je nage. Elle s'approche; et, sans me dire bonjour contrairement à son habitude, elle me parle des mouvements que je fais, me donnant son opinion sur un geste ou un autre. Elle a de bonnes connaissances en natation, je sais qu'elle participe à des compétitions; ses conseils sont bons, je le sens après les corrections qu'elle me suggère. Nous nageons côte à côte en nous éloignant du rivage. Le travail devient plus dur à accomplir depuis qu'elle est là; je nage aussi plus vite. Je pousserais bien un soupir, mais j'avalerais de l'eau. Le soupir, c'est parce que je ne comptais pas sur un professeur à mes côtés, et voilà... Je ne peux plus vivre sans son aide, maintenant? Comment dit-on? Je suis un grand garçon! Et alors, elle, c'est une petite fille? Non, non, ce n'est pas une petite fille. Je me sens soudain sous sa tutelle. Enfin, ce n'est pas ma mère! Et puis, je ne suis pas sous la tutelle de ma mère. Sans y penser, j'ouvre la bouche pour lui dire... j'avale un grand coup d'eau - ah! salée - je m'étouffe, je m'arrête, je crache l'eau.

- Eh bien, qu'est-ce qui t'arrive? Tu respires à contretemps maintenant?

Elle m'a dit ça avec l'air sérieux de l'entraîneur. Je m'essuie les yeux et ouvre la bouche à nouveau pour lui dire... et j'éclate de rire.

Elle m'a regardé curieusement. De l'air de quelqu'un qui cherche à deviner. Je termine mon rire en lui lançant :

- Tu veux que je gagne!

Son air devient presque méfiant. Elle répond d'une voix retenue :

- Et toi, tu veux perdre?

Je fais un sourire malicieux.

- Je ne sais pas.

J'ajoute :

- Mais toi, tu y tiens, à ce que je gagne.

- Je veux... Je crois qu'il faut faire au mieux ce qu'on a choisi de faire.

- Ah! oui, c'est vrai : ce qui compte, c'est ce qu'on fait, et non soi-même.

Ses bras se sont immobilisés un instant; sa tête va plonger, mais elle a dû activer ses jambes - elle remonte. Je me moque d'elle :

- Alors, tu es à contretemps, maintenant?

- Tu nages ou tu parles? Si tu parles, allons à terre.

- On peine, dans l'eau?

- Bon, rentrons.

- Non, non, nous avons tout le temps. Je me sens bien, quant à moi. J'ai envie de nager, aujourd'hui; et puis tu m'aides si bien.

- Je peux m'en aller, si tu veux.

- Si ça t'ennuie, je ne veux pas t'obliger à rester. Bon, mais c'est vrai, ce n'est pas pour me moquer, tu m'aides bien. Ça me donne envie, pas de faire au mieux, mais... de bien faire - pour le plaisir.

Je lui mets les mains sur les deux épaules et lui demande gentiment :

- On y va?

Elle me fait "oui" de la tête; je l'enfonce dans l'eau et fuis. Elle me rattrape et me donne une bourrade.

Je lui crie :

- N'abîme pas le vainqueur!

- Faudrait faire quelques progrès!

Je m'entraîne un bon moment. Elle est toujours là, attentive, inlassable, sérieuse. Ses remarques sont précises, jamais superflues. Si je lance une boutade, elle a l'esprit suffisamment libre pour en rire - et même pour riposter. Au moment où je commence à sentir la fatigue, elle me dit qu'il faut arrêter. Nous revenons vers la plage, où je m'effondre sur le sable. Elle a tout de même l'air fatiguée aussi! Nous restons là à nous reposer; pourtant j'aimerais bien... Pourquoi veut-elle que je gagne? Ce genre de chose ne représente jamais rien pour elle. Bien qu'étant ici, dois-je combattre dans un monde qui n'a d'existence que pour elle? Contre qui? Ou sinon, pour quelle image de moi-même?

L'heure du déjeuner approche. Un colon s'est levé; puis un autre, puis un autre - puis plusieurs, puis tous. La procession se forme, et avance à pas lents vers le repas commun. Nous devons nous revoir après le déjeuner. C'est entendu, après la sieste, nous irons sur la petite île de rochers, que nous pourrons atteindre en nous mouillant seulement jusqu'aux genoux. L'endroit est agréable; avec un peu d'imagination, il peut même devenir sauvage. A tout à l'heure!

Le déjeuner fut excellent; je mangeai avec appétit, la nage de ce matin m'ayant donné faim. Je m'endormis pendant la sieste, ce qui ne m'arrivait jamais. Ce fut elle qui me réveilla en entrant dans la tente. "J'aurais dû faire attention, me dit-elle, je ne pensais pas te trouver endormi." Je lui répondis que c'était très bien ainsi, que j'avais envie d'aller me promener, comme nous l'avions prévu, et qu'heureusement, elle ne m'avait pas laissé dormir. Je crois que, tout en lui parlant, je dormais encore.

La marche me réveilla tout à fait, au bout de peu de temps. J'étais fatigué - cela ne m'arrivait pas souvent. Cette sensation m'amusa. Si j'étais fatigué, c'est que je n'avais pas fait ce que j'avais l'habitude de faire. Beau raisonnement! Oui, mais cela montrait qu'elle me faisait faire ce que je n'avais pas prévu. J'exagérais : il ne s'agissait, tout compte fait, que d'un amusement; rien d'important n'en dépendait. Et pour elle, était-ce un amusement?

- Tu es bien silencieux, entendis-je soudain.

- C'est vrai; je crois que je dors encore. Tu sais, ça m'a fatigué, ton entraînement! C'est comme ça, dans ton équipe?

- Oui; c'est même plus dur. Mais ici, ce n'est pas une compétition.

- Oui, à part que je dois gagner.

- Oh! Fais ce que tu veux!

- Bon, bon, ne te fâche pas!

- Je ne me fâche pas. Mais j'ai l'impression de brusquer ta vie.

- Tu fais de même...?

Elle ne répondit pas à la question, mais était-ce vraiment une question? Nous approchions, et elle était tout occupée à trouver le meilleur chemin pour arriver aux rochers. Sur place, il n'y avait personne; la petite île n'était pas très fréquentée, mais, de temps à autre, les colons y venaient faire des plongeons, car l'eau était profonde. Le plus beau coin choisi, elle me demanda : "Ça te va?" Je lui répondis que son choix était exceptionnel, reçus en retour une raillerie, et... nous voilà installés! Le paysage, comme on dit, se laissait regarder; eût-il seulement pu faire autrement? Nous le regardâmes donc; faut-il avoir peur de se montrer sensible? Je savais que je venais de lui poser une question... était-elle importante, était-elle gênante - et pour qui? je n'arrivais pas à m'en souvenir.

- J'aime que tu ne sois jamais pressé.

J'aurais dû être surpris de ce qu'elle venait de dire. Je ne le fus pas; il me sembla au contraire qu'elle venait de répondre à ce que ma pensée avait voulu lui confier. Je lui souris en plein dans les yeux. Je n'avais pas envie de lui parler en ce moment. Tout était calme autour de nous et mon esprit venait de s'apaiser. Le temps se mit à passer seul, sans nous entraîner avec lui.

- Tu n'es pas un spectacle, pour moi.

Sa voix me parvint, confondue avec le bruit de la mer, diluée dans l'air chaud qui nous entourait. J'écoutais.

- Le monde n'est pas celui des parents ou de l'école. Quels sont les secrets que je menace, lorsque je regarde ailleurs?

Je répondis, d'une pensée dite à haute voix :

- Quels sont les secrets que tu trouves?

- Je les trouve peut-être sans qu'ils viennent à ma conscience; si les gens s'en aperçoivent en me regardant, cela leur fait peur. Moi aussi, je voudrais connaître ces secrets.

- Qui seras-tu s'ils te sont dévoilés? par qui le seront-ils? Par toi, s'ils sont en toi-même?

- Tu veux savoir si je dépendrai de celui qui me les dévoilera, et non qui je serai.

Je sentis un violent frisson. J'eus la vision d'un géant - non, il n'était pas grand, c'était moi qui me voyais petit - apparaissant devant elle, et lui disant, ou lui montrant... et elle était radieuse, et elle partait avec lui - pour toujours; et surtout, elle quittait ce monde, et personne ne la revoyait jamais.

- Tu pleures?

C'était sa voix.

- C'est le vent de la mer, fis-je avec effort.

- Tu sais, quand j'étais petite, j'avais décidé que je ne dépendrais jamais de personne.

- Tu as changé d'avis?

- Je n'y ai plus réfléchi, depuis; c'est toi qui fais naître à nouveau ce sujet.

- Moi?

- Oui, toi. Quand je pensais "personne", je pensais à n'importe qui, je veux dire à quelqu'un sans matière. Aujourd'hui, tu es là, vivant, devant moi...

- Je ne suis pas le seul, vivant, devant toi.

- C'est vrai. C'est vrai. Mais... Je ne sais... Après tout, il n'y a probablement pas de secrets.

- S'il n'y en avait pas, tu le sentirais.

Il y eut un silence; puis elle se mit à rire :

- Nous ne parlons pas de la même chose; je parle du monde où je vis, et toi, tu ne parles que de moi.

Comment pouvais-je parler du monde où elle vivait? Devais-je lui dire qu'il me fascinait - et m'effrayait? Et que je n'arrivais pas à séparer ce monde d'elle-même? C'était lui dire qu'elle n'existait pas pour moi, si elle était en dehors de ce monde. Seulement voilà : pour elle, il était réel; pour moi, il était créé par sa vie à elle. Et si sa vie m'échappait, c'était elle que je perdais. Je ne savais comment lui répondre. Ce fut elle qui reprit :

- Tu ne parles que de moi, mais tu penses à une autre.

- A une autre?

- Oui, à celle que tu imagines, celle qui vivrait guidée par ton esprit et qui mourrait quand tu cesserais de penser à elle.

- Et moi, je dois mourir à chaque fois que tu n'es pas là.

- Je ne suis pas morte pendant ton rendez-vous d'hier.

J'étais déconcerté; cela fit un silence. Elle l'interrompit :

- A moins que je ne l'aie été? Tu ne réponds rien?

Je souris; je ne pus m'empêcher de sourire.

- C'est une réponse?

Sa voix était calme. Je me mis à rire franchement.

- Tu es idiote!

- Pourquoi? Toi seul, tu peux te lancer dans des rêveries imaginatives?

- C'est quoi, ça, des rêveries imaginatives?

- C'est quand tu me fais faire ce que tu veux pendant que je ne suis pas là.

- Je ne te fais rien faire du tout.

- Bon, bon; nous n'avons été morts ni l'un ni l'autre, alors.

Je restai silencieux un moment, puis grognai :

- Tu retournes quand, à tes fouilles?

- Tu vois!

- Je vois quoi?

- Tu retournes quand à l'école?

- Tu me l'as déjà dit.

- Et alors, si on répète, ça devient faux?

- Je n'ai pas fait de découvertes, hier.

- Je n'en sais rien.

- Oh! Ecoute!

- Je ne la trouve pas aussi bête qu'on le dit.

- Arrête de dire des bêtises. On dirait que tu as douze ans.

Elle parut réfléchir avant de répondre :

- Oui, c'est vrai, il faut toujours avoir le même âge - et la pensée qui corresponde. C'est comme à l'école : on est dans telle classe. On ne peut pas en savoir plus : "Ce n'est pas pour cette année!" On ne peut bien entendu pas en savoir moins : "Vous ne savez rien!" On ne peut surtout pas être éclairé par d'autres lueurs.

- Ta vie est emplie de lueurs; je me sens trop sombre pour que tu puisses me voir.

- Et si ces lueurs t'éclairaient pour que je puisse te voir mieux? Je sais que c'est encore une bêtise, mais comment connaître sans être sous le joug de la curiosité?

- Tant que c'est de la curiosité...

- Ah! toi au moins, tu n'as pas douze ans!

- Pardonne-moi, mais je n'y vois plus beaucoup dans tes lueurs.

- Bon, je ne dirai plus rien.

- Tu es bête; c'était une gentillesse.

- Eh bien, voilà! Je n'ai pas compris parce que je suis bête!

J'allais protester. Elle éclata de rire :

- Moi aussi, j'ai le droit de te dire des gentillesses.

- Mais oui, tu as tous les droits.

J'ajoutai très vite :

- Enfin, non, pas tous!

Elle me fit un grand gentil sourire. Je pris une mine faussement menaçante.

- Tu veux qu'on aille nager?

J'avais dit ça pour ne pas laisser de silence. L'étonnement parut sur son visage.

- Tu es fatigué, me répondit-elle, tu ne feras rien de bon.

- Oui, mais tu dois avoir envie d'aller à l'eau.

- Non, pas vraiment.

- S'il y avait quelqu'un pour t'accompagner, ce serait mieux.

- Tu m'accompagneras quand tu seras reposé; demain, par exemple.

- Tu n'aimes pas être seule.

- Non.

C'était abrupt. Comme disent les maîtres du jeu d'échecs, une suite pouvait être : si tu es avec moi, je ne suis pas seule; si tu n'es pas là, et cetera. J'étais prisonnier. Je me souvins d'une conversation, où elle me disait que je pouvais... non, que j'étais... que j'étais libre avant d'être venu à la colonie, la colonie de vacances. J'étais prisonnier. J'étais sans doute prisonnier de la colonie. J'aurais dû, plutôt, être ce prisonnier. L'étais-je d'elle? Mais enfin! il n'y avait pas si longtemps, que de blandices n'avais-je pas trouvées dans ma liberté!

- Je n'aime pas non plus être seule quand tu es là.

Sa voix était douce, à peine ironique, mais cependant autoritaire. J'étais oppressé; je prononçai sourdement :

- Comment dirais-tu? En classe, il ne faut pas rêver, il faut écouter ce que dit le maître.

- Tu es méchant.

- Pardonne-moi. Je suis maladroit. Je crois que je voulais dire... je voudrais que tu ne sois pas seule quand je rêve sans te parler.

- Cela dépend de l'endroit où te portent tes rêves.

- Cela dépend de l'endroit où je te trouve; tu sais, les rêveries imaginatives!

Nous nous mîmes à rêver.

- Viens avec moi demain.

Elle m'avait lancé cette invitation d'un air concentré. Je lui demandai avec curiosité :

- Il se passe quelque chose?

- Viens avec moi voir les fouilles.

- Tu m'as dit que cela ne m'intéressait pas.

Elle ne répondit pas. J'ajoutai :

- Je ne voudrais pas...

- Tu ne voudrais pas quoi? Ne recommence pas!

- Pourquoi veux-tu que j'y aille?

- Pour que tu y sois.

J'ouvris de grands yeux - pour lui montrer que j'ouvrais de grands yeux.

- Et alors?

- Et alors... fais ce que tu veux.

Elle avait parlé d'un ton résigné - non, plutôt lassé; je fus irrité, sans en comprendre la raison.

- Tu me demandes... c'est tout de même surprenant... puis tu ne me demandes plus...

Je me rendais compte que ce que je disais était, ou bien incompréhensible, ou bien ridicule. Sa voix redevint ferme :

- J'ai eu tort; il n'y a aucune raison pour que tu viennes.

Elle fit une pause avant de continuer :

- Je te demande pardon.

Encore une pause - elle ajoute :

- Je veux que tu viennes.

Elle m'a pris le bras; je suis effrayé. Je lui demande :

- Tu as un ennui?

- Avec toi, oui. Ne me pose pas de questions; je ne sais comment te répondre. Je ne comprends pas très bien ce que je te dis.

Elle a un petit rire de dérision. Elle me lâche le bras, puis reprend :

- Ça n'a aucune importance, tu comprends? Mais maintenant, de la manière dont j'ai dit tout ça - je ne sais plus...

- Tu sais, je n'ai rien compris à ce que tu as dit.

Moi aussi, je fais une pause avant de lui dire :

- Ne t'inquiète pas. Ne t'inquiète pas. Je viendrai. Si tu ne veux pas, je ne viendrai pas.

- Si, si, je veux.

- Oui, ne t'inquiète pas. Je viendrai.

Elle m'a repris le bras et a posé la tête sur la pierre en se détournant de moi. Je ne bouge pas. Je regarde la mer qui me paraissait tellement agréable; les vagues, pourtant si petites, font un bruit menaçant. Un bruit sombre. Cela ne veut rien dire.

Elle m'a lâché le bras et s'est mise debout. "On plonge", me dit-elle, et sans m'attendre, elle plonge. Je la vois entrer dans les vagues au bruit sombre et, comme si je la voyais en danger, je plonge pour la rejoindre. Revenu à la surface de l'eau, je la vois nager avec force. Je dois la poursuivre longtemps avant de me retrouver près d'elle. Alors, elle s'arrête brusquement et me crie :

- Tu es là! Tu es là!

Elle se met à rire et essaie de m'enfoncer dans l'eau. Je m'échappe, nous nous battons en riant, c'est-à-dire que moi, je fais un effort pour rire comme elle. Elle s'arrête de nouveau, me parle comme si elle était hors d'haleine :

- Tu es gentil avec moi. Tu sais, tu es vraiment gentil.

Je lui souris. Elle continue :

- On rentre, tu veux?

J'ai dormi longuement, cette nuit.

Le réveil fut assez lent. Je ne me sentais pas fatigué, mais je n'avais aucune envie de reprendre conscience. D'habitude, je me levais à l'instant même où je m'éveillais; ce matin, je mis au moins deux longues minutes à me décider. Je m'habillai, les yeux encore fermés, retardant autant que je le pouvais le moment d'entrer dans l'arène où se jouait la vie. Le petit déjeuner se passa dans l'agitation la plus grande : la course était pour le lendemain. Cela me contraria; je l'avais passablement oubliée, car elle ne m'avait vraiment jamais passionné. Les conversations n'abordaient que ce sujet; je répondais tant bien que mal aux questions que me posaient les garçons : M'étais-je entraîné et irais-je participer à la course? Le sentiment d'être craint m'était désagréable et provoquait chez moi l'amertume que l'on éprouve à être banni, encore que bien des hommes soient heureux de l'être si la puissance leur est donnée en échange. Les garçons avaient entamé contre moi une guerre, que je voulais supposer amicale, destinée à m'ôter l'envie de combattre. Parmi les arguments proposés, on trouvait celui qui montrait que je n'avais pas le courage indispensable pour lutter dans certaines circonstances qui n'étaient pas précisées, mais que les différentes mimiques rendaient claires. La conséquence de cette guerre, qui me distrayait plus qu'elle ne m'irritait, fut, pour moi, inattendue : je découvris qu'un combat ne pouvait être engagé que contre un ennemi. Belle découverte! Mais faut-il prendre pour ennemi ce qui n'est que le dessein de celui à qui l'on se propose de livrer bataille? Pour ce qui était de la course, ce n'était qu'un jeu, bien que certains s'étripassent d'ordinaire sans que l'on sût pourquoi - à moins qu'intérêt ou simple folie n'eussent provoqué ce délire. Quant à moi, à qui donc voulais-je livrer bataille? Elle ne pouvait, quoi qu'il arrivât - oui, quoi qu'il arrivât - être une ennemie pour moi. J'étais paralysé.

Deux envies me vinrent en même temps : abandonner la course et la remporter. Vouloir la remporter était bête, cette idée ne pouvait venir que de l'animosité que je trouvais à mon égard chez les garçons; animosité n'était pas vraiment le mot juste, il y avait plutôt de l'étonnement et de l'incompréhension dont j'était, en fait, responsable. Je ne leur manifestais pas ouvertement mon désaccord à propos de ce qu'ils faisaient, mais je suppose qu'il était difficile de ne pas voir que je jugeais avec une conviction intense les raisons d'être de leur comportement. Et si ma conviction leur était apparue mal fondée, il me semblait peu probable qu'ils ne me l'eussent pas dit. Bref, je gênais. Pas entièrement, parce que je ne m'imposais jamais. C'était pour cette raison que je voulais abandonner cette course. Cependant, il y avait autre chose. Certes, je ne m'imposais jamais; mais elle, que tous au camp traitaient avec estime, elle, si amicalement distante envers tous ces garçons, elle montrait pour moi un attachement que plus d'un espérait ne pas être exclusif. J'étais un fléau. Personne, pourtant, ne me voulait de mal; mais je n'aurais pas dû exister, je n'aurais pas dû détruire l'idéal que ces assoiffés de passe-temps s'étaient forgé en se persuadant qu'elle leur appartenait.

A personne. Elle n'appartenait à personne. Je n'appartenais à personne. Je ne m'étais jamais aperçu que je n'appartenais à personne. Je dépendais pourtant... de qui? La grande phrase était : de moi-même! Sinon, sans grandes phrases, de beaucoup de gens. Mais d'elle? Est-ce que je dépendais d'elle? Dépendre et appartenir. Non, ce n'était pas la même chose. Le lien; je n'arrivais pas à voir clairement dans mon esprit l'image du lien. Entre elle et moi, je suppose. Je n'avais pas vu ce lien se former. Je sentais ce lien. Elle n'appartenait à personne. Ce même lien existait-il pour elle? Etait-il irréel? Lorsqu'elle était absente, était-il irréel, ce lien?

Les garçons se levaient de table, l'oeil moqueur : "Alors, tu viens?" Je répondis avec assurance, comme si je n'avais pensé qu'à ça depuis mon réveil : "J'arrive; j'ai envie de me fatiguer ce matin!" Cela m'amusa, de voir leur mécontentement. Pendant l'entraînement, je pensais aux conseils qu'elle m'avait donnés la veille; je fis une forte impression sur mes futurs adversaires.

Revenu sur la plage, je vis arriver les filles qui s'étaient préparées de leur côté, non loin de là. Elle vint vers moi. "Tu as nagé?" me demanda-t-elle avec inquiétude. "Tu vois, ça s'est bien passé." Ma réponse me parut aussi obscure que la raison de son inquiétude. Elle sembla satisfaite. D'autres filles s'approchèrent. "Alors, c'est toi qui gagnes?" J'étais habitué aux moqueries des garçons et je pris mal cette question, venant d'une fille; je répondis méchamment : "Si c'est contre toi, je n'aurai pas beaucoup de peine!" J'entendis une voix me dire calmement : "Quant aux adversaires dangereux, il vaut mieux les éviter!" Je tournai la tête : c'était la fille du Directeur. Je n'eus pas le temps de réagir : plusieurs filles m'entourèrent et m'inondèrent de leurs cris : "N'écoute pas, c'est pour te décourager!" - "Il y en a qui voudraient bien la place des autres!" - "Tu gagneras!" - "Si tu ne gagnes pas, ça n'a pas d'importance." - "Ce sont les plus bêtes qui sont les plus forts." "On te voit jamais." La dernière réplique sonna clair, malgré le tumulte; le silence qui suivit me jeta seul devant mille yeux qui m'habillaient d'une présence que je n'avais jamais imaginée. Je voulus faire un sourire plein de charme et prononcer quelque mot plein d'esprit. Au moment où je prenais une pose avantageuse, je rencontrai deux yeux qui me transperçaient; avais-je donc oublié qu'elle était là aussi? La première parole que je prononçai fut un désastre et j'allais me précipiter dans l'eau pour cacher ma honte lorsque celle qui avait affirmé qu'on ne me voyait jamais vint vers moi pour me dire : "Tu es souvent triste". Je ne m'attendais à rien de ce genre et demeurai stupide. "Pourquoi ne viens-tu pas t'amuser plus souvent?" Je ne comprenais pas l'intérêt que je pouvais avoir à ses yeux et me demandai en entendant cette question si je n'étais pas devenu un jouet. Pourtant son regard était amical et sa voix engageante; son aspect m'étonna : il m'était difficile de croire que s'amuser pouvait la tenter, tellement je la trouvais austère, ou plutôt, c'était le mot qui me venait de manière naturelle, sauvage. Je m'étais senti flatté par l'attention que j'avais provoquée, et maintenant, ses propos me privaient d'espace. J'avais décidé, le jour où j'étais parti pour ces vacances, de ne pas entrer dans la vie du camp; mais une vie ne tient jamais compte de ce qui n'est pas elle-même. Cette jeune fille, que je trouvais si sauvage, me ramenait sans ménagement dans un monde réel, un monde fermé, refermé sur ses habitants. Ce n'était certainement qu'une simple gentillesse de sa part, que de me demander de participer à l'existence commune, mais je craignais de découvrir que c'était au travers de sa présence que je devais accomplir ce retour. L'envie me prit de l'entraîner dans une conversation où nous n'aurions été que deux, de l'entraîner ailleurs, de quitter cette plage ensemble...

Et ensuite, je saurai ce que je deviens quand je ne suis pas là.

Je me mis à rire et m'en fus en courant avec de grands gestes de la main qui ne signifiaient pas grand chose : je pouvais courir autant que je le voulais, je ne devenais rien qui me fût caché.

Le déjeuner fut agréable; d'autant plus agréable que je n'avais pas du tout envie de le voir se terminer. L'après-midi je devais aller aux fouilles. Je répondais à toutes les plaisanteries qui fusaient à mon sujet, même aux plus bêtes; lesquelles me paraissaient d'autant plus excellentes qu'elles m'occupaient plus l'esprit, et que je ne voyais pas le temps passer. Assez curieusement, les garçons me traitaient plus cordialement que ces derniers temps; avaient-ils compris mon peu d'empressement à remporter d'éclatantes victoires ou m'avaient-ils tout bonnement trouvé ridicule ce matin, ce qui les rassurait? Comme je voulais trouver tout le monde aimable, je fus satisfait de tout. Lorsqu'on se sent en danger, on cherche à ne pas avoir d'ennemis, au moins parmi les personnes qu'on connaît. Et, bien qu'on sache que les amis sont chose rare, on est content d'imaginer la bienveillance de son entourage. Se sent-on moins seul face à l'adversité? Illusion, certainement. Ou bien se prépare-t-on un refuge où revenir après la défaite? Je me secouai : Quels ennemis, quelle défaite?

"Je t'ai... " J'entendis le silence qui suivit; je tournai la tête. "Tu n'es pas content?" C'était la jeune fille sauvage.

- Pourquoi?... je ne dois pas être content?

J'avais bredouillé après être resté un moment sans savoir quoi dire.

- Je t'ai embarrassé tout à l'heure; je n'aurais pas dû...

- Tu n'aurais pas dû quoi? Tu ne m'as pas embarrassé; pourquoi aurais-je dû être embarrassé?

J'étais mécontent, car je sentais que ma réponse devenait embrouillée - sans raison. Je repris le dessus :

- Tu as fini de manger?

- Oui... oui.

Sa voix était hésitante. Je n'avais pas encore entamé les fruits qui terminaient le repas.

- Tu veux des cerises? lui demandai-je. Viens t'asseoir.

- Non, non. Je voudrais... Tu es... Tu nages bien!

Et je la vis s'enfuir en courant. Je me mis à manger quelques cerises, regrettant la présence des noyaux.

L'entraînement de ce matin ne m'avait pas fatigué; j'aurais dû me sentir à l'aise. Mais cet après-midi, au lieu d'être déjà passé, absorbait mon esprit. J'allais me diriger vers le camp des filles, quand je vis qu'elle était encore à table. Je fus étonné de ne pas l'avoir remarquée plus tôt. Je restai sans bouger; me fallait-il aller la rejoindre? Elle parlait avec animation à ses voisines. Pendant que j'hésitais, je la vis me faire un signe de la main sans même me regarder. J'éprouvai un malaise dont je ne pus définir la cause. Je m'approchai vivement de sa table et lui dis sans attendre :

- Nous partons maintenant?

Elle était en train de parler au moment où je lui avais posé la question; toujours sans me regarder et sans interrompre le cours de ce qu'elle disait, elle me glissa entre deux mots :

- Oui, si tu n'es plus occupé.

Dix réponses véhémentes se présentèrent à moi - mais toutes ensemble. Je restai muet. Elle avait terminé ses conversations et s'était levée.

- Je suis prête, me dit-elle, allons-y.

Il n'y avait plus qu'à y aller. Le chemin se fit en silence, du moins les discours personnels en étaient-ils bannis. J'étais indifférent à cette visite, ne pouvant agir sur ses conséquences. Ne voulant, par-dessus tout, agir sur quoi que ce soit. On ne transforme pas, par avance, ce qu'on veut connaître. Je frissonnais légèrement, je tremblais plutôt, mais à peine, à peine - je me souvins du même tremblement, le jour où j'avais été sur le port rencontrer le patron du bateau qui ne nous emporterait plus promener. Cette visite m'agaçait. Pourquoi devais-je y aller? Pourquoi devait-elle m'y emmener? Le devait-elle? J'avais... Je n'avais absolument pas peur! Après tout, l'archéologie est une chose intéressante. Je me moquais bien de l'archéologie et des archéologues. J'aurais mieux fait de rester au camp; à m'amuser; comme je ne sais plus qui me l'avait proposé. Je ne sais plus qui - je voyais très bien qui. Oui; et alors?

- Si, si, je t'écoute, répondis-je.

- Si tu m'écoutes, pourquoi ne réponds-tu pas?

- Oui, tu as raison, pardonne-moi; que voulais-tu?

- Je ne sais plus; ça n'a pas d'importance.

Le silence se rétablit; nous approchions du site où se poursuivaient les fouilles. Avait-elle ralenti le pas? Je n'en étais pas sûr; je n'avais pas de hâte pour arriver, mais peut-être en avais-je pour repartir. Je lui demandai soudain :

- Pourquoi ne dis-tu rien?

- Je croyais que tu ne voulais pas parler.

- Oui, c'est vrai. Mais toi?

- Tu fais la course, demain?

- Tu veux savoir si je vais gagner?

- Ou si tu veux gagner?

- Pourquoi me demandes-tu ça? Elle t'intéresse, cette course? Tu sais bien que non. Que dois-je gagner? Tu attends le vainqueur du Tournoi?

- Tu recommences.

- Qu'est-ce que je recommence?

- Tes grandes phrases.

- Tu préfères l'action.

- Je préfère qu'on sache ce qu'on veut. Non, ce n'est pas vrai. L'action, peut-elle être en nous?

- Je ne comprends pas.

Elle hocha à peine la tête, et dit doucement :

- Lorsqu'on pense, on peut rêver à quelque chose qui existe. Tu m'avais dit un jour que tu rêvais au lieu d'apprendre, à l'école; moi, je rêve peut-être quand je vais à la découverte.

- Tu vis tes rêves, alors?

- Je m'imagine sans doute que je les vis.

- Je ne sais pas si je rêvais au lieu d'apprendre; je rêvais en lisant. Est-ce qu'on apprend ou non de cette façon, je ne sais pas. Aujourd'hui, j'hésite entre le rêve et...

- Et quoi?

- Je ne sais pas. Quand tu es là, les rêves se troublent comme l'eau sous le vent; on ne peut saisir le vent, et quand il est passé, rien ne reste.

- Même pas le souvenir? Les garçons disent toujours : "Tu te souviens?"

- Les filles ne connaissent que le présent?

- Peut-être que les filles ont à faire.

- Et les garçons s'amusent?

Elle rit à cette... à ce reproche que je venais de faire.

- Non, non, répondit-elle, les garçons ne s'amusent jamais, ils sont toujours en guerre.

- Dis-moi, ce ne serait pas toi qui serais forte en philo?

- Ce n'est pas de la philo, c'est de la souffrance. Si la main lâche, c'est celui qui est soutenu par l'autre qui tombe.

- Il vaut mieux que la main soit forte.

- Ou bien qu'on tombe ensemble.

Cela faisait un moment que nous nous étions arrêtés sans nous en rendre compte; je veux dire que moi, je ne m'en étais pas rendu compte. Le site archéologique était tout proche. J'eus la tentation de dire : "On va se promener? On ira un autre jour voir les fouilles." Ma tentation était-elle trop visible? Elle me dit : "Tu veux bien?" et alla vers le site. Je la suivis, un peu en arrière.

L'homme à l'air sympathique nous accueillit avec un sourire franc. C'est-à-dire que le chargé des fouilles composa un large sourire à mon intention. "Bonjour, je suis content de vous revoir! L'archéologie vous plaît? Vous savez, mon garçon, c'est un travail passionnant!" Le tout d'un ton enjoué, pour me faire croire qu'il me parlait. Je répondis calmement : "Ce qui me plaît n'est jamais pour moi un travail." Il me fixa comme s'il ne comprenait pas. Puis, il fit entendre un petit rire et dit avec condescendance :

- A l'école, vous êtes bien obligé de travailler!

- A l'école, je découvre un monde qui se présente à moi de lui-même. Je l'accepte ou le rejette; le travail n'intervient en rien. Pour qu'il intervienne, il faudrait que je me soumette à tout accepter indifféremment. Autant perdre ma vie.

- En ne vous soumettant pas, vous courez le risque de vous tromper.

- Je sais. Je sais que si on est dans l'erreur, il vaut mieux l'être avec le consentement du plus grand nombre.

Il se mit de nouveau à rire - un rire plaisant, sans arrière-pensée.

- Vous êtes plein d'idées. J'aime bien quand un élève cherche à s'exprimer.

Il continua en s'adressant à elle :

- La borne est nettoyée; on voit bien les inscriptions maintenant. Vous aviez deviné juste pour la troisième lettre. Allons voir; on la montre à votre camarade?

Elle ne répondit pas. Nous allâmes voir la borne. Le chargé des fouilles reprit avec autorité :

- Vous voyez, lorsque je trouve un objet ancien et que je le montre aux gens, ce qui leur permet de s'enrichir l'esprit, le problème de l'erreur ne se pose pas. Je n'ai pas besoin de me plonger dans des réflexions inutiles : je fais mon travail le mieux possible et l'objet parle de lui-même. Chacun le juge ensuite comme il le veut. Moi, j'apporte la connaissance.

Elle l'écoutait, comme émerveillée; ses yeux parcoururent l'horizon et elle murmura :

- C'est beau, cette terre où l'on ne voit rien, où l'on ne devine rien; le regard ne peut la traverser, seule la pensée le peut. Mais la pensée ne suffit pas; il faut que vienne une force qui la fasse vivre, qui l'oblige à pénétrer dans l'inconnu. Et sous la terre, là où il n'y a rien, se trouve une vie perdue.

Elle restait immobile, les yeux errants; et lui la regardait avec précaution, comme une statuette sortant de terre qu'il fallait éviter de casser.

- Allons voir cette borne, dis-je avec impatience; elle est là pour que quelqu'un puisse dire qu'il l'a trouvée. Elle n'a aucune autre valeur.

L'homme qui apportait la connaissance se tourna vers moi et répliqua :

- Quelles sont donc vos connaissances pour que vous puissiez juger de la valeur d'une découverte de cette importance?

- Vous voulez parler de l'importance que cette découverte vous donne?

Il avala sa salive et eut un mouvement des épaules qui ressemblait à une préparation au combat. Puis il la regarda comme pour la prendre à témoin. Elle restait toujours immobile, mais ses yeux s'étaient arrêtés quelque part sur la terre.

- Ce sont tous les hommes qui profiteront de ce témoignage du passé, déclara-t-il.

- Tous ces hommes auraient pour vous autant de valeur si ce n'était pas de vous qu'ils recevaient cette... pierre?

- Quand on vous donne à l'école un problème à résoudre, vous êtes jugé sur votre réponse.

- Et s'il n'y avait jamais de problèmes à résoudre? Que deviendraient ceux qui les posent?

- Vous êtes encore bien désordonné dans vos raisonnements. Il vous faut encore mûrir.

- Un fruit mûr, ça se mange; ça se mange par n'importe qui.

Je n'eus pas de réponse. Une autre conversation s'établit, mais sans ma participation. L'homme qui exhumait le passé pérorait; elle, elle ne disait rien. Mais elle le guettait. Lorsqu'il lui montrait l'inscription, il ne voyait que la grande attention qu'elle avait, aussi bien pour l'objet que pour les explications qu'il lui donnait; lorsqu'elle était hors de son regard, elle l'examinait avec lenteur, observant l'expression de son visage autant que son maintien. Elle ne se tournait jamais vers moi, mais elle s'était placée de façon à ce qu'aucun trait de son visage ne me fût caché. Je sentis que ce qui advenait était la raison pour laquelle elle m'avait fait venir. Je fus troublé comme je l'eusse été en pénétrant dans un sanctuaire. Bien qu'elle fût là, devant moi, toute réalité s'estompait à son contact. Entrevoyais-je le monde, pour moi inaccessible, où elle avait coutume de disparaître?

Le jour faiblissait alors que nous allions sur le chemin du retour. Elle marchait d'un pas tranquille et dansant; son visage volontaire était nuancé de douceur. Elle souriait.

- Tu as été là, dit-elle; là où il y a des choses. Tu ne parles jamais des choses. On peut faire vivre les choses; toi tu parles de la vie.

- Je ne parle peut-être pas de la vie que tu vois.

- Sais-tu seulement si je vois une vie? Pour moi, une vie doit venir de... de quelque part; pour toi, la vie est là - elle est là depuis toujours.

- Je n'ai pas d'idées si profondes!

Elle se mit à rire, les yeux plissés, et sauta sur un pied en tournant sur elle-même. J'eus envie de la pousser, de la pousser pour qu'elle perde l'équilibre, mais je me retins; puis, comme elle continuait à sauter en tournant, je la pris aux épaules et me mis à tourner avec elle, vite, vite... Nous tournons ensemble, je la tiens fort, elle rit toujours, je ris - le rire s'arrête sur un sourire immobile, nos yeux ne se lâchent pas; je la tire soudain brutalement vers moi, je la serre contre moi - mais nous tournons, nous voici en train de tomber. En tombant, je me suis écarté violemment d'elle. Nous sommes par terre, à trois pas l'un de l'autre. Nos yeux sont proches. Nous sommes immobiles; sans un frisson. J'ai dû être effrayé. Je suis calme. Nous ne bougeons pas. Combien de temps? Elle se met à rouler sur elle-même. Elle se relève, elle tourne, elle saute, elle danse, elle vient sur moi, m'attrape le bras, me transforme en manège. Elle me souffle : "Viens!" et s'enfuit en courant. Je la poursuis, elle s'arrête, se met à marcher. "Il faut rentrer, il est tard", me dit-elle d'une voix basse.

Oui, c'était le matin; mais de quel siècle? Je refermai les yeux. Je ne voulais pas de ce jour. Non, ce n'était pas cela. Hier était un autre temps, et ce temps ne m'avait pas libéré. Mes mains vides ne serraient que le froid. Mais ce froid, il me semblait qu'elles auraient pu le réchauffer! Non, je n'avais pas la fièvre; mes mains gardaient la chaleur d'hier. Hier, que traversaient de plus en plus les bruits qui m'entouraient - bruits, paroles, paroles... "Tu te lèves?" - "Presse-toi!" Oui, c'était le matin.

Mes yeux s'étaient ouverts. Chacun, autour de moi, avait à faire. Une sourde inquiétude me pénétra; mon univers me parut s'être déplacé et l'univers de ceux qui couraient devant moi restait à la même place. Jusqu'alors c'était moi qui avais refusé de me fondre dans le groupe, mais là, le cours incessant d'une vie qui n'était pas mienne éloignait de moi une réalité dont je perdais peu à peu la conscience.

Le flot m'entraînait vers le petit déjeuner. Des questions tourbillonnaient autour de moi, auxquelles je n'arrivais pas à trouver de réponses. Je fis un grand effort pour tenter de saisir le sens de ce qui se disait : on parlait de la course, encore de la course; qui devait avoir lieu ce matin. Je le savais, je m'étais entraîné hier. Hier! Elle était assise au bout de l'une des tables, toute seule. Elle gardait la tête baissée; elle ne bougeait pas, ou peu. A travers les mots qui bruyaient tout autour, je l'entendais me parler, et ses paroles, quoique muettes, m'attiraient insensiblement. L'irréalité qui m'avait enveloppé, pouvait-elle être la même que la sienne?

Je finis par me rendre compte - un solide coup de poing dans l'épaule m'y aida - que les garçons me parlaient. Il s'agissait de savoir si, oui ou non, je participais à la fameuse course ce matin. Oui, oui, j'y allais. Il fallait partir à l'instant même. "Je vous suis", dis-je; les réponses fusèrent : "Evidemment!" - "Ça ne m'étonne pas!" - "Tu sais, les garçons et les filles nagent à part les uns des autres!" - "Tu n'as pas besoin d'attendre!" Je lançai quelques contre-sarcasmes, rivalisai de fanfaronnades avec un prétendant à la victoire - "N'oublie pas de mettre ta ceinture de sauvetage! - Ne fais pas semblant de nager tout en marchant sur le fond!" - et m'enfuis sous les huées vers le camp des filles.

Elle n'était pas dans sa tente et je me dis qu'elle devait déjà être en route pour la plage. J'allais partir, lorsque je l'entendis m'appeler; elle était en compagnie d'une femme et d'un petit enfant qui paraissait avoir six mois, ou peut-être bien deux ans. Je m'approchai. Elle m'expliqua que la femme, sa cousine, lui demandait de garder l'enfant pendant la journée. Elle avait l'air toute contente; je supposai qu'elle était contente de rendre service à sa cousine. Je me demandai, un court instant, d'où venait cette cousine, en pleine colo, mais la question étant sans importance, n'y pensai plus. Après quelques minutes de bavardage de filles, la cousine s'en fut. Nous restâmes tous les deux, je veux dire tous les trois, avec l'enfant. J'étais légèrement impatienté, car il fallait aller à la plage. Je fus surpris d'être impatienté, car cette plage, ni ce matin ni jamais, ne m'avait paru digne d'intérêt. J'étais tout de même impatienté, et agacé de l'être. J'abandonnai l'affaire. Elle était pendant tout ce temps aux petits soins auprès de l'enfant. Je voulus lui dire qu'il était temps de partir, mais... restai muet.

- Comment le trouves-tu? me demanda-t-elle les yeux écarquillés.

Je ne le trouvais pas du tout. Je marmonnai :

- Tu sais...

Elle le souleva et me le montra :

- Regarde ses yeux...

Je l'interrompis :

- Ecoute, on va être en retard.

Elle déposa un baiser sur la joue de l'enfant et - s'adressant à lui! - lui dit, en secouant la tête avec une drôle de grimace :

- Tu es pourtant beau! Eh bien, à moi, tu me plais!

L'enfant se mit à rire bêtement. Elle le tenait toujours en le regardant fixement, les yeux grand ouverts, comme si elle cherchait quelque chose. Je ne savais quoi dire; aussi, je me tus. Elle finit par poser l'enfant par terre, et il se mit à me regarder d'un air étonné. Je ne comprenais pas pourquoi il me regardait d'un air étonné, et cela me gênait.

- C'est vrai, il est tard, me dit-elle pensivement, tu devrais y aller.

Je ne compris pas sur le coup; aller où? J'étais bête... sur la plage - la course!

- Eh bien, qu'est-ce que tu attends? On y va! Que fais-tu de lui? Tu l'emmènes?

Je désignais l'enfant. Elle retint un rire.

- Tu veux qu'il se noie?

Je ne comprenais rien à ce qu'elle disait. Elle continua :

- Je dois le garder. Tu sais bien.

Je compris... enfin! Je la rassurai d'un mot :

- Je le garderai pendant que tu nageras; les garçons et les filles ne nagent pas en même temps.

Elle se mit à rire franchement.

- Comment veux-tu le garder alors que tu ne t'es même pas aperçu de sa présence!

- Tu exagères! répondis-je en prenant un air de circonstance.

- Va, ne t'inquiète pas; je serai très bien ici. Tu devrais te dépêcher, le temps passe.

- Je préférerais rester avec toi...

- Tu es gentil. Ça me ferait plaisir aussi, mais ce n'est pas possible. Je vais avoir trop de choses à faire, et puis... tu vas t'ennuyer.

Me voici sur la plage; j'aurais dû rester avec elle. C'est vrai, j'aurais préféré. La course ne m'intéresse pas. Je crois que je n'ai pas osé insister. J'ai eu peur, je crois. Je ne me suis pas senti de trop, non; mais je me suis senti comme n'étant pas à ma place, comme un intrus; pas comme un gêneur, comme un intrus. Je n'ai pas osé rester. "On n'assiste pas aux mystères", me dis-je. Je battis des paupières : quels mystères? Et pourquoi n'aurais-je pas le droit d'assister aux mystères? Mais enfin, il n'y a pas de mystères!

J'étais vraiment énervé. Un des garçons me demanda de manière banale si j'étais prêt... pour le combat; je lui répondis de façon brusque que je n'avais pas à me fatiguer beaucoup pour gagner contre une bande de délabrés. "Sûr de toi!" me répondit-il. Eh oui, sûr de moi! Du moins, en ce genre de circonstance. Je devais gagner, non? Pour le coup, la victoire me parut nécessaire. Un doute étrange me traversa bien l'esprit à propos de cette soudaine nécessité qui était à la fois futile et impérieuse, mais ce dernier aspect me poussa à échapper à toute réflexion sur le sujet.

Le moment du... combat était venu; les garçons se mettaient à l'eau, sous les regards admiratifs de ces demoiselles. Chacune avait-elle son favori? Certaines accompagnaient leur héros jusque dans l'eau, certaines trépignaient. Certaines se doraient au soleil sans s'occuper de rien; avaient-elles aussi un favori, celles-ci? Apparemment pas, mais pourquoi se surveillaient-elles donc les unes les autres? La fille du Directeur avait plusieurs favoris. J'en faisais clairement partie. Cependant il était tout aussi clair qu'elle ne se déclarerait que la course terminée. Les garçons faisaient ceux qui ne s'apercevaient de rien, tout en présentant une stature démesurée. J'avais, naturellement, quelques admiratrices. Je me surpris à chercher des yeux... Mais non, je savais bien qu'elle n'était pas là; du reste, elle n'était pas du genre à jouer les admiratrices éperdues. Quelque chose se... me... à cette pensée. L'avais-je déjà vue admirer? Ou bien était-ce...? J'éprouvai un malaise, soudainement; puis une colère, une fureur. Puis je pensai qu'elle était là-bas, avec l'enfant. Ce fut nerveux, certainement : un sourire tendre et apaisé s'empara de mes lèvres. je secouai la tête et me jetai dans l'eau.

Me voici de nouveau sur la plage. Assis, les bras autour des genoux. Je me sens loin. Au départ, je m'étais élancé de toute ma force; quelques mouvements, et j'étais déjà devant les autres. J'augmentais sans cesse cette avance. C'était facile; il n'y avait pas de vrais nageurs parmi les garçons. A mi-course, j'étais vraiment en avance. J'allais gagner, cela ne faisait plus aucun doute. J'approchais de la ligne d'arrivée. Il me semblait entendre les encouragements venant de la plage... Je m'étais arrêté brusquement; sur place. Je n'avais pas envie d'aller plus loin. Je voyais tous les autres passer devant moi, arriver au but. Je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai fait ça. Je ne parviens pas à trouver une raison valable. Une raison. C'est cela : une raison. Pour quelle raison aurais-je dû continuer? Pour gagner. Pour gagner quoi? Pour être félicité. Par qui? Par elle. Cela lui est égal. Pourquoi veut-elle que je gagne? Je vois beaucoup de réponses, mais aucune ne peut me convaincre.

- Qu'est-ce qui t'est arrivé?

Une voix basse; une voix qui venait d'à côté de moi. Une voix qui n'était pas moqueuse; pas triste non plus. Une voix qui avait mal.

- Viens t'asseoir; je n'ai pas de cerises aujourd'hui.

J'avais prononcé ces mots calmement; je l'avais reconnue. Ce n'était pas à sa voix; c'était à ses mouvements, que je ne voyais pas.

La jeune fille sauvage s'assit. Je ne la voyais pas, mais je me savais observé, je savais que ma réponse était attendue.

- Tu voulais que je gagne?

- Tu avais gagné!

- Non, non, dis-je d'une voix rude, c'était impossible.

- Qu'est-ce qui t'est arrivé? Ce n'était pas une crampe; j'ai vu.

Je me mis à sourire et me sentis moins loin. Tournai la tête pour mieux la voir.

- Tu es déçue?

- Ça m'est égal que tu n'aies pas... mais si, tu as gagné! Tu as un ennui?

Ses yeux brûlaient.

- Pourquoi doit-on gagner? répétai-je avec obstination.

- Pour se faire craindre des uns et être à la merci des autres.

Son air était devenu grave. Je l'observai : sa tête s'était abaissée et son esprit paraissait troublé par l'approche de quelque danger. Autour de nous s'éparpillaient les rires joyeux venant du côté du vainqueur. Quelques garçons m'avaient dit des mots de sympathie, sans chercher à insister sur les raisons de mon abandon. Les filles allongées sur la plage me regardaient, ou nous regardaient, de temps à autre, avec attention. Trois ou quatre des filles, qui allaient rejoindre le groupe joyeux, me firent de petits signes des doigts et un sourire complice.

- Je t'ennuie encore.

Sa voix s'entendait à peine. Je m'emportai :

- Pourquoi penses-tu toujours que tu... que je... Tu ne m'ennuies pas. Tu ne m'ennuies pas, tu me réponds... tu es la seule à m'avoir dit.

- Qu'est-ce que je t'ai dit? Je n'aurais pas dû?

- Mais si, au contraire. Et puis, tu dis des choses... Tu fais de la philo? Non, c'est vrai, pas à ton âge.

- Je n'ai pas dix ans!

Sa voix était un ouragan. Je n'osai pas sourire. Je répondis avec prudence :

- Je voulais dire que tu étais très douée. Et puis, je t'assure que c'est important. C'est très important.

- Ça t'est égal qu'on ait peur de toi ou qu'on n'ait pas peur de toi. C'est pas ça qui est important pour toi.

Je la contemplai avec un brin d'inquiétude. L'ouragan gronda :

- Tu as eu peur.

- Pourquoi aurais-je eu peur?

J'avais répondu nerveusement, ayant voulu répondre avec nonchalance. Je continuai d'un ton ferme :

- Je n'ai peur de rien.

Pour la première fois, je lui vis un sourire, un sourire amusé plutôt que moqueur. Je me dépêchai d'ajouter :

- Je plaisante.

- Tu aimerais bien ne pas avoir plaisanté. Tu veux que je m'en aille?

Que devais-je lui dire? "Non, ne t'en va pas, reste... reste avec moi"? Pourquoi avais-je eu ces mots sur les lèvres? Je la trouvais gentille, c'est vrai, je la trouvais gentille. Je pouvais bien rester là, à bavarder. Je ne m'ennuyais pas, non. Je lui dis d'une voix brumeuse :

- Reste.

- Tu...

Un silence; puis, de nouveau, sa voix qui me pressait :

- Pourquoi ne fais-tu pas ce qui te plaît?

- Je ne sais pas ce qui me plaît.

- Ce qui me plaît, c'est ce dont j'ai envie.

"Ce dont j'ai envie"... L'envie que j'avais, pouvait-elle me plaire? Je répondis :

- Tu as envie avant; tu ne sais pas si ça va te plaire après.

- Le monde ne t'attendra pas si tu ne fais rien.

- Tu lâcherais la branche qui te retient, si la rivière allait vers le gouffre?

- Si je sais qu'il y a un gouffre, je ne lâche pas.

- Si tu ne sais pas, c'est qu'il n'y a pas de gouffre?

- Si je n'ai plus de force, je lâche.

Un souvenir confus trembla dans mon esprit; je répondis distraitement :

- Ce n'est pas la branche qui va te retenir.

- Qui alors?

La voix était dure. Je repris avec une timidité que je n'attendais pas :

- Tu as beaucoup d'idées...

- Je suis trop jeune, sans doute? Les parents, les professeurs n'ont qu'une idée, toujours la bonne!

- Il vaut mieux avoir une bonne idée plutôt qu'une mauvaise, non?

- Oui, oui; comme ça, on n'a plus besoin d'en chercher d'autres.

- Dis-moi : si je trouve une chose qui me plaît, il faut que je la rejette?

- Il faut que tu la dévores - et que tu cherches une autre chose.

- Tu n'as pourtant pas l'air d'aimer t'amuser.

- Ce n'est pas pour s'amuser : c'est pour voir la mort!

Ses yeux fixes me faisaient mal. Son visage était aussi calme que son regard était frémissant. Son immobilité me paraissait être celle d'un volcan.

- C'est toi qui me fais peur, murmurai-je.

- Ce n'est pas moi qui te fais peur. Tu as peur de perdre ta tranquillité. Si quelqu'un remue à côté de toi, ta tranquillité chancelle. Tu dis sans doute qu'on touche à ta liberté.

- Qui t'a dit ça?

- Ça se voit. Tu es toujours en train de fuir.

- Je ne fuis pas! Quand m'as-tu vu fuir?

- Tout à l'heure.

- Quand je me suis arrêté? Ce n'est pas la même chose!

- C'était toi qui remuais. Ta liberté ne pouvait tout de même pas se suicider!

- Tu ne comprends rien à ce que tu dis!

- Tu ne te sens pas tranquille?

Je baissai la tête; j'ouvris la bouche; je respirai profondément. Je relevai la tête; je la considérai longuement. Son âge? Trois ans de moins que moi, peut-être. D'où venait... quoi, au juste? Je n'arrivais pas à penser... tranquillement. J'essayai d'éviter l'attaque :

- Tu sais, je veux seulement vivre...

- Tranquillement?

J'allais répondre sèchement, mais fus pris de vitesse :

- Et il faut que personne ne te gêne?

- Je n'oblige personne...

Je fus encore interrompu :

- A vouloir être avec toi? Ce n'est pas toi seul qui décides de ça.

Sa voix ne correspondait pas vraiment à la sévérité de ses paroles; non, sa voix était - pouvait-on dire pathétique? Comme privée d'espoir. Je prononçai doucement :

- Toi aussi, tu as peur?

- Non, je ne peux pas avoir peur.

- Pourquoi?

- Parce que j'accepte l'inconnu.

- Ça veut dire quoi, ça?

- Je n'attends pas d'être sûre. Les grandes personnes sont sûres, mais seulement de ce qu'on leur dit. Il leur suffit de dire qu'elles savent qu'un autre est sûr.

- Ah bon, dis-je en riant, n'importe qui suffit?

- Non, il faut qu'il soit grand.

- Oui, oui, tu as bien dit qu'il s'agissait des grandes personnes.

- Non, non; il faut qu'il soit grand par quelque chose.

- Intelligent, tu veux dire.

- Non, pas ça. Peut-être, oui; mais grand par n'importe quoi. Tu vois, par exemple, il suffit qu'il soit fort.

- Fort en quoi?

- Eh bien, qu'il coure vite!

- C'est vraiment idiot, ce que tu racontes!

- Je le sais bien que c'est idiot. C'est pour ça que j'accepte l'inconnu. On me dit souvent que je ne sais pas grand chose; à l'école, par exemple. Et eux, ils savent quoi? Plus que moi, c'est tout. Eux aussi, ils connaissent l'inconnu; mais ils s'en détournent, comme d'un pauvre qui leur demande la charité.

J'avais tout fait pour négliger le malaise que créait chez moi cette conversation. L'inconnu! L'inconnu était ce qui m'effrayait tellement. Savait-on ce que l'on y trouvait? Bien sûr que non, on ne savait pas. Sinon, ce serait connu. Je divaguais. Qui pouvait rôder dans cet inconnu, en me restant invisible?

- Et si c'est leur vie que le pauvre demande?

Sa voix s'adoucit de tristesse :

- Personne ne veut donner sa vie. Je ne tiens pas assez à la mienne.

J'étais troublé; ma vie n'était-elle faite que d'épargne? Ma vie. Moi seul, pouvais-je la remplir? Mais alors, comment me fier uniquement à moi-même? Et qui est l'autre? Je dis d'une voix sourde :

- L'inconnu, je dois l'affronter, pas l'accepter.

- On dirait que tu t'en vas en exploration.

Je fis, avec un rire satanique :

- Je veux voir la mort!

- Pourquoi tu te moques de moi?

- Je ne me moque pas. Je voulais plaisanter; et puis, c'est venu comme ça : j'ai eu l'impression que la mort m'attendait. Oh! pas la vraie mort! Une vie sans rien, ou bien une vie avec rien.

J'entendis ses paroles dans un souffle :

- Je ne comprends pas ce que tu dis, mais j'irais bien là-bas avec toi.

Sa voix était craintive; son regard, inquiet. Je baissai les yeux, entendis un froissement sur le sable... A nouveau, je suis seul sur la plage.

Je déjeunai à la table du Directeur. Elle était là avec sa cousine et l'enfant; j'avais été invité parce que la cousine était une amie de la famille du Directeur. Je n'avais pas très bien compris la raison de cette invitation; sans doute était-ce elle... On parlait de l'enfant. Il était beau, il était intelligent; c'était probablement un garçon. Ce bavardage me convenait. Je n'étais pas obligé de répondre, personne ne me demandant rien. Aurais-je seulement pu répondre? Je me sentais encore mal à l'aise, comme tout à l'heure. Ce sentiment ne m'avait pas quitté, comme un mal que l'on supporte dans son corps. On me posa, je crois, des questions sur ce qui s'était passé ce matin. Je répondis que j'avais parlé de l'inconnu. Le Directeur me regarda comme si j'avais poussé des cris discordants. "Tu veux dire que tu ne sais pas pourquoi tu t'es arrêté?" me demanda-t-il. Je ne répondais pas. "C'était certainement une crampe", ajouta-t-il d'un ton bienveillant. Je répondis que c'était bien ça, une crampe. On me plaignit distraitement, avec beaucoup de gentillesse. J'avais envie de pleurer. Mon apparence triste devait être bien visible, car j'entendis : "Ce n'est pas grave, une autre fois, ça ira mieux!" J'affirmai : "Il n'y aura pas d'autre fois". Les conversations avaient repris. Je me rendis compte que je n'avais pas prononcé ces dernières paroles. Je les avais seulement pensées.

Elle vint me dire à la fin du repas qu'elle serait encore occupée avec l'enfant le reste de la journée, car... Je n'écoutai pas les explications.

L'après-midi fut inondé de pluie, comme moi je le fus sur les sentiers du bord de mer où j'errai jusqu'au soir.

A la fin du petit déjeuner, je vis arriver la jeune fille que j'avais nommée sauvage, mais qui me parut surtout timide. Je sentis une inquiétude irraisonnée m'envelopper en la voyant s'asseoir en face de moi; pas vraiment en face, mais sur le côté. Ses yeux bondissaient tout autour de la table et venaient érafler mon regard. Je croyais entendre sa respiration à travers les mouvements saccadés de son corps. Son silence m'étourdissait. Je finis par mâcher quelques mots :

- Tu as bien dormi?

Ses yeux se fixèrent sur moi. Des yeux couleur de dattes mûres, qui ne se laissaient pas traverser.

- Hier, je suis partie... je voulais...

Je ne savais quoi répondre. Peu à peu, ses yeux s'emplissaient de lumière, d'une lumière transparente, comme au travers de larmes. Des mots me râpèrent la gorge :

- Tu ne vas pas encore te sauver?

La réponse me parvint par hoquets :

- Tu veux que... je reste... ce n'est pas moi... l'inconnu.

- La vie, ce n'est pas seulement l'inconnu.

Si j'avais simplement pu tendre la main pour toucher la sienne, je lui aurais... mais c'était trop loin, il fallait se pencher; je ne bougeai pas.

- Pourquoi dois-tu l'affronter, alors?

Je ne compris pas :

- Affronter quoi?

La lumière disparut de ses yeux et sa voix se fit impatiente :

- L'inconnu! Tu dois affronter l'inconnu! Tu m'as dit que tu devais affronter l'inconnu! Tu dis n'importe quoi!

- Calme-toi, je ne voulais pas te mettre en colère... Je ne peux pas affronter l'inconnu tous les jours!

- Mais tu y penses tous les jours!

- Tu...

- Pour toi l'inconnu, ce n'est pas l'inconnu. Tu ne penses qu'à ça.

- Je ne comprends rien!

- Tu sais bien de quoi je veux parler!

- Non, dis-je d'une voix obstinée.

- Alors, viens nager avec moi ce matin!

- Je n'aime pas l'eau.

- Tu m'as dit de ne pas me sauver; je suis restée.

Soudain, je la vis disparaître sous la table et venir s'asseoir à côté de moi. Sa main, beaucoup plus forte que je ne l'avais supposé, me prit le bras et le secoua violemment. Je voulus dire : "Tu me fais mal", mais ne dis rien. Il n'y avait plus personne autour des tables; nous étions seuls. Le silence se prolongea. Je l'entendis enfin murmurer :

- J'ai composé une petite scène pour le feu de camp; il y a deux personnages. Tu veux la jouer avec moi?

- Je veux bien.

Je n'avais pas été conscient de ma réponse. Le feu de camp était pour après-demain. La jeune fille, bien que sauvage, avait tout prévu pour les répétitions.

J'arrivai près des tentes des filles comme au retour d'un long voyage. Allais-je tout retrouver ainsi que je l'avais laissé? Qu'y avait-il dans le mot "tout"? Elle n'avait pas changé, c'était certain; mais je ne pouvais plus me la représenter agissant par son propre vouloir. Ce n'était plus à elle seule maintenant que je devais m'adresser. Mais à quoi d'autre? Je ne le savais pas, mais je le ressentais comme une évidence. Ce n'était pas les gens que j'avais trouvés autour d'elle au déjeuner d'hier, c'était l'enfant. Je ne connaissais pas cet enfant; ce n'était pas son enfant; mais c'était un enfant dont elle paraissait dépendre. On ne s'approche pas sans péril d'une chatte entourée de ses petits. Mais moi, qui revenais du long voyage, de quelle manière allait-elle me reconnaître? Quel récit de mes navigations allait-elle exiger de moi?

Je l'entendis m'appeler du fond de sa tente. Je n'arrivais pas à donner une couleur à sa voix. J'entrai. Elle était en train de ranger des affaires. "Je t'attendais, me dit-elle, viens m'aider." L'aider. On ne pouvait imaginer demande plus naturelle; mais cette demande venait d'elle, et aujourd'hui. J'avais déjà remarqué auparavant, du reste plutôt de manière plaisante, que j'étais à ses ordres. Je n'étais plus à ses ordres, j'étais à son service. Il n'y avait pourtant aucun désir de commandement chez elle ni aucun désir de refus chez moi. "Eh bien, je t'attends! fit-elle, tu rêves?"

Je ne répondis pas, et vins l'aider. Nous ne parlions pas; elle ne s'occupait pas de moi, ni moi d'elle. Je me sentais plus proche d'elle dans ce silence que si mille choses avaient été dites. Mais le marin oublie-t-il le large lorsqu'il met le pied sur la terre? Ma mémoire était constellée d'images qui s'évanouissaient au fur et à mesure de leur apparition. Il ne me restait que des traces de feu, comme lorsqu'on ferme les yeux sur une lumière brûlante.

"Va me jeter ça dehors." Cette phrase ne brisait pas en moi une quelconque rêverie, mais m'attendrissait. J'allai avec plaisir.

Elle ne m'avait rien dit au sujet de la course. Je ne comprenais pas. Etait-elle simplement déçue, et, par gentillesse, ne voulait-elle pas m'en parler? Mais elle devait bien se douter que je m'attendais à des questions; en ne me les posant pas, cherchait-elle à me montrer qu'elle abandonnait l'espoir de compter sur une partie de moi-même? Je n'osais parler, mais ne supportais pas de me taire. Je finis par dire d'une voix rauque :

- J'ai per...

Ma voix ne passait pas; elle continua ses rangements; je dus me racler la gorge :

- J'ai perdu!

- Tiens, tu penses à m'en parler.

Je me mis en colère :

- Je pensais que tu m'en parlerais!

- Ça t'ennuie peut-être de répéter plusieurs fois la même chose?

Je voulus être méchant :

- Je réponds à ceux qui me posent des questions.

- A ceux?

Je ne compris pas sur le coup; je répétai :

- Bien sûr!

Du coup, je compris. Je grognai :

- Ce n'est pas de ma faute si tu n'es pas venue hier!

- Tu n'aimes pas les enfants!

- Pourquoi m'as-tu dit de m'entraîner pour gagner?

- On peut s'amuser quand on n'a rien d'important à faire.

- Pour toi, quoi que je fasse, ce sera toujours de l'amusement. Toi, ce que tu fais, c'est toujours important.

Elle s'immobilisa; puis, dans un souffle :

- Je suis méchante.

Elle renforça sa voix :

- Je suis toujours méchante avec toi.

Je ne voulus pas l'écouter et continuai :

- Que fais-tu demain? Tu vas aux fouilles?

- Je n'ai pas d'enfant à garder, je peux faire ce que je veux. Toi aussi, tu peux faire ce que tu veux. Les autres sont plus gentilles avec toi.

- Les autres sont plus gentils avec toi.

- Quand je vais aux fouilles, quelque chose m'intéresse; je ne sais pas exactement quoi.

J'entendis ma respiration. Elle parlait toujours; je n'arrivais plus à bien comprendre. Je lui dis au beau milieu de ses paroles :

- Il y a des gens plus intéressants que moi.

- C'est possible. Je n'en sais rien. Je ne crois pas que ce soit ça qui compte. Je suis obligée de chercher; peut-être même contre ma volonté.

- Mais quoi? Qu'est-ce que tu cherches?

Elle allait répondre; je l'en empêchai :

- Je sais. Tu m'as déjà dit que tu ne savais pas. Mais comment parler à l'inconnu?

- L'inconnu? Tu as dit ça pendant le déjeuner. Pourquoi parles-tu d'inconnu?

- Les filles cherchent toujours quelque chose.

- Tu es bien au courant. Les garçons ne cherchent rien sans doute?

Il y eut un silence, puis elle dit :

- Ce que cherchent les filles, c'est pour elles-mêmes; c'est cruel de demander aux garçons de le leur apporter.

- Si le garçon le veut bien...

- Tu veux dire : si le garçon le dit, qu'il le veut bien.

- Pourquoi...

- Et à combien de filles le garçon le dira-t-il?

- Et à combien...

Elle m'interrompit en criant presque :

- C'est au garçon de le savoir!

Encore un silence, et elle ajoute :

- Tu t'es arrêté. Je le sais. Je sais aussi que c'est toi qui l'as décidé. Je le sais. Tu t'arrêteras toujours?

- C'est dur de continuer quand on ignore ce que la victoire apporte.

- Tu préfères laisser vaincre les autres?

- Je veux bien gagner si la chose est sans importance; je veux dire importante, mais ne touchant qu'à moi-même.

Je me tus; elle réfléchissait. Le silence se prolongea. Je m'assis sur le bord d'un des lits, serrai mes joues entre les mains, me passai lentement les doigts sur les yeux. Je prononçai, d'une voix essoufflée :

- De quel concours es-tu le prix?

Un nouveau silence. Elle alla s'asseoir, elle aussi; pas très loin, face à moi; en se tenant bien droite. Elle répondit :

- Il faut que tu arrives jusqu'à moi.

- Avant n'importe qui d'autre?

- Oui. Et sans qu'il y ait eu d'arrêt.

- Tu ne t'appartiens donc pas à toi-même?

- Peux-tu empêcher un oiseau de manger lorsqu'il a faim, sans qu'il en meure?

Je fis un sourire désabusé, et dis :

- Notre pensée ne domine pas grand chose.

- Est-ce pareil pour nos sentiments?

Elle laissa un silence, et répéta :

- Nos sentiments; à quoi nous servent-ils?

- Peut-être à croire que nous décidons par nous-mêmes.

- Sentiments, attraits; tu sembles attiré par tant de choses, alors que tu dis n'être intéressé par rien.

Je ris bêtement :

- Les garçons sont attirés, les filles attirent; c'est bien connu. Et toi, en plus, tu cherches. Mais tu ne cherches pas à attirer.

- C'est comme si on m'appelait, et je n'ai pas envie de quitter...

Elle resta dans le vide, et ajouta à voix basse, mais pressée :

- J'aime bien parler avec toi, j'aime bien parler avec toi.

Au bout d'un moment, je lui demandai :

- Qui t'appelle?

- Personne.

Je ne fus même pas capable de lui dire : "Ce sont des bêtises". C'était ça, l'inconnu.

- C'est ça, l'inconnu.

- Encore l'inconnu, dit-elle; explique-moi.

- L'inconnu, c'est personne; lequel peut apparaître n'importe quand, sans que je le voie.

- Et si je ne le voyais pas moi-même?

Je me rappelai quelque chose de vague :

- Personne, c'est quelqu'un de fort?

- Personne ne décide pas par lui-même.

Elle eut un timide sourire :

- Ça s'embrouille. Tu utilises "personne" comme le nom de quelqu'un; moi, j'avais simplement dit personne.

Je l'interrompis :

- C'est que justement tu me donnes l'impression qu'il y a quelqu'un.

- Non. Mais je sens que ma vie peut créer... peut-être ce quelqu'un; ou bien il n'y aura vraiment personne. Mais alors ma vie disparaîtra.

- Et tu penses qu'il se peut qu'il n'y ait personne?

Elle rit sans me regarder; puis, elle secoua doucement la tête et la pencha pour m'observer de côté.

- Ton univers est proche de toi, dit-elle.

Maintenant, elle souriait. Elle continua d'une voix assez enjouée :

- Tu veux que tout vienne à toi. Pourquoi dit-on que les garçons recherchent l'aventure? J'ai envie de dire qu'ils cherchent à s'emparer de l'aventure, et non à s'y livrer. Les filles donneraient-elles plus d'elles-mêmes, alors qu'elles paraissent immobiles?

- Voilà! Voilà! C'est ça! C'est ça!

J'avais explosé. Elle ouvrit grand ses yeux, releva encore plus la tête, et me dit d'un air mi-moqueur, mi-inquiet :

- Qu'est-ce que j'ai dit? Tu as l'air d'avoir entendu des paroles surnaturelles!

- ...donnent plus d'elles-mêmes!

Elle m'écoutait, maintenant, sans parler. Je frémissais. Ma voix se fit haletante :

- C'est ça! les filles donnent! Et après, il ne reste rien!

Elle prit un air sérieux pour répondre :

- Eh bien! Ça prouve qu'elles ne donnent qu'une fois!

La réponse me surprit parce qu'elle était raisonnable. Cela m'étourdissait. Ma peur me revint, mêlée à un grand calme. La peur est-elle donc autre que l'inquiétude? Je me sentais pressé de parler; mais rien ne venait à mon esprit. Je n'osais la regarder. Soudain, elle s'écria d'une voix légère :

- Tu sais, il y a un feu de camp après-demain! Il faut que j'aille préparer des costumes, des décors...

Elle resta rêveuse et amusée; puis, elle ajouta :

- Tu veux qu'on aille nager avant le déjeuner? Je ferai tout ça cet après-midi.

Je demandai, un peu agacé :

- Tu es tellement passionnée par ces amusements?

- Pourquoi? Tu as besoin de moi?

- Non, non. J'étais étonné, c'est tout.

- J'aime bien m'amuser.

Elle s'était levée et s'affairait à une chose ou à une autre.

- Et puis, les filles comptent sur moi, dit-elle de la même voix légère, bien qu'un peu plus lente.

Elle m'expliqua... Je n'écoutais que distraitement, entendant pêle-mêle qu'il s'agissait de la fille du Directeur, d'une autre fille ou peut-être de deux, d'une robe à faire - je me souvins du canezou - d'autres choses... Mais comment pouvait-elle...? Une fois de plus, elle m'entendit penser :

- Tu as l'air bien songeur, dit-elle en s'approchant. Tu es plus grand que moi - mais tu es aussi parfois moins grand.

Elle eut une moue gentiment ironique et murmura en gonflant les lèvres :

- Aujourd'hui, je ne suis pas grande, j'ai envie de jouer.

J'étais devenu une serviette molle; je fis un sourire béat, soufflai par le nez en guise de rire - et la pris par les deux bras en la serrant fort; et nous nous mîmes à rire. Longtemps; ses yeux auprès des miens.

Le déjeuner se passa gaiement. Les garçons, autour de moi, riaient avec insouciance. Ils riaient en se parlant à eux-mêmes à haute voix. Le bruit brise la pensée. Autour de ces camarades, s'épanouissait une vie sereine, dont le cours ne pouvait subir ni tourbillon ni reflux. Une attrayante torpeur donnait la promesse d'aller là où tout se termine sans avoir à subir la conscience du passage. Aucun effort n'est nécessaire pour suivre le fleuve. Pensée, ne t'éveille pas; tu disparaîtras sans avoir troublé l'eau lisse.

- Tu viens?

Ma rêverie se déchirait, et la réalité venait m'éclabousser de sa lumière.

- Tu viens? On va répéter la scène; on a toute l'après-midi!

Sauvage. Pourquoi l'avais-je appelée sauvage?

- Oui, oui, je viens.

J'avais parlé si bas...

- Pourquoi cries-tu si fort?

Je n'avais pas crié.

Nous sommes partis. Je n'ai pas regardé derrière moi; je ne voulais pas savoir si elle m'avait vu partir. Je sais qu'elle m'a vu partir.

La répétition m'ennuyait, et m'amusa. Les répliques que je devais réciter m'enveloppaient, me cachaient. Il suffisait donc de parler pour devenir une personne aux yeux des autres. La personne qu'on voulait; à condition de ne jamais sortir de scène. Je me demandai si je pouvais être deux - deux personnes vivant deux vies différentes. Drôle d'idée! Idée étrange qui m'emportait ailleurs. Pouvait-on avoir deux vies dans le même univers? Si elle, elle était autre dans un monde différent, devais-je moi aussi être autre pour la suivre? Et de là-bas, on ne revenait jamais; j'en étais sûr, maintenant.

- On dirait que tu as fait du théâtre toute ta vie! C'est magnifique!

J'eus l'impression d'ouvrir les yeux en entendant celle qui me donnait la réplique et à laquelle je répondais sans bien me rendre compte de sa présence. Je dis, d'une voix mal assurée :

- C'est la première fois...

Cela la fit rire.

- C'est la première fois? Je suis contente que nous soyons ensemble... pour cette...

Je l'interrompis :

- Tu es contente que nous soyons ensemble, ou que je te fasse plaisir?

- Que tu... je ne sais pas. Tu es compliqué.

Une ombre était-elle passée sur ses yeux? Nous étions de nouveau à la répétition.

Le dîner fut agité; on parlait chanson, danse, théâtre. Je fus tout étonné de voir que je participais. Je participais à la colonie; c'était inattendu. Je ne me sentais pas à ma place. Je me sentais d'autant moins à ma place que j'avais l'impression de m'être trompé de... mais de quoi donc? J'étais mal à l'aise. A la fin du dîner, j'allai vers les tables où les filles se tenaient habituellement ensemble. Elle était avec son petit groupe, à parler de leur pièce. L'attention que l'on me prêta fut maigre. Je m'assis, légèrement à l'écart, sans les interrompre. La conversation continuait; j'étais toujours mal à l'aise; mais, et c'est ce qui m'étonna, je ne l'étais pas plus qu'auparavant. Au bout d'un moment, je me levai doucement et m'éloignai de la table. J'avais le sentiment de n'être pas venu, comme si j'avais été invisible. Non qu'on ne voulût pas me voir, mais on ne le pouvait pas.

J'étais sorti du camp. Elle était là, près de moi; je ne l'avais pas entendue venir. Elle me prit la main, la lâcha. Je l'entendis chercher une grande bouffée d'air, puis me dire calmement :

- Nous avons bien travaillé cet après-midi; j'espère que ce sera bien.

J'étais toujours mal à l'aise, et toujours de la même manière. Je voulus répondre, mais encore fallait-il avoir autre chose qu'un murmure dans la tête; un murmure qui disait : "Je n'étais pas là, aujourd'hui." Elle me sourit :

- Tu es gentil de t'être occupé de cette nicette; personne n'en voulait pour le feu de camp. Ses idées sont pourtant bonnes, mais sa timidité...

- Tu la trouves timide?

Je l'avais interrompue sans réfléchir. Elle fut surprise; moi aussi. Pourquoi avais-je parlé d'une voix si forte? Un silence. Elle est pensive. J'entends sa voix, très douce :

- Avec toi, elle n'a pas peur. C'est vrai; je n'ai jamais peur avec toi.

J'étais toujours mal à l'aise. Mais il ne s'agissait pas de moi; oui, c'est vrai, il s'agissait de moi, mais pas de moi seul. Ce n'était pas très clair. Elle n'y était pour rien si j'étais mal à l'aise. Je n'arrivais pas à parler. J'explosai :

- Tu ne m'avais pas demandé...

Je ne sais plus quoi dire. Calmement, avec un sourire apaisant, elle murmure :

- Il n'y a que des filles dans ma pièce.

J'étais désemparé; je bredouillai :

- Je voulais lui rendre service... je crois que je n'ai pas beaucoup réfléchi.

Elle me prit franchement la main, la serra comme l'eût fait un garçon, nettement, et me dit, bien en face :

- Je suis contente que tu sois naturel; si tu te mets à réfléchir, j'aurai peur.

L'envie instinctive me vint de dire : "Tu auras peur pour toi?", mais cette question me parut toucher un sujet imprécis. Il ne s'agissait pas d'elle seule, comme il ne s'agissait pas de moi seul. Si j'étais mal à l'aise, c'était parce que je sentais qu'on pouvait voir - qu'elle pouvait voir - une ombre dans ma vie. Moi, je savais qu'il n'y avait pas d'ombre; et rien ne me montrait, dans son regard, qu'elle eût découvert une ombre. Que connaissait-elle de moi sans m'avoir jamais scruté? Ou sans que je m'en fusse jamais aperçu? Voyais-je moi-même une ombre dans sa vie? Sa vie; quand elle n'était pas là. Je venais de me rendre compte de mon impuissance devant l'illusion que nous jette la réalité.

Le réveil, ce matin-là, fut désagréable. Je ne compris pas pourquoi. Je n'avais pas envie de me lever, d'aller... mais d'aller où? Pourquoi étais-je obligé d'aller quelque part? Je me préparai pour le petit déjeuner comme on se prépare pour une dernière halte avant de marcher à l'ennemi. Mais de quel ennemi pouvait-il donc s'agir? J'avais quelque chose à faire. Ah! oui! J'avais quelque chose à faire! J'avais beau réfléchir, je ne trouvais pas ce que j'avais à faire. J'étais en vacances. Tout à l'heure, j'irai me baigner; cet après-midi... cet après-midi... oui, c'est vrai, je devais répéter... pour le feu de camp. Enfin, tout ça, ce sont des choses de vacances. Je n'avais rien à faire, je n'étais obligé à rien; je n'avais pas d'ennemi. Je devais préparer la petite scène - enfin, je devais!... Je ne devais rien du tout. Quand on doit, c'est qu'on dépend! Je ne dépendais pas... non, j'avais seulement promis - non, je n'avais pas promis, j'avais accepté. Mais j'étais bien content de jouer cette scène, cela me plaisait. Je n'étais pas obligé, j'en avais envie. Mais j'avais quelque chose à faire. Je n'étais pas libre. Je compris pourquoi le réveil avait été désagréable; j'étais enchaîné à ma liberté. Je secouai la tête et mes idées tout ensemble, et décidai d'aller à la plage.

A la fin du petit déjeuner, elle vint vers moi dire qu'elle ne serait pas là de toute la journée. L'enfant de la cousine avait un ennui et elle devait aller aider... Je n'écoutai pas. Elle devait. Et sa répétition à elle? Elle paraissait calme; peut-être un peu inquiète pour l'enfant - d'après les quelques mots qui arrivaient jusqu'à moi. Elle ne parlait pas de sa liberté, alors que je l'avais toujours sentie indépendante. Oui, indépendante. Etait-elle libre? Mais libre envers quoi? J'avais peur de penser : "envers qui?". J'ai dû dire des paroles qui lui ont plu. Elle est partie, après un sourire de remerciement, et après m'avoir serré le poignet. Je vais seul sur la plage; je n'ai plus envie d'y aller.

Répétition l'après-midi, comme cela était prévu. C'est amusant, cela me plaît. L'auteur de la petite scène est aussi un très bon directeur d'acteurs - il y a tout de même deux acteurs! Il - eh oui, un Auteur, c'est viril! - il m'impose sa pensée, modèle mon expression, me libère de ma personne. Que vais-je découvrir?

- Que veux-tu de ceux qui t'entourent?

Je suis comme un danseur abattu en plein vol. Je ne cherche pas encore de réponse, n'ayant pas laissé la question arriver à ma conscience.

J'étais à la colo; je répétais une pièce pour un feu de camp. L'auteur de la pièce allait-il être l'auteur de mes découvertes? Je répondis enfin :

- De qui?

- De ceux qui te servent; de ceux qui te gênent.

- Tu vas ajouter ça à ta scène?

- De ceux que tu obliges à penser à toi.

Je ne m'attendais pas à cette réponse; pourtant, elle me parut naturelle. Je voulus tout de même me défendre - sans savoir de quoi.

- Je n'oblige personne, dis-je d'un ton maladroitement indigné.

- Tu es là, cela suffit.

- Tout le monde est là.

- Tu restes.

- Je reste?

- Tu restes près d'eux. Tu n'es pas immobile quelque part où on peut te trouver, sur une envie; où on peut te laisser, et partir, sans que tu gênes, en sachant que tu seras à la même place, si on revient.

- Quand tu penses à quelqu'un, il est toujours près de toi.

- Oui, mais il dit ce que je veux. Toi, tu parles malgré moi.

Je me pris à aimer les feux de camp, les jeux... Ce n'était plus une répétition; c'était la vie, et j'étais seul pour réciter le rôle que personne ne m'avait appris. Je prononçai avec peine :

- Que dis-je?

- Que tu veux fortement.

- Quoi?

- C'est ce que je ne sais pas. Et si tu as ce que tu veux, je ne sais pas ce que tu en feras.

Ce que je veux; ce que je voulais.

Le dîner fut lugubre; enfin, moi je le trouvai lugubre. Les colons étaient enjoués, et parlaient du spectacle du lendemain. Leur bonheur était visible, de pouvoir s'accrocher à ce qui leur permettait de donner d'eux-mêmes une image fausse; ainsi, ils ne pouvaient plus être jugés.

Elle n'était pas là. Après le dîner, j'allai me renseigner. Elle était restée chez sa cousine. J'allai me coucher.

Ce matin-là, j'étais seul. La colonie était pleine de monde. Je ne pouvais leur parler, ma voix étant... on ne peut pas dire invisible, et pourtant c'était ainsi que je le ressentais. Elle seule pouvait m'entendre. Je n'étais pas inquiet, sachant où elle se trouvait et pour quelle raison. Je n'avais rien à lui dire de particulier. Cette journée n'était pas différente des autres journées. J'avais de quoi m'occuper. Les jeux, la plage, la promenade. Cet après-midi, la dernière répétition. Ce soir le feu de camp. Elle ne viendra pas au feu de camp. Sa pièce... je ne sais pas. Ça n'a pas d'importance; elle n'attache pas d'importance à ces choses-là. Elle doit aider sa cousine, l'enfant est malade, très malade, je crois. Je... je ne peux rien faire; je voulais aller là-bas, le Directeur me l'a déconseillé, car je pourrais gêner. Il m'a dit - c'est certain - qu'il n'y avait rien de vraiment grave - rien de grave. Je n'ai pas à me tracasser; elle m'aurait appelé. Je ne connais pas cet enfant; ce n'est que sa cousine. Je vais aller me promener tout seul.

Personne, personne sur ce chemin; de la poussière. Pas de vent, le soleil n'est pas trop chaud. Je voudrais qu'il n'y ait pas de fin à ce chemin, pas de fin où je sois attendu.

Quand elle n'est pas là... Ce que je m'imagine d'elle, c'est de moi-même que je le prends; et si elle devient autre, est-ce d'elle ou de moi que cela dépend? Ce que je veux de ceux qui m'entourent... qu'ils accroissent ma vie? En ce cas, il faut qu'ils soient autres, eux aussi. Pourquoi eux aussi? pour que ma vie s'accroisse à mon gré? C'est donc ma vie que je surveille lorsque j'agis sur ceux qui sont autour de moi. Et je laisse s'échapper ceux qui veulent s'échapper. Je veux qu'elle s'approche toujours de moi; je veux donc qu'elle ne soit jamais auprès de moi? J'aurais dû aller chez sa cousine; aurais-je pu lui parler à elle tout entière? Et si elle est avec moi, je dois être avec elle. Moi aussi, tout entier? Et si je veux que sa pensée m'appartienne, la mienne n'a plus aucune cache.

Je me suis éveillé tard; les garçons étaient déjà au petit déjeuner dont j'entendais les bruits familiers. Le feu de camp ne s'était éteint qu'au milieu de la nuit. J'étais inquiet, sans raison précise. Peut-être avais-je honte, mais je ne savais ce que ce mot voulait dire. Il venait du dehors de moi-même - les parents, les... grandes personnes : "Tu n'as pas honte?", quand j'avais fait ce qu'ils avaient décidé d'appeler : "quelque chose de mal". Honte; un mot comme tous ces mots privés de sens qui ne servent qu'à asservir.

J'allais me lever quand elle entra dans la tente. Elle semblait effrayée. "Tu es là? me dit-elle d'une voix sans force, je ne t'ai pas vu dehors... tu n'as rien?" Je répondis très vite, comme pris en faute : "Non, j'ai dormi longtemps..."; je ne savais quoi ajouter. Elle ne bougeait pas et se taisait. Soudain : "Je serai dans ma tente ce matin", lança-t-elle en partant.

Je n'avais pas envie de me lever. Je n'avais pas faim. Elle n'était pas venue jouer sa pièce. Je ne savais pas à quel moment elle était revenue au camp; sans doute ce matin seulement. Sa pièce n'avait pas été jouée, puisqu'elle n'avait pas été là. J'ai mal joué la scène. J'avais promis; j'avais accepté. La répétition s'était bien passée, mais je savais que je ne pourrais pas bien jouer. On ne peut rien vouloir de moi. J'aurais dû fuir avant la représentation. La jeune fille sauvage n'était qu'une jeune fille simple; je l'ai faite sauvage par amusement, sans le lui dire.

Je me suis levé, je suis dehors; il pleut. Je vais sous la pluie, il pleuvra toute la journée; une pluie pleine de paresse. Elle sera dans sa tente ce matin, elle me l'a dit tout à l'heure. Que veut-elle de moi lorsqu'elle n'est pas là, lorsqu'elle ne me parle pas? Que veut-elle de moi lorsqu'elle ne pense pas à moi? Lorsqu'elle ne pense pas à moi... Ne fait-on exister quelqu'un qu'en pensant à lui? Ce que je veux de ceux qui m'entourent... qu'ils soient différents les uns des autres; ce que je veux d'elle... qu'elle soit elle? ou qu'elle soit différente d'elle-même, par ma volonté? Que peut-elle faire contre ma volonté? Elle peut... elle peut ne pas être moi.

Il pleut; l'eau est sur moi, l'eau me protège. Je vais dans sa tente.

Sa tente. Elle dormait quand je suis entré. Je n'osais la réveiller; je m'assis sur un lit à côté du sien. Elle dormait. Devais-je la garder contre les dangers? Je souris. Quels dangers, dans cette calme colonie de vacances? Je me demandais s'il ne me fallait pas la laisser dormir, quand j'entendis :

- Où étais-tu ce matin?

Elle n'avait pas bougé; elle n'avait pas ouvert les yeux. Je répondis d'une voix proche du souffle, comme pour ne pas la réveiller :

- Je suis allé dans la pluie.

Elle ouvrit les yeux, me sourit en disant :

- Je n'ai pas dormi cette nuit. Tu es venu doucement dans mon rêve m'ouvrir les yeux.

J'étais aspiré par son regard. Je sentais sa vie s'épaissir autour de moi. Je repris, en parlant à voix basse :

- J'aurais voulu rester dans ton rêve. Tes yeux ouverts, d'où me regardent-ils?

- C'est pour me fuir que tu me cherches ailleurs?

Elle n'avait pas bougé; elle n'avait pas fermé les yeux. Je sentis à nouveau la honte. Je criai d'une voix cassée, éteinte :

- J'ai du mal à être sûr...

- Les certitudes... tu ne sais pas si elles existent; tu veux t'emparer de celles que tu crois être accessibles.

- Je crois en toi.

- Tu crois en moi ou en mon image?

Elle s'était levée sans heurt; elle était assise.

Elle avait moins d'années que moi; pourquoi me paraissait-elle si stable? Prête à recevoir, sans avoir à chercher. Prête à refuser.

- Je ne pourrai pas toujours rêver.

Elle avait parlé d'une voix retenue, comme pour se faire pardonner.

- Je serai dans la vie, dans la vie qui n'a pas d'ailes, et tu seras loin si tu restes dans mon rêve.

Sa voix était-elle devenue plus triste? Elle avait baissé la tête. Je voulus lui répondre, mais elle continuait, en relevant peu à peu la tête :

- Vivre... vivre avec toi. C'est long, une vie; tant de choses que je devrai faire seule, que tu devras faire seul.

Elle laissa un court silence, puis reprit :

- C'est toujours inattendu, les rêves.

Je n'osais bouger - non, je ne pouvais bouger; je pensai à l'oiseau qui se fait immobile pour sauver son existence. Je ne voulus plus penser; mais c'était impossible. A quelles paroles, que je n'avais jamais dites, répondait-elle? Les paroles... les paroles seules ne servent qu'aux échanges. Elle laissait son regard errer sur moi; une petite respiration, et elle murmura :

- La promesse se choisit; le sentiment exige.

Nous restâmes silencieux; j'étais toujours immobile. Elle se leva et me rappela que notre départ de la colonie était proche. Je le savais, mais ne m'en rendais pas compte. Il fallait commencer à préparer... encore préparer! Après le déjeuner, elle aurait du temps. Elle me demanda si je voulais aller me promener l'après-midi avec elle... dans la pluie!

A midi, je mangeai distraitement; les garçons, autour de moi, me paraissaient être les personnages d'une représentation donnée par un cirque en voyage. Ils s'agitaient dans un monde auquel je ne participais plus, et je ne voyais plus d'eux que des fards qui les ensevelissaient.

Le déjeuner probablement terminé, je m'en fus la chercher. Les tentes des filles préparaient le départ; minutieux rangements inutiles.

La pluie continuait à tomber, avec calme. Nous marchions lentement, sans être séparés par notre silence. Je ne me souvenais plus très bien de ce qu'elle m'avait dit ce matin, mais il me restait le sentiment de ne plus avoir à parler, à parler de quelque chose de difficile, et que je devais dire. Peu à peu, le silence s'emplit de sa voix; elle parlait de choses que nous ferions, qu'elle ferait, je ne sais plus, au retour de la colonie. Je l'entendais vivre, dans son futur; à quoi allait-elle s'intéresser?

- A quoi vas-tu t'intéresser?

J'avais dû parler au milieu d'une de ses phrases; elle s'interrompit, me regarda comme on regarde un enfant qui pose une question étonnante. Au bout d'un moment, elle répondit sereinement :

- A ce qui fera ma vie.

La pluie nous avait recouverts de sa tiédeur. Sa vie... Je pris un ton protecteur :

- Je t'aiderai pour l'école... pour les sciences.

- Oui, oui...

- Tu veux bien?

- Je veux que tu ne me donnes jamais l'envie de vivre pour moi-même.

J'eus un temps d'arrêt; puis une petite révolte :

- Je ne tiens pas à te donner envie de vivre pour d'autres!

J'avais parlé avec un ton violent. Elle eut un sourire, secoua légèrement la tête, et me dit - mais n'était-ce pas pour elle-même?

- Tu penses plus aux autres qu'à toi-même. Si je vis pour moi, les autres ne comptent pas; les autres, c'est une foule. Quelqu'un scintille dans cette foule; la lumière attire, mais cette lumière ne dure pas. Puis, c'est un autre qui scintille, d'une flamme différente. Pourquoi rester, quand la lumière est partie?

Ses paroles me parvenaient mêlées au bruissement de la pluie; comme cette pluie lente, elles me paraissaient ne pas avoir d'attache dans un temps qui s'écoulait sans fin.

- Son enfant était malade, murmura-t-elle.

Elle poursuivit d'une voix plus forte :

- C'est l'enfant de ma cousine; j'aime bien ma cousine, j'aime bien son enfant. Je suis partie pendant deux jours; lorsque je suis revenue, tu n'étais pas là. Si, tu étais là, tu dormais. Il te fallait être là, c'était important.

Elle se tut; je devais attendre, sans parler. Elle reprit, avec une sorte de fièvre :

- Si c'est mon enfant - si c'est mon enfant qui est malade... tu seras là?

- Oui je serai là.

J'avais répondu sans une respiration; la pensée ne vint qu'après.

J'ai dû dîner, j'ai dû dormir, j'ai dû me réveiller. Ce matin, il fait frais, des nuages blancs errent dans le ciel; demain, nous partons.

Demain... Le passé ne parle pas du futur. En venant dans ce camp de vacances, je ne savais pas.

J'avais vécu pour moi seul. Mes parents n'avaient reçu la vie que pour me la donner; le monde autour de moi m'avait servi d'engrais. La jeune fille simple, que j'avais ornée de sauvagerie, aurait pu agrémenter ma vie. Mais cette vie - ma vie - m'appartenait-elle encore, à moi seul?

Le camp perdait sa réalité; on rangeait, on faisait disparaître. Je ne savais plus où étaient les tentes des filles. Elle était quelque part, là-bas...

Je n'ai plus peur. C'est à elle que je confie le destin de l'humanité.

Je n'ai pas dormi, cette nuit; je n'ai pas rêvé.

Le train s'éloigne du sol où j'ai trouvé la vie. Le ciel gris et lumineux nous accompagne. Elle est auprès de moi; je la tiens serrée, pour que le monde sache.

Je ne chercherai plus de certitudes. Puis-je être sûr qu'elle ne mourra jamais?

 

F I N

 

 

 






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