Serge Bassenko et moi
Souvenirs d’une vie
Éléonore Mongiat
« Que dois-je donner à l’auteur s’il est mort ? – Il faut donner aux vivants ce que l’on a pris aux morts. »
Serge Bassenko, Elle est, pour moi, un mystère.
AU LECTEUR
Cher lecteur,
J’ai voulu écrire ces souvenirs comme un hommage à un homme véritable et pour faire savoir qui il était par-delà ses œuvres. Car un auteur est d’abord un homme.
J’espère que les récits de notre vie commune pourront vous aider à vivre.
Éléonore
N.-B. : Serge Bassenko est familièrement appelé Tola par les Russes et par moi-même. Les guillemets « Didot » entourent les mots exacts qu’il a prononcés et que j’ai notés dans mon journal. Si les mots ont été notés de mémoire, guillemets “anglais”. Quant à moi, Tola m’a toujours appelée Nora. Notes de bas de page : les dates indiquées sans autre mention renvoient à des passages de mon journal. Toutes les photos de
ce livre sont de Tola, sauf les anciennes photos de famille et de Russie,
évidemment. Celles que j’ai faites sont suivies d’un « ° ».
RENCONTRE
Fin février 1973
J’étais allée à Versailles pour je ne sais quelle raison administrative, et je devais rentrer chez moi à Vélizy, à dix minutes de voiture. Mais je n’avais pas de voiture, et les transports m’auraient pris trois quarts d’heure. Je préférais rentrer en stop. Je me suis dépêchée de me rendre à l’embranchement d’où partait la route de Vélizy. Pour quelle raison me suis-je dépêchée ? Je n’avais rien à faire de l’après-midi. Mais le fait est que je me suis dépêchée, comme si je risquais d’être en retard à un rendez-vous. Je suis arrivée enfin à l’embranchement et j’ai poussé un soupir de soulagement. Ouf, j’étais là où il fallait. La première voiture qui s’est présentée fut la sienne. Une petite Renault 10 vert sapin. Elle s’est engagée sans hésiter sur la route de Vélizy. Il m’a dit plus tard qu’il s’était dépêché, lui aussi, absolument sans aucune raison, alors qu’il divaguait sans but, l’âme en peine, désœuvré. La voiture a avancé un peu, a paru hésiter, puis s’est arrêtée un peu plus loin. Il s’est dit : « Encore une stoppeuse ! » Il les a en horreur, et ne les prend jamais, car elles croient que tout leur est dû. Puis il m’a regardée, et s’est dit : « Tiens, elle n’est pas pareille... On pourra parler. » Et avant d’avoir décidé s’il allait s’arrêter ou non, il s’est aperçu que son pied avait appuyé sur le frein. Je me suis dépêchée, j’ai ouvert la porte. – Où allez-vous ? a-t-il demandé. – À Vélizy. – Je ne sais pas où c’est, je ne suis pas d’ici, a-t-il dit d’un air presque timide. Vous m’indiquerez la route. Je ne l’ai pas cru. Pourquoi aurait-il pris une petite route de rien du tout, d’une façon aussi nette, s’il ne connaissait pas le coin ? Mais il avait dit ça d’une manière si candide qu’il en était désarmant. Manifestement, il avait l’habitude de raconter n’importe quoi, et que ça marche. Je l’ai regardé un peu mieux. En effet, nous devions traverser un petit bois – très civilisé et pendant une ou deux minutes seulement – mais on ne sait jamais. Non, il avait l’air intelligent, fin, gentil surtout, délicat, ce n’était pas le genre. Je pouvais me fier à lui. Je suis montée. J’ai su plus tard qu’il connaissait parfaitement la région. La conversation s’est engagée tout de suite, détendue et souriante. Arrivés en haut de la côte, il s’est presque excusé de me proposer de boire quelque chose au café, pour continuer la conversation. Je n’ai pas craint d’accepter. En entrant dans le café, il m’a demandé où je voulais m’installer. J’ai dit : – Je crois que vous aimez les petits coins. Il a eu un temps d’arrêt. Puis il a dit : – Comment savez-vous ça ? – Je ne sais pas, comme ça. Nous nous sommes installés dans un petit coin, et nous avons pris deux Coca. Nous avons bavardé environ une heure. Puis il m’a ramenée à la maison. J’avais vingt-deux ans, et lui quarante-cinq. Il avait un dynamisme qui vous emportait dans un souffle puissant. Il avait des idées et des projets plein la tête. Par exemple, apprenant que j’étais d’origine italienne, il me voyait déjà corrigeant ses rapports pour les entreprises italiennes avec lesquelles il travaillait. Et tant d’autres choses dont je ne me souviens plus. Je me suis sentie tout à fait incapable de combler une telle attente. En bas de l’immeuble, je lui ai dit : – Ce n’est pas la peine qu’on se revoie, je ne peux rien faire pour vous. Et je l’ai quitté. Le lendemain, il a remâché mes paroles avec étonnement, et s’est dit que quelque chose ne collait pas. Il fallait tirer ça au clair. Il est revenu. Il ne savait pas mon nom, seulement l’étage où j’habitais, le septième. Il y avait deux portes, au septième. Il a sonné au hasard. C’est moi qui ai ouvert. Nos yeux se sont accrochés l’un à l’autre. J’ai pensé : « Lui !?... Il a du cran. » Puis : « Après tout ce que je lui ai dit, s’il est revenu, ça veut dire qu’il accepte que je n’y arrive pas. Bon. Alors, d’accord, je ferai ce que je pourrai. » À cette seconde précise, j’ai su que mon destin était lié à lui pour toujours. Au bout du moment de silence, il m’a dit : – Venez, on a des choses à se dire. En réponse, j’ai lancé à ma mère un « Je sors ! » De loin, elle a dit « Oui ». J’ai mis de quoi me couvrir, et nous avons pris l’ascenseur. Il m’a emmenée à un petit étang, l’étang d’Ursine, à Chaville, où d’ailleurs j’avais habité étant petite. Et nous avons parlé dans sa voiture, pendant deux ou trois heures – de nous-mêmes, de la vie, de ce que nous pensions. Puis il m’a ramenée à la maison. En bas de l’immeuble, sur les premières marches qui conduisaient à l’ascenseur, nous nous sommes regardés. Pendant vingt minutes d’horloge – c’est long, vingt minutes – les yeux dans les yeux, sans prononcer une seule parole. Il avait des yeux comme des étangs, je m’enfonçais en lui sans qu’il y ait aucune barrière, aucune limite, aucun refus, aucune impatience. De la tendresse, une confiance affectueuse, une curiosité inlassable. J’avais comme envie de manger ses yeux. Il m’a dit plus tard que pendant ces vingt minutes il m’avait posé plein de questions, que mes réponses lui avaient convenu, et que j’étais gentille. À un moment j’ai dit : – Je m’en vais. À demain. C’est comme ça qu’a commencé ma vie avec Serge Bassenko.
De l’or et des diamants
« Oh !... Il parle ! Il parle ! » J’étais dans l’émerveillement. Des vrais mots, pour dire des vraies choses. Des paroles d’un vrai monde. Il parlait sur tout : le bien, le mal, le pouvoir, l’attrait de l’argent, les vacances, l’art, le ciel et la terre, le juste, l’école, le sport, les inventions, les femmes, les moteurs, le passé, les journaux, le temps, le piano… Certains, en plaisantant, cherchaient où était la prise pour le débrancher. Moi, je buvais son âme. Une fois, il a dit : « C’est dommage, que tout ça soit perdu. » Et petit à petit, j’ai commencé à noter ce qu’il disait, sur des bouts de feuille, une feuille par pensée. Un jour, je lui ai sorti le paquet, il y en avait pour huit, neuf centimètres d’épaisseur. Il a feuilleté, médusé : “– Qu’est-ce que c’est que ça ? – C’est ce que tu racontes tous les jours. – Mais qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? – Fais-en un livre. – Mais c’est disparate… c’est délayé ! – T’as qu’à condenser.” Et tous les jours, pendant un an, nous sommes allés nous promener dans la campagne proche, à Chavenay. Nous avions trouvé un beau chemin de terre qui passait par les collines et les champs. Nous emmenions quelques pensées sur le même thème, et nous discutions, il condensait, je notais. Ainsi est né Le Sage, sa première œuvre écrite, et l’œuvre maîtresse de sa vie, comme il l’a toujours considérée. C’était en 1990, il avait soixante-trois ans.
Un être aimant
Quelques mois avant sa mort, il m’a dit : « Pardonne-moi. » J’ai répondu : « Mais je n’ai pas à te pardonner ! D’ailleurs, pardonner quoi ? Tu m’as donné la vie. Je te remercie au contraire, de tout mon cœur. » Beaucoup ne lui ont pas pardonné d’être exceptionnel et ont tenté de le réduire. Il voyait les gens jusqu’au fond de leur âme, et leur montrait au grand jour ce qu’ils étaient. Il ne s’occupait pas des usages, de la politesse, des fonctions ou des catégories que la société met en place pour parquer les gens. Il s’adressait à l’enfant aussi bien qu’à l’adulte, à la femme aussi bien qu’à l’homme, à sa famille comme à des personnes. Les devoirs qu’il se sentait envers d’autres – et qui lui ont coûté dans sa vie – s’attachaient à des êtres, et non à leur place dans la société. Soudain, l’indignation montait en lui devant les choses inhumaines que font souvent les hommes. Il s’échauffait, raisonnait, montrait les conséquences graves de la moindre broutille, poussait les gens dans leurs derniers retranchements, n’était satisfait que lorsque la personne avait pris conscience du problème. Un volcan qui bouleversait l’ordre des hommes. À part ça, d’une délicatesse et d’une prévenance infinies. Quel père aurait lu, comme lui, toute l’immense série du Club des Cinq de la Bibliothèque rose pour pouvoir en parler avec son enfant ? Lorsqu’elle était plus grande, il a loué une place de parking pour son copain qui ne trouvait pas à se garer quand il venait la voir. “Il faut se mettre à la place des gens, me disait-il, et considérer importantes les choses qui sont importantes à leurs yeux.” Il cherchait les désirs et les attentes des gens, et si quelqu’un en manifestait, il se mettait en quatre pour le servir. Ainsi s’est-il démené longtemps pour chercher et louer un bon piano à une amie parce qu’elle voulait apprendre à en jouer. Et son roman Le paysage me regardait. s'achève sur ces réflexions du héros, qui va emmener sa fiancée vivre loin de sa terre : « … ce qui pour moi ne sera que le souvenir d'un voyage, sera pour elle le souvenir d'une vie. Que ferai-je pour lui rendre ce souvenir moins lourd ? Tout, je ferai tout pour cela. Que mon amour pour elle m'aide à y parvenir ! » Je me souviens d’un exemple bête, mais malgré tout révélateur : lors d’une promenade à la campagne, il avait pris la peine de cueillir des boutons-d’or pour sa tortue, qui en était friande, alors que lui-même n’aurait jamais coupé une fleur pour son plaisir. Il m’a raconté aussi qu’enfant, il avait peint la cage de son oiseau de la couleur du ciel, pour qu’il soit moins malheureux, et lui laissait sa cage ouverte pour qu’il puisse aller se promener dans le jardin voisin quand il voulait. Il défendait violemment non pas ceux qui étaient faibles ou diminués, mais ceux qui étaient bafoués dans leur cœur, dans leur humanité. Il pouvait aimer un riche et détester un pauvre, ou l’inverse, cela n’entrait pas en ligne de compte. Les méchancetés n’ont jamais entraîné chez lui de rejet, si une prise de conscience comprenait et regrettait le dommage et ses causes. Mais il restait intraitable sur ce qui séparait les hommes.
Tola en 1976.
Un prince
Dans les premiers temps, il me faisait purement l’effet d’un prince. Une apparition. Grand, élancé, mince, avec sa chemise immaculée entrouverte en haut, l’allure naturellement élégante et vive, à l’aise partout, ses cheveux fournis et soyeux, sa bouche fine et un soupçon ironique, ses yeux aigus, ses yeux surtout, avides et appelants, doux et puissants. Non, on ne peut pas dire qu’il était beau, mais je le trouvais séduisant en diable et je le contemplais, incrédule. J’ai conservé ces sentiments toute ma vie. J’avais rencontré mon prince charmant. Depuis ce jour, il n’y a plus eu de place pour quoi que ce soit d’autre dans ma vie.
ADIEU
Les dernières années
Les dernières années ont été sombres. Sa santé se détériorait gravement. Une polyarthrite aux hanches lui rendait la marche douloureuse. Il avait élu domicile dans son fauteuil, où il était presque allongé, les pieds posés sur un pouf. N’ayant pu trouver de table basse adaptée, je lui en ai fabriqué une sur-mesure, de façon qu’il n’ait pas à se tordre sur le côté pour regarder son ordinateur comme avant. À cause d’une importante cataracte, il avait configuré son écran avec un fond noir pour ne pas être ébloui. Un paravent empêchait la lumière de la fenêtre de le gêner. Je lui faisais toutes ses recherches sur Internet, dans les dictionnaires, dans ses œuvres, je lui relisais des passages, détaillais les cartes et les plans. Il tapait ses textes je ne sais par quel miracle, il tenait à le faire lui-même parce que, disait-il, il se sentait libre de s’arrêter, de reprendre et de réfléchir. J’avais peint en blanc certaines lettres repères sur son clavier noir, mais l’ordinateur était pour lui une torture quotidienne, car à cause de ses yeux, il maîtrisait mal les raccourcis et les traitements de texte, et devait s’y reprendre à mille fois. « Je suis une loque, me disait-il. Est-ce que ce que j’écris justifie une vie ? » « Oh, oui ! lui répondais-je, toi, tu fais tout ce que tu peux, les autres auraient abandonné depuis longtemps. Tu as des problèmes de santé, mais ton esprit est toujours aussi brillant, et ce que tu écris est merveilleux. On ne dirait pas que tu es malade. En plus, il n’y a jamais d’amertume, ton âme est gentille. » Il a écrit jusqu’au dernier jour. Mais il savait, comme le Sage[1], que « le chemin s’arrête avant le but ». Aux premiers signes de sa cataracte, il s’était fabriqué un programme sur sa calculette qui lui sonnait les heures, les minutes et les secondes, ainsi que les mois et les années – et il s’en servait souvent dans la journée. D’après sa propre expérience des médecins, qui avaient failli le tuer plusieurs fois s’il n’y avait pas pris garde, et d’après ce qu’il voyait et entendait autour de lui, il avait une méfiance radicale des médecins, et tant qu’il pouvait survivre sans leur secours, il refusait de se faire opérer ou de prendre des médicaments. Parfois, il entendait moins bien, et nous avions pensé, au cas où il deviendrait sourd, à utiliser le morse en traçant les signes sur son bras avec un doigt. À cela s’ajoutaient les réelles incertitudes financières, et le peu de considération de ses proches[2] et du monde. Il ne s’étendait pas sur les angoisses qui l’habitaient. Ses doigts, qui avaient au piano un toucher si tendre et si sensible, se recroquevillaient depuis des années sans remède. C’était plus exactement l’annulaire de la main droite. Il avait continué à jouer, plus lentement, avec des fausses notes. Mais pour la plupart des gens, en dessous d’un certain seuil technique… Moi, je trouvais que c’était la musique d’un autre monde ; tant de douceur, de virilité, d’amour me faisaient fondre. Son ami Adrian, concertiste, chanteur professionnel et chef de chœur, en écoutant une bande de travail[3] enregistrée du temps où il était en pleine possession de ses moyens, a dit qu’il était « de la lignée des Fischer, des Schnabel et des Kempff ». Nous avons fait ensemble, Tola au piano et moi au chant, quelques airs de Mozart[4] et de Schumann[5], sur un petit piano électronique, car nous n’avions pas les moyens d’acheter un vrai piano. Mais jouer devenait épuisant. Enfin, il avait eu une fibrillation auriculaire, et survivait grâce à des médicaments. C’est aussi son cœur qui, dix ans après, a envoyé des caillots de sang à son cerveau et provoqué l’accident vasculaire cérébral qui l’a emporté. Lui qui aimait tant la compagnie et converser avec les autres, se voyait de plus en plus isolé. Mais il a toujours été très téléphone, et y passait des heures. Il se documentait ainsi pour ses romans, en prenant des numéros au hasard à l’annuaire dans les endroits où se situait l’action du roman. Parfois on le recevait mal, du style : « Je ne suis pas un bureau de renseignements ! » Parfois, sa démarche et ses questions suscitaient l’intérêt, et on le recevait comme un ami, à qui on prenait plaisir à confier les souvenirs du temps de la jeunesse. Il téléphonait aussi à de petits éditeurs de province (en province parce que « les Parisiens aboient au téléphone », disait-il), à des hommes de théâtre, à des hôteliers, n’importe, pour parler de leurs travaux, de la manière de vivre, il s’intéressait aux gens. Ainsi avait-il appris la sténographie pour savoir de quoi était faite la vie d’une sténographe qu’il connaissait et pouvoir parler avec elle de ses occupations. Il lançait sans cesse des invitations à déjeuner ou à dîner à la maison. Mais souvent les gens habitaient loin, et ne venaient que rarement à Paris. Au téléphone, on lui donnait facilement quarante ou cinquante ans de moins que son âge, car sa voix était jeune et ses propos pleins de feu et d’humour. « Et si un jour je ne trouve plus rien à écrire, je fais quoi ? » me demandait-il. Il refusait d’écrire de la musique, ce n’était pas pour lui. Je lui répondais qu’avec 90 000 photos et 25 livres, il en avait assez fait comme ça dans sa vie, et qu’il pouvait se reposer.
Notre salon, à Versailles. Son « bureau » est sur la droite, 5 février 2013.°
Son « bureau » à Versailles.
Les derniers jours
Le soir du 4 février 2013, il est parti se coucher et, après quelques instants où j’ai terminé des rangements, je l’ai trouvé recroquevillé au lit, ne bougeant pas et ne répondant, d’une voix rauque que je ne lui connaissais pas, que par des « Nora… Nora… » J’ai appelé de suite le SAMU[6]. Ils sont venus et lui ont posé des questions, auxquelles il a répondu par oui et par non ; ils lui ont dit qu’ils allaient l’emmener à l’hôpital, et il a demandé : « Pourquoi ? » C’est la dernière parole que je lui ai entendu prononcer. Ils lui ont dit : « Ben, vous n’êtes pas bien. » J’ai articulé à part : « C’est un AVC ? » Ils m’ont dit : « Oui. » Il est resté trois semaines dans le coma. Je restais avec lui toutes les après-midi à l’hôpital durant le temps des visites. Je lui tenais la main, lui parlais sans arrêt, pour le distraire et aussi pour lui dire que je téléphonais partout pour le faire rester en vie malgré son état, et que je fouillais tous les jours Internet, que j’avais écrit à un professeur qui promettait une survie acceptable aux patients les plus gravement atteints. Tola avait toujours dit qu’il voulait être au courant de tout ce qui se passait et qu’il préférait rester en vie, quelles que puissent être les conditions, même de douleur ou d’inconscience. Je lui ai donc dit qu’il avait un AVC, grave, et que les médecins étaient pessimistes. J’ai vu tous les médecins et le chef du service, le bureau de l’éthique et le directeur de l’hôpital, j’ai téléphoné à tous les hôpitaux de la région (ailleurs non, car il n’était pas transportable), j’ai écrit au professeur trouvé sur Internet, fouillé les lois les plus récentes, mais tout le monde refusait « l’acharnement thérapeutique ». Je n’ai pas eu le cœur de lui transmettre la réponse tardive du professeur, qui ne considérait pas souhaitable de faire quoi que ce soit de plus pour lui. Il ne pouvait bouger, ni parler ni manger et, d’après le médecin, la moitié du champ visuel gauche des deux yeux était bouchée. Je ne sais pas ce qu’il pouvait voir, même si parfois il tournait la tête vers moi lorsque je disais quelque chose de touchant. Voyant que ses bras et ses jambes étaient marbrés, je lui faisais des massages pour activer la circulation, mais dès que je cessais, le marbrage revenait. Pour qu’il se repère, je lui disais chaque fois quel jour on était, quelle heure, depuis combien de jours il était à l’hôpital et quel temps il faisait. J’avais trouvé un système de communication entre nous, puisqu’il ne pouvait pas parler. Je lui ai dit que si la réponse à ma question était oui, il ferme les yeux. « Est-ce que tu m’entends ? » Il a fermé les yeux. « Est-ce que tu as mal ? » Il n’a pas fermé les yeux. En lui massant la poitrine, j’ai demandé : « Ça fait du bien ? » Il a fermé les yeux. Puis « J’arrête ? » Il a fermé les yeux. Un jour, il s’est redressé comme il pouvait sur son lit et s’est mis à vociférer avec véhémence pendant un moment, voulant dire manifestement quelque chose ; mais les sons n’étaient pas articulés et ni les infirmières qui étaient là, ni moi n’avons rien compris. Quelques jours plus tard, il a recommencé, avec le même résultat. Une fois, j’ai eu l’impression qu’il voulait me dire quelque chose. Je lui ai demandé : « Tu veux me dire quelque chose ? » Il a fermé les yeux. J’ai cherché à lui poser des questions : « C’est sur ta santé ? C’est sur moi ? C’est sur tes œuvres ? C’est quelque chose à faire ? » Mais il ne fermait pas les yeux. Je n’ai pas réussi à trouver la bonne question. Dans son livre Je la voyais dans le miroir, les deux amoureux communiquaient par la musique car ils ne pouvaient s’entendre. Cela a dû me donner l’idée de lui chanter à l’oreille l’air de Mozart que nous avions fait ensemble. Il a tressailli et tendu la tête comme à l’annonce d’une chose inespérée, puis a fermement battu la mesure avec le bras droit qui bougeait encore. J’ai serré son bras dans mes bras et j’ai continué à chanter. À la fin, j’ai posé la question habituelle entre nous : « Est-ce que j’ai bien chanté ? » Il a fermé les yeux. Je lui disais qu’il m’avait rendue heureuse, qu’il avait illuminé ma vie, que j’avais vécu pour de vrai avec lui, qu’il avait donné un sens à ma vie, que je n’avais jamais aimé que lui et qu’il serait toujours avec moi. Je lui disais que j’appliquais tous ses conseils de vérification – qui ont toujours été mon point faible, contrairement à lui – et aussi que j’avais acheté une laitue parce qu’il l’aimait particulièrement, et que comme ça, nous l’avions mangée ensemble. Il a alors tourné la tête vers moi. Un jour, une larme a coulé sur sa joue. Bientôt, il n’ouvrait plus les yeux. Sur la fin, il ne ressentait plus la douleur quand le docteur lui pinçait le doigt, et il respirait avec peine. Quand je lui parlais, il faisait des soupirs d’aise ou des inspirations profondes ou des toussotements. Je lui disais : « Je sais que tu m’entends. » Les médecins m’avaient dit que s’il se réveillait, ils pourraient tenter autre chose. « Réveille-toi, il faut que tu te réveilles, mon amour, si tu te réveilles, ça ira. Le cerveau a des possibilités qu’on ne connaît pas. » Le matin du 24 février, l’infirmier l’a retrouvé mort sur son lit. L’hôpital a prévenu sa fille, qui m’a téléphoné. Quand je suis venue, il était encore tiède. Pour moi, il n’était plus là.
Enterrement
Peu de monde à son enterrement : moi, les amis Adrian et Anne Lise, Élisabeth la fille de Tola, son mari, leurs deux enfants et une amie à eux inconnue pour moi ; son épouse Nina était dans une maison médicalisée depuis 2012. Il est enterré dans le caveau familial du cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois[7], dans l’Essonne, en France. Sa fille avait demandé au prêtre orthodoxe de chanter l’office en slavon près de la tombe, comme le veut la tradition, et elle et son amie faisaient les réponses. À Élisabeth qui lui disait que le cimetière était plein de célébrités, Anne Lise a répondu : « Maintenant, la plus grande célébrité du cimetière, c’est Serge Bassenko. » Élisabeth a fait un « Oui » qu’Anne Lise n’a pas su interpréter. Élisabeth nous a pris à partie d’un air gaillard : « Maintenant, il doit être allé poser ses questions à Dieu, hein, hein ? » Adrian a dit : « C’était un ami » et « Je continuerai à traduire ses œuvres » ; il m’a confié plus tard : « Heureusement qu’il y avait vous et Anne Lise comme amies, sinon j’aurais été bien seul. » Le mari d’Élisabeth a tenu à me montrer la tombe d’un danseur fameux, toute brillante de mosaïques d’or. Leur fille ricanait, et leur fils restait taciturne. À quelqu’un qui a essayé de le démolir à mes yeux, j’ai répondu : « Il est la plus belle chose qui pouvait m’arriver dans ma vie. »
Six mois plus tard
Six mois plus tard, je suis allée sur ta tombe. Je n’y étais pas allée depuis ton enterrement. J’ai eu l’impression… comme si tu m’appelais. Je suis venue. Je me suis assise au bord de ta tombe, et je t’ai parlé. J’avais apporté un épi de notre beau blé de la campagne, celui que tu aimais tant regarder. Je l’ai égrené sur le bout de terre visible qui couvre ton cercueil. Les grains de blé pousseront peut-être, comme j’espère que tu repousseras aussi. Si j’avais eu de l’eau de mort et de l’eau de vie, comme on dit dans les contes de ton pays, je t’en aurais versé, et tu serais revenu à la vie. Je t’ai parlé. Mais bien sûr, les tombes sont silencieuses à jamais. Elles sont le domaine des lézards et des araignées. Mais peut-être m’as-tu entendue quand même, peut-être que seulement tu ne peux pas parler. J’ai caressé en pensée ta demeure inerte. Je t’ai dit combien je t’aime et que je vis avec toi, même si tu as cessé toute apparence. Que je sais combien tu m’as aimée, et que tu m’as rendue heureuse. J’avais oublié de te dire que, même ainsi, tu donnes toujours son sens à ma vie. Avant de quitter le cimetière, je suis revenue te le dire. J’ai pris des photos de ta maison. Elle est entourée d’arbres et de verdure. Tu y es avec ta famille et tes amis russes. C’est toujours mieux que d’être avec des étrangers. Mon cœur est resté avec toi, et maintenant mon ombre est assise au bord de ta tombe, et attend que tu te réveilles. Ailleurs, il est resté quelque chose de moi, que je ne saurais nommer.
La tombe de Tola, au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, août 2013.°
PRÉAMBULE
Mon journal
J’ai toujours pensé que la mort était là et que les minutes qui passaient, passaient pour toujours. Vers les huit ans, le désespoir gonflait mon cœur, mais je me souviens que je me disais : « J’aimerais être comme les petits enfants, chaque jour ils ouvrent des yeux neufs sur le monde. » Plus tard, vers les dix-sept ans, j’ai dit à une amie : « Je vais fermer les yeux, et quand je les rouvrirai, j’aurai soixante ans. » C’est pourquoi j’ai toujours vécu à plein tous les instants, et que je n’ai pas de regrets, car avec mes moyens et les conditions du moment, j’ai fait ce que j’ai pu. Cette conscience s’est encore accrue avec toi, car je ne voulais rien perdre de toi, que ce soit par inattention, négligence ou fatigue. J’avais sorti toutes mes antennes, et je ne les ai jamais rentrées. Tu as été sous le feu de mes miradors toute notre vie. Tu le savais bien, d’ailleurs. Tu disais de moi que j’étais une vraie épicurienne, ne vivant que dans le présent. Et pourtant, moi qui n’avais jamais rêvé au passé, maintenant j’y pense, car mes souvenirs me parlent de toi. Suis-je si épicurienne que cela ? Pourtant, même quand on veut faire du bien à quelqu’un, on lui fait du mal. Ce n’est même pas volontaire, l’être humain ne sait pas faire autrement. Après coup, on se dit qu’on aurait dû faire ci, ne pas faire ça… Sans doute. Mais en ce qui nous concerne, le mal que l’on a pu se faire ne nous a jamais séparés, car la poussée vers l’autre était la plus forte et le mal n’entamait pas le fond, qui était toujours sincère et aimant. Alors, le mal n’avait aucune importance. Pendant mon adolescence, j’avais écrit un journal intime que j’ai tenu jusqu’à ton arrivée et même après. Je l’avais écrit pour celui qui devait venir, pour toi, pour que tu saches qui je suis, ce que je pense. Je ressentais que si tu savais tout de moi, il n’y aurait pas d’obstacles entre nous et que nous serions ensemble. Cela ne m’a même pas gênée que tu sois marié et que nous ne puissions pas avoir la vie naturelle que j’avais pensée. On ne peut pas demander à quelqu’un de ne pas vivre pendant quarante-cinq ans. Je t’ai pris en bloc, comme tu étais. Je t’aime plus que tout.
Nora en 1972, quelques mois avant notre rencontre.
Un caractère de cochon
Tola bébé et sa maman, en 1927. À droite, Tola enfant.
C’était un bel enfant, blond comme les blés, si maigre que sa mère craignait pour sa santé, la peau pâle, sa mère disait qu’il était « vert » (зелений en russe), de grands yeux noirs, doux et dévorants, un port délicat et pensif.
1935. Tola à huit ans.
Très nerveux et émotif, il était pourtant un vrai comédien. Il m’a dit être capable de simuler des colères terribles pour obtenir ce qu’il voulait, en se roulant par terre, en hurlant et tout. Sa mère le déclarait alors hystérique et lui donnait de la valériane sur un morceau de sucre pour le calmer, et comme il adorait ça, il faisait souvent des crises rien que pour en avoir. Une fois, il s’était amusé à minuter sa crise et l’avait stoppée net à la sonnerie du réveil qu’il avait programmée, puis s’était mis tranquillement à parler de choses et d’autres. J’ai expérimenté moi-même la profondeur de ses prétendues « crises » contre moi, car au même instant, les photos qu’il prenait étaient sereines et tendres. « Je ne me mets jamais en colère, jamais », affirmait-il. Bien entendu, personne ne le croyait.
Tola à sept ans, en 1934.
À huit ans, il a fait une déclaration solennelle à toute la famille[8] : « J’écouterai toujours avec une grande attention et beaucoup de respect tous vos avis et vos conseils » “et ceux des grandes personnes, car vous avez de l’expérience et vous savez beaucoup plus de choses que moi. Je vous promets que j’y réfléchirai.” « Mais à la fin, c’est moi qui déciderai, car ma vie est à moi. » Il annonçait toujours ce qu’il pensait, pour que les gens sachent. Et d’ailleurs, on avait rarement besoin de lui poser des questions, car il y avait déjà répondu d’avance. Ainsi, toujours à huit ans, il avait dit à toute la famille – qui étaient tous des Russes blancs émigrés qui ne pensaient qu’à la revanche et au retour dans leur patrie – que si les bolcheviques les avaient chassés de Russie[9] et avaient pris le pouvoir, c’était uniquement de leur faute, parce qu’ils n’avaient pas fait ce qu’il fallait avant. S’ensuivit un scandale épouvantable : « Bolchevique ! Tu n’as pas peur de Dieu ! De mon temps, les pères avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants ! », etc. Voici quelques photos à l’âge fatidique de ses huit ans, en 1935 :
Il avait un « grand-oncle » (ainsi appelé parce qu’il était l’aîné des trois frères, et pour l’opposer au « petit-oncle », le plus jeune), grand militaire de carrière en Russie, et qui était très impressionnant. Pour donner un exemple, au moment des bombardements de Paris pendant la deuxième guerre mondiale, alors que tout le monde courait aux abris, la famille était censée rester à table sans sourciller et continuer à manger et à converser comme si de rien n’était, avec comme argument que tant qu’on entendait siffler les bombes, c’est que ce n’était pas pour nous, celles qui étaient pour nous ne s’entendant pas ! Un jour, ils jouaient à faire des tours de magie, et le grand-oncle lui a dit qu’il allait lui jeter un sort s’il ne descendait pas de la table où il était. Tola est vite descendu et le grand-oncle lui a dit : « Ah ah ! Tu as peur ! » Et Tola a répondu : « Non, je n’ai pas peur, mais on ne sait jamais, ce n’est pas la peine de prendre de risque. » Le grand-oncle a eu l’air de penser que son neveu n’était pas si bête que ça. Il le surnommait volontiers « Murzilka », du nom d’un petit personnage amusant de contes russes pour enfants, aux jambes grêles, chapeau haut de forme et monocle, pédant, sûr de lui, inventif et élégant.
« Murzilka, c'est moi. »
Sa mère, comme toute mère russe, proposait et reproposait sans cesse à manger. Tant qu’on n’en avait pas repris, et plusieurs fois, elle reproposait : “Mange, mange, c’est bon.” Un jour qu’elle l’avait forcé à manger des macaronis alors qu’il n’en voulait pas, il a eu une crise d’appendicite et a dû être opéré. Par la suite, il lui opposait à chaque fois cet argument pour avoir la paix : “Non, l’autre fois, tu m’as obligé et j’ai eu une appendicite.” Il savait très bien que cela n’avait rien à voir, mais comme ça, sa mère ne l’obligeait plus.
Papa et maman en 1932. Tola avait cinq ans.
Quelqu’un a dit de lui qu’il était « interprétatif ». Si j’en juge par la petite anecdote suivante, il n’avait pas tort. Sa mère considérait que le dimanche était un jour consacré et lui interdisait donc de jouer du piano, ce qui ennuyait beaucoup Tola. Alors, il a négocié, argüant que le dimanche étant le jour du Seigneur, on pouvait jouer de la musique religieuse, du Bach par exemple. Il a obtenu gain de cause. Si, malencontreusement, il s’y trouvait mêlée quelque pièce profane... Quand il voulait jouer et qu’on lui disait de commencer par faire son travail, il répondait que son travail il pouvait le faire n’importe quand, alors que c’était maintenant qu’il avait envie de jouer et qu’après il n’en aurait plus envie... Notre ami Tomasin aussi, à propos de la débrouillardise de Tola à Venise, s’extasiait sur les « mille et un trucs de Bassenko » pour arriver à ses fins, et qui nous ont permis de mener à bien la plupart de nos entreprises.
Tola et sa maman, autoportrait, Verrières, 1942.
L’école a toujours été l’occasion de nombreux démêlés. Après l’intéressante instruction donnée par sa mère, il a commencé à aller à l’école française à l’âge de huit ans, chez les sœurs, qui hébergeaient des pensionnaires. Deux souvenirs lui sont restés. Le premier est celui de sa belle ardoise brutalement cassée par la maîtresse, une sœur catholique, parce qu’il ne répondait pas à ses questions. Comment aurait-il pu le faire, puisqu’il ne comprenait pas le français ? Le deuxième est celui que Tola a rapporté dans son roman Elle venait d’apparaître hors du bois. :
« Un matin, la maîtresse demanda : “Qui a fait pipi au lit cette nuit ?” Sans qu’il se fût passé ne serait-ce qu’une minuscule seconde, tous les doigts de tous les enfants de la classe s’étaient pointés vers un des enfants. Lequel, effrayé, ahuri, éperdu, tentait de pointer son doigt quelque part, au hasard, passant de l’un à l’autre de ses accusateurs, qui se mettaient alors à le huer. »
Un peu plus tard, en sixième, à cause de l’absence d’un prof, on l’avait installé dans une classe de grands, et il a reçu un des grands chocs de sa vie en voyant écrite au tableau l’impensable formule : « a + b = c ». Comment deux lettres pouvaient-elles être additionnées et en donner une troisième ? Cela ne pouvait pas être. Forcément, elles devaient représenter quelque chose d’autre. Au lycée[10], il n’était pas un élève très assidu, et manquait souvent les cours, au moins un jour par semaine, si je me souviens bien de ce qu’il m’a dit, pour des matières pas importantes. À deux mois du baccalauréat par exemple, il a eu droit sur son bulletin de notes à cette mention de son professeur d’histoire : « Ne sait rien et ne fait rien. Ferait aussi bien d’abandonner ses études. » À un autre professeur d’histoire, qui lui avait reproché de ne rien faire en cours, Tola avait rétorqué : « Je ne m’intéresse pas aux faits divers. »
Autoportrait : Tola, seize ans, assis à son bureau dans sa chambre, en septembre 1943.
“Ça avait commencé à m’énerver à l’école, parce qu’on nous parlait d’une période historique, puis d’une autre, ou on nous faisait lire des passages de ci, de ça ; ça ne se raccordait pas, on ne comprenait rien, pas de vue d’ensemble ni de continuité. J’ai voulu en savoir plus, lire les auteurs. Un jour, notre prof d’histoire, que je trouvais très gentil pourtant, nous a parlé de Napoléon d’une façon tellement superficielle que cela m’a fait réagir, et j’ai voulu savoir quel homme il était. Lorsque j’ai trouvé la correspondance complète de Napoléon chez un bouquiniste au bord de la Seine, je l’ai achetée et j’ai tout lu, 700 pages environ d’un grand livre. J’ai compris Napoléon : instable, intuitif, de bonnes idées, mais aucune hauteur de vue ; ça, je l’ai appris tout seul, pas à l’école. Mais tout ce que j’ai appris par mes lectures personnelles ne m’a pas servi en classe. Même au bac, en philo ; moi j’avais lu dans le texte tous les philosophes. L’examinateur m’a dit : Vous ne savez pas grand-chose, mais vous vous intéressez à ce que vous dites, et j’ai eu juste la moyenne, alors que j’en savais plus que lui[11].”
Au lycée Buffon, il avait régulièrement des conseils de discipline, et sans son prof de maths qui le défendait, M. Zeedvoog, qui sait s’il n’aurait pas été renvoyé. Aux conseils de discipline, il se présentait en uniforme de l’armée russe avec salut militaire russe et se tenait debout sans un mot, raide comme un piquet. Il faut préciser que l’établissement était français et que c’était pendant la guerre. En 1942 il avait quinze ans. Sa mère a été convoquée par le proviseur qui se plaignait en particulier que Tola ne baissait pas les yeux quand on le réprimandait – à quoi elle a répondu qu’on ne lui avait pas appris à le faire… Il faut dire que dans la tradition militaire russe, quand on se faisait injurier comme du poisson pourri par son supérieur, on devait le regarder droit dans les yeux pendant tout ce temps.
Un homme infatigable
Il était littéralement infatigable. D’abord il dormait quatre heures par nuit, et trouvait le moyen de se réveiller systématiquement pour réfléchir à quelque chose. Ses amis s’endormaient pendant ses discours nocturnes. (Moi, non, j’avais, paraît-il, d’après le cardiologue, « un bon petit cœur droit ».) Le cardiologue de l’Institut national des sports, qui lui avait fait passer un test d’effort à quarante-cinq ans quand Tola avait voulu reprendre le sport, lui a même dit qu’il devait dormir au minimum six heures par nuit, quitte à rattraper à la fin de la semaine, mais que quatre heures, c’était carrément dangereux. Tola a scrupuleusement suivi son conseil. Comme lui a dit ce cher cardiologue : “Vous ne sentez jamais la fatigue ; votre entourage, si [je confirme !]. Vous avez un cœur de vainqueur olympique. C’est comme une voiture de sport : au ralenti, elle cahote, et quand elle est en effort, elle tourne comme une horloge.” Le jour où il a fait un fractionné sur le stade – plusieurs fois 400 mètres à toute allure avec des pauses d’une minute allongé par terre –, le lendemain, il a dit : “Oh, je me sens tout drôle… c’est ça, quand les gens disent qu’ils sont fatigués ?... C’est la seule fois de ma vie où j’ai senti la fatigue.” Inutile de dire qu’il adorait les grimpettes à vélo et les sprints sur 100 mètres. Il faisait des temps présentables, d’ailleurs. Au lycée, sans entraînement, crampons ni starting-blocks, le 100 mètres en 12’’ 2. À soixante ans, le 400 mètres en 1’ 14. Il courait aussi le 1 500 mètres et le mile, mais je ne sais plus ses temps. Je me souviens d’une fois où il avait voulu que je le chronomètre sur 1 500 mètres, mais à l’arrivée je me suis aperçue que le chrono s’était arrêté en cours de route, j’ignore pourquoi. Complètement désappointé, il a décidé de courir “exactement pareil” une deuxième fois ! Après quoi, il a fait un 400 mètres, puis un 100 mètres et c’est comme ça qu’il s’est claqué le tendon d’Achille… Le cardiologue lui avait bien dit qu’un jour ses tendons lui diraient « Merde ! » Nous courions aussi sur les routes à la campagne, des 5 000 mètres, au milieu des prés et des vaches, et par n’importe quel temps, qu’il pleuve ou qu’il neige, et même en bottes ! Grâce à quoi nous pouvions garder le rythme des photos, par exemple, et du reste. Nous jouions aussi au tennis, pas de match, car les points ne nous intéressaient pas, mais des balles, les plus fortes et les plus difficiles possible. Un jeune un jour s’est approché et a demandé : « Comment ça s’appelle, ce que vous faites ? » D’autres levaient le nez et disaient : « Nous, on joue sérieusement. » Il aimait les mesures, et nous avons chronométré nos services. À ma grande surprise, les siens étaient plus rapides que ceux des champions de l’époque, plus de 200 km/h à soixante ans. Et quand il avait dormi neuf heures, malgré que « je jouais plus fort qu’un homme » aux dires de certains, ce n’était pas la peine que je me présente sur le court, je ne voyais même pas passer la balle.
Tola sur le court, 1983.°
Dans la vie de tous les jours, cela donnait à peu près ceci : sur le pas de la porte, à peine il avait dit qu’il était prêt – même si je n’avais pas encore mis mes chaussures, ni éteint le pick-up, ni pris l’argent, ni fermé les fenêtres, ni rangé le téléphone – pendant tout ce temps, il m’attendait sur le palier, jouant méticuleusement avec ses clés. Avec lui, il n’y avait pas une minute, je dis bien une minute, de repos : toujours tendu, toujours l’esprit occupé à quelque nouvelle pensée, déjà à ce qu’il y avait à faire. Il ne supportait pas de perdre une milliseconde de son temps, ni de celui des autres, sans raison solide. Ne parlons pas de jouir de la douce oisiveté des vacances : il avait trouvé le moyen de préparer pendant les vacances d’été en famille un certificat d’astrophysique sur la plage parce qu’il s’ennuyait... Et paradoxalement, parfaitement disponible à tout moment pour quiconque, quoi qu’il ait été en train de faire.
Un emmerdeur
Il ne tenait pas en place, au propre comme au figuré. Et aucune place n’était faite pour lui : ou trop petite, ou inadaptée. Il débordait sans cesse des limites, qu’il ne considérait pas, depuis les questionnements philosophiques des standardistes de la Poste jusqu’aux homériques engueulades avec les directeurs de SAMU, entre autres choses. Un jour je lui ai dit : « À t’écouter parler du point de vue des autres, je me rends compte que la vie est impossible avec toi : on ne peut pas aller acheter une baguette sans soulever des problèmes de fond ! » C’est que son point de vue venait d’ailleurs et sortait des cadres établis. Il cherchait ce que pensent les hommes et pour cela, les poussait à bout. Des provocations passionnées, parfois fracassantes, car « il n’y a pas d’autre moyen[12] », m’a-t-il confié un jour d’une voix triste, les yeux au sol. À la mort de Tola, Élisabeth et d’autres m’ont dit : « Et avec qui je vais m’engueuler maintenant !? » et Anne Lise : « Tout est rentré dans l’ordre. » Comme si on avait le sentiment que certains dépassent tellement la norme qu’ils semblent en dehors de la condition humaine. On lui reprochait de manier le paradoxe, de chercher la gloriole, de vouloir prouver à toute force qu’il avait raison, et lui : « J’explique, je dis la vérité, tant pis si c’est mal interprété, c’est mon travail[13]. » J’ai souvent été étonnée de la violence des réactions à ses questions : curiosité, affection, intérêt, reconnaissance, souvent ; mais aussi méchanceté, mépris, peur, haine. Que leur montrait-il donc d’eux-mêmes qu’ils ne pouvaient supporter de voir ? « Et qui sont vos ennemis ? » lui a-t-on lancé une fois. « Tout le monde, quand je demande quelque chose de raisonnable[14]. » Et moi je dirais : tout le monde, quand il demande une remise en cause.
Un homme qui doute
Pourtant, il ne cherchait pas à imposer ses opinions. Comment aurait-il pu le faire, lui qui n’en avait pas et pouvait en changer comme de chemise ? D’autant que pour lui, « Toute pensée est parfaite. Les pensées sont infinies et toutes différentes[15]. » Il cherchait surtout à en discuter, car il n’était jamais sûr d’avoir raison. Au reste, si on lui opposait un argument valable, il abandonnait instantanément ses positions. Ainsi, quand nous avons contacté les éditeurs, dans les années 1980, il annonçait qu’il voulait publier un livre de 6 000 photos – car il croyait à l’effet produit par le nombre –, ce qui était complètement impossible à l’époque, vu les prix de la photogravure et du papier, il le savait. On lui en a proposé 400, 500, et en couleurs, ce qui était énorme ; d’ordinaire c’était 150, 200, parfois 300 au mieux. Et il a été très étonné que les éditeurs ne cherchent pas davantage à le faire changer d’avis, malgré leur grand désir de publier : « Venise de rêve – Venise de mort[16] – C’est impressionnant – Je n’ai pas de mots – C’est dommage que le monde ne voie pas ça – Revenez quand vous voulez, je vous édite tout de suite », etc. Un seul a réussi, en une phrase, Franco Maria Ricci des éditions FMR. Il lui a dit : “Vous voulez 6 000 photos, vous voulez que ça fasse beaucoup. Faites mille, c’est un beau chiffre, mille ça fait beaucoup.” Tola a songé une seconde en penchant la tête de côté, puis il a acquiescé, et n’a plus jamais reparlé des six mille. Pour sa part, il était avide de conseils et s’informait absolument sur tout, même sur ce qu’il savait déjà, à mon grand étonnement. Je me souviens d’un petit dialogue amusant avec un amateur de photos :
“Tola – Je suis embêté pour prendre des photos dans les sous-bois, c’est sombre. L’amateur (d’un air d’évidence) – Bien sûr vous avez votre trépied. Tola (d’un air entendu) – Bien sûr[17].”
Ce n’était pas vrai du tout. Mais depuis, Tola a pris son trépied pour les photos de jour !
Tola, sans son trépied ! avril 1982.°
Mais l’inverse n’était pas toujours vrai, les gens ne paraissant pas à l’affût de la nouveauté. Une fois par exemple, il a eu le malheur de suggérer une amélioration à apporter à la fabrication d’un outil, on lui a rétorqué avec mépris et colère : « Ça fait trente ans que je fais des tarauds ! », phrase qui est restée célèbre dans nos annales. Et en effet, l’expérience a montré qu’en général,
“les gens tombent toujours d’accord sur ce que je critique, quand cela les arrange personnellement. Dès que leur problème est passé, ils ne sont plus concernés et me donnent tort, prétendant que je suis fou ou que je cherche la petite bête. Si je leur explique quelque chose qu’ils ne savent pas et qui leur manque, au lieu d’être heureux d’en profiter, ils m’en veulent et se fâchent[18].”
“Est-ce que je suis fou ?”
Intellectuellement, Tola a toujours été à l’affût, cherchant le fin mot de tout, frénétiquement curieux de tout. La recherche le stimulait car elle le lançait vers tout ce qui est possible, encore à découvrir, l’aventure, la création. À l’inverse, le résultat est une fin par définition, la recherche a abouti, elle n’apportera plus rien et tout s’arrête là. Il s’inquiétait parfois de ne plus être capable de prendre de photos, de ne plus savoir quoi écrire, voire de perdre la raison. Mais, intellectuellement seulement. Car au fond de lui-même les choses venaient dans une imperturbable sérénité. D’ailleurs, à qui un créateur peut-il raisonnablement demander des réponses, sinon à lui-même ? Comment s’assurer de la vérité, alors qu’on veut réfléchir par soi-même et non à travers la liste des pensées existantes ? Intellectuellement, où se trouve la garantie qu’on est dans le vrai ? Parfois il nous prenait à témoin : Le trouvions-nous orgueilleux ? mégalomane ? fou ? Adolescent, déjà, il avait pensé à l’éventualité de la folie et avait décrété que si un jour il était seul de son avis, cela voudrait dire qu’il était fou. Plus tard, ce critère ne lui a pas semblé aussi bon, car à ce compte-là, la majorité des grands hommes seraient fous. Mais, au fond, dans l’éventualité où tous seraient effectivement fous, Tola préférait être fou aussi, car les hommes normaux se satisfont de la vie donnée par la nature – manger, dormir, s’amuser – et ne s’inquiètent pas d’autre chose.
Des livres ou des CD ?
Pourquoi finalement ne pas avoir publié un livre de photographies ? Nous avions en effet contacté toutes les plus grandes maisons d’édition du monde entier (seuls les Japonais n’ont jamais répondu), mais Tola trouvait qu’ils n’y connaissaient rien en papier, photogravure, impression et reliure, lesquels étaient ordinaires. Et c’était : « Mlle Machin, qui a son BTS[19], va faire la mise en page. Alors : une photo par-ci, une autre de travers… ! » singeait-il. Lui voulait faire à son idée, une photo par page en belle page, sur du papier chiffon, avec une reliure en viscose et une impression à 1 200 points au pouce (et non 300 comme les livres d’art habituels). Nous avions été voir tous les fabricants de papier et avions trouvé près de Florence un papier chiffon exceptionnel et pas très cher dans un moulin qui fabriquait aussi le papier-monnaie de la république Italienne ; un photograveur à Vérone avait imprimé des essais sur ce papier à 1 200 points au pouce avec une précision et une finesse remarquables ; un imprimeur à Trévise et un relieur au sud de Limoges étaient d’accord de le faire. Il faut ajouter que nous étions très documentés sur le sujet, ayant passé un an à la bibliothèque de l’École Estienne à Paris pour étudier les caractéristiques techniques des papiers, encres, procédés d’imprimerie, etc. ; un an à l’École des orphelins d’Auteuil pour apprendre la typographie ; un certain temps à la célèbre imprimerie Firmin Didot en Normandie, etc. Nous avions même fait les maquettes et l’imposition, comme on dit dans le métier, pour l’impression et la reliure. Mais les éditeurs avaient leurs habitudes, leurs fournisseurs… C’est ainsi que nous avons décidé de faire des Cd-rom nous-mêmes et comme nous le voulions. Et nous en étions très contents, d’autant que la luminosité et le rendu des couleurs sont incomparablement meilleurs à l’écran que sur le papier. Epson venait justement de sortir un scanner grand public, mais qui avait toutes les caractéristiques d’un scanner d’imprimerie professionnel, sauf la vitesse, le Perfection 1200. C’est avec lui que nous avons scanné près de 7 000 photos à 1 200 DPI pour réaliser cinq Cd-rom de photographies[20] : deux sur Venise – de 1 000 et 1 800 photos – deux sur la campagne française – de 1 600 et 1 800 photos – et un sur le Friul italien de 300 photos, sans compter un joli petit Cd-rom de personnages, inédit.
De l’air…
Il aimait les prairies où il n’y avait pas de chemin, où l’on peut aller où le vent vous porte, sans doute comme dans les immenses plaines de ses lointains ancêtres les Mongols et les Vikings, ou comme dans ses contes russes où le héros devait aller par-delà le « trois fois neuvième pays », « là où les yeux regardent ». Il se serait très bien vu pasteur, de rennes, d’élans ou autres bêtes à cornes, et dans un pays au froid sec où il faut s’emmitoufler dans des fourrures. La seule phrase qu’il ait affichée au mur de notre salon était tirée du Tao Té King de Lao Tseu, livre qu’il aimait profondément, parce qu’« il faisait penser » sans barrières : « La voie qui peut être tracée n’est pas la voie. » À ceux qui critiquaient les jeunes parce qu’ils ne savaient pas quoi faire plus tard, il répondait : « Moi, je n’ai jamais su et je ne sais toujours pas. » Dans ses photos, la terre court à perte de vue, accueillante et offerte.
Urly, en Bourgogne, juin 1986.
Il cherchait un endroit où vivre. Comme il disait : “Je fais des kilomètres et des kilomètres pour trouver un coin et m’y fixer. Je ne suis pas un voyageur, si je vais quelque part, c’est pour m’installer[21].” L’amitié seule pouvait lui donner sa maison. Ses photos montrent en long, en large et en travers tous les petits coins où il se sentait bien et où il aurait aimé vivre avec des amis. Ainsi, il avait mis comme légende à bien des photos de Venise : A casa mia la xe cussì, en vénitien ; c’est-à-dire mot à mot : « Chez moi c’est comme ça ».
Voici ce que dit le héros de son roman Il pleut. Venise en 1973 :
« Lorsque je suis arrivé ici [à Venise] pour la première fois, j’ai eu la sensation de découvrir un monde... […] Je suis dans une maison, une grande maison, mais une maison. Derrière les fenêtres, ce sont les personnes d’une même famille ; les grands couloirs – les cali, les rii – me mènent d’une personne à l’autre. Et si je veux que le ciel me serve de toit, des salons, petits et grands – campi et campieli – invitent mes amis à me rejoindre. Oui, je sais à présent, c’est tout cela, esser soto la chioca[22]. »
Et celui de son roman sur la fin des paysans Il faut que je sois un homme. :
« J’aime marcher sur l’herbe irrégulière des prés. Le pied se pose sur une motte familière, et non au hasard comme sur une route. Ma petite ville n’est pas grande, et les prés ne sont pas loin, cependant ici je ne sens pas de frontières. Nous passons d’un pré à l’autre, et j’ai le sentiment d’être dans une grande maison, et d’aller d’une chambre à l’autre. Mais dans une chambre, on ne trouve que des outils, et une décoration. Ici, c’est la vie qui meuble chaque pré. »
Souvenirs
Nora dans un champ de maïs, la Puisaye, août 1981.
Il y a quelque chose de terrible à rassembler sur un papier tous ces souvenirs d’un homme qui était en pleine vie, et dont il ne reste que des images ou des écrits. Comme si les mots s’emparaient avec leur odeur de carton d’un flux bouillonnant et emporté. Comme si le portrait devenait celui d’un personnage. Mais la force de son âme était si grande qu’elle explose dans ses œuvres. Et même moi qui les connais par cœur – puisque j’ai passé des heures à choisir et scanner les photos avec lui et à les retoucher ; que j’ai discuté de ses livres, participé à la rédaction et corrigé ses textes – même moi qui les connais par cœur depuis quarante ans, chaque fois que je reviens dessus, j’ai le souffle court et je tombe en arrêt. Tes photos m’entraînent dans un vrai monde, habité par des vrais hommes. Et les phrases de tes livres répondent à mes questions et m’apaisent. Et de combien de signes les as-tu parsemés, où je reconnais l’écho de nos conversations ou de tendres prévenances. Tu n’es pas mort complètement, car ce que tu as laissé est plein de toi. C’est seulement que notre maison ne déborde plus du chant fougueux de tes paroles et de la chaleur de ta vie.
L’AVENTURE PHOTOGRAPHIQUE
VENISE
Deux mois après avoir fait connaissance, il devait passer à Milan pour du travail et il m’a proposé d’aller à Venise puisque ce n’était pas loin et que j’étais du coin. Le jour dit, j’ai pris mon sac à main et nous sommes partis en voiture. Finalement il n’est pas allé à Milan et il a découvert Venise, où j’étais déjà passée une fois. Voilà son arrivée[23] :
« Avant d’aller à Venise, je n’en savais pratiquement rien. Je me souviens de mon visiting tour de la ville – projet assez amusant, à vrai dire. J’avais décidé d’arriver de nuit – parce que j’aime la nuit – de faire le tour de la ville et de passer sur le Pont des Soupirs... en voiture. La réalité a été quelque peu différente. D’abord, j’ai dû laisser la voiture dans un endroit impossible à définir. Puis, voguer sur une eau d’un noir d’encre, craignant à chaque instant de couler. La nuit était noire, tout alentour était si noir, seules quelques pauvres lumières luisaient çà et là.
Le pont du Rialto, mai 1978.
En descendant sur le quai, je me suis précipité dans des ruelles et après un moment, j’ai débouché sur la Place St Marc, sans même oser lever les yeux, tellement j’étais effrayé. De nouveau, j’ai couru vers les ruelles et me suis finalement arrêté auprès d’un pont. Je me rappelle le canal – si sombre, silencieux et tendre – et la pensée qui m’est venue : Venise est une ville où on peut pleurer. »
Nous avons passé toute une après-midi sur les deux jours du séjour, à discuter dans un café près du Rialto. En nous promenant, il a dit d’un air timide : « La prochaine fois, j’emmène mon appareil photo ? » J’ai dit : « Oui, oui » et in petto j’ai pensé : « Encore des photos souvenirs ! » La fois suivante, il a pris une bobine noir et blanc. Quand j’ai vu les photos, j’ai été émerveillée. Voici cette première bobine de Venise, en octobre 1973 :
Rio de La Fava.
Nora à La Fava.
Rio de La Fava.
Ponte Storto, Rio de San Provolo.
Rio dei Greci.
Nora. Nous étions attablés dans un café, et depuis un petit moment, Tola trifouillait son Contax, faisait des mises au point à droite et à gauche… Soudain il m’a centrée et a pris cette photo !
Rio Santa Maria Formosa.
Rio de San Severo.
Rio dei Baretteri.
Rio de San Lorenzo.
Rio de l’Osmarin.
Rio dei Greci.
Il avait abandonné la photo depuis plusieurs années. Pourtant, il avait commencé très jeune à en faire. Quelques photos avec l’appareil d’un ami de la famille. Et son grand-oncle lui avait offert un Vest Pocket Kodak.
“C’est ma première photo”, m'a dit Tola. Elle a été prise avec son Vest Pocket Kodak, à Salies-de-Béarn, probablement en 1934.
À l’âge de seize ans, Tola avait ainsi photographié son sapin de Noël d’une étrange façon. Il avait installé l’appareil dans la pièce, qui était assez sombre ; puis il avait déclenché et attendu « en regardant la pellicule s’impressionner » – qui était invisible dans sa boîte, bien entendu. « Quand j’ai vu que la photo était venue, j’ai arrêté. » Voici la photo, elle est parfaitement posée. :
Le sapin de Noël, janvier 1943.
Cette sûreté ne l’a jamais empêché de me former pour lui indiquer les ouvertures et les temps de pose, et de les exiger de moi systématiquement : il tenait à être contrôlé dans tout ce qu’il faisait, et non seulement demandait toujours conseil, mais exigeait les avis et les commentaires. Une fois, un ami nous a prêté une cellule. Pour chaque prise de vue, il me demandait ce que disait la cellule. Quand il était d’accord, il disait : « Ah, oui ! tiens, elle est juste. » Quand il n’était pas d’accord, il disait : « N’importe quoi, cette cellule ! » C’était assez amusant. En 1943, à l’âge de seize ans, il s’était arrangé pour s’éloigner de ses copains de la colonie où il passait ses vacances près de Poitiers, pour faire une “vraie photo” : le village de Montamisé.
Le village de Montamisé en août 1943.
Il prenait des photos souvenirs de ses copains, de ses copines, du cerisier de la maison de campagne aux Clayes-sous-Bois, des endroits où il passait ses vacances, de son lycée, de son chat, des coins qui lui plaisaient, de sa famille. Mais peu à peu, il avait abandonné, car ses photos n’intéressaient personne.
Le Trou Moreau près des Clayes-sous-Bois, septembre 1950.
La fois suivante, à Venise, il a essayé quelques photographies de nuit en posant l’appareil sur le parapet d’un pont. Mais la photo était tremblée, malgré le déclencheur à retardement. Il s’est résolu à apporter son petit trépied, déglingué et trop bas. Pourtant, c’est avec ce trépied, sur une pellicule d’essai, la Recording Kodak, qu’il a pris peut-être la plus belle de ses photos, celle du Pont des Soupirs de nuit.
Le Pont des Soupirs, Venise, 1974.
Pour cela, il m’avait envoyée demander au restaurant bondé qui illuminait tout l’avant-plan s’ils voulaient bien éteindre un instant les lumières. Ce que les gentils Vénitiens de l’époque, y compris les clients qui dînaient, ont tout de suite accepté de faire avec une chaleureuse cordialité. C’était la dernière photo de la pellicule, et la dernière pellicule du voyage, nous partions le lendemain matin, il n’aurait pas pu la doubler. Elle était parfaitement posée. Ensuite, nous sommes retournés régulièrement à Venise pendant vingt ans, à raison de trois séjours de deux ou trois semaines par an, de 1973 à 1989.
Les conditions techniques
Les pellicules
Il avait toujours fait des photos noir et blanc, avec une très belle pellicule, la Peruz, qu’il a beaucoup regrettée par la suite, car elle n’était plus fabriquée. Elle avait des blancs immaculés, des noirs profonds et un dégradé de gris très doux. C’était une pellicule qui avait une épaisse couche d’argent. Il n’a jamais retrouvé l’équivalent lorsqu’il s’est remis à photographier. Il refusait la Kodak noir et blanc, comme trop piquée et trop dure, et l’Ilford (HP4, HP5 et plus tard HP5+) lui paraissait grise et terne, mais c’était la moins mauvaise et ce fut sa pellicule de base car elle était douce et granuleuse. Pour le plaisir, il a fait quelques photos avec de l’infrarouge HIE noir et blanc de chez Kodak, qui avait un rendu poétique,
Le Grand Canal à l’infrarouge, Venise, 1975.
ainsi que quelques microfilms Kodak.
La Piazzetta à Saint-Marc, avec l’église San Giorgio Maggiore au fond, pellicule microfilm, Venise, 1976.
Il n’a utilisé de pellicules couleur que bien plus tard, et après bien des essais. Les premières pellicules couleur datent de mai 1975. Au début, c’étaient des négatifs, comme les noir et blanc, mais très vite il est passé aux pellicules diapositives. Ses critères étaient les mêmes que pour les noir et blanc :
« Je n’ai jamais utilisé de pellicules couleur professionnelles parce que j’aime les effets flous et pastel. Aussi, j’ai préféré les Kodak EH et ED 200 ASA pour la lumière du jour, les EHB et ET 160 ASA pour la nuit[24]. »
Ciel de Bourgogne, décembre 1981.
Les appareils
Pour les appareils, il a utilisé son Vest Pocket Kodak (VPK 127, modèle B, avec objectif Kodak de 6,3 mm) au moins jusqu’en 1950.
Vest Pocket Kodak.
Une copine lui prêtait parfois son Foca Sport (objectif de 45 mm). Il a même fait quelques photos à l’Instamatic, dont l’objectif était en plastique, et les a jugées dignes d’entrer dans ses Cd.
Une de ses photos prises à l’Instamatic, Rio Widman, Venise, 1980.
. Mais son appareil à lui, c’était le Contax 1 Zeiss, qu’il aimait par-dessus tout. Fabriqué à Jena en Allemagne de l’Est, il datait de 1930 et était le premier appareil à rideau métallique. De plus, il avait la pose, et montait jusqu’au 1/1000 de seconde, ce qui était un exploit pour l’époque. Il s’enorgueillissait d’un télémètre à l’or extrêmement précis, qui superposait deux images : une rose et une verte, et qui donnait le millimètre à cinq mètres.
Le préféré des Contax 1 Zeiss de Tola, dit « le U » d’après son numéro de série, avec son objectif de base, le 1/2,8, qu’il avait baptisé « le bon 2,8 » quand il a eu d’autres 1/2,8. Ce sont l’objectif et le Contax de sa jeunesse, avec viseur près du mot « Contax ». Des appareils plus récents avaient le télémètre à cette place et le viseur vers l’extérieur.°
Mais surtout, il possédait des objectifs à baïonnette merveilleux : aucune distorsion sur les bords, une douceur et une précision sans égales, aucune dominante dans les couleurs. Ainsi, les labos professionnels lui demandaient-ils quel filtre il pouvait bien utiliser pour être le seul à avoir de la neige blanche ! Et pourtant, les pellicules couleur n’existaient pas en 1930. De plus, les objectifs – Tola ne voulait utiliser que des objectifs de 50 mm, car « c’est la focale de l’œil » (en moyenne) – étaient tous faits main et, de ce fait, avaient chacun un rendu personnel. Nous les choisissions en fonction du temps, de l’atmosphère, de l’humeur. Il y avait « le sérieux », « l’éclatant », « le beau », « le simple », « celui qui faisait dessin au crayon », « le dur », « le piqué », « le tendre », « le joli », et même « le cabossé »... des 1/2,8, 1/3,5, 1/2 et 1/1,5. Il en avait onze, ainsi que onze appareils, tous achetés pour une bouchée de pain à des foires à la photo, car ils ne marchaient pas et n’intéressaient que les petits collectionneurs. Quand je l’ai connu, il ne possédait qu’un seul Contax (celui de la photo), acheté dans une boutique du boulevard Beaumarchais à Paris quand il était jeune, équipé d’un 1/2,8, objectif qui a toujours gardé sa préférence. Il l’avait longtemps regardé dans la vitrine, puis s’était finalement décidé à l’acheter, car à ce moment-là, il coûtait cher. Cet appareil a été l’appareil de base de toutes ses campagnes photographiques. Enfin, esthétiquement, le Contax était une réussite : proportions harmonieuses, cuir véritable, dernière laque de Chine fabriquée en Europe (trente couches passées au doigt), pièces métalliques en nickel. Rien à voir avec son concurrent de l’époque, le Leica ! assez laid et mal proportionné il faut bien le dire, et dont l’objectif, bien que très joli et très doux, n’avait malheureusement que ce seul et unique rendu. En 1930, le Contax valait le prix d’une voiture Mercedes.
La restauration des Contax
Son premier Contax barrait parfois le bas de la photo d’un voile clair, la rendant quasiment inutilisable. Les réparateurs ne savaient pas quoi faire. Il a alors pris contact avec des professeurs de l’École polytechnique, de l’École normale, le laboratoire d’études et de recherche de chez Thompson… Tout le monde séchait. Le problème était ardu. Le Contax avait deux rideaux métalliques qui descendaient verticalement l’un après l’autre avec une petite fente, pour laisser passer la lumière qui impressionnait la pellicule, et à des vitesses différentes selon ce qu’on avait choisi. Ils glissaient le long de deux rubans et étaient actionnés par deux ressorts de côté pour le rideau du haut, et un ressort central très compliqué pour le rideau du bas : il s’enroulait autour d’un axe puis revenait sur lui-même, et c’était la septième spire du dessus qui cédait et n’avait pas la force de tirer régulièrement le rideau. C’était proprement un défaut de conception de l’appareil, lequel en fait, était un prototype.
Les deux rideaux métalliques sont reliés par les deux rubans de côté, lesquels glissent dans une fente du rideau du bas et viennent se fixer de chaque côté du tambour du bas, ici désolidarisé du rideau. Ce tambour contient les deux ressorts de côté qui ramènent le rideau du haut, et le fameux ressort central à double enroulement qui vient au milieu et ramène le rideau du bas. Les trois ressorts qu’on voit en bas de la photo sont de notre fabrication.°
Un exemple des mécanismes compliqués du Contax, la minuterie qui règle les vitesses de prise de vue. Il y a davantage de roues dentées à l’intérieur des deux plaquettes de laiton qu’au-dessus, et les deux dents qui en haut partent vers la gauche vont s’insérer dans le bouton d’armement pour régler l’une, les vitesses lentes (pose, 1/2 seconde, 1/5, 1/10) et l’autre, les vitesses rapides (1/25, 1 /50, 1/100, 1/200, 1/500, 1/1000).°
Bref, il s’est pris par la main et a cherché tout seul quelle formule il pourrait bien inventer pour résoudre le problème. Il avait derrière lui des études scientifiques, entre autres, mais il a cherché pendant un an, et a fini par découvrir la solution. Tout heureux, il a rappelé Thompson pour leur faire part de sa trouvaille, pensant qu’elle pourrait leur servir, puisqu’ils avaient eu le même problème et ne s’en étaient pas sortis. Ils lui répondirent que la question avait été classée, et que cela ne les intéressait plus de le savoir. Leur absence totale de curiosité a laissé Tola sans voix. Il fallait tout de même dénicher un fil d’acier de l’époque du Contax, car les aciers modernes avaient des caractéristiques qui ne correspondaient pas à l’effort demandé et ne pouvaient convenir. Coups de téléphone, démarches… Et voilà qu’au fin fond d’un atelier de cordes à piano parisien, un artisan avait conservé des rouleaux de fil d’acier vieux de vingt ans dont il n’avait plus l’usage ! Nous nous précipitons, et ça a marché ! Mais comment avons-nous fabriqué le ressort ? Je raconte tout cela pour donner un exemple de l’audace et de la ténacité de Tola. Tous ces travaux ont duré cinq ans pleins, entre étude des mécanismes, calculs, réglages, refabrication des pièces défectueuses et reconstruction de l’ensemble. Il ne les aurait jamais entrepris par « passion », comme les gens se l’imaginaient souvent, car il n’aimait pas la photographie en tant que telle et encore moins le bricolage, mais c’est à cause des merveilleux objectifs Zeiss Jena, sans équivalent sur le marché, et dont j’ai déjà parlé. D’habitude, Tola rechignait aux choses manuelles, les abandonnant aux autres et préférant la théorie. Mais il a fait une exception de taille pour le Contax, vissant, dévissant, etc., et surtout seul capable de reformer les tôles délicates au-dessus desquelles passait la pellicule de façon à ne pas la rayer. Atavisme ? Son arrière-grand-père en Russie faisait des icônes, il fondait et travaillait finement l’or et l’argent pour créer les draperies, les auréoles et les fonds qui entouraient les visages sacrés.
Tola, la loupe à l’œil, en train de reformer une tôle du Contax, Versailles, 1986. Sur la table, quelques outils et un bout du Contax démonté.°
Au début, nous donnions à réparer à des réparateurs d’anciens appareils photo. L’un d’eux par exemple nous a mis en garde par-dessus tout de ne jamais tenter de démonter le bouton d’armement, car « le ressort va vous sauter à la figure, avec toutes les pièces, et vous ne les remonterez plus jamais ! » Une nuit, l’appareil sortant de chez le réparateur, nous prenons la première photo du voyage à Venise et crac ! le bouton d’armement se bloque avec un craquement sinistre dans le silence profond de la nuit. Impossible de le réparer sur place malgré toutes nos recherches de réparateurs. Par bonheur, nous avions un deuxième appareil, qui a tenu le coup jusqu’à la fin du voyage. Ce jour a marqué la fin des réparateurs, qui ne comprenaient pas comment marchait le Contax, et le début de notre colossale entreprise. Nous avons constitué un dossier de « réparation » épais de plusieurs centimètres, avec tous les dessins des pièces internes, les plans d’assemblage, les méthodes et les principes de remontage. Et pour donner une idée, simplement afin de nettoyer l’appareil (à l’alcool chaud) et l’huiler (à l’huile de pied de mouton trouvée en Suisse), sans aucune panne, il fallait soixante heures ! Il y avait onze appareils… avec des pannes. La table du salon – une planche en contreplaqué de 2,50 m sur 1,50 m posée sur des tréteaux, que nous avions achetés pour classer les photos en vue de l’édition, et garnie d’une nappe que j’avais cousue – était couverte pendant tout ce temps-là, de coupelles contenant les petites pièces, rondelles et autres vis. Mais, pour en revenir à notre histoire de ressort central du rideau, expansif comme il était, Tola avait évoqué son problème au caissier d’une bijouterie où nous passions par hasard pour acheter des piles, et il s’est trouvé que ce caissier n’était autre qu’un artisan horloger restaurateur de pendules anciennes. Celui-ci a installé son tour d’horloger chez nous et construit l’outil nécessaire pour fabriquer le fameux ressort central, et prêté ses mains, son savoir, son temps et son amitié pour la réalisation de bien d’autres pièces. Moi non plus je n’ai pas été en reste, d’ailleurs, et j’ai mis mes compétences dans l’affaire en tournant tous les ressorts à la main… Tant d’autres victoires jalonnent cette aventure. Les rubans qui tiraient les rideaux ont été refabriqués sur le modèle exact des rubans d’origine – sans lesquels ils ne marchaient pas – par un tisserand de Lyon, qui a bien voulu monter un métier spécial pour le faire. Le presseur, petite plaque métallique qui appuyait la pellicule derrière l’obturateur, rayait la pellicule au passage, comme tous les presseurs de l’époque. C’est le professeur d’une école d’optique de Morez dans le Jura, qui polissait ses verres avec une espèce de suspect tissu pelucheux, le Pellon, qui a suggéré de le coller sur le presseur, dotant ainsi le Contax du seul presseur au monde qui ne rayait pas ! Et puis les télémètres, recouverts d’une fine couche d’or, qui s’était ternie avec le temps : un professeur de l’école d’optique de Paris les a donnés à redorer à la cloche sous vide à ses élèves en tant qu’exercice, et nous avons eu des télémètres aussi nets sinon meilleurs que ceux d’origine. Et puis le programme que Tola a fait à la calculette, qui me détaillait toutes les étapes du développement des photos noir et blanc que je faisais à la cuve Patterson, et ne laissait active que la touche indispensable à l’étape suivante : ainsi je ne pouvais jamais me tromper dans mes appuis et dans le déroulement des opérations, et le développement était parfait pour les températures comme pour les durées et le nombre des retournements de cuve et des lavages – programme d’une complication extrême et qu’il a mis plus d’un mois à mettre au point. Et puis les tables de profondeur de champ, calculées complètement à l’ordinateur. Et puis les scans de 7 000 photos, leur retouche, et puis l’apprentissage du code html, et puis les programmes des Cd-rom, et puis le site Internet en sept langues et 2 500 pages, et puis, et puis… Comme il a dit lors d’une interview : « Une grande partie de ma vie est passée dans ce travail[25]. » La maison était un vrai bureau d’études, gai et dynamique… à ce petit détail près que le bureau ne fermait jamais à 18 heures ! C’en était au point que lorsque, par extraordinaire, nous étions désœuvrés un instant, nous nous regardions très mal à l’aise et comme pris en faute devant une situation anormale. Cinq minutes après, nous avions bien sûr trouvé quelque chose à faire de toute urgence et étions à nouveau complètement débordés.
Les réparations et moi
Certaines personnes ont parfois prétendu que j’étais l’esclave de Tola. Je n’ai jamais été son esclave, pour la bonne raison qu’il ne m’a jamais rien ordonné : nous faisions ensemble ce qui nous paraissait bon et il me laissait toute initiative après accord réciproque. Les discussions étaient vives et passionnées, car ni lui ni moi n’abandonnions notre point de vue sans argument valable ni concertation. Lui qui connaissait l’informatique, m’abandonnait au PC – sous prétexte qu’il n’y comprenait rien, « à ces trucs nouveaux » ! – pour apprendre le code html pour le site Internet et les programmes des Cd-rom. Car autrement, m’a-t-il avoué bien des années plus tard avec un petit sourire en coin, je l’aurais laissé faire et n’aurais jamais rien appris. Ajoutons tout de même que chaque fois que je ne m’en sortais pas, il émettait une légère suggestion, les yeux dans le vague, qui, étrangement, arrangeait tout… Les gens passent presque tout leur temps à travailler pour un patron, qu’ils ne connaissent pas ou parfois méprisent ; moi j’ai préféré le passer pour mon ami. Tola ne voulait pas qu’on lui obéisse. Il cherchait des amis, des collaborateurs, pas des employés. Il n’a jamais supporté les règles idiotes, comme d’arriver et de repartir à l’heure au travail, par exemple, lorsque ce n’était pas indispensable au travail lui-même évidemment. La soumission à la bêtise lui tapait sur les nerfs. Ainsi, quand on lui a adressé deux jeunes femmes pour effectuer des calculs pendant l’été, il leur a dit d’aller à la plage autant qu’elles le voulaient, car du moment que le travail était fait, peu lui importait. Elles ont donc passé leurs journées à bronzer sur le sable, et le travail a été parfaitement effectué.
Les difficultés de l’entreprise photographique
Les prises de vue les plus difficiles ont été les photographies de nuit et de la lagune de Venise.
« Faire des photos exige une bonne santé et de l’entraînement. En arrivant, courir par les rues et les ponts pour prendre le moteur de la barque, le réservoir, les cordes et le diable ; puis courir pour attraper le bateau de la lagune ; enfin, tirer à deux personnes tout ce chargement, les bagages, les appareils photographiques et le trépied, par une route pleine d’ornières et sous une pluie battante... Ensuite, marcher de jour, de nuit, manger debout, ramer[26]… »
Les photographies de nuit
Fondamenta della Fenice, 1977.
Campo Santa Giustina, 1977.
Campo Manin, 1978.
« Les préparatifs techniques pour les photos de nuit sont nombreux et longs : il faut planter le trépied sur les marches du pont, vérifier la verticale et faire la mise au point dans l’obscurité, protéger l’objectif avec le parapluie des reflets des lampadaires et éventuellement de la pluie, surveiller qu’il ne passe personne, attendre que la lumière de la fenêtre s’éteigne, et finalement, quand vous vous gelez dans le vent, survient une barque qui trouble la tranquillité du canal pendant encore vingt minutes[27]... »
Eau étale par une nuit sans lune, Fondamenta Teta, mai 1978.
Il faut ajouter que nous étions rarement d’accord sur deux points : la verticale et les temps de pose, ce qui générait des discussions acharnées, et sans fin, qui retentissaient dans la nuit silencieuse et amicale de Venise. À Venise, il n’y a pas une maison dont les murs soient droits, il est donc impossible de prendre un repère, et la nuit, nous vérifiions à deux tous les réglages. Au bout de quelques années, Tola a eu l’idée géniale de poser une petite bulle de charpentier sur l’appareil, et – joie ! – la verticale se faisait toute seule. On s’est alors aperçu que c’était moi qui voyais de travers, sa verticale à lui était toujours juste. Pour les temps de pose, c’était un calvaire, et pas seulement la nuit, et pas seulement à Venise. Les ouvertures des objectifs des Contax se réglaient manuellement, ainsi que les vitesses de prise de vue. Ses temps à lui étaient bons du premier coup, mais mes confirmations ne l’étaient pas toujours, et donnaient lieu à des argumentations éreintantes. Nous avions notre chronomètre pour faire des temps de pose précis, qu’il fallait éclairer à la lampe sous le manteau pour éviter les reflets dans l’objectif. Par précaution, la nuit, Tola prenait la photo de base entourée de deux photos sous-exposées et deux surexposées. Le jour, il doublait rarement. J’ai fini par faire un abaque avec les temps de pose d’un côté et les ouvertures de l’autre : comme ça au moins, nous n’avions plus à réfléchir une heure pour décider quelle valeur correspondait au temps ou à l’ouverture choisis. De son côté, il avait établi à l’ordinateur une table des profondeurs de champ sur un listing que nous emportions toujours avec nous.
Abaque pour les photos de jour. En haut, les différentes ouvertures focales des objectifs ; en dessous, les vitesses, qui vont du 1/1000 de seconde au 1/5 de seconde, puis de la 1/2 seconde à 4 minutes 16. Par exemple, ayant décidé que la photo nécessitait une ouverture de 1/2,8 au 1/100 de seconde, si on voulait fermer la focale à 1/22, mettons pour avoir plus de profondeur de champ, on se reportait horizontalement dans la colonne « 22 » et on lisait « 1/2 » seconde. Si notre base était le 1/100 de seconde à 1/11 et que nous voulions prendre au 1/200 de seconde pour figer un courant d’eau par exemple, nous devions ouvrir à 1/8. Nous nous étions habitués à estimer les ouvertures de l’objectif toujours sur la base du 1/100 de seconde, ce qui fait qu’on disait en regardant l’endroit à photographier : c’est du 11, c’est du 5,6. C’était bien pratique. Les titres « clS, clM, clC » reprennent des essais que nous avions faits dans un cloître à Venise – dénommés « cloître sombre, cloître moyen, cloître clair » – et qui nous ont servi de références pour les faibles luminosités.
Abaque pour les photos de nuit. En haut, la focale des objectifs ; en dessous, les vitesses d’obturation du 1/10 de seconde à 1 h 04. L’ouverture de l’objectif à 1/2,8 était notre base de référence.
Ah ! j’oubliais le bloc. Car nous avions un bloc sur lequel, imitant les claps du cinéma, nous écrivions nos infos techniques : date, lieu, appareil et objectif utilisés, émulsion de la pellicule, numéro d’ordre de la bobine, presseur, etc.
Une page du bloc qui nous servait de « clap ». Dans l’ordre on peut lire ligne 1 : la pellicule utilisée, son numéro d’émulsion et sa date de péremption – ligne 2 : le numéro du Contax, du presseur et de l’objectif (il s’agit ici de celui appelé « bon 2,8 », l’objectif de base de Tola) – ligne 3 : la date et le numéro d’ordre de la bobine – ligne 4 : le lieu des prises de vue.
À ce propos, une petite anecdote va vous éclairer (si je peux me permettre) sur la luminosité vénitienne de l’époque. Nous avions donc l’habitude de photographier ce clap, d’un blanc immaculé avec d’épaisses écritures noires au marqueur, au début de chaque bobine, et pour cela nous nous placions la nuit sous un réverbère. Les réverbères donnaient une lumière douce, mais suffisante pour la prise de vue. Cependant, certains étaient si faibles qu’en nous mettant dessous, nous n’arrivions même pas à lire ce qui était écrit ! au point que nous devions éclairer le bloc à la lampe de poche pour le photographier. Depuis, des illuminations modernes ont été installées, il y en a partout, et souvent des néons, à la lumière crue. « On dirait Las Vegas !! » fulminent les Vénitiens, qui ne retrouvent plus dans cet éblouissement le tendre et mystérieux refuge des nuits de leur jeunesse.
Pans d’ombre et de lumière, Fondamenta dei Mori, septembre 1982.
Lumière au loin, août 1981.
Lumière et vie nocturnes, Campo San Marziale, août 1981.
Lumière dans la nuit, Fondamento del Trapolin, août 1981.
Toute notre organisation n’empêchait pas des mésaventures. Une nuit que nous avions installé le trépied et l’appareil, j’ouvris donc le parapluie pour cacher la lumière de côté. C’était un parapluie télescopique très pratique, qui se repliait et prenait peu de place. L’ouverture avait été si brutale que le parapluie m’a sauté des mains et a terminé sa course dans le canal, le manche vers le ciel et les baleines élégamment posées sur l’eau. Manque de chance, un vent assez fort le poussait au loin et il est parti rapidement en plein milieu du canal. Catastrophe ! Le parapluie, pour le coup, n’était pas en double. Tola s’est élancé alors je ne sais par où à toute allure, je l’ai suivi tant bien que mal avec le sac et le trépied, me fiant au bruit de ses pas, et l’ai retrouvé quelques centaines de mètres plus loin, qui revenait fièrement avec le parapluie. Je n’en revenais pas (sans jeu de mots). Moi je n’aurais su dire ni où on était ni où allaient les rues ni le canal, car si j’ai une bonne mémoire visuelle, j’ai un sens de l’orientation absolument nul. Il m’a expliqué, la bouche fendue d’un joyeux sourire, qu’il savait que le canal tournait un peu plus loin et que le vent l’aurait repoussé vers la rive. Il y était donc allé et voilà, m’a-t-il dit en me présentant cérémonieusement le parapluie. Il avait mérité un baiser. Mais la nuit est bien difficile. Au bout de trois semaines de ce régime – la chaleur et la soif, la marche incessante par les rues étroites et tortueuses à regarder partout et à se glisser dans tous les recoins, les ponts à gravir toutes les deux minutes, ramer en barque, porter les affaires, manger debout parce qu’on n’a pas le temps, charger et décharger les appareils, ne jamais relâcher son attention, noter les claps, faire les réglages la nuit, etc. – la fatigue se faisait sentir durement. Et c’est là qu’arrivaient les tristement célèbres « coups de pied dans le trépied ». Les dernières nuits du voyage, nous étions vraiment crevés. Ainsi, lorsque nous venions de terminer péniblement les vingt minutes de mise au point de la photo à prendre, avec trépied, chrono, temps de pose, et tout le bazar, il n’y avait plus qu’à appuyer sur le déclencheur. Et paf ! l’un de nous fichait un coup de pied dans le trépied… et tout était à refaire. Mais Tola ne se fâchait jamais pour ça, il en riait plutôt, amusé des limites humaines, et nous reprenions tout à zéro.
Ce n’est pas une photo de nuit, mais notre état était le même… Venise, 1977.
« Xe la afa ! » comme on dit à Venise La chaleur étouffante du mois d’août s’est abattue sur le vainqueur olympique… Venise, 1982.°
Il y a eu d’autres mésaventures, liées à la malchance. Nous prenions le train pour aller de Paris à Venise, et en montant la valise sur le porte-bagages du compartiment, crac ! Tola sent quelque chose dans son dos. Il venait tout simplement de se faire un lumbago ! Il a supporté stoïquement la douleur pendant les deux semaines du séjour. Il ne se plaignait pas, même si toutes les journées et les nuits se passaient debout, mais parfois il s’appuyait sur un mur pour se reposer. J’ai eu alors l’idée de lui faire des étirements, en lui soulevant une jambe puis l’autre contre sa poitrine tandis qu’il avait le dos plaqué au mur. Cela le soulageait un peu, mais bien entendu ne le guérissait pas. Une autre fois, il a été pris d’une rage de dent, et le dentiste consulté lui a mis un plombage… sur la dent d’à côté, qui était saine ! Nous avons lu dans le Gazzettino[28] que beaucoup de dentistes à Venise exerçaient sans diplôme. Notre dentiste était-il un de ceux-là ? Je ne m’étendrai pas sur les heures solaires variant tous les jours, à répercuter sur toutes les montres d’après la latitude des endroits où nous allions et à s’escrimer à calculer chaque fois à partir de l’heure légale et du méridien de Greenwich… De guerre lasse, Tola a fini par concevoir un programme spécial sur sa calculatrice HP qui ne nous quittait pas : celui-ci donnait les heures légales et solaires de n’importe quel endroit car on pouvait rentrer la latitude des lieux désirés, et il tenait compte de la correction quotidienne de la nutation ; il donnait aussi les heures de lever et de coucher du soleil, l’écart entre heure légale et heure solaire, l’écart entre le jour même et le solstice… – Mais Tola avait raison, car il était important de savoir quand il était midi au soleil pour être en harmonie avec la nature, et ne pas croire, comme certains agriculteurs d’avant-garde, qu’on était déjà au milieu de l’après-midi (en heure légale) alors que l’après-midi n’avait pas encore commencé (au soleil), ce qui change tout de même pas mal la réalité. De plus, à midi solaire, Tola avait faim. C’est un signe qui ne trompe pas. Je ferai remarquer que les vaches s’arrêtent de brouter à midi solaire et se couchent pour ruminer. Midi est un moment spécial dans la nature : le soleil s’arrête en haut de sa course, le chant des oiseaux perd sa joyeuse et bruyante vivacité du matin pour devenir un fond sonore uniforme et étouffé, et tout devient immobile, avant de repartir, péniblement, inexorablement entraîné vers le soir. – Et quelle paix, de s’installer alors près du muret d’un vieux cimetière, toujours si bien situé, avec notre camping gaz, pour une soupe en sachet et des pâtes, à regarder le soleil se coucher doucement derrière les collines, sentir venir la fraîcheur du soir après les chaleurs de la journée, voir les couleurs s’estomper peu à peu et s’embrumer, et les vaches brouter un dernier brin d’herbe en levant de temps à autre vers nous un œil curieux et doux. Je sais bien que ce paragraphe semble un peu dépasser le cadre des photographies de nuit de Venise, mais pour nous qui sommes réunis au coin du feu, les idées viennent librement pour le plaisir d’être ensemble. N’est-ce pas… ? Et puis, il pleuvait. Une fois, pendant les trois semaines du séjour au mois de mai à Venise, il-a-plu-tous-les-jours, de jour comme de nuit. Tola tempêtait tous les jours, de jour comme de nuit. Mais je lui disais que les photos sous la pluie avaient comme un charme irréel que n’avaient pas les photos au soleil. Les couleurs des murs se faisaient plus fortes et plus belles. Alors, c’était sans cesse le parapluie au-dessus de l’objectif pour chaque photo, tendu à bout de bras avec le sac à photo de dix kilos sur l’autre épaule ; l’impossibilité de rien poser par terre pour se reposer ; le plumeau pour essuyer la buée ou les éventuelles gouttes d’eau sur l’objectif ; l’imperméable, les bottes, les acrobaties pour protéger l’appareil ; les retours fourbus, avec l’impitoyable pont du Rialto à escalader.
Et il pleuvait... Ponte San Paternian, 1976.
Il pleut doucement, mai 1980.
Des trombes d’eau Rio de San Lorenzo, novembre 1979.
Placette derrière les Incurables, avril 1988.
Plus dur que la nuit, le Pont du Rialto ! Novembre 1980.
C’est ainsi qu’un jour à Anzin en Picardie, nous avons marché trois heures durant sur les rails d’un vieux chemin de fer désaffecté et Tola a fait une centaine de photos par une pluie battante et un vent violent en pleine figure : il fallait regarder la photo à prendre en sortant la tête sous le déluge, faire les réglages à l’abri du parapluie, compter jusqu’à trois (à trois je levais brutalement le parapluie), prendre la photo en un éclair, après quoi je rabattais le parapluie aussi sec (si je peux dire), enfin fermer et ranger l’appareil sous l’imperméable, et reprendre la marche contre le vent sur les travées glissantes de la voie. Tout cela ne nous empêchait pas du tout de nous amuser. Ainsi, avant de trouver le système du clap, nous avions mis au point de donner un numéro d’ordre aux pellicules avec les doigts ; ensuite, comme cela ne suffisait pas pour passer aux dizaines, on fermait un œil, puis l’autre, puis les deux ; ensuite on ouvrait grand la bouche ; ensuite… j’ai oublié !
« Et de 23 ! » De la fenêtre de l’hôtel, avant de sortir photographier. Campo Santa Maria Formosa, Venise, août 1981.°
39e bobine couleur, Venise, août 1981.°
4e bobine couleur, Bourgogne, août 1981.
Le bloc pour les claps vient d’être inventé ! Bourgogne, août 1981.
Les photographies de la lagune
Tola à la barre, direction l’île de La Salina, avril 1984.°
La lagune avait aussi quelques particularités. La lagune nord à cette époque était pratiquement inaccessible et inconnue, même des Vénitiens.
Sur les grands canaux, les poteaux, assemblés par deux ou trois et que les Vénitiens appellent des « bricole », signalent les zones dangereuses des hauts-fonds. Décembre 1982.
La marée monte dans le canal de San Lorenzo, avril 1987.
Un petit chenal à marée basse, décembre 1983.
Un petit chenal sous l’eau, décembre 1984.
C’est Noël. Notre barque à fond plat s’est endormie dans un petit chenal caché par les herbes, décembre 1983.
Le soir vient doucement, et la marée descendante a découvert un tapis d’algues vertes, décembre 1984.
On y rencontrait parfois une poignée de pêcheurs de l’île de Burano venus relever leurs viviers de crabes ou leurs filets, ou un chasseur solitaire couché à l’affût dans sa barque au milieu des roseaux et muet d’émerveillement aux premières lueurs de l’aube. Cette lagune montrait la vraie vie originelle de Venise : des terres à fleur d’eau, tantôt baignées, tantôt émergées, des petites plantes rêches groupées en familles, avec des algues translucides accrochées dessus comme de petits drapeaux, le ciel se reflétant sur un miroir d’eau immobile, le sable et la boue avec des coquillages et des empreintes de pattes de hérons, une maison lagunaire sur son îlot se perdant dans la brume.
Coucher de soleil sur les pêcheurs relevant leurs filets, décembre 1983.
« Les étranges personnages » de la lagune, comme Tola les a appelés dans son roman sur Venise, décembre 1983.
Étranges personnages en balade, décembre 1984.
Un étrange personnage s’est habillé d’algues vertes pour venir saluer des coquillages, décembre 1983.
La Cason Montiron, l’îlot le plus éloigné dans la lagune Nord, avril 1988.
Mais on ne va pas comme ça dans la lagune. Car qui connaît les chenaux secrets et invisibles ? qui connaît les heures fatidiques des marées ? qui sait se glisser dans les passes ? et le sens des maigres bâtons fichés çà et là ? qui viendra vous aider dans ces solitudes ? qui vous entendra seulement ?
Où est le canal ?Décembre 1983.
Vous êtes là, vous contemplez la mer, à perte de vue, vous pouvez aller où vous voulez. Mais peu à peu, les terres autour de vous émergent de partout comme un cauchemar avec la marée qui descend, et voilà que vous êtes coincé au milieu des bancs de sable, sans aucune chance de sortir de là avant la nuit. Il faudra attendre six heures que la marée remonte. Même un téléphone portable – ils n’existaient d’ailleurs pas à l’époque – n’aurait servi à rien. Ce sont des conditions de ce genre qui ont protégé Venise de ses ennemis pendant des siècles et permis au palais des Doges de se dresser tout ajouré d’une dentelle de portiques riant au soleil alors que tous les châteaux forts du Moyen Âge se hérissaient de lourdes fortifications, de créneaux et de pont-levis.
Ces deux photos montrent le même endroit, la première à marée haute, la seconde à marée basse. La Salina, décembre 1983.
Heureusement, notre ami Alberto Tomasin, du Centre national de la recherche de Venise, nous avait donné toutes les cartes des fonds marins de la lagune au centimètre près, ainsi que les horaires des marées aux différents points de la lagune, et grâce à lui, nous savions exactement par où passer pour ne pas nous retrouver bloqués.
À gauche, verticalement, le Canal de San Felice, profond de plusieurs mètres. À droite, les anciens marais salants. Si on ne sait pas où sont les petits canaux qui s’infiltrent comme des branches entre les « barene » (terres tour à tour émergées et submergées par les marées), on se trouvera ensablé à marée descendante, car les fonds ne sont qu’à quelques centimètres de la surface à marée haute. Les profondeurs sont données en mètres : - 0.08 = 8 centimètres sous l’eau.
Mais d’autres mésaventures peuvent survenir dans la lagune. Un jour, par un beau soleil d’automne, nous voguions calmement dans un large canal, et d’un coup, en l’espace d’une minute, un brouillard à couper au couteau s’est abattu sur nous, venu de nulle part et si dense qu’on ne voyait même plus le bout de la barque, qui devait être à trois mètres ! On ne voyait strictement plus rien, ni la barque, ni les gros poteaux qui nous guidaient, ni le soleil, rien, que du gris. Une espèce de silence ouaté et menaçant, et impossible de savoir où nous allions. Nous avons rapidement sorti notre boussole, repéré le nord et décidé qu’en allant de ce côté, nous atteindrions la rive à une vingtaine de mètres. Mais dans la lagune, vous allez dans une direction et les courants vous emmènent dans une autre. – Une fois, nous avions mesuré la vitesse de l’eau en y jetant une brindille : un mètre à la seconde ! Une autre fois, en ramant à deux comme des perdus, nous n’avions pas réussi à remonter le courant. – Et au bout, la mer… Nous n’avons jamais atteint l’autre rive. Finalement, au bout d’une heure, le brouillard s’est levé et a disparu comme par enchantement.
Un jour de brume dans la lagune, décembre 1983.
Un jour d’hiver où il gelait à pierre fendre, Tola s’est enfoncé dans des sables mouvants, sa botte est restée prisonnière et s’est remplie d’eau glacée. Il s’est tout de même dégagé, mais est resté toute la journée avec sa chaussette mouillée et froide. Alors il a dit : “Quand j’ai froid, je sens que je mets en route un chauffage spécial, et alors ça va, je n’ai plus froid.” Tant mieux pour lui ! Moi, j’ai si peu ce chauffage spécial qu’une fois j’ai eu tellement froid dans la lagune que j’ai cru tout bonnement que je ne me réchaufferais plus jamais (mais je ne l’ai avoué qu’au retour en France).
Il gèle, et la glace décore la lagune, décembre 1984.
Un de nos amis pêcheurs nous a raconté qu’un soir d’hiver après la pêche, ils rentraient à l’île de Burano avec leur gros bateau et lui, a cru voir dans la nuit quelque chose de bizarre en passant. Il a dit d’arrêter le bateau. Et ils ont trouvé un malheureux qui criait et gesticulait désespérément dans l’eau glacée pour les appeler à l’aide, mais bien sûr, ils n’avaient rien entendu avec le bruit du moteur. Sans notre pêcheur… Cela a failli nous arriver aussi. Un bateau de croisière passait au loin à toute allure et n’a même pas ralenti, sachant pourtant très bien qu’il allait soulever des vagues qui avaient toutes les chances de renverser notre petite embarcation. J’étais au moteur et j’avais l’idée naturelle de prendre la vague par le flanc du bateau pour épouser le choc, mais Tola, qui brusquement a eu l’air de savoir quelque chose de la mer, s’est violemment agrippé aux deux bords de la barque et, les yeux rivés sur le bateau de croisière, m’a ordonné de foncer droit sur la vague, ce que j’ai fait immédiatement. La barque s’est cabrée d’un coup, est restée en l’air immobile quelques instants, et est retombée en équilibre avec un grand splash ; une deuxième vague courte a brutalement cogné tout de suite après, puis une troisième, mais nous étions sauvés. Cependant, les eaux peu profondes et limpides de la lagune sont propices à la récolte du sel, et il y avait d’antiques marais salants, qui avaient fait la fortune de Venise et dont le sel, d’un blanc éclatant, était d’une saveur incomparable, au point que nous en avions rapporté des kilos dans nos valises et que nous le dégustions par grosses trémies sans rien avec. Au fond de la lagune nord, le centre de cette activité avait été l’île de la Ca Salina, à notre époque complètement à l’abandon et dont nous étions tombés amoureux. Cette petite île était entourée de tamariniers et portait une maison aux belles proportions, une source d’eau potable, et était assez spacieuse pour permettre la culture et l’élevage à la famille qui vivait là autrefois.
L’île de La Salina est au fond, avec sa maison et ses tamariniers. En avant-plan, les terres à fleur d’eau qui émergent à marée basse. En vert, des algues. Décembre 1983.
“Ça me plairait d’habiter la Ca Salina, me disait parfois Tola. On pourrait planter des arbres fruitiers, semer des légumes, élever des bêtes (canards, poules, vache...). Elle peut se retaper, cette maison. Ce serait autre chose de sortir en barque de la Ca Salina plutôt que de Treporti[29] ! sur une île chez soi[30]...”
En paix dans la lagune, avril 1984.°
L’atmosphère de la lagune nous impressionnait. Struggente, disent les Italiens, comme nous dirions « poignante, envoûtante » en français. Il se dégageait en effet de la lagune un charme étrange et irrésistible, magique comme à la naissance du monde.
Et c’est dans la lagune que nous avons rencontré les pêcheurs.
Barques des pêcheurs, avril 1988.
Chez les pêcheurs, décembre 1983. Leurs cabanes sont sur pilotis, et à gauche on voit leurs viviers de crabes, attachés à la rangée de poteaux et plongeant dans l’eau.
Ils nous voyaient prendre nos photos autour de leur cabane de planches sur pilotis et ont fini par nous inviter à manger un bon plat de spaghettis avec eux. Nous avons accepté avec enthousiasme, car manger du chaud est sans prix dans la froide humidité hivernale de la lagune. Nous avons donc déjeuné dehors à leur grande table de bois, au milieu des filets qui séchaient, au milieu des rires et des vives conversations, sous la coupe bienveillante du ciel et les yeux pleins des miroitements du soleil dans l’eau.
Chez les pêcheurs, en attendant les spaghettis, décembre 1983.
Trouvant stupide de nous voir repartir le soir pour revenir au même endroit le lendemain, ils nous ont ouvert leur cabane pour la nuit, et nous avons tous dormi dans leur petite pièce bien chauffée par une bonbonne de gaz, après un copieux dîner de poisson frais pêché et de polenta au chaudron.
Une journée à Venise
On a toujours envie de penser que la vie est tout d’une pièce, ou que les gens sont tout d’une pièce. On pense : soit bons, soit mauvais. Ce serait tellement plus simple pour l’esprit, il n’y aurait plus besoin de se poser de questions, ni de douter. Mais ce n’est pas vrai. Notre esprit peine à percevoir la multiplicité de l’existence, et au fond, je crois qu’il ne la comprend pas. Nous-mêmes sommes un objet d’étonnement à nos propres yeux. Alors les autres, et le monde… Un sentiment profond nous fait accéder à la racine d’un être, qui est sa véritable personne. Mais autour, il y a l’éducation, les habitudes, l’expérience passée, la société, la civilisation, le lieu où on a vécu, etc. L’être profond de Tola, c’est celui que j’ai vu lorsqu’on s’est regardés sans un mot la première fois pendant vingt minutes. Ainsi, la vraie relation de Tola à Venise était de se sentir à la maison, dans la sérénité et la paix. On lui a demandé[31] : Quel lien y a-t-il entre Venise et vous ? et il a répondu : « L’amitié. Je me sentais chez moi à Venise. » Et ceci, d’autant plus qu’il avait perdu sa patrie sans l’avoir jamais connue, puisque ses parents étaient des exilés, et qu’il avait toujours aspiré à trouver un chez-soi. Aller à Venise n’était à ses yeux qu’aller faire quelques pas chez lui, le reste se résumait à des détails de procédure.
Tola à l’accostage devant la Ca d’Oro, le plus beau palais de Venise, en mai 1980. Nous y avons très simplement cassé la croûte… sous le portique. Mais chut ! °
Eh bien, voici donc en quoi consistait une journée type à Venise ! Le réveille-matin nous sortait d’un lourd sommeil à midi et demi, et nous jaillissions d’un bond de l’hôtel pour courir à perdre haleine de la place Santa Maria Formosa à Rialto par les petites rues tortueuses et bondées, dans l’idée d’arriver au kiosque à journaux impérativement avant une heure de l’après-midi, car après, on ne pouvait plus trouver un kiosque ouvert à Venise. On achetait Le Monde et Il Gazzettino, dont Tola faisait la lecture au « petit déjeuner », vers une heure et demie, tranquillement attablés au soleil au café de la place Santa Maria Formosa. Au menu : chocolat chaud mousseux et sandwich au jambon de San Daniele acheté chez l’épicier de la Calle Lunga – pas très gastronomique, d’accord, mais très nourrissant. Notre cher épicier mérite un petit aparté. Il se trouvait à une dizaine de mètres de l’hôtel, dans l’étroite et sombre ruelle nommée Calle Lunga qui séparait l’hôtel de notre café, et nous y achetions spécialement du jambon cru de San Daniele, qui était délicieux, plus moelleux et parfumé que le jambon de Parme, et qui avait l’avantage de venir du petit village de San Dinel comme on dit en frioulan, situé à sept kilomètres du village de mes parents au Friul. Ce pauvre épicier était un homme excessivement attentionné et timide : il s’empressait de servir ses clients avec tous les soins dont il était capable, et s’y reprenait à plusieurs fois pour le moindre geste, sans parvenir à se décider vraiment sur la meilleure marche à suivre, si bien que le simple achat d’une boîte de conserve prenait chez lui des allures intemporelles. Une cliente un jour s’exclama avec cordialité : Renzo est un homme vraiment très très très gentil, mais lent… mais lent… ! Ce qui eut pour effet d’accélérer fébrilement les hésitations et les reprises dudit Renzo, sans abréger le moins du monde le temps d’attente… Tola lisait tous les jours Le Monde, pour se tenir au courant des nouvelles générales, et Il Gazzettino, pour les nouvelles locales. C’est dans le Gazzettino que, dans les premiers temps, il retrouvait les heures du coucher et du lever de soleil, et de la lune, ce qui nous servait pour les photos de nuit : en effet les nuits sans lune sont particulièrement mystérieuses, et l’éclairage lunaire change les couleurs, nécessitant parfois une pellicule de jour ; quant aux premières lueurs de l’aube, elles marquaient la fin de la nuit, et des photos de nuit. Il y trouvait aussi les horaires et la hauteur des marées : pratiques en cas de marée haute par exemple – pour déterminer les endroits inondés et éventuellement les canaux rendus inaccessibles par des ponts trop bas ; nous avions pour cela une carte des hauteurs des sols à Venise que nous avait donnée notre ami Alberto Tomasin –, ainsi qu’en cas de marée d’eau morte, car nous pouvions savoir les heures d’eau étale la nuit et le moment de la reprise des courants. Il y voyait aussi la vie de tous les jours des Vénitiens, et cela nous amenait à des réflexions sur le monde. Une fois par exemple, nous étions à Venise le jour de l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges[32]. Comme d’habitude, nous avions sillonné Venise : les restaurants et les cafés étaient animés, les passants déambulaient amicalement, la vie suivait son cours ordinaire. Mais à notre grande surprise le lendemain, les journaux nous ont appris que toute la ville était en deuil, que la veille au soir, les restaurants et les cafés avaient fermé, que les fenêtres et les miroirs étaient tendus de draps noirs, qu’un silence lugubre régnait… Et à mon autre grande surprise, le surlendemain personne n’a démenti. Nous nous sommes donc demandé ce que valent les documents « historiques », si sous nos yeux on peut raconter n’importe quoi sans que ceux qui n’ont pas été témoins aient aucune chance de savoir la vérité. Après le « petit déjeuner », nous partions en vadrouille, ou en barque. Moi, je ne quittais jamais le sac à photo. Et si par hasard je le posais à terre, j’appuyais ma jambe contre lui pour ne pas perdre le contact. En effet, une fois, à la campagne, je l’avais oublié au milieu d’une cour de ferme avec tout le matériel, les photos prises, l’argent et les papiers. Nous l’avions fort heureusement retrouvé tel quel, mais dès lors, j’avais pris la ferme résolution de ne plus le lâcher. C’était un sac très commode de l’armée américaine, couleur verdâtre, que je portais à l’épaule. Il contenait deux à cinq appareils – Tola en portait deux en permanence à son cou, un pour les couleurs et un pour les noir et blanc, plus le trépied la nuit en bandoulière – ; les objectifs, qui étaient à baïonnette et que l’on pouvait mettre et enlever des appareils ; les pellicules faites et à faire, en général une quarantaine. Nous emportions aussi l’abaque des temps de pose et deux plans de Venise, un général et un autre détaillé pour les rues avec les numéros des maisons, car comme ils recommencent à zéro pour chacun des six « quartiers » et qu’ils ne suivent aucune ligne droite, vu qu’il n’y en pas à Venise, mais sautent d’une rue à une autre, on ne s’y retrouve pas sans plan. Enfin, le matériel d’urgence : boussole, vis de rab pour trépied, rondelles et autres petites pièces de secours pour les Contax, plumeaux et bouchons protecteurs pour objectif, pince à écharde, tournevis divers, limes et, pour la nuit, fil souple du déclencheur, lampe de poche et piles, chronomètre pour les temps de pose, bulle et fil à plomb pour la verticale, pare-soleil pour la pluie et les reflets, anneaux de caoutchouc pour tourner le bouton d’armement qui était assez dur. Et tout en double évidemment, au cas où. On emportait systématiquement le parapluie, pour la pluie bien sûr, et pour protéger l’objectif des reflets de côté des réverbères la nuit, car autrement il y avait des halos ou des rayons scintillants qui traversaient la photo. Le jour, l’ombre de mon bloc suffisait à protéger l’objectif du soleil.
Voilà ce que ça donne quelques années après à la campagne : sac à photos d’un côté et sac à objectifs de l’autre. 1994.
Donc, après le « petit déjeuner », nous partions en vadrouille. Les premiers temps, toujours à pied, à flâner ici ou là, portés par la curiosité, une chose à voir, l’envie d’être dans tel « quartier », ou dans tel coin dont on nous avait parlé, ou comme ça au hasard. Un Vénitien, le voyant photographier, s’est approché plein d’enthousiasme, pour lui dire qu’il venait de découvrir un coin extraordinaire qu’il fallait absolument aller voir. Il ne tarissait pas. Tola l’a écouté avec attention, lui a demandé où était exactement l’endroit et nous y avons trouvé effectivement un des plus beaux coins de Venise, une petite cour secrète, la Corte Morosini, près de Zanipolo[33], qui est une pure merveille d’harmonie et d’intimité, avec sa petite vera[34], ses fenêtres pensives, son élégant petit escalier de pierre, ses herbes folles et ses chats.
La Corte Morosini, août 1985.
Ce n’est pas la seule fois où on nous a indiqué un endroit à photographier. Ceux qui nous ont conseillés, même sans nous connaître comme ce Vénitien, avaient tous ensuite cet air satisfait et apaisé qui vient quand on a accompli un devoir qui compte et dont on se sent être chargé. Pensaient-ils donc que c’était important de garder le souvenir d’un lieu qu’ils aimaient ? Peu à peu, Tola s’est quand même dit que la vraie vie de Venise était sur l’eau. De fait, anciennement on arrivait dans les palais par le Grand Canal, et non par les ruelles sans grâce et obscures qui servaient aux gens de service pour aller faire des courses. Nous avons donc cherché une barque. L’acheter était vraiment hors de question à cause du prix, et puis, où l’aurions-nous mise ensuite ? En louer une ? C’était cher et on ne proposait en général que de grandes barques de charge qui ne faisaient pas l’affaire. Nous étions bien désappointés et avons confié notre déception à un boutiquier d’électroménager, chez qui nous étions entrés pour acheter une pile. Sur quoi, au bout d’un moment, le boutiquier de nous dire : “Mais j’en ai une, moi, de barque. – Hein ! ? quoi ? de quoi ?... Et vous… vous la prêtez, vous… quoi… ? – Mais à une condition : vous devez me la ramener à 3 heures, parce que j’en ai besoin pour livrer mes appareils.” Nous sommes restés sans voix devant une si grande marque de gentillesse et de confiance : nous n’avions rien dit de nous, ni notre nom, ni où nous habitions, ni qui nous étions, ni même si nous savions diriger une barque. Et comme ça, sur notre bonne mine, il nous abandonnait son outil de travail. Plus tard, à son fils, qui n’était pas très content de la décision de son père, il devait répondre : Quand je peux faire un plaisir, je le fais. Il s’appelait Bruno Furlanetto et est devenu notre grand ami à Venise, il a mis à notre disposition tout ce qu’il a pu : barque, moteur, maison…
Tola dans la barque de Bruno, en mai 1980.°
À partir de ce jour-là, nous avons donc circulé en barque dans les canaux de Venise, et découvert des petits canaux cachés qu’on ne peut pas voir de la rive. C’était une petite barque en bois d’environ 4 mètres, équipée d’un petit moteur hors bord. Nous ne pouvions pas aller bien loin de chez lui, à la Salizada San Lio, dans le centre historique, vu que nous prenions la barque sur le coup de midi et la ramenions à 3 heures tapantes, avec une arrivée en douceur et un accostage sans accroc s’il vous plaît, car du coup j’avais dû apprendre à diriger une barque, Tola se concentrant sur les photos.
Nora, novembre 1980.
Et Venise s’est ouverte à nous sous un tout autre jour, bien plus exaltant. Les murs sont devenus vivants, ils bougeaient, se penchaient vers nous, s’écartaient pour nous laisser passer, nous abritaient de leur ombre fraîche ; l’eau clapotait avec délices, reflétait les grandes façades sculptées, laissait les barques se dandiner sans fin ; un jeune homme y plongeait longuement la tête à l’arrière de sa barque pour dégager les algues entortillées au pied de son moteur ; un crabe, signe qu’il n’y avait pas de pollution, grattait la pierre tout en flottant à ras de l’eau ; l’entrée des palais devenait grandiose, familière, nous recevait avec complaisance ; les mousses et les feuillages des murs décoraient gaiement notre voyage ; nous croisions des mariniers qui entassaient les machines à laver, les chaises, les caisses de bière et de légumes sur leurs fidèles barques de charge et nous reconnaissaient d’un sourire ; des jeunes nous observaient du haut d’un pont et complimentaient nos manœuvres d’un air entendu. Tout un monde vivait là, inconnu de l’univers.
Rio Del Megio, San Boldo, avril 1983.
Les années passant, d’autres amis vénitiens nous ont prêté d’autres barques, des moteurs, des maisons, à Venise et dans la lagune. Sans leur aide, qu’aurions-nous pu faire, je me le demande. Les voyages à Venise coûtaient très cher, sans parler des pellicules et des développements. Nous n’aurions pas pu venir aussi souvent, et nous n’aurions pas eu de barque en plus pour voguer par les canaux et sur la lagune. Habitant une maison, nous pouvions désormais faire des courses et cuisiner, ce qui permettait une nourriture plus normale, moins chère, et une meilleure organisation. Chers amis.
Tola en plein travail sur le Grand Canal, Venise, 1983.°
Un soir, en passant dans une rue près de Rialto, nous avons aperçu un restaurant, l’Antica Carbonera, qui nous a beaucoup plu par ses antiques boiseries vénitiennes habillant tous les murs et son cadre raffiné et discret, et pour une fois, nous avons décidé d’aller y dîner après les photos. Nous sommes donc arrivés dans ce lieu soigné et manifestement réservé aux habitués, avec notre sac à photo, notre trépied, nos bottes et nos impers. Le maître d’hôtel nous a indiqué une table un peu en retrait, mais Tola a insisté pour celle du milieu, plus spacieuse. Le maître d’hôtel l’a regardé un peu, et en s’inclinant a écarté les chaises de la table du milieu pour qu’on s’assoie. Nous avons été servis comme des rois, trois garçons venaient sans cérémonie nous apporter les plats et nous bavardions sans fin avec les uns et les autres ; il y avait d’ailleurs peu de clients. Nous y sommes revenus une autre fois, et nous étions comme chez des amis. Le maître d’hôtel avait acheté exprès pour nous des truffes blanches : Mais c’est si cher ! avait-il chuchoté les yeux au ciel. Nous racontions nos exploits et ils nous écoutaient tous avec intérêt et bonhomie. Au moment de payer, nous avons sorti jusqu’au dernier sou en notre possession, car nous partions le lendemain, mais il manquait la valeur d’un ou deux euros. Nous étions franchement désolés, de ne pouvoir même leur laisser un pourboire. Mais eux, apprenant que nous allions rentrer à pied à l’autre bout de Venise, ont absolument tenu à nous payer le tragheto[35] de retour ! Quelques années plus tard, nous avons voulu leur envoyer des photos en souvenir, mais personne ne les connaissait plus à l’Antica Carbonera. Mais les souvenirs affluent, j’ai peur d’en raconter trop. Je voulais raconter une journée type à Venise, le sujet me paraissait intéressant à connaître, mais je n’y arrive pas posément. Après tout, tant pis, il ne faut pas forcer la nature. Elle sait mieux que nous où aller. La raison n’est pas ce qui nous a conduits, Tola et moi, car nous n’avons pensé ni à la sécurité, ni à la retraite, ni au gain. Mais des forces ignorées et impérieuses nous ont poussés sans que nous sachions pourquoi ni vers où. Comme disait notre cher ami Lao Tseu :
« C’est l’inconnu pour lequel on lutte et on travaille. C’est l’inconnu qui nous donne la force de vivre, la force d’espérer, la force de croire. Car ce que l’homme veut savoir lui reste inconnu. À jamais[36]. »
Alors parlons des polpete et du fragolin ! Nous aimions particulièrement le Campo San Giacomo, très grande place plantée de vieux platanes, faisant le tour de son antique et vénérable église, avec des recoins et des bancs de bois, des cafés dont les tables s’avançaient sur les larges pavés jusqu’à l’ombre des arbres, et où les Vénitiens s’attardaient en famille, les amis se retrouvaient pour discuter en petits groupes, les enfants jouaient au ballon ou à la poupée, le tout dans un désordre charmant et paisible. Le Campo était comme une cour ou un jardin derrière sa maison. Oui, mais les polpete et le fragolin ? J’y arrive ! Non loin du Campo San Giacomo, au pied d’un pont, il y a un petit bistrot, si on peut l’appeler ainsi, une trattoria en italien ou un bacaro en vénitien, et qui s’appelle justement Al Ponte.
À gauche, la Trattoria Al Ponte, Rio Del Megio, août 1982.
Dans les bacari, on mange, debout au comptoir, d’appétissantes petites choses : fruits de mer variés tels que petites seiches grillées aux herbes et calamars à l’huile ; petits légumes comme des cœurs d’artichauts ou des oignons confits ; poissons et viandes, des sardines marinées par exemple, ou des fines lanières de foie fondantes ; ou encore des bouchées pâtissières à la crème… On y boit des petits vins locaux, des apéritifs et des liqueurs, et le café est excellent, comme partout à Venise : savoureux, fort mais sans amertume, un velours. Il ne vient là que des Vénitiens et tout le monde se connaît et bavarde. Oui, mais les polpete et le fragolin ? Voilà, voilà ! Nous avions très faim et midi était largement dépassé. Près du joli pont Del Megio, nous avisons ce minuscule bacaro et nous entrons. Il restait bien encore quelques choses, mais surtout nous nous jetons sur les polpete, boulettes de pommes de terre panées et frites de la grosseur d’un petit poing. Nous adorons tous les deux les polpete ! J’avais parlé dans le temps à Tola d’un délicieux vin du Friul, que d’ailleurs mon oncle produisait au pays pour lui et ses amis, pas très fort en degrés, mais au goût de fraise incomparable qui lui avait donné son nom, le fragolin. Et sans prévenir, je le vois s’approcher du patron, et entre quat’zieux, la tête penchée de côté et le regard par en dessous, lui murmurer : « Fragolin ? » L’autre le regarde fixement, ça dure, puis, de derrière le comptoir, il extirpe une bouteille et nous verse deux beaux verres de vin rouge et lumineux : du fragolin ! Je regarde Tola sans comprendre ce qui se passe. Et Tola de m’expliquer sotto voce que le bacaro n’a pas le droit de vendre des vins de ce genre, trop faibles en degré, mais qu’il était sûr qu’il en avait pour les habitués. Ça alors, quel roublard, ce Tola ! Le midi parfois nous allions à Rialto dans une espèce de restaurant-self qui ne correspond à rien en France. On ne s’asseyait pas et on commandait les plats que l’on voyait derrière une vitrine à laquelle on s’accoudait pour manger : risi e bisi (risotto aux petits pois), pasta e fasioi (pâtes et haricots), baca’à mantecato (morue à la crème) et évidemment spaghetti, gnocchi et ravioli. Il y avait plein de monde, car la cuisine était familiale et pas très chère. On y parlait vénitien, bien sûr, et italien. Les serveurs, malgré la presse, étaient extrêmement attentionnés et gentils, soigné, comme ils disaient en français, souvenir probable d’une émigration passée. Et au milieu du brouhaha et d’une conversation serrée entre nous et les serveurs, une voix incongrue s’élevait périodiquement au milieu d’une seconde de silence pour dire à Tola et à ses cheveux longs : Ma lei è pittore ? (Mais vous, vous êtes peintre ?) Et tout le monde éclatait de rire, nous y compris.
Tola et ses cheveux longs à l’époque, ici à Versailles en 1986.°
Les serveurs se moquaient aussi de l’un des leurs, qui n’était pas de Venise mais d’un village sur le cordon littoral de la lagune, près de Chioggia. Quand ce dernier donnait son avis, il s’entendait répondre avec la plus profonde condescendance : Mais lui, il ne compte pas, il est de Pellestrina ! Et tout le monde de pouffer, lui aussi. C’était vraiment sympathique. Le soir, nous rentrions pour faire les préparatifs pour la nuit, qui étaient assez longs : décharger et recharger les appareils, parfois dans l’obscurité totale de l’armoire pour les pellicules infrarouges sous peine de les voiler, ranger les bobines dans une feuille d’aluminium pour les protéger contre toute lumière, noter ce qui avait été fait, préparer du pain, du chocolat, un œuf dur et une bouteille d’eau, s’allonger une heure pour reposer le dos. Après quoi, nous nous harnachions à nouveau et ressortions pour la nuit. Tola avait besoin d’un petit réconfort avant, et nous passions toujours prendre un café à la Trattoria Al Giardinetto, tout près de Formosa. Vers minuit, quand nous arrivions, la trattoria était fermée depuis longtemps, mais on entendait un brouhaha et des éclats de voix à l’intérieur. La première fois, nous avons assisté à un étrange spectacle : un homme s’est mis à secouer violemment le grillage de la porte. Une voix à l’intérieur a dit : Chi xé ? (C’est qui ?) et l’autre a répondu : Son mi ! (C’est moi !) La porte s’est ouverte, libérant d’un coup la chaleur et les voix de la salle, et il est entré sans plus de façon. Nous lui avons emboité le pas aussitôt, et depuis lors, cette scène s’est répétée tous les soirs à l’identique, sauf que c’était nous qui agitions le grillage de la porte et répondions : Son mi ! Le patron, un Frioulan, était tout fier de me faire raconter devant ses copains vénitiens les liens qui existaient entre mon père et le champion du monde de boxe Primo Carnera, un enfant du village de Sequals comme papa et quelque chose comme un cousin éloigné. En attendant le café, et même après, Tola et moi jouions au mikado avec les cure-dents placés sur la table, le patron nous regardait faire d’un air amusé. Enfin, nous sortions pour la nuit.
Al Giardinetto, Venise, 1975.
La fin des photos à Venise
Nous avons eu la chance extraordinaire de découvrir Venise juste avant les travaux de restauration de la ville qui ont changé son atmosphère et son apparence. L’architecture restait la même, évidemment, et toujours magnifique, mais ici et là pointaient maintenant des volets en teck, des petites grilles façon banlieue, des murets en béton, des plâtrages blafards sur les façades au lieu des crépis grenus et colorés traditionnels. Finie l’ambiance paisible des tableaux de Canaleto ou de Guardi, fini le romantisme attendri des amoureux en voyage de noces. Place maintenant aux Tourist Tours avec après-midi libre pour le shopping, aux nuées de touristes débarquant des bateaux de croisière, aux pizzas, et aux masques made in China.
« Comme d’habitude dans ma vie, il m’a fallu un temps très long pour produire mon œuvre photographique : trente ans… [J’ai arrêté au moment où] l’objet de mon intérêt s’était complètement altéré : Venise et sa Lagune, ainsi que la Campagne française, ne possédaient plus le charme authentique des anciens temps ; la modernité les avait désormais envahis[37]. »
Dans « Histoire de mes photos », chapitre que Tola a inséré dans ses Cd-rom sur Venise, on peut lire :
« Il me revient un vieux conte chinois. Il parlait d’un vase qu’un ami avait offert en cadeau et qui était plein de son amitié. Mais un jour, cet ami trahit l’autre ; dès lors, le vase devint un vase vide, et l’autre le jeta. Pourtant, on prit grand soin du vase, car il était magnifique, on le restaura et on l’admira. Ainsi, malgré les apparences, je n’ai pas photographié Venise, mais ce qu’elle contenait, et qui n’est plus. Avec mélancolie, je compte les années où je ne suis plus retourné à Venise. J’entends encore les paroles d’Eleonora comme à chaque fois que nous quittions Venise : “On ne quitte pas Venise.” Les photos demeurent. »
Le bateau de la lagune, décembre 1984.
QUELQUES RÉFLEXIONS
Une biographie pour quoi faire ?
Pourquoi écrire ces souvenirs ? L’œuvre n’est-elle pas la seule chose qui compte ? C’est vrai, c’est la seule chose qui compte. On pourrait se passer de ces souvenirs. Combien d’auteurs, et même de grands auteurs, dont nous ne connaissons rien d’autre que les œuvres ? Les œuvres en sont-elles moins fortes pour autant ? Tola avait des idées précises à ce sujet. Un jour que, pour une recension[38], on lui demandait une petite biographie, il a répondu :
« À quoi sert
la biographie d’un auteur ? À savoir pourquoi Untel est devenu cet auteur.
Donc peu importe de savoir si Untel a appris la géographie ou a joué au tennis.
Comme regarder ne s’apprend pas, je n’ai jamais étudié dans aucune école d’art.
Et au dos de ses livres publiés, il a écrit :
« On s’inquiète
toujours de savoir ce qu’un tel a fait ou n’a pas fait. Mais les actes
révèlent-ils vraiment une personne ? Pour un créateur, ce qui compte, c’est
ce qui dort au fond de lui et qui émerge parfois. Pour un homme, ce qui compte,
ce sont les amis qu’il s’est faits et qu’il a servis. Pour le reste, oui, j’ai
étudié, lu, interrogé les hommes et la nature ; oui, j’ai abandonné ma vie
professionnelle pour faire des photographies à Venise et dans la campagne
française, et pour écrire 19 romans, une pièce de théâtre Antigone et
des pensées sur la vie.
Pour ma part, je crois pourtant que quand on aime quelqu’un, ami ou auteur, on désire lui être le plus proche possible. Et tous les faits qui paraissent anodins aux yeux des autres nous le rendent vivant et réel. On s’aperçoit que ce n’est pas un auteur, mais un homme. Je lui ai demandé un jour ce que je devrais faire de ses œuvres s’il venait à manquer. Il m’a répondu qu’il ne me donnait aucune directive, que ce serait à moi de voir, selon les circonstances, j’avais carte blanche : “Je ne fais pas de commentaire aux pensées du Sage ; si tu veux en faire, tu en feras. Tu feras ce qui te semble bon à toi, pas ce que je veux faire. Chacun doit faire ce qui lui semble bon, sinon tu ne feras rien de bon[39].” D’ailleurs, à propos de photos que je pourrais prendre, il m’avait déjà dit : “Il vaut mieux que tu fasses de mauvaises photos qui soient les tiennes plutôt que de bonnes copies des miennes[40].” J’écris donc cette biographie. Je pense, et j’ai toujours pensé, que c’est un homme qui mérite de vivre.
Éloge de la banalité
Pourquoi avoir choisi Venise et la Campagne française ? Pour Venise, on lui répliquait souvent que c’était un sujet rebattu, sans originalité, que tout le monde avait fait des photos à Venise, et il répondait : “Justement, c’est facile de prendre un sujet insolite que personne ne connaît. Moi, j’aime ce qui est banal, parce que c’est ça la vie des hommes.” Pour la Campagne, on lui rétorquait que cela n’intéressait personne, que tout le monde recherchait les monuments, les églises, les sites exceptionnels, les chemins balisés. Il répondait que ce qui est original et insolite est artificiel. Et en plus, “Je ne m’intéresse pas aux formes ; l’originalité des formes ne m’intéresse pas[41].” La campagne, c’était ça, la vraie vie de l’homme, depuis des millénaires. Pour lui, la banalité est l’essence même de la vie. En voici deux exemples.
Dans son roman Il faut que je sois un homme. :
« Un sentiment de paix me pénètre. Je suis avec mes amis, loin de ceux qui veulent que je sois... je ne sais même pas quoi, mais autre chose que simplement ce que je suis. Une vache ne peut être qu’une vache. »
Dans son recueil de poèmes Rêves et flâneries :
Ainsi, pour me faire connaitre le monde, Tola n’a pas choisi de faire la tournée des églises, des musées, des monuments, des théâtres, des restaurants étoilés ou des Routes des Vins ou des Fromages (bien que nous en ayons tout de même visité quelques-uns). Mais il m’a fait découvrir, ou joué lui-même au piano, des œuvres de Mozart ou Schumann, fait vivre les idées et les auteurs du passé en m’en parlant avec à-propos, découvrir des lieux qui l’avaient frappé comme la Croix de Fer dans les Alpes, ou même le pays de mes ancêtres dans le Friul, que mes parents ne m’avaient jamais montré. Nous mangions « dans le coffre de la voiture » – c’est-à-dire que nous déballions notre pique-nique à même le coffre de la voiture – afin de ne pas briser l’ambiance paisible de la campagne après notre journée de photos par un repas au restaurant, ou encore nous cuisinions dans un pré sur un camping-gaz, visités par les libellules et bercés par le chant des oiseaux.
Mais pourquoi faire des photos et écrire des livres ?
Ses amis peintres et musiciens ont toujours regardé de haut ses opinions sur l’art. Une fois ses œuvres faites, Tola s’est expliqué sur ses intentions et ses idées dans ses Cd-rom de photos de Venise et de la Campagne française. Je lui laisse la parole :
« Peu à peu, à un travail professionnel, j’ai préféré une vie consacrée à la photographie, puis à l’écriture[42]. » « Poussé par je ne saurais dire quoi, je me suis dépêché de regarder et de photographier, comme si la vie en dépendait[43]. » « … je n’ai jamais pu faire quoi que ce soit autrement qu’en accord avec ma pensée et ma volonté. Ainsi, comme mes photos, ce Cd-rom a été fait par moi-même – pour le plaisir de le faire, et pour montrer comment était le monde d’autrefois, quand la Nature et l’Homme se tenaient face à face, l’un et l’autre emplis de merveilles. Je ne savais pas ce que je faisais, mais je l’ai fait : les photos certes, mais aussi des pensées et de petits romans[44]. » “Quand j’étais jeune, je croyais qu’en littérature, par exemple, les poètes exprimaient un sentiment personnel, et, ensuite, publiaient. Maintenant, je vois qu’ils écrivent dans le but d’éditer, un but à l’extérieur d’eux-mêmes. Moi, j’ai eu la chance de ne photographier et de n’écrire que pour le plaisir[45].” « Je crois que j’ai pris des photos pour moi-même, sans m’occuper le moins du monde de ce qui se faisait autour de moi, ni d’hypothétiques demandes du public : j’ai fait ce qui m’a plu ; j’ai photographié ce que j’aurais eu envie de montrer à des amis. Je n’ai songé à publier que bien plus tard – et sans vraiment y croire[46]. »
Un jour on lui a demandé : Pourquoi justement Venise ? Et il a répondu :
« Parce qu’à Venise, l’homme a été la mesure de la vie. Parce qu’à Venise, l’homme a créé un monde à lui dans des conditions impossibles. […] À Venise, chacun respirait son propre ciel, libre et debout. Chacun inventait continuellement la vie qu’il voulait mener. C’est la vie qui a créé les règles et les convenances, et non les lois qui ont créé la vie[47]. »
Les photos de personnages
Deux enfants à Burano, avril 1984.
Les gens se sont beaucoup étonnés qu’il n’y ait pas de personnages dans les photos. C’était devenu un sujet de moquerie : « Il n’y a même pas un chat ! » Et tout le monde de chercher les chats. Mais il y avait à cela une raison sérieuse. Il y a eu à l’époque une affaire retentissante, entre autres affaires : le célèbre photographe Robert Doisneau était traîné en justice pour avoir photographié soi-disant sans leur consentement deux amoureux qui s’embrassaient, violant leur vie privée – alors que Doisneau avait leur accord écrit. Ainsi, dans le Cd-rom des Personnages[48] que Tola a tout de même réalisé, on trouve cet avertissement :
« J’aime beaucoup le visage de l’homme et j’aurais aimé le photographier amplement, car c’est un sujet central. Malheureusement, certains hommes n’attendent qu’une occasion pour s’approprier ce que créent les autres – et aujourd’hui la loi leur permet d’exiger de l’argent sur une image d’eux-mêmes qu’ils n’ont ni faite ni conçue et qu’ils présentent librement à n’importe qui. Je ne tiens pas à perdre ma vie dans des procès absurdes et j’ai donc renoncé à photographier les hommes dans le but d’en publier les photographies – s’il n’y a pas d’hommes dans mes photos, ce n’est donc pas un hasard. Moi aussi je fais ce que je veux. »
Par conséquent,
« Les quelques photographies parmi celles que j’ai tout de même prises ne sont pas destinées à un but commercial. Elles ne sont donc pas faites pour être vendues au public. Les personnes à qui je les donne peuvent seulement les regarder, elles-mêmes ou avec leurs proches[49]. »
Elles ont suggéré cette phrase étonnante à notre ami Alberto Tomasin : « Une ville faite de pierres et d’hommes[50] » qui, d’après Tola, pouvait servir de sous-titre aux personnages pris à Venise. À l’absence de personnes dans ses images, Tola répondait qu’il tenait à photographier Venise, ou la campagne, pas les gens d’aujourd’hui en même temps. D’ailleurs, lors des expositions sur Venise que j’ai organisées[51], les visiteurs ont souvent ressenti que sans personne dans les rues, on avait l’impression que le temps s’arrêtait, que la ville était immortelle, hors du temps ; certains ont même préféré qu’il n’y ait pas de personnages, car ainsi, m’ont-ils dit, on voit la ville elle-même, ou comment est la vie. Au fur et à mesure qu’il écrivait ses 19 romans, il a fini par s’avouer qu’ils mettaient en scène les personnages absents de ses photos. Pendant la rédaction d’Il faut que je sois un homme. par exemple, il contemplait une photo de la campagne où il avait situé ce roman, et voyait littéralement les héros de son livre à l’ombre d’un grand arbre, de dos, observant les collines voisines : “Regarde, ils sont là, assis, à bavarder, je les vois, ils sont là !”
Luzy, août 1983, « ils sont là ! »
Cela le faisait sourire, car lui qui avait toujours refusé de commenter ou d’expliquer ses photos, supposées se suffire à elles-mêmes, il considérait qu’en fin de compte ses romans avaient pris des allures de commentaires :
« À partir du septième roman, Il pleut. (au moins jusqu’au quinzième Autour de moi, les oiseaux chantaient, que je suis en train d’écrire maintenant[52]), je me suis beaucoup inspiré de mes photographies de Venise et de la Campagne française. Ce sont des endroits où j’avais envie de vivre[53]. »
Mais en réalité, pour lui et malgré les apparences, ses photos de Venise ne sont pas privées de personnages :
« Pour moi, certains coins de Venise sont peuplés. D’âmes. Je les sens. C’est peut-être pour ça que je ne photographie pas de personnages, ils y sont[54]. »
Un jour, il s’est soudain rendu compte de cette profonde pensée, qui explique ce qu’il recherchait lorsqu’il photographiait des personnages : “Je sais quels personnages j’ai envie de photographier ! J’ai enfin trouvé : y a un mec qui est tombé sur un village préhistorique, primitif, qui n’avait jamais vu un Européen, un civilisé[55].” Il disait aussi par exemple : « Quand je rentre dans un garage pour changer un pare-brise, ce qui m’intéresse, c’est les rapports que j’ai avec les gens[56]. » Ou bien : « Des filles, je cherche à atteindre quelqu’un qui est prisonnier au fond d’elles-mêmes, et les filles sont ennemies, elles m’empêchent de parler avec celle qui est prisonnière[57]. » “Les gens que je photographie, je ne les photographie pas pour montrer leur mauvais côté, mais pour montrer les caractéristiques de l’humanité, on ne peut pas y voir une attaque personnelle[58].” Ou encore, à propos de l’être humain, qu’il appelait parfois « bête à cerveau » : « Mes photos sont un témoignage de ce qu’une bête à cerveau pouvait concevoir de mieux[59]. » Au fond, c’est le visage de l’Homme qu’il cherchait :
« Je photographie la trace que l’homme a laissée dans la nature. Seule cette trace m’intéresse, car je ne peux pas photographier ceux qui sont à son origine, ceux qui ont pensé cette création. Ces quelques rares hommes ont péri depuis longtemps sous les coups de ceux qui se sont emparés de ce qu’ils avaient créé. Ces derniers, je ne les photographie pas. J’indique par quelques ombres l’existence de l’Homme[60]. »
L’art pour Serge Bassenko
Photographie et cinéma
Le problème s’est souvent posé de savoir si la photo valait mieux que le cinéma. Tola se refusait absolument à faire du cinéma, qu’il aimait beaucoup regarder par ailleurs. Mais de même que pour les photos des autres, qu’il admirait, il disait que ce n’étaient pas des photos pour lui. Devant certains endroits, il disait : ah, ça, c’est une photo pour X ! Pour éclairer sa position, il aimait rappeler celle de Michelangelo Antonioni et affirmait « Je suis tout à fait d’accord avec cette citation d’Antonioni » :
« Il faut être à l’intérieur des choses pour pouvoir les représenter. C’est pour cela que je n’ai jamais écrit, parce que je n’étais jamais dans les choses qui parlent, qui bougent. Alors j’ai photographié les choses qui sont, qui ne changent pas, qui ont un être, non un mouvement. Un mouvement va trop vite pour l’esprit ; les choses qui changent ne peuvent pas être photographiées, mais filmées. C’est cela la différence entre un film et une photographie. Filmer c’est se promener, photographier c’est regarder[61]. »
Photographie et peinture
Une vieille guerre existait entre les peintres et lui. Le photographe, pour Tola, est nettement supérieur au peintre, car il montre la réalité, alors que le peintre falsifie ce qu’il voit par sa technique et ses moyens forcément limités, et surtout les interventions arbitraires de son imagination et des règles de l’art.
« Le peintre “qui ne fait pas de photo” refuse la réalité que lui impose le photographe et que moi, je lui impose complètement. À la limite, le peintre est fou et vit dans le rêve. Je suis donc un photographe entièrement réaliste, considérant que le réel contient aussi bien la matière que la pensée, si cette pensée s’occupe de la vie réelle. Le peintre est un épicurien dans le sens qu’il doit être bien conscient de ce qu’il regarde et doit faire passer cette conscience dans son œuvre[62]. »
Tola disait être seulement un « témoin phénoménologique » : « Je ne suis pas un créateur, je suis un témoin[63]. » C’est pourquoi dans ses photos, il laissait les gens sur les ponts à Venise ou les objets s’ils montraient une vie, une planche par exemple qu’un ouvrier avait posée là[64]. Bref, la photo, c’est objectif (sans jeu de mots !) et la peinture, c’est de l’interprétation[65]. Je me souviens d’un ami qui avait violemment critiqué un portrait qu’il avait fait : il fallait mettre les yeux du personnage aux deux tiers ! Et toujours un avant-plan de feuillage pour donner de la profondeur à un paysage. Évidemment, Tola n’en faisait qu’à sa tête. Pour lui, le photographe, au contraire du peintre, voit et montre aux autres ce qu’ils n’ont pas vu, et il ne peut pas mentir. Et je répondais là-dessus que le bon peintre aussi voit et montre ce que les autres n’ont pas vu. Nous avions des discussions épiques au sujet de Modigliani ou de Van Gogh par exemple, deux peintres que j’aimais beaucoup. Tout cela ne l’empêchait pas d’aimer énormément Rembrandt, ou La Joconde par exemple. Il m’expliquait d’ailleurs que Léonard avait vu une facette de la Joconde, invisible au commun des mortels de son temps qui la trouvaient généralement laide…
Montrer la vie
Mais le désir d’être vrai et sincère était sa première préoccupation. Même s’il ne l’a pas exprimé exactement en ces termes, l’art véritable avait pour lui une mission irremplaçable à remplir : montrer la vie. C’est pour cela qu’il a toujours énergiquement refusé les titres habituels d’artiste, de photographe ou d’écrivain. Il a tenté de montrer la vraie vie de Venise et de la campagne : « J’ai cherché à photographier l’âme de Venise », a-t-il dit, et j’ai sillonné « la campagne française en long et en large, et c’est comme si je m’étais retrouvé au cœur de la nature et de la vie[66] ». L’esthétisme en effet était le cadet de ses soucis ; s’il existait, il répondait à un ordre naturel totalement indépendant de la raison et des formes. Ses critiques contre l’art en général étaient assez dures. Dans son Cd-rom de la campagne, il a écrit :
« J’ai pris 90 000 photographies, c’est vrai, mais comme l’aurait fait un amateur. D’ailleurs, j’ignore les règles du bon goût et je n’ai jamais appris celles de la composition, et en plus, elles ne m’intéressent pas, l’art pour moi étant artificiel et faux. Je ne suis pas un photographe (ni un écrivain ni quoi que ce soit d’autre) : je suis un homme, Venise et la campagne m’ont plu, j’ai pris des photos souvenirs pour que les gens puissent savoir comment était la vie à ce moment-là. Je n’essaie pas de faire de belles photos ; j’aime la vie, et la vie n’est ni belle ni laide, elle est vivante, elle n’a ni règles ni modèles. »
Il me disait d’ailleurs qu’il tenait “à sortir les photos et les pensées en même temps, car c’était un barrage complet à une classification. Les deux étant d’égale valeur, je ne suis ni UN photographe, ni UN écrivain, j’ai FAIT des photos et des pensées[67]”. Cette conception rejaillit aussi bien sur la forme, qu’il exige la plus proche du réel. Par conséquent, il n’y aura pas de retravail de la photo, pas d’effets surajoutés :
« Je peux assurer que ces photos ont été prises, développées et scannées sans aucune sorte de trucage : pas de flash, pas de filtre, pas d’altération de couleur ni de lentilles multifocales, pas de masque... […] Même la retouche a essayé de respecter l’âme de Venise, en effaçant les antennes de télévision ou les panneaux publicitaires par exemple, quand ils contrastaient avec le monde d’autrefois[68]. »
Certains ont supposé que Tola avait recoupé des photos par exemple, car les cadrages donnent rarement des vues d’ensemble et resserrent le champ de vision. Je peux certifier que les cadrages sont ceux de la prise de vue et qu’il n’y a pas eu de redécoupage après coup[69]. D’autres étaient fermement convaincus que les photos étaient l’œuvre de plusieurs auteurs, les styles des photos étant manifestement trop différents pour un seul et même photographe. Je peux certifier que Tola est l’unique auteur des photos, qu’il a prises sans aucune influence extérieure, ni la mienne ni celle d’autres personnes : il n’avait tout simplement pas de catégories préétablies dans la tête et aucun critère du bon goût. Mais s’il refuse le titre d’artiste, qu’est-il, alors ? « Je suis celui qui se met devant les hommes et qui leur dit : Regardez là[70] ! » Je vous donne sa phrase préférée : « Je ne suis pas un artiste, je suis un montreur. » Ou encore :
« Je suis comme un photographe d’une autre planète qui pourrait voyager dans le temps, qui proposerait des photos de souvenirs de quand les gens vivaient là : – Je voudrais des photos de telle année. – J’y vais, les voici. »
Au cours d’une interview[71], on lui a posé cette question : Quel rapport y a-t-il entre les photographies et vos textes ? La réponse a été amusante, mais aussi très éclairante : « C’est moi qui les ai faits ! Tous les deux sont un regard sur le monde. Curieux, et sans jugement. »
« Venise est moche ! » lançait-il à qui voulait l’entendre : c’était n’importe quoi, pas de symétrie ni d’harmonie des façades, contrairement au château de Versailles, une fenêtre par-ci, une porte par-là, des briques comme dans les corons, etc. Et, prenant son interlocuteur à partie : « Quelle photo préféreriez-vous ? Celle de votre quartier rénové, tout en marbre et fresques... ou celle du café miteux de votre enfance d’où on appelait votre père au téléphone[72] ? »
Et ces simples photos souvenirs se sont peu à peu chargées d’une valeur documentaire précieuse pour Venise, comme pour la France :
« Quand j’ai pris mes photos de la campagne française, je ne me doutais pas de leur intérêt documentaire[73]. » « Venise n’est plus celle d’autrefois, et désormais ces photographies, qui voulaient seulement exalter la beauté et la profonde intimité de Venise, sont bel et bien devenues historiques ; elles peuvent servir à la mémoire de Venise et de sa Lagune[74]. »
Mais alors, une question reste en suspens et mérite examen : Tola a-t-il un maître de photographie ou est-il un autodidacte[75] ? Tola a répondu plaisamment :
« Il y a déjà quelques années j’ai écrit un petit dialogue entre deux passionnés de musique : – C’est vraiment un génie créateur ! Qui avant lui aurait pu imaginer l’harmonie de cette musique ? On dirait qu’elle vient d’un autre univers ! – Oui, c’est vrai, je suis émerveillé. Quel bon professeur il a dû avoir[76] ! En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu de maître de photographie et je ne suis pas non plus un autodidacte – parce que ce mot sous-entend de devoir apprendre. Je pense qu’on n’apprend pas à regarder. […] Je n’ai jamais eu l’idée de réaliser une œuvre photographique, ni sur Venise, ni sur la Campagne française. Pour moi, cela a toujours été une promenade, tranquille et sereine, seulement une promenade. J’aimais à dire : Allons à Venise faire quelques pas. Le jour, j’errais dans les petites rues et les canaux intimes, à pied ou avec ma barque. La nuit, je me promenais en paix à la lumière mystérieuse et douce des vieux lampadaires. Je pouvais rester une après-midi entière sur la rive à regarder l’eau sous le pont, et à parler de choses et d’autres en laissant s’écouler le temps disponible ; les photographies venaient en plus, si elles venaient. Elles sont venues. »
Une après-midi à ne rien faire… Août 1982.
Son avis sur l’impact de ses photographies
Petit résumé d’une conversation :
“Quand je donne mon opinion sur quelqu’un, ce n’est ni sur l’aspect de sa personnalité ni sur sa personnalité elle-même, mais sur les raisons qui ont fait sa personnalité et que la personne ne connaît peut-être pas elle-même. Donc, je ne donne pas mon opinion sur quelqu’un, mais sur ce qui a créé ce quelqu’un. Par exemple, si j’avais à donner mon opinion à une fleur, je lui parlerais de la graine qu’elle a été. Connaissant la graine, on connaît la fleur à n’importe quel moment de son existence. Par contre, connaissant la fleur à un moment donné, on ne sait rien[77].”
« Mes photos font dire aux gens exactement ce que je veux qu’ils disent[78]. » Une jeune fille regardant sa photo d’une maison vénitienne dans la verdure a dit : « Comme j’aimerais habiter là ! » Mais même d’un point de vue sensuel : un Russe à qui on a montré des photos de plantes touffues dans un marais, respirait à grands coups en s’exclamant : « Ah, on sent l’eau ! »
« Lorsque les gens les voient, ils se réalisent (au sens étymologique : rendre réel), disait Tola. Ma photo n’exprime pas de sentiment, par contre la personne qui regarde ma photo ressent un sentiment. Ce sentiment ne dépend que de la personne, et absolument pas de ma photo. Ce sentiment a comme caractéristique d’exprimer la plénitude de la personne et ma photo a comme caractéristique de faire se réaliser ce sentiment. Lorsqu’on voit ma photo, on sait qui on est[79]. »
Car « ma photo dépend de celui qui la regarde (Husserl), elle ne se met à exister que lorsqu’on la regarde avec ses propres sentiments[80]. » Elle « n’a aucune qualité, on ne peut la qualifier de quoi que ce soit : belle, bonne, triste. Elle est uniquement action, et pas du tout objet. De même qu’un courant électrique ou la lumière qu’on ne peut pas prendre dans la main, mais qui éclaire ou fait tourner un moteur, mais dont il n’y a rien à dire[81]. »
Ses photographies n’expriment donc rien ?
« Venise est un reportage sur la vision d’un Vénitien ordinaire lorsqu’il ne regarde rien de précis et qu’il est absorbé par sa vie quotidienne. Pour certaines photos bien cadrées (ex. Pont des Soupirs de nuit), le Vénitien, étant absorbé par une pensée très intime et très profonde, par exemple un chagrin d’amour, s’arrête dans un coin qui lui est très familier et le regarde si cet endroit correspond à ses sentiments. On se réfugie dans ce Pont des Soupirs par exemple[82]. »
En réponse aux critiques d’un éditeur jugeant ses cadrages mauvais, parce qu’on ne voyait pas ce qu’on avait envie de voir,
« le Vénitien en question ne regarde pas une chose précise, mais son regard erre et s’arrête sans qu’on puisse vraiment faire la différence entre la décision de cet homme d’arrêter son regard à cet endroit-là ou le hasard qui veut que le regard s’arrête dans un endroit informe[83]. »
Cependant, “je ne photographie pas les sentiments, mais je fais en sorte de provoquer les sentiments à la vue de ma photo. Mes photos photographient des fonctions, pas des choses ; « mes photos sont objectives », JAMAIS subjectives. Les fonctions correspondent aux fonctions des personnages dans les contes ; ce sont toujours les mêmes qui sont racontées, ce qui change, c’est le personnage, la forme[84].”
Un autre jour, il a inséré un petit nota bene au sujet du contenu de ses photos : « Certains sentiments ne feront jamais vivre mes photos[85]. » « Je ne prends en photo que ce qui ne manifeste pas la vanité de l’homme, y compris dans les portraits (vanité vient de vanitas en latin : vide, creux) – qu’il y ait n’importe quel sentiment, bon ou mauvais, sans travestissement de vanité[86]. » Le contenu de ses photos, d’ailleurs, était loin de le laisser indifférent lui-même. Ainsi, en découvrant ses premières photos de neige prises en Bourgogne en décembre 1980, il s’est exclamé : “Elles me font peur, elles me laissent un malaise[87].”
Première neige à Thizy dans l’Avallonnais en Bourgogne, décembre 1980.
Petit cours de photographie à l’usage des amateurs
« Pour prendre des photos, il faut d’une part aimer regarder, d’autre part aimer se sentir bien quelque part, et enfin avoir envie de les montrer à quelqu’un[88]. » Et, « pour cadrer, il suffit de regarder quelque chose ; quand on ne peut pas cadrer, c’est qu’on ne regarde pas[89]. » D’ailleurs, il disait : « Je suis influençable sur tout, sauf sur les cadrages[90]. » Mais surtout, voici sa leçon :
« Si je voulais dire comment je prends une photo, cela tiendrait en une phrase : je photographie ce que je regarde. Ainsi, j’ai pensé que j’avais pris des photos de ce que voient un paysan quand il va à son champ, une vache quand elle broute ou même un train quand il est sur la voie[91] ! » ou même « de ce que voit une barque quand elle vogue dans un canal[92] ! »
Voyage de barque, avril 1983.
J’ajouterais pour la petite histoire que ce regard pouvait aller assez loin… jusqu’à tenter de sentir encore la main que nous avions au pied quand nous étions des singes ! Franco Maria Ricci, éditeur italien extrêmement raffiné et qui a beaucoup aimé ses photos de Venise, lui disait qu’il avait fait des « photos de chien ». Tola était tout à fait d’accord :
« Que fait une bête ? manger, dormir, regarder. À Venise, j’ai vraiment une vie de bête, sans aucune activité sociale : je regarde. D’où mes photos : sans aucune esthétique ou mise en forme. Chez moi, il n’y a rien de tout ça : cela peut y être, mais c’est sans y avoir pensé, c’est vu[93]. »
Tola, mars 1982.°
Le regard de Tola
Dans un journal, on expliquait une nouvelle méthode de lecture rapide basée sur les ondes du cerveau : elle consistait à fixer un point et à apprendre à tout voir d’un coup à partir de ce point, sans faire intervenir la compréhension ni la mémoire. Or, c’est exactement sa méthode pour photographier : il cherchait un point de repère d’où l’on peut tout voir, fixait étrangement, et ne savait jamais ce qu’il photographiait. Il se souvenait bien avoir préparé l’appareil, les réglages, mais pas la photo, il photographiait sans cadrer, sans viser parfois, sans même avoir consciemment regardé l’endroit ni la chose photographiée : « Je ne sais pas ce que je prends. Je prends mes photos sans regarder[94]. » Un vague coup d’œil suffisait. Il faisait de même avec les gens, il n’écoutait pas ce qu’ils disaient, mais le son de leur voix, les silences, il attendait « que ça fasse tilt[95] ». D’ailleurs, il était toujours étonné des photos prises, qu’il découvrait comme si elles n’étaient pas de lui[96] : « Je n’ai jamais l’impression que ce soit moi qui ai pris la photo que je regarde[97]. » Et puis, n’oublions pas qu’il avait sa chère Ligouchka, la fameuse princesse-grenouille des contes russes, qui venait gentiment s’installer sur sa botte à la campagne. “C’est elle qui voit les photos et fait les cadrages. Moi, je suis son esclave obéissant, je n’ai qu’à appuyer sur le bouton, je n’ai jamais besoin de cadrer[98].” Combien de fois ai-je entendu Tola s’exclamer avec humour : “Heureusement que Ligouchka fait les cadrages, sinon je ne sais pas comment je ferais ! C’est déjà fatigant de prendre des photos, s’il fallait en plus les cadrer, alors non, ce ne serait pas possible[99] !”
Dans ses écrits, si ce n’est dans le paragraphe isolé et inédit qui va suivre, je ne vois pas de référence à une manière de regarder un peu spéciale, laquelle ne devrait d’ailleurs pas laisser indifférente la jeune fille de l’histoire :
« Un homme, plongé dans la contemplation de l’établi couvert de petites pièces de mécanique, a vivement levé la tête et jette un rapide coup d’œil sur la jeune fille. Un coup d’œil rapide qui s’est attardé un instant et pendant lequel il lui a lancé un lent bonjour. Et aussitôt après, il me dit bonjour, tout en m’observant avec des yeux nuancés d’une curiosité distraite[100]. »
Tola à Venise, 1980.°
Mais parlons-en un peu, du regard de Tola. On se souvient de l’effet qu’il m’a fait quand je l’ai rencontré, je l’ai raconté au début de ce récit. Ensuite, je l’ai observé. Dans le métro par exemple : il regardait les affiches comme s’il venait de débarquer pour la première fois sur cette planète.
Tola à l’été 1981 en Bourgogne.°
Plus tard aussi j’ai été stupéfaite de me rendre compte qu’il regardait les fleurs comme il regardait les filles. C’est-à-dire comme s’il retrouvait quelqu’un perdu de vue depuis longtemps et dont il pouvait enfin se repaître les yeux avidement ; regard curieux, affamé et ravi. Il a ainsi commenté ma remarque : “C’est de la vraie phénoménologie : je regarde pour exister avec la chose que je regarde, c’est les deux en rapport d’existence. Il faudrait que la fille puisse être elle-même avec moi pour ça : sans société, sans morale, etc. De même, ma tante Marioussia a un regard « du fond de sa tanière », d’où l’on peut tout observer sans être vu.”
Sa tante Marioussia à dix ans, en Russie.
Bien sûr, dans la vie de tous les jours, en général, il avait un regard normal, si je peux dire. Mais il pouvait devenir très expressif et puissant. Un jour, à propos de l’entraîneur de notre club de tennis, un joueur a dit à Tola qu’il devrait plutôt voir avec cet entraîneur, parce qu’avec lui au moins on se fatiguait, et un peu plus que sur le stade ! (où nous nous entraînions souvent). Tola tourne vers lui un regard fixe. L’autre immédiatement, très vite : « Non !! pas en match ! pas en match !... à faire des balles[101] ! » Dans les dernières années, il a rendu visite à une ancienne copine du temps de l’université, qui tenait maintenant une petite boutique d’artisanat, sans lui révéler qui il était. J’étais chargée de faire du boniment en attendant de voir. Le regard de la copine a glissé sur lui sans s’arrêter, avec sa barbe blanche et sa canne, mais quand il s’est approché pour lui parler, elle l’a reconnu d’un coup en disant : « Ah, ça y est !... C’est les yeux !... Ils appellent au dialogue. »
Tola, vers 1974.
Ça, c’est quand il regarde. Mais quand il ne peut pas regarder ? Si c’est au téléphone par exemple ? Un jour, sa fille téléphonait à un copain de classe, Tola était à deux mètres de là et entendait vaguement la voix du copain, car il n’y avait pas de haut-parleur. Quand elle a raccroché, il a fait du copain un portrait psychologique ET PHYSIQUE précis et parfaitement exact aux dires d’Élisabeth ! Le fait est, je l’ai constaté, que même avec des personnes seulement entr’aperçues, il les connaissait au premier coup d’œil, et ses intuitions, qui me paraissaient quelques fois déplacées, se révélaient justes dans la suite.
« Je suis un séducteur »
Cette intuition impressionnante allait droit au but du premier coup. Je vais citer une petite anecdote qu’il raconte dans son recueil de nouvelles La vie. Elle est très révélatrice de son univers intérieur et particulièrement intéressante pour comprendre comment les idées lui venaient, du tréfonds de lui-même et sans que la réflexion intervienne.
« Je suis un séducteur, je le vais montrer tout à l’heure. J’avais cinq ans. Environ, tout du moins, d’après certains récits de mes parents. À cinq ans, on joue avec des jouets, et je ne m’en faisais pas faute. J’avais beaucoup de jouets, mais ceux pour lesquels j’avais une prédilection, c’étaient les trains électriques et les autos. Je voyageais au loin en train, mon train à moi s’entend, sans même savoir ce qu’était ce loin, et je conduisais les autos, les miennes s’entend, à travers les rues autour de la maison que j’habitais, n’ayant pas d’autre horizon. Parmi les camarades de mon âge, ou à peu près, qui venaient chez moi, et jouaient avec moi, que ce soient des filles ou des garçons, il y avait une fille, d’un an plus âgée que moi. Cela, je le sais car je l’ai quelquefois revue depuis. Aujourd’hui je dirais volontiers d’une fille qu’elle est belle, ou encore qu’elle me plaît ; mais à l’époque, autant qu’il m’en souvienne, je n’avais ni ces mots ni même ces pensées. Les pensées étaient plus nettes, plus précises. Cette fille était à moi. Non au sens qu’aurait aujourd’hui ce mot. Aujourd’hui, le sens est bien plus faible, bien plus vague. Pour moi, elle était à moi, comme l’aurait été une sœur, mais je ne connaissais que les sœurs des autres, moi, je n’en avais pas, ou comme ma mère qui n’avait droit à aucune autre existence que celle qui m’était dévolue. Les mots que j’écris sont mes mots d’aujourd’hui, mais je pense rendre fidèlement ma pensée d’autrefois. Moi, de mon côté, je me devais à elle. Lorsque j’appuyais sur la manette qui faisait partir le train, je m’assurais d’abord qu’elle y avait pris place. En pensée, naturellement. Lorsque j’arrêtais le train, je le faisais s’arrêter tout près de l’endroit où, parmi les autres camarades, elle était assise, afin de lui faciliter la descente. Je guettais le moment où, devenant distraite, elle ne paraissait plus penser à monter dans le train, et, abandonnant ce jeu, j’en proposais un autre. Par bonheur, je l’ai déjà dit, j’en avais beaucoup. Un jour, mon oncle m’offrit une grosse auto. Oh ! je ne veux pas dire une vraie, bien sûr, mais elle m’avait paru grosse, par rapport, certainement, aux autres autos que je possédais. Et sans doute aussi par rapport à ma taille d’enfant. Je fus très impressionné, et j’hésitais même à jouer avec elle. Du reste, elle me paraissait à peine être un jouet. Une vraie auto, certes, mon père en avait une, j’étais déjà monté dedans, et je savais donc ce qu’était une véritable auto. Auto que je faisais semblant de conduire lorsque j’étais assis auprès de mon père qui conduisait. Finalement, j’avais rangé mon auto dans mon armoire, et attendais le jour où le besoin me commanderait de la sortir. Le besoin, oui, car, me disais-je, une auto comme celle-ci ne pouvait simplement servir à jouer. Quelque chose manquait. Mes camarades de jeu ne l’avaient jamais vue, je n’ouvrais pas mon armoire. De temps à autre, lorsque j’étais seul, je la sortais, et sans la faire rouler, je m’imaginais être assis au volant, faire les gestes que j’avais vu faire à mon père quand il conduisait son auto, moi à ses côtés. Je conduisais avec précaution, conscient de l’importance de la tâche et de la responsabilité qui m’incombait. Je le répète, tous ces mots sont les miens d’aujourd’hui, il n’est pas pensable qu’ils fussent les mots d’alors, mais je me souviens encore, comme si c’était hier, des sentiments, privés de mots, que j’éprouvais. Et un beau jour je la vis assise auprès de moi. Elle n’y était pas, bien entendu, et au reste je n’y étais pas non plus, mais j’étais au volant, et elle était auprès de moi. L’image s’en alla, et je vis de nouveau l’auto vide. Et je restai longtemps à la regarder, sans avoir conscience de ce que je regardais. Je rangeai l’auto dans mon armoire. Le lendemain, je ressortis l’auto et la regardai longuement, aujourd’hui je dirais, comme un objet magique. Je ne l’avais toujours montrée à personne. En la regardant de près, je vis un bouton que j’avais négligé jusque-là. J’appuyai, et les phares de l’auto se mirent à briller. Mon oncle avait omis de m’en parler, il faut dire qu’il était souvent assez distrait sur ce qu’il avait décidé de considérer comme une chose secondaire. L’effet sur moi fut très grand. C’était comme si l’auto était devenue une véritable auto. Je la remis dans l’armoire, et ayant légèrement entrebâillé la porte, je regardai à l’intérieur. L’armoire me paraissait illuminée. Je connaissais la lumière des phares de l’auto de mon père, et comprenais à quoi ils servaient. J’allai m’enfermer dans la salle de bains et fermai la lumière. Les phares paraissaient, tout du moins me paraissaient, éclairer encore plus que les phares de l’auto de mon père. Alors, une idée me vint. Je ne sais plus sous quelle forme. C’est comme si elle était venue d’elle-même, sans que j’y fusse pour rien. Et un plan, ce qu’aujourd’hui j’appellerais un plan, surgit dans mon esprit. Je ne vous dirai pas lequel, vous arrêteriez de lire la suite, connaissant la fin de l’histoire. Non, non ! n’allez pas à la dernière page ! Ce serait de la triche, et jamais vous ne feriez pareille chose ! Je suppose donc que vous n’en avez rien fait, et je poursuis mon récit. Un jour, après avoir joué avec mes camarades, et ceux-ci rentrant chez eux, je lui demandai de rester un moment, lui disant que je voulais lui montrer quelque chose. Elle accepta, et je lui montrai mon auto. Elle fut émerveillée, et je lui expliquai que l’auto pouvait rouler dans l’obscurité, ayant des phares. Elle savait ce qu’étaient des phares, son père ayant, lui aussi une auto. Il y avait chez moi un très long couloir, tout du moins je me le représentais tel vu mon âge. Mes parents et leurs amis étaient tranquillement installés au salon. Je fermai des deux côtés les portes du couloir, et m’asseyant près d’elle sur le tapis, j’allumai les phares, et éteignis la lumière du couloir. Elle fit un “Oh !...” d’admiration. Nous restâmes un bon moment à contempler la scène. Mais soudain, sans la laisser voir ce que je faisais, je pressai le bouton. Les phares s’éteignirent, et l’obscurité revint brusquement. – Oh !... J’ai peur !... s’écria-t-elle avec angoisse. – N’aie pas peur, je suis là ! m’écriai-je aussitôt. Et, ainsi que je l’avais prévu dans mon plan, je la pris dans mes bras, où elle resta blottie. »
L’AVENTURE PHOTOGRAPHIQUE
LA CAMPAGNE FRANÇAISE
Le goût de la terre
Normalement, rien ne prédisposait Tola à faire des photographies à la campagne. C’était un citadin : né à Paris, l’enfant qu’il était croyait que le sol était partout du macadam, et qu’à la campagne, on l’avait simplement recouvert de terre ! Il avait vécu jusqu’à la trentaine dans la capitale, et considérait comme tout bon Parisien, que Paris était la fine fleur de la France, voire du monde, et que donc, la campagne… Mais sa mère était terrienne. La famille de son père avait un domaine en Russie et le petit-oncle voulait reprendre la ferme. Ils avaient acheté une petite maison de campagne aux Clayes-sous-Bois, 8 rue de la Bienfaisance, dans la plaine de Versailles située à l’ouest de Paris, et Tola y a passé les vacances d’été de sa jeunesse, et y a résidé quelque temps vers la trentaine. C’est là qu’il a découvert la campagne.
La maison de campagne des Clayes-sous-Bois, rue du Charbonnier, vers 1950.
À l’époque, c’était un pays essentiellement agricole, avec des champs de blé et de pommes de terre, des vergers, des potagers, des bois. De douces collines berçaient le paysage, des petits ruisseaux d’eau claire se faufilaient entre les herbes, des oiseaux pépiaient dans les arbres touffus. Beaucoup de Russes étaient venus habiter là, s’invitaient les uns les autres, et tous les jeunes se retrouvaient pour de grandes balades à vélo sur les chemins qui passaient à travers champs.
Champ de blé à La Villeneuve-en-Chevrie, non loin des Clayes-sous-Bois, juillet 1994.
Leur petite maison avait un potager où sa mère cultivait avec grand soin et grand savoir des salades, des petits pois dont il raffolait et suçait même les gousses, des haricots, des tomates, des herbes aromatiques, et tout ce qu’il faut pour faire la soupe. Il y avait aussi des arbres fruitiers et des baies – fraises, framboises et groseilles – qui faisaient les délices de l’héritier ou finissaient en confitures tout à fait exceptionnelles (qu’il engloutissait à la cuillère à soupe !), car sa mère mettait une semaine pour en faire une, en ne plaçant sur le feu chaque jour que le sirop qu’elle reversait ensuite sur les fruits entiers, vieille recette raffinée venue de Russie, ce qui rendait le sirop translucide et épais, et les fruits comme confits. (Un véritable délice, j’y ai goûté.) Et le fameux cerisier… dont j’ai maintes fois entendu parler, qui donnait des cerises anglaises dont les plus hautes, chauffées au soleil toute la journée, étaient carrément alcoolisées ! Tola les disputait aux oiseaux. Une année, elles étaient quasiment prêtes pour la récolte, mais en une demi-heure, à l’aube, une volée d’oiseaux s’étaient abattus et avaient tout dévalisé, laissant le gourmand les yeux ronds et sans rien à se mettre sous la dent ! Inutile de dire que l’année suivante, Tola a surveillé heure par heure la maturation des fruits et a tout raflé juste avant les oiseaux, qui ont erré, sans rien comprendre, autour des branches dépouillées. C’est sur une branche de ce cerisier que Tola s’installait pour lire ou étudier, la tête dans le feuillage et croquant une cerise de temps à autre. Beaucoup des souvenirs de cette époque se retrouvent dans son roman Autour de moi, les oiseaux chantaient. et un peu aussi dans celui intitulé Il faisait chaud.
Le fameux cerisier : on aperçoit Tola à la cueillette, en haut de l’échelle.
Émerveillement devant la nature
Pour lui, la découverte de la campagne fut un véritable émerveillement : « Il n’y a rien de plus extraordinaire que la Nature ; l’imagination – la science-fiction par exemple –, ce n’est rien à côté, un ramassis de choses qui existent déjà[102]. »
La vallée de la Brenne au printemps, près de Poiseul-la-Ville en Bourgogne, avril 1981.
Il regardait les plantes avec ravissement, avec une curiosité avide. Il les ressentait comme des êtres qui avaient leur vie, leur pensée, des sentiments. Sur notre grande table de 2,50 m de long, il laissait les plantes comme notre potos partir à l’aventure entre les objets divers qui l’habitaient. Comme les plantes, les animaux et même les éléments et les choses regardent, écoutent, comprennent, s’intéressent et parlent une langue inconnue mais existante, celle des choses réelles, et pas celle des mots qui mentent.
« Le paysage me regardait. Il me regardait par la fenêtre du train, tout surpris de me voir. […] Peu à peu, [… il] s’habituait à moi, me découvrant de vastes bois ornant les sommets de collines plus hautes et escarpées, au bas desquelles se reposaient de-ci, de-là d’assez gros villages, me faisant traverser une rivière paresseuse, me montrant un grand étang, et enfin me faisant longer la petite rivière qui m’emmenait à la gare proche du village[103]... »
Un arbre n’est pas un simple tronc, des branches et des feuilles, mais un être qui vit, nous fait ses confidences, nous accompagne de son amitié. Un jour, en écoutant l’opéra Manfred de Schumann, dont le héros dit aux esprits Speak to me ! (« Répondez-moi ! »), Tola s’est exclamé : « Oh ! On dirait moi quand je photographie mes arbres à la campagne[104] ! » “Et dans le fond, que sait-on de leur vie ?” me disait-il. C’est vrai, les savants d’aujourd’hui voient les plantes s’organiser pour se nourrir et se défendre, communiquer entre elles et s’associer à d’autres plantes, voire à des insectes.
En août 1989, près de Lavignac dans le Limousin.
La nature apparaissait à Tola intensément poétique, elle est le lieu du mystère et de la vie, de ce qu’on ne sait pas et qui nous porte :
« Les grenouilles sont retournées dans leur mare ; l’eau s’est refermée, on ne les voit plus. La mare est chaude sous le soleil, un semblant de buée la recouvre ; quelques tiges sont sorties, pour observer les alentours. Immobile, la vie est aux aguets. On croirait voir l’éternité[105]. »
Notre vrai maître, c’est la Nature :
« Il pleut. Je roule sur les chemins, autour du village. Les feuilles des grands arbres s’entourent d’une brume pleine de lumière. Est-ce vrai, qu’un jour, la brume soit devenue un oiseau ? Dans quelle classe a-t-elle appris à le faire ? Avec quel professeur ? L’oiseau, ce matin, est-il venu m’appeler pour aller avec lui, à son école ? La brume rampe doucement vers moi ; allons-nous ensemble dans cette classe ? Les murs de l’école ne sont que des feuilles. Je ne cherche pas de fenêtre pour regarder au-dehors. Je n’apprends rien. Dans mon école à moi, j’apprends beaucoup de choses ; des choses qui me plaisent, qui m’intéressent. Ces choses viennent m’aider, m’aider à faire ce qu’il m’est impossible de faire par moi-même. Je peux construire un vélo ; j’irai plus vite qu’en courant de toutes mes forces. Ici, je n’apprends rien. Je ne sais si je cours ou si je roule – mais si, je roule – mais je sens que je n’ajoute rien à moi-même. Seulement, je grandis ; je me sens grandir, comme grandissent les feuilles autour de moi. Comme a grandi la brume, lorsqu’elle est devenue un oiseau[106]. »
Brume matinale dans la Mayenne, août 1989.
Dans le même roman, un étrange oiseau – dont on n’apprendra rien de plus sinon que c’est « mon oiseau » – devient comme le symbole de tout ce monde fascinant de la nature. Le matin à son réveil, le héros le trouve parfois perché sur le rebord de sa fenêtre. L’oiseau le regarde longuement sans mot dire, sautille sur son lit, lui dit quelque chose, le regarde encore, s’envole. Ce sera lui la dernière présence du livre : fidèlement perché sur le rebord de la fenêtre, il attend le héros, qui reviendra après une nuit blanche et une lourde méditation sur la vie. Cette conscience de Tola n’était pas une pose d’écrivain, mais se manifestait souvent dans la vie de tous les jours. L’été par exemple, allongé sur l’herbe des prés entourés d’arbres touffus et de haies fleuries, il laissait venir les libellules sur la feuille où il écrivait son roman, ou même sur la boîte de thon à moitié ouverte qui attendait l’heure du déjeuner, et observait avec attendrissement le battement de leurs ailes diaphanes et bleutées, ou encore suivait des yeux les fourmis affairées qui passaient en zigzag sur le papier sans daigner s’attarder. Il s’arrêtait pour écouter les oiseaux qui chantaient dans les branches, chacun discourant dans son joli langage particulier. L’un d’eux était vraiment extraordinaire, car souvent, alors que Tola venait de terminer une série de photos, fusait tout à coup, dans un bref instant d’accalmie, comme un rire clair et moqueur dénigrant les misérables photos qu’il venait de prendre. Tola lui manifestait alors tout haut son mécontentement. Après quoi, l’oiseau se taisait, suffisamment satisfait sans doute d’avoir pu gâcher les prétentions artistiques de l’Homme. Et cela se produisait partout à la campagne, je ne sais par quel mystère. Cette espèce d’oiseau se moquait-il vraiment ?
Animisme
Tola entretenait des relations familières et amicales avec les êtres et les choses qui l’entouraient, la conscience d’une sorte d’harmonie commune. Probablement ce qu’on appelle être animiste, à l’image des populations d’autrefois, qui parlaient aux animaux et aux rivières et se conciliaient les forces de la nature, ainsi qu’on le voit encore dans les contes russes.
Tola et l’arbre, à Adainville, en février 1982.°
Il se plaisait ainsi à parler aux bêtes de la ferme, qu’il affectionnait particulièrement, et qui semblaient tenir compte de ses discours : les vaches bien sûr, dont je parlerai en détail plus loin ; les canards, qui pataugeaient dans la mare et s’immobilisaient pour l’écouter, la tête de profil et l’œil incisif ; les oies, qui s’en allaient gravement par deux ou trois le long des chemins, tels des sénateurs dépositaires d’importantes affaires ; les poules, comme celle qui venait caqueter chaque matin dans la maison des Clayes-sous-Bois pour annoncer qu’elle lui avait fait son œuf ; les cochons, qui venaient le regarder sous le nez avec circonspection. Toutes ces bêtes écoutaient cet homme étrange discourant dans leur langage, et lui répondaient avec sérieux.
Les cochons de Mirabel dans le Ségala, mars 1992.
Dans le roman La rivière dort à l’ombre des grands vergnes, l’héroïne a l’intuition de ce que veut exprimer sa vache :
« Regarde la vache ! m’appelle Rêve perdu, elle est venue nous parler ; peut-être nous dire de ne pas oublier de venir ouvrir la barrière à l’heure de la traite. […] Oh, elle n’est pas inquiète ! elle a trop l’habitude de voir que le fermier ne l’oublie pas. […] Je crois plutôt qu’elle a envie de bavarder avec nous, de nous dire que s’il fait beau, ce qui est fort agréable, l’herbe séchera, et qu’il est temps qu’il pleuve bientôt, car elle n’aime pas le foin qui remplacera l’herbe s’il ne pleut pas. »
Pour Tola, même les choses n’étaient pas neutres. Après que j’avais fait le ménage – ce qu’il exécrait, soit dit en passant : « Laisse donc, un peu de poussière, ça vit »… –, je lui demandais toujours d’arranger les mille et un bibelots qui parsemaient l’immense table du salon, car il les disposait comme si des liens reliaient les choses entre elles, affectueusement et avec élégance. Les choses n’étaient pas davantage inertes et apathiques. Parfois, il les ressentait déterminées à lui être hostiles, ou ressemblant à des signes de réalités inconnues. Le 1er janvier de l’année 2000, j’ai rallumé la lampadka – petit lumignon que les orthodoxes placent devant une icône, ici affectueux souvenir de son enfance – qui était restée éteinte depuis quelque temps pour des raisons accessoires ; elle s’est étouffée à peine allumée. Tola s’est figé dans son fauteuil et l’a regardée fixement de biais pendant une vingtaine de secondes, l’air mi-déconcerté, mi-soupçonneux. Il arrivait en effet que les choses paraissent se liguer contre lui. Pendant les années de ses voyages d’affaires, il avait dû subir toutes les intempéries (pluie de nuit, neige, verglas, brouillard) sur de petites routes de montagne ni éclairées ni signalisées ; et à peine ses voyages s’étaient-ils terminés qu’une confortable autoroute a été construite, supprimant les fatigues et les dangers. Les dernières années, après l’éprouvante journée d’écriture et le coucher du soleil, nous sortions faire une petite promenade d’une vingtaine de minutes dans la tranquille contre-allée du boulevard. Il n’a pas manqué une seule fois en toutes ces années qu’une voiture ne vienne se garer ou ne lui démarre sous le nez, l’éblouissant de ses lumières, gênant sa marche et répandant ses vapeurs d’essence. Il enrageait littéralement. J’avais beau lui dire que ce n’était pas de chance, il ne pouvait s’y résoudre et me démontrait par a + b que la chose était impossible à admettre. D’autres exemples abondent. Peut-être en est-il ainsi de toute vie. Ou peut-être certains pâtissent-ils plus que d’autres. Une fois que je protestais qu’il exagérait, il a avoué en ébauchant un petit sourire et un mouvement de tête vers le lointain : « Il faut toujours râler ! Si on ne râle pas… » Impressionner les puissances occultes ? Peut-être, mais pas seulement. Tola était un râleur né, qui vitupérait d’une voix de stentor dans la vie de tous les jours. Une fois que nous étions à photographier dans les paisibles solitudes des monts d’Auvergne, au milieu des fleurs, des roches volcaniques et des burons[107] abandonnés, et que Tola argumentait fougueusement contre les temps de pose erronés que j’avais donnés, un ami qui nous cherchait en voiture nous a directement repérés rien qu’au volume de sa voix ! Cependant, Tola évoquait les statistiques, remarquant qu’elles marchaient seulement sur des millions ou des milliards de fois, et qu’au fond, dans tout jeu de hasard, comme la roulette par exemple, il y avait chaque fois une chance sur deux que le rouge ou l’impair sorte. Il disait aussi, tout pensif, qu’il comprenait que des gens sans beaucoup de moyens puissent devenir sérieusement superstitieux, tant il était troublant de constater de si grandes coïncidences.
Pourquoi la campagne française ?
Mais pour en revenir plus précisément à la campagne, les photos y ont commencé bêtement, si je peux dire. Tola faisait déjà des photos à Venise et devait se rendre régulièrement en Bourgogne pour affaires. Je l’accompagnais, puis nous nous retrouvions à l’heure de midi. Nous en profitions pour nous promener en voiture ici et là, médusés par la beauté et l’humanité qui se révélaient dans les paysages. Pendant longtemps, nous n’avons fait que partir à la découverte de la Bourgogne, puis, pendant longtemps, il n’a pris que quelques photos. Enfin, les voyages se sont organisés de manière plus suivie et indépendante à toutes les saisons, et ont fini au bout de plusieurs années par durer trois semaines d’affilée l’été, et s’étendre pratiquement à toutes les régions de France, sauf les Landes (trop monotones), la Bretagne (où il est passé rapidement car il l’a trouvée étriquée), et la Provence que pourtant il avait appréciée dans sa jeunesse, comme en témoignent ses souvenirs dans le roman Je pars au loin. Mais Tola aimait s’allonger sur l’herbe drue, s’installer à l’ombre dans la verdure et près des ruisseaux – et en Provence, disait-il, la végétation pique, on ne peut s’assoir nulle part, tout est rêche et sec. Cependant, la campagne française l’a attiré irrésistiblement. Bien sûr, il habitait en France, et c’était tout naturel de la sillonner. Mais cette commodité géographique n’était pas une raison suffisante. En effet, ailleurs en Europe, la campagne ressemble en général davantage à un parc bien ordonné ou à une exploitation agricole rationnelle : une campagne « civilisée » comme nous disions ; en France, il trouvait la campagne profonde. Il a bien eu l’idée grisante d’aller en Russie, sur la terre de ses ancêtres. Dans les années 1980, il a demandé à l’ambassadeur russe à Paris d’organiser son voyage, au besoin avec un visa spécial et un guide officiel sur les talons, car à l’époque, même les habitants n’étaient pas autorisés à se déplacer librement à l’intérieur du pays. Mais l’ambassadeur lui a répondu : Je suis sûr que vous prenez les plus belles photographies au monde, j’en suis sûr ! Mais qu’est-ce que je vais dire aux photographes là-bas quand ils me demanderont pourquoi j’ai fait venir un photographe de France pour faire des photos de la Russie ?... Tola n’est donc pas allé en Russie, ni cette fois-là ni jamais. Comme quoi, les choses ne se font pas dans l’idéal, elles dépendent aussi des contingences. Il a pensé aller encore plus loin, en Amérique du Sud, en Asie, et peut-être l’aurait-il fait s’il était devenu riche et célèbre :
« … l’idée m’est venue d’aller faire des photos ailleurs, aux Indes par exemple, réalisant ainsi mes rêves d’enfant où je me voyais descendre le Gange à dos d’éléphant ; ou en Chine, pour retrouver la trace des anciens Mongols... Mais les voyages lointains coûtent cher... Je suis donc resté en France, et finalement j’en suis très satisfait, car dans le fond je ne suis ni un voyageur ni un touriste ; si je me rends quelque part, c’est pour y vivre. J’ai donc approfondi ce que j’avais entamé, et j’ai découvert une humanité cachée et vraie, qui a fait le fond de la vie des hommes pendant des siècles, et sans doute des millénaires[108]. »
Elle est là, la clé de ses photos de la campagne : « J’ai photographié la trace que l’homme a laissée dans la nature[109]. »
Dans la campagne, comme à Venise et partout où il allait, il cherchait un domaine, un territoire, comme font les bêtes, un endroit qu’on puisse parcourir en tous sens, sans limite ni frontière, un chez-soi. Par principe, les voyages lointains lui faisaient peur, car ils ne servaient qu’à lui montrer ce qu’il ne pourrait jamais connaître, disait-il. Ainsi, la première fois qu’il a dû partir en colonie de vacances dans son adolescence, il a pleuré, car il était désespéré de quitter ses amis, sa famille, sa maison, la vie qu’il aimait, pour aller loin de chez lui, en exil avec des inconnus. Le train, en particulier, lui avait fait un effet tragique :
“Je regarde les chemins, les champs qui passent à toute allure ; je peux rester des heures à la fenêtre d’un train, parce que je m’imagine vivre dans les endroits que je regarde. C’est comme si je vivais des vies différentes à une vitesse accélérée, des milliers de vies différentes[110].”
La campagne, c’est le paradis
De même que pour Venise, on pourrait lui demander : Pourquoi donc la campagne française ?
« Parce que c’était l’une des terres rurales les plus puissantes d’Europe ; parce qu’elle est l’image du paysan qui vivait près de la nature depuis les temps préhistoriques ; parce qu’elle révèle une harmonie magique entre les hommes, les bêtes et la nature. […] Dans les doux paysages de cette campagne, j’ai vu le visage de l’homme qui les avait modelés : un paradis composé de prés et de champs, de fermes et de vaches, de collines et de montagnes ; mais aussi d’anciens chemins de fer, de paisibles cimetières et de demeures enfouies dans la verdure[111]... »
C’était son sentiment profond : la campagne était pour lui l’image même du paradis. Il avait d’ailleurs pensé au titre d’Éden – si ce mot signifie bien « paradis » en hébreu, précisait-il – pour un livre de photos sur la campagne[112], resté à l’état de projet. Et, d’une manière plus large, il a dit aussi : « Toute mon œuvre est un retour au paradis[113] », et on verra à quel point c’est vrai même pour ses écrits. La terre est fertile, généreuse, elle est offerte, elle donne. Il s’agissait avant tout pour lui de la terre humanisée, pas de la terre sauvage, aride ou boisée où l’homme ne vit pas. Il lui fallait des champs, des prés : « les bonnes terres » – comme disait un des titres de Cd de campagne auquel il avait songé un peu plus tard. Les plantes, les animaux l’entouraient de leur présence amicale, affectueuse, prévenante, la nature était pour lui la maison de l’homme, belle, ravissante, décorée de mille merveilles. Par sa seule existence, elle était harmonie, poésie et mystère, et n’avait besoin d’aucune fioriture étrangère.
Le vieux chemin
Le vieux chemin tient une place très spéciale dans la pensée et l’œuvre de Tola. Il est la voie privilégiée pour pénétrer dans ce monde, le guide infaillible qui nous mène vers des endroits vitaux : l’eau, les maisons, les bonnes terres. Il se déroule sans hâte dans la campagne, vestige probable de très anciens sentiers de bête, suivant avec sagesse les lignes de niveau des pentes pour éviter la fatigue.
Miradoux en Gascogne, juillet 1989.
Nous cherchions opiniâtrement ses prolongements reliant les villages l’un à l’autre, son cours souvent effacé par les labours, ses antiques carrefours devenus d’humbles croisements rustiques. Il est fait de terre et de pierres comme le paysage environnant et embaume les mêmes senteurs. Il nous révélait les lignes de force de la civilisation antique : les voies gauloises, en terre damée et tortillant autour des champs et des prés ; les voies romaines, pavées et filant droit au but par les hauteurs et si solides au bout de deux mille ans que les lourds tracteurs modernes roulaient encore dessus sans les entamer. « Le chemin ancien » règne aussi dans ses romans, particulièrement Les orges venaient de frissonner. et Elle venait d’apparaître hors du bois. Comme un leitmotiv obsédant, il rythme les promenades et les rêveries des deux jeunes amoureux. Il est bien sûr le lien entre un endroit et un autre, mais également entre le passé et le présent, entre les hommes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui – symbole finalement de la vie qui va, sans commencement ni fin. « Dans le paysage, je vois le vieux chemin qui n’existe pas[114] », disait Tola. Il voyait aussi tant d’autres choses qui n’existent pas.
Le blé
Que trouvait-il dans la campagne ? Le blé, d’abord. Le blé surtout. Les champs pâles cuisant au soleil. L’odeur du pain se levant des épis serrés les soirs de juillet et embaumant toute la campagne.
Champ de blé à Fonteny, en Lorraine, juillet 1990.
Avait-il dans les souvenirs ataviques de son pays des visions éblouies des blés d’Ukraine, poussant plus haut qu’un homme à cheval d’après le petit-oncle, pliant sous la chaude caresse du vent ? Nostalgie du chernozem, « terre noire » épaisse de plusieurs mètres, considérée le meilleur sol agricole au monde et si fertile qu’on ne la fumait jamais, car le blé y poussait tout seul ? En France, le blé, que nous avions connu au début montant jusqu’aux hanches, ne dépassait pas les genoux au fil des années, « raccourci » plusieurs fois pour que toute la force de la plante se loge dans les grains. Mais la couleur seule du blé produisait sur Tola un effet magnétique : n’avait-il pas dans sa jeunesse suivi et abordé une fille pour l’unique raison que son pull avait la couleur du blé ? C’est cette couleur qu’il avait choisie d’ailleurs comme couleur de fond pour son site Internet[115]. Tola était un mangeur de pain, et il pressait tous les boulangers de lui faire du pain pétri à la main, parce qu’il avait un vrai goût de blé ; certains ont accepté. C’était alors un aliment, pas un accompagnement. C’était bon. Et puis, le blé, c’est lui qui nourrit, c’est la vie. Comme disait un paysan d’Île-de-France, ravi au milieu de son champ bruissant de blés mûrs : « Où qu’on regarde, partout, il y a à manger ! » L’hiver, le blé, invisible, dort sous la terre. Mais la promesse est là : il renaîtra, il couvrira la terre, et l’homme ne mourra pas de faim.
Les vaches
Le pain et le lait… les deux fondements de la vie paysanne depuis des millénaires. Les vaches sont de grandes bêtes placides qui ont permis à l’homme de survivre : leur lait tous les jours, dont on fait le beurre et le fromage, leur chair, leur cuir, mais aussi leur fumier qui sert d’engrais dans les champs, et leur chaleur l’hiver, car les hommes se réfugiaient près d’elles, au chaud dans les étables. En échange, l’homme les protège des bêtes sauvages, leur construit des abris contre les tempêtes et le gel, les soigne quand elles sont malades, ensemence les prés pour elles et arrache les mauvaises herbes, fauche et engrange le foin pour qu’elles mangent l’hiver.
Une grange à Dracy-Saint-Loup, près d’Autun, en juillet 1980.
Tola aimait les vaches, il aimait les voir divaguer dans les prés et sur les collines, leur dire bonjour quand elles passaient une tête par-dessus la haie.
Une Charolaise venue nous saluer, près de Luzy en Bourgogne, août 1983.
« J’aime bien parler avec les vaches : ce sont les habitantes des lieux et je leur dois des égards en approchant de leur domaine. Elles me répondent et nous sympathisons. Ainsi, les Charolaises de Bourgogne, à la robe blanche, accourent de l’autre bout du pré dès qu’elles me voient, très curieuses de rencontrer un hôte de passage ; elles me regardent, discutent avec sérieux, se cachant parfois derrière une copine pour m’observer par-dessous ses pattes. Dans le Jura, ce sont les Montbéliard, tachées de blanc et de brun ; elles sont très intéressées à entretenir des conversations à bâtons rompus ; différentes des Charolaises, elles paraissent plus affairées, plus vives, un tantinet ironiques et nonchalantes[116]. »
Une Montbéliarde prend la pose, près de Doye dans le Jura, juillet 1985.
Tola s’approchait d’elles sans hâte, avec douceur. Elles levaient alors la tête et le regardaient préparer son appareil, intéressées et tranquilles, extraordinairement immobiles le temps des réglages comme pour prendre la pose ; mais, dès le clic de la photo prise, elles se remettaient instantanément à brouter ou à se promener, sans plus s’occuper de nous. Le taureau régnait sur le troupeau, seul assis au milieu de son harem, sa masse immense royalement imperturbable même quand nous lui tournions autour. Mais quand il était en chaleur, nous a-t-on dit, après avoir longuement humé l’air et laissé échapper des meuglements douloureux et lancinants, il dévalait la colline vers sa belle de toute sa masse, et rien ne savait l’arrêter, pas même les fils de fer barbelé de la clôture. Les petits veaux étaient les seuls à sautiller, au printemps, avec leurs pattes toutes neuves. Et les vaches attendaient l’homme matin et soir pour être traites.
« On arrive ! » Arnay-le-Duc en Bourgogne, été 1985.
Pendant toutes ces années, nous rentrions dans tous les prés – en ayant soin de refermer la barrière derrière nous – sans jamais avoir été inquiétés par les bêtes. Nous avons même été surpris de leur intelligence. Dans le Doubs, la région était infestée par les taons, qui ne laissaient en paix ni les hommes ni les bêtes, au point par exemple que j’étais obligée d’agiter continuellement un journal autour de Tola quand il prenait une photo, sous peine de lui voir en quelques secondes de grosses piqûres partout. Les vaches, n’ayant pas de journal, avaient trouvé un système très astucieux, que je ne pouvais cependant pas mettre en pratique : elles se regroupaient en cercle à une dizaine, la tête vers le centre, et agitaient sans arrêt et vigoureusement leur queue de droite à gauche. Très efficace ! On pourrait croire les vaches dociles et totalement soumises à l’homme. C’est ce qu’avait cru un paysan, que l’une d’elles a rendu infirme pour la vie en lui brisant les deux jambes de ses pattes arrière, parce qu’il la traitait avec violence.
Vaches rentrant du pré, Poinçon-lès-Larrey près de Châtillon-sur-Seine, mai 1987.
La vie moderne
Le modernisme nous a réservé bien des surprises. Depuis la fermière qui rentrait ses vaches à 3 heures de l’après-midi solaires au lieu de 5 pour pouvoir les traire avant le feuilleton, l’agriculteur qui à 6 heures du soir pétantes lâchait sa fourche et laissait le foin en plan, celui qui labourait en tracteur directement branché sur les cours de la Bourse de Chicago, jusqu’aux procès intentés aux paysans parce que leurs cochons sentaient mauvais ou que leur coq réveillait le monde en pleine nuit. À propos des photos de Bourgogne[117], on trouve cette remarque :
« En les ressortant de leurs boîtes, j’ai été surpris de retrouver intact ce monde des paysans qui sournoisement s’était estompé et désagrégé au fil des unités de production, des ordinateurs reliés aux bourses internationales, des agriculteurs modernes qui ne ressemblent plus à leurs ancêtres paysans. Je ne dénigre pas le progrès, qui me permet de faire ce Cd-rom et de manger à ma faim ; mais j’aime ce monde enchanteur d’autrefois où l’homme et la terre étaient amis. »
En 2010, il a écrit :
« Je ne photographie plus depuis plusieurs années, parce que la campagne des paysans a disparu avec les paysans, et que le monde moderne me paraît avoir un sens plus restreint. Quand il m’arrive de regarder mes photos, je suis toujours surpris de les voir, comme si ce n’était pas moi qui les avais prises. Et ce n’est pas sans raison. Dans les légendes russes, il est question d’une princesse transformée en grenouille ; quand je prenais mes photos à la campagne, c’est souvent qu’une grenouille venait sautiller près de moi dans les herbes humides : je lui chantais alors la chanson de la princesse-grenouille, et elle m’indiquait la photo qu’il fallait prendre. Mais depuis que les marais et les prés ont été drainés, la princesse-grenouille n’a plus voulu revenir[118]... »
Les enseignements de la campagne
La campagne nous a beaucoup appris sur la vie dans la nature. Ne serait-ce que le climat, pour prendre un exemple. Un printemps doux et pluvieux apporte une végétation luxuriante :
La Chazée, près d’Étang-sur-Arroux en Bourgogne, juillet 1995.
S’il est frais, il rend plus bleu le vert des blés en herbe. Si le froid devient vif en hiver et qu’on a tout à coup une faim de loup, c’est qu’il va neiger ; la neige, loin de nuire aux cultures, les protège du gel. Tel arbre en été suscite sous ses branches un mouvement d’air qui rafraîchit les vaches... et les hommes. Il y aurait tant de choses à dire !
Charolaises prenant le frais, Corbigny près d’Auxerre, juillet 1980.
Une fois, nous étions dans le Jura, il avait fait très beau et chaud tout l’été. Et un jour, au milieu du mois d’août, alors que nous étions tranquillement allongés sur l’herbe fleurie et que nous goûtions la paix des montagnes, nous sentons un brutal coup de vent, en quelques secondes la température a chuté d’un coup et des nuages se sont rapidement profilés dans le ciel. C’était fini, c’était le changement de temps : nous avons remballé illico nos affaires et sommes rentrés à Versailles, sous une pluie battante et froide, car l’automne venait d’arriver. Une autre fois, dans la campagne proche de Versailles, le verglas est tombé au petit matin, mais un verglas si épais qu’il a enrobé toutes les branches nues des arbres de la forêt, d’un manchon de glace de plusieurs centimètres. Et, à chaque seconde qui passait, nous entendions craquer les branches qui se cassaient l’une après l’autre sous le poids de la glace. Crac ! Crac ! Crac ! C’était effrayant.
Mais comme pour Venise, il ne suffisait pas d’aller se promener, même si c’était extrêmement agréable. Il s’agissait de partir à la découverte de l’homme, de remonter dans le temps le plus loin possible pour savoir de quoi avaient été faits sa vie et son esprit :
« Eleonora et moi avons fouillé le passé à la poursuite de ce qui fut[119]. » « Beaucoup de recherches ont permis de mieux sentir ces vieilles mentalités… l’implantation des villages[120] », « le tracé des vieilles routes gauloises ou romaines, l’étymologie des noms de lieux, l’établissement des sites préhistoriques, les fonds marins, la géologie... non par amour de l’étude, mais pour me rapprocher de l’homme[121]. »
La géologie
J’ai toujours aimé la géologie. De même qu’on cherche ses origines en fouillant la généalogie de ses ancêtres, ou qu’on cherche les racines de notre monde confus dans l’histoire ou l’étymologie des mots qu’on emploie, bref dans ce qu’il y avait avant et qui a des chances d’expliquer ce que nous sommes devenus, de même la géologie me dévoilait les terrains qui avaient formé nos paysages et nos richesses. Mais pour Tola, la géologie ne représentait que des traits marron qu’il devait reporter, excédé, sur les cartes scolaires pour figurer les chaînes de montagnes. Cependant, les années passant, je me suis aperçue qu’il affectionnait toujours les mêmes genres de terrains. Par-dessus tout, c’étaient certains calcaires marneux du Jurassique, le Lias et le Malm, qui sont très répandus en Bourgogne. Cela a piqué sa curiosité, nous avons acheté des cartes géologiques et nous sommes mis à les suivre à la trace. Nous n’avons pas été déçus, car nous allions directement là où c’était bien.
Exemple de carte géologique. Les couleurs ocre-orangé et bleu foncé indiquent différents terrains jurassiques.
Du coup, nous avons observé de plus près les emplacements, les mouvements du sol, les points d’eau, la végétation. Certaines plantes sont des plantes d’eau ou de marécage, et nous permettaient de détecter un ruisseau souterrain ou un fond de mare. Les saules, dont les branches flexibles finissaient autrefois tressées en paniers, vivent au bord des ruisseaux. Certains arbres, comme le châtaignier, ne poussent bien que sur des terrains calcaires, etc. Ainsi, lorsque nous arrivions quelque part, le paysage nous livrait-il au premier coup d’œil sa vraie nature : terre d’élevage si le terrain était collineux, humide et lourd ; terre de culture s’il était sur un plateau, plus sec et plat ; terre de vergers ou potagers s’il était au fond d’une vallée. Je me souviens de l’horreur d’un paysan bourguignon devant les nouveaux agriculteurs : « Ils ont labouré les prés ! » Et de l’effarement des géologues professionnels : « Vous arrivez à savoir quel terrain c’est, sans faire de carottes[122] ? » Mais oui, ça se voit, nos ancêtres savaient le voir, qui se sont installés d’abord dans les vallées, plus fertiles, regorgeant de gibier et bien pourvues en eau. Nous avons remarqué d’autres terrains particuliers : entre autres, du granit porphyroïde, à grains fins (surtout pas à gros grains, il ne vaut rien), que l’on rencontre vers Autun et Luzy ; de l’orthophyre houiller, roche légèrement verdâtre à l’aspect grenu et brisé, qui l’avait fortement frappé dans son jeune temps quand il traversait les Alpes vers la Croix de Fer et où il a tenu à revenir faire des photos (c’est quasiment le seul endroit des Alpes qu’il ait aimé photographier, d’ailleurs).
Pour me faire mentir, voilà un autoportrait de Tola dans les Alpes ! La combe Laval, 1962.
Mais il en est un qu’il aimait beaucoup et qui l’attirait d’une étrange façon. C’était dans le Vexin français. « La si belle région du Vexin français m’a enchanté avec ses arbres ruisselants d’or, ses bosquets vibrant de présences étranges, ses paysages aux courbes fondantes[123]. »
Magny-en-Vexin, novembre 1982.
C’étaient les calcaires grossiers de l’Éocène, dont les vallées sèches modelaient tendrement les pentes, et où nous avons trouvé des silex taillés à profusion. Magny-en-Vexin, pour être précis. Tola a montré ses photos du coin à sa mère – en particulier une avec de douces collines et une source à mi-pente cachée dans de grands arbres comme dans un écrin –, et sa mère, qui à l’époque n’avait plus tout à fait sa tête, lui a dit : « Ah ! mais alors, tu es allé là-bas ? » c’est-à-dire en Russie, où Tola n’a jamais mis les pieds ! A-t-on donc sans le savoir des souvenirs ataviques ? jusqu’à l’image précise des terres de ses ancêtres ? Après vérification, nous avons constaté que les terrains où sa mère avait passé sa jeunesse étaient justement des calcaires grossiers de l’Éocène !
Les hommes préhistoriques
Un jour que nous lisions un petit précis sur la préhistoire, une phrase nous a frappés, qui définissait le « champ-nébuleuse » : des « contours vaguement arrondis dont le tracé s’harmonise avec le relief local », un espace qui « dérive directement de la nébuleuse des clairières primitives[124] ». « Voilà exactement ce que je photographie ! » s’est écrié Tola[125].
Polissoir préhistorique en grès dans la forêt de Rosoy-le-Vieil, dans le Gâtinais, 1983. Tola a voulu voir comment on polissait des silex. On les fait glisser dans les rainures déjà profondément usées et on racle les pierres des deux mains à la fois, les rainures s’écartant vers soi : le travail est facile, mais fastidieux. On se place très bien, car le bloc est juste à la taille d’un homme. Mais combien d’heures fallait-il passer pour polir un silex ?°
Tola préférait de loin les pierres taillées, créatives et personnelles. Dans le Vexin français, nous avons trouvé une mine de silex taillés : pointes de flèches, racloirs, massues, pierres de foyer, haches, il y en avait partout dans les champs. C’est le Vexin qui nous a ouvert la route vers les hommes préhistoriques. Et il y a une grande différence entre les sites paléolithiques et néolithiques. Ainsi, dès qu’on pénètre dans un site paléolithique, époque de la pierre taillée, il se passe quelque chose d’étrange et d’indéfinissable : brusquement, les tensions cessent, le vent se calme, des collines aux formes douces et tendres vous cachent aux yeux du monde, on se niche à l’abri dans la terre nourricière. Au contraire, les hommes du néolithique, époque de la pierre polie, ont quitté les abris et se sont hissés sur les hauteurs pour surveiller et attaquer, dans leur désir d’être les maîtres et de dominer la nature. Et nous sommes les fils de ces deux types d’hommes : celui qui contemple et celui qui agit, celui qui reçoit et celui qui prend.
Impression paléolithique, à Richebourg en Bourgogne, 1986.
Impression néolithique à Sainte-Colombe en Bourgogne, 1980.
L’histoire
Tout cela bien sûr ne va pas sans recherches et documentation. Sur place, les Guides des communes de France de La Torre nous ont beaucoup servi. Mais pour préparer la route, que j’établissais après avoir réuni tous les renseignements, je recherchais déjà sur la 1/100 000 de l’IGN – carte extrêmement précieuse – les endroits dont la conformation me plaisait, puis je confirmais en fouillant la carte géologique et cherchais l’étymologie des noms des villages, qui me donnait l’origine romaine, celtique ou germanique, ou celle des lieux-dits, comme « la Justice », hauteur où se trouvaient souvent des gibets, « la Couture », pour les parties cultivées, « les Groux », terre pierreuse, « Beauvoir » qui ne manquait jamais d’offrir des vues magnifiques sur le paysage, etc.
Notre carte de base était la 1/100 000. J’y reportais les vieilles routes (en bleu), les dates de la première apparition du nom des villages (en chiffres romains), les sites paléolithiques (triangle rouge vers le bas), néolithiques (triangle rouge vers le haut), les villages d’avant le ixe siècle (crayonnés en rouge), les anciens lieux-dits (soulignés en rouge), les routes que nous avons empruntées (au crayon) fléchées dans le sens de l’avancée, avec la date et l’appréciation (TB, bon, moyen, nul, pourri…). Ici, c’est la carte de Bourgogne, centrée sur Corbigny. Comme on peut voir, elle a souffert !
Nous avions découvert que les cimetières situés en dehors du village dataient des Mérovingiens, c’est-à-dire d’avant le ixe siècle, et étaient donc les plus vieux et surtout les mieux situés, comme si l’on avait voulu réserver à ceux qui étaient partis la meilleure vue de leur ancien chez-eux. Sur place, nous repérions la date des vieux murets de pierre sèche selon la disposition, plus ou moins inclinée, des pierres.
Cimetière de Beauvoir en Picardie, avril 1992.
Mais aussi, et surtout, c’est là qu’intervient l’aide irremplaçable de notre ami Jean-Claude Dupuis, chef à l’époque de la cartothèque de l’IGN (Institut géographique national), où nous avons passé des journées mémorables. Il a mis avec empressement à notre disposition les cartes géologiques, celles au 1/25 000, les cartes d’état-major du xixe siècle, qui ressuscitaient les endroits d’autrefois, et enfin les irremplaçables cartes des voies gauloises et romaines qui bien souvent s’étaient perdues dans les champs labourés depuis des siècles. Pour les voies romaines, il s’était amusé à les reporter lui-même pour toute la France sur des 1/250 000. C’était une mine d’informations que nous recopiions consciencieusement sur nos cartes. Ces études ont été déterminantes pour choisir les routes de nos voyages. Pour le remercier, Tola a fait des photos de son village natal de Poinçon-lès-Larrey[126] que M. Dupuis voulait insérer dans un opuscule qu’il était en train d’écrire sur son village. En voyant les photos, il a dit : « Je ne sais pas comment vous avez fait, mais le village est exactement tel que je le voyais quand j’étais enfant ! »
Village de Poinçon-lès-Larrey, près de Châtillon-sur-Seine en Bourgogne, mai 1987.
Les paysans
Ce sont eux qui ont fait la campagne et façonné ses beaux paysages. Les défis et les souffrances leur ont forgé une sagesse millénaire, enseigné où et comment cultiver, soigner leurs bêtes. Jusqu’au xxe siècle, leur maison n’était souvent qu’une tanière étriquée, faite de terre ou de pierres, avec un trou dans le toit en guise de cheminée, une porte étroite et pas de fenêtres, sombre, enfumée, juste bonne à s’abriter et dormir. Pas de weekends, pas de vacances, pas de repos. « Il y a toujours quelque chose à faire ! » s’excusent-ils avec un sourire. Et leur travail harassant ne leur donnera pas pour autant droit à la récolte : sécheresse, nuisibles, grêle, gel précoce, inondations, épidémies et autres catastrophes se chargent trop souvent de tout anéantir. Il faut tenir, recommencer, voir ses enfants et ses bêtes dépérir ou mourir de faim, savoir qu’on ne pourra compter sur aucune aide au monde, et espérer encore ne pas tomber malade soi-même. Cependant, ils sont viscéralement attachés à leur terre, et refusent obstinément de la quitter, alors que, comme disait l’un d’eux qui vivait loin de tout : « Ici, on est ravitaillés par les corbeaux ! » Mais certains, parfois, nous ont étonnés. L’un n’avait pas remarqué les haies de son pré et les découvrait dans nos photos ; l’autre aurait voulu vivre en ville et haïssait ses moutons et leur odeur de musc dont il ne pouvait se débarrasser malgré les innombrables douches qu’il prenait ; un autre, après nos longues conversations amicales et le don d’une photographie encadrée de son pré, a gardé tous ses petits fromages de chèvre pour les vendre au marché. Cependant le paysan, s’il est soumis à la nature, est son propre maître. Ainsi, un tout jeune homme de l’Aveyron nous a expliqué avoir refusé les aides octroyées par la banque pour s’installer, et avoir préféré vivre la vie incertaine d’un petit paysan vendant ses produits au marché, parce qu’il s’était aperçu que la formation agricole qu’on exigeait pour bénéficier des aides changeait sournoisement ses pensées…
Les bonnes terres
En fin de compte, Tola ne photographiait que les bonnes terres, car ce sont celles où les hommes peuvent vivre. Nous avons découvert que la Bourgogne et l’Île-de-France sont les deux grands pays de la France, traditionnellement riches et souverains. « La Bourgogne, ça a été le coup de foudre ; j’ai vraiment l’impression d’avoir vécu une vie entière dans chaque endroit[127]. » De plus, « ce sont les plus anciennes et les plus paysannes de mes photos[128] ». Dans les années 1980, l’empreinte du passé y était encore très forte et s’affirmait partout :
« La Bourgogne est pour moi un pays. On ressent sa richesse passée à la puissance de ses maisons fortes, à la profusion de ses murs de pierre sèche, à la fertilité de ses champs, à l’herbe grasse de ses prés, à la beauté de ses vaches. Un pays qui n’avait besoin de personne, lourd d’une histoire mouvementée et longue, aux villages volontaires, sillonné de solides chemins et couvert d’arbres fruitiers et de haies fleuries[129]. »
Maisons fortes près de Montbard, mars 1980.
Champs de blé, labours et douces collines à Ouanne, dans la-Puisaye, août 1987.
Petit village non loin de Pouilly-en-Auxois, juillet 1980.
Orges de printemps sous la caresse du vent, Puisaye, juin 1981.
Vieux muret en pierre sèche et toit en lauzes à Nolay, juin 1980.
Les pâturages de la ferme d’Urly, près de Luzy et Autun, septembre 2007.
Le petit village de Sussey, près d’Arnay-le-Duc, mars 1990.
Nous avons découvert l’Île-de-France plus tard, et avec beaucoup d’étonnement. Habitant le tissu urbain de la banlieue ouest, nous étions à cent lieues de supposer qu’une campagne médiévale et profonde commençait à trente kilomètres de Paris. Ce n’étaient pas tellement des vaches que l’on trouvait ici, mais plutôt des champs aux lourds épis serrés, des arbres fruitiers de toute sorte, des collines et des bois, des ruisseaux flânant dans les herbes, des villages solides et prospères, et des murets tout aussi antiques. Plus riant que la Bourgogne, et entretenu depuis longtemps par des habitants soucieux de conserver son caractère campagnard, ce pays était impressionnant d’homogénéité et d’opulence. Versailles et ses alentours, riche banlieue de Paris, ne créaient pas vraiment de rupture avec cette campagne. Les maisons, demeures et hôtels particuliers, très différents les uns des autres, mais simples et de bon goût, se cachaient dans la verdure des jardinets et des domaines, derrière les arbres des ruelles et des avenues.
Verger à Novillers-les-Cailloux, au sud de Beauvais, mai 1984.
Ferme à Adainville, près d’Houdan, février 1982.
Lisière ensoleillée près de Méru, avril 1982.
Village de La Haye, près d’Houdan, mai 1997.
La Villeneuve-en-Chevrie, près de Mantes-la-Ville, août 1994.
Butteaux, dans le Gâtinais près de Nemours, avril 1990.
Berces et champs de blé à Flexanville, à l’ouest de Versailles, juillet 1994. « Où qu’on regarde, partout, il y a à manger ! », nous disait un paysan.
La France est belle, et très variée. Les autres régions françaises, toutes magnifiques, à part deux ou trois qui nous ont moins plu comme je l’ai déjà indiqué, sont restées à nos yeux plutôt des régions que des pays. L’Aquitaine et la Gascogne nous ont plu par leurs molles collines, leurs joyeux champs de tournesols et leurs envoûtants cimetières.
Tournesols à Miradoux en Gascogne, juillet 1989.
Cimetière dans la brume à Villebois-Lavallette, en Aquitaine, décembre 1988.
La rivière Argenton et ses collines à Villeneuve, Aquitaine, juillet 1989.
Nous avons aimé aussi la Normandie et ses gras pâturages, ses austères maisons de torchis et de bois ;
Vaches normandes dans les gras pâturages du Perche, Saint-Agnan-sur-Erre, mai 1988.
Maison normande traditionnelle en torchis, Le Buc au sud d’Elbeuf, mai 1988.
Village de Crasville dans la plaine du Neubourg, avril 1988.
Vieille bâtisse en pierre et bois, Ecquetot, mai 1988.
l’Auvergne et ses monts sévères, ses burons[130] perdus dans le brouillard et ses vaches de Salers à la robe acajou et aux fières cornes ;
Volcans et burons, plateau de Trizac, juillet 1985.
Buron du Puy de l’Agneau, octobre 1986.
Jeune vache de Salers, juillet 1985.
le Ségala et ses paysages verdoyants et sévères ;
Il pleut à Cadours, mai 1992.
En allant vers Rieupeyroux, mars 1992.
Le hameau de Mirabel près de Rignac, mars 1992.
les Alpes, avec leurs hauteurs rocheuses, leurs torrents tumultueux, leurs fleurs de montagne multicolores.
Du col de la Croix de fer, au fond les Aiguilles d’Arves, juillet 1984.
Au col de la Croix de Fer, juillet 1984.
Fleurs sauvages dans la montagne, Bourg-Saint-Maurice, juillet 1988.
Nous avions une affection particulière pour le Bugey, la Franche-Comté et le Jura, avec leurs monts couverts d’épicéas, leurs grandes et chaudes maisons de bois, et leur neige épaisse.
Chariot, dans les hauteurs du Bugey, août 1990.
Ferme près de Champagnole dans le Jura, février 1986.
Ferme près de Champagnole, dans le Jura, février 1986.
En plus du Vexin français, dont j’ai déjà parlé, il y en a eu d’autres :
« Le Bois d’Arcy m’a forcé à le regarder, moi qui d’habitude pourtant suis plus sensible à la nature humanisée qu’aux forêts. La Lorraine a dévidé ses grandes plaines paisibles de céréales, ses ciels d’un bleu si intense et ses villages nichés au creux des vallons. Le Berry a été pour moi un havre de paix, au charme doux et bienveillant, où les rivières coulent tranquillement, où les trains divaguent dans les broussailles[131]. »
Deux chênes au Bois d’Arcy, en octobre 1982.
Le village de Fonteny, près de Château-Salins en Lorraine, juillet 1990.
La Creuse près de Saint-Gaultier dans le Berry, par une chaude journée de juillet 1984.
Poules en visite à l’étable, Pezay non loin de Saint-Gaultier dans le Berry, août 1987.
Cependant, cependant… il faudrait tout de même parler d’un troisième pays. C’est la Picardie, plus humble mais si touchante et aux habitants si chaleureux. Des grandes étendues à perte de vue, à peine ondulées, couvertes de champs de blé, de pommes de terre ou de betteraves ; des villages aux murs de torchis ou de briques, cachés dans les arbres et souvent englués dans la boue des chemins ; des usines et des corons tout noirs ; des voies de chemin de fer mélancoliques.
En route pour Estrées-Saint-Denis, décembre 1987.
Village du Beauvaisis, décembre 1987.
Loeuilly vers Amiens, avril 1992.
Terril surplombant les corons, Bruay-en-Artois, juillet 1990.
La gare d’Hargicourt, décembre 1987.
Usine de Rombas près d’Hagondange en Lorraine, août 1988.
Chemin de fer des mines, Anzin, octobre 1984.
La gare d’Estrées-Saint-Denis, près de Compiègne, décembre 1987.
… mais aussi de fascinants cimetières :
« Les cimetières picards sont exceptionnels et particulièrement attachants. Plutôt que tristes ou macabres, je les trouve empreints d’une gravité tout amicale. Ce sont de véritables villages qui nous observent de l’autre monde, vivant paisiblement, d’une vie personnelle et intime. On y trouve parfois des poilus, affectueux souvenir d’un pays qui a tant souffert des ravages des guerres[132]. »
« Poilu » veillant sur le cimetière d’Hesdin, dans les collines de l’Artois, février 1989.
Cimetière de Prévillers, février 1989.
Cimetière de Thieux, perdu dans les champs, mars 1993.
Vieux cimetière de Fresnaux dans les broussailles, décembre 1987.
Par ailleurs, Tola avait une véritable passion pour les trains et les voies de chemin de fer abandonnés. Et la Picardie en était sillonnée :
« Certes, il existe des chemins de fer en bon état en Picardie – ou en France – mais je ne les ai pas photographiés. J’ai préféré les trains de marchandises d’autrefois : ceux des anciennes mines de charbon du Nord, ceux aujourd’hui délaissés de la ligne Le Blanc-Argent dans le Berry. J’ai toujours aimé les trains : ils vont ailleurs, vers des mondes que je ne connais pas, ou bien la voie s’est brisée et ils ne vont plus nulle part. Je n’ai pas peur de ce qui est abîmé : c’est la vie qui use et qui modèle ; ce qui est neuf n’a jamais servi à rien[133]. »
Chemin de fer des mines de Lorraine, vers Briey, août 1988.
Estrées-Saint-Denis en Picardie, février 1987.
Wagons de marchandises de l’ancienne ligne Le Blanc-Argent, Pellevoisin, juillet 1988.
Trains de marchandises dans la gare enneigée de Luzy, en Bourgogne, juin 1986.
Ancienne gare de la ligne Saint Nicolas-Aumont entre Chantilly et Senlis, au nord de Paris, décembre 1987.
Une journée à la campagne
Voulez-vous venir avec nous à la campagne ? Vous voilà invités pour la journée !
Ah ! petite parenthèse avant de nous embarquer. Nous avons pensé, après quelques années de voyages ponctuels, qu’il était sans intérêt l’été de revenir de la campagne à la région parisienne, pour repartir ensuite à la campagne, revenir et ainsi de suite. Dès lors nos voyages d’été ont duré trois semaines d’affilée et nous en étions très heureux, car nous étions plongés dans l’éblouissement de la campagne, enveloppés des odeurs et des chants de la nature, en quête de la vraie vie de l’humanité. Bien, et maintenant en route !
Nora va chercher la voiture, Ambernac, en Charente, juillet 1989.
Le soleil se levant à 4 heures (heure solaire !), nous nous levions donc quand la lumière commençait à illuminer sérieusement le monde, c’est-à-dire vers 6 heures. Il faut vous dire que Tola était un gourmand irréductible et qu’il connaissait par cœur toutes les pâtisseries de France et de Navarre, car il avait sillonné les routes lors de ses voyages et repéré les meilleures. Quand nous allions quelque part, il s’exclamait tout content avec sa phrase rituelle : “Ah ! on va aller là, je connais une bonne pâtisserie !” Je trouvais ça assez comique. C’est ainsi qu’étant basés à Dracy-Saint-Loup, nous faisions exprès vingt kilomètres en voiture jusqu’à Autun, et vingt au retour, Au Bébé Friand pour ne pas le nommer, qui détenait une brioche fondante à la crème pâtissière et aux fruits confits pas piquée des vers. Puis nous nous installions au café qui dominait la grande place, devant un chocolat chaud, le journal local et ladite délicieuse brioche… Mais dans les coins perdus où nous étions le plus souvent, nous allions acheter des gâteaux, du pain, faire d’autres petites courses pour midi à l’épicerie du village, et hop, direction le vieux cimetière ! Cela n’était en rien triste, au contraire. Les vieux cimetières français dégagent en général de profonds sentiments de paix et d’intimité, d’autant plus en Picardie, en Bourgogne et en Aquitaine ; ils sont cachés dans les arbres ou rêvent à flanc de coteau ou au milieu des champs ; et s’installer à l’abri de leur muret est très plaisant. La fraîcheur du matin tiédit peu à peu, les oiseaux s’en donnent à cœur joie, la rosée brille sur les haies et les herbes, le soleil monte dans l’azur et nous regarde sans fin. On boit notre thermos de thé, préparé avec l’eau chaude demandée à l’hôtel avant de partir, et on mange nos gâteaux, du pain et de la confiture, du fromage blanc, une banane. On discute et on plaisante. Il fait bon, on est bien.
C’est toujours moi qui ai établi les endroits et les parcours, Tola conduisait et ne regardait pas la carte ; j’annonçais donc que nous allions à tel endroit. Mais Tola s’agaçait : “Tu dis qu’on va là, mais on n’y arrive jamais !” C’était vrai. Si on trouvait quelque chose d’intéressant sur la route, on n’allait quand même pas le négliger pour, si ça se trouve, ne plus rien trouver après ? Peu à peu, il a abandonné de savoir si on arriverait seulement un jour, et même de savoir où il se trouvait. Il disait que finalement c’était très bien comme ça, car il n’avait plus aucune attache avec la réalité d’aujourd’hui et pouvait se laisser aller complètement à ce qu’il voyait. Une fois sur place, je lui distillais les informations que j’avais recueillies : dates, géologie, détails historiques, voie romaine, etc. Vers onze heures et demie, il fallait commencer à chercher un endroit où s’arrêter pour déjeuner – à midi solaire, comme il se doit. Et à l’ombre, évidemment, si possible au frais près d’un ruisseau, et loin des taons. À cet égard, les bois n’étaient le plus souvent pas fréquentables, car on y trouvait ou des taons ou des moustiques. Le mieux était un grand arbre touffu au bord d’un chemin champêtre ou dans un pré ; s’il pleuvait, une grange. On mettait la voiture à l’ombre, on installait des nattes par terre, et je sortais du coffre de la voiture de quoi nous restaurer.
Tola lit le journal du pays dans une grange, en attendant le déjeuner qui ne va pas tarder à sortir du coffre de la voiture… Ségala, avril 1992.°
Pendant assez longtemps, nous avons mangé froid à tous les repas, ce qui finissait par être un peu pénible, mais par la suite, Tola a instauré le coup génial du Camping-gaz, qui nous a radicalement changé la vie ! J’ai pu faire du café dans la journée, car la fatigue et la chaleur étaient parfois abrutissantes et les épiceries-cafés assez rares ; surtout nous avons pu manger chaud à midi et le soir : une bonne selle d’agneau ou un plat de pâtes à la sauce bolognaise, ça retape ! Nous en profitions pour charger les appareils, Tola écrivait son roman et moi, je lui dressais un tableau des événements qu’il écrivait, lieux, sujets, etc. pour éviter des incohérences éventuelles. Nous quittions l’ombre protectrice vers 3 heures et retournions dans la fournaise ! Nous arrêtions les photos vers 5 heures et, comme je l’ai raconté, cherchions un coin agréable – comme une belle vue, près des vaches ou d’un vieux cimetière – pour dîner et voir la fin du jour venir paisiblement sur la campagne. Mais les premières années en Bourgogne, nous n’avions pas cette décontraction et nous pensions qu’il fallait à toute force « terminer la bobine ». Nous roulions alors, hagards dans la lumière rasante d’un impitoyable soleil, les yeux douloureux, le visage en feu. Heureusement que le Camping-gaz nous a rendus plus intelligents !
Tola était extrêmement prévoyant, et grâce à lui nous avions en permanence un tas d’outils et de médications dans nos bagages – qui me paraissaient invraisemblables, mais que j’ai appris à apprécier. Par exemple, une douzaine de magnums d’eau, du sel et des pots de confiture de fraise, contre la déshydratation. Une trousse médicale complète, d’accord, mais munie aussi de plumes d’oie et de pique-olives pour se nettoyer les dents, ainsi que de pince à épiler pour les échardes. Un thermomètre, qui testait tous les jours la température de l’air : le matin pour supputer s’il allait faire chaud ; à midi, quand nous nous reposions à l’ombre, pour savoir combien il faisait chaud ; et le soir quand des souffles surchauffés remontaient de la terre. (On aura compris que Tola souffrait pas mal de la chaleur, avec sa peau blanche.) De la cortisone contre le choc anaphylactique des piqûres d’abeilles et de vipères, au cas où. Ou encore de la citronnelle, laquelle nous a sauvés des moustiques qui infestaient un marais où nous avons passé une semaine à photographier et à nous enduire de cette essence, en bottes dans l’eau jusqu’au genou, au milieu d’un bourdonnement continuel. Les photos de cet endroit d’ailleurs étaient bizarres, les arbres enchevêtrés et les branches mortes couvertes de mousse, qui laissaient péniblement passer les rayons du soleil, donnaient l’impression d’images vues au microscope électronique : on aurait dit des réseaux nerveux, de la moelle épinière, des protéines, des virus... À quoi Tola avait répondu : “Oui, remarque très importante. Ce n’est pas un ordre esthétique – artistique ou humain –, ni le désordre de l’art abstrait. Mais une dépendance des choses entre elles : sous un désordre apparent, un ordre vital[134].”
Au cœur du marais, mai 1984. On ne voit pas les moustiques, mais ils y sont !
Cette organisation méthodique s’appliquait évidemment à la voiture, sans laquelle nos explorations n’auraient pas été possibles. Nous avions une caisse pleine d’outils dans le coffre, que je renonce à détailler, mais contenant par exemple une pompe à eau de rab, une clé à bougies, des filtres à huile, à air et à essence, je ne sais combien de vis et d’ampoules de rechange. Tola avait un principe, hérité de son petit-oncle, lequel lui avait appris à conduire et à s’occuper de la voiture dès l’âge de huit ans : il fallait toujours ramener la voiture à la maison et être capable de se sortir soi-même de n’importe quelle situation. Ainsi, il m’a appris à changer un pneu, démarrer sans embrayage, rattraper un dérapage, conduire une barque à moteur... Il m’a véritablement formée à la technique – moi une littéraire convaincue ! –, m’a fait reprendre mes études, repasser mon permis que j’avais raté plusieurs fois (en me suggérant délicatement de m’assurer que l’examinateur me voie, lui, regarder dans le rétroviseur ou à droite et à gauche avant de m’engager !), bref je suis devenue un genre de technicienne polyvalente. Je n’avais d’ailleurs pas l’occasion de me demander si j’étais capable de faire ci ou ça, car personne ne pouvant le faire à ma place, il n’y avait donc pas à tergiverser. Je considérais ce qu’on avait besoin que je fasse, et je m’attelais à faire ce qui était nécessaire, même si je ne savais rien de rien.
Cela me rappelle quelques mésaventures mémorables.
L’une a eu lieu dans un chemin herbeux de Lorraine. Je tâtais le terrain devant la voiture pour m’assurer qu’il n’y avait pas de trous, car l’herbe était haute et touffue, et le chemin en pente assez forte. Tout à coup la voiture s’est immobilisée, soulevée entre deux profondes ornières, les roues tournant dans le vide. Je n’avais pas vu les trous ! Nous ne pouvions nous dégager. Il a fallu décider de marcher huit kilomètres jusqu’au village voisin pour demander de l’aide. Mais ni le garagiste ni le paysan avec son tracteur n’ont voulu venir nous tirer. Nous sommes donc revenus en pestant, et Tola m’a dit (je pense aussi pour marquer le coup de ma responsabilité) de ramasser tous les gros cailloux que je pouvais trouver dans les prés alentour et de les placer sous la roue arrière pour bâtir un support. Mais les cailloux n’étaient pas si nombreux et le support n’avait finalement qu’une quarantaine de centimètres de long. Son idée était de les repositionner ensuite vers l’avant de la roue au fur et à mesure qu’il avancerait la voiture, et ainsi de suite. C’était risqué, car les clôtures de fil de fer barbelé enserraient le chemin et ne laissaient que peu de marge de manœuvre. J’avais cru remarquer auparavant que les constructions en pierres sèches avaient souvent les pierres tête bêche pour contrarier les efforts, c’est ce que j’ai fait, la mort dans l’âme pour ma grosse bêtise. Mais Tola m’a félicitée, m’avouant qu’il n’y aurait pas pensé et qu’autrement nous n’aurions pas eu grande chance que ça tienne. Nous avions quand même travaillé six heures, et je dois avouer que nous avons assez bien dormi cette nuit-là.
L’hiver présente des difficultés spéciales. Voici deux anecdotes hivernales tirées de son Cd-rom sur La Campagne française[135] :
« Le voyage d’hiver à Luzy en Bourgogne s’est décidé en cinq secondes. À minuit, la radio annonce d’énormes chutes de neige et des congères sur l’autoroute. Le temps de rassembler le matériel, et en toute hâte nous quittons en voiture la région parisienne pour la Bourgogne. L’arrivée se fait au petit jour, par 24 °C en dessous de zéro, dans l’éblouissement d’une neige fraîche, immaculée et scintillante. Panne de chauffage dans la voiture – pas le temps de réparer – tant pis ! – suivent deux jours de photos dans le silence et la solitude. »
Pierrepont sous la neige, près de Luzy en Bourgogne, janvier 1985. Ce jour-là, 24 degrés en dessous de zéro !
Le retour à Paris sans chauffage était pratiquement intolérable, car les pieds et les mains commençaient à geler et Tola n’arrivait plus à conduire. En plus, la nuit était tombée, et les commerces étaient déjà fermés. Mais nous avons eu la chance inouïe de tomber sur un aimable garagiste de province qui, au lieu d’aller dîner, a bien voulu souffler de l’air sous pression dans le circuit d’eau pour éjecter la glace. Et le chauffage est revenu !
Voici la deuxième anecdote :
« Le Jura, la Franche-Comté et le Bugey – que dans le Cd-rom j’ai groupés par commodité sous le nom de Jura – me tiennent beaucoup à cœur. Ce sont des montagnes, pas trop hautes, certes, où l’on peut encore cultiver et nourrir des bêtes, mais qui sont un peu coupées du monde par le fait même que ce sont des montagnes. Des souvenirs de neige me reviennent dans cette région qui connaît de grands froids en hiver. C’est à 27 °C en dessous de zéro que nous avons quitté la voiture et passé la journée à pied dans la neige épaisse pour descendre aux sources de l’Ain et en remonter, occasion qui ne s’est plus jamais représentée par la suite. Deux jours de photos qu’on peut voir dans le Cd-rom, qui auraient été impossibles sans la gentillesse d’une inconnue. L’histoire vaut d’être racontée. Nous arrivons vendredi soir à l’hôtel. Samedi : panne de voiture, tous les garages fermés jusqu’au lundi. L’hôtelière, qui nous rencontre pour la première fois, nous prête sa voiture pendant trois jours sans même s’enquérir de qui nous sommes ! Ce n’est que deux jours plus tard qu’un coup de téléphone de son mari lui en fera prendre conscience... et à nous aussi ! Merci, Maria ! Dès le troisième jour, la température remonte à 15 °C en dessous de zéro, la neige s’affaisse, c’est fini. »
Froidefontaine, dans le Jura, en février 1986. Il faisait 27 degrés en dessous de zéro !
Et je vais moi aussi vous raconter une dernière anecdote sur nos voyages à la campagne.
Tola avait un peu peur de mes initiatives, car je n’étais ni aussi prévoyante, ni aussi prudente que lui, et je me suis rendu compte plusieurs fois qu’il me surveillait sans trop en avoir l’air. Il ne voulait pas par exemple que je monte sur une chaise devant la fenêtre ouverte pour nettoyer les vitres. Il prévoyait le cas – peu probable, mais existant mathématiquement – où je pourrais tomber du troisième étage. Le haut de certaines vitres n’a donc jamais été nettoyé. Mais cela vaut mieux que de s’écraser par terre, même si ce n’est qu’une fois dans sa vie, n’est-ce pas ? Un jour mémorable, par un bel été de 1984 au col de la Croix de Fer, dans les Alpes, nous étions montés à 2 500 m dans les roches sauvages de l’orthophyre houiller, et il restait encore çà et là de larges plaques de neige glacée, des névés que le soleil n’avait pas encore réussi à faire fondre. Cette fois-là, Tola m’a sauvé la vie.
Nora à la Croix de Fer, août 1984.
Il me voyait avec inquiétude monter sur les gros blocs de roches – tandis que moi je n’avais aucune crainte, n’étant d’ailleurs pas sujette au vertige non plus – et m’exhortait à la prudence. J’étais intriguée par le petit troupeau de moutons que je voyais s’éloigner devant moi et, de leurs petites pattes pointues, traverser vivement les névés sans seulement changer d’allure. S’ils le faisaient, pourquoi pas moi ? me disais-je, et j’avançais résolument derrière eux. J’allais mettre le premier pied sur le névé quand Tola m’a soudainement hurlé d’arrêter, ce que j’ai fait, sans rien comprendre. Je l’ai vu le souffle court, le visage tendu, m’expliquer que les moutons avaient des pattes qui piquaient la glace, et moi pas ! J’ai regardé le névé : la pente était très raide, encore un peu et j’allais glisser et me fracasser contre un énorme rocher qui m’attendait quinze mètres plus bas, en plus avec le sac à photo où se trouvaient tous les appareils et les objectifs ! Je suis redescendue avec précaution et l’ai serré très fort dans mes bras.
Pour conclure ces souvenirs rustiques, je ne résiste pas à vous rapporter le dernier poème qu’il a écrit quelques jours avant la fin et qui résume bien son sentiment sur la campagne :
Tas de bois en Bourgogne, février 1980.
AUTRES RÉFLEXIONS
Je ne veux rien écrire par raison, avec un plan préétabli, des sous-parties, des considérations d’édition ou de bienséance, mais je veux que tout vienne du fond de moi. Je veux faire connaître cet homme comme moi je l’ai connu, dans ce qui faisait le fond de son être. C’est pourquoi je m’interromps souvent, et longtemps : j’attends que les choses émergent d’elles-mêmes, sans les hâter[136]. Le discours que je tiens ne peut pas être objectif, pour la bonne raison que l’objectivité n’existe pas. Les choses sont forcément vues à partir d’un endroit, d’un point de vue. C’est comme quand on prend une photo d’une vallée à partir de la colline. Ce n’est pas la photo de la colline à partir de la vallée, bien que l’endroit soit le même. Et combien de photos faudrait-il pour rendre compte d’un endroit ? Il n’est donc pas possible d’être exhaustif, il y aurait des milliards de choses à dire, ne serait-ce que pour raconter une simple journée. En fin de compte, on peut espérer que, si le point de vue est bien choisi, on pourra deviner ce qu’on ne voit pas ou le supposer avec une certaine chance de succès. J’essaie donc d’être le plus honnête possible pour montrer ce qui me paraît le fond des choses.
Lorsque je l’ai rencontré, j’avais abandonné mes études et vivotais d’intérim dans les bureaux et de petits bouleaux sans perspective. Il m’a fait reprendre mes études dans l’idée que je devienne professeur de littérature à l’université, m’a donné des méthodes rigoureuses de vérification et de raisonnement, m’a initiée à la mécanique, à l’informatique et à tant d’autres choses… Je suis donc devenue au fil des besoins organisatrice, gestionnaire, secrétaire, documentaliste, traductrice, géologue, correctrice, écrivain, linguiste, cartographe ; j’ai appris à diriger un bateau, à régler l’allumage d’une voiture, à restaurer des appareils photos, à développer des pellicules argentiques, à scanner et retoucher des images, à réaliser les programmes informatiques de cinq Cd-rom et un site Internet en sept langues... Moi qui étais excessivement timide, aujourd’hui je parle en public, à des personnalités, et j’écris ce livre. Dans mon journal, j’ai retrouvé cette phrase : « Pour moi ce garçon est un enchantement perpétuel. Toujours aimant, toujours prêt à rire ; libre, fort. Un homme, quoi[137]. » Je lui ai dit un jour : « Je m’en fous complètement que tu sois intelligent, ou artiste, ou autre chose… ça ne m’intéresse pas, je ne t’admire pas. Je t’aime, c’est tout ce que je sais. » Aujourd’hui, je pourrais dire qu’il s’était emparé de sa vie. En bien, en mal ? Est-ce important ? L’homme ne peut espérer être parfait – chose qui d’ailleurs resterait à définir, les gens pensant que la perfection des autres est avant tout ce qui les arrange eux-mêmes. Répondant à d’âpres critiques, il avait un jour rétorqué : « Je m’en fous de faire le malheur des gens ; ce qui compte, c’est de les faire vivre[138]. » Moi aussi je préfère une vie intense à un bonheur sans nuage et immobile. J’aurais voulu compenser ses malheurs passés et présents – que j’ai devinés sans qu’il s’en soit jamais plaint, je précise, car il n’en parlait pas, ou parfois objectivement, pour information – comme la tragique histoire de son amour d’enfance, que je l’ai surpris à écrire les larmes aux yeux à quatre-vingt-cinq ans[139], ou comme l’envie et l’hostilité auxquelles il était en butte si souvent. Un exemple m’est resté. Une amie, qui se plaisait à dévaloriser systématiquement les œuvres de Tola, en est venue un jour à dire avec aigreur : « Il n’y a pas UNE personne au monde qui peut trouver bonnes vos photos ! » Tola : « Pas une personne, c’est une phrase. Vous voulez dire : peu de personnes… » « Non, non, pas UNE ! » Un autre jour : « Mais pourquoi faites-vous des photos que vous jetez après ? Vous n’avez qu’à faire que des bonnes photos ! » Tola a trouvé son avis judicieux, et il l’a prise au mot. Nous sommes donc allés montrer une vingtaine de diapos – que nous avions mises au rebut comme « mauvaises » – à un petit éditeur trouvé au hasard à l’annuaire. Comme de juste, Tola a fait exprès de se prendre violemment de bec avec la secrétaire. À la fin, l’éditeur a fait irruption au milieu de l’algarade et s’est emparé de la boîte de diapos. Mais à chaque nouvelle image qu’il plaçait sur sa boîte à lumière il s’écriait : « Oh, qu’elle est belle !... Ah, et celle-là !... Mais c’est du Magritte !... » Quelque temps après, il est apparu que ladite amie avait silencieusement recopié des photos de Tola et, pour la première fois, gagné des concours de peinture avec. Moi, je voulais qu’il vive, et j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour cela. Bien sûr, il reste toujours une part d’inconnu et d’inaccessible chez une autre personne. Mais cette part existe tout aussi bien en nous, simplement que nous vivons à l’intérieur de nous-mêmes et que nous sommes programmés pour nous tenir compagnie et garantir notre propre survie. C’est peut-être ça que les gens veulent dire quand ils parlent d’amour : être complètement lié à une autre personne et que sa vie nous soit précieuse. Ce n’est pas une décision qu’on prend, ça se fait tout seul, c’est un mystère. Il m’a fait connaître le monde par l’intérieur : la plus belle ville jamais bâtie par les hommes, la lagune sauvage et vierge, la campagne millénaire et profonde, le cœur et la pensée des êtres humains. Il m’a appris que j’avais le droit d’être moi, envers et contre tout, et m’a entourée de tendres attentions pour que je ne me sente ni seule ni démunie devant les difficultés. Ses questionnements incessants et la passion fiévreuse de ses discussions – que les gens ont parfois jugés féroces et insupportables – ont toujours été pour moi la marque d’une quête douloureuse de la vie.
Et moi, qui étais-je pour lui ?
« Toi, tu avais tes yeux, les phrases que tu disais, tes réponses aux questions. Tu m’as apporté quelque chose d’essentiel : le fait que je croie en moi. Depuis que je te connais, je ne peux rien faire de pas personnel[140] ! » « Qui me connaît ? Il y a un rapport d’inégalité dans l’amitié : je donne, les autres ne me donnent rien[141]. » « De tous les gens que j’ai connus, même ceux que j’aime bien, qui sont très gentils, leur position se résume en fait toujours par : il faut être votre esclave, vous n’apportez rien. Tu es la seule à dire le contraire. Personne ne m’a rien apporté, sauf toi[142]. » Sans doute peut-on m’appliquer les paroles que le héros de son roman On me demande ma vie adresse à son amie : « je crois que tu me comprends, moi ; pas ce que je dis, ni même ce que je pense – non, moi ». Nous avions le sentiment de nous être toujours connus. Il trouvait que nous étions une association très rare[143]. Nous vivions à deux comme si nous étions une seule personne – avec deux têtes et deux corps, oui, mais nous respirions d’un même souffle. Ainsi, lui prenait les photos, moi je veillais à ce qui était nécessaire pour les faire : « Je lui donne à boire quand il a soif », ai-je un jour dit à quelqu’un. Lui écrivait ses textes, et moi je les relisais, nous discutions... ainsi de suite. « Le Sage, je ne l’aurais pas fait si tu n’avais pas noté ce que je disais. Je parle beaucoup, et ce à quoi pensent les gens, c’est à contrer. Toi, tu as noté[144]. » « Tout ce qui est important pour moi, je peux le faire avec toi. Tout l’ensemble des choses que je fais avec toi, je ne peux pas le faire avec quelqu’un d’autre[145]. » « Je ne vois personne, dans le passé ni dans le présent, avec qui j’aurais pu être comme ça. Cela demande un tel accord de fond, une telle disponibilité ; quand j’ai voulu faire mes photos, tu étais là pour supporter l’organisation. Je ne vois pas qu’on puisse faire plus : c’est un butoir de l’être humain. Tu es la plus stable[146]. » Voici tout de même une piquante petite réflexion qu’il s’est faite au vu d’un de mes gribouillages :
“T’as un grain, c’est typiquement des dessins de schizo. Bizarre que je ne puisse m’entendre qu’avec les fous. Les gens normaux ne vous parlent que d’augmentation du pouvoir d’achat, de bagnole, de frigo et de feu rouge. Les fous ce seraient pas plutôt les gens normaux ? Toi schizo, moi parano. Faut faire avec ce qu’on a. En gros, ça marche. C’est bon[147].”
Ce que j’ai fait surprend parfois (à commencer par moi !), mais une chose a naturellement suivi l’autre, selon les besoins. Et surtout, il est tellement plus facile d’établir une liste d’outils à emporter ou un fichier informatique que de créer la synthèse de toute une vie pour qu’elle soit profitable aux autres. Et pour cela, l’esprit n’a pas de repos, on joue son être et sa vie, sa responsabilité est énorme et, comme dirait son Antigone, il faut garder un cœur pur – contre les lois du monde et contre celles des hommes –, et ça c’est difficile. En général, on considère que seuls les actes comptent, et que ce qu’on pense est une amusette pour vacanciers désœuvrés, mais on oublie que c’est ce qu’on pense et qu’on se représente qui nous fait vivre et avancer. Ce que j’ai fait, n’importe qui aurait pu le faire ; ce qu’il a fait, lui seul pouvait le faire. Je le lui ai dit souvent. Ses œuvres lui ont pris quarante ans, c’est la moitié de sa vie. Il s’est finalement ruiné, s’habillait de vieilleries et économisait sur sa nourriture. C’est un peu gênant d’expliquer ce qui nous unissait, et qui fait partie de notre intimité, mais je me donne du courage par la pensée qu’il est bon que l’on sache dans quel état d’esprit Tola a créé et vécu. Il faut donc ajouter que sur l’exemplaire papier qu’il m’a offert de son dernier roman, L’aube commençait à percer la nuit, il a écrit cette dédicace : « Нора! Ты в меня вдохнула жизнь! Тола », en français : « À Nora, qui a fait ma vie, Tola » ; et sur son fond d’écran apparaissait cette photo :
Nora, en train de faire le synopsis du roman Elle est, pour moi, un mystère., dans le Duesmois en Bourgogne, juillet 1992.
Enfin, puisque dans son recueil de poèmes Rêves et flâneries, il a mis les deux poèmes qui suivent, je peux donc les rapporter ici :
Nora à la campagne, août 1981.
Tola et la musique
Tola a fait une œuvre monumentale : 90 000 photos et 25 textes. Quarante ans de vie, « l’un poussant l’autre », comme il disait de nous. On pourrait y ajouter sa vie de pianiste, dont je vais dire un mot avant d’aller plus loin. Comme il le raconte dans son roman Autour de moi les oiseaux chantaient. – qui est assez autobiographique de sa jeunesse –, un concertiste de renommée internationale et célèbre professeur de piano, ainsi que filleul et élève de Franz Liszt, Anatol von Roessel, a tenu à lui donner des leçons de piano après l’avoir simplement entendu qui pianotait pour la première fois, tellement son toucher l’avait impressionné. C’était en 1935 et Tola avait huit ans. Ces deux-là se sont entendus comme larrons en foire. Par exemple un jour, en plaçant des partitions sur son tabouret pour surélever l’enfant qu’il était, le professeur lui a dit : « Si ça ne te rentre pas par les doigts, au moins ça te rentrera par là ! ». Ils ont commencé avec l’Album pour la jeunesse de Schumann. Le professeur le laissait au piano pendant qu’il était dans la pièce à côté, et de temps à autre, s’approchait pour donner une indication.
Tola et Anatol von Roessel, en 1935.
Tola a beaucoup regretté son départ en tournée à l’étranger. Le professeur suivant, sans relief, n’a pas duré bien longtemps, et Tola a continué seul. Malgré tout, il avait beaucoup d’amis du Conservatoire[148], qu’il avait plaisir à écouter et à accompagner au piano, et il tenait compte de leurs conseils. Tola jouait Beethoven évidemment, et l’Appassionata en particulier. Il avait appris la difficile Sonate en si bémol D.960 de Schubert pour faire plaisir à son épouse Nina. Mais il aimait surtout Mozart et Schumann. Ah ! il y avait une chose qu’il ne supportait pas par exemple, c’étaient les doctes et assommantes dissertations entre spécialistes pour juger d’un morceau de musique : il coupait court et, en guise de discours, se mettait au piano. Il avait un petit carnet aussi, où il notait ses heures de travail : il a joué toute sa vie « deux heures de moyenne par jour, tous les jours ! » – ce qui n’est pas si mal pour un amateur. Son répertoire était très étendu – « six heures de musique par cœur sans trop de fautes et dans le mouvement » –, de Beethoven, Mozart, Schubert et Bach. (Voir l’Annexe pour les détails) Malheureusement, juste au moment d’enregistrer le tout, en octobre 1972, l’annulaire de la main droite n’a plus eu la force de rester étendu et se recroquevillait, ce qui l’obligeait à jouer avec trois doigts seulement à la main droite : le pouce, l’index et le majeur. Ce qu’on appelle la crampe de l’écrivain. Toute la musique que nous avons enregistrée par la suite, n’a plus jamais eu le coulé d’autrefois, même s’il a réussi l’exploit de jouer la Sonate K. 310 de Mozart en entier et beaucoup de morceaux de Schumann, comme L’Oiseau prophète ou la Fantaisie en ut, qui sont loin d’être faciles.
Tola à son piano. Boulogne, mars 1982.°
“Tola – Ce ne sont plus des restes, ce sont des ruines. C’est épouvantable... Nora – Moi j’entends ton âme. Tola – Moi je m’entends !! Alors, on peut passer une vie entière à jouer un auteur (Beethoven), et il n’en reste rien... ?”
Pour le consoler, j’avais repris ma guitare, et joué et chanté à l’oreille des vieilles chansons françaises, puis des inventions à moi, et enfin la Sérénade de Schubert, pour laquelle il m’avait écrit tous les doigtés sur la partition, vu que je ne savais pas lire les notes ! Ainsi que je l’ai dit, nous avons fait ensemble de petits airs de Schumann et Mozart, lui au piano, moi au chant. Comme disait notre ami Adrian, c’était « artisanal », et comme disait Tola, c’était « un pianiste sans doigt et une chanteuse sans voix ». Ah, bah ! Tola n’a jamais voulu composer, sauf un petit air étrange – et lunaire si je peux dire – qu’on le pressait d’inventer pour accompagner éventuellement les photos de jour du Cd-rom de Venise.
“La composition et le jeu musical m’obligent à la formalité, par l’harmonie et la technique, qui se ramène à de la gymnastique. Même les meilleurs Occidentaux sont formels. Leurs thèmes sont simplets. Ce qui compte, c’est la sauce autour, c’est bien présenté. La musique occidentale me paraît étrangère ; les ragas sont déjà modernes. La musique chinoise classique au contraire me plaît beaucoup, car c’est comme les carottes qu’on vient d’arracher de la terre : il n’y a pas de forme. Il faudrait, pour composer, se mettre à faire n’importe quoi avec un instrument ou chanter, sans jamais se répéter, comme pour les photos. Or notre vie est active, donc cet état n’est pas réalisable. Les photos, c’est idéal : il n’y a pas de technique, c’est une création incessante. De plus, la musique n’avance à rien pour transformer le monde, elle ne parle pas de la terre, des hommes, mais d’un état d’esprit[149].”
Il n’était pas très satisfait non plus de sa manière de chanter, et à propos d’un air de Schumann qu’il avait interprété, il s’était exclamé dégoûté : “On dirait un veau !” Cependant il écoutait de la musique toute la journée, elle lui tenait compagnie du matin au soir à la maison, qu’il parle, réfléchisse, téléphone, rêve, mange ou écrive.
L’amour des langues
Tola parlait couramment le russe, le français, l’anglais, l’allemand et l’italien. On dit que les Russes sont doués pour les langues, je crois que c’est vrai. Et Tola avait une admiration sans bornes pour les linguistes, qui savent des dizaines de langues, de l’intérieur, sans les avoir jamais entendues. Pour la petite histoire, le russe était sa langue maternelle, mais c’était le russe du xixe siècle, celui de ses parents émigrés à la révolution de 1917. « Un si joli russe ! » s’était exclamé avec admiration l’ambassadeur russe à Paris, qui était soviétique. Et Tola, qui avait un peu forcé son accent moscovite au téléphone, avait esquissé un petit sourire un brin ironique. Mais revenons aux langues. Tout en vivant en France depuis toujours, Tola ne parlait que le russe et n’a appris le français qu’à l’âge de huit ans lorsqu’il est entré à l’école française. Ceux qui l’ont approché par la suite le prenaient pour un pur Français, si ce n’est peut-être, une pointe d’accent russe qu’on pouvait supposer quand il était fatigué. Lorsqu’il était enfant, il avait eu une gouvernante anglaise qui ne lui parlait qu’anglais, si bien qu’il l’avait appris tout naturellement. Et en Angleterre aussi on le prenait pour un Anglais, sauf qu’on lui demandait : Mais… vous êtes de quel comté ? Quant à l’allemand, il l’avait appris avec une nounou allemande qu’il avait eue quelque temps et des amis allemands. L’italien, il l’a appris sur le tas. D’abord en lisant des journaux italiens : Il Gazzettino tous les jours quand il était à Venise, et Il Sole 24 Ore, aux passionnants articles de fond sur l’économie mondiale, quand il était en France. Ensuite, en discutant avec les Vénitiens : loueurs de barque, garçons de café, hôteliers, chercheurs, commerçants, bibliothécaires, gondoliers. Il a donc appris la langue courante et la langue intellectuelle. Il a pu par exemple soutenir plusieurs heures de conversation d’affaire en italien avec le propriétaire d’un moulin à papier en Toscane, un photograveur à Vérone et un imprimeur à Trévise ! Parfois, en Italie, on relevait aimablement son « petit accent russe ». Cependant, avec les Vénitiens il s’appliquait à parler vénitien, qu’il a aussi appris sur place et dans les comédies de Goldoni en vénitien qu’il lisait sans problème. Lorsqu’il avait besoin d’une précision grammaticale ou qu’il ne comprenait pas un mot, il n’hésitait pas à me demander, car je parle italien couramment et en tant que frioulane, je comprends et parle facilement le vénitien. Cela nous a parfois facilité les choses à Venise, surtout au début. Mais il ne demandait pas très souvent. Il m’a avoué que sa mère s’était chargée de son instruction jusqu’à ce qu’il ait huit ans. Elle avait été plusieurs années institutrice en Bulgarie, après la révolution de 1917 et, grâce à son enseignement, Tola est entré à l’école française directement en classe de huitième en suivant sans difficulté. Il faut dire aussi qu’elle avait été à la très exigeante école orthodoxe slave de Novozybkov en Russie, et avait donc enseigné à Tola, en plus des maths, le vieux-slave, le slavon et le vieux-russe. Elle lui avait transmis par exemple la Geste du prince Igor, Слoво о пълкy Игорєвѣ, qu’il pouvait lire dans le texte et me traduire pour me montrer l’extrême vivacité du vieux-russe du xiie siècle. Il savait donc écrire en latin, en cyrillique et en glagolitique. Enfin, il a commencé sur le tard à apprendre le chinois grâce à un magnifique dictionnaire chinois-russe – Большой китайско-русский словарь – afin de traduire les pensées du Sage. J’aurai l’occasion d’y revenir. Bref, je crois qu’il aimait les langues. Fait étrange, il lui arrivait parfois de psalmodier une espèce de langue inconnue, dont il ne savait rien, pas même le sens, aux consonances chuintantes – vaguement asiatiques peut-être ? du moins d’après l’idée que nous pouvions nous en faire –, avec des voyelles, des consonnes à peine articulées et chuchotées. Une mélodie aux tons plutôt élevés et ondulants, mi-chant mi-conversation, comme ce que pourrait se figurer un enfant par exemple, recroquevillé au lit avant de s’endormir, qui écoute sans les comprendre les conversations familières des adultes. Est-ce que cela venait de sa très vieille nounou (qui avait suivi ses parents depuis la Russie), qui s’occupait de lui quand il était tout petit et lui racontait les contes et vieilles chansons russes, dans un dialecte ou une ancienne langue oubliée ?
LES RACINES FAMILIALES
La famille maternelle[150]
Voilà que j’ai bien envie de raconter quelques bribes des entretiens de Tola avec sa mère Anna Nossov, Анна Носовг, à la fin de sa vie, qui jettent une lumière quelque peu fascinante sur les aïeux maternels, que Tola a découverts avec ébahissement à l’âge de cinquante-cinq ans. Le grand-père d’Anna faisait des icônes, sa grand-mère était une sorcière et son arrière-grand-tante s’était réfugiée dans un monastère hérétique. Comment le sait-on ? Miraculeusement. Parce que suite à un AVC, tous les souvenirs d’enfance d’Anna sont remontés sans frein à la surface, et parce que Tola, au lieu de n’y voir que divagations d’un cerveau dérangé, les a écoutés, en entrant complètement dans le jeu de sa mère. Ensuite, il a fait des recoupements, quand c’était possible, pour s’assurer de leur exactitude. Commençons par le faiseur d’icônes, Георгий Eгорь Афанасьевич Приходькин, Georges Igor Prikhodkine, fils d’Athanase.
Anna Nossov, photographiée par Tola à sa maison de retraite russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, mars 1984.
Le grand-père d’Anna
Le grand-père maternel d’Anna était riche et possédait une entreprise de cordages pour bateaux, mais l’affaire n’est pas là. Il habitait dans son atelier, une petite maison au fond du jardin, dans lequel il se barricadait pour être tranquille et où personne n’avait le droit d’entrer sauf les deux petites : Anna, huit ans, et sa demi-sœur presque aveugle Евдокия, Eudoxie, dite Dunya, onze ans, laquelle y dormait l’été. Anna rendait souvent visite au grand-père et il lui racontait ses voyages et tant d’autres choses. Il y avait là un énorme four chauffé au feu de bois et à la tourbe du lac, une grande caisse bourrée d’outils de toute sorte, des objets en or et en argent, des plaques d’argent de 1,30 m de long pesant 400 g (¼ de livre russe), des pierres précieuses, saphirs, émeraudes, diamants... Il achetait des objets en or et de l’argenterie à un antiquaire juif situé en face, et les faisait fondre ensuite. Tola a estimé qu’il devait y avoir en permanence dans l’atelier 4 à 5 millions d’AF de métaux précieux[151]. Le grand-père recevait les icônes peintes sur bois – les deux têtes et les mains – et il inventait lui-même les modèles des couronnes et des vêtements qu’il réalisait en argent doré, qu’il repoussait et ornait de pierres précieuses. Il faisait des choses grossières, car les clients n’étaient pas riches, et d’autres plus raffinées, car il le fallait pour vendre. C’est le старик, un vénérable vieillard qui demeurait juste en face sur la place de la cathédrale, сoбор en russe, qui lui avait transmis, à lui seul et secrètement, tout ce savoir.
Lorsque Tola était enfant, cette icône a toujours été dans sa chambre, au-dessus de son lit, avec une veilleuse constamment allumée. Sa mère l’avait rapportée de Russie, et c’est manifestement une icône du grand-père.°
Anna a donné une description précise des procédés techniques utilisés : les dimensions du four (4 m x 4 m x 3 m de haut), le métal de la bassine (du cuivre, car il ne fondait pas à la même température) que le grand-père mouillait pour commencer, la température à laquelle l’or fondait (plus de 1000 degrés), comment les métaux se séparaient à la cuisson, les mauvais tombant au fond et l’or surnageant, qu’il ramassait ensuite à la louche, « grande comme deux petites mains » (d’après Tola, environ 2,5 millions d’AF par louche). Tola a vérifié ensuite ces renseignements dans ses manuels d’ingénieur : tout est rigoureusement exact. Les commandes venaient des villes voisines et le grand-père vendait surtout aux foires. Après avoir travaillé deux semaines, il partait quatre jours pour vendre ses icônes, sa valise attachée sur le dos par une lanière de cuir. Il allait souvent à Kiev ou à Tchernigov, ou encore rayonnait autour de Klintsy à une quarantaine de kilomètres, à pied ou en stop (« ce n’était pas loin », a dit Anna !). Bizarrement, il n’a jamais été dévalisé, alors qu’il traversait une forêt infestée par une bande de Tsiganes miséreux, des Зимлянкй (« habitants des maisons en terre[152] »), connus pour leurs brigandages et leurs razzias. « Que faisaient-ils ? » a demandé Tola. « Ils volaient ! De l’or. Des anneaux, des bracelets, des broches, des boucles d’oreilles. C’était une plaie. » (Le grand-père se serait-il arrangé avec eux pour trafiquer de l’or volé ?...) Du coup, les garçons du pays s’amusaient à jouer aux brigands (une sorte de Aux gendarmes et aux voleurs), et quand ils attrapaient le brigand, ils le battaient. « Il n’y avait pas de mort, quand même ? » a demandé Tola. « Rarement » (!), a répondu Anna. Le grand-père était apparemment très indépendant, car on ne le voyait jamais : soit il s’enfermait dans son atelier, soit il partait vendre ses icônes ou chasser le chevreuil, soit il allait au café chez le Juif, lequel se courbait cérémonieusement jusqu’à terre pour le saluer sans s’offusquer de la dureté de ses propos. Enfin, il avait, paraît-il, des doigts longs et fins comme Tola et la même manière de prendre, de se tenir haut et droit, et exactement les mêmes cheveux. Cependant, il avait meilleur caractère que Tola… sauf quand la grand-mère lui criait dessus !
La grand-mère d’Anna
La grand-mère d’Anna, Барбара Ерофеевна, Barbara Erofieevna, semble tout droit sortie d’un conte de fées. C’était une vieille femme d’environ quatre-vingt-cinq ans, qui avait mauvais caractère, mais savait le pouvoir des herbes et des plantes sauvages. Deux ou trois fois par an, à dates fixes, elle emmenait Anna chercher des racines et des feuilles très loin. Elles partaient tôt le matin, déjeunaient au bord de l’eau, des victuailles et du samovar qu’elles avaient emportés, et ne rentraient qu’à la nuit tombée, si bien qu’Anna, harassée, s’écroulait de fatigue sur son lit. Les feuilles et les racines étaient ensuite rassemblées en grands bouquets et en sacs qu’on suspendait dans le hangar pour les faire sécher, il y en avait plein. La grand-mère avait sa propre pharmacie, transmise de mère en fille, et ces plantes servaient à un usage uniquement familial. J’ai déjà indiqué que Tola avait projeté à Anna ses photos du Vexin français avec ses terrains caractéristiques et ses marais. Mais je n’ai pas dit les réactions d’Anna sur les plantes représentées, et il y en a eu d’étonnantes. D’abord, son attitude a très vite changé : d’un regard distrait, elle est très vite passée à un menton en avant, pour finalement se prendre à rêver devant l’écran. Ensuite, elle n’a cessé de s’exclamer :
« Toutes ces plantes, je les connais !... Là, c’est la fée qui ne parle pas, mais qui sait… Là c’est la fontaine une telle… Là, le bois un tel, à droite de Novozybkov… Alors, tu y es allé ? Tu as eu la permission ?... Là, grand-mère allait prendre les plantes ; cette plante, là, elle s’appelle… Là je connais, c’est le marais : c’est dangereux, je n’avais pas le droit d’y aller… Donc, tu as vu grand-mère ? »
Je rappelle que Tola n’est jamais allé en Russie et n’a jamais vu de photos de la région de sa mère. Mais revenons à notre grand-mère sorcière, comme l’a appelée Tola. Lorsqu’Anna était petite, il y a eu une terrible épidémie de variole : un quart de la ville a disparu, toutes les familles étaient touchées, les corbillards passaient sans arrêt dans la rue et ceux qui survivaient étaient défigurés à vie par les traces des pustules. L’oncle Fédia[153] était l’assistant d’un médecin de la ville et presque médecin lui-même, il s’est moqué des plantes de la grand-mère, préférant donner des médicaments à sa famille : tous sont morts. Mais chez la grand-mère, personne n’est mort ni n’a été défiguré. Et Anna raconte tranquillement – comme si elle avait été sûre que rien ne pouvait lui arriver – qu’elle avait attrapé la maladie, s’était mise sur le visage des crèmes à odeur très forte et surtout très désagréable, et s’en est sortie sans aucune trace de pustules car elle ne s’était jamais grattée ! La crème était à base de savon et d’oignons réduits au feu. La grand-mère faisait des préparations pour tout. Pour soigner les rhumes : une pâte à partir d’oignons cuits au four à sec. Pour soigner le grand-père, qui avait un cœur faible depuis l’enfance et souffrait des reins : des frictions avec un mélange d’orties, d’ammoniac et de térébenthine. (Entre parenthèses, sa soupe d’orties à l’oseille était, paraît-il, délicieuse.) Pour dormir : des gâteaux au pavot. Parfaitement ! (pratique pourtant considérée un péché au monastère). Et pour la fine bouche (si je peux me permettre)... quand les enfants pleuraient, elle leur donnait pour les calmer du pavot, pilé jusqu’à ce qu’il devienne blanc, mélangé à de l’eau bouillante. Pour les bébés cependant, elle ajoutait tout de même dans le biberon un peu de sucre à la préparation ! Voici la recette du gâteau, si le cœur vous en dit : Mettre une cuillère de graines de pavot dans de l’eau bouillante, mélanger, puis enlever l’eau et pulvériser les gaines. Ensuite, ajouter du beurre, du miel et des raisins de Corinthe. Le résultat était très fin et Anna adorait ça. Par contre fumer le pavot est dangereux, car « on s’endort pour toujours » ! À Odessa, Anna avait remarqué que beaucoup de cigares étaient enroulés dans des feuilles de pavot. En tout état de cause, il fallait bien connaître les proportions. D’ailleurs, la mère du grand-père, qui enseignait les compositions secrètes à Barbara, ne lui disait pas tout, car cela pouvait être dangereux, c’était du poison ! Tout cet antique savoir est resté dans la mémoire d’Anna. Elle donnait sans cesse à Tola et à son entourage des médications à base de plantes achetées à la pharmacie, sous forme d’infusions par exemple. Ou la fameuse valériane dont j’ai déjà parlé ; elle ne disait jamais de Tola : « tu es énervé », mais « tu es hystérique », or la valériane soigne l’hystérie ! Quand la crise était passée, elle attendait avec un verre que ce soit le moment et lui donnait en disant : « Prends, bois, c’est bon », et toujours sans aucune explication. D’ailleurs, elle ne contredisait jamais le médecin, au contraire : elle écoutait tout, achetait les médicaments, mais, en plus, y joignait son remède en disant : « Ça te fera du bien, c’est bon. » Pour la nourriture, c’était pareil : « Mange, c’est bon. » La grand-mère lui avait « appris les champignons ». Même en France, Anna continuait de faire d’énormes cueillettes dans les bois. Puis elle allait consciencieusement montrer ses champignons au pharmacien, qui en écartait les neuf dixièmes. Elle reprenait alors le tout en vrac et les mangeait en déclarant : « Ils sont bons, ceux-là. » Elle n’est jamais tombée malade, mais son mari, lui, n’a jamais voulu en goûter un seul !
Ce n’est pas tout. Un génie familier hantait la maison, un домовой (prononcer « damavoï ») bienveillant, censé veiller sur la famille, qui pleurait sur le fumier (!) et faisait « hou hou » jour et nuit dans le tuyau de la cuisine, et encore plus quand le vent soufflait. La maison avait une fenêtre donnant sur la rivière et le vent soufflait très fort. La mère d’Anna l’entendait toutes les nuits, sans s’en effrayer d’ailleurs, mais la grand-mère, elle, l’avait vu et allait discuter avec lui quand il faisait trop de « hou hou » ! Dans ce cas, chaque fois il annonçait un ennui. Ainsi, un jour qu’elle était allée lui demander si c’était bon ou mauvais, il a répondu « Худа ! » (mauvais), et ils ont eu un début d’incendie ! Le domovoï a fait « hou hou » également en 1907, la veille de Pâques, quand le grand-père est mort subitement. Tout le monde n’avait pas de domovoï, ils étaient les seuls de la ville à en avoir un. Ils le nourrissaient tous les jours avec des restes de nourriture. Le 28 janvier, fête d’Ephrem Sirin, il avait droit à un traitement de faveur : on lui donnait à manger quantité de bouillie de sarrasin. Mais, parfois, disparaissaient des plats cuisinés, comme du pot-au-feu, des cornichons et des choux marinés, ou encore du beurre, de l’huile ou des pommes : c’était le domovoï ! Et Anna, se souvenant du domovoï, a toujours interdit à Tola de siffler dans la maison.
Pour compléter le tableau de cette extraordinaire grand-mère, il faut savoir qu’elle recueillait des enfants de droite et de gauche et en a même élevé, qu’elle donnait tous les jours des petits feuilletés à la viande ou au chou aux enfants de l’école orthodoxe où allait Anna. Ce qui n’a pas empêché Anna de dire, en parlant de l’arrière-grand-tante qui s’était retirée au monastère : « Elle n’habite pas avec nous, pas chez les fous ! Le grand-père, avec tout le bruit qu’il fait et la grand-mère, avec le caractère qu’elle a… »
L’arrière-grand-tante d’Anna et le monastère
Dans la forêt, il y avait à Zlynka, Злынка en russe, un monastère très important de vieux-croyants. Au printemps, à la fonte des neiges, on s’y rendait pour les fêtes de Pâques en char à bœufs, car c’étaient les seuls qui parvenaient à passer dans la boue profonde des chemins : une semaine pour faire une petite vingtaine de kilomètres ! Les vieux-croyants étaient une secte austère restée fidèle aux textes orthodoxes originels et férocement persécutée comme hérétique. L’ombre de ces horreurs devait encore planer sur Anna, car elle refusait de tout dire et même de prononcer un seul mot en glagolitique : « Tu es un inquisiteur ? Qu’est-ce que tu as à torturer les gens ? Laisse-moi tranquille ! » Et pourtant à leur école, située à cinq minutes sur la place de la cathédrale, elle avait appris à prier et à chanter, et servait même d’unique lectrice aux grandes fêtes religieuses. D’anciens et rarissimes manuscrits glagolitiques à enluminures étaient conservés là. Sa demi-sœur s’y était réfugiée à cause de sa cécité, ainsi que ceux qui voulaient se retirer du monde, comme son arrière-grand-tante maternelle Фекла, Fiokla. Cette dernière parlait une langue « pas jolie et grossière », mais c’était « un ange, disait Anna, qui n’aurait fait de mal à personne, avec toujours un mot pour calmer les malheureux ». La famille versait de l’argent pour l’entretien de l’une et de l’autre, et semblait jouir d’une influence certaine. Quant au grand-père d’Anna, il conservait de très anciennes icônes et de très anciens manuscrits en glagolitique magnifiquement enluminés. Il achetait ces manuscrits pour les garder, et pas pour les vendre contrairement aux moines du monastère. Il semblerait qu’il était une sorte d’éminence grise chez les vieux-croyants, car c’est lui qui sortait l’icône pour les processions importantes. Il savait lire et écrire en glagolitique ; mais le russe et le slave, il savait seulement les lire. Anna a raconté que, lorsqu’un orthodoxe ou un juif venaient déjeuner ou diner à la maison pour discuter affaires avec la grand-mère, on s’empressait après leur départ, de nettoyer et de faire rebénir par le curé la vaisselle qu’ils avaient touchée. « On était tous vieux-croyants », a-t-elle laissé échapper un jour. Anna se rendait au monastère au moins une fois par mois, et souvent y restait plusieurs jours, parfois une semaine, comme à Pâques. Mais pour la petite fille qu’elle était, la langue des vieux-croyants paraissait lourde et sauvage, les chants monotones et assommants, et l’atmosphère rigide et oppressante. « On ne faisait rien. » Même si au monastère on considérait que c’était un péché, Anna fréquentait parallèlement l’école orthodoxe slave, où elle faisait « plein de choses », « avec des matières variées comme dans une école française », et où on jouait d’instruments de musique, l’accordéon chromatique appelé bayan par exemple. C’est là qu’elle avait appris à lire et à écrire les lettres ornées et à boucles du glagolitique, le plus ancien alphabet slave, ainsi que le vieux-russe, vieille langue slave en usage entre le ve et le xive siècles, qu’elle lisait facilement dans le texte. Anna a bien voulu évoquer la « fête de l’Icône », qui était la fête la plus importante de l’année et tombait le 28 juillet. Il existait au monastère une icône miraculeuse de la Sainte Vierge, Тифинсхая [154]Б.М. Чудотворная, icône « Miraculeuse de la Sainte Vierge de Tifinskhaia », qui avait servi historiquement à chasser les Tatars, autrement dit les Mongols de la Horde d’or qui avaient imposé leur terrible joug au pays pendant des siècles. Lors de cette fête, qui durait toute une semaine, on organisait une procession, pour que le blé monte après les semailles. C’était toujours Anna qui lisait aux processions, car tous ne savaient pas lire. Les icônes étaient précieuses, confia-t-elle. Pourquoi ? Mais parce qu’elles faisaient des miracles. Comme celle qu’on avait repêchée dans l’eau à la place du poisson, ou encore celle de Kazan. S’il y avait un incendie ou un orage par exemple, on sortait l’icône et tout allait bien.
« Un jour, un orage a provoqué un énorme incendie, il menaçait la ville. On a pris l’icône spécialisée et très bonne contre les incendies. On a fait une procession, icône en tête, on a chanté des psaumes spéciaux, tout le monde était là, et l’icône a terrassé l’incendie !!... Cette icône-là, elle est très bonne contre les incendies. C’est le grand-père qui avait cette icône, et d’autres spécialisées, il les avait d’avant : des icônes de la Vierge, de saint Jean Baptiste, saint Jean Chrysostome, des anges et des archanges… »
Et puis il y a la fameuse histoire des Koumirs. C’étaient des dieux païens très anciens, dont Tola lui a cité le nom. La réaction d’Anna a été particulièrement violente : « Qu’est-ce que c’est ? connais pas !... Oh, c’est vieux, d’avant les icônes, des diableries (черт) ! » Un autre jour, Tola revient à la charge. « Ah, non ! chez nous, non ! personne ! nous, on est des chrétiens ! Les Tsiganes, oui. Nous, on adorait l’archange Gabriel, l’archange Michel, les vieilles icônes ! » Et de réciter le Credo ! Tola lui a demandé s’il y avait des livres qui en parlaient : « Certains ont écrit des livres spéciaux, bilingues glagolitique/slave, pour que le peuple sache et comprenne. Mais nous, on ne laissait pas entrer chez nous de livres glagolitiques de Koumirs, il y avait des païens autour de nous, ils nous auraient mangés !... Le grand-père n’aurait jamais ramené ces textes à la maison, la grand-mère l’aurait foutu à la porte avec ses écrits ! » Puis elle ne veut plus parler, change de sujet, se tait…
Novozybkov
Novozybkov… « nouveau marécage », à deux pas des immenses marais du Pripiat qui avaient été le berceau et le refuge des Slaves antiques. Le verger était inondé depuis l’automne jusqu’en août. Seul un petit chemin était alors praticable, dont la terre, земля, ne collait pas aux bottes mais tremblait un peu sous les pas. Quarante centimètres d’eau baignaient une centaine de pommiers de 12 mètres d’envergure (sic), bichonnés quotidiennement par une équipe spéciale. Ils faisaient la fortune de la famille avec leurs célébrissimes et succulentes pommes Antonovki[155]. La grand-mère vendait – et donnait aussi au monastère, à une tante pauvre et à d’autres qui étaient dans le besoin – des pommes, des poires, des fraises, des framboises, etc. La cave était toujours inondée, c’est pourquoi on conservait toute la nourriture (choux et cornichons marinés) en tonneaux, car ils flottaient pendant l’inondation (!). La rivière était très dangereuse, il ne fallait pas y aller en barque. Mais il y avait un lac extrêmement poissonneux : il suffisait d’y jeter des filets le soir, comme faisait l’oncle, et de les ramasser le matin. On pouvait aussi aller en barque sur le lac « antique », pour pêcher des brochets, des anguilles, récolter du caviar. Anna se souvenait qu’elle aimait regarder pousser les plantes hors de l’eau ; de même qu’elle aimait écouter les craquements du feu de bois. (Telle mère, tel fils, si vous me permettez la comparaison.) L’hiver, quand le lac était gelé, on allait patiner dessus. Ensuite, on mangeait des glaces. Pour se rafraîchir (!). L’hiver, la fillette dormait dans la cuisine sur une paillasse, non loin du poêle. L’été, elle y dormait auprès d’un veau, avec un petit cochon dans son lit (!). Il était très propre, expliquait-elle, contrairement à la réputation de saleté qu’on a faite à tort à ces gentilles bêtes, qui ne sont sales que parce qu’on les empêche de sortir se soulager. Il y avait une vache aussi, pour le moins extraordinaire, qui allait au pré et en revenait, toute seule, tenez-vous bien, et à heures fixes (!). Même que, lorsqu’elle était en retard, la grand-mère envoyait Anna voir ce qui se passait et que celle-ci la sermonnait vertement sur tout le chemin du retour (!). Ils avaient donc une vache, deux cochons qu’on élevait pour la vente, un cheval, un poulain, une chèvre, trente poules et des canards. Ils mangeaient de la viande ou du poisson tous les jours, qu’ils se procuraient par la chasse ou la pêche ou qu’ils achetaient hors saison, des légumes et des fruits du jardin. En été, ils pouvaient nourrir une trentaine de personnes. Ils habitaient une très belle et grande maison à deux étages située au pied d’une colline, près de la rivière, avec des fondations en pierre et des murs en brique ; un grand salon « avec quatre fenêtres », une salle à manger, une cuisine, et une chambre pour la grand-mère. Dans le jardin, la petite maison-atelier du grand-père, un vaste bain russe (une rareté pour l’époque) où l’on se baignait une fois par semaine, une étable et un hangar abritant une charrette, un traîneau et un équipage pour se promener. Deux domestiques les aidaient de temps à autre. La ville quant à elle était forte de 40 000 habitants, le quart illettrés, mais s’enorgueillissait d’un théâtre – où venait se produire une troupe de Moscou –, d’un monastère et d’une cathédrale de vieux-croyants, de deux écoles et d’une prison ; sur la place de la cathédrale se tenait périodiquement la foire, et les grandes routes étaient empierrées[156] et très fréquentées.
Anna
Anna avait une voix absolument merveilleuse, je ne l’ai entendue qu’une fois, parler brièvement au téléphone, et j’ai eu l’impression d’un bouquet d’étincelles. Étant petit, Tola éclatait en sanglots lorsque sa mère lui chantait une chanson à la mode à l’époque, qui disait à peu près : « Je m’en irai, le cœur enveloppé de soie et de chinchilla. » Le célèbre chef de chœur Feodor Potorjinsky lui avait plusieurs fois demandé de venir chanter comme soprano dans son chœur orthodoxe, mais elle avait toujours refusé : « Ah, non non non ! » Quel dommage que Tola n’ait pas songé à l’accompagner au piano et à l’enregistrer !
Anna, photographiée par Tola en France.
Mais Anna avait une peine secrète. D’abord, son enfance d’enfant délaissée. Sa mère ne s’occupait pas d’elle, « les grands ne s’occupent jamais des petits », a-t-elle observé. La preuve, un petit cousin de quatre ou cinq ans était mort empoisonné après avoir mangé « du vert » pour les plantes (probablement un genre de pesticide comme le sulfate de cuivre). Alors qu’elle, elle devait s’occuper tout le temps de Dunya, du cochon, des poules et aider la grand-mère. Sa mère avait été mariée deux fois et deux fois abandonnée. Du premier mariage (avec un certain Smirnov) étaient nés Dunya et un petit frère Пета, Pierre, aveugle, relégué au monastère et mort en bas âge. Anna était issue du deuxième mariage et son père, Nossov, Hосовг, agriculteur et marchand, était parti quand elle avait deux ans. Elle aurait si fort voulu le connaître, elle regrettait beaucoup. Elle a fondu en larmes à cette pensée.
Anna et sa mère, en Russie, 1917.
Ensuite, adolescente, elle a subi un viol et n’a pas osé l’avouer à son fiancé qu’elle aimait beaucoup, et à cause de cela elle est partie. Du fond de sa maison de retraite, elle a regardé Tola et a dit avec une petite voix : « Tu crois qu’il a compris ? » Quelques mois après sa mort, Tola a pyrogravé une plaque métallique avec les quatre lettres du prénom Anna en écriture glagolitique et l’a fixée au bras gauche de la croix qui surmonte la tombe d’Anna.
« Anna » en glagolitique. Plaque pyrogravée par Tola.°
Comme des vapeurs impalpables qui s’échapperaient d’un flacon de parfum et se dissoudraient dans l’air, ces lambeaux de souvenirs lèvent un instant le voile sur un monde peuplé de vies, aujourd’hui disparu. Pour une vie entrevue, combien de millions d’autres ont sombré sans laisser de trace ? Car la vie ne revient jamais sur ses pas. Un jour, à Venise, nous avons voulu refaire la photo d’un canal qui avait été abîmée. Tola s’est installé au même endroit sur le pont et a pris une bobine entière, confiant qu’avec 36 vues[157], quand même, il y en aurait bien une de bonne. Aucune n’a approché l’ancienne : la lumière n’était pas la même, le cadrage était indécis, l’atmosphère, insipide. On ne refait pas ce qui a été.
La famille paternelle
J’ai moins de renseignements sur la famille paternelle, car personne ne s’est confié avec autant d’abandon qu’Anna, évidemment, et Tola n’a jamais eu l’idée non plus dans sa jeunesse de poser des questions précises.
Des Slaves, des Vikings ou des Mongols ?
Le berceau des Slaves se situerait tout près de chez la mère de Tola et pas très loin de chez son père. Ce sont les immenses marais du Pripiat, presque 450 km de forêts et d’étangs, de clairières, de tourbe, de rivières, de villages sur pilotis. On peut s’y cacher et y trouver refuge, on peut y vivre, il y a à manger, des bêtes et des oiseaux. Je me souviens combien Tola se sentait à l’abri et tranquille dans les marais, en paix. C’était pour lui une terre de prédilection : des marécages, une clairière entourée de forêts. Et pourtant l’âme slave, dit-on, est faite d’ébranlements, de passion, d’aspirations extrêmes. Apparemment, l’un n’empêche pas l’autre. La famille
paternelle disait descendre des conquérants vikings emmenés par Riourik, qui
ont fondé la principauté de Kiev au ixe siècle
et étendu leur domination d’Ukraine en Finlande, jusqu’à ce que le pays soit
ravagé par les Mongols au xiiie siècle.
En approfondissant l’histoire des origines, Tola s’est demandé si ses ancêtres
étaient liés de quelque manière aux Mongols – les mélanges de population ont
été nombreux, de plus les princesses mongoles épousaient souvent des seigneurs
ou des princes slaves, les князи.
Auraient-ils été chargés d’administrer de grands domaines
en Ukraine, qu’ils auraient conservés ensuite jusqu’à la
révolution ? Ils étaient basés à Okhtyrka et possédaient aussi une
propriété près de Poltava, où ils passaient l’été.
La maison en Ukraine, vraisemblablement à Poltava. Le petit-oncle racontait que
lorsqu’on montait sur une petite butte, tout ce qu’on voyait autour jusqu’à l’horizon
leur appartenait, des champs de blé à perte de vue. Les terres noires de cette
région sont parmi les plus fertiles du monde. Sur une vieille photo rapportée
de Russie[158],
on voit d’énormes meules de paille circulaires en forme de maison, hautes comme
trois hommes et larges comme deux !
Meules de paille sur le domaine en Ukraine. Tola m’a souvent
surprise avec sa manière de se tenir debout comme les Chinois pour se reposer :
épaules remontées, coudes serrés, mains jointes l’une sur l’autre sur la
poitrine et sourire chinois. Cela me rappelle un jour que nous discutions avec
une Chinoise : elle contemplait ses épaules tombantes et disait qu’elles
ressemblaient exactement aux épaules mongoles et que cela lui faisait très
peur. On sait combien les incursions mongoles en Chine ont laissé de souvenirs
horribles. Du coup, Tola a tiré ses cheveux en arrière à la manière mongole, et
un véritable Mongol est apparu devant nous, sauvage, avec ses yeux et ses
pommettes caractéristiques ! Notre Chinoise en a fermé les yeux et
brusquement détourné la tête, et moi, j’en suis restée baba ! On verra
aussi l’insolite familiarité de Tola avec les idéogrammes et la pensée chinoise
lorsqu’il sera question du Sage. Un doux mélange,
de Slaves, de Vikings, de Mongols… De combien de personnes sommes-nous faits ?
Et comment renaissent-elles en nous ? Qui peut savoir ? Le
grand-oncle Ils étaient trois
frères et deux sœurs. L’aîné était Antoine, dit Tossia, autrement défini comme « le
grand-oncle » – pour le distinguer du « petit-oncle » –,
important militaire de carrière et versé dans les affaires. C’est en son
honneur qu’on a donné son prénom à Tola. Ici commence une histoire très
compliquée. En effet, Tola n’est autre que le diminutif russe d’Anatole et non
d’Antoine, personne ne s’étant avisé que Tossia était le diminutif d’Anton et
non d’Anatolij. Pour arranger le tout, comme les parents comprenaient mal le
français, quand ils sont allés à la mairie déclarer la naissance du nouveau-né
et que, bien sûr, ils n’avaient pas encore décidé du prénom ainsi que le veut l’usage
en Russie – ce qui se fait à l’occasion du baptême un mois après –, l’employé
impatienté a décidé de mettre d’office le prénom du père, Serge. Lorsqu’un mois
plus tard, les parents sont revenus tout normalement déclarer le prénom qu’ils
avaient choisi, Anatole, l’employé français a refusé tout normalement de faire
le changement. Il l’a mis en deuxième prénom. Tola a donc un prénom, Serge, sur
sa carte d’identité et utilisé en France, et un autre, Anatole ou Tola, utilisé
par la famille et les amis russes ! Le grand-oncle
était très impressionnant, comme on a déjà eu l’occasion de le voir et
spécialement quand il s’en prenait à quelqu’un, avec ses phrases brusques,
bourrues et cinglantes qui n’appartenaient qu’à lui. Lorsque nous avons
découvert les films de Yasujirō Ozu, le fameux metteur en scène japonais, Tola
a reconnu l’exacte manière du grand-oncle dans les rebuffades des personnages
autoritaires ! Le monde est petit… ou la famille aurait-elle connu aussi
des Japonais ?
Tossia, le grand-oncle. En tout cas, l’austère
grand-oncle voyait les choses de haut. C’est lui qui avait offert à Tola un
magnifique train électrique, avec des wagons de voyageurs et de marchandises,
des gares, des passages à niveau, des voies de garage et je crois me souvenir,
des vaches et des arbres. La grosse auto avec les phares qui s’allumaient, c’est
encore lui. Tola lui devait aussi son premier appareil photo, un Vest Pocket
Kodak, ainsi qu’un projecteur de cinéma pour enfants. Tola se passait et se
repassait des petits films de Charlot et un documentaire de dix minutes sur la « fabrication
des sardines en conserve Amieux », qu’il finissait par connaître par cœur.
Il tournait la manivelle à la main, et accélérait ou ralentissait la vitesse à
volonté pour son plus grand plaisir. Il organisait également de très sérieuses
séances de cinéma pour ses petits amis, avec des chaises à un sou et un
fauteuil à cinq – lequel, évidemment, restait toujours vide ! Le
père de Tola Le puîné était
Serge[159],
Серёжа, le père de Tola, dont je n’ai pas beaucoup entendu parler et qui semble
avoir été assez effacé dans ses rapports avec son fils. Il avait fait de vagues
études à Saint-Pétersbourg où pourtant il avait suivi les cours de chimie du
célèbre Mendeleïev, celui qui a créé le tableau périodique des éléments
chimiques – sans grand profit semble-t-il, “un vieux barbon qui grommelait dans
sa barbe” –, et où il avait joué de la musique… Tola n’était pas sûr qu’il ait seulement
terminé ses études ou obtenu un diplôme. Cependant, sa compréhension de la
mécanique laisse rêveur et me fait un peu douter de son dilettantisme. Lorsqu’en
France la voiture tombait en panne et que le petit-oncle désespérait de la
remettre en ordre de marche, il finissait par appeler au secours son frère
Serge qui, sans jamais mettre les mains dans le moteur, se faisait décrire par
le menu ce qui n’allait pas, réfléchissait, puis disait : Fais ci, fais
ça, et la voiture remarchait !
Le père de Tola, alors étudiant à Saint-Pétersbourg
en Russie. Est-ce de là que
venait la véritable répugnance de Tola à toucher aux choses avant d’avoir
compris de quoi il retournait ? Et son habitude à tout se représenter de
tête, à commencer par le calcul mental ; les problèmes géométriques, dont
il ne dessinait quasiment pas les figures ; les rédactions ou
dissertations de français, qu’il jetait directement sur le papier en exactement
douze minutes, debout à la poste, avant d’aller en cours (pour récolter
invariablement un 12/20) ? Il y a d’ailleurs là un paradoxe, car Tola prétendait
qu’il était nul en géométrie descriptive, incapable de se représenter les
figures dans l’espace (à l’école, il avait même conçu un excellent moteur… qui
n’avait pas la place de marcher !), et pourtant il voyait instantanément
où se placer pour prendre la photo d’un paysage. Un autre jour, il m’a sidérée.
Pour protéger le dessus de notre projecteur photo une fois rangé dans sa
sacoche, et placé à trois mètres, il a découpé, à l’œil et sans prendre la
moindre mesure, une plaquette en polystyrène, avec un évidement rond pour l’objectif,
lequel n’était même pas centré horizontalement et verticalement. Et tout s’est
emboité au millimètre du premier coup… Tola m’a raconté l’anecdote
suivante, qui était restée célèbre dans la famille. Un jour, un des serfs de la
ferme a demandé au père de Tola comment marchaient les trains à vapeur qu’on
voyait rouler sur les voies ferrées récemment construites dans la région :
« Comment ça marche sans chevaux ? » Et le père de Tola a tout
expliqué par le menu : la chambre de combustion, la vapeur d’eau sous
pression, l’arbre à cames, la course des bielles, l’ouverture et la fermeture
des soupapes, etc. À la fin, il a demandé à son serf, qui pendant tout ce temps
l’avait écouté religieusement, le front barré par l’intensité de sa
concentration : « Tu as compris ? » « Oui,
барин
(barine : “seigneur”), oui, j’ai compris. » Puis, se mettant le
menton dans la main : « Mais… Comment ça marche sans chevaux ? » Autre anecdote, au
moment de la révolution de 1917, les bolcheviques ont fait irruption dans le
domaine de Poltava. Les trois frères ont filé se cacher dans les framboisiers
pendant un mois, leur sœur leur apportant discrètement tous les jours de quoi
manger dans un panier. (Entre parenthèses, cela donne une idée de la densité
des framboisiers.) À la fin, ils ont quand même dû s’enfuir pour sauver leur
vie, sans avoir le temps d’emporter quoi que ce soit. Comment ? Mais tout bêtement
en volant un train ! Je suppose que le père de Tola était aux commandes,
vu sa compréhension des machines à vapeur. Malheureusement pour les trois
frères, ce départ a été un adieu, car ils n’ont jamais pu revoir leur pays, ni
le reste de la famille. Je ne sais pas ce
que sont devenues les deux sœurs, Valia et Marioussia, restées sur place, mais
la grand-mère de Tola a été fusillée par les bolcheviques à
quatre-vingt-dix-sept ans, « pour activités antisoviétiques »… Maria, dite Marioussia, à gauche, et à droite
Valentina, dite Valia, en Russie.
La grand-mère de Tola, heureuse mère de cinq
enfants. Du grand-père,
apparemment décédé au moment des troubles, je sais seulement qu’il avait un
pied-à-terre à Paris, comme beaucoup de Russes, où il venait régulièrement, et
a visité l’Exposition universelle de 1900.
Le grand-père de Tola. Le
petit-oncle Le petit-oncle
Ivan, dit Vania, Jean en français, était le dernier-né de la famille. Certainement
le plus doux et le plus affectueux des trois frères. Une photo de l’époque où
il était étudiant à Saint-Pétersbourg le montre avec de beaux yeux noirs et
caressants.
Le petit-oncle, alors étudiant à
Saint-Pétersbourg, en Russie. Il aimait une
jeune fille, qu’il devait épouser. Mais la révolution en a décidé autrement.
Après sa fuite précipitée en train, il n’a jamais su ce qu’elle était devenue,
ne s’est pas marié et esquivait toutes les situations féminines un peu
délicates. On savait dans la famille qu’il avait eu un grand amour perdu. Tola
a retrouvé dans les affaires du défunt petit-oncle une seule chose : une
vieille photographie, intacte, d’une très belle jeune fille de l’ancien temps
en habit traditionnel, prise à Vilna (Vilnius), et à l’abri dans son joli cadre
ovale, sans date et sans nom. Tola se demandait qui cela pouvait bien être, je
lui ai dit : « Qui veux-tu que ça soit ? » Il en a eu les
larmes aux yeux et a murmuré : « Le pauvre… »
La très probable bien-aimée de Vania, photo prise par
un photographe de Vilnius. Tola et le
petit-oncle étaient très proches. De vieilles photos déjà montrent le petit
enfant blond qu’il était à trois, quatre ans chevauchant gaillardement son
petit-oncle, sur la plage de Berck. Ce dernier lui a appris à conduire à huit ans la voiture familiale : elle
avait des pneus lisses avec des chambres à air qu’on gonflait à la pompe à vélo
et qu’on réparait avec des rustines, et sur le pare-brise il fallait passer l’essuie-glace
à la main ! Époque où un péage jaugeait l’essence à l’entrée comme à la
sortie de Paris ! Le petit-oncle a transmis à Tola tous ses secrets de
vieux routier, indispensables à une époque où on ne pouvait pas faire un
déplacement sans tomber en panne. Il aimait raconter.
Son idée à lui, c’était de reprendre en main la ferme de Poltava. Il tempêtait
contre leur régisseur, qui ne fichait rien et laissait tout aller à vau-l’eau.
Il était même décidé à faire des études agronomiques pour rationaliser la
production. Déjà, alors qu’il avait neuf ans, c’est lui qui allait à la
foire acheter deux à trois cents canetons pour la ferme. Dès l’aube, il
repérait les meilleurs, sans rien laisser paraître, et toute la journée il passait
et repassait devant sans manifester aucun intérêt ou en dénigrant les oisillons.
Le soir venu, il emportait son lot pour une bouchée de pain. Le petit-oncle n’imposait
jamais rien et ne discutait pas, mais tout finissait par se faire comme il l’avait
voulu.
Le petit-oncle, photographié par Tola au bois de
Boulogne, à Paris. LES
ÉCRITS Le
Sage Après les photos de
Venise, en 1990 – et alors que les photos de campagne devaient se prolonger
encore une dizaine d’années –, Tola a écrit Le Sage, à soixante-trois ans.
C’est sa première œuvre écrite et l’œuvre maîtresse de tout ce qu’il a fait,
qui, d’après lui, était plus importante que toutes ses photos et tous ses
autres textes : « C’est l’œuvre de ma vie », a-t-il écrit au dos
du livre. Le Sage a été le portail, en quelque sorte, qui a ouvert la voie à une suite
de 24 ouvrages[160]
de genres très variés : 19 romans, une tragédie, un recueil de
nouvelles, un autre de poèmes, un ensemble d’articles satiriques et un récit de
voyage. Lors de nos
conversations, il avouait : “Les photos, je me suis promené, Le Sage
m’a vidé, les romans m’amusent[161].” Tout ce qu’il a
produit a une caractéristique commune, celle qu’il annonce dans ses Cd-rom pour
introduire ses œuvres écrites : « J’ai écrit quelques textes assez
inhabituels parce que je les ai conçus avec ma seule pensée. » Et il me
confiait : « Intellectuellement, je ne dois rien à personne : c’est
très important[162] »,
et plus précisément à propos du Sage : « J’ai écrit ce que je
pense et uniquement ce que je pense. C’est bien mon moi, ça[163]. » En 2007 il a résumé
ainsi son parcours intellectuel : « Huit ans
– Déclaration d’indépendance à mes parents : J’écouterai attentivement
tous les conseils qu’on me donnera, mais je déciderai seul de ce que doit être
ma vie. Vingt ans – Études. Quarante ans –
Conception de nouvelles théories scientifiques ayant servi de base aux premiers
ordinateurs. Cinquante ans
– Photos. Soixante ans –
Le Sage : œuvre philosophique. Soixante-dix ans
– Romans. Quatre-vingts ans
– Antigone[164]. » Qu’est-ce donc que
ce Sage ? Le Sage est un recueil de 189 petites pensées de
quelques mots, au style tout simple et facile à lire, qui « décrit le
monde des hommes tel qu’il est[165] ».
On n’y trouvera donc pas de conseils ni de morale, pas de jugements. Le Sage
ne détient pas de vérité, il ne donne aucune solution et ne dit pas ce qu’il
est bon de faire. Car “on n’apprend rien aux gens ;
on peut juste leur montrer ce qu’ils n’ont pas vu : mes photos, mes
pensées[166]”. Alors quoi ?
Eh bien, c’est un livre sans opinions ! Tola n’avait pas d’opinion. Comme
on l’a déjà vu, il ne craignait jamais de se contredire, de changer d’idée ou d’action.
Les idées pour lui, même farouchement défendues, n’étaient que des étapes pour
penser : « On m’a
toujours reproché de n’être jamais d’accord avec les autres, de toujours
contredire. Je ne suis pas de la même opinion que les autres, comment
pourrais-je être de la mienne ? Cela m’apparaît avec la clarté de l’évidence[167]. » Contrairement à
tous les livres de morale qui existent depuis que le monde est monde, et qui
savent mieux que nous ce que nous devons faire, le personnage même du Sage n’est
pas un modèle, malgré l’appellation de « Sage ». (Tola a longtemps voulu
la remplacer d’ailleurs, sans pouvoir y parvenir.) Voici une petite anecdote
qui éclairera sans doute la situation. Un jour, une Chinoise
consultée au hasard par téléphone a vivement critiqué cette pensée : LE MAITRE A FAIT CONSTRUIRE UN CHAR POUR LE SAGE LE SAGE VOULAIT MARCHER Elle aurait préféré : le Sage se
contentait de marcher. Devant la résistance de Tola : « Mais il est capricieux,
ce sage ! Un sage ne fait pas comme ça ! » Et lui : « Ce
n’est pas un sage, c’est mon sage ! » Le Sage ne se
présente donc pas comme un modèle à suivre, et ne cherche ni imitateurs ni disciples.
En plus, les autres personnages du livre, ceux qui ne sont pas le Sage, ont
aussi leurs raisons, « des raisons excellentes et parfaitement défendables »,
affirmait l’auteur. Par exemple : LE SAGE VA AU
SECOURS DE SON AMI ET LE MAITRE OBEIT
À LA LOI « C’est très
bien d’obéir à la loi », commentait-il, “les lois sont très utiles”. « C’est
très bien aussi de secourir son ami… » “Si ça se trouve… contre la loi ?”
C’est un problème. Et nous, que
voulons-nous faire ? Pour Tola, les
petites phrases de ce recueil étaient « un constat de la réalité ». Elles montrent en
effet les différentes attitudes humaines face à l’existence,
à des situations auxquelles un jour ou l’autre nous serons confrontés et aux
questions auxquelles il nous faudra bien répondre : qu’appelons-nous un
ami ? qu’est-ce qui est juste ? vrai ? bien ou mal ?
faut-il obéir, faire confiance ? faut-il agir ? chercher le bonheur ?
suivre la nature ?... Bref, comment vivre ? On dit souvent qu’un
problème bien posé est à moitié résolu. Dans ce cas, Le Sage pose les
problèmes, montre les chemins possibles. Alors, les idées
deviennent claires, on peut choisir soi-même et en toute
liberté ce qu’on veut faire. LE SAGE
DONNE LA CONSCIENCE Voilà sa raison d’être
et son intérêt, nous aider à penser par nous-mêmes. Tola a synthétisé l’apport
du Sage à ses yeux par cette phrase : « Si l’on
cherche à savoir comment vivre, Le Sage nous permet de prendre
conscience et de décider par soi-même[168]. » « Le
Sage questionne » Un jour, un de mes
jeunes élèves m’a demandé : Comment on sait si quelqu’un est intelligent ?
J’ai réfléchi un peu et j’ai répondu : il pose plein de questions et se
demande toujours pourquoi. Je ne sais pas si j’ai bien répondu, mais cet énorme
effort pour comprendre le monde et soi-même semble caractériser notre humanité,
et particulièrement Le Sage : LES
CENT FAMILLES[169]
SONT HEUREUSES LE SAGE QUESTIONNE « Le Sage
questionne »… S’il est vrai qu’un enfant de quatre ans pose près de
400 questions par jour, on peut dire que Tola était resté un enfant. Il nous a interrogés
inlassablement – moi, ses proches, ses amis, ceux qu’il a rencontrés au cours
de sa vie, et même les animaux, les plantes et les choses –, un feu roulant de
questions. Qui est l’Homme ? QUAND
LE MAITRE ENSEIGNE LES
CENT FAMILLES L’ECOUTENT LE SAGE
REGARDE L’HOMME La
pensée chinoise Tola aurait
volontiers écrit Le Sage en russe, mais il a renoncé devant l’ampleur de
la tâche. Il avait fait un essai captivant sur une des pensées, que par malheur
je n’ai pas retrouvé dans mes papiers. Quelle n’avait pas été ma stupéfaction
alors, de constater combien la mentalité russe n’avait absolument rien à voir
avec la mentalité occidentale ! La situation évoquée, l’état d’esprit des
personnages, leurs rapports, le style lui-même, tout était différent, emporté
dans l’action et plongé dans un réalisme très personnalisé. Mais il faut aller
plus loin que la mentalité russe pour bien saisir ce qui sous-tend Le Sage.
Il nous faut remonter jusqu’à la pensée chinoise, qui y joue un rôle fondamental.
En effet, l’absence de jugement du Sage s’apparente tout à fait au wu-wai
du Tao Té King de Lao Tseu, le « non-agir », c’est-à-dire ni
agir ni ne pas agir, une voie vivante qui sort des cadres de la raison. Tola
disait du Tao : c’est un livre qui “fait penser sans barrières”, il
n’impose pas une volonté ou un jugement qui seraient étrangers à l’ordre des
choses. On se souvient qu’il avait accroché au mur du salon la phrase qui en
était pour lui la synthèse : « La voie qui peut être tracée n’est pas
la voie ». Je trouve qu’on peut en percevoir un écho dans cette pensée : LE SAGE
MONTRE LA VIE LE
MAITRE TRACE LES LIMITES DE LA VIE De plus, Le Sage
a emprunté au Tao Té King ses personnages symboliques, qui constituent
la structure simplifiée en quelque sorte des rapports humains : les Dix mille
Êtres (les êtres vivants), les Cent Familles (les êtres humains), le Prince
(celui qui commande), le Maître (celui qui est compétent), le Serviteur (celui
qui sert) et le Sage. Tout ça pour déclarer ensuite avec un sourire gai : « J’ai
battu Lao Tseu par 189 pensées contre 81 ! » ou s’amuser à citer
les pensées du Sage avec leur numéro d’ordre comme d’autres citent les
références des versets de la Bible ou des chapitres des grands auteurs ! Cependant les
expressions « les Dix mille Êtres » et « les Cent Familles »
ne sont pas directement compréhensibles par tous, il faut d’abord une petite
explication. C’est pourquoi Tola a très longtemps hésité à les conserver. Souvent,
comme lors de son interview[170],
il a préféré « les Êtres vivants » et « les Hommes »,
équivalents moins marqués. Finalement, et toujours en hésitant, il a gardé les
expressions chinoises pour la publication papier, par amitié pour Lao Tseu
par-delà les siècles. Tola n’était donc pas foncièrement opposé à une édition sous
des formes moins traditionnelles, car la pensée n’y aurait rien perdu de son
sens. J’ai raconté
comment Le Sage est né de bribes de conversations jetées sur des bouts
de feuilles et de discussions passionnées sur un chemin de campagne. Tola
a conçu et écrit ce recueil en français et en anglais, sans
traduire ; il considérait que c’étaient deux œuvres distinctes. Cependant
pour lui, en définitive, « le fond de la pensée du Sage est chinois[171] », pas occidental,
c’est-à-dire ni rationnel ni formel. C’est une manière de penser qu’il
ressentait familière : contemplation d’images, méditation sur des
situations concrètes, révélant ce qui est. Les phrases du Sage ne sont d’ailleurs
pas liées entre elles, mais juxtaposées : le Maître fait une chose, le
Sage en fait une autre, exactement comme dans la langue chinoise où les
caractères représentent des réalités distinctes que l’on se contente de
rapprocher pour faire comprendre un ensemble. Je vais donner un exemple. Tola aimait rappeler
l’idéogramme chinois qui est généralement traduit en français par le mot « bonheur ».
Il représente une femme et un enfant sous un toit, une juxtaposition de trois
éléments pour former un ensemble. Et Tola concluait tout pensif : « Voilà
ce qu’est le bonheur pour un Chinois. » « Oh ben non, alors ! »
avait aigrement riposté notre boucher en découpant sa viande, manifestement peu
convaincu... Inutile de dire que
Le Sage n’est pas un livre à lire d’une traite comme un roman. On l’ouvre,
ici ou là, on lit une pensée, ou deux, on le referme, et les mots si simples et
si profonds rentrent en nous, et parfois reviennent, longtemps après, avec
un sens qu’on n’avait pas vu : LES
CENT FAMILLES APPRENNENT COMMENT MESURER LES JOURS LE SAGE
ECOUTE BATTRE SON CŒUR Le
Sage et l’éducation Cela me remet en
mémoire la manière surprenante dont il concevait l’éducation. Elle est tout à
fait dans la manière du Sage. Je n’ai jamais
entendu Tola donner un conseil ou un ordre à quelqu’un, même quand on le lui
demandait, et cela arrivait souvent. Il se contentait d’exposer en détail les
différentes possibilités, pour que l’on soit bien informé, et laissait ensuite
la personne décider ; si on insistait, il lui arrivait de conclure : “Voilà
ce que moi je ferais, mais c’est valable pour moi.” Un jour par exemple, sa
fille qui avait neuf ou dix ans à l’époque, a demandé si elle pouvait
avoir la jupe qu’elle avait vue dans la vitrine d’un magasin. En réponse, Tola a
compté avec elle combien il gagnait, quelles étaient les dépenses fixes du
ménage, quelles étaient les dépenses pour les divertissements, vacances, etc.
de toute la famille. Ce budget terminé, il lui a dit : “Maintenant, tu en
sais autant que moi, c’est à toi de savoir si on peut l’acheter.” Et il a suivi
sans discuter ce que sa fille a décidé, il a acheté la jupe. Une autre fois, alors
qu’elle avait huit ans, il lui a installé une ligne de téléphone
personnelle dans sa chambre, à laquelle personne n’avait le droit de toucher
sauf elle. C’était à une époque, il faut le souligner, où les portables n’existaient
pas et où même tous les foyers n’avaient pas encore le téléphone. Il
considérait qu’un enfant est une personne et a droit à sa vie privée et, tout
simplement, à sa vie. Je pourrais m’arrêter
là pour cette parenthèse sur l’éducation et passer tranquillement à une
dernière chose que je voulais dire sur Le Sage. Mais comme je n’ai pas
de plan et que ça m’est complètement égal de flâner ici ou là dans mes
souvenirs – espérant toutefois que le lecteur se laissera faire avec plaisir –,
je fais comme si on était à la maison, au coin du feu pendant qu’il gèle dehors,
et qu’on se raconte des histoires. Voici donc un petit dialogue satirique que
Tola a écrit bien des années plus tard sur le sujet[172] : – Je n’arrive plus
à me servir du téléphone fixe ! – Il est en panne ? – Si l’on veut. – Comment cela ? – Dès que je m’en
approche, il me dit qu’il est occupé. – Appelle les réclamations ! – Oh, ça, je l’ai
fait souvent ! – Qu’est-ce qu’ils
t’ont dit ? – Je raccroche
dans une minute, papa ! – Je vois ;
ta fille est pendue au téléphone. – Plutôt deux fois
qu’une ! – Achète-lui un
portable. – J’y ai bien
pensé, mais mon beau-frère me le déconseille. – Pourquoi donc ? – Elle sera pendue
au téléphone. – Je crois qu’elle
l’est déjà, non ? – Elle a huit ans. – Ça, je le sais. – Il dit que je ne
saurai pas ce qu’elle dit, ni à qui. – Tu ne sais pas
plus ce qu’elle dit ni à qui quand elle est dehors. – Tu as raison. Quelques jours
plus tard. – Et ce portable ? – C’est fait ! – Qu’a dit ton
beau-frère ? – Il m’a demandé
si j’avais aussi acheté un portable pour le chat. – C’est plaisant !
Tu lui as répondu ? – Oui ; je
lui ai dit que le chat ne dérangeait pas, il ne téléphonait sur le fixe que
lorsque nous dormions ! Les
dictionnaires Le moment est venu
de faire un dernier petit signe au Sage. Faisons pour cela un intéressant
détour par les dictionnaires.
Tola à Versailles, en 1986.° Tola aimait
beaucoup les livres de référence, et il lui arrivait d’en acheter, pour le
plaisir, même s’il n’en avait pas l’usage immédiatement, parce que c’étaient des
livres de base à avoir sous la main. Ainsi il avait repéré à Venise le très
sérieux dictionnaire de la langue vénitienne de Giuseppe Boerio, publié en 1856,
Dizionario del dialetto veneziano. Celui-ci est resté assez sagement sur
l’étagère, jusqu’au jour où nous l’avons dévoré pour écrire en vénitien les
légendes des Cd-rom sur Venise ou celles de son roman Il pleut, Venise en
1973[173].
Une autre fois, il avait trouvé d’occasion le magnifique « Manuel du
voyageur » de 1913 de Karl Baedeker, intitulé Italie septentrionale,
fourmillant de renseignements passionnants et dont finalement nous avons
reproduit la très belle carte de Venise, avec des agrandissements ponctuels
pour localiser chaque photographie des Cd-rom. Tola s’en est expliqué ainsi : « J’ai
préféré la carte du Baedeker parce que j’aime beaucoup la précision de son
impression typographique et la délicatesse de ses couleurs. C’est une carte
ancienne (en fait l’original est de 1850 et a été réimprimé dans le Guide de
Karl Baedeker Italie Septentrionale de 1913), faite à une époque qui ne
connaissait pas encore la mécanisation, où l’on sent la main de l’homme. Elle
ne dérange pas mes songes[174]. »
Carte de Venise du Baedeker Italie Septentrionale, 1913. Enfin,
il avait acheté un autre joyau, l’admirable grand dictionnaire chinois-russe Bol’choij
Kitaijsko-ruskiij Slovar[175],
que les universités de Pékin et de Moscou avaient mis vingt ans à élaborer
du temps encore de l’Union soviétique.
Un coin du salon où on voit la bibliothèque avec les
quatre volumes du dictionnaire chinois-russe (4e étage à droite). Le
portrait est celui de Tola à onze ans. Versailles, 5 février 2013.° Celui-ci contenait
les clés de l’écriture chinoise, une étude sur leur élaboration et sur la
langue, des entrées phonétiques et par chaque élément composant le dessin des
caractères, l’étymologie des mots, leur évolution historique, leur emploi dans
la société... Dix ans après, Tola a été pris d’une grande envie d’écrire
ses pensées en chinois. Nous avons repris le dictionnaire et en avons tiré tout
un dossier linguistique. Il a donc écrit 42 pensées en chinois (deux fois
21, vous remarquerez, vous comprendrez plus tard pourquoi je le dis) et a
arrêté là, faute de temps. D’après le libraire de la grande librairie chinoise
de Paris, consulté incognito, elles dataient, « en tout cas, certainement,
du iiie siècle » ! Comme quoi, quand
on a des choses qu’on aime, on s’en sert.
(À lire de droite
à gauche et de haut en bas.) Chapitre 51 LES CENT FAMILLES SONT HEUREUSES LE SAGE QUESTIONNE Essais
de jeunesse Dans son jeune
temps, Tola s’était essayé à écrire. « Dans mes
romans, j’écris mes imaginations comme si c’étaient les souvenirs de mes
promenades imaginaires, des êtres que je côtoyais en songe. C’est ainsi que je
faisais lorsque j’avais onze ou douze ans : j’imaginais vivre
certaines choses, et avais envie de les écrire, car si je les écrivais, c’était
comme si elles avaient vraiment été vécues. Les récits de cet âge-là étaient un
peu plus pleins d’action qu’aujourd’hui ; ils n’avaient ni début ni fin ;
c’étaient des idées qui me passaient par la tête. Un thème revenait très
souvent : défendre une place forte assiégée, des troglodytes dans les
falaises. Parfois, des situations fantastiques pour traverser des dangers, ou
sauver une héroïne dans des situations hyperboliquement périlleuses[176]. » “Des bouts de vie”,
n’est-ce pas ? Des photos. Des contemplations. Ainsi, pendant de
longues années, il a sérieusement vécu en imagination sur une autre planète : « À onze ans
et demi, ayant rencontré une demoiselle, j’ai choisi une toute petite planète
comme demeure, et de là je venais tous les jours comme tout le monde à Paris
pour faire ce qu’il y avait à faire (école, courses, etc.), sauf que c’était en
avion, avion que je rangeais soigneusement sur mon bureau pendant la journée
(véritable petite maquette en métal). En plus, j’étais pilote de chasse. Moi, qui avais
décidé d’être pilote de chasse à huit ans, ayant pris en considération les
critiques d’un ami de la famille qui avait vingt, vingt-cinq ans et m’avait
dit qu’un pilote de chasse n’était jamais qu’un chauffeur, avais donc sur les
conseils de cet ami, décidé d’être ingénieur en aéronautique et créateur de
modèles d’avions. À cet âge-là, je n’avais
pas entendu parler de Saint-Exupéry ni du Petit Prince. Quand je perdis ma
demoiselle à onze ans et demi, je vécus pendant longtemps reclus sur ma
planète, jusqu’à ce que je l’aie retrouvée dix ans après[177]. » Les études scolaires,
d’un autre côté, l’ont fait réagir. Jeune adolescent, il a écrit une tragédie
en alexandrins, un Anti-Horace, en réponse à Racine ; mais la
composition ayant été rendue en retard, elle n’a pas eu l’honneur d’être notée
et encore moins d’être rendue par le professeur. Il avait de même rédigé une
fable, contre La Cigale et la Fourmi de La Fontaine ; il y donnait
le beau rôle à la cigale, qui avait régalé tout le monde de ses chants pendant
l’été et qu’il était juste de récompenser, alors que la fourmi avait travaillé exclusivement
pour elle-même. Résultat identique au précédent. Les proches n’étaient
pas plus encourageants. Encore enfant, un soir de Noël qu’il récitait devant
tous les invités un très long poème de Pouchkine qu’il avait appris par cœur
pour la circonstance, le grand-oncle l’a rapidement interrompu parce que c’était
trop long. Vers les vingt ans, il avait envoyé une lettre de dix pages à
ses parents pour leur raconter son séjour en Angleterre ; il a appris en
rentrant que personne ne l’avait lue parce qu’elle était trop longue. Il aimait aussi
traduire. Déjà en 1950, il avait traduit en vers un poème de Lermontov en
français, Les nuages, qui avait bercé mélancoliquement son adolescence
(voir Annexe). En 1982, il est tombé sur un article de journal qui annonçait qu’un
éminent traducteur russe, linguiste et professeur d’université[178], avait mis un mois pour
traduire un sonnet. Tout excité, Tola s’est lancé alors dans la traduction d’une
merveilleuse page de Gogol, Vij, qu’il aimait beaucoup (voir Annexe). Il
a mis un mois et demi. La table croulait sous les dictionnaires :
russe-français, russe-anglais, russe-russe, vieux-slave, vieux-russe,
étymologique indo-européen, analogique, Littré… Tola a envoyé sa
traduction au professeur en évoquant l’article du journal et le temps qu’il
avait mis. Le temps passant, il a téléphoné, mais à sa question : « Qu’en
pensez-vous ? » il n’a pas récolté d’autre appréciation que : « Vous
l’avez fait. » Malgré tout, Tola
avait tenté quelques essais d’écriture, très intéressants pour ceux qui veulent
le connaître, et dont on trouvera un exemple en annexe. En particulier un
passage où il fait la description d’un jeune homme, livrant du même coup son autoportrait[179] : « Dans un de
ces cafés, pleins de monde comme à l’ordinaire, d’employés, de promeneurs, de
gens pressés de partir, ou de voir l’heure enfuie, un jeune homme était assis,
nonchalamment appuyé sur le dossier de sa chaise, ses longues jambes étendues
loin devant lui, regardant d’un air absent la foule qui marchait tout près de
lui. Autant qu’on pouvait en juger, il était assez grand, avait la taille bien
prise, peut-être un peu maigre, mais bien proportionné. Sa main gauche pendait
au ras du sol, et de l’autre il tenait une cigarette qu’il ne portait que
rarement à la bouche. Ses doigts étaient fins et longs et il paraissait d’un
tempérament plutôt nerveux. Ce qu’on remarquait avant tout dans sa figure
maigre, étaient des yeux dont l’immobilité paresseuse, bien en accord avec le
reste de la silhouette, paraissait contenir en puissance, la possibilité d’une
acuité particulièrement inquiétante. Son regard s’était
posé sur l’ensemble de ce tableau qui vivait devant lui, et on avait l’impression
qu’il synthétisait d’un coup tout ce qu’il y avait de divers et de changeant
dans ce qu’il voyait[180]. » Antigone Tola a toujours
aimé les livres, qui étaient pour lui de chers amis qui lui parlaient et lui
confiaient leur cœur et leurs pensées. À peine adolescent, il a découvert dans
un éblouissement les grands textes de l’humanité. “À dix ans, je
m’en souviens très bien parce que j’étais en sixième, je me suis fait un
programme de lecture d’une quinzaine de pages, sur les civilisations anciennes
(indienne, chinoise, Sumer, Ur, Assur, Babylone, grecque, romaine) et les
civilisations modernes (littérature du Moyen Âge, de la Renaissance, classique,
romantique) et étrangères (française, allemande, anglaise, russe). J’ai consulté le
fichier de la bibliothèque du 15e arrondissement de Paris, où j’habitais ;
j’y ai passé des journées entières, des semaines entières. Et puis la
bibliothécaire me connaissait bien, je lisais sans arrêt. On avait droit à
trois livres par semaine ; j’ai inscrit ma mère et mon père, et comme ça,
j’en avais neuf ; si je les rendais en retard, elle ne me faisait même pas
payer l’amende. Et puis, elle me conseillait. C’est là que j’ai dévoré toute la
bibli. À l’époque, j’étais tout le temps en train de lire [même la nuit, et en
marchant pour aller au lycée, m’a-t-il avoué], ou fourré au Louvre, au théâtre
ou au concert avec ma mère. Après je suis allé à la bibliothèque
Sainte-Geneviève, et j’ai complété ma liste. J’ai calé pour la littérature du xxe, qui ne m’a jamais
vraiment intéressé. J’ai commencé par
le Rig-Veda. Puis, j’ai adoré les anciennes civilisations du
Moyen-Orient. À quatorze ans, j’avais lu tout Platon, par exemple[181]” [et trois, quatre ans
plus tard la centaine d’ouvrages de Balzac…]. Et c’est ainsi qu’un
jour il est tombé sur l’Antigone de Sophocle. “Depuis toujours,
j’ai voulu faire du théâtre. Quand j’avais douze ans, j’ai dirigé une
petite pièce de patronage avec des copains de mon âge. La première fois que je
suis monté sur scène, j’avais douze ans, et j’ai pris exprès l’air d’avoir
oublié mon texte pour savourer mon pouvoir : le public attendait et était
devenu irréel, et c’était moi qui étais la réalité, sur la scène. J’ai toujours
voulu écrire une pièce, mais l’écriture des dialogues m’effrayait, c’était
difficile. L’Antigone
de Sophocle m’a marqué pour la vie. J’avais treize ou
quatorze ans, et j’étais à la bibliothèque de mon quartier, comme à l’accoutumée.
Je cherchais un livre à lire. Je suis tombé sur Antigone, et je suis
resté debout, adossé au chambranle de bois d’un rayonnage, et j’ai lu, d’une
traite, tout. Je suis sorti de la bibliothèque, les yeux perdus, l’esprit
hagard, ne voyant et ne comprenant plus rien du monde habituel. Antigone ne m’a
plus quitté. Par hasard, en
lisant un prospectus glissé dans ma boîte aux lettres pour le mois Molière[182], j’ai eu envie d’aller
voir une pièce de Feydeau On purge bébé, jouée par une troupe amateur,
la Compagnie des Arts Associés. J’aime beaucoup Feydeau et je préfère en
général le jeu des amateurs à celui des professionnels, car il est plus sincère
et plus passionné. Il y avait eu une omission dans le programme, on avait
oublié de citer la première des cinq ou six représentations de cette pièce, ce
qui m’a été signalé sur mon coup de téléphone. Éléonore et moi
nous sommes donc rendus le 8 juin 2007 à 20 h 30 à la salle
Delavaud à Versailles. Nous nous sommes retrouvés les seuls spectateurs de la
soirée, car personne n’avait été mis au courant. Nous attendions tranquillement
l’heure de la représentation, lorsqu’une femme s’est avancée ouvertement vers
nous, et nous a demandé si cela ne nous dérangeait pas d’être les seuls à voir
la pièce, sans public. Nous n’avons pas voulu abuser de la situation et avons
déclaré que non seulement cela ne nous dérangeait pas, mais que nous préférions
même que cela soit ainsi ; cependant nous ne voulions pas obliger les
acteurs à jouer dans de telles conditions ; nous avions l’habitude des
répétitions, nous aimions le théâtre, et les amateurs, et Feydeau. Cette femme
n’était autre qu’Isabelle Blondeau, le metteur en scène, et elle nous a dit :
On joue ! Ce fut un
véritable délice, et le meilleur souvenir de théâtre que nous ayons jamais eu.
Feydeau revivait, les acteurs se donnaient à cœur joie devant une salle vide et
deux spectateurs aux anges. Ils nous ont dit qu’ils n’avaient jamais aussi bien
joué. Et nous avons eu l’impression d’avoir notre troupe privée. C’était
extraordinairement sympathique. L’envie de faire du théâtre a recommencé de me
brûler. Deux jours après,
pour la première fois de ma vie, j’écrivais les deux premières répliques d’une
pièce de théâtre : Antigone. Quarante-neuf jours plus tard,
cette tragédie en un acte était achevée. Je l’ai écrite en secret, elle est
sortie de moi tout accomplie[183].” « Quand j’étais
petit, je suis tombé amoureux fou de l’Antigone de Sophocle. Je la voyais comme
ça : sèche, les coudes osseux, les épaules osseuses, pas de muscles aux
bras, de très solides avant-bras, des poignets et des mains qui s’agrippent, des
jambes fines mais musclées, de petits poils légers un peu partout le long des
jambes, foncés, peau foncée (moi qui n’aime que les peaux de lait), des cheveux
pas noirs mais châtains très foncés, des yeux sombres. Elle se tient toujours
sur une jambe, un peu déhanchée, maladroite. Le regard très fixe. Elle parle
par saccades, des flopées de paroles, à la diable. Elle n’a rien envie de
faire, pense qu’elle est là pour les autres, ne sait d’ailleurs pas quoi
spécialement pour les autres. Robe droite plutôt (je ne connais pas les habits
des Grecs). Mal coiffée, baguettes de tambour, cheveux mi-longs. La peau qui
pèle, sèche[184]. » Alors que Tola
écrivait son roman sur le Paris de 1948, Une neige fine venait de tomber,
ses jeunes héros font allusion à Antigone : « Antigone ne comprenait
pas ce qu’elle faisait. Elle le faisait […] parce qu’elle avait faim. » Et
c’est là que, sans rien dire à personne, Tola a façonné son Antigone. Il
me l’a mise sous le nez sans un mot, je l’ai lue d’une traite. Arrivée au bout,
je n’ai pas pu faire autrement que de la relire. Puis je lui ai dit : C’est
toi qui as écrit ça ? Il m’a dit oui, puis a gloussé comme un enfant
conscient et heureux d’avoir fait une bêtise. Je n’ai pas eu de mot pendant un
moment. C’est une petite
tragédie en un acte, martelée de répliques incisives et lourdes de sens, qui
renouvelle le mythe grec de Sophocle en profondeur. D’abord l’action se
concentre sur l’essentiel : plus de garde, plus de fiancé ; et la
vérité est rétablie sur les deux frères, tous deux traîtres à leur père et à la
patrie. Ensuite Antigone
est placée devant un choix dramatique. Elle s’entête à vouloir enterrer son
frère, un traître à sa patrie, bravant ainsi les lois et les coutumes alors qu’elle
n’est qu’une petite jeune fille dans le monde d’hommes et de guerriers de la
Grèce antique. Ne devrait-elle pas plutôt se contenter de la vie ordinaire de
tout un chacun ? ou obéir aux lois de la cité ? et non à celles,
impérieuses, qu’elle sent au fond d’elle-même ? Mais elle a choisi d’être
fidèle à son cœur plutôt qu’aux hommes et aux dieux, même si elle ignore ce qui
la pousse à agir ainsi et pourquoi. Elle sera condamnée. Enfin, et comme
pour Le Sage, aucun des personnages n’est privilégié. Tous ont « d’excellentes
raisons et parfaitement défendables » : Créon, le maître de Thèbes,
défend les lois de la cité ; Ismène, la sœur d’Antigone, les liens d’affection
de la famille ; et Antigone, les droits de la personne. Qui a raison ? Les premiers mots
de la pièce, lancés par Antigone, donnent tout de suite le ton : « Tu ne peux me promettre la mort, Créon, tu ignores ce qu’elle
est. » Bref, et pour couper
court à toute critique éventuelle relative à la complexité ou à la longueur
excessive de la pièce (on a beau dire, mais 20 pages, faut quand même les lire),
je vous en soumets le résumé et son appréciation, tels qu’envoyés par l’auteur
à son éditeur : « Créon :
Alors, Antigone, t’enterre ou t’enterre pas ? Antigone :
Ouais, j’enterre. Ismène :
Oh, écoute Antigone. Antigone :
Mêle-toi de tes oignons. Créon :
Allez, va chez ton Hadès. Antigone :
J’y cours, et un peu vite ! Voilà, et ça suffit
bien[185]. » L’inconnu “Je
suis violemment à la recherche de ce que j’ignore[186].”
Riou Nègre dans le Ségala, mars 1992. Quand il était
tout petit enfant, lui a raconté sa mère, il déchirait posément des feuilles de
papier en minuscules morceaux, les plus petits possible. Que cherchait-il donc ?
Le fin fond du papier ? découvrir jusqu’où les choses pouvaient se
déchirer ? voir jusqu’à quand une feuille était toujours une feuille ?
ou ce qu’il y avait dedans ? ou ce qui restait une fois qu’il n’y avait
plus de feuille ? Il me disait :
“Si on cherche ce que la société peut donner, alors elle suffit. Nous deux,
nous cherchons autre chose[187].”
En effet, “les gens cherchent à monter sur un manège pour y tourner toute leur
vie sans plus jamais en descendre. Moi, je ne suis pas capable de ça[188]”. C’est ainsi que l’image
du train traverse ses œuvres. Le
train Tola était amoureux
fou des trains depuis toujours. Quand nous allions à la campagne pour les
photos, il me demandait de chercher spécialement les vieilles voies et les
vieilles gares, avec une affection particulière pour les trains de marchandises.
Cela le faisait rêver et symbolisait tant de choses pour lui. C’est le train de
tous les départs, celui qui s’en va vers un autre monde, roule vers là-bas, où
on ne sait pas, et qui attire et appelle. C’est train des
merveilles, avec son wagon de marchandises, à moitié caché dans les grandes
herbes, du roman Vite, nous allons rater le petit train ! où se vont
se réfugier les deux amoureux « pour faire de merveilleux voyages ». C’est aussi le
train du roman Je la voyais dans le miroir, qui rythme un récit étrangement
onirique, à la frontière du rêve et de la réalité, et aboutit à une image
particulièrement poignante. Les voyageurs sont enfermés dans un train en
marche, on ne sait où il se dirige, ni qui le conduit, et on ne peut sortir du
wagon. On pourrait bien sauter en marche, mais pourra-t-on revenir ?
Quelle est la voie ? Y en a-t-il une pour aller quelque part ? Y
a-t-il un quelque part ? Tola disait
parfois que « La seule manière de vivre d’une manière rationnelle est de
vivre sans savoir ce qu’on veut ; car on ne sait ce qu’est la vie[189]. » D’autres fois
il se prenait à songer : “On se demande ce qu’il y a après, moi je me demande
ce qu’il y avait avant”, et de raconter avec un sourire taquin l’histoire bien
connue des jumeaux qui, en sortant du ventre de leur mère, s’exclament :
Personne n’en est jamais revenu ! Dans son roman Il
faisait chaud, un de ses héros s’interroge : « Avais-je
une conscience lorsque ma propre vie allait se créer ? Quelle autorité
décidait ? Peut-être la décision avait-elle été de m’empêcher de prendre
ma vie. Peut-être avais-je volé ma vie. » La
sérénité Il s’amusait à
mimer avec grand sérieux une blague que les Russes racontaient pour se moquer
des paysans ukrainiens : Un paysan
ukrainien avance lentement sur la route, assis sur son char lourdement chargé
de foin et péniblement tiré par son bœuf. Au loin, tout là-bas, il aperçoit une
grosse pierre sur le chemin. Il contemple longuement la pierre, qui approche
peu à peu. Perplexe, il se gratte la tête, et pense : Versera ?... Ou
versera pas ?... Il continue d’avancer lentement sur son char. Le char
bute sur la pierre, et se renverse sur le côté. Alors, le paysan secoue la tête,
tout pensif, et se dit : « Ah ! je le savais bien… qu’il allait
verser... » Je rapporte cette
histoire parce qu’elle montre un trait de caractère très profond chez Tola
aussi. Non qu’il ait tout laissé aller sans réagir, bien au contraire même,
mais, comme il disait en parlant des filles ou des photos : « Je ne
provoque jamais rien, je mets toutes les conditions pour que ça arrive, mais je
ne provoque jamais[190]. »
Et, qui plus est : “On ne me connaît pas si on ne sait pas ça : j’attends
toujours quelque chose… J’attends qu’il se passe quelque chose ; et après,
c’est bon. Ce n’est pas rationnel, je sais que ça arrivera et que ce sera bien.
Ça s’est toujours passé comme ça dans ma vie ; ce n’est pas idéal, mais c’est
bien[191].” Ainsi, ayant fini
un jour une histoire avec une fille, il a pris sa voiture pour en chercher une
autre, il est allé comme à un rendez-vous fixé et m’a trouvée. Pour son
travail, il a calculé ce qu’il gagnerait pendant toute sa vie : c’était
impossible de vivre comme ça, ça ne pouvait pas être ; il a attendu, et un
autre travail s’est présenté, plus intéressant et bien rémunéré. Dans la nature,
les fleurs n’attendent-elles pas aussi, immobiles et tranquilles, que les abeilles
viennent les polliniser[192] ? D’après lui, ce
serait une mentalité orientale, la même qu’on retrouve dans les contes indiens
ou russes, où intervient toujours l’irrationnel. Ainsi, lorsqu’on est tombé
dans les griffes de la Baba Yaga (une terrible sorcière qui dévore les enfants),
il suffira de monter sur le dos d’un des canards sauvages qui passent dans le
ciel et il vous emportera ; si ce ne sont pas les oiseaux, ce sera autre
chose, mais il y aura certainement quelque chose pour vous sauver. Ce n’est pas
du fatalisme, mais de la confiance. Sans parler du Sage : LES CENT FAMILLES SE HATENT DE FAIRE UNE OEUVRE ET PLUS ENCORE D’EN FAIRE UNE AUTRE LE SAGE FAIT SON OEUVRE EN PAIX ET LA LAISSE VOIR POUR TOUJOURS Traquer
l’inconnu Il se fiait d’ailleurs
à des choses étonnantes et rationnellement improbables. Un jour à Venise,
le ciel était devenu tout à coup très menaçant, et j’ai dit : « Il va
pleuvoir dans douze minutes », sans trop savoir d’où pouvait me venir une
telle précision, ni une telle connaissance, même si j’ai toujours aimé à
observer le ciel. Du tac au tac, Tola m’a intimé de tout ranger illico et de souquer
ferme pour rentrer avant la pluie – ce que j’ai fait, étonnée de voir qu’il
avait pris ma remarque au sérieux. Douze minutes après exactement, la pluie s’est
mise à tomber à verse. Alors que sa fille
était à peine adolescente et s’il tombait malade, c’est à elle qu’il demandait
ce qu’il devait manger. Il suivait alors ses conseils à la lettre, “car une fille
sait ces choses-là mieux qu’un garçon” ! J’ai dit déjà, à propos
de la lampadka, le lumignon du salon, combien les coïncidences l’interpellaient,
comme les signes possibles d’une réalité inconnue. Un peu comme en maths,
peut-être, où la résolution d’un problème passe souvent par la recherche du
point aberrant. Pour ce qui est
des nombres justement, je l’ai entendu constater, tout au long de ma vie avec
lui, une constante qui est particulièrement difficile à admettre, et qui l’intriguait
d’ailleurs beaucoup. Tout et n’importe quoi dans sa vie paraissait réglé par des
multiples de 7 : 7, 14, et surtout 21. Pendant trente ans
de prise de vues et près de 90 000 photographies, chaque fois qu’il
faisait une série de photos quelque part, il retombait immanquablement sur un
multiple de 7, ce qui l’agaçait prodigieusement à la longue. Quand tout heureux
de contrer le sort, il constatait qu’il y avait une photo, voire plusieurs, de
plus, nous retrouvions après coup une doublée prise seulement pour une raison
technique ou une erreur qui avait obligé à recommencer. Le nombre de bobines
retombait systématiquement sur les mêmes cadences : pendant
l’été 1987 par exemple, il a fait 3 x 21 pellicules couleur,
soit 1 x 21 de jour et 2 x 21 de nuit ; et 2 x 21 pellicules
noir et blanc. Pour les écrits, c’était
pareil, il se sentait littéralement poursuivi par le chiffre 21. Ainsi pour
Le Sage, il a mis 3 x 21 ans
pour produire des pensées au hasard, puis 21 semaines pour terminer l’écriture brute du Sage et enfin les
pensées y sont au nombre de 9 x 21. Antigone a été achevée en
7 x 7 jours. Et cetera. Il a fait 21 ans de déplacements d’affaires. Toutes les proportions de sa
raquette de tennis pouvaient se ramener à ces chiffres, où il retrouvait même sa
date de naissance. Sans parler du nombre d’or qui régnait subrepticement dans
ses cadrages, comme nous nous en sommes aperçus un jour par hasard. La liste
est longue. Cependant, le fait
d’être à l’affût de ce qu’on ne sait pas ne l’empêchait pas de faire remarquer
que quelqu’un avait publié un livre entier où il démontrait que les proportions
des pyramides d’Égypte se retrouvaient à l’identique dans le premier kiosque à
journaux parisien venu… ! En tout cas, on
comprend la fréquence des allusions à l’inconnu qui traversent pratiquement
toutes ses œuvres. Tout spécialement certaines, où l’inconnu évoque tour à tour
l’immensité omniprésente de ce que nous ignorons[193], l’étrangeté insaisissable
de la vie[194],
voire celle de la mort[195],
la nature mystérieuse des êtres[196],
la quasi-incapacité de pénétrer une pensée radicalement neuve[197]. L’angoisse finalement,
le tourment, de ne pas parvenir à savoir ce qu’est la vie. Le
travail de l’écrivain Tola a photographié
pendant une trentaine d’années, de 1973 à 1989 à Venise et de 1980 à 1999 dans
la campagne française. Il a commencé à écrire en 1990 et a continué jusqu’à sa
mort en 2013, le plus souvent au rythme de trois romans par an. Tola écrivait n’importe
quand, de jour, de nuit, l’après-midi, le soir… Pas le matin, c’est vrai, Tola
n’a jamais été du matin. À la campagne, après les photos du matin, il s’installait
dans le pré, à l’ombre d’un bel arbre, pendant que je préparais le repas, puis nous
déjeunions et il terminait d’écrire vers 15 heures quand nous repartions
faire de la photo. À Versailles, c’était plutôt le soir. Après avoir batifolé
sans arrêt toute la journée et de manière exaspérante, à faire tout et n’importe
quoi sans aucun lien avec son roman – ni avec quoi que ce soit d’ailleurs,
comme s’il essayait à toute force et stupidement de ne pas penser à quelque
chose –, brusquement il ouvrait son fichier et se mettait à écrire, et je ne l’entendais
plus.
Tola dans son fauteuil du salon à Versailles, en 2012.° Tola n’a jamais eu
de problème d’inspiration, encore moins la hantise de la feuille blanche comme
on dit, bien au contraire : « Des idées, j’en ai plein, j’en ai trop ;
il faut sans cesse en éliminer. Je ne veux pas faire de thèse[198]. » Il pouvait s’arrêter
des mois durant, chaque fois il reprenait dans la foulée, et son récit suivait
paisiblement son fil sans changement d’atmosphère ni incohérence – rupture
insaisissable pour le lecteur, et qui en fait n’avait été que superficielle. C’est
tellement vrai qu’il n’était pratiquement jamais possible d’insérer un ajout au
fil du texte : tout s’enchaînait inexorablement d’une phrase à l’autre. Sans
division par chapitres non plus, comme le flux continu de la vie. S’il avait
publié un livre de photos, il l’aurait souhaité sans numéros de page, avec une photo par page, sur
la bonne page, au milieu, sans début ni fin[199]. C’était
pareil lorsqu’il revenait après une absence de plusieurs jours ou semaines, il
était comme si nous venions de nous quitter, ni bonjour, ni ça-va, lancé qu’il
était dans les coups de fil, les engueulades, les rires et les discours. Tola ne corrigeait
jamais. Si, il corrigeait l’orthographe bien sûr ou la syntaxe éventuellement,
mais jamais le fond de sa pensée : “Si je commence
mal une phrase, tant pis, je laisse le début et écris la suite à la suite, je
ne change jamais. Si un mot ne me plaît pas, j’abandonne le mot, l’idée et même
l’action s’il le faut. Ça veut dire que quelque chose ne collait pas dans ma
pensée, ça arrive assez souvent… Dans mon roman Elle
est, pour moi, un mystère, à partir d’un certain moment, je ne maîtrise
plus mes personnages… Je prépare une scène, il en sort une autre. Les
personnages ne veulent pas, ils interviennent (la fille du directeur, le
fouilleur, la jeune fille sauvage), ils me surprennent. Le fouilleur a dit
quelque chose qui m’a énervé : « j’apporte la connaissance ». J’étais
tout désemparé à la fin de la « scène du deux », lors du trilogue
je/elle/fouilleur : sitôt finie, je me suis dit que cela ne s’était pas
passé du tout comme prévu… Je suis content de la fin de cette scène... Après,
je comprends ce que tel personnage voulait dire. Je n’ai pas de
problème d’inspiration, je me dis plutôt : Quel personnage est-ce que je
vais aller voir ? Auquel vais-je
téléphoner ? J’attends que mes personnages parlent[200].” Il n’avait apparemment
pas beaucoup changé depuis ses cinq ans, quand l’idée d’éteindre les
phares de sa voiture était sortie de nulle part, « comme si elle était
venue d’elle-même, sans que j’y fusse pour rien[201] ». Au terme de sa
vie, il ne dirigeait pas plus consciemment les idées de son écriture. Presque tous ses
textes ont été tapés directement au PC. Les premiers cependant ont été écrits
sur papier : Le Sage bien sûr ; les premiers romans : Elle
est, pour moi, un mystère. – On me demande ma vie. – Il faisait chaud. – Nous
étions joyeux. ; et le Praecor. On aura remarqué que les titres
des romans portent un point final. C’est voulu, car c’est la reprise de la
première phrase du texte, comme on faisait dans les anciens livres, imprimés à
la Renaissance. En 2012, à la fin de son 19e roman L’aube commençait
à percer la nuit., il m’a annoncé qu’il n’en écrirait plus : “J’ai dit
ce que j’avais à dire dans les romans. C’est comme pour les photos de Venise et
de la Campagne, c’est fait.” « Des
romans de gare » Un beau jour, en
juin 1992, quelques mois après avoir terminé Le Sage, Tola a déclaré à
tout le monde vouloir écrire un « roman de gare » ! En fait de roman
de gare, il est sorti un roman qui raconte le rapprochement psychologique d’un
garçon et d’une fille, c’est-à-dire la découverte mystérieuse et inquiétante de
l’autre, et le renoncement à la liberté que cela va impliquer. “Comme roman de
gare, c’est raté !” disait-il en pouffant. Ce premier roman s’intitulait Elle
est, pour moi, un mystère. Les romans de Tola
ont fait le désespoir et l’ennui d’une amie : « Il ne se passe rien,
il n’y a pas d’histoire, pas de péripéties, les personnages sont des
ectoplasmes, c’est sans intérêt, une page blanche ! » Et en effet, il
n’y a pas d’élément perturbateur, comme on en introduit dans tout bon film d’action
qui se respecte ; pas de coup de théâtre, de suspens, de mort ou d’accident
pour animer l’intrigue ; rien d’insolite ni d’original. Seulement l’école,
les vacances, les copains, la famille. De même que pour les photos Tola
préférait la lumière de midi (à l’inverse de tous les conseils des manuels
de photographie ou de peinture) parce qu’elle est sans contraste, dans ses
écrits il aimait la banalité de la vie quotidienne, car elle reflète la vraie
vie, la condition humaine. Les critiques de
notre amie avaient seulement négligé un point. L’action, le suspens, les
événements existent bel et bien, mais ils sont essentiellement psychologiques. Les
héros sont des adolescents en vacances qui découvrent le monde qui les entoure.
Ces livres peuvent être considérés des romans d’apprentissage, car chacun relate
une aventure : « Ce sont de petits romans d’environ 140 pages qui traitent de la
découverte que les jeunes font de l’existence : rencontre psychologique
entre garçon et fille, entre garçon et monde des adultes, découverte de l’amour
entre garçon et fille, interrogations sur soi-même, ou sur la valeur des mots
et des jugements[202]. » Pire encore que la
banalité : « Je n’ai jamais eu de sujet, disait-il, ni pour les
photos, ni pour Le Sage, ni pour les romans[203]. » Qui plus est, l’auteur
n’intervient jamais à l’intérieur du récit pour guider les opérations ni expliquer
le caractère d’un personnage, ou ses paroles parfois fumeuses. C’est le héros
qui rend compte de la réalité : il raconte ce qu’il entend et ce qu’il
voit, et nous confie ses pensées, comme dans un journal intime. S’il n’y a pas d’intervention
de l’auteur, c’est que Tola est avant tout un montreur. Je ne peux pas m’empêcher
de vous raconter une petite scène assez savoureuse (c’est le cas de le dire). Un
jour, au déjeuner, une discussion enflammée a commencé avec une copine, qui affirmait ne pas vouloir d’enfant, souhaiter la mort de l’humanité,
qu’elle jugeait inutile, et trouver l’acte sexuel bestial et dégoûtant. Tola
lui enlève alors brusquement l’assiette où elle mange. Et devant son
ahurissement : « Ben quoi, c’est bestial, non[204] ? » Comme on
le voit, plutôt que de donner ses opinions, il les mettait en scène dans une
situation révélatrice, et on n’avait plus qu’à tirer soi-même les conclusions.
C’est la même technique que pour Le Sage, dans le fond : des faits,
pas de jugement. « J’aurais pu
te raconter mes souvenirs, m’a-t-il avoué un jour, je préfère te montrer un film[205]. » Des
témoignages Le souci de la vérité
était constant pour Tola et il mettait un point d’honneur à contrôler l’exactitude
de tous les détails – géographiques, historiques, stylistiques, et, nous le
verrons avec les personnages, psychologiques. Ce qui donne à ses œuvres la
force des documents, des témoignages. Les
souvenirs Tola avait pensé à
plusieurs titres pour ses œuvres, je les cite à l’occasion dans ce livre. Mais
en dernier ressort, en 2009, il s’était arrêté sur celui-ci, qui indique la
valeur essentielle qu’il accordait à ce qu’il avait tenté de faire avec ses
photos et ses écrits : “Je trouve vraiment que l’ensemble
de toutes mes œuvres devrait porter le titre de Souvenirs[206].” Les souvenirs ont
littéralement nourri ses écrits. Souvenirs de lieux, de personnes, de
situations, comme on le verra aussi dans la suite. Pour donner déjà un exemple
de la façon dont Tola a intégré les lieux qu’il connaissait dans ses œuvres,
prenons les lieux où il a habité. La famille de Tola
vivait à Paris, mais a très souvent déménagé, surtout au moment de la guerre[207]. Ils étaient notamment
rue Daguerre dans le 14e arrondissement quand Tola avait cinq ans.
Dans la deuxième nouvelle de son recueil La vie, il raconte l’attachant
souvenir d’enfance que l’on connaît déjà sous le titre « Je suis un
séducteur ». Au moment de ses études au lycée Buffon, la famille a habité
15 Villa Santos-Dumont dans le 15e, bucolique petite impasse en
terre que Tola affectionnait particulièrement : c’est là qu’il a situé la
maison du héros de son roman parisien Une neige fine venait de tomber. Paris
en 1948, et où il décrit le petit monde gai et chaleureux d’un Paris
aujourd’hui disparu, avec ses jardins, son sculpteur, sa vieille chanteuse de
rue, son rémouleur, son vitrier… La maison de l’héroïne, Dryade, est celle de
son épouse lorsqu’elle était encore sa fiancée, 5 place de Rennes. Sur l’exemplaire
de ce roman que Tola a offert à Nina, il a rédigé cette dédicace : « Pour
ma femme Nina, qui est sur la photo, la meilleure lectrice d’un roman qui se
passe dans un Paris et à une époque où nous avons commencé de vivre ensemble. »
Photo que Tola a prise de Nina sur fond de Pont Neuf,
à Paris, en septembre 1950, et qu’il a placée en couverture de son roman Une neige fine venait de tomber.
Photo que Tola a prise de Nina aux Clayes-sous-Bois,
1950. Les autres
personnages demeurent dans d’autres coins de Paris que Tola connaissait par
cœur : en face de la Sorbonne ; à la Convention ; place
Saint-André-des-Arts ; avenue Mozart ; rue de la Pompe ; avenue
de Breteuil ; Plaisance. Au moins quatre de ces personnages étaient de
bons amis de jeunesse. Plus tard, lorsqu’il était étudiant, Tola a habité seul
une chambre de bonne dans le quartier de la République et on la retrouve dans
la première nouvelle de son recueil La vie. Dans son dernier roman, L’aube
commençait à percer la nuit., c’est toute une vie familiale et la mentalité
russes qui se révèlent au contact des émigrés et de leurs amis français. Les régions de France Les souvenirs de
lieux où Tola est passé et qu’il a aimés reviennent en nombre dans ses œuvres.
Ainsi, chaque roman a été situé dans une région de France différente :
Bourgogne surtout, Picardie, Île-de-France, Versailles et Paris, Normandie, Savoie,
Jura, Berry, Charente, Côte d’Azur, Auvergne, Lorraine, mais aussi Venise. Ce
sont tous des lieux que Tola a très bien connus, où il a vécu, dans sa jeunesse
ou lors de ses voyages d’affaires ou photographiques. Ses premiers
romans, quoique situés pour lui dans des endroits qu’il connaissait bien, n’étaient
pas nettement rendus dans le texte. Mais plus il écrivait, plus les lieux devenaient
définis et se rattachaient aux photographies : « … dans le roman Il faut que je sois un homme. où se trouvent les
interrogations de quelques jeunes sur leur être, l’action se déroule en
Bourgogne, bien que cela ne soit pas annoncé dans le roman. J’ai choisi un
endroit bien précis en Bourgogne, parce que je l’aime beaucoup, et parce qu’il
est pour moi l’essence du vieux monde paysan que j’ai voulu présenter dans le
roman[208] ». Pour les derniers
romans, il choisissait certaines de ses photos et s’inspirait de ce qu’il y
voyait. Mais au fond, « C’est la vie que j’ai connue
à la campagne, plutôt que les photographies que j’y ai prises, qui m’a inspiré[209]. » Une
région en Italie Les Souvenirs
du Friul sont un petit opuscule qui raconte nos promenades sur les traces
de mes ancêtres dans le Friul italien. En 1987, Tola et moi y avons découvert des
montagnes impressionnantes, vierges et rudes, et des villages, souvent abandonnés,
mais encore intacts. Ce petit texte est aussi l’écho de nos rapports familiers,
car chacun y prend la parole pour soi-même, le récit étant assuré par Tola. En 2016, ayant
déniché le texte sur Internet, un Friulan de Zoppola que je ne connaissais ni d’Ève
ni d’Adam, Claudio Petris, m’a dit s’être délecté à le lire, « immédiatement frappé par la fraîcheur et l’originalité du récit », et m’a proposé avec enthousiasme de le traduire en italien[210] ! Grassie
Claudio !
Au fond, les Alpes juliennes.
Hameau
de Ciasasola, juillet 1987.
Tola, enfoui dans le foin d’une grange de Ciasasola,
juillet 1987.°
Nora avec le panier traditionnel sur le dos, Ciasasola,
juillet 1987.
Un village typique du Friul, Cievolis, avril 1987. Les
cartes Les cartes s’intégraient
à sa connaissance des paysages. Tola s’entourait de toutes sortes de cartes :
géologiques, d’état-major ou plus anciennes encore, mais surtout des cartes au
1/100 000 et au 1/25 000 de l’IGN (Institut géographique national), où
nous scrutions les reliefs, les lieux-dits, les vieilles routes, les points d’eau,
les bosquets et les souvenirs. Les romans
suivaient de très près leurs indications, minutant les temps de parcours par
exemple, et les particularités du paysage s’y retrouvaient exactement. D’après
ces cartes par exemple, il a dessiné une carte personnelle des lieux du roman Il faut que je sois un homme., avec les habitations des héros et les chemins qu’ils empruntaient pour
se retrouver.
Carte peinte par Tola pour le roman Il faut que je sois un homme. d’après la
1/25 000. Herbe folle et Robur sont à Urly, Déméter, Escargot et
le chien noir à Perrigny, Grand-oncle et Grand-tante à Montarmin, La table de chêne à Issy-l’Évêque.
Et voici la carte de Bourgogne, tirée du Cd-rom de La Campagne française. La
documentation Tola se
documentait sur tout : l’histoire des lieux, la cuisine traditionnelle, la
fabrication du fromage et des boutons de nacre, les habits, les chansons et les
jeux des enfants, les horaires des chemins de fer et du coucher de soleil, le
travail du maréchal-ferrant, les programmes scolaires et les dates de vacances
de l’époque des romans… Il vérifiait l’exactitude
des parlers régionaux que ses personnages employaient à l’occasion :
savoyard, jurassien, vénitien, frioulan, argot parisien – soit dans les livres
ou les dictionnaires, soit auprès des habitants qu’il interviewait sans relâche,
car il était sans cesse « pendu au téléphone » ! Même l’orthographe
était passée au crible du Littré, qu’il avait choisi comme base
cohérente. La
rigueur Cette précision qu’il
apportait dans tout ce qu’il faisait l’amenait à chercher le mot exact qui
convenait. À cet égard, en
fouinant chez des libraires d’antiquité, il avait déniché un vieux livre oublié,
le Dictionnaire des synonymes de la langue française de B. Lafaye, « ouvrage
qui a obtenu de l’Institut le prix de linguistique en 1853 et en 1858 »
comme c’est imprimé sous le titre. Ce trésor a toujours trôné sur sa table et Tola
consultait souvent ses fines et intelligentes analyses, avec l’attention
respectueuse qu’on a pour un guide inestimable. En toutes circonstances,
Tola évitait comme la peste les mots passe-partout et conventionnels, qu’il
considérait creux. Le mot « amour » par exemple ne sera jamais
employé, bien qu’il recouvre un thème central dans presque tous ses romans :
“Je ne sais pas ce que ce mot veut dire, car on dit aussi bien j’aime quelqu’un
que j’aime la confiture.” Il choisissait donc des mots simples, précis et
essentiels. Adrian, son traducteur anglais, disait de son style « c’est
pondéré » – ce qui ne constituait pas une moindre difficulté pour la
traduction. Sa fille Élisabeth trouvait aussi le vocabulaire très simple et
facile, mais la pensée difficile. Les mots sont la porte invisible qui nous
fait pénétrer dans ce qui n’est pas dit. Les mots qu’il
choisissait, même un enfant pourrait les comprendre. Il aimait d’ailleurs beaucoup
parler aux enfants. Il trouvait leurs pensées bien plus profondes que celles
des grandes personnes en général. Comme la fois où, en plein dîner, il avait délaissé
le verbiage des adultes pour parler philo avec des enfants de six, sept ans.
Car on peut parler aux enfants de choses très ardues, avec des mots simples et en
se mettant à leur portée. Répondant à leurs questions, il expliquait par
exemple les forces qui régissent le système solaire à l’aide d’une orange pour
le Soleil et de têtes d’épingles pour les planètes ; ou encore comment
marchait l’ordinateur qu’ils avaient en main, imaginant une lampe qu’on
allumerait et qu’on éteindrait pour figurer les uns et les zéros de l’écriture
informatique. La physique, et les mathématiques, s’emplissaient alors de
poésie. Mais sa rigueur ne
datait pas d’hier. Il m’a raconté que, quand il était petit et que sa mère
faisait des gâteaux, il pesait chaque fois très précisément les ingrédients qu’elle
mettait. Mais il s’est vite rendu compte que ceux-ci variaient sans arrêt, car
sa mère, comme toute bonne cuisinière qui se respecte, mettait « un peu de
sucre, un peu de farine, etc. – Combien ? – Sais pas, un peu, comme ça. »
En outre, elle lui confiait la tâche de surveiller toute la nuit la cuisson du koulitch,
le gâteau traditionnel de la Pâque russe, tâche extrêmement délicate, car si on
ouvre le four trop tôt, le koulitch retombe et c’est fichu pour la fête,
et si on l’ouvre trop tard, il est brûlé, et c’est aussi fichu pour la fête. Le
sien était bien cuit. Sa mère allait jusqu’à lui confier la tâche de dessiner
les patrons des vêtements qu’elle faisait… Les
dialogues Dans ses textes, il
respectait la manière de parler des gens, et de ses jeunes héros, laissant
traîner des points de suspension, des maladresses, des phrases avortées ou
confuses. Ce style oral de la conversation courante en a surpris et indigné
plusieurs, et donné lieu à des controverses acharnées. Pour Tola, le style
classique, tout brillant qu’il était, semblait une construction dénuée de toute
réalité concrète, une langue refabriquée et artificielle. Il se plaignait aussi
des films ou des livres où on faisait parler les enfants comme des adultes
compassés et vieillis sous le harnais. Je me souviens que lors du troisième
roman, Il faisait chaud., dans lequel discutaient avec ferveur six
personnages, Tola me disait qu’il avait eu peur d’écrire des dialogues, que cela
lui semblait une entreprise très difficile, à laquelle il s’attelait vraiment pour
la première fois. Mais ses discussions incessantes avec tout le monde lui
offraient un matériau de choix. Quelqu’un ne lui a-t-il pas dit d’ailleurs :
« Vous parlez toujours des autres, jamais de vous[211] » ? Il ne respectait
pas seulement la manière de parler des gens, mais aussi leur cohérence
psychologique. Par exemple, on pourrait s’étonner que le narrateur – « je »
dans les romans – soit toujours un garçon ; mais c’était pour mieux coller
à la réalité, “car je ne peux pas parler pour une fille, je ne le suis pas”. Le style général de
ses romans est donc vivant et varié, et aussi très gai. On s’amuse de ses
fréquentes pointes d’humour et d’ironie. C’était la manière de Tola dans la
vie, avec des sorties du genre : « Clic, clac, merci Kodak[212] ! » ou « Je
suis un trépied[213] ! »
ou « Veni, vidi, cliqui[214] ! »
Un jour que j’insistais pour qu’il se lance dans le dessin ou la peinture, car
les dessins que je lui avais vu faire sont très expressifs, il a répliqué que
dans sa jeunesse, il avait bien essayé de dessiner son chat, un beau chat
persan,
Son
chat, septembre 1945. mais que celui-ci avait coulé un œil
dédaigneux sur son gribouillis, puis s’était majestueusement détourné. Ce
triste événement avait marqué la fin de la carrière de dessinateur de Tola ! Parfois le ton se
fait plus mordant, spécialement dans le Praecor[214_2] », un recueil de petits
dialogues satiriques – qu’il considérait mineurs, et destinés dans un premier
temps à une parution périodique dans un journal économique[215] –, véritable florilège
d’ironie et de sarcasmes : « ce sont des articles anti-idéalistes, où
tout est d’un réalisme cynique. Mais le réalisme aboutit à des contradictions[216] ».
Tola aimait en citer ce petit dialogue à titre d’exemple :
– C’est vraiment un créateur ! Qui avant lui aurait pu imaginer l’harmonie de cette musique ? On dirait qu’elle vient d’un autre univers ! – Oui, c’est vrai, je suis
émerveillé. Quel bon professeur il a dû avoir !
Voici quand même, pour les curieux, quelques-uns des dessins que Tola s’est risqué à faire :
1975.
1978.
« Le voyageur », dans la lagune vénitienne, 1984.
« Nora », 1996.
« Ouanne », un des coins préférés de Tola en Bourgogne, 1997.
« Ouanne », à l'aquarelle, 1997.
« Visage », 1997.
Son traducteur Adrian Shaw
Adrian Shaw est un homme du Yorkshire, et il en a le sérieux. Nous l’avons contacté par l’annuaire, cherchant un traducteur anglais pour le premier roman Elle est, pour moi, un mystère. « On ne traduit bien que ce qu’on aime », a-t-il dit, et il est tombé amoureux des personnages de Tola. L’héroïne du premier roman par exemple était pour lui « Stella Maris », la brillante étoile qui guide le marin et le fidèle dans la nuit. Il s’est lancé ensuite, sans qu’on lui demande rien et pour le plaisir de le faire, dans la traduction de six autres romans (en date du 31 décembre 2024, ils sont dix[217]) et de la tragédie Antigone. Il s’est emballé pour cette dernière, qu’il a traduite en quinze jours, accompagnée de ce commentaire : on dirait un match de tennis, les répliques sont des retours-volées du début à la fin ! Il venait régulièrement déjeuner à la maison et nous lisait ce qu’il avait fait. Il a pleuré en lisant la fin de Je la voyais dans le miroir., et après Nous étions joyeux., il m’a confié à propos de Tola : « C’est un prodige ! » J’ai déjà indiqué qu’Adrian était un chanteur et chef de chœur professionnel. Sa sensibilité de musicien et de poète animait ses phrases. Tola trouvait d’ailleurs que sa version anglaise était plus proche de sa pensée russe que le français, plus directe et plus vive, plus concrète. Et Adrian trouvait que les héros faisaient très anglais, il en avait même déduit où ils habitaient en Angleterre ! Je lui ai demandé un jour ce qui l’avait le plus frappé chez les personnages de Tola : « La liberté », m’a-t-il répondu, et une autre fois : « Ils vivent ». Dès le premier jour, Tola lui a donné carte blanche : Adrian devait dire comme dirait un Anglais, sans s’occuper des mots ou des manières français, car le traducteur sent mieux sa langue qu’un auteur étranger. Et notre « traducteur officiel », comme Adrian aimait à se définir, tout en collant fidèlement au sens, s’est britanniquement approprié le texte, a changé le nom de certains personnages, voire refusé certaines phrases. Sur son site Internet, Tola a présenté ainsi les versions anglaises d’Adrian : « Six de mes romans et ma tragédie ont été merveilleusement traduits en anglais par mon cher ami Adrian Shaw ».
« J’écris, car je suis révolté »
Les prises de position de Tola sont des prises de position de principe. Comme ses héros, c’est l’homme qui l’intéresse, pas les sociétés que l’homme fabrique.
« Dans mes romans, les enfants sont toujours obéissants, même s’ils manifestent une désapprobation, laquelle peut être parfois vive (On me demande ma vie.) ; l’opposition entre les enfants et les parents, ou en général les grandes personnes, est décrite par un état d’esprit, et non par des actes, que ce soit des gestes ou des paroles ; il n’y a pas de révolte ouverte, et donc pas de rupture, ce qui créerait un élément accidentel qui empêcherait la poursuite d’un dialogue et par là même d’une réflexion essentielle[218]. »
Le pouvoir que les uns exercent sur les autres, et l’autorité à laquelle on se soumet ne sont pas mauvais en soi. Sauf s’ils asservissent l’homme. Malheureusement, c’est souvent le cas.
“J’ai appris par la vie et non par les livres que la morale n’est même pas un modus vivendi ; c’est une tyrannie, une mainmise de ceux qui ont le pouvoir. Je suis un homme sans foi ni loi, et je cherche des hommes sans foi ni loi[219].”
Ainsi, dans ses livres, l’école apparaît un microcosme privilégié qui devient comme le lieu symbolique de la pression de l’entourage : celle de l’enseignement, des parents, de la société, des croyances, des usages. Tola l’avait déjà attaquée de front pour son cas personnel, on l’a vu, mais la déclaration qui suit est révélatrice : “J’ai fait de bonnes photos parce que je n’ai pas été à l’école de photos[220].” Pour lui, l’école doit se contenter d’enseigner des techniques, et jamais tenter de formater la pensée et la personne. Presque tous ses romans se passent à l’école ou discutent de l’école. Son autorité pèse sur la conscience des jeunes héros. Pour tout le monde en effet, il est normal d’obéir, de rentrer dans le moule de la société. Les parents, les professeurs, bien sûr, mais les copains eux-mêmes veulent qu’on joue le jeu exigé par le groupe. Mais le moule conduit à l’esclavage, voire à la mort. Dans un de ses romans[221], on trouve cette réflexion : « “Acceptez-vous d’être esclave ?” Qui répondra “Oui” à cette question ? Mais qui s’étonnera d’être chassé de l’école faute d’avoir obéi ? » Les mots deviennent alors des pièges : « L’Homme a inventé des mots ; c’est pratique pour tuer à distance. » « J’écris, car je suis révolté[222] », m’a dit Tola. Cette phrase fait écho aux paroles du héros d’On me demande ma vie., probablement son roman le plus virulent à cet égard : « Il ne fallait pas me parler des tragédies grecques ; et puis me dire d’être sage. » Voici un passage du roman Il faisait chaud. :
« J’ai quitté le jardin. Je roule, non loin du village, sur les chemins qui se perdent dans un lointain que la pluie rend indécis. Je ne vois pas de fleurs, de belles fleurs, de fleurs qu’on aurait soignées. Qui viendrait les admirer ? Peut-être un passant distrait, dont elles pourraient mourir. L’herbe aussi meurt, mangée par les vaches. Je roule lentement. Les grands arbres, dont les feuilles vertes se teintent parfois d’un or discret, ont perdu leur ombre, le soleil s’étant égaré parmi les nuages. Il pleut. La terre boit ; et mange les oiseaux qui tombent. Je roule au hasard. Je n’obéis pas à la route. Pour obéir, il faut aller quelque part. À l’école, dans la vie sans doute, il faut aller quelque part. C’est ce que disent les professeurs ; c’est ce que disent, sans doute aussi, les dirigeants. Les arbres, autour de moi, ne paraissent pas aller quelque part. Pourtant, ils ne sont pas immobiles. Mais s’ils vont là où le professeur ou bien le dirigeant leur dit d’aller, ils risquent de se retrouver en planches. »
En septembre 1980, Tola m’a dicté ce qui suit, à placer en exergue de toutes ses œuvres :
« Je vous interdis de dire que mes photos sont bonnes, vous qui me disiez avant que je n’étais rien. Il faut que l’on sache que c’est bien vous, car d’autres, n’ayant pas encore la gloire, pleureront devant votre éternel désir d’anéantissement de ce qui vient du cœur. Vous n’aimez personne et vous ne voulez pas voir qui vous outragerait par son existence. Que ceux qui souffriront par votre faute sachent bien qu’un autre a souffert de même, un autre dont ils disent qu’il est le seul qu’ils aiment, parce qu’ils comptent bien ne jamais avoir à le lui prouver. J’interdis à quiconque d’obliger qui que ce soit à dire de moi ou de ce que j’ai fait des choses qu’il lui dicte lui-même, quelles que puissent être ces choses – sans aucune exception de quelque nature qu’elle soit. Si j’en avais la patience, j’accumulerais tous les pléonasmes de la terre pour que cette interdiction ne souffre aucune exception. Si cela est transgressé, que celui qui serait obligé sache que je l’approuve dans ce qu’il pense quelle que soit cette pensée, et que s’il en résulte une brimade (scolaire par exemple), je me sentirai aussi brimé que lui. Qu’il sache que si j’avais été obligé à sa place sans qu’on sache que ce fût moi, j’aurais dit les mêmes choses que lui et j’aurais été aussi mal jugé. Vous mentez, vous n’admirez que ceux qui ne sont plus là, dans le seul but de vous donner de la valeur à vous-même auprès des autres. Il est trop tard pour vous, c’est avant qu’il fallait croire que l’amour était possible. Une plante desséchée ne reprend plus vie même si on lui donne l’eau qui lui était nécessaire avant. »
Avis aux exégètes !
Tola a constaté qu’il arrive que “les gens voient sur mes photos des choses que je n’avais pas vues, mais qui sont vraies[223]”. Cependant, « Ce qui est ennuyeux pour un auteur qui doute, de tout, du monde, de ce qui est écrit, c’est qu’après, il y ait des exégètes qui, eux, ne doutent de rien du tout[224]. »
Les personnages de ses romans
« Qu’est-ce qu’ils vont devenir, mes petits personnages ? » nous demandait mélancoliquement Tola après son dernier roman. Mais un père doit laisser partir ses enfants après leur avoir donné la vie. Quant à nous, comment nous apparaissent ses personnages ? Nous ne savons pas comment ils sont physiquement – pas plus que les paysages d’ailleurs –, car Tola ne les a pas décrits. Et pour cause : « Je ne sais jamais la couleur des cheveux des gens. Je ne regarde pas les détails, je pense même qu’ils gênent, je regarde l’atmosphère, comme pour les photos[225]. » En plus, leur vie n’a rien d’original. Des vacances paisibles et sans histoires. Des élèves doués, obéissants, qui s’entendent bien avec la famille, les amis et la société, et à qui il n’arrive rien de malheureux.
“Le récit est une histoire banale, plate, où il ne se passe rien d’autre que ce qui se passe d’habitude dans la vie, sans intérêt : pas d’événement extraordinaire, héroïque, horrible ; il ne se passe rien. Il n’y a pas de plan, pas de fil conducteur. En plus, pas d’explication sur les personnages, les idées ne sont ni fouillées ni développées ; c’est au lecteur de comprendre ce qui est seulement indiqué (ainsi reprochait-on à Mozart de faire une mélodie, et de passer tout de suite à une autre sans insister)[226].”
Qu’est-ce donc pour nous qui fait la force de ses personnages ? Qu’est-ce qui a fait dire, par exemple, à un jeune homme qui venait de lire Elle est, pour moi, un mystère. : « Mais les personnages, il les connaît, ma parole ! ils sont pas inventés ! » Et qu’est-ce qui fait penser à chaque nouveau lecteur que le héros, c’est lui ? Tout d’abord, certainement, les discussions qui agitent les personnages. Elles touchent à notre manière de vivre : Faut-il obéir ? Est-ce qu’on nous ment ? Comment se tissent les liens de l’amitié ou de l’amour ? Quel est le sens de la vie ? Des questions qui déterminent notre vie et ne seront pas toujours résolues dans les romans, mais avec lesquelles, comme nous, les héros doivent composer. Et aussi toutes ces petites pensées, fugaces et piquantes, éparpillées de-ci, de-là, qui interrogent et nourrissent notre réflexion. Ensuite, deuxième raison, les personnages existent, vivent leur propre vie, échappent à la volonté de l’auteur. Tola s’est pourtant basé sur de multiples personnes qu’il a effectivement connues dans le passé et qui peuplent désormais ses œuvres. Pour ne donner que deux exemples, « elle », le personnage central du roman Elle est, pour moi, un mystère., est calqué sur Lida, le grand amour d’enfance de Tola, du moins au début du récit. Et la Mimie, du roman Une neige fine venait de tomber., fait revivre la jeune fille qu’était il y avait bien longtemps notre vieille interlocutrice savoyarde, que nous ne connaissions que par téléphone et qui nous avait aimablement raconté l’époque de sa jeunesse. Mais très vite, ces modèles pris dans la réalité n’en font plus qu’à leur tête, se séparent du projet initial, et l’auteur reste désarçonné et ému de les voir devenir réels et autonomes. Au lieu de leur tracer la voie à suivre, il les regarde vivre. Les personnages sont devenus les auteurs, libres d’exister et de disposer de leur vie. Adrian aurait peut-être préféré des personnages « moins lisses », comme il a dit. Alors que Tola les concevait ainsi :
“On ne peut pas séparer mes héros, les dresser l’un contre l’autre. Mes personnages sont chacun un bloc indestructible, et les liens qui les lient sont indissolubles. Certains lecteurs se sentent exclus, car ils ne peuvent pas pénétrer, peut-être s’imposer, dans ce monde, cela les met en colère[227].”
Enfin, et surtout, ses personnages s’aiment. Ils se parlent, cherchent à se comprendre, tiennent compte de l’autre, s’accordent dans leurs différences, vivent ensemble. Et le lecteur s’attache à eux comme à des amis qu’il aurait connus personnellement. “Une plante ne peut pousser que si elle a de la terre. La terre de l’homme, c’est l’amour[228].” Pour Tola, tels étaient les habitants de sa planète :
“Quand j’avais onze ans, j’avais imaginé une planète où j’allais avec un avion, c’était ma planète. Elle était peuplée de gens comme ici, qui vivaient là, sauf qu’ils étaient fidèles et n’étaient pas méchants. C’était exactement comme les personnages de mes romans ; mes personnages de roman sont les gens de ma planète[229].”
« La clé de mes écrits, c’est l’absence de méchanceté »
« Le titre général pour toutes mes œuvres écrites pourrait être : Une autre vie. La clé de mes écrits, c’est l’absence de méchanceté. Il y a toujours des méchants partout, dans la vie, dans les œuvres (les romans, les films), même dans la Bible (le diable), des gens qui cherchent à nuire. Dans mes œuvres, les personnages sont tous bons. C’est un exemple d’une autre manière de vivre, comme une preuve que cela est possible. C’est comme si je montrais un autre monde (y compris dans Le Sage, le Praecor, les romans) pour faire réfléchir les hommes[230]. »
LE PUBLIC ET LA GLOIRE
Il y a un début à tout…
Un jour, à Venise, alors que nous venions d’entrer dans une boutique pour acheter des pellicules, un inconnu se précipite sur Tola, qui avait comme d’habitude son appareil au cou, en gesticulant et s’exclamant : “Un Contax !! La rolls des appareils !” C’était Fulvio Roiter, le fameux photographe de Venise. Son admiration n’allait pas au Leica qu’il possédait. Le contact s’est établi tout de suite. C’était un homme extrêmement sympathique et gentil, s’extasiant par exemple sur un célèbre photographe de l’époque : “Ah, lui, il nous a tous enfoncés avec sa photo !” puis nous entraînant en toute hâte en haut du clocher de l’église voisine de San Zaccaria, que son prêtre de cousin, ou de parent, lui ouvrait spécialement, car depuis des années il voulait prendre le coucher de soleil centré sur le bulbe de la basilique Saint-Marc – lequel n’était visible que de là, à cette saison et pendant quelques instants seulement –, pour la couverture de son livre Essere Venezia, sans penser un instant que Tola aurait pu lui voler son idée. Tola appréciait beaucoup Fulvio et ses photos, et c’était le photographe qu’il préférait de tous. C’est à cause de lui qu’il a commencé à penser à l’édition. En effet, Fulvio nous a dit, à propos de son livre et de ses sombres démêlés avec son éditeur français : “Faire mille photos, c’est facile ; en faire cent de bonnes… c’est difficile.” Tola a alors réfléchi qu’il avait déjà fait cinq cents photos, et que, tout le monde le poussant à publier, ma foi, il se demandait s’il en aurait lui aussi une centaine à montrer. Nous avons donc commencé à trier. Un été nous avons projeté nos diapos, dont les boîtes et les bacs de projection s’étalaient sur notre immense table, et séparé les jour, les nuit et les lagune, et pour chaque série formé des sous-catégories : claire et sombre, couleur et noir et blanc, etc. ; les bacs étaient numérotés et dans l’ordre jour1, jour2, jour3... C’est avec trois bacs de cent photos, notre projecteur et notre écran que nous avons rendu visite aux éditeurs.
François Guilmoto, son éditeur
Pour les écrits, je travaillais à l’époque comme correctrice dans une maison d’édition qui s’appelait Edilivre. Les grands éditeurs d’ouvrages littéraires (et les moins grands aussi d’ailleurs) exigeaient souvent qu’on leur envoie le texte au format papier – ce qui pouvait revenir assez cher à la longue, surtout si on a écrit 25 livres[231] – et refusaient le format électronique – qui était gratuit. Tola, lui, refusait de leur envoyer du papier et s’emportait en leur jetant qu’on vivait au xxe siècle et pas au Moyen Âge, que maintenant il existait des ordinateurs, que tous les éditeurs du monde entier lisaient dessus, qu’il n’était pas étonnant qu’en France les meilleurs s’en aillent à l’étranger, et ainsi de suite. Bref, Edilivre lisait à l’écran. Tola aimait beaucoup parler avec les gens, et s’est longuement entretenu de ses écrits avec le directeur de la maison, M. François Guilmoto, un homme charmant et entreprenant qui est devenu par la suite un ami, et qui a trouvé très intéressante la présentation que Tola lui faisait de ses textes, en particulier Le Sage et La vallée est loin, comparant ce dernier au Banquet de Platon. Il a décidé de les publier tous, à compte d’éditeur. Le premier ouvrage est sorti en août 2011 et, du vivant de Tola, les trois derniers seulement étaient encore inédits : Souvenirs du Friul, La vie et Rêves et flâneries. Tola a tenu à concevoir lui-même les couvertures, les résumés, la biographie, ainsi que les mises en page du Sage et d’Antigone, qui étaient spéciales. Malheureusement, François a quitté Edilivre peu après la disparition de Tola, l’ambiance a changé et la collaboration s’est arrêtée là.
Une double page du Sage, en français à droite, en anglais à gauche.
Une double page d’Antigone, le dialogue à gauche, le Chœur et le Coryphée à droite.
On peut voir ci-dessous les premières de couverture des livres publiés par Edilivre, et que Tola a conçues entièrement. La structure et les polices de caractères sont homogènes : titre, nature de l’œuvre (roman, tragédie, etc.), nom de l’auteur, une photo horizontale de même format prise par Tola et le logo d’Edilivre en bas de page, ce qui donnait en plus l’impression d’une collection.
Opinions
Les personnes qui ont vu ses photos ont en général été enthousiastes. Les éditeurs de livres, comme on l’a vu, mais aussi sa famille, ses amis et d’autres. À commencer par sa mère : « Je n’ai jamais vu de photos aussi belles. Est-ce possible ? L’une plus belle que l’autre ! (Puis, avec révérence :) Tu es photographe, alors ? » Son épouse Nina a dit : « Je n’ai pas participé, mais ça valait la peine. » Sa fille Élisabeth a tenu à accrocher dans sa chambre un poster d’une des photos de Venise[232] et a adoré son roman Vite, nous allons rater le petit train ! « Tout est merveilleux !... Un poème sans vers… et surtout émouvant… ». On a vu l’opinion d’Adrian Shaw, son traducteur, qui s’est exclamé un jour : « C’est un prodige ! » Xin Li, réalisateur de films d’animation, m’a écrit : « J’aime énormément les photos de la campagne. Elles sont authentiques et paisibles. Elles montrent l’harmonie entre les animaux et la nature et c’est un plaisir de les regarder – la sagesse et le monde merveilleux de Serge sont inspirants… ses écrits et ses images sont si beaux avec de vrais sentiments… c’est comme si ses mots ouvraient beaucoup de fenêtres dans ma vie et que la lumière pouvait briller au travers[233] ». Dans ses rapports de travail, un de ses employeurs l’a défini ainsi : « Bassenko, c’est une mine d’or pour qui sait l’utiliser. » Ses photos, c’étaient « des tableaux » ; pour ses couleurs, il avait « la palette d’un peintre dans l’œil ».
Le torrent du Bachelard près de Barcelonnette, juillet 1985.
Aux expositions de photos noir et blanc de Venise que j’ai organisées, on m’a dit : « oh ! la nuit… y a des lumières ! – ce sont des photos magiques – Venise éternelle, hors du temps – c’est la sérénité – ça, c’est la vraie Venise – on peut se promener dedans, se raconter des histoires : il y a des plans, une profondeur – lui il voit, il voit ce que les autres ne voient pas – on dirait des photos de film – c’est apaisant, c’est beau, ça fait du bien – c’est comme l’homme : paix et poésie – il a un regard qui fait aimer ». Des personnalités du monde de la culture ont manifesté publiquement leur appréciation et leur soutien, leurs opinions intégrales sont publiées sur le site Internet de Tola[234] et insérées en annexe :
M. Jean-Claude Dupuis, chef de la cartothèque de l’Institut géographique national, Paris : « une extraordinaire base de données de photographies d’art, album de paysages étonnants et de lieux de vie surgis du passé et encore restés authentiques » ; Dr Romano Ferrari, président du FAI (Fonds pour l’Environnement Italien), Saint-Germain-en-Laye : « j’ai admiré avec stupeur ses photos… émotions intenses… l’âme de Venise » ; Pr Augusto Forti, conseiller spécial auprès du directeur général de l’UNESCO, Paris : « elles sont d’une beauté exceptionnelle : elles montrent avec une surprenante originalité la Venise émouvante et vraie » ; Pr Alberto Tomasin, professeur de cybernétique à l’université Cà Foscari, Venise, et ancien chercheur du Conseil national de la recherche : « une manière poétique mais bien consciente de la réalité… un hommage passionné » ; Dr Marino Zorzi, descendant de doge et directeur de la Bibliothèque nationale Marciana, Venise : « Il est impossible d’oublier les photographies de Bassenko, car elles nous redonnent cette Venise que nous portons en nous. »
Cependant, certains les ont trouvées tristes, ou « enfermantes ». Quelques ardeurs enflammées, telles celles de cet adolescent par exemple, n’ont pas résisté à une petite question de Tola :
« Vous dites que vous avez très très envie d’acheter mon Cd-rom, mais… si aviez juste de quoi vous acheter soit le Cd-rom, soit un blouson en cuir… ? – J’achèterai le blouson ! »
Tola avait aussi été très touché par une conversation avec une amie assez riche, au sujet des œuvres complètes de Mozart qui venaient de sortir en coffret de 170 Cd-rom pour une centaine d’euros, je crois, somme relativement modeste ne serait-ce qu’en regard du nombre de Cd-rom :
« C’est cent euros. – Ah ! quand même ! – Mais c’est tout Mozart… – Oh, oui, mais quand même ! »
Tola m’a rapporté cette conversation avec une amie pharmacienne, qui est du même acabit :
« Tola – Je vois au moins deux ou trois photos à faire, là. Passez-moi votre appareil. Amie – Il me reste encore quinze vues à prendre, et vous, vous allez vouloir développer la bobine tout de suite après vos trois photos. Je ne vais quand même pas perdre les autres photos pour vous faire plaisir. – On vous offre de créer un chef-d’œuvre, et vous n’en voulez pas. – N’importe comment, vous ne me les donneriez pas. – Oui, mais les chefs-d’œuvre seraient faits. – Oui, ils seraient faits, mais je ne les aurais pas. Du reste, vous pouvez faire des chefs-d’œuvre ailleurs, vous faites des photos tous les jours, ou trois fois par semaine, ce qui revient au même.
N.-B. : A ne veut pas me donner un morceau de rouleau vierge pour quinze photos à prendre, et moi je dois donner trois chefs-d’œuvre[235]. »
Une autre amie[236] accusait avec virulence Mozart de ne s’être occupé que de ses œuvres. À ce propos, et pendant que j’y pense, précisons que Tola a veillé à préserver largement sa famille du besoin et ne l’a jamais abandonnée à son triste sort, même quand c’est devenu problématique pour lui. Nina et moi avions par ailleurs des rapports amicaux, moi lui faisant ses courses pour soulager sa mauvaise santé et elle m’offrant ses confitures maison pour me consoler du décès de maman. Ceci n’est pas pour accuser Mozart, car autant qu’il a pu le faire sans renier son âme, il s’est acharné à nourrir sa famille, laquelle, à ce qu’il paraît, n’est pas morte de faim, et dansait même gaîment pour se réchauffer en plein hiver dans leur maison sans feu. Mais tel n’était pas l’avis de notre amie. Tola lui a alors demandé :
« Mozart aurait sans doute mieux fait d’aller travailler à l’usine pour nourrir sa famille ? – Ah, oui ! – Vous allez malgré tout au concert l’écouter ? – Bah, oui. – De quel droit ? »
Un peu plus tard, il a conclu : « Une œuvre de Mozart n’a pas de prix ; on ne peut donc la payer à quelque prix que ce soit. Il a donné sa vie pour écrire cette œuvre, il faut donner la sienne pour avoir le droit de l’écouter[237]. »
Oserais-je citer la lettre de cette même amie, aujourd’hui défunte, qui lui écrivait en 1988 :
« J’ai bien compris que vos photos sont si importantes pour vous que vous êtes prêt à y consacrer votre vie et celle de votre entourage. De mon point de vue, cela a l’importance de votre bon plaisir, ni plus, ni moins ; je ne vois pas l’intérêt, pour un individu ou pour l’humanité, de faire des photos pour en remplir des coffres. Je crois vraiment, en toute conscience, que je fais quelque chose de plus utile en préparant un repas pour des petites vieilles, même si elles sont un peu gâteuses. »
Comment juger ?
Mais comment juger un homme hors du commun à l’aune commune ? D’après Tola, il y a une contradiction insurmontable :
« Pour un auteur, être reconnu, c’est être jugé. Pour juger, il faut être supérieur à celui qu’on juge – par exemple, Dieu est seul juge chez les théologiens. Un auteur universellement reconnu est inférieur à tous. Au lieu de dire : cet auteur est grand, il faudrait dire : j’aime cet auteur[238]. »
Il se présentait lui-même comme quelqu’un de « prétentieux », c’est-à-dire ayant des prétentions, précisait-il, préférant se mesurer à des sujets rebattus et ordinaires : “Si je tombe, je tomberai de haut, sinon ce n’est pas la peine.” Il lançait parfois cette boutade – peut-être plus sérieuse qu’il n’y paraît : “J’ai passé toute ma vie à essayer d’être nul sans jamais y arriver.” Son professeur de maths, qui l’a suivi avec sympathie pendant ses études secondaires au lycée Buffon, M. Zeedvoog[239], a eu une bonne phrase. À la fin de l’année de terminale, les élèves allaient le voir pour recevoir chacun ses conseils sur leur avenir, à Tola il a dit : “À vous, je ne dis rien, vous deviendrez ou tout bien ou tout mal.”
Le lycée Buffon, photographié par Tola au moment où il le fréquentait.
Forcément, la question des œuvres commerciales s’est posée. Tola appréciait beaucoup les œuvres commerciales, et lisait régulièrement des romans policiers, regardait des films grand public et des feuilletons (des westerns, des policiers, Star Trek, The Persuaders, Ma sorcière bien-aimée, Mission impossible), de même qu’il se délectait à écouter toutes les sortes de musique (classique, mais aussi variétés, folk, Dixieland, les Beatles, Dolly Parton)[240] :
« Plutôt que d’être auteur de chapelle, je préfère ne pas être auteur du tout. Une œuvre facile plaît à beaucoup de gens, elle est commerciale, il faut qu’on puisse retenir la mélodie et qu’il n’y en ait qu’une seule, ou pas trop. Les œuvres commerciales sont de bonnes œuvres faites pour des gens simples, avec qui on ne peut pas trop compliquer ou approfondir. Ce sont avant tout, j’insiste avant tout, de très bonnes œuvres. Une œuvre difficile et mauvaise ne plaît à personne : c’est ce qu’on appelle des œuvres d’art. Une œuvre difficile et bonne plaît rigoureusement à tout le monde. Elle ne porte pas de nom. On dit : la Joconde tout court, Don Juan tout court, les Frères Karamazov tout court. N.-B. : Pour les auteurs bons et difficiles qui ne se vendent pas, patience : quand vous serez morts, il se trouvera bien des gens pour gagner de l’argent derrière vous[241]. »
« Une œuvre doit être pillée et plagiée »
« Je n’ai aucun amour-propre d’auteur. Au contraire. Je trouve qu’une œuvre doit être pillée et plagiée, car c’est la marque qu’elle a plu et qu’elle est vivante. D’ailleurs mes Cd-rom ont été faits avec un programme html très simple, de façon à être transformés, personnalisés facilement par qui le voudrait. Je serais même particulièrement intéressé à voir le résultat de ces appropriations[242]. »
« Publier, c’est inutile… »
La gloire ne l’intéressait pas, et même il la fuyait. Pendant très longtemps, il n’a pas voulu signer ses œuvres et préférait les laisser anonymes. Soit en demandant aux éditeurs que son nom n’apparaisse pas sur ses futurs livres, soit que son site Internet se contente de présenter les photos, sans nom ni commentaire.
“Publier, c’est inutile. Ce n’est pas par la publication, la gloire qu’on influence le monde ; ça se fait sans bruit. Par exemple, le chef du meilleur labo photo couleur de Paris a changé de goût après avoir développé mes photos. Au début, il ne jurait que par les couleurs criardes, maintenant que par les nuances, les tons pastel... Je n’ai rien dit, je ne suis pas connu, rien – lui, il a affaire aux plus grands photographes. Il les influencera peut-être dans leurs photos[243]...”
“Je suis dans la contradiction, disait-il avec un sourire. D’abord un homme de ma qualité n’a pas à recevoir d’argent pour ce qu’il fait, quel rapport ? Ensuite à quoi bon publier ? Je n’ai pas envie de montrer ce que je fais à n’importe qui, et ceux à qui j’ai envie de les montrer n’en ont pas besoin, ils peuvent les faire tout seuls... D’un autre côté, je ne sais pas si ça sert à quelque chose… Peut-être que ce que j’ai dit dans ma vie à x ou y aura plus d’importance[244].”
En réalité, “la contradiction vient de ce que je propose un objet. Un véritable créateur ne doit ni écrire, ni dire, ni faire. Son existence, son être seuls font penser les gens. Même un écrit personnel fige. Voilà pourquoi les grands hommes n’ont rien écrit eux-mêmes : le Christ, Socrate, Lao Tseu, le Bouddha[245].”
Quand j’y pense, il n’a jamais vraiment décidé entre l’idée de publier et celle de ne pas publier, et en fait, regardait la publication plutôt comme un intéressant amusement, une pittoresque curiosité. Voici une instructive petite conversation entre nous deux, qui a démarré à propos de je ne sais plus quoi :
“Tola – … Voilà les dangers de publier des découvertes sans avoir pensé aux conséquences. C’est peut-être pour ça que je ne publie pas mes pensées. Nora – C’est dommage, quand on sait quelque chose, de ne pas le faire connaître. – Pourquoi ? C’est encore un postulat que tout le monde admet. La vie est comme ça : on ne connaît pas. – C’est comme ça qu’on progresse. – Faut-il progresser ? – À quoi ça servirait alors ? – Est-ce que je sais ? Je ne sais ni si ça sert de progresser, ni si ça ne sert pas de progresser, je n’ai pas d’idéologie[246].”
En voici une autre :
“Tola – Vraiment, tout le monde m’a expliqué que je n’étais pas normal, les profs, les amis, etc. Qu’est-ce que j’avais pour me soutenir ? S’il n’y avait pas eu quelques textes (Socrate, etc.), je ne sais même pas ce que je serais devenu. Nora – Souviens-toi de ça pour la publication de tes œuvres ! Tola – Oh ! ça va[247] !”
Alors, qui donc était son public ? Il préférait montrer ses œuvres à ses amis, qui étaient le seul véritable public qu’il reconnaissait. Car « On ne vend pas une œuvre d’art ; c’est un usage personnel : pour ses amis ou pour soi[248]. » Le héros de son roman On me demande ma vie. répond certainement à sa pensée profonde : « “Qu’est-ce que tu trouves très beau, toi ?” je lui répondis : “Trouver quelqu’un qui sache lire ce qu’on a écrit”. » Et un peu plus loin dans le même roman :
« – L’auteur ne crée pas pour celui qui lit, ou écoute ou regarde... – Pour qui alors ? […] – Pour celui qui est seul, comme lui-même, et qu’il aidera à vivre. »
Et le grand public ?
“Pour les photos, je m’en fous, je sais [leur valeur]. Pour Le Sage, je m’en fous complètement. Je suis sûr que ça intéressera deux ou trois personnes dans trois cents ans. Ce livre fera penser les gens, ils se mettront à faire, n’auront pas d’opinion car on ne peut pas avoir d’opinion sur ce livre – donc les opinions ne m’intéressent pas. Pour les romans, cela m’amuserait de voir[249].”
“C’est l’école qui m’a mis de mauvaises idées dans la tête, glorifiant les auteurs, la pensée, le progrès de la civilisation. L’école, pas seulement, non ; ce sont les auteurs surtout, qu’ils soient écrivains ou artistes, tous ceux que j’ai lus ou vus ou entendus, et qui croyaient qu’il était important de donner des idées aux hommes. Moi aussi, j’ai pensé que j’étais un de ceux-là, je me suis préparé à donner la vie aux hommes. Avec le temps, je me suis aperçu que je m’étais complètement trompé. La pensée n’intéresse absolument pas les hommes (sauf deux ou trois). Ce qu’ils veulent, c’est la pâtée et l’amusement, c’est tout. L’attrait des hommes pour la culture est un mensonge, une illusion. Alors, ce que je fais, je le fais pour ces deux ou trois, qui le verront un jour peut-être, la bouteille à la mer[250].”
« J’ai de moins en moins envie d’éditer quand je vois les hommes[251]. »
« J’ai trouvé la raison unique de l’impossibilité du dialogue avec les hommes. Les hommes sont comme les vaches : quand ils ont faim, ils broutent ; quand ils sont rassasiés, ils ruminent. Ils sont indifférents à tout. Les pauvres sont indispensables parce qu’ils cherchent la richesse en permanence ; les riches sont inaccessibles, parce qu’ils possèdent tout ce qu’ils désirent et ne dépendent plus de personne ; ils peuvent bavarder jusqu’à ce que sonne l’heure de leur repas[252]. »
« L’homme vit de pain et me demande ma vie[253]. »
“Voilà ce que j’ai appris dans ma courte vie d’artiste : les œuvres des artistes ou des penseurs ne servent aux gens qu’à se faire valoir eux-mêmes en profitant de ces œuvres. Par exemple, ils créent des écoles qui n’ont pas lieu d’exister, des musées qui sont des vitrines publicitaires pour gagner de l’argent en vendant des tableaux... Ces hommes-là se veulent plus considérés que les artistes eux-mêmes[254].” “La seule chose qu’on vous demande, c’est de payer, c’est-à-dire de donner à d’autres que soi-même le moyen de faire quelque chose. Si on veut faire quelque chose soi-même, il faut demander à quelqu’un d’autre de vous dire quoi faire, alors on est payé[255].” “J’ai fait mon œuvre artistique pour comprendre que j’ai détruit l’idée que l’art intéressait les gens. Je l’ai faite pour rien[256].” Parfois il laissait échapper : “Comme je regrette d’avoir fait tout ça !” Et moi : “Qu’est-ce que tu aurais voulu faire ? Des saucisses ?”
La rupture avec le monde
Dès 1983, en pleine perspective éditoriale, le fond de sa pensée n’était pas très optimiste : “Je suis arrivé à un degré de développement intellectuel où personne ne peut plus rien pour moi, personne ne peut m’aider[257].”
Tola, février 1984, dans le Vexin français.°
“Je ne veux plus faire de travaux intellectuels, parce que si je ne suis pas d’accord, je n’admettrai pas de faire autrement que ce que je pense. Par contre, je veux bien être balayeur, car je serai comme un prisonnier à qui on impose une tâche ; il n’est pas responsable, et je serai libre de penser ce que je veux, personne ne m’en demandera compte. Spinoza polissait bien des verres[258]...” « J’ai raté ma vie professionnelle (le jour où j’ai refusé un grand poste), photographique (le jour où j’ai refusé de publier), littéraire si ça continue[259]. » “J’ai tout essayé : la technique, l’art ; je n’ai pas réussi à entrer dans le monde[260].” “Je préfère passer pour fou que de participer à ce monde. C’est rupté, l’opinion du monde ne m’intéresse pas[261].” D’ailleurs, “je suis prêt à tout perdre à chaque instant[262].”
Sa réflexion dépassait largement son cas personnel : “Je ne crois plus dans l’univers, c’est un monde de bêtes où il faut tuer pour survivre. On ne peut pas avoir de rapports[263].”
“Tola – De plus en plus, je m’aperçois qu’il ne peut pas y avoir de rapports entre la société et moi, toutes les portes sont fermées. Nora – On ne peut pas vivre comme ça. Tola – Je ne compte pas vivre. Je termine ce que j’ai à faire, c’est tout[264].”
« Moi, je n’ai plus de vie personnelle, je n’existe plus : ce qui existe, c’est mon œuvre, que je fais, et à laquelle tu participes[265]. » Il avait alors cinquante-trois ans, il lui en restait encore trente à vivre. En esprit, Tola vivait en l’an 8000, et les problèmes de notre époque lui paraissaient bien petits et dépassés depuis longtemps : « Je n’écris pas pour les gens d’aujourd’hui ; d’ailleurs, je ne leur parle plus, ils ne marchent pas. C’est pour les hommes de l’avenir, quand ils auront changé. Au fond, je suis un optimiste[266]. »
Voici une petite conversation entre amis :
“Ami – Combien de gens ont envie de connaître l’avenir ! Tola – Pourquoi en aurais-je envie, puisque c’est moi qui le crée... ? Ami – Vous le créez pour vous. Tola – Non, pas pour moi, pour le monde entier. Dans deux mille ans, les gens vivront d’après mes pensées[267].”
Dans ces conditions, la gloire… “J’ai vu les éditeurs du monde entier[268]” et « je suis rassasié de gloire : je suis aussi connu et célèbre que Mozart à son époque[269]. »
« J’attends que quelque chose se passe »
On s’est souvent demandé s’il voulait vraiment éditer. Je le lui ai demandé. Il m’a répondu : “Je n’ai pas envie de jeter de perles aux cochons. J’attends que quelque chose se passe[270].” Il est certain que la publication aurait bridé sa création. Tola en était très conscient.
“Les photos se sont faites en traînant, sans presse, sans tension, avec l’absence d’idée de quantité et en prenant n’importe quoi vraiment au hasard. Des minutes entières pour ne pas dire des demi-heures ou des heures à observer une traverse de rail de chemin de fer, des fleurs dans un champ, des pierres qui émergent d’un chemin de terre, des poules affalées à l’ombre ou en conversation sur une marche, des discussions prolongées avec des paysans sur leurs problèmes, leurs dettes, les animaux, les champs, la vie, la mort, etc. Si on avait publié, jamais on n’aurait eu la disponibilité de flâner, la liberté de faire des photos pour moi, sans thème, sans chapitre, sans idée d’édition[271].”
Près de Confolens, en Charente, juillet 1989.
Chemin de fer de Pouilly-en-Auxois, en Bourgogne, juillet 1988.
Ainsi, à propos des photos de la lagune : “Tu crois que j’aurais pris des photos comme ça si j’avais été édité ? des photos où on n’attend plus rien, où on ne va nulle part, où il n’y a rien[272]…”
La lagune de Venise, décembre 1984.
“J’ai une liberté d’esprit totale parce que je n’ai pas édité, que je n’aurais jamais eue, je le sais maintenant avec certitude, si j’avais édité. Je ne serais pas allé dans la lagune, ni dans la campagne à traîner dans les champs et à m’exalter que deux vaches viennent me dire bonjour. J’aurais été célèbre (admettons), on m’aurait fabriqué un personnage, j’aurais voulu rester à cette hauteur extraordinaire, je me serais imité. Tandis qu’aujourd’hui je fais vraiment n’importe quoi, sans penser à rien, ni à une commande, ni à un but[273].”
Il avait dit déjà bien des années auparavant[274] : “La photo, c’est fini ; les photos que je fais maintenant, ce n’est pas pour l’édition, c’est pour personne, pour Ligouchka !” « Je fais des photos pour moi[275]. »
À l’école de Cergy-Saint-Christophe, près de Pontoise, février 1988.
« Je n’ai envie que de ne rien faire, de rêver »
On l’a traité de flemmard par excellence – celui qui ne faisait rien –, d’instable, de distrait, de nerveux. Cela a commencé dès le lycée, comme j’ai déjà dit, dont il séchait régulièrement les cours au moins un jour par semaine pour… aller jouer au tennis, ou prendre le train et aller quelque part au hasard. Nerveux ? Je l’ai trouvé véhément, passionné. Au piano, il me faisait l’effet de secouer l’univers pour obtenir une réponse. Il se précipitait avec passion et chaleur pour vous serrer dans ses bras. « Avec lui, avais-je noté dans les premières années, j’attends la crise à chaque instant. Chaque moment d’accalmie ou de bonheur – bonheur immense –, je le vis dans le tremblement : encore une heure, encore deux heures, trois de sauvées. Et brutalement, sans préparation, vlan, une inquiétude le bouleverse, me met en cause, nous plonge dans le plus profond désespoir. Et tout au bout, nous nous apercevons que nous nous aimons[276]. » Avec le temps, c’est vrai, il s’est un peu apaisé, mais il n’a rien perdu de son énergie. Flemmard ? Lui qui n’arrêtait pas une seconde, qui a produit des milliers de photos et 25 livres, qui a œuvré quarante ans jour et nuit pour les faire ? « Peu de gens comprennent ma manière de travailler : j’ai toujours l’air de ne rien faire, je batifole ; mais aujourd’hui sans ce batifolage, je n’aurais pas trouvé la carte de Paris du xviie siècle. Je comprends que les gens ne comprennent pas, je laisse toujours le boulot emmerdant aux autres[277]. » Instable ? Les courbes de pourcentage de photos considérées bonnes sont d’une régularité monotone : 40 %, 40,1 %, 40,3 %... Instable, lui qui a toujours été fidèle à ses amis ? Mais même dans les petites choses : il était heureux de garder ses vieux habits, plutôt que d’en avoir des neufs, parce qu’ainsi ils portaient la trace de ce qui avait été vécu. Paradoxalement et malgré toute cette activité fébrile, le fond était toujours étonnamment serein et rêveur. C’est vrai pour les photos :
« Je n’ai envie que de ne rien faire, de rêver. Déjà faire de la photo, c’est trop. Heureusement, il y a Kodak et Ligouchka [la princesse-grenouille qui lui soufflait ses cadrages]. S’il fallait encore cadrer ! et utiliser des trucs et des machins (zooms, etc.)[278] ! »
C’est également vrai pour ses œuvres écrites, témoin cette phrase qui donne un sens surprenant et profond à son œuvre : « J’ai écrit comme dans un rêve[279]. » On en retrouve l’écho chez les héros de ses livres :
Essai, 1949 – « Le rêve, être dans ce qu’on aime[280]. » Il pleut. Venise en 1973 – « Manger est un devoir, si l’on veut conserver sa vie ; mais sans le rêve, quel goût cela a-t-il, ce qu’on mange ? » Vite, nous allons rater le petit train ! : « Moi, je suis moi quand je rêve ; c’est quand je ne rêve pas que je ne suis pas moi. »
« J’ai fait mon devoir »
J’ai retrouvé cette note, que j’avais écrite alors qu’il n’avait pas encore soixante ans :
“Plus les années avancent, plus Tola devient triste. L’envie de vivre est toujours aussi passionnée, mais les moyens manquent de plus en plus. Pas de fric ; l’épouse et la fille gravement malades ; la vieillesse ; moi qui parle de moins en moins ; les gens qui se transmuent en troupeau de bêtes à cerveau (comme il les a parfois appelés) ; l’angoisse de l’inutilité de ce qu’on fait dans un monde étranger ; l’asphyxie que le monde impose aux créateurs-bienfaiteurs de l’humanité au profit des joueurs de balles en tous genres, montreuses de cul ou autres ; le trop-plein de vie, d’activité qu’une malheureuse journée ne suffit pas à éponger ; la déception permanente de ne pas trouver de répondant valable. L’argent, le temps, quelqu’un à qui donner : voilà tout ce qui manque[281].”
Car tout se fait à l’arraché quand on ne suit pas les sentiers battus. Un exemple au hasard : les cartes des Cd-rom. Nous avons demandé l’autorisation de publier une carte dans les Cd-rom pour situer les lieux des photos : celle de Venise nous a été très gracieusement accordée par les éditions Karl Baedeker. Mais pour celle de la lagune, des tracasseries auprès de certaines administrations italiennes ont fini par nous impatienter, et Tola a décidé de dessiner lui-même sa carte de la lagune aux crayons de couleur, et elle est très belle. Du coup, il a peint à l’aquarelle toutes les cartes des régions de France de ses Cd de campagne, ainsi que celle de son roman Il faut que je sois un homme.
Carte de la lagune de Venise dessinée par Tola pour le Cd-rom Venise et sa Lagune. Elle montre les endroits où il a pris ses photos.
Pour avancer, la vie exige de dépasser des morts successives. Ainsi, Tola a perdu à onze ans et demi le grand amour de sa jeunesse, Lida, qu’il raconte dans la troisième et très émouvante nouvelle de son recueil La vie (voir Annexe). Puis il a perdu sa patrie et ses terres que ses parents lui racontaient, la Russie qu’il n’a jamais connue. Puis il a perdu l’usage de son annulaire droit et par la même occasion l’espoir de jouer jamais correctement du piano. Puis il a perdu 6 000 photographies dans l’inondation d’un coffre de banque[282] en juillet 1982, au moment où il était loin encore d’en avoir 90 000. Chaque fois, au lieu de se désespérer et de se lamenter sur le passé, il a continué sa route ou fait autre chose : ne pouvant plus jouer de piano, il s’est mis à photographier ; ne pouvant plus photographier, il s’est mis à écrire. À la fin, alors qu’il continuait d’écrire dans les conditions terribles où il était, je remarquais combien il était courageux : « Qu’est-ce que je peux faire ? » répondait-il. Déjà du temps des photos, il disait :
“Quelquefois, je pense que je devrais me reposer, aller me promener sans penser à la photo – à Venise ou, mieux, en Suisse [vieille tentation d’un pays idéal pour une retraite paisible], mais je ne peux pas : je suis un esclave, j’ai un devoir à remplir, je suis obligé de faire une tâche humaine[283].” Car « Chaque jour passé sans créer est un jour perdu pour l’humanité[284]. »
“J’ai fait mon devoir, on peut en penser ce qu’on veut, c’est bien, c’est mal, je n’en sais rien, mais quand j’irai là-haut, je pourrai rendre ma copie.” “Je suis content : j’ai fait ce que j’ai toujours voulu faire, j’avais mes œuvres à faire, je les ai faites, j’ai réussi ma vie[285].”
« Je suis content d’avoir fait ce que j’ai fait : Le Sage, Venise, la Nature. J’ai montré la perfection – divine ? ou pas – de la Nature, et la place de l’homme en elle – la campagne [sa terre], Venise [sa maison][286]. »
En général, pour exister, ou se sentir exister, on cherche à battre des records, à se dépasser, on veut être le plus… le seul… aller au bout de soi-même, ou encore on travaille pour se trouver, pour grandir, que sais-je. Mais pour Tola, rien de tout cela. Car, comme je l’ai déjà cité : « Une vache ne peut être qu’une vache[287] ». Dans son Antigone on trouve cette belle réplique :
« Créon – Si les hommes ne t’avaient pas parlé, connaîtrais-tu l’existence des dieux ? Antigone – L’olivier pousse vers le ciel sans que les hommes lui aient parlé. »
La confiance en la vie
Lorsque nous avons songé à publier par nous-mêmes, nous voulions appeler notre maison d’édition « Le loup gris ». C’est un animal mythique des contes russes, il se tient à la croisée des chemins et on monte sur son dos pour qu’il nous emmène sur la bonne route. Oui, mais quelle est la bonne route ?
“Depuis toujours, tout le monde veut m’imposer silence et finit par me fuir. Je n’ai jamais eu d’amis véritables, car personne ne veut fouiller l’âme humaine profondément, ni, en particulier, la sienne propre. Les gens ne veulent jamais me répondre. Quand j’étais jeune, les copains, c’était : Laisse-nous dormir, on ne veut rien faire, ou bien : On veut jouer au foot ! Plus tard, un copain ne voulait pas répondre à mes questions parce qu’après, tu me prouveras que tu as raison, et moi je sais que tu as tort, et tu le sais. Il s’est définitivement fâché contre moi le jour où j’ai gagné au Monopoly : Il faut toujours que tu gagnes, même au Monopoly ! Mes arguments sont là seulement pour me faire mousser, je suis automoussant. Enfin, quand j’essaye de raisonner et de proposer des arguments, je suis un manipulateur. Je ne suis pas dans la mouvance de Truc, ni dans les convenances de Machin ; je ne fais jamais comme tout le monde, mais seulement ce que JE trouve bon de faire, même si c’est en faveur d’autres personnes. C’est pourquoi personne ne m’édite (à part les moteurs de recherche où je suis premier depuis dix ans devant des millions de sites, aussi bien pour les photos que pour les textes) ; on ne peut pas me classer, me mettre dans une collection, une ligne éditoriale. Je ne suis que moi[288].”
Il avait foi en lui, heureusement : “La foi, c’est de croire en soi[289].” « Il faut être et non pas faire[290]. » « Qu’est-ce que je dois faire ? » lui a alors demandé un ami. « Il faut être d’abord – après, ça vient tout seul[291] », a-t-il répondu. Lorsque la conversation venait sur la mort et les choses tragiques de l’existence, il disait par exemple : “Je suis sûr qu’il y a autre chose. Peut-être sommes-nous les parties d’un grand corps qui nous commande et peut nous remplacer à volonté : la vie n’aurait donc aucune importance[292].” Mais surtout, il disait qu’il fallait avoir confiance en la vie, car nous dépendons d’elle. La graine est invisible sous terre, mais le blé repousse :
« L’herbe des prés est prête à se donner. Mais les vaches ne mangeront que ce qui meurt. Sous terre, l’herbe, invisible, vit toujours[293] », « … une vie invisible, mais qui ne s’arrête jamais[294] ».
En fin de compte, « Quand on ne comprend pas, il ne reste que la confiance ; la confiance de comprendre un jour. Et puisque notre vie en dépend, en quoi pouvons-nous avoir confiance, si ce n’est en la vie elle-même[295] ? »
EN GUISE DE CONCLUSION
Dans notre monde d’aujourd’hui – où toute vie paraît un spectacle exaltant qui nous fait vibrer à des émotions et des sentiments qui nous manquent, puis nous laisse retourner à notre paisible train-train –, Tola ne souhaitait qu’une chose : ni être connu du public, ni laisser un nom célèbre derrière lui, mais que ses œuvres changent notre vie :
« Ce que je préférerais, c’est ni qu’on parle de moi, ni qu’on parle de mes œuvres, mais que les gens fassent quelque chose à cause de mes œuvres[296]. »
J’espère que ce récit vous guidera vers lui, et donc vers vous-même. Bonne chance !
Tola, près d’Houdan, février 1982.°
ANNEXE
OPINIONS
(par ordre alphabétique)
M. Jean-Claude Dupuis, à l’époque chef de la cartothèque de l’Institut géographique national, Paris – à propos du Cdrom de la Campagne française
Monsieur Jean-Claude Dupuis Paris, le 22 Décembre 2002 Chef de la Cartothèque Institut Géographique National Paris (France)
Dr Romano Ferrari, président du FAI Fonds pour l’Environnement Italien, Saint-Germain-en-Laye – à propos des photographies de Venise
Saint Germain en Laye, 16 janvier 2017 Chère Eléonore,
Je n’ai pas eu l’occasion de voir la dernière exposition photographique parisienne de Serge Bassenko sur Venise, et je ne sais pas non plus quand aura lieu la prochaine, mais j’ai admiré avec stupeur ses photos sur son site Internet.
Elles sont d’une beauté profonde : fascinantes, bouleversantes, troublantes… elles suscitent des émotions intenses.
Elles semblent exprimer l’âme de Venise, plutôt que son visage ; elles nous font pénétrer dans le mystère de notre Venise bien-aimée, sans nous le dévoiler.
Photos d’un grand artiste, de grande humanité et sensibilité.
Avec mon meilleur souvenir
Romano Ferrari Président FAI France
Texte original en italien
Saint Germain en Laye, 16 gennaio 2017
Cara Eleonora,
Non ho avuto l’occasione di vedere l’ultima mostra fotografica parigina di Serge Bassenko su Venezia, né so quando sarà la prossima, ma ho ammirato con stupore le foto sul suo sito in rete.
Sono di una bellezza profonda: affascinano, sgomentano, turbano… suscitano emozioni intense.
Sembrano esprimere l’anima di Venezia, più che il suo volto; ti fanno entrare nel mistero della nostra amata Venezia, senza svelartelo.
Foto di un grande artista, di grande umanità e sensibilità.
Un caro saluto
Romano Ferrari
Président
FAI France
FAI France - Adresse operationnelle: 3, rue des chenets - 78100 Saint Germain en Laye faifrance@faifrance.fr - tel. +33 1 3973 33 31 Siret no. 80247032800013
Pr Augusto Forti, à l’époque conseiller spécial auprès du directeur général de l’UNESCO, Paris – à propos des photographies de Venise
Pr Alberto Tomasin, à l’époque professeur de cybernétique à l’université Cà Foscari, Venise, et ancien chercheur du Conseil national de la recherche – à propos des photographies de Venise
Dr Marino Zorzi, descendant de doge et à l’époque directeur de la Bibliothèque nationale Marciana, Venise – à propos des photographies de Venise
Dr Marino Zorzi, descendant de doge et ancien directeur de la Bibliothèque nationale Marciana, Venise – à propos du roman de Venise Il pleut.
LA VIE – troisième nouvelle (Lida)
À gauche, la petite fleur de la nouvelle.
« Le soleil revient vers vous des profondeurs de la terre, réveillez-vous, petites fleurs ! » Et le Sorcier des bois posa sa baguette magique sur la petite fleur qui se trouvait près de lui. La petite fleur se réveilla, et dansa. Il y a dix ans... Printemps mil neuf cent trente-neuf. Elle venait d’avoir huit ans, j’en avais onze et demi. Sur la scène d’un théâtre pour enfants, je jouais le Sorcier, elle, la petite fleur. J’avais composé le tout début de la pièce, dont j’ai depuis oublié la suite, ainsi que la musique de la danse, que jouait au piano la maîtresse de l’école du jeudi, où nous allions tous les deux, la petite fleur et moi. La petite fleur s’appelait Lida, je m’appelais Tola. L’école se trouvait non loin de la Porte de Versailles, à Paris, et moi, je n’habitais pas loin de l’école. Lida, je ne savais pas où elle habitait. A quoi cela pouvait-il me servir, puisque nous nous voyions chaque jeudi à l’école ? Et le reste du temps, l’école, la vraie, et les parents. Ma vie, comme celle des enfants de mon âge, était réglée, comme celle de Lida, pensais-je. J’étais arrivé depuis peu de temps à cette école du jeudi, et je crois que Lida y était depuis un certain temps déjà. Nous avions, si je puis dire, fait connaissance pendant la répétition de la pièce, et c’est peu de temps après que je proposai à la maîtresse d’ajouter le prologue du Sorcier et de la petite fleur. Mon air de danse, ainsi que le prologue lui ayant plu, la maîtresse accepta. Durant les répétitions, nous étions toujours assis côte à côte, pendant tout le temps où nous n’avions pas à participer nous-mêmes à une scène. Il y avait un grand panneau de décor posé de biais contre le mur, et nous profitions de l’intervalle laissé libre pour nous y réfugier à l’abri des regards. Qu’y faisions-nous ? Nous nous regardions, nous nous regardions sans relâche, sans parler, sans bouger, attendant d’être appelé pour une scène à répéter. Pendant ma scène du Sorcier réveillant la petite fleur, nous nous regardions, et je restais un bon moment immobile, avant d’aller réveiller les autres fleurs. Quelquefois, la maîtresse, ou quelqu’un d’autre s’occupant de la pièce, je ne saurais maintenant dire qui, me faisait de petits signes, ou me soufflait ce que je devais faire, pensant que j’avais oublié mon texte. Je bougeais alors avec calme, non pour montrer que je savais quoi faire, mais pour me libérer, ou prendre mes distances avec celui qui appartenait à un monde extérieur qui n’avait pas à pénétrer dans notre monde, notre univers, à Lida et à moi. Et dès que la scène était terminée, Lida retournait en courant sous le panneau, où je la suivais. Dépendant de l’école, il y avait une petite chapelle, où nous venions les dimanches matin, elle avec sa mère, moi avec la mienne. Elle se tenait devant, moi un peu en arrière. Combien de fois ne se retournait-elle pas pour me regarder ! La messe me paraissait bien courte. Et puis, il n’y avait plus qu’à attendre le jeudi. A l’école, celle du jeudi, il n’y avait pas seulement les répétitions, il y avait aussi quelques cours, de religion, de russe et d’histoire russe. Un peu de géographie, aussi, et de littérature russe. C’est-à-dire que nous apprenions des récitations, de petits textes faciles, de petits poëmes. Je brillais par ma mémoire. Pendant la semaine qui nous séparait du jeudi suivant, j’étais capable d’apprendre par cœur... je ne sais plus dire maintenant, mais je suis d’autant plus sûr que c’était long que j’ai toujours eu une mémoire remarquable, je le sais ne serait-ce que par mes études. Pendant que je récitais, Lida me regardait les yeux grand ouverts, sans bouger, assise en face de moi, de l’autre côté de la table de travail des enfants. Elle, elle récitait mal, oubliait des passages. Bien entendu, il y avait aussi des jeux, nous n’étions pas là seulement pour travailler. Jeux d’enfants... Courir, jouer à chat, et d’autres. En jouant à chat, je l’attrapais toujours, d’autant plus facilement que je crois me souvenir qu’elle courait bien moins vite lorsque c’est moi qui étais le chat. S’asseoir en rond, un enfant courant autour du rond, et déposant, en se faisant remarquer le moins possible, un mouchoir derrière l’un des enfants assis en rond. Et si au bout d’un tour, le mouchoir n’était pas remarqué par l’enfant derrière lequel il se trouvait, c’est celui-ci qui devait courir. Et moi, je mettais toujours le mouchoir derrière elle, et elle faisait ce qu’il fallait pour ne pas le voir, puis, à son tour, mettait le mouchoir derrière moi. Cela ne durait pas cependant, car au bout de deux ou trois tours, un des garçons assis non loin d’elle lui signalait à haute voix le mouchoir. Et ensuite, ni elle ni moi n’avions plus jamais de mouchoir derrière nous. Nous n’osions protester, ni elle ni moi. Un autre jeu, dont j’ai oublié les détails, se terminait par une chanson : « ... embrassez qui vous voulez ! » Les camarades nous guettaient, elle et moi, lorsque c’était notre tour. Et lorsque l’un de nous deux embrassait, évidemment, l’autre, les camarades avaient de petits rires. A vrai dire nous n’avons joué à ce jeu que deux fois, et ensuite, nous n’avons plus voulu. Un jour, au moment où je passais devant l’escalier qui menait au premier étage, et au pied duquel elle se trouvait, elle me dit : – Viens, j’ai quelque chose à te dire. Sans doute m’avait-elle déjà parlé, tout du moins je le suppose, mais j’eus la sensation que c’était la première fois. Je lui répondis : – Oui. – Viens ! Et elle se mit à monter. Je ne compris pas : – Dis-le ici ! – Non, viens ! J’hésitais, ne comprenant pas la raison de sa demande. Lentement, je montai. Arrivé sur le palier, je m’arrêtai : – Dis-le-moi ! – Non, viens ! Et elle se dirigea vers la porte d’une des pièces. J’eus soudain la vision des camarades qui nous surveillaient tout le temps, et qui faisaient des petits sourires. « Ils sont là ! me dis-je, ils nous attendent pour se moquer de nous ». Je dis à Lida : – Non, dis-le ici ! – Non, viens ! – Si tu le dis pas ici, je descends ! Elle ne répondit pas, et je descendis. J’étais bouleversé. Ce qu’on appelle la panique, peut-être. Je voyais les rires grimaçants de nos camarades, exagérés par ma frayeur. Des images de cauchemar passèrent. Elle était d’accord avec eux, elle partait avec quelqu’un de grand, de très grand, de plus grand que nous tous. Elle partait... Je me réveillai soudain. Non, elle était toujours là, certainement, c’est moi qui ne savais plus où j’étais. Elle... Je revis ses grands yeux qui ne me quittaient pas. J’étais avec elle, elle était avec moi. Elle ne savait pas ce qu’était la méchanceté. Elle ne s’était jamais méfiée de nos camarades. Je pensais que... qu’elle me dirait la prochaine fois ce qu’elle avait voulu me dire. Je la vis partir avec sa mère. De temps à autre, il m’arrivait, lorsqu’elle partait ainsi, de la suivre sur le boulevard Lefebvre qui descend à la station Porte de Versailles, où elle prenait son métro. Et là, je la dépassais en courant le plus vite possible pour remonter ensuite le boulevard, toujours en courant. Je faisais cela une ou deux fois de suite, puis, restant en haut du boulevard, je la regardais s’en aller, et se retourner, bien entendu pour me regarder encore. Aujourd’hui, je décidai de la suivre dans le métro pour savoir où elle habitait. Comme nous ne nous parlions jamais, je ne le savais donc pas. Arrivé devant la bouche du métro, je fouillai mes poches... je n’avais rien sur moi, ni argent, ni ticket de métro. Habitant tout près de l’école, je n’avais rien pris sur moi. Un peu déçu, surtout agacé, je me dis que ce serait pour la prochaine fois. Il n’y a plus jamais eu de prochaine fois. Elle n’est plus jamais revenue à notre école du jeudi. Au reste, l’été arrivant, l’école ferma ses portes. Je restai muet, ne me parlant plus à moi-même. Je me mis en attente, sans penser, sans espérer, sans... sans rien. Le temps passa, l’école rouvrit ses portes, j’y allai deux jeudis, trois ou quatre peut-être. Mais je savais qu’elle ne serait plus là. Je le savais. Pourquoi ? Je ne le savais pas. Les semaines, les années passèrent, j’allais de temps à autre à l’école, ou à la messe du dimanche, mais c’était en vain. Je me disais qu’elle n’avait jamais existé. Elle ne pouvait avoir existé, je... cela ne pouvait m’être arrivé à moi, pourquoi serait-elle venue, je n’étais rien, elle ne pouvait venir vers quelqu’un comme moi. Celui qui m’était apparu très grand, m’apparut de nouveau, mais je ne sais pourquoi, disparut aussitôt. Bon, elle ne pouvait pas l’avoir suivi. Je la retrouverai. Je la retrouverai, même si c’était loin, même si c’était ce qu’on appelle jamais, mais pour moi ce sera toujours. Dans un autre monde... Je me créai une planète, loin de la Terre, et nous y vivions ensemble. Pas tout le temps, bien sûr, il y avait l’école... mais tout le temps de mon temps à moi. Sur la Terre, je ne faisais qu’attendre, ma vie était là-bas, sur notre planète. Les années passèrent. Quand je marchais par les rues, je regardais, certain de la trouver. Elle viendrait vers moi : « Tola ! » Un jour, j’étais en Angleterre, c’était pendant l’été mil neuf cent quarante-sept, huit ans avaient passé ; je lui écrivis un poëme. En russe, car nous étions russes tous les deux. J’ai cherché maintes fois à le traduire, je n’y suis jamais arrivé. Il disait mon adieu à sa réalité, il disait ma certitude de la retrouver à ma mort. J’écris là le poëme en russe, pour... Je ne sais pas, peut-être... Le voici.
Voici aussi un essai de traduction mot à mot. Je le donne pour ce qu’il est, c’est-à-dire pas grand chose.
Nous sommes au printemps mil neuf cent quarante-neuf. Les feuilles reviennent aux arbres. Dix ans ont passé. Je ne les ai pas vus. Je suis encore là-bas, à l’école du jeudi. Mais non, je suis sur la terrasse de la gare Montparnasse, accoudé à la balustrade. Je regarde passer les passants, les autos. L’autobus vient de s’arrêter. Les voyageurs... De l’autre côté de la place de Rennes, à deux cents mètres, une jeune fille en manteau marche. Je la vois de dos. C’est elle ! C’est elle, je le sais ! Je descends aussi vite que je le peux les interminables marches de la gare. Place de Rennes. Je ne la vois pas. Je traverse en courant. Je vais jusqu’à la rue de Rennes. Elle n’est pas là. Il reste la petite rue Littré. Je la vois au loin. Je cours. – Excusez-moi, Mademoiselle... Elle se tourne vers moi. – Vous appelez-vous Lida ? – Oui. – Avez-vous été, quand vous étiez petite, à l’école russe du jeudi près de la Porte de Versailles ? – Oui. Un silence. – Je suis Tola. Un silence. Elle me regarde. J’insiste : – Nous avons joué ensemble une pièce où j’étais le Léchille et vous la petite fleur que je réveillais au lever du soleil. Léchille veut dire « Sorcier des bois» en russe. J’insiste encore : – Tola ; vous ne vous souvenez pas ? Elle me fait un gentil sourire, peut-être un peu gêné : – Non.
PAGES MANUSCRITES
Manuscrit de son essai d’écriture 10 janvier 1957 (inédit)
Manuscrit du roman Nous étions joyeux., 2003. C’est son quatrième roman et le dernier texte à avoir été écrit à la main. La dernière page d’abord, avec sa signature – « Tola » est écrit en russe – et ensuite, en prime, une page entière. Dans la bulle, le nombre de mots trouvés au PC et le nombre de pages théorique calculé d’après le nombre de mots. La date est celle de l’écriture, précédée du « T » de Tola en russe et du « v » de Versailles.
PREMIERS ÉCRITS CONSERVÉS
Poème écrit en juillet 1947 à Radlett, en Angleterre ((inséré dans la troisième nouvelle de La Vie)
A Lida
L’éclat de tes yeux et leur rayon brûlant, Que je vis autrefois, Aveugle tout, lumière puissante, Et j’ai oublié comment tu étais.
Adieu, et que ne me réveille pas Le souvenir de toi ! Car tu n’as jamais existé, tu n’existeras jamais. Quand je mourrai, tu ressusciteras en moi.
(Traduction de Tola)
Essai 1949 (inédit)
Six heures venaient de sonner ; le soir était déjà venu ; une pluie insistante, qui durait depuis la matinée, brouillait les lumières venant des magasins, des enseignes lumineuses et aussi des fenêtres, seule chose, peut-être, qu’on ne pensait jamais à regarder sur les grands boulevards parisiens. La foule était déjà assez dense ; les employés sortaient ou étaient même déjà sortis de leurs bureaux, et, pour la plupart, marchaient d’un pas empressé vers l’entrée du métro Montmartre qu’on apercevait des terrasses vitrées des cafés qui bordaient le boulevard Montmartre. Dans un de ces cafés, pleins de monde comme à l’ordinaire, d’employés, de promeneurs, de gens pressés de partir, ou de voir l’heure enfuie, un jeune homme était assis, nonchalamment appuyé sur le dossier de sa chaise, ses longues jambes étendues loin devant lui, regardant d’un air absent la foule qui marchait tout près de lui. Autant qu’on pouvait en juger, il était assez grand, avait la taille bien prise, peut-être un peu maigre, mais bien proportionné. Sa main gauche pendait au ras du sol, et de l’autre il tenait une cigarette qu’il ne portait que rarement à la bouche. Ses doigts étaient fins et longs et il paraissait d’un tempérament plutôt nerveux. Ce qu’on remarquait avant tout dans sa figure maigre, étaient des yeux dont l’immobilité paresseuse, bien en accord avec le reste de la silhouette, paraissait contenir en puissance, la possibilité d’une acuité particulièrement inquiétante. Son regard s’était posé sur l’ensemble de ce tableau qui vivait devant lui, et on avait l’impression qu’il synthétisait d’un coup tout ce qu’il y avait de divers et de changeant dans ce qu’il voyait. Il était vêtu d’un beau veston de tweed à gros dessins noir et blanc, au milieu duquel, contrastant avec la blancheur absolue d’une chemise à col italien souple et le gris moyennement clair d’un gilet de jersey, on voyait une cravate de laine écossaise aux tons sombres vert et bleu. Un pantalon de serge gris foncé et des mocassins noirs montés sur crêpe complétaient, avec une vieille gabardine, l’habillement du jeune homme. La cigarette arrivait à sa fin, et le jeune homme, sans même l’avoir regardée ni avoir aspiré une dernière bouffée, la jeta en direction de ses pieds et l’écrasa nerveusement. À ce moment, un autre jeune homme entra dans le café et jeta un regard circulaire, comme l’on fait lorsqu’on cherche quelqu’un. Il était beaucoup plus massif, bien posé sur ses jambes, l’air calme et sûr de ceux qui n’ont rien à craindre de désagréable, habillé d’une manière assez sportive, veste de daim marron, pantalon gris foncé, chaussures de daim assorties à la veste, chemise vert clair et cravate de tricot rayée horizontalement de rouge sombre et de blanc. Il était légèrement mouillé, ses cheveux frisés sombres étaient surmontés de gouttelettes fines, ce qui donnait à penser qu’il n’avait parcouru que quelques mètres avant de rentrer dans ce café. Enfin, il aperçut le jeune homme assis près de la vitre, un sourire satisfait, quoique légèrement inquiet apparut un court instant sur ses lèvres et il se dirigea rapidement vers celui-ci. Alors qu’on se serait attendu à un franc salut suivi d’un vigoureux « shake-hand », de la part du nouvel arrivant, ce fut d’une voix mal assurée, intimidée et presque décolorée qu’il dit à son ami en lui tendant assez gauchement la main : « Salut ! » Comme s’il continuait sa rêverie et comme si le nouvel arrivant avait toujours été dans sa pensée, le jeune homme assis tendit lentement sa main à son ami et, sans mot dire, lui adressa un sourire tranquille, affectueux et presque protecteur. Celui-ci s’assit face à la vitre, à la gauche de son ami, qui continuait toujours à regarder dans le vague en direction de l’entrée du métro ; il s’assit d’un air décidé, toujours avec cet air sûr de lui, sûr plutôt de ce dont il se servait, qu’il avait constamment. Il sortit de la poche gauche de son veston un paquet de cigarettes ordinaires et le tendit à son ami. – Pipes ? Tournant légèrement la tête, celui-ci le regarda rapidement, puis, comme sortant de son rêve, prenant conscience de la réalité, il sourit d’un bon sourire en plissant ses yeux d’un air qu’on eût dit complice. – Merci ! Un merci précédé d’un son mi-nasal, mi-guttural, pouvant à la rigueur remplacer un : « Oh ! Oui... » et qui paraissait vouloir dire : « Que je suis content d’avoir à accepter cette cigarette que tu m’offres ! » Il prit la cigarette, sortit un élégant petit briquet en acier de la poche de son veston, alluma les deux cigarettes, et s’éclaircit la gorge dans le même temps qu’il poussait un soupir, chassant son rêve et se décidant à parler. – Bon, je t’ai amené ton affaire. La trace de heurté, d’anguleux, qu’il y avait jusque-là dans l’attitude du nouveau venu, disparut aussitôt, et une expression presque mécontente, en tout cas certainement boudeuse, apparut sur sa figure. On eût dit du mécontentement d’avoir été obligé de douter, ne fût-ce que très peu, de l’accord de l’autre ; mécontentement soit de soi-même, soit de l’autre, ce qui ne paraissait pas être très décidé, mais qui engageait, bien sûr, l’autre de toute manière. Mais, très rapidement, un sentiment de pudeur parut remplacer cette première expression, et bientôt, la satisfaction la plus parfaite vint calmer ses traits. Son ami eut-il l’intuition de ce petit bouleversement ? On eût presque dit qu’il l’attendait, car l’ébauche d’un sourire ironique parut en même temps qu’une expression de mélancolie dans ses yeux. Ses yeux rêvaient ; ils rêvaient seuls, alors que lui-même essayait de rester dans la réalité. À ce moment-là, on pouvait se rendre compte à quel point, tout à l’heure, le rêve était ce que fixaient ses yeux. Le rêve, être dans ce qu’on aime. Il y avait un an de cela, un autre automne, aussi triste que celui de ce jour, comme tous les automnes le soir, aussi pleins de nostalgie des beaux jours qui viennent de s’éteindre, aussi reposants dans leur monotonie, aussi doux dans leur tiédeur mouillée. Un soir où l’on aime bien être au chaud dans une chambre douillette, pour penser à soi et pour ne pas penser aux autres, à ceux qui n’ont pas d’automne, à ceux qui n’ont qu’un hiver. La lampe éclaire la table, la chambre est dans l’ombre, elle paraît grande, mais elle ferme bien, on se sent seul et inviolable. La lumière éclaire le cahier d’algèbre, elle fait une addition d’inconnues, mais elle dit n’importe quoi, elle ne peut pas réfléchir, elle ne peut même plus ; car il a mis sa main sur son épaule, il s’est penché sur le cahier, et ses cheveux touchent les siens, à elle, il n’écoute pas ce qu’elle dit, mais il sait que ça n’a pas d’importance. Il frissonne légèrement, sans trembler vraiment, et toute son attention est portée sur sa main qu’il veut empêcher de bouger, de le trahir. Car il a bien peur – peur d’avoir à dire quelque chose. Il s’imagine tout ce qu’il pourrait faire, rapidement, l’embrasser soudainement sur le cou, lui dire soudainement : « je vous aime », ou encore faire qu’elle soit déjà debout, et qu’il n’ait plus qu’à la serrer dans ses bras. Mais il voudrait que tout cela soit déjà fait et qu’il n’ait plus qu’à continuer à agir. C’est maintenant qu’il faut pourtant décider. Le début… Comment commencer ? Il reste sans bouger. Elle continue à lui dire des chiffres sans suite. Car elle s’attend à ce qu’il fasse quelque chose, et en attendant ce moment-là, il faut bien qu’elle agisse comme si elle ne faisait rien, comme si rien ne se passait, pour qu’il soit forcé de se mettre à vivre, à parler. Il n’ose même plus respirer, maintenant, cela s’entendrait trop, elle pourrait, pense-t-il, lui demander pourquoi il respire, ou encore se lever pour ouvrir la fenêtre ou encore, lui demander de ne pas respirer. Elle a fini son addition et écrit un résultat qui ne veut rien dire. Elle a fait durer cette transition aussi longtemps qu’elle a pu, elle étouffe maintenant, car elle s’empêche de penser, pour que rien ne bouge, ne le trouble, pour qu’il ne lui dise pas : « C’est faux », pour qu’il ne lui demande pas ce qu’elle est en train de faire, pour qu’il ne la lâche pas, car elle ne sait si elle ne va pas crier si son épaule se trouve seule, tout à coup. Elle ne dit plus rien, elle ne respire presque plus, elle ne réfléchit plus pour ne plus avoir à se rendre compte de son silence. Lui se rend compte ; il est soudainement lié, il ne peut plus ne rien dire, demander si l’addition est juste, par exemple. Il faut se décider. – Vous savez... Elle n’a pas bougé, pas réagi – bien sûr qu’elle sait – elle n’a même pas frissonné. – Je suis tout de même amoureux de vous. Elle ne dit rien, mais c’est elle maintenant qui doit dire quelque chose ; il faut qu’elle parle à son tour, elle humecte ses lèvres sans bouger sa tête, de peur qu’il ne le voie. – Oui. Elle a parlé d’une voix normale, légèrement basse, mais cela lui paraît avoir été hurlé ; elle a peur, soudainement. C’est bête, ça ne veut rien dire et lui, il se tait. Pourquoi ? Ses yeux se sont légèrement agrandis, elle fait un effort. Mais elle n’a pas le temps de faire quoi que ce soit. L’instinct de l’homme a dû commander, car il a mis sa main gauche sous son autre épaule et il la force à se lever. Elle trébuche entre la table et la chaise, il se cogne lui-même à celle-ci, mais enfin il arrive à l’approcher contre lui. Toute droite, toute raidie, assommée de vide. Et lui n’a pas un geste naturel, équilibré. Tout est arraché par la volonté à ses muscles. Il l’a serrée contre lui, il a pris sa tête dans sa main gauche et l’a serrée contre son épaule. Il la serre doucement, très doucement ; le cou est maintenant tout près de ses lèvres, il les appuie et sent un douloureux frisson lui parcourir le dos ; c’est comme une détente nerveuse ; il la serre fort maintenant, très fort ; elle se recroqueville le plus qu’elle peut. – Je vous aime. Il a dit cela d’une voix sereine tout à coup, détendu, comme après un grand combat. Elle ferme ses yeux lentement et sa bouche se relâche. Elle répond d’une pression forte, forte de ses mains. – C. Elle serre encore plus fort, de toutes ses forces. – Mon C. Et on entend le bruit d’une porte qui s’ouvre, dans le couloir. Les deux jeunes gens sursautent, la jeune fille se rassied avec une vivacité nerveuse. C se penche sur le cahier ; la porte de la chambre s’ouvre et paraît une femme à l’aspect élégant, assez grande, de fine taille ; elle allume aussitôt le lustre. La chambre paraît se crisper/recroqueviller, reprendre sa vraie dimension, après cette détente. Comme inquiète de ce laisser-aller, elle montre tout ce qu’elle a à sa maîtresse, la table paraît soudainement sérieuse, ne pouvant que servir à des activités ayant un but, évidemment, un bon but ; le piano, dans l’angle opposé à la porte, près de la fenêtre, est fermé, sérieux lui aussi, paraissant presque ne pouvoir faire résonner que des exercices sérieux, servant à faire faire de la bonne gymnastique aux doigts de la jeune fille, pour que ces doigts puissent ensuite faire correctement résonner toutes les notes, telles qu’elles sont, de la partition dont elles sortiront. Les deux fauteuils sont bien symétriques par rapport à la table, peut-être bien même, en cherchant un peu par rapport à la fenêtre, tout au moins par rapport à l’angle de celle par rapport à la table ; les chaises sont bien rangées autour de la table, aussi rouges qu’elle, du même acajou, de la même forme sans fantaisie, sans bavardages, sans enfantillage. Un buffet – même fabrication – dans l’axe de symétrie des deux fauteuils, à l’opposé de ceux-ci. Une chaise, pourtant, est rangée le long du mur, entre le buffet et la porte – symétriquement il est vrai à une console qui se trouve [comme ?] entre le buffet et la fenêtre ; ce qui laisse cinq chaises autour de la table carrée. Un tapis rouge-brun possédant probablement un dessin, des rideaux fermés cachent la fenêtre, des rideaux de velours noir, avec des dessins verts ; juste entre la fenêtre et la commode, une porte. La maîtresse de maison, apparemment c’est elle, paraît avoir une quarantaine d’années, plutôt même plus, si on regarde plus attentivement, seulement le léger, mais juste maquillage, rend l’observation plus difficile. Une robe noire, des chaussures noires à petit talon, un collier de perles de culture peu volumineuses et à un seul rang, une tête portée bien droite, et des cheveux sombres très joliment peignés, l’habillent. C’est peut-être l’expression de ses yeux, qui gâche l’ensemble, et surtout le visage. Le front est pourtant haut, la bouche capricieuse, le reste du visage porte une empreinte d’application ; mais les yeux sont froids, bien qu’assez expressifs ; froid n’est peut-être pas le mot juste, d’ailleurs, plutôt sans chaleur, capables de brûler eux-mêmes, mais ne pouvant réchauffer quoi que ce soit d’autre. Elle ressemble vraiment à la jeune fille. Comme un thème à une variation. Celle-ci a les mêmes traits, mais tout en elle est exagéré, surtout la bouche capricieuse ; elle est fine, très fine même, avec des poignets très fins, de longs bras maigres, un cou long et mince, des cheveux plus clairs et longs, peignés soigneusement en rouleaux. Sur une jupe écossaise à tons sombres où le rouge domine, un pull-over – grosses côtes – et à longues manches, assez serré, montre un corps maigre et une petite poitrine bien dessinée. Ses yeux sont-ils froids aussi ? On ne peut le dire, car ils remuent sans arrêt, sans rien fixer, contrastant étrangement avec le regard plutôt fixe mais vague de son compagnon. Elle paraissait quinze ans, lui, vingt. – Quand tu auras fini, D, tu mettras la table, le dîner est prêt. – Oui, maman. Une voix légèrement rauque, manquant de ce qu’il fallait de souffle pour dire « maman ». Sonnette ; « Bonjour papa » ; « Bonjour Monsieur » ; « Comment allez-vous, C ? » Plutôt gros, mais non obèse, indifférent à tout, pantoufles, journal, pipe, pas de regard, pas de visage, des cheveux, une veste de tons roux, un pantalon gris ni clair ni foncé, des pantoufles rouges. Dans le fauteuil le plus éloigné du piano, juste derrière les jeunes gens ; on est choqué, à cause de la symétrie rompue. Sonnette ; « Bonjour F » ; « Bonjour C ». Une fille assez volumineuse, environ dix-sept, dix-huit ans, en tailleur noir, assez fardée, l’air joyeux, ressemblant à D par cette bouche capricieuse, et un front haut maternel. Des yeux qui bougent, mais assez indifférents au fond, quoique plutôt pleins de malice et de curiosité. Bonne fille probablement. Cinq personnes en tout ; on comprenait maintenant les cinq plus une chaise. F était remuante ; une chaise dérangée, une autre pour s’asseoir – il lui fallait parler ! – Vous avez acheté de nouveaux disques, C ? C sourit d’un air ironique et même moqueur. – C’est fini les disques ! – Comment fini ? D releva la tête de dessus son cahier, qu’elle admirait en silence, regarda avec un peu de curiosité. – Eh oui, fini ! C’est dépassé ; vous savez ce que c’est qu’un magnétophone ? C expliqua rapidement à F, D étant sortie dès le début de la pièce, manifestement au courant de ce projet, qu’il comptait acquérir un complexe appareillage, d’une excellente acoustique, destinée à être alimenté par des bobines magnétiques ne se détériorant pas, pouvant en même temps servir de radio, possédant un pick-up, peut-être un jour la télévision, ceci dans une année ou deux environ, car la somme d’argent nécessaire était très grande. Quant à la dépense, non, cela ne l’ennuyait pas de la faire, elle savait bien que la musique était toute sa vie, que seule sa paresse l’avait empêché de faire de sérieuses études de piano. Ils dînèrent ; il joua un mouvement d’une sonate de Beethoven, un mouvement triste, qu’il joua avec âme, sinon avec exactitude. Félicitations « Vous avez un magnifique toucher ! » Rires continus de F, les parents se retirent, C parle musique, D ne dit rien. F rit peut-être parfois un peu trop ; parfois aussi, elle cherche aussi un peu trop à paraître à son avantage ; parfois encore, elle paraît légèrement inquiète : peut-être parce que C ne lui accorde que son esprit ? Onze heures et demie ; « Bonsoir » ; « Revenez bientôt ». F serre la main de C avec chaleur, avec beaucoup de chaleur, en le regardant dans les yeux. Enfin C prend la main que D lui a tendue, timidement, comme s’il demandait pardon ; elle est un peu rouge et baisse ses yeux. Pas un mot. Il baisse aussi ses yeux et sort. La porte s’et refermée, il descend l’escalier, sort dans la rue, allume une cigarette, et se met à marcher lentement, regardant toujours vaguement et sans intérêt devant lui. Il pleut un reste de pluie, il fait tiède, un vent léger ; les lumières des réverbères éclairent juste assez pour ne pas troubler la nuit, et pour le laisser rêver à cette autre lumière qui rendait cette chambre si grande, si douce. Il y avait un an de cela. Mais un an, cela passe vite, surtout si c’est l’année qui vient de passer, et C se retrouvait maintenant, presque avec surprise, en train de parler de tout autre chose avec son ami. Celui-ci attendait, avec maintenant un rien de nervosité, visible sur son visage expressif, que C ajoutât quelques précisions. C s’en aperçut. – Bon ! Alors je t’amène deux cent mille francs. Ça te va ? Tu sais, je pense que ça doit marcher ; d’ailleurs, je ne vois pas comment je pourrais t’en donner plus. Mais enfin, ça doit aller, non ? – Oui, bien sûr ! Je te remercie, tu sais ? Autrement, je ne sais pas ce que j’aurais fait. C’est que ça m’arrange drôlement, tout ça. Tu vois, au fond maintenant, c’est comme si j’étais à flots ; le démarrage est donné, c’est le principal. – Dis donc, Georges... tu es tranquille ? – Oh ! Pour mon truc ? Oh ! tu sais ce que c’est ; on ne peut jamais dire que c’est une certitude pour ces choses-là ; mais enfin, tout de même, tu sais ce que je t’ai dit. D’après tous les renseignements que j’ai eus, et par plusieurs endroits, sur l’affaire en question, il y a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf chances sur mille pour que les actions montent au moins cinq fois plus. Bon, supposons à peu près ça, ça me fait mon million, et alors, je peux voir venir. Je n’ai pas besoin de devenir millionnaire, mais tu sais comment c’est maintenant, les appartements. Et sans ça, comment veux-tu que je me marie ? D’ailleurs, n’importe comment, même s’il arrive un pépin, tu ne t’imagines tout de même pas que ces actions vont tomber de moitié ? Là il n’y a vraiment aucune raison ? Et même si, eh bien, cent mille francs ce n’est pas la mer à boire, je te les rendrai rapidement. – Oui, ne te tracasse pas. – Non, non, mais c’est vrai, enfin, il faut bien essayer de s’en sortir, tout de même ! Mais tu es vraiment chic. Je sais bien que tu ne roules pas sur l’or ; mais, et ton magnétophone, comment tu vas faire ? – Oh, ça ne fait rien, ne te tracasse pas ! – Oui, mais, tu pourras quand même l’acheter. – Eh bien, c’est-à-dire que tout de suite, je ne peux pas l’acheter de toute manière, parce qu’il y a des détails que je n’ai pas mis au point. Alors, ça revient au même, ça m’arrange ; enfin, ça m’est égal.
Poème 1973 (inédit)
D’autres poèmes sont rassemblés dans le recueil Rêves et Flâneries.
PROJETS DE ROMANS
Projet de roman 10.01.1957
A (Georges) Marié (va se marier) B Sa femme C Héros D Son ex-fiancé (officieux) E Mère de C (veuve et pauvre) F Sœur de D G Mère de D H Père de D ---- A va se marier, il lui faut de l’argent. Il le demande à C qui le lui prête (donne) (C en avait besoin lui-même mais moins) A fait fortune et trouve que C n’est pas très fort. A rend l’argent à C en disant qu’ils sont QUITTES. A fait de mauvaises affaires et s’endette BEAUCOUP. A a un billet de loterie (?) qui gagne. Le billet arrive à C qui pourrait le prendre (en échangeant...) mais ne le fait pas et se cache de cet acte. ---- Pour la psychologie de C – Ses sentiments pour D. ---- 1) On ne peut pas refuser 2) On peut ne pas prendre ce qui s’offre 1) Prêt à faire à A 2) Perte de la fiancée 1) Faire plus qu’on ne doit 2) Prendre moins que ce à quoi on a droit ---- 2 personnes admettent que l’une aime les confitures et l’autre les cornichons mais pour les idées ou les arts (politique) ce n’est pas pareil. Question d’arguments, question de connaissance scientifique ou question de « personnalité » de la chose par rapport à chaque homme ? D’où nihilisme matériel et recherche d’une vraie valeur – La Charité. Il faudrait que tout le monde ait moins d’argent que soi, mais assez pour ne pas vous embêter ni en demandant ni en volant ou voulant vous faire du mal. Mais assez peu pour vous jalouser et surtout vous admirer.
Projet de roman 14.03.1982
L’action se passe à l’époque de transition entre paléolithique et néolithique. Lieu : Marcilly-sur-Eure. Sujet : conflit de générations. Les anciens contemplatifs regrettent l’époque paléolithique en train de se transformer sous l’apport des techniques nouvelles ; les jeunes actifs construisent un monde nouveau (néolithique) et cherchent déjà à mettre à l’abri des collines et des forêts les inventions techniques nouvelles et leurs richesses produites par l’homme néolithique qu’ils sont en train de créer. Les jeunes traitent les vieux de pauvres types, d’incapables ; les vieux demandent à quoi sert leur agitation (Ecclésiaste) (textes bibliques écrits à cette époque). Rousseau : propriété des biens produits par l’homme (la terre a deux formes : non travaillée, elle appartient à tout le monde ; travaillée, elle appartient à celui qui la travaille – dans le premier cas, aucune finalité, dans le deuxième, il y en a une).
Projet de roman 09.1988
Dans un village de province (on doit voir qu’il peut être de n’importe quelle époque et de n’importe quel lieu), où gens vivent en parfaite harmonie, traditions et cohésion très fortes. Arrivent quelques étrangers, d’une autre tradition et d’une autre civilisation. Ils s’entendent très bien avec la population indigène qui les aime bien, les trouve très gentils. Petit à petit, les indigènes, sans s’en rendre compte, ne se sentent plus chez eux et, par exemple, préfèrent se rencontrer en dehors du village, cherchent à travailler à l’extérieur, finissent par déménager. Les étrangers s’accroissent proportionnellement et au bout de quelque temps, le village n’est plus le village du terroir, mais un village étranger. L’assimilation est impossible.
Projet de roman 07.05.1990
Les interdictions automobilistiques remplacent les dieux anciens, et n’ont donc aucune valeur ni morale, ni pratique, mais sont faites uniquement pour mettre les gens sous la tutelle du pouvoir. Ex. Créon à Antigone : si je ne fais pas respecter la loi, ce sera le bordel. Antigone répond que ce sont les dieux qu’elle veut respecter. On se fait gendarme pour pouvoir faire le mal avec un excellent prétexte (gendarme = militaire ancien). La loi n’est fondée que sur la force, et non pas sur la morale ; donc on n’a aucune contrainte morale vis-à-vis de la loi. En démocratie, c’est le grand nombre qui décide, donc c’est la force la plus grande, car tout le monde reconnaît qu’il y a moins de gens intelligents que de gens bêtes, et donc les lois faites par la majorité ne peuvent pas être bonnes, elles ne sont fondées que sur la force du plus grand nombre.
TRADUCTIONS DU RUSSE EN FRANÇAIS
Traduction de Tola – 1950
Aux nuages – M. Y. Lermontov
O nuages du ciel, éternels voyageurs ! Comme une steppe bleue, une chaîne de perles, Comme moi vous fuyez au sud, bannis, songeurs, Où toi, mer froide, ainsi que l’oubli tu déferles.
Qui vous chasse : est-ce donc un arrêt du destin ? Un ennemi cruel ? Secrète jalousie ? Un crime surchargeant votre conscience enfin ? Ou d’un de vos amis l’horrible calomnie ?
Non, les stériles champs vous ont déjà lassés ; Tout vous est étranger, malheur, passion meurtrie ; Toujours indifférents et libres vous n’aurez Jamais connu l’exil, n’ayant pas de patrie.
Traduction de Tola – août 1982
VIJ – N. V. Gogol
La serpe mouvante de la lune brillait doucement dans le ciel. L’humble rayonnement nocturne, comme un manteau d’étamine, se posait avec légèreté et fumait sur la terre. Bois, prés, ciel, vallons – tout, semblait-il, était comme endormi les yeux grand ouverts. Si le vent avait seulement une fois tressailli quelque part. Dans la fraîcheur de la nuit, il y avait quelque chose comme une humidité chaude. Les ombres, comme des comètes, tombaient des arbres et des buissons en lames affilées sur le versant uni. Voilà comment était la nuit pendant laquelle Thomâ Brutus le philosophe, galopait avec l’inconcevable cavalier sur son dos. Il sentait approcher de son cœur je ne sais quel sentiment oppressant, désagréable et tout ensemble délicieux. Il pencha la tête vers le bas et vit que l’herbe, qui était presque sous ses pieds, à ce qu’il semblait, poussait, profond et loin et que par-dessus, se trouvait de l’eau aussi transparente qu’une source en montagne, et l’herbe semblait le fond de quelque mer lumineuse, transparente jusqu’en ses profondeurs; du moins, il voyait nettement comment il s’y reflétait avec la vieille assise sur son dos. Il voyait qu’à la place de la lune brillait là-bas comme un soleil ; il entendait des clochettes bleues qui tintaient en penchant leurs petites têtes. Il voyait comme, de derrière la laîche, émergeait une ondine, miroitaient un dos et une jambe ronde, flexible, toute créée d’éclat et de frémissement. Elle se retourna vers lui – et voilà que son visage, aux yeux clairs, étincelants, aigus, plein d’un chant violant l’âme, déjà s’approchait de lui, était déjà à la surface et, s’étant mis à trembler d’un rire étincelant, s’éloignait – et voilà qu’elle se renversa sur le dos et ses seins nimbés, mats, comme une porcelaine sans glaçure, transluisaient devant le soleil, aux bords de leur contour blanc, d’une élasticité tendre. L’eau, tombant en petites bulles, comme des perles, les recouvrait. Elle tremble toute et rit dans l’eau...
N. V. Gogol, Les veillées du hameau près de Dikanka « Mirgorod – Vij » – 1835 Édition « Belles-Lettres », Moscou 1971, t. 1, p. 350.
SYNOPSIS DES ŒUVRES ÉCRITES
D’abord un bref tour d’horizon, davantage de détails ensuite.
Un recueil de pensées : LE SAGE décrit le monde des hommes tel qu’il est (189 pensées de 3 ou 4 lignes)
Une pièce de théâtre : ANTIGONE tragédie en un acte qui dresse l’héroïne en face des hommes et des dieux
Dix-neuf romans : ELLE EST, POUR MOI, UN MYSTERE découverte et rapprochement psychologiques d’un garçon et d’une fille adolescents (147 pages) ON ME DEMANDE MA VIE un garçon découvre le monde des adultes (132 pages) IL FAISAIT CHAUD des jeunes gens cherchent comment juger et la vérité des mots – Île-de-France (137 pages) NOUS ETIONS JOYEUX un garçon et une fille veulent vivre leur amour (138 pages) IL FAUT QUE JE SOIS UN HOMME la fin de l’ancien monde paysan à travers les yeux de deux jeunes amoureux Bourgogne vers Autun (171 pages) LA VALLEE EST LOIN des adolescents discutent du sens de la vie – Alpes (135 pages) IL PLEUT – Venise en 1973 la fin d’un monde à Venise douloureusement ressentie par ses jeunes habitants (177 pages) – Préface du Dottor Marino Zorzi, Directeur de la Bibliothèque Nationale Marciana à Venise UNE NEIGE FINE VENAIT DE TOMBER – Paris en 1948 découverte de Paris en 1948, puis de la province, par deux jeunes amoureux Paris, Savoie et Genevois (282 pages) JE LA VOYAIS DANS LE MIROIR aux portes du fantastique, le jeune héros médite sur la réalité de l’existence Picardie (219 pages) DERNIERES VACANCES AVANT L’ANNEE DES EXAMENS le jeune héros retrouve ses racines campagnardes et tombe amoureux d’une jeune fille du pays. Plénitude de la vie quotidienne – Jura (185 pages) LES ORGES VENAIENT DE FRISSONNER les vacances s’écoulent, pour quelques jeunes gens, dans les conversations et dans l’émerveillement des moissons et des jours Bourgogne en Puisaye et Avallonnais (228 pages) VITE, NOUS ALLONS RATER LE PETIT TRAIN ! vacances calmes et sans histoire pour un petit groupe de camarades à l’entrée de la vie. Deux d’entre eux, amoureux depuis toujours, prennent le pari de bâtir eux-mêmes leur vie – Berry (261 pages) ELLE VENAIT D’APPARAITRE HORS DU BOIS deux jeunes amoureux à la campagne, la vie est possible Bourgogne dans l’Auxois (292 pages) AUTOUR DE MOI, LES OISEAUX CHANTAIENT Damoiselle et Damoiseau – Île-de-France et Normandie (358 pages) JE PARS AU LOIN partir, pour trouver quoi ? – Côte d’Azur, Ségala, Auvergne (321 pages) UN SOUFFLE D’AIR CHAUD VENAIT DE ME REVEILLER cours de vacances de Maître Canard – Île-de-France et Picardie (223 pages) LA RIVIERE DORT A L’OMBRE DES GRANDS VERGNES flânerie en Charente (403 pages) LE PAYSAGE ME REGARDAIT roman plein de tendresse, en Lorraine (193 pages) L’AUBE COMMENÇAIT A PERCER LA NUIT amour sincère d’un garçon et d’une fille – Versailles et province (409 pages)
Des articles satiriques : PRAECOR rassemble de petits articles satiriques montrant la vie de la société
Un recueil de nouvelles : LA VIE récits bouleversants nourris de la vie de l’auteur (131 pages)
Un recueil de poèmes : REVES ET FLANERIES surtout des sonnets, rêveurs et nonchalants (77 poèmes)
Un récit de voyage : SOUVENIRS DU FRIUL souvenirs de promenades avec mon amie Éléonore dans sa région située au nord de Venise (46 pages)
Davantage de détails :
LE SAGEexiste aussi en anglais : THE SAGE et en partie en chinois : 智者 之 書(recueil de pensées – 189 pensées) comment vivre ?
« De toutes les œuvres que j’ai faites, Le Sage est la plus importante : c’est l’œuvre de ma vie. Il ne contient ni conseils ni règles, mais la réalité. Si l’on cherche à savoir comment vivre, Le Sage permet de prendre conscience, et de décider par soi-même. Il y a 189 petites pensées de quelques lignes, que j’ai écrites en français et en anglais. Vous disposez ici des deux versions intégrales. »
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ANTIGONEexiste aussi en anglais : ANTIGONE(tragédie en un acte) droits de la personne
Le mythe grec d’Antigone trouve ici une expression forte et originale. Une brève tragédie en un acte, martelée de répliques incisives et lourdes de sens, place Antigone devant un choix dramatique : doit-elle se contenter de la vie ordinaire de tout un chacun, ou obéir d’abord aux lois de la cité ? L’originalité de cette nouvelle Antigone sur le mythe grec veut qu’elle soit fidèle à son être plus qu’aux hommes et aux dieux, et que, poussée par les lois impérieuses qu’elle sent au fond d’elle-même, elle ignore ce qui la fait agir et pourquoi. Personnage entier et sincère, elle a habité l’auteur plus d’un demi-siècle avant de venir au jour.
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ELLE EST, POUR MOI, UN MYSTÈRE. existe aussi en anglais : SHE IS A MYSTERY TO ME. (roman – 147 pages) découverte de l’autre
Un garçon et une fille se rencontrent en colonie de vacances, et font l’apprentissage pathétique de l’amour et de l’autre : attirance irrésistible certes, mais dépendance, et engagement. Une autre personne, qui est-ce ? Peut-on s’y fier ? Être deux, c’est être ensemble, mais c’est aussi renoncer à sa liberté. Aventure bouleversante, où les deux jeunes vont jouer leur vie.
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ON ME DEMANDE MA VIE. existe aussi en anglais : MY LIFE IS EXPECTED OF ME. (roman – 132 pages) mise en cause de la société
Un lycéen mène la vie bien réglée d’un premier de classe dans un milieu bourgeois aisé. Au moment d’entrer dans le monde des hommes, les contradictions de la société et les questions de fond lui brûlent les doigts. Les hommes prétendent tous lui assigner une place ; ses professeurs et ses parents veulent le modeler pour qu’il soit comme tout le monde ; ses camarades eux-mêmes le rejettent de leur groupe ; car l’individu et l’amitié passent après l’accord social. Personne finalement ne lui reconnaît le droit de vivre en étant lui-même. Il ne trouvera de véritable soutien qu’auprès de sa camarade de classe Caramel, qui le comprend et l’entoure d’un chaud cocon. Un souffle haletant balaye le récit du jeune homme ; les remarques cinglent, les pensées explosent, et laisseront finalement le héros seul, confronté au monde angoissant des hommes.
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Il faisait chaud. existe aussi en anglais : IT WAS HOT. (roman – 137 pages) pouvoir inquiétant des mots
Six garçons et filles de 15, 16 ans sont en vacances dans la quiétude engourdie d’un été très chaud. Au cours d’une baignade, l’un d’entre eux extirpe du fond de l’étang une page d’un vieux parchemin écrite en grec. Les amis sont envahis d’une curiosité frénétique pour éclaircir le mystère de cette page : lorsqu’une pensée est nouvelle, faut-il s’en rapporter à l’autorité ? parle-t-on pour comprendre ou pour dominer ? les mots disent-ils la vérité ? Les animaux n’ont pas besoin de mots, les sentiments non plus. A qui faire confiance ? Dans le secret, la nature dévore la vie et redonne la vie, indéfiniment. Nous sommes nés de l’inconnu. Pourquoi ne pas lui faire confiance ? Ce roman sur la valeur des mots baigne dans une profonde poésie, faite de mystère, de brume, et de vent. Et les six jeunes gens accordent leurs voix nuancées pour faire de ce récit un modèle de conte philosophique.
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NOUS ÉTIONS JOYEUX. existe aussi en anglais : WE WERE GLAD. (roman – 138 pages) découverte de l’amour
Découverte de l’amour par deux adolescents à peine pubères. Les deux amoureux sont avides de se connaître – par eux-mêmes, et non à travers les opinions d’autrui. Ils découvrent que le mensonge est un droit, qui protège la vie personnelle, et que leur vie leur appartient. Bons élèves, ils s’entendent très bien avec leur entourage. Mais les autres s’inquiètent pour eux, car ils estiment que les deux jeunes n’ont pas encore l’âge d’aimer. Les deux adolescents, perturbés de toutes ces pensées troubles qu’ils devinent, découvrent que le mal n’est pas le fait d’avoir des enfants, mais bien le désir d’en avoir, parce que le désir est plus fort que tout, effrayant car incontrôlable. Les enfants viennent du désir, et non des convenances. C’est en pleine conscience que les deux amoureux décideront d’accomplir leur vie, c’est-à-dire leur amour. Le récit est plein d’émotion et de suspens, de fraîcheur et de passion, et tel sans doute qu’on aurait voulu l’avoir vécu soi-même.
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IL FAUT QUE JE SOIS UN HOMME. (roman – 171 pages) fin des paysans
En 1967, l’avance irrésistible du progrès menace le monde rural et annonce la fin des paysans. Faudra-t-il choisir entre Nature et Progrès, contemplation et travail ? L’école et la science nous facilitent la vie, mais ne nous apprennent ni à vivre, ni à décider quelles choses méritent d’être vécues. En plus, elles façonnent notre vie et, sournoisement, notre pensée. Quel est le sens de ce que l’on fait et quel monde veut-on fabriquer ? Reste-t-il seulement de la place pour les sentiments et l’amitié ? Qu’est-ce que c’est, être un homme ? Ces questions cruciales agitent le jeune héros, fils du notaire, et ses amis paysans, bientôt en âge d’entrer dans la vie. L’action se déroule en Bourgogne, parmi les collines et les prés que l’auteur connaît bien. Les travaux rythment les journées, et sentent bon la terre, les champs et les bêtes. Le personnage de Simplette, fille de la campagne réfractaire à l’école, finira par symboliser la force tranquille et millénaire du monde paysan, que le modernisme a fragilisé et presque déjà submergé. Vision douloureuse certes, mais pas tout à fait pessimiste, car si on ne peut arrêter l’évolution du monde, l’espoir existe d’une nouvelle vie, qui réunira le fils du notaire et l’attachante jeune paysanne, Herbe folle.
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La vallée est loin. (roman – 135 pages) méditations sur la Pensée
Un jeune homme, Aigle, invite un ami à passer les vacances chez ses grands-parents. Tous deux font des randonnées dans la montagne, en compagnie de deux amies, Gentiane et Ciel bleu. Au milieu des rires et des bourrades, dans le calme serein et grandiose de la montagne, les idées viennent avec facilité, et les amis s’enflamment à débattre de la pensée, des sentiments, de la morale et de la nature. Les premiers hommes, imaginent-ils, ont eu peur de la pensée, car elle trouble le bonheur de la vie quotidienne. Ils ont éliminé ceux qui pensaient mal, et délégué la pensée au meilleur penseur, le rendant responsable de tout. La pensée est incapable de connaître le sentiment et le sentiment a besoin d’autrui pour exister. Or, un ami n’est pas vraiment une autre personne, il ne peut donc détruire son être en aimant. La morale nous apprend à vivre. Mais elle remplace notre pensée par la pensée des autres, changeante et trompeuse. Comment rester soi-même, dans ces conditions ? La nature enfin nous offre l’accomplissement parfait de nos instincts, éternellement. Mais l’homme ne se contente pas de répéter la nature, car la pensée l’a rendu maître de son destin. L’homme oui, mais les hommes non ; car bien des hommes refusent de penser par eux-mêmes, et détruisent ceux qui pensent. Finalement, le monde connu est ennuyeux, déclare un étrange visiteur. Faut-il convenir avec lui que la seule façon d’oublier cet ennui est de se fuir soi-même ? Les jeunes gens, à bout de recherches, finissent par constater que personne ne peut enseigner à penser, ni dire si on pense correctement, ni à quoi cela sert. Devant l’échec de leur pensée, ils concluent qu’il ne leur reste plus désormais qu’à faire confiance à la vie, puisque c’est elle qui les fait vivre.
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Il pleut. – Venise en 1973 existe aussi en anglais : IT’S RAINING. – Venice in 1973 (roman – 177 pages) Venise, ou l’envers du décor
Qui n’a jamais eu envie de vivre à Venise, comme un vrai Vénitien ? et de découvrir sa lagune sauvage et secrète ? Vivre au rythme des marées, aller voir ses amis en barque ; connaître par l’intérieur ces palais des mille et une nuits ; manœuvrer une gondole, réparer une barque ; pêcher des anguilles ou des crabes dans la lagune, avoir un oncle sur une île et l’accompagner au marché de Venise pour vendre ses oignons et ses haricots ; déguster les plats typiques avec sa famille ou ses amis ; se promener la nuit dans le chaud cocon d’une ville rendue pleinement à ses mystères. Mais ce monde délicat et raffiné cède peu à peu sous le poids menaçant du tourisme et du modernisme. Que faire à Venise ? Des commerces éloignés et limités, des maisons sans confort, une vie trop chère. Les artisans disparaissent ; les commerces flattent les touristes : fast-food, tee-shirts et gondoles en plastique. En masse, les Vénitiens quittent leur patrie, car ils ne se sentent plus chez eux. Finis la vie de quartier, les jeux des enfants, le linge étendu dans les rues. Venise se transforme petit à petit en un musée superbe, et les habitants qui restent encore se demandent avec angoisse quel avenir leur sera réservé. Ce drame est celui des jeunes héros du roman. Un garçon, son amie et sa cousine sont vénitiens de souche. Le héros vient d’ailleurs. Grâce à ses amis, il découvre avec émerveillement cette vie et s’attache peu à peu à ce monde et à la cousine, qu’il ne voudra plus quitter. Ce livre est un document rare sur l’intimité occultée de la ville la plus célèbre du monde, il se nourrit de la connaissance directe et vécue de l’auteur.
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Une neige fine venait de tomber. – Paris en 1948 existe aussi en anglais : SOME LIGHT SNOW HAD JUST FALLEN. – Paris in 1948 existe aussi en anglais : IT WAS HOT. (roman – 282 pages) Paris en 1948
Un document captivant sur un Paris aujourd’hui disparu, et vécu de l’intérieur par ses habitants. Ici, des jeunes gens en première année d’université. Vie turbulente et chaleureuse des étudiants du Quartier latin ; vie animée et gaie des quartiers ; vie populeuse et élégante du Paris des monuments, des spectacles et des grands magasins ; vie paisible des squares et d’autres recoins cachés ; vie insolite des artistes et des petits métiers, des Puces et des fêtes à Pasteur. Le héros s’est épris de Dryade, qui l’emmène chez elle, au bord du lac d’Annecy en Savoie, pour les vacances. La province aurait dû lui paraître morne, fruste, rude. Mais il y découvre de merveilleuses montagnes, une vie rythmée par la nature, le sérieux et la simplicité des gens. Il y perçoit aussi la mainmise insolente de Paris sur les provinces. Dans le Genevois, chez la grand-mère de Dryade, il rencontre son extraordinaire cousine, qui voit si mal avec ses yeux mais si bien avec son cœur, et qui voudrait savoir si le monde existe là-bas, derrière la crête, là où le ciel s’arrête. Le cœur des deux héros restera en Savoie, mais la raison les ramènera à Paris.
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Je la voyais dans le miroir. existe aussi en anglais : I COULD SEE HER IN THE MIRROR. (roman – 219 pages) l’inconnu est partout
Des vacances ordinaires, et un héros ordinaire. Mais... Dans l’armoire il y a un miroir étrange, à l’image instable et floue. Le héros y voit la chambre d’une fille de son âge, chambre qui se métamorphose selon l’humeur bouillonnante de sa propriétaire. Elle semble connaître le héros, savoir tout ce qu’il fait et ce qu’il ressent. Mais le miroir est muet, et les deux jeunes ne peuvent se parler ni s’entendre. Ils communiquent pourtant, en silence, par le mouvement des doigts sur le piano, la compréhension d’un devoir de classe, l’émotion et les sentiments surtout. Tout cela est-il vraiment réel ? est-ce imagination ou folie ? Et le monde dit normal, tellement insaisissable, changeant avec nos pensées et nos sentiments, avec ce que nous ne voyons pas et qui agit pourtant ? Au fond, la vie ressemblerait-elle à un train, qui emporterait des passagers incapables de savoir quel est le trajet ni le but du voyage ? Est-il possible de connaître ce qui n’existe pas ?
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DERNIÈRES VACANCES AVANT L’ANNÉE DES EXAMENS. (roman – 185 pages) plénitude de la vie quotidienne
Un jeune homme de 17 ans revient passer les vacances d’été au pays, dans le Jura. Pour la première fois, le jeune citadin se met à apprécier les paysages paisibles de la montagne, ses vaches familières et ses habitants attentionnés. Aube, sa jeune voisine, le connaît et l’attend depuis toujours ; elle le guide vers ce monde nouveau, qui sera aussi celui d’un amour partagé et tendre. Sous la forme du journal intime, c’est un roman fondamentalement original. Il montre que le bonheur est dans les liens humains et la banalité de la vie, et n’a pas à être cherché qui sait où, dans l’insolite, l’imaginaire ou l’ésotérique. L’intimité et la sincérité troublantes du récit, une vie personnelle et ordinaire, la poésie et la douceur des touches font de ce roman une œuvre inclassable et merveilleuse.
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LES ORGES VENAIENT DE FRISSONNER. (roman – 228 pages) émerveillement sur le vieux chemin
Les vacances d’été de quelques jeunes gens venus dans la famille, en Bourgogne : campagne paisible et maisons fortifiées. Le fil directeur, une pièce de théâtre que les jeunes gens veulent jouer pour le plaisir. Mais entre une raison qui s’agite dans le vide, des actions souvent inutiles, notre avenir sera-t-il voué à jouer, pour l’éternité ? La vraie vie, qu’est-ce que c’est ? Un récit qui privilégie les atmosphères, les sentiments et la vie de tous les jours, avec la présence merveilleuse de la terre ; du vieux chemin, témoin d’un passé qui traverse le présent avec la sûreté de la destinée ; le retour lancinant des mêmes phrases, comme dans un conte, ou une obsession. Un roman à lire avec tendresse.
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VITE, NOUS ALLONS RATER LE PETIT TRAIN !existe aussi en anglais : COME ON, WE’RE GOING TO MISS THE TRAIN!(roman – 261 pages) vacances provinciales
Vacances provinciales dans la douce France de 1959. Les héros en sont huit camarades de classe de troisième, qui passent leurs vacances d’été dans leur petite ville, où campagne et artisanat se mêlent. Des jeunes gens à l’esprit sensé et pratique, dont la fougue n’empêche pas les inquiétudes sur leur avenir et le monde des adultes qui les attend. Pour ne citer que deux exemples, le petit groupe, convaincu qu’une histoire sans méchant est parfaitement capable de plaire, se démène pour monter un tendre spectacle de marionnettes pour des bambins gardés par une tante. Ils se préoccupent aussi des études d’une de leurs camarades, fort douée, mais qui abandonnera l’école pour préserver sa vie personnelle. Les rapports sont orchestrés par « les jumeaux », un garçon et une fille presque du même âge, toujours fourrés ensemble depuis la petite enfance, et organisant déjà leur vie l’un avec l’autre. La poésie voile avec douceur la cabane qu’ils se sont construite près de la rivière, la petite grenouille verte qui vient leur rendre visite et le wagon merveilleux où ils font leurs plus beaux voyages. Voici la vie que l’on vit généralement sans s’en rendre compte, et que l’on découvre soudain vraie et pleine. Un réalisme aigu, une fraîcheur amusée et finalement la foi dans l’homme sont les principales ressources du récit.
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ELLE VENAIT D’APPARAÎTRE HORS DU BOIS. (roman – 292 pages) la vie est possible
En 1964 le héros et l’héroïne viennent de la ville passer les vacances chez leurs grands-parents qui habitent en Bourgogne une région de collines escarpées : « la forteresse ». Les deux héros ressemblent à l’austérité de l’endroit ; ils se rencontrent et s’aiment. Un groupe d’amis se forme autour des deux adolescents, et des liens se tissent, parmi les blagues et les bons mots. Les conversations sont animées : l’histoire ancienne amène à réfléchir sur le passé ; les sciences, sur la nature ; l’école, sur les autorités et la pensée. De nombreux personnages secondaires brossent avec réalisme des tableaux de mœurs et de caractère, de la campagne et de la ville. Recherche du passé par l’étude des paysages et des cartes, escapade dans les vignobles, séjour dans des collines verdoyantes, promenades dans des contrées granitiques, journée parmi les villages et les champs, tout cela pique la curiosité du lecteur et apprend combien le monde peut être varié. Ce petit monde déborde de vie et nous entraîne irrésistiblement dans son mouvement, avec ses émotions, son humour et ses rêves. On peut vivre une vraie vie, c’est la leçon du livre.
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AUTOUR DE MOI, LES OISEAUX CHANTAIENT. existe aussi en anglais : AROUND ME THE BIRDS WERE SINGING. (roman – 358 pages)
En 1950, près de Paris, deux adolescents se prennent d’affection. La jeune fille est venue d’une grande ville passer ses vacances dans le village où habite le garçon. La vie se déroule tranquillement, parmi les rires, les jeux et les promenades. En contrepoint, la futilité des plages et des champs de courses ; l’exploration de la campagne normande où vivent les grands-parents ; la ville de la jeune fille, avec son fleuve et son grand port. Des images intensément poétiques et symboliques, sur lesquelles le temps n’a pas de prise. Retour de mêmes scènes, la jeune fille apparaissant en dame du Moyen Âge par exemple ; ou les deux héros, assis sur un vieux banc devant le petit étang qui rêve ; ou encore l’image de la route mystérieuse dont on ne sait ni d’où elle vient, ni où elle va. Monde immuable que l’amitié et l’affection sous-tendent de liens puissants. La musique – elle chante, il l’accompagne au piano – et les conversations sentimentales avec Schumann ; l’accordéon de la jeune Bouton s’animant pour les fêtes et les danses de l’heureuse compagnie ; la sollicitude chaleureuse de la jeune Bouclette, qui s’ingénie à rapprocher les héros ; enfin, l’extraordinaire personnage du chat, sorti tout droit d’un conte de fées, qui profère à son maître des sentences acérées et profondes. On ferme le livre comme on fermerait une fenêtre, avec la mélancolie de quitter des amis qu’on a laissés vivre là-bas, dans les pages du livre.
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JE PARS AU LOIN. (roman – 321 pages) partir, pour trouver quoi ?
Ce roman présente trois sortes de voyages : le tourisme, la campagne et la vraie vie. Un garçon et une fille se rencontrent aux vacances d’été chez leurs grands-parents respectifs. Avec quelques camarades, ils partagent la vie dorée des estivants sur la Côte d’Azur, visitent le pittoresque arrière-pays et les hauteurs grandioses des Alpes. Le Ségala leur révélera l’humble vie de la campagne, causses désolés ou rives verdoyantes de rivières. Ces séjours seront l’occasion de comparaisons entre capitale et lieux touristiques, modernisme et tradition, vacanciers et campagnards. La vie d’autrefois n’est plus possible, certes, mais doit-on pour autant accepter la mainmise moderne sur la conscience ? C’est en Auvergne que se résoudront les contradictions. Les amoureux sont chaleureusement accueillis dans la maison ancestrale de la jeune fille. La bibliothèque aux vieux livres, l’atelier d’horlogerie, l’ambiance familiale, attentionnée et joyeuse, révèleront qu’on est chez soi là où est son cœur. Les voyages se terminent sur les solitudes pleines d’humanité du pays des volcans, sereines et envoûtantes. Le retour à la capitale sera celui de deux jeunes gens qui savent désormais comment ils veulent vivre.
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UN SOUFFLE D’AIR CHAUD VENAIT DE ME RÉVEILLER. (roman – 223 pages) cours de vacances de Maître Canard
Parmi les champs et les bois, une petite vallée où court un petit ruisseau, où dort une petite mare, avec des enfants qui viennent pêcher des têtards, avec des poules, des vaches, et un canard savant qui fait des maths et de la physique. C’est là qu’habite Saphir, la jeune fille aux yeux qui veulent savoir, dont le héros est tombé amoureux. Elle voudrait être dans la même classe que lui à la rentrée prochaine, et lui demande de l’aider à sauter les deux classes qui les séparent. Le héros devient son professeur attitré pendant les vacances d’été, et l’élève s’ouvre à la compréhension de la nature, de la vie, et à la poésie du monde. Mais la plus belle leçon à tirer du roman est celle des sentiments. Désormais, les deux amoureux sont ensemble. Car, comme dit Saphir, « Quand les forces viennent du cœur, elles ne peuvent manquer. »
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LA RIVIÈRE DORT À L’OMBRE DES GRANDS VERGNES. (roman – 403 pages) la pensée flâne
Roman foisonnant, pétri de méditations, de rêve, d’amour et de poésie. Le berceau en est la Charente et sa douce et nonchalante campagne. Les acteurs, six camarades de pension, garçons et filles, issus d’un milieu d’artisans et de petits bourgeois, qui se retrouvent en vacances. Et le sujet, la quête ardente de la Vraie Vie. Promenades, visites dans des régions voisines, rencontres multiples et étonnantes, et même les plus humbles tâches quotidiennes opposent intelligemment la vie normale, qui tend trop souvent à déshumaniser les hommes, et la vie personnelle, qui seule permet d’être soi-même, garante de la chaleur de l’amitié et de l’amour. Désopilants raisonnements par l’absurde, extrême finesse psychologique des dialogues, poésie intense de la nature et mystères de la vie baignent dans un charme fou.
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LE PAYSAGE ME REGARDAIT. (roman – 193 pages) dans un coin du cœur
Un autre monde surgit du passé, une vie disparue, où des êtres humains pourtant vivaient, pensaient, aimaient. C’est en Lorraine ; une image d’Épinal avec son petit village, parmi les collines couvertes de champs, de prés et les multiples ruisseaux ; du temps des chevaux et des premiers tracteurs, du temps où on ne peut plus continuer à être maréchal-ferrant. Les trois enfants du maréchal vont vivre d’une autre vie que leurs parents : l’aîné fera des études, la cadette aime le fils d’un banquier de la ville, et le plus jeune deviendra agriculteur, ou éleveur, ou les deux. Émouvant, nostalgique, émerveillé ou tendre, le récit s’écoule comme les jours : ou qu’on soit, si on s’aime, on vit.
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L’AUBE COMMENÇAIT À PERCER LA NUIT. (roman – 409 pages) mon amour
L’histoire se passe à Versailles et dans sa région. Les personnages sont des camarades de première et terminale, le héros et l’héroïne vont tomber amoureux l’un de l’autre. L’action ? l’école et de brefs voyages à droite et à gauche en France – montagne, campagne, marais, neige, mer. Le récit est parsemé des pensées sur la vie et des conversations légères et bouffonnes des jeunes gens. Mais ce qui surprend chaque fois et fascine, c’est une vision sentie, quotidienne, et tellement vraie que l’intimité en devient parfois presque troublante. L’espace d’un livre, on a vécu et on s’est nourri d’une autre vie que la sienne.
~~~ PRAECORexiste aussi en anglais : PRAECOR(articles satiriques – 68 articles) satire de la société
Dialogues satiriques. Une ribambelle de petits articles, désopilants et explosifs, croquant à belles dents l’absurdité et le ridicule de nos contemporains.
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LA VIE (nouvelles – 131 pages) quête de l’autre et de la vie
Nouvelles émouvantes ou tendres, errant entre premiers émois, tentatives de conquête et impossible amour. D’autres sont des conversations entre amis traitant du chemin de la vie, ou encore de la véracité des personnages. La part des souvenirs donne à l’ensemble force et sincérité.
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RÊVES ET FLÂNERIES (77 poèmes) rêves et flâneries
Presque uniquement des sonnets, au rythme chantant et nostalgique, s’émerveillant de la campagne, de la vie simple et des sentiments affectueux. Ce qui ne va pas sans une vision réaliste et parfois ironique.
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SOUVENIRS DU FRIUL existe aussi en italien : SOUVENIRS DU FRIUL (récit de voyage – 46 pages) promenades
Petits chapitres écrits avec mon amie pour raconter nos balades dans ses montagnes, au nord de Venise, en Italie. Nous sommes partis à la chasse aux souvenirs et à la découverte d’une ancienne vie.
QUELQUES RÉALISATIONS TECHNIQUES
Études théoriques
- Étude et réalisation du software, y compris l’étude du code d’instructions, d’un calculateur à la société Serel, au titre de chef du centre de calcul.
- Étude de langages symboliques et réalisation de compilateurs : assembleurs, Fortran, Algol.
- Études comparées de calculateurs et de leurs périphéries, en vue de l’implantation de systèmes industriels, scientifiques ou de gestion ; ces études tiennent compte de l’implantation technique du matériel proposé et de la rentabilité économique du système.
Réalisations pratiques (y compris la responsabilité de la mise en route des systèmes)
- Usine nucléaire de Marcoule : réalisation du système de contrôle des piles G2 et G3 ; réalisation des modèles mathématiques, des organigrammes et des programmes correspondants.
- EDF 2 à Chinon : contrôle thermique de la pile nucléaire, software complet.
- CEN Cadarache : software des essais à terre du moteur sous-marin nucléaire ; responsable de l’établissement des modèles mathématiques et des programmes.
- Usine nucléaire d’Israël : responsable de l’établissement complet du software de contrôle de la pile nucléaire et de sa réalisation.
- Péchiney Salindres : programme de contrôle et de la conduite d’une usine chimique (production par synthèse de l’alumine). responsable du système et du software.
- Grande Dixence à Lausanne : étude de la programmation du système de traitement des données par télémesure du barrage de la Grande Dixence.
- Laiterie Nova à Rouen : étude de la programmation de la gestion, y compris la gestion du stock.
- Étude du système et du software, en temps réel, du radar à faisceau programmé ; programmation de calculs statistiques sur la détection de trajectoires d’engins.
- Études technico-commerciales pour la société Mors (Télémécanique).
- Réseau de distribution d’électricité de la ville de Naples. Étude et réalisation du système et du software complet du dispatching.
- Musée océanographique de Monaco (CNEXO) : responsable de la conception et de la réalisation du centre de calcul. Programmation de l’exploitation et du contrôle de l’expérience « Précontinent III », « La Maison sous la Mer » du commandant Cousteau.
- Établissement de diagnostics, conception de structures des travaux de gestion, direction de centres de calcul ayant trait à la gestion comptable d’entreprises de travaux publics.
RÉPERTOIRE MUSICAL DE TOLA AU PIANO
RÉPERTOIRE EN 1972 (avant ennui au doigt) six heures trente de musique jouable instantanément et prête à être enregistrée
Beethoven : quatre heures – Sonates no 7, 8, 14, 17, 19, 20, 23, 29, 31, 32 (en entier sauf no 7 et 9 : mouvement lent seul) (de la no 17 La tempête, un bout de travail du 3e mouvement a été enregistré en 1972 au tout début de l’ennui au doigt) Mozart : une heure et demie – Sonates K. 4, K. 14, K. 475, une autre – Fantaisie K. 457 Schubert : une demi-heure – Sonate en si bémol D.960 (de cette sonate, un bout de travail du 3e et 4e mouvement ont été enregistrés en 1972) Bach : une demi-heure – Toccata et fugue en ré mineur
Pièces jouées par cœur à un moment donné avant 1972
Bach : Prélude et fugue no 5 Beethoven : Lettre à Élise – Sonate no 1 – Sonates piano-violoncelle no 1 et 5 Brahms : Danses hongroises no 5 Chopin : 8 valses – 2 nocturnes – 3 préludes – Fantaisie en fa mineur – Marche funèbre Études no 12 « Révolutionnaire », no 3 « Tristesse », no 7 du premier cahier, Posthume no 1 Czerny : Art de délier les doigts Debussy : Clair de lune Grieg : 2 ou 3 pièces Haydn : Trio piano, violon, violoncelle Liszt : Rêve d’amour no 3 – Sonnet Pétrarque no 104 – Rhapsodie no 2 Mendelssohn : 1 pièce des Romances sans parole Mozart : Sonate (une ou deux sonates) – Trio piano, violon, violoncelle (un trio) Rachmaninov : Prélude no 2 op. 3 Schubert : Impromptus – Moments musicaux Schumann : Album pour la jeunesse Tchaïkovski : Romances
PIÈCES JOUÉES ET ENREGISTRÉES À PARTIR DE 1978 (avec ennui au doigt)
Beethoven : Sonate no 20 (2e mouvement) Chopin : Étude posthume no 1 Mozart : Sonate K. 310 en entier bouts de Sonates K. 281, K. 331, K. 332, K. 333, K. 475, K. 570 (Adagio) Fantaisies K. 457, K. 397 (Andante) Schumann : Album pour la jeunesse (« Sheherazade », « Melodie », « Trädlerliedchen », « Choral », « Stückchen », « Armes Waisenkind ») Albumblätter no 4 op. 124 « Walzer » Arabesque op. 18 Bunte Blätter op. 99 (« Albumblätter » 1, 2, 3, 4, 5) Fantaisie en ut op. 17 Scènes de la forêt op. 82 « L’oiseau prophète »
Sur l’harmonium de Ferrières (Oise) en septembre 1990
Mozart : Fantaisie K. 397 et Sonate K. 475
TOLA AU PIANO ET NORA AU CHANT
Mozart : Das Lied der Trennung K. 519 (1995) Schumann : Spanisches Liederspiel op. 74 : « In der Nacht » (chant Tola et moi, piano Tola) (1998) Dichterliebe op. 48 no12 : « Am leuchtenden Sommermorgen » (2007) Dichterliebe op. 48 no10 : « Hör’ ich das Liedchen klingen » (2007) Dichterliebe op. 48 no1 : « Im wunderschönen Monat Mai » (2007) Gedichte der Königin Maria Stuart op. 135 : « Abschied von Frankreich » (2010)
TABLE DES MATIÈRES
AU LECTEUR
RENCONTRE Fin février 1973 De l’or et des diamants Un être aimant Un prince
ADIEU Les dernières années Les derniers jours Enterrement Six mois plus tard
PRÉAMBULE Mon journal Un caractère de cochon Un homme infatigable Un emmerdeur Un homme qui doute “Est-ce que je suis fou ?” Des livres ou des CD ? De l’air… Souvenirs
L’AVENTURE PHOTOGRAPHIQUE VENISE Les conditions techniques Les pellicules Les appareils La restauration des Contax Les réparations et moi Les difficultés de l’entreprise photographique Les photographies de nuit Les photographies de la lagune Une journée à Venise La fin des photos à Venise
QUELQUES RÉFLEXIONS Une biographie pour quoi faire ? Éloge de la banalité Mais pourquoi faire des photos et écrire des livres ? Les photos de personnages L’art pour Serge Bassenko Photographie et cinéma Photographie et peinture Montrer la vie Son avis sur l’impact de ses photographies Petit cours de photographie à l’usage des amateurs Le regard de Tola « Je suis un séducteur »
L’AVENTURE PHOTOGRAPHIQUE LA CAMPAGNE FRANÇAISE Le goût de la terre Émerveillement devant la nature Animisme Pourquoi la campagne française ? La campagne, c’est le paradis Le vieux chemin Le blé Les vaches La vie moderne Les enseignements de la campagne La géologie Les hommes préhistoriques L’histoire Les paysans Les bonnes terres Une journée à la campagne
AUTRES RÉFLEXIONS Et moi, qui étais-je pour lui ? Tola et la musique L’amour des langues
LES RACINES FAMILIALES La famille maternelle Le grand-père d’Anna La grand-mère d’Anna L’arrière-grand-tante d’Anna et le monastère Novozybkov Anna La famille paternelle Des Slaves, des Vikings ou des Mongols ? Le grand-oncle Le père de Tola Le petit-oncle
LES ÉCRITS Le Sage « Le Sage questionne » La pensée chinoise Le Sage et l’éducation Les dictionnaires Essais de jeunesse Antigone L’inconnu Le train La sérénité Traq |