FOTOS de VENECIA y de FRANCIA

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LE  PAYSAGE  ME  REGARDAIT.


Le paysage me regardait. Il me regardait par la fenêtre du train, tout surpris de me voir.

Certes, le train je l'avais déjà pris, et même plusieurs fois, mais c'était d'habitude sur la grande ligne qui passait dans la grande ville où j'habitais. Celle-ci était une ligne de bien moindre importance, et je ne l'avais jamais prise.

Le paysage, tout de collines entre lesquelles coulait une calme rivière, me parut accueillant. Je le lui confiai, ajoutant affablement : "C'est mon premier jour de vacances, que je viens passer ici avec un camarade de classe qui m'a invité chez lui, dans le village où il demeure."

Peu à peu, le paysage, sans doute satisfait du motif de ma visite, s'habituait à moi, me découvrant de vastes bois ornant les sommets de collines plus hautes et escarpées, au bas desquelles se reposaient de-ci, de-là d'assez gros villages, me faisant traverser une rivière paresseuse, me montrant un grand étang, et enfin me faisant longer la petite rivière qui m'emmenait à la gare proche du village de Fontaine.

Fontaine, c'était mon camarade de classe, et c'était mon ami. Il m'avait observé durant tout le voyage, suivant mon regard sans faire de commentaires. Je sais; il voulait me voir goûter sa campagne par moi-même, sans la présentation des "Ici, tu vois..." qui rappelle les "Ici, vous pouvez voir..." des guides touristiques qui cherchent à bien vendre ce qu'ils montrent. Fontaine était un garçon pour qui une personne possédait une existence propre qu'il fallait laisser libre si on voulait connaître la personne.

Un peu avant la fin des cours de notre école, où il était pensionnaire, il m'avait demandé, après s'être informé de mes projets éventuels, et je n'en avais pas, si cela m'aurait fait plaisir de venir passer mes vacances chez lui. J'ai cru sentir une très légère gêne dans sa voix. Mon père occupait un poste important dans une banque de ma grande ville - il dirigeait le service du financement pour l'industrie - et son père était un simple maréchal ferrant dans son village. Je m'empressai de lui affirmer que j'avais moi-même souhaité cette invitation, et que je l'acceptais de grand coeur.

La matinée, ensoleillée et déjà chaude, s'avançait. Le voyage n'avait pas été long - quarante minutes - et à neuf heures et douze minutes, le train s'était arrêté à la gare où nous devions descendre.

Sur le quai, nous attendaient la soeur de Fontaine, de trois ans plus jeune que moi, et son petit frère, cinq ans de moins qu'elle.

Le train repartait sans trop attendre, et déjà mon ami était sur le quai. Je lui tendis sa valise :

- Attrape, Fontaine!

Le petit frère s'élança vers moi :

- Mon frère n'est pas une fontaine!

Le frère lui sourit :

- Je t'expliquerai.

Mais le petit frère ne s'était pas éloigné de moi :

- Pourquoi tu l'appelles fontaine?

Tout en descendant ma valise, je lui souris :

- Ton frère m'a dit qu'il y avait beaucoup de fontaines là où il habite, alors je l'ai appelé Fontaine.

Il était déjà ailleurs :

- Il y en a deux près de chez moi!

Et il partit embrasser son grand frère.

La soeur me fit un sourire timide, et prononça un bonjour que j'entendis à peine dans le bruit, assez faible à vrai dire, de la gare. Puis, elle se tourna vite vers son frère, et lui annonça, d'une voix un peu plus forte :

- Je suis venue avec Marquis.

- C'est moi qui l'ai mené! ajouta le petit frère d'une voix vive.

- Allons! déclara Fontaine avec un petit sourire.

Sortis de la gare, nous nous dirigeâmes vers un cheval attelé à une carriole, un bel et fort ardennais - Marquis sans aucun doute. Le petit frère courut détacher le cheval, et s'empara de la place du cocher.

Un peu au pas, un peu au trot, nous arrivâmes une bonne heure plus tard.

- En auto, on en avait pour dix minutes, me souffla Fontaine.

Il ajouta à mi-voix :

- Ça fait plaisir aux enfants!

Je soufflai en réponse :

- A moi aussi!

En descendant de carriole, je lançai au petit frère :

- Quel bon cocher!

Le petit frère cacha son contentement sous un sourire modeste. Sa soeur posa un regard affectueux sur son petit frère.

La mère de Fontaine m'accueillit posément, et, comme son fils, avec un peu de gêne. Ce qui ne l'empêcha pas de me souhaiter de bonnes vacances "...et un bon séjour chez nous", ajouta-t-elle avec un sourire gentil, à peine moins timide que celui que m'avait fait sa fille tout à l'heure, à mon arrivée.

Fontaine me mena à ma chambre, tout près de la sienne. Je passai un moment à ranger mes affaires. Fontaine devait en faire autant, car je l'entendais remuer dans sa chambre.

Apparition soudaine dans la mienne d'un galop débridé. Etait-ce le cheval, qui s'était dételé de sa carriole? Non, c'était le cocher.

- Tu restes tout le temps...

Etait-ce de sa part une affirmation ou une interrogation? Je n'eus pas le temps de résoudre la question, car le Débridé avait repris sa respiration :

- Nous irons nous promener dans ma carriole... Je suis un bon cocher!

Plus de doute; ce n'était pas une interrogation, c'était bien une affirmation. Et sans discussion possible.

- Je crois que nous aurons tout le temps de parler de promenade; mon ami est en train de ranger ses affaires...

- Il les a déjà rangées, Fontaine! répliqua le Débridé à son grand frère.

Mon ami et moi ne pûmes nous empêcher de rire, en entendant le nom que j'avais trouvé pour lui.

- C'est bien ton nom!

Et le Débridé se sauva en courant, tout en claironnant :

- C'est le déjeune-er...!

Le père de Fontaine, grand, bien posé sur ses pieds, venait d'arriver. Il me tendit une main franche, et me donna une poignée ferme, dénuée de rudesse.

- Je terminais le fer, m'informa-t-il simplement.

Il fit un petit mouvement des bras et des épaules, comme s'il voulait s'excuser :

- Il faut faire attention...

Nous étions à présent à table. Le père paraissait absorbé. Enfin, il se tourna vers moi :

- La vie, ici, n'est pas la même que dans ta grande ville.

Le Débridé ne laissa pas passer l'occasion :

- Fontaine lui montrera, à...

S'aidant des mains, il cherchait ses mots, puis saisi d'une inspiration :

- ...à Grande ville!

Un battement de mains :

- Et moi aussi!... Et Fer à cheval aussi!...

Je ris :

- Merci, le Débridé!

La mère sourit :

- Ça, c'est bien vrai que tu es débridé.

Je regardai le petit frère :

- Bon, j'ai compris, c'est moi Grande ville.

Je me tournai vers sa soeur :

- C'est toi Fer à cheval?

La soeur rougit légèrement. Je lui souris :

- J'aime bien ce nom!

Fer à cheval commença un sourire timide.

- J'ignorais que mon fils fût une fontaine, il y en avait déjà quatre au village! plaisanta le père.

Dans l'après-midi, nous allâmes, Fontaine et moi, parler des... événements récents, tout en nous promenant, un peu au hasard. Tout du moins, c'est ce qu'avait prétendu Fontaine. Car je me rendis vite compte qu'il voulait me montrer les endroits qu'il aimait, et qu'il souhaitait me voir aimer à mon tour. Ainsi que je l'ai déjà dit à propos de notre voyage en train, il ne m'indiquait rien, et me laissait regarder moi-même. Mais il savait fort bien m'orienter de telle façon qu'il ne me restait plus qu'à contempler ce qu'il me proposait. A vrai dire, cette manière de faire me convenait très bien, car elle me présentait les différents endroits tout naturellement, et mon esprit ne se mettait pas en travers de mon regard.

Face à la maison de Fontaine, de l'autre côté de la rue - c'était la grand rue du village - se trouvaient une fontaine - c'était celle dont avait parlé le Débridé - un café, une église et une rue que nous prîmes. Une fois passé l'église, l'autre fontaine dont avait parlé le Débridé. Sortis du village, des prés, de part et d'autre de la route. Ce n'était pas vraiment une route, car nous étions encore dans le village, malgré ce que je viens de dire. Mais nous rencontrions si peu de maisons... Un pont, qui traversait une toute petite rivière, plutôt un ruisseau. De l'autre côté du pont sur la droite, une fontaine. Est-il utile de préciser que c'était la troisième fontaine? Sortant de la route, nous entrâmes dans un large pré, qui bordait le ruisseau enrobé dans de grands saules. C'était clairement ici que la véritable promenade commençait.

- C'est dans ce ruisseau que j'avais coutume de pêcher, m'apprend Fontaine.

- Tu as des remplaçants!

Je désigne deux trois garçons d'une dizaine d'années, un peu plus, qui en font autant.

Il sourit :

- A présent, je suis un grand; la vie attend de moi d'être plus sérieux.

Je souris à mon tour :

- Plus sérieux, oui, mais j'espère pas rigide.

- Tu as envie de pêcher, à ce que je comprends!

- Ma foi... Ce n'est pas dans ma grande ville que je pêche.

- Et à l'école, ce sont surtout de bonnes notes que nous tentons de pêcher.

Je prends un air... sérieux :

- Je ferai mon possible pour que ça morde plus souvent ici que là-bas.

- Ne fais pas le modeste, tu n'as pas beaucoup de mauvaises notes.

- Je crois que tu en as encore moins que moi.

- Va! Nous verrons bien auquel de nous deux les gardons donneront la meilleure note.

Il s'est repris :

- Je pense plutôt qu'ils donneront la meilleure note au plus mauvais d'entre nous.

- C'est sûr! Par contre, ici, ce n'est pas comme en classe; ils ne nous donneront jamais de mauvaises notes.

Il approuve sans hésiter :

- Ils ne seront plus là pour donner des notes!

Nous arrivons près des pêcheurs. Fontaine, qui les connaît, bien sûr, leur demande si ça mord. Tout contents, ils lui montrent un seau où nagent quelques gardons. Nous laissons les pêcheurs à leur fructueuse pêche.

Lundi vingt-six juin mil neuf cent soixante et un, mon deuxième jour de vacances. La fin des vacances est encore lointaine; le dimanche premier octobre. Je me suis réveillé tôt matin, habitude prise à l'école, même pendant les fins de semaine, trop rares pour peser sur la moyenne comme on dirait en maths. A en juger par les bruits que j'entends dans la chambre contiguë, Fontaine, lui, est déjà levé.

Nous nous retrouvons tous dans la grande cuisine où la mère s'affaire au petit déjeuner. Fer à cheval met la table. La mère nous demande si nous avons bien dormi, le père affirme d'une voix ferme que nous paraissons très bien réveillés, Fer à cheval est allée embrasser son grand frère, me fait un timide sourire, puis s'en retourne à remuer quelques bols sur la table déjà prête à nous recevoir, sans doute pour s'assurer qu'il ne manque rien. Le Débridé n'est pas là. Mais le galop débridé fait irruption.

- La confiture de fraises est bonne! hennit le galop débridé à mon adresse.

A table, le père me demande :

- Qu'allez-vous faire aujourd'hui?

Intervention sonore du Débridé :

- Si vous allez à la pêche, je viens avec vous!

La mère proteste :

- Il faut d'abord leur deman...

- Ils étaient au ruisseau, hier!

- Laisse-les un peu tranquilles; ils viennent d'arriver...

Mais la remontrance de la mère laisse le Débridé absolument indifférent :

- Je sais, je suis passé par le pont avec des copains!

- Tu ferais mieux de manger! le tance sa mère.

Le petit déjeuné est terminé. Le Débridé a suivi sa soeur sortie donner un coup de balai devant la porte. Je vais à la fenêtre regarder la rue.

- Fer à cheval! Ton frère est là?

- Oui, je suis là! crie le Débridé à un homme qui se tient dans la porte du café de l'autre côté de la rue.

- Appelle ton frère! Téléphone! C'est le Confiseur! lui répond l'homme.

Et il rentre dans le café où se trouve le téléphone du village.

Fontaine a entendu, tout comme moi, et il court vers le café. Je dois avoir l'air étonné, car Fer à cheval m'explique, d'une voix douce :

- C'est notre cousin.

Un petit temps d'arrêt :

- Il habite un village, pas loin.

Un petit temps d'arrêt :

- Ses parents ont une confiserie... c'est pour ça...

Je lui souris :

- Une confiserie! Oh, j'aime bien...!

- Moi aussi! Et il y a des bons-bonbons!

Le Débridé a prononcé ces mots d'une seule traite, et rit de l'effet qu'ils sont censés provoquer sur moi. Je la connais, cette phrase, depuis que je suis petit moi-même, mais je ne le montre pas, et prononce de la même traite, mais d'une voix interrogative :

- Des bons-bonbons?

Le Débridé rit :

- Des bons... bonbons!

Je ris :

- Des bons, bons... bonbons!

Il rit de plus belle. Fer à cheval m'a fait un petit sourire discret.

Retour de Fontaine :

- C'est mon cousin...

Je le coupe :

- Le Confiseur?

- Les nouvelles vont vite! sourit-il.

- Il vient? Il apporte des chocolats? s'enquiert le Débridé.

- Non, c'est nous qui allons chez eux demain.

Fontaine se tourne vers moi :

- Il a une soeur d'un an plus âgée que nous deux; ils vont dans les écoles de la très grande ville située à l'opposé de ta grande ville à toi.

Il laisse un temps :

- Tu verras, ils sont très sympathiques tous les deux, ils te plairont sûrement.

Le Débridé est manifestement tout content. Fer à cheval est allée au potager, "Je vais cueillir des tomates pour midi", a-t-elle dit en partant.

L'après-midi, le Débridé nous entraîne tous - je veux dire les enfants, pas le père ni la mère - vers un champ, non loin de la maison.

- L'avoine a commencé de pousser, me déclare-t-il, me montrant le champ; tu viendras avec nous faire la moisson!

Toujours affirmatif, et non interrogatif!

Dans le champ il pousse bien quelque chose, mais quant à savoir si c'est de l'avoine... Je réponds sans hésiter :

- Bien sûr! C'est pour bientôt?

Il rit :

- Mais non! c'est après le quinze août!

Il ajoute, tendant le bras vers le champ :

- Tu vois, ce n'est pas encore mûr!

Il s'est tu. Pas pour longtemps, et il reprend :

- C'est pour nos deux chevaux; il y en aura assez pour l'année.

Il m'en a appris des choses, cet après-midi, sur l'avoine, l'orge, le blé, les chevaux... Je n'aurais pas cru qu'un... cours pût être aussi passionnant. Fontaine souriait, Fer à cheval me regardait.

Peu après le déjeuné, nous partîmes tous les cinq, Fontaine, Fer à cheval, le cocher, le cheval et moi. Oui, oui; merci cher Feydeau!

Le tout début du parcours m'était déjà connu; les trois fontaines - il faudra que je demande un autre jour où se trouve la quatrième - le pont, le ruisseau... Eh oui, les petits pêcheurs étaient toujours là!

Cette fois-ci, nous sortions vraiment du village. Encore des prés, de part et d'autre de la route, une vraie route maintenant. Le ruisseau, que nous venions de quitter, revenait à nouveau; ce n'était plus un ruisseau, ils étaient deux à présent. C'était bien toujours le même cependant, car après être devenu deux, il redevenait un. Sans doute pour ne pas obliger le pont sous lequel il allait passer à s'élargir à son passage.

Tantôt au trot, tantôt au pas, Marquis poursuivait sa route. Le paysage était lent, non seulement à cause de notre vitesse modérée - nous n'étions ni en train, ni en auto - mais surtout à cause du peu de variété de ce que je voyais. Je voyais des prés, des champs, des bois, de lointaines collines. Toujours le même paysage, en somme. Bien sûr, chaque pré, chaque champ, chaque bois, chaque colline étaient différents l'un de l'autre... mais que dire? Que dire? Je pouvais dire que le calme emplissait mes yeux. Etait-ce peu, était-ce prou? Cela, je ne pouvais encore me le représenter avec netteté. Ainsi que le paysage, ma pensée était indistincte. Indistincte mais pleine. De quoi? De quiétude.

- Regarder ne permet que de voir...

C'était Fer à cheval, assise près du cocher, qui s'était à demi retournée vers moi, et me parlait de sa voix douce. L'instant d'après, elle regardait la route.

Une demi-heure s'était passée depuis notre départ. Au pied d'une colline, un village. Sur la place, un garçon, nous faisant signe de la main. A ses côtés, une grande fille. Seraient-ce les cousins?

- Voilà ton copain! s'exclame... le Confiseur, se tournant vers moi.

Nous descendons de la carriole.

- J'emmène Marquis à la fontaine, et je reviens, lance-t-il, tout en prenant les rênes.

- Tu as des chocolats au praliné, la Confiseuse?

Ça, c'est le Débridé, évidemment.

La Confiseuse sourit :

- J'en ai préparé tout un paquet pour toi!

Elle embrasse ses cousins, puis me tend la main :

- Rassure-toi, j'en ai d'autres, et pas seulement au praliné!

- Lesquels? Lesquels? s'interpose le Débridé.

La Confiseuse lui fait un sourire, un petit signe de la main :

- Tu n'auras qu'à le demander à Grande ville, lorsque je lui en donnerai!

Le Débridé se précipite vers moi :

- Tu me diras? Tu me diras?

- Bien sûr, sois tranquille.

Le Confiseur est revenu :

- Content d'être ici? me demande-t-il en me tendant la main.

- Oui, je suis content; je suis ici avec mon ami, je suis dans sa famille, je viens de rencontrer ses cousins, et le pays m'attire.

- Tu n'es jamais venu par ici? me demande la Confiseuse.

- Jamais; le pays est tout nouveau pour moi.

- Tu es déjà sorti de ta ville? s'enquiert le Confiseur.

- Pas vraiment souvent; mais j'allais dans d'autres endroits.

- Dans d'autres grandes villes?

- Oui, surtout.

- Jamais dans les campagnes? s'étonne légèrement la Confiseuse.

- Si, cela m'est arrivé; mais je n'y connaissais personne, alors je ne regardais rien.

J'ajoute :

- La campagne me paraissait triste, sa seule vue m'ennuyait.

J'ajoute encore :

- Peut-être que les hommes qu'on ne connaît pas soi-même n'ont pas de véritable existence?

Un moment d'attente.

- Comme sur une photographie?

C'est la voix douce de Fer à cheval. Frères et cousins se sont tournés vers elle, et elle a rougi, baissant un peu les yeux.

- Comme sur une photographie, ai-je répondu.

Je crois que Fer à cheval a vu le sourire que je lui adressais.

A présent, les cousins échangent avec Fontaine des nouvelles de leurs écoles respectives. Etant de la même école que Fontaine, je participe, moi aussi, à la conversation. Le Débridé, qui s'ennuie à ne pas s'y tromper, est parti depuis un moment, et revient, menant Marquis :

- Je le mets dans la cour, explique-t-il; je vais lui donner de l'avoine.

Vers les quatre heures, le Débridé a été se mettre tout près de la Confiseuse, et la regarde avec insistance. La Confiseuse finit par lui entourer affectueusement les épaules de son bras, et tout en lui souriant :

- C'est l'heure du goûter!

- Avec des chocolats? s'écrie le Débridé.

- Avec plein de chocolats; tant pis pour toi si tu es malade!

Mais il en faut bien plus pour le décourager. Et il nous tire tous dans la maison.

Le goûter nous attend; chocolats de toutes sortes, bonbons paraissant tout aussi... bons, autres douceurs... Le Débridé galope déjà, mais sa cousine veille; un peu de chaque, c'est tout. Le Débridé fait quelques tentatives, puis accepte de bonne grâce, embrassant sa cousine. Les confiseries sont délicieuses, et je dois, bien que n'ayant pas reçu d'interdiction, me limiter moi-même.

La conversation se poursuit agréablement, sans s'appesantir sur tel ou tel sujet précis. C'est le début des vacances, et personne ne paraît avoir envie... j'allais dire de penser. Non, je ne crois pas que nous n'ayons pas envie de penser, je crois tout simplement que nous avons envie de penser à d'autres choses, et que là, l'envie nous manque de savoir à quoi. Mais qu'importe! les vacances sont encore longues, tout du moins c'est ce qu'apparemment nous souhaitons. Et pour en donner une simple idée, nous parlâmes beaucoup de nos projets, de nos futures promenades, sans jamais préciser quoi que ce soit, ni que faire, ni où aller. Pourquoi préciser? Nous aurons bien le temps de voir.

Je ne m'étais pas réveillé tard, mais, d'après les bruits de la cuisine, toute la famille s'était réveillée plus tôt que moi. Je me hâtai donc, et fis bien. Car dans la cuisine tout était prêt pour le petit déjeuner.

- J'allais te chercher! m'annonça Fontaine.

- Et moi, je lui disais de te laisser dormir, le désapprouva sa mère.

- A la campagne, on se lève tôt! conclut le père.

Une demi-heure plus tard, la forge résonnait des coups de marteau du forgeron - le père de Fontaine, bien sûr. Le Débridé partit voir des copains, Fer à cheval partit aider sa mère, et Fontaine partit avec moi rendre visite à ses trois vaches qui paissaient dans un parc, non loin de la maison. Un autre parc, tout près, abritait Marquis aux côtés d'un autre cheval. Bien sûr, Fontaine avait déjà été les voir, mais n'avait pas encore eu le loisir de me les montrer. Je compris que ces animaux faisaient partie de la famille.

La table desservie après le déjeuner, Fer à cheval lave le sol de la cuisine à grande eau. Le Débridé est déjà parti retrouver ses copains. Fontaine et moi nous préparons à faire une promenade - mon ami désire me faire découvrir les lieux de sa vie, peu à peu, sans hâte. J'ai bien dit me faire découvrir, et non me montrer.

Fer à cheval termine son ouvrage. Passant par la cuisine, Fontaine lui annonce que nous allons nous promener. Elle s'arrête et lui demande :

- Vous allez...?

Elle s'est interrompue. Je lui souris :

- Tu veux venir avec nous?

Sans attendre, je me tourne vers Fontaine :

- Tu...?

Il m'a déjà coupé, s'adressant à sa soeur :

- Ça nous fera plaisir à tous les deux si tu viens.

Fer à cheval lui sourit, me sourit, lui sourit :

- On part tout de suite?

Et nous partons tous les trois.

- Veux-tu voir notre village du haut de la colline? me demande Fer à cheval.

- Volontiers!

Et elle prend le commandement de notre troupe!

En sortant de la maison, nous allons vers la droite jusqu'à la sortie du village. Un croisement. Fontaine fait un pas vers la droite.

- Mais non! s'exclame Fer à cheval avec une autorité que je ne lui avais encore jamais vue.

Elle poursuit :

- Par le chemin de terre! C'est mieux!

Le chemin de terre se met bientôt à monter. Plus haut, je vois des vaches. Ici, de l'herbe seulement.

- Il faut du foin pour l'hiver, m'explique Fer à cheval; c'est cette herbe qui donnera le foin.

Nous montons toujours; le paysage s'ouvre peu à peu. Arrivés près d'un bosquet, Fer à cheval s'arrête :

- Regarde notre village! Voilà notre maison, tout près de l'église, tu vois, là, un peu à gauche?

- Je vois très bien le clocher... La maison...?

- Oui, elle est parmi les autres... je vais te montrer.

Fer à cheval profite de tous les endroits qui sont bien visibles, et je finis par trouver la maison... à peu près.

Elle m'indique une autre maison :

- Voilà le café...

J'approuve :

- Le téléphone!

- Oui, c'est le seul qu'il y ait dans notre village.

Elle s'interrompt un instant :

- C'est comme ça dans tous les villages, ici.

Elle paraît un peu gênée :

- Tu as le téléphone, toi?

J'hésite légèrement :

- Oui... En ville, beaucoup de gens l'ont.

Elle reste pensive :

- Quand on veut parler à quelqu'un, on téléphone, on ne va pas chez lui?

Je cherche une réponse. Fontaine vient à mon aide :

- La ville est grande; cela prendrait beaucoup de temps.

Elle le regarde, un peu surprise :

- C'est vrai, tu me l'as déjà dit...

Un temps :

- J'avais oublié...

Un temps :

- On parle, c'est tout...

Un temps. Elle se tourne vivement vers moi :

- Et pour se parler vraiment... on n'a pas le temps; c'est trop loin?

Fontaine veut la rassurer :

- On va aussi les uns chez les autres...

- Moins souvent?

- Tu ne vas pas tout le temps chez quelqu'un.

Elle reste songeuse :

- Non... mais il est tout près.

- Et s'il est au parc?

Elle sourit à son frère, puis à moi; puis :

- Je lui téléphone!

Et elle se met à rire doucement.

Deux heures de l'après-midi. Le Confiseur, la Confiseuse et le petit paquet de bonbons viennent d'arriver à bicyclette. Le paquet de bonbons descend le premier de bicyclette, énergiquement aidé par le Débridé.

Les cousins restent un bon moment avec leur tante qui leur demande des nouvelles d'un peu de tout, école bien sûr, d'autres et d'autres choses... Puis, les cousins vont à la forge. Puis, nous décidons d'aller bavarder, sans trop savoir où.

- A la source aux cailloux! propose le Confiseur.

Va pour la source aux cailloux... qu'est-ce que cela peut bien être? Je verrai bien. En attendant, j'apporte mon soutien à la proposition :

- Nous serons très bien, là-bas!

- Ah, tu connais!

- Pas du tout.

Le cousin lève sur moi des yeux étonnés :

- Pourquoi dis-tu...?

- Il fait très chaud, et une source est toujours fraîche.

- Y a pas d'eau! Y a pas d'eau! s'écrie le Débridé en battant des mains.

A mon tour de m'étonner :

- Une source...?

- Sans doute y en a-t-il eu une anciennement, suppose Fontaine, mais il y a longtemps qu'elle ne donne plus d'eau.

- Il ne reste plus que des cailloux, confirme la Confiseuse.

Je conclus brillamment :

- Et c'est pour cela que vous l'avez appelée la source aux cailloux.

Je vois clairement la réponse muette sur tous les visages : "Evidemment... ce n'était vraiment pas la peine de le dire..."

A peine un instant, et Fer à cheval me sourit :

- Tu as raison, parce que les autres ne l'appellent pas du tout; ils se contentent de dire : "Il n'y a jamais d'eau!"

Elle ajoute, sur un ton de confidence :

- Ils ne voient pas que la source donne des cailloux.

Je lui réponds, confidence pour confidence :

- Maintenant, je le vois aussi.

Je les vois bien, les cailloux, tout blancs; nous sommes à la source aux cailloux, tout près du ruisseau où jouent les enfants avec leur radeau.

Nous nous sommes installés à l'ombre d'un arbre à mirabelles, comme il y en a tant dans notre pays. Bien que l'ombre soit assez claire, elle nous protège cependant quelque peu.

- L'été promet d'être chaud, cette année, assure le Confiseur; il y aura beaucoup de mirabelles.

- Ça nous donnera de l'ouvrage à la mi-août, constate Fontaine; les vôtres et les nôtres.

- Je viendrai tous les jours faire le ramassage! déclare avec importance le Débridé.

On le regarde avec un peu d'étonnement, paraissant dire "Bien sûr, nous irons tous". Mais il a aussitôt repris :

- Il faudra bien surveiller quand elles seront mûres; je viendrai tous les jours avant, pour surveiller...

- Pour manger des bonbons, tu veux dire! le coupe la Confiseuse avec un sourire gentiment moqueur.

Se voyant découvert - je pense qu'il s'y attendait - le Débridé prend une contenance digne, signifiant sans l'ombre d'un doute : "Ce n'est absolument pas pour ça que je voulais venir!" Personne n'est dupe, bien sûr. Ce qui ne m'empêche pas de conforter la position du Débridé :

- Oh, je viendrai aussi, je pense que mon aide vous sera nécessaire!

- Oui, oui! s'écrie-t-il, nous mangerons les bonbons tous les deux!

De bons sourires se promènent sur les lèvres.

Ce matin, le marteau résonne fort sur l'enclume de la forge. Bien posé sur ses pieds, le maréchal ferrant frappe sur le fer destiné à ferrer l'ardennais qui attend docilement devant la porte. Il frappe fort, le maréchal, il frappe lourdement, mais avec quelle précision, je n'ose dire avec quelle délicatesse! Le fer, rougi au feu, change de forme et s'arrondit sous les coups. Le sabot a déjà été taillé et râpé pour se poser parfaitement d'aplomb sur le sol. Un seul fer mal équilibré, a dit le maréchal, et le cheval boitera et même se blessera. Le fer a fini par prendre la forme précise du sabot, il ne reste plus qu'à le poser et à le clouer. La corne a sifflé et a fumé, mais le cheval n'a pas bougé, et maintenant il s'éloigne gaiement auprès de son maître.

Après-midi. Fontaine et moi sommes partis au hasard des chemins de terre qui vont et viennent sur les collines. De loin en loin, une rencontre avec un paysan. Fontaine connaît le paysan, le paysan connaît Fontaine. Pourquoi cette précision? Je m'aperçois que je ne sais le dire, mais que cela est important. Encore une fois, pourquoi?

Je pense à ma ville. Je connais le crémier, car il est fort aimable; lui, il ne me connaît pas; car je ne vais chez lui que très rarement. Peut-être est-ce le contraire chez le boulanger, il m'est indifférent, alors qu'il connaît mes préférences pour tel ou tel gâteau que je lui prends régulièrement.

Ici, on vit ensemble. Je l'ai vu.

Je fais part de mes réflexions à Fontaine.

- Nos profs nous connaissent-ils? Les connaissons-nous? me demande-t-il.

Je cherche une réponse. Sans doute cherche-t-il, lui aussi, une réponse, car il ne dit rien. Nous continuons à cheminer, tout en ayant changé de conversation. Si l'on considère que des silences coupés de remarques sur le paysage sont une conversation. Et pourtant, je crois que c'en est bien une, car lesdites remarques sur le paysage correspondent à l'état d'esprit que chacune d'elles provoque en l'un ou l'autre d'entre nous et que nous pouvons comparer. N'est-ce pas une conversation, cet échange souvent indéfini?

Je reprends la question de Fontaine, abandonnée tout à l'heure :

- Nos profs connaissent notre nom, notre écriture, notre façon d'écrire, appelons ça notre style, et les idées que nous voulons bien leur communiquer sur les questions, appelons ça sujets, qu'ils nous proposent.

Il reprend, de même :

- Nous connaissons les noms de nos profs, leur écriture, leur façon d'écrire, appelons ça leurs corrections.

Je fais un sourire acerbe :

- Quant aux idées, sont-elles les leurs ou celles de divers inconnus, n'est-ce pas?

Il fait le même sourire :

- Dont on connaît le nom... et ainsi de suite.

Les remarques sur le paysage se font plus détaillées, car le paysage change peu. Evidemment, nous ne marchons pas vite, mais l'ensemble du paysage n'est pas plus rapide que nous. Si l'on parcourt l'horizon des yeux, peu de surprises. Par contre, une haie, un tournant de ruisseau, un bosquet inattendu derrière la colline... la vie est rarement sans surprises.

Samedi, juillet vient de naître; juillet, mois de vacances pour moi, mois de moissons pour ceux qui vivent ici.

Nous sommes tous les six - les deux confiseurs sont venus après le déjeuner - quelque part sur l'une de ces nombreuses collines qui se ressemblent tant lorsqu'on ne les regarde pas. Et devant moi, il y en a des collines, Fer à cheval a bien choisi son endroit.

- C'est bientôt, les moissons.

Apparemment, tout le monde a trouvé ma remarque absolument banale. Excepté Fontaine, qui m'a jeté un coup d'oeil un peu surpris. J'ai continué, comme si je n'y avais prêté aucune attention :

- Dans dix jours, ce sont les orges, dans quinze jours, les blés.

Même indifférence chez les mêmes, même surprise chez Fontaine, surprise qui commence néanmoins à se faire soupçonneuse :

- Tu as appris l'almanach par coeur!

Je fais un petit sourire à Fer à cheval. Fer à cheval me fait un petit sourire. Les sourires n'ont pas échappé à Fontaine, qui paraît se dire : "Ah, je vois d'où vient cette science soudaine!" Intrusion au galop du Débridé, qui a flairé le mystère :

- C'est Fer à cheval qui lui a dit! J'ai entendu, j'ai entendu!

Il n'a rien entendu du tout, mais il est observateur. Il est vrai que ce matin, nous avions parlé ensemble dans la cuisine, sa soeur et moi, pendant que Fontaine était dans sa chambre.

- Tu vas en faire un véritable campagnard; il ne voudra plus retourner à la ville! déclare en souriant Fontaine à sa soeur.

- Oh oui! Tu vas rester avec nous! s'est tout de suite écrié le Débridé.

Fer à cheval avait baissé la tête, sans doute un peu confuse d'avoir été à l'origine de cette pourtant joyeuse discussion.

- J'espère bien que tu m'apprendras toute la campagne! ai-je affirmé à Fer à cheval.

Elle a relevé la tête, et m'a fait un gai sourire.

La conversation va d'ici, de là, sans trop forcer l'attention. Si nous faisions les moissons, bavarderions-nous ainsi? Non, bien sûr, mais en classe non plus, nous ne bavardons pas, pas trop tout du moins.

- La ville ne te manque pas?

C'est la Confiseuse. Je reste un moment sans répondre.

- Il n'ose pas le dire! plaisante le Confiseur.

Est-ce vraiment une plaisanterie? Je réponds cependant :

- Je ne sais trop quoi répondre; une impression curieuse, inattendue... le sentiment, stupide, bien entendu, que la ville a disparu, qu'elle ne reviendra plus jamais... qu'elle n'a peut-être même pas existé.

Ce que je lis sur les visages n'est pas de l'étonnement, c'est de l'incompréhension. Je tente de préciser :

- C'est un sentiment confus, comme si un lien s'était coupé, comme si...

Je ne trouve pas de mots.

- Comme si ta ville avait été dans un rêve dont tu te réveilles?

C'est... c'est Fer à cheval qui a parlé doucement.

Je réponds sans avoir eu le temps de penser :

- Réveillé... Oui, oui.

Cet après-midi, Fer à cheval et le Débridé restent avec leurs parents. Fontaine et moi partons faire une bonne promenade à pied, qui nous mènera chez les cousins. En sortant de la maison, Fontaine tourne à gauche dans la grand rue. Je fais le connaisseur, et lui montre la rue qui va à la fontaine du pont :

- C'est par là que nous sommes passés avec Marquis.

- Oui, me répond-il, mais Marquis aurait quelque difficulté à passer sous les clôtures.

J'ai deviné; mais je fais le savant :

- Marquis n'aurait aucune difficulté à sauter par-dessus.

- Ça, tu as parfaitement raison! Marquis est un bon cheval, il sauterait sans peine... m'approuve-t-il avec vigueur.

Il ajoute aussitôt d'une voix beaucoup plus basse :

- ...avec la carriole.

Et il fait semblant de ne pas voir ma tête déconfite.

Nous voici donc partis par les routes et les chemins. Les routes? je ne les vois guère. Les chemins? Oui, je vois bien quatre bons chemins de terre tout autour de nous; mais il faudrait faire deux cents pas pour y arriver, et nous n'avons garde de les faire. C'est si bon, rouler sous les clôtures et marcher dans l'herbe, accompagnés par les vaches. Pas toutes, pas toutes; les autres broutent sans se déranger pour nous. Mais une visite est toujours la bienvenue. Curieusement, celle qui vient n'a pas la même couleur que les autres. Les autres? elles sont noires et blanches. Celle qui vient est tantôt blanche, tantôt rousse et blanche. Ce ne sont pas des vaches de la région, m'a appris Fontaine. Ensuite, il m'a aussi appris que les noires et blanches n'étaient pas non plus de la région. Je n'ai pas su quelle question poser, et l'affaire en est restée là.

Nous montons sur une colline à pente assez forte. Le chemin de terre que nous négligeons monte la pente de biais, ce qui rendrait la montée plus aisée. Mais les prés sentent si bon...

Notre village est resté en bas, derrière nous. Je me suis retourné pour le voir. A présent je le reconnais, Fer à cheval me l'a fait connaître; je vois le clocher de l'église, la grand rue, notre maison, le café au téléphone, le pont sur le ruisseau où se trouve la fontaine.

Notre marche se poursuit à travers les prés que traversent des ruisseaux dont certains pleurent leur eau disparue, quelquefois jusqu'aux pluies de l'automne, parfois pour toujours, allant de colline en colline, ou bien entre les collines, les mêmes que celles qui vont jusqu'à l'horizon qui se fond en dentelle dans la légère brume que la chaleur étend sur les prés.

Un grand bois, sur notre droite. De beaux grands arbres, que j'admire. "Ce sont des chênes, des frênes, des charmes", m'apprend Fontaine. Ma science des arbres est faible, mais je connais les chênes et je les aime bien. "Regarde devant toi!" me conseille Fontaine. Devant moi?... Devant moi, un bois, bien plus petit que l'autre. Mais... des chênes, des chênes, des chênes...! "Il s'appelle le bois des Chênes", me confirme Fontaine.

Un ruisseau longe un chemin. Des saules bordent le ruisseau. Et de saule en saule, nous arrivons chez les cousins.

Sept heures du matin. Les vaches, dûment traites dès six heures, sortent de la ferme située sur la grand rue, face à notre ferme, pour se rendre à leur parc, où les attend un bon petit déjeuner. Nous, les hommes, avons déjà pris le nôtre, elles, les bêtes, vont prendre le leur. Quoi de plus naturel? J'oubliais. Le petit déjeuné des hommes est meilleur, il est bien plus raffiné. L'homme, de nos jours, va chercher son café à l'autre bout du monde. Je vois souvent, dans des dessins faits pour amuser les enfants, des bêtes imitant les hommes. Je dessine dans ma tête une vache, tout de blanc vêtue - Coquette, va! - attablée dans notre cuisine, soulevant avec délicatesse son bol empli de café. Je l'entends : "Bien fort, comme il faut, un délice!" Quel bonheur que les vaches ne sachent pas lire!

La rue s'est emplie de monde. Oh! ce n'est pas comme dans ma grande ville. Tout de même... Pourquoi ne m'en suis-je pas aperçu au cours des premiers jours de mon séjour ici? Aujourd'hui, je trouve cela curieux. Sans doute trois oies marchant gravement dans la grand rue du village ne me paraissaient pas égaler trois automobiles roulant fièrement dans une rue, grande ou non, de ma ville. Et ce cheval, buvant avec grand plaisir l'eau fraîche de la fontaine en face de la maison, ne saurait, devais-je penser, se comparer à un homme buvant son verre de vin dans un luxueux café.

Bref, que de remue-ménage dans ce village, remue-ménage qui ne cède en rien à l'agitation de ma grande ville! Il y a même plus. Chez moi, on ne ramasse pas les bidons de lait à la porte de chaque maison; ici, voilà le camion du laitier qui, lui, les ramasse à la porte de chaque ferme. Et comme les fermes sont toutes dans les villages...

Et ce n'est pas fini! Voici un ardennais, lancé dans un galop effréné, terrorisant les poules qui s'enfuient en battant des ailes et en poussant des gloussements éperdus. Mais non, mais non, c'est seulement le Débridé qui ramène au petit trot le cheval pour son père. Maintenant il va l'atteler à la carriole. Son père doit se rendre au bourg de la confiserie acheter des barres de fer, et bien entendu, c'est le Débridé qui fera le cocher.

Le repas de midi est, comme tous les jours, animé par le Débridé. Non que personne à part lui ne parle, mais les autres propos sont plus mesurés. Le père fait sobrement mention des travaux de la forge, conte quelque anecdote - du moins, c'est le nom que l'on donne à ce genre de propos dans ma ville, ici, c'est un simple récit, cela ne porte pas de nom - la mère surveille le repas pour voir si personne ne manque de rien, et ne fait d'observations que pour ce qui concerne la table. Fontaine, qui ne parle jamais pour ne rien dire, attend patiemment que nous soyons sortis de table, moi, j'en fais autant que lui, et Fer à cheval de même. Mais, malgré ce que peut laisser penser cette description, le repas est loin d'être triste. La raison? La voici, je crois. Contrairement à ces assez fréquentes réunions où chacun parle pour soi-même, ici, chacun écoute l'autre, même s'il dit peu de choses.

L'après-midi se passe au potager. Il y a bien des travaux à y faire. Certes, mes connaissances en la matière sont inexistantes, mais j'aide bien volontiers à la tâche, ce qui veut dire que je fais scrupuleusement et, est-il utile de le dire, soigneusement ce qu'on me dit de faire. Et lorsque je ne comprends pas les raisons de telle chose à faire, Fer à cheval ne laisse à personne le temps de me l'expliquer.

Qu'il est surprenant, pour un garçon comme moi, habitué aux occupations décoratives de la ville, de passer un si joyeux et si fructueux moment dans la campagne! La vie ici est pleine de chaque instant et ne laisse aucune place à l'ennui, si fréquent dans ma ville, et que les amusements n'arrivent pas à cacher.

Petite promenade avec les cousins dans les champs quelque part autour du village, cette après-midi ensoleillée, ensoleillée comme le sont tous les jours depuis que je suis ici. Dans les champs, les vaches sont remplacées par les meules de foin, meules toutes rondes, qui paraissent participer à un jeu. "Je roule, je roule, puis je m'arrête... là où ça se trouve! Et mes compagnes, qui jouent avec moi, s'arrêtent un peu plus loin". Qui a gagné? Comment pourrais-je le savoir, puisque je ne connais pas les règles de leur jeu? "Eux aussi, ils roulent", doivent se dire les meules en nous regardant passer. Et peut-être se demandent-elles lequel de nous cinq gagnera. Cinq, parce que le Débridé est resté avec ses copains. Les connaissent-elles, elles, les règles de nos jeux? Je le pense, car nos règles sont très simples; le foin sera mangé par les vaches cet hiver. "Comment ça, ce sont vos règles; gardez-les donc pour vous, c'est vous qui jouez, nous n'avons rien à voir là dedans!" protesteront certainement les meules. C'est grave, de dépendre des règles d'autrui.

Nous marchons, tantôt en devisant tantôt en silence. Mais le silence ne rompt jamais notre conversation, il la nourrit de notre pensée.

- Sommes-nous les mêmes ici et à l'école?

La réponse à ma question se fait attendre. Fer à cheval lève le doigt, comme à l'école :

- Tu dis ça parce que tu ne vis pas ici?

Je n'avais pas vu ma question sous ce jour.

- Peut-être y a-t-il deux questions dans ta question? me suggère la Confiseuse.

Je cherche une réponse.

- Comment trouves-tu Grande Ville lorsque tu vas chez lui les fins de semaine? demande le Confiseur à Fontaine.

En effet, Fontaine ne rentre chez lui que pendant les vacances, grandes ou petites. Et à partir de novembre dernier, j'ai demandé à mon père qu'il soit le correspondant de mon ami, que j'avais connu au début de l'année d'école. Cela permettait à Fontaine de ne pas rester enfermé à l'école les samedis et les dimanches. Auparavant, il était avec Fer à cheval à l'école du bourg, celui où se trouve la gare par laquelle je suis arrivé ici. Le Débridé, lui, va à l'école du village. Et quant aux confiseurs, ils vont dans une école équivalente à la mienne, mais dans l'autre grande ville dont j'ai déjà parlé.

Oui, je n'ai pas pensé à dire tout cela plus tôt. Bah! je n'écris pas un livre, seulement le journal de quelques souvenirs de ma vie.

De quoi parlais-je avant cette longue interruption? Ah, oui! le Confiseur a demandé à Fontaine comment il me trouvait lorsqu'il venait chez moi les fins de semaine.

Reprenons donc. Fontaine répond :

- Je crois que je le trouve comme je me trouve moi-même, libéré d'être aux aguets.

Sa réponse jette un silence. On me regarde - suis-je d'accord? Je fais un signe lent d'acquiescement. Les cousins se sont regardés, et se sont fait le même signe lent d'acquiescement. Nouveau silence. Fer à cheval n'a rien dit, mais il me semble qu'elle a envie de dire quelque chose. Je lui demande d'une voix tranquille :

- Que veux-tu dire?

Elle me sourit de son sourire timide :

- Quand je suis à mon école, je pourrais rentrer chez moi tout de suite si je le voulais.

Signes de tête d'appréciation.

- Il y avait bien deux questions, constate la Confiseuse.

- Est-on le même lorsqu'on va en classe, et est-on le même lorsqu'on vit ailleurs? approuve son frère.

Je secoue la tête :

- Vivre ailleurs pose aussi deux questions; la première ne dépend pas des hommes, ainsi s'il fait froid, on s'habille chaudement, s'il fait chaud... la deuxième touche aux hommes, on n'agit pas de la même façon devant un ami ou devant un ennemi.

- Dans ce cas, les questions se ramènent à deux questions, déclare le Confiseur avec assurance.

- Oh, comme c'est judicieux! commente sa soeur avec une pointe d'ironie.

- Pas du tout! Je veux dire, absolument! proteste le Confiseur.

- De plus en plus clair, commente de même sa soeur.

- C'est pourtant on ne peut plus simple; en classe ou ailleurs avec d'autres hommes, on dépend des hommes, ce qui ne fait qu'une seule question, alors que le froid et le chaud ne dépendent pas des hommes, ce qui fait une nouvelle deuxième question.

- Le cas qui dépend des hommes était-il bien ta question? me demande Fontaine.

- Oui, et ce que nous venons de dire montre qu'il peut être facile de se tromper de question, et de finir par penser que l'école ne dépende pas des hommes, mais de lois indiscutables.

- Ah oui! intervient vivement Fer à cheval; quand on nous dit : "C'est ça qu'il faut faire!"

Je lui souris :

- C'est bien ça! Et là encore, tout dépend...

- ...si c'est le prof qui l'a dit, ou si c'est le livre... celui avec lequel on ne peut pas discuter, poursuit-elle.

Signes de tête d'appréciation.

- En somme, encore deux questions, résume la cousine; on n'y échappera jamais!

- Seraient-elles là les deux vraies questions, vivons-nous avec des lois ou avec des hommes? propose son frère.

Un moment de réflexion... moment un peu inquiet, me semble-t-il.

Fer à cheval esquisse un geste d'impuissance :

- Devant le livre, bien qu'il soit fait par les hommes, que je sois la même ou non...

- Alors, conclut Fontaine, il ne reste plus qu'une seule question; est-on le même selon l'homme devant lequel on se trouve?

Midi était passé, la chaleur était grande, cet après-midi, Fer à cheval était avec sa mère, le Débridé avec ses copains. Nous étions allés, Fontaine et moi, chercher un peu de fraîcheur sous les saules, le long du ruisseau. Un peu plus loin, là où le ruisseau s'était un peu élargi, je voyais les enfants sur leur radeau...

- Tu viens pêcher?

Qui avait crié d'une voix forte? Mais c'était le Débridé, qui tenait vaillamment sa place sur le radeau!

- Nous sommes trop lourds, le radeau va chavirer! avait crié Fontaine en retour.

Nous nous étions rapprochés, et je crus bien voir un léger soulagement chez les copains du Débridé. Peut-être la crainte d'avoir à nous céder leur radeau. Peut-être m'étais-je trompé, car nous fûmes gaiement accueillis, et les copains nous racontèrent leurs prouesses, tout en nous montrant les gardons qui emplissaient leur seau.

Nous avions repris notre marche et suivions toujours le ruisseau sous les saules. Un confluent se présentait à nous.

- Allons à gauche, me proposa Fontaine, nous irons à droite une autre fois, il y a un joli endroit pour un pique-nique ou un goûter.

Nous marchions depuis un moment en silence, lorsque Fontaine, hésitant un peu, me demanda :

- Tu as repensé à ce que nous a dit notre prof de maths?

Oui, j'y avais repensé, mais... :

- Je n'ai pas trouvé comment y penser, sinon je t'en aurais parlé... Je pense que toi non plus...

- Oui, moi non plus.

Un petit silence nous regarda réfléchir.

- Notre avenir... Comment veut-il que nous connaissions l'avenir?

Fontaine avait appuyé ses paroles d'un signe de tête de dénégation.

Il s'était retourné et montrait au loin les enfants qui pêchaient sur le radeau :

- Quand ils vont à la pêche, ils savent que c'est pour attraper du poisson; et ils savent par habitude qu'ils en attraperont.

Il s'était tu. Que pouvais-je lui dire? Que notre vie à l'école, elle...? Avait-il deviné ma pensée? Ou tout simplement ma pensée rejoignait-elle la sienne? Il secoua de nouveau la tête. Mais cette fois-ci avec l'espoir d'une attente qui ne serait pas vaine :

- Ceux qui veillent sur nous, ceux qui nous proposent des chemins, savent-ils eux-mêmes où vont ces chemins?

Il s'était tu une fois encore, puis :

- Que peuvent-ils faire d'autre que nous les proposer? Nous abandonner?

Nous marchions maintenant dans un bois épais; le ruisseau retrouvait sa source, quelque part entre les cailloux. Depuis un moment déjà, nous ne disions rien, non parce que nous n'avions pas envie de parler, mais, je crois, parce que nous nous laissions imprégner par le calme de ces arbres, qui paraissaient méditer sur le bonheur d'être ensemble, et de ne recevoir que les visites de ceux qui se sentaient bien d'être parmi eux, entourés des chants paisibles des oiseaux qui se parlaient entre eux, et qui leur parlaient aussi à eux, sans que l'on pût en douter. Et les feuilles des arbres, immobiles, écoutent, attendant le léger souffle de vent qui les fera répondre par un léger frisson.

- Et nous, que devons-nous leur répondre, à ceux qui veillent sur nous? avait repris Fontaine.

J'avais hésité :

- La première réponse qui vient à l'esprit est évidemment de leur montrer que nous sommes reconnaissants pour la sollicitude dont ils font preuve à notre égard...

Il avait fait un petit sourire :

- Et la deuxième réponse qui vient à l'esprit?

Je lui avais rendu son petit sourire :

- Si eux ne nous abandonnent pas, faut-il que nous nous abandonnions à eux?

Dans la matinée, le cafetier a appelé Fontaine :

- Téléphone! C'est le Confiseur!

Le Confiseur nous invite à venir passer l'après-midi chez eux.

- Le cocher va atteler Marquis! s'est immédiatement écrié le Débridé.

Au galop! Il a déjà disparu.

Au petit trot, au pas, au petit trot, au pas... Je regarde autour de moi. Le paysage est prenant. Prenant; je veux dire qu'il me prend. Je ne saurais définir ce mot, par exemple si le prof me le demandait. Peut-être simplement d'avoir à regarder le paysage sans le quitter des yeux. Pourquoi? Je ne saurais pas plus le dire. Alors pourquoi en parler? peut-être pour continuer à être dans ce paysage au moment où j'écris, au moment où je le relirai, peut-être. Qu'a-t-il donc, ce paysage, pour me retenir de la sorte? Ce ne sont pas les choses que je vois, les arbres, les prés, c'est la vie que je devine sans même savoir comme elle est. Elle est là, c'est tout, et je m'y sens bien. Alors, je regarde, sans voir par moments, en devinant, non, en ressentant. Quoi? Oh non, ce n'est pas quoi qu'il faut demander! c'est... je ne sais pas, mais qu'importe, c'est en moi.

Nous arrivons. Le Débridé a emmené Marquis à la fontaine. Une fois revenu, avoine pour Marquis, bons bonbons pour le Débridé, tarte aux groseilles pour nous tous, excepté Marquis, bien entendu.

Nous voici maintenant tous les six, installés qui sur le muret du jardin derrière la maison, qui devant le muret. Un long muret, fait de pierres allongées, et recouvert de larges grosses pierres carrées, toutes chaudes de soleil.

Ce matin, le Débridé ne tient pas en place :

- Téléphone à la Confiseuse!

Fer à cheval est un peu surprise :

- Que veux-tu?

- Aller à la pêche!

- Pourquoi as-tu besoin d'elle?

Il se dandine d'un pied sur l'autre, et hésite à répondre. Fer à cheval a deviné :

- C'est les poissons que tu veux pêcher, ou les bonbons ?

Le silence du Débridé est significatif. Fer à cheval reprend :

- Tu n'en as pas eu assez hier?

Silence de l'interrogé. Je crois que j'ai deviné, moi aussi :

- Chez la Confiseuse, il y avait bien un paquet de bonbons sur la cheminée?

Il fait un sourire un peu gêné. Fontaine a deviné, lui aussi :

- Tu les as oubliés?

Signes affirmatifs du Débridé.

- Pourquoi tu ne téléphones pas toi-même?

Le Débridé se tourne vers Fer à cheval :

- Si tu lui téléphones, toi...

Il laisse sa phrase en suspens. Elle lui sourit :

- Et comme ça, ce sera à moi à lui parler des bon...

Il ne la laisse pas achever :

- Oui, oui!

Affaire conclue. Fer à cheval va au café téléphoner à la Confiseuse, qui, elle, possède le téléphone à la maison.

- Elle vient quand? demande le Débridé aussitôt qu'elle est revenue.

- Demain, répond-elle innocemment.

Il a baissé les yeux, et on voit bien qu'il est déçu. Mais sa soeur lui fait un sourire taquin :

- Rassure-toi... ils arrivent!

Il bat des mains :

- Merci! Merci!

Et le voilà parti en courant.

Pas pour longtemps, car le voilà de nouveau... avec les cousins, venus à bicyclette. La Confiseuse a sorti le paquet de bonbons et le tend à son petit cousin :

- Il était à moitié vide; je te l'ai rempli!

Un joyeux sourire récompense la cousine.

Tout est prêt pour aller à la pêche. Tout? A vrai dire, il n'y a pas grand chose à préparer. Un seau pour y mettre les gardons, un fil pour les attraper. Ah, oui! Un bouchon pour y insérer le fil. Mais comme il est déjà inséré, nous ne pouvons pas l'oublier. Ah, encore! L'hameçon, c'est-à-dire une simple épingle retournée. Bah! les gardons ne sont pas très malins, ils mordront d'abord, ils regarderont ensuite. Les vers de terre? on les trouvera sur place, il n'y aura qu'à creuser.

Nous voici donc au bord du ruisseau de la fontaine, sous les saules qui nous protègent du feu du ciel. Nous restons sur la rive, dédaignant le fragile radeau fait de bouts de poutres, de branches, de planches, de ficelle, toujours prêt à couler, à la grande joie des enfants auxquels il ne reste que de patauger dans le ruisseau... avant de remonter sur le radeau!

A environ cinq cents pas du radeau, là où le ruisseau se sépare en deux pour remonter vers ses sources, les saules se sont pressés l'un contre l'autre, et forment un véritable petit salon ombragé. Après que certains d'entre nous ont sauté par-dessus l'un ou l'autre des deux bras du ruisseau - ce qui n'est pas difficile, ils ne sont pas bien larges - nous nous sommes tous installés autour du confluent.

Nos fils trempent dans l'eau. Le bouchon flotte et s'en va, il faut le remettre devant moi, sans arrêt. J'ai déjà vu pêcher. Ce n'était pas comme ça du tout. Des hommes, en général pas très jeunes, sont assis sur des petites chaises pliantes, ils ont l'air sévère de ceux qui font un travail sérieux, avec des employés qu'ils surveillent et qui n'ont qu'à bien se tenir. On n'est pas là pour s'amuser! Les employés? Ce sont les poissons, bien sûr. Et tout ça dans un silence de jour d'examen en classe. Dans une main immobile - comment font-ils? - une belle canne à pêche. Un fil spécial, sur l'eau, un... non, ce n'est pas un bouchon, cette chose qui ressemble à une décoration de vitrine. Mais si, cependant, cela s'appelle bien bouchon, et c'est peut-être pour admirer la vitrine que viennent les poissons, qui sait? Et alors, éblouis par le bouchon, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils gobent l'hameçon.

Ici, cela ne se passe pas de la même façon. Bavardages, rires... Cela effraie les poissons, dit-on dans ma ville. Sans doute, car j'en ai vu qui filaient sans attendre. Pourtant, le seau est plein, et comme midi s'approche, nous nous dirigeons vers notre maison pour que Fer à cheval nous les fasse frire. Et l'appétit ne nous manque pas pour les manger. Je dirais bien, imitant le Débridé, que c'étaient - car ils ne sont plus là - de bons bons gardons.

Ce matin, nous partons tous les sept faire une longue promenade de toute une journée, coupée d'un champêtre pique-nique. Champêtre veut bien sûr dire que nous ferons notre pique-nique à la campagne. Lorsque je l'ai dit, cela a fait rire tout le monde, excepté Marquis - j'ai bien dit que nous étions sept - qui est trop profond philosophe pour dédaigner les précisions qui paraissent inutiles au profane.

- Un grand restaurant avec une grande terrasse à l'ombre de grands arbres te conviendrait-il? me taquine Fontaine.

Je réponds sur le même mode :

- Tout dépend de la carte!

- On va jouer aux cartes? s'écrie notre cocher, très étonné.

Fer à cheval, non moins étonnée, me regarde. J'explique, tant bien que mal :

- On note sur une feuille les plats qu'on propose au choix de ceux qui sont venus déjeuner...

- Je n'ai pas fait de... je ne savais pas que...

Fer à cheval paraît toute penaude. Je tente au mieux à la rassurer :

- Au restaurant, ce n'est pas toujours bien, et puis les gens...

Je m'interromps, en lui souriant :

- Ici, c'est toujours bon, alors, pas besoin de carte!

Elle sourit, rassérénée :

- J'ai aidé maman à préparer le pique-nique.

Nous restons un moment à nous sourire.

Marquis ayant donné un bon coup de collier, la carriole s'est mise en chemin. Où sommes-nous donc? Mais tout simplement chez les cousins, que nous sommes venus prendre pour notre promenade. Le... restaurant est à peu près à une heure et demie d'ici, sans trop fatiguer Marquis. Pour cela, notre cocher y veille. Et d'ailleurs, à peine sortis du village, une bonne côte se présente. Marquis tire.

- Descendez! ordonne le cocher.

C'est à moi d'être surpris. Il y a à peine cinq minutes que nous sommes partis, serions-nous déjà arrivés? Fer à cheval a deviné ma pensée :

- Nous allons pousser la carriole; c'est amusant, et Marquis se fatiguera moins dans la côte!

Et nous voilà à pousser à six, et à tirer à un. A en juger par l'effort fourni, je pense que nous tirons plus à un que nous ne poussons à six. Mais qu'il est inattendu pour moi de trouver plaisir à... participer à la vie de ce lieu! Sentiment peut-être bête, mais tellement agréable.

Sans être rude, la montée sous le soleil donne chaud. Fer à cheval me montre les arbres qui bordent la route sur les deux côtés :

- Si nous étions en août, nous pourrions nous désaltérer.

- Avec les mirabelles de la route? C'est vrai; et sinon, des mirabelles, il y en a partout ici.

J'ajoute, en souriant :

- Mais je crois que nous en aurions emporté de chez toi.

- Chez moi, ce sont les meilleures de tout le pays!

Elle ajoute, en souriant :

- Ici aussi, elles sont très bonnes; je crois que tout autour de chez nous, ce sont les meilleures.

Elle fait une courte pause :

- Je le sais, c'est chez mon père que tout le monde vient apporter ses récoltes pour les acheteurs.

Je ris :

- Et tu les goûtes toutes?

Elle rit :

- Oh non, je serais malade!

Un petit temps :

- J'aime bien les mirabelles; ici, ils sont tous habitués, ils n'y font pas très attention.

Elle paraît réfléchir :

- Quand j'aime quelque chose, je ne m'y habitue pas.

Nous arrivons en haut de la côte. Et nous revoilà promptement dans la carriole. Derrière nous en bas, vers le soleil, je vois le village des cousins.

- Regarde à droite! Tu vois cette grande colline?

- Oui, elle est bien haute.

- Elle est la plus haute du pays; la nôtre est la plus haute de ce côté.

- Quel est ce bourg, à gauche de la grande colline?

- Celui de la boutique de nos cousins.

- C'est celui de la confiserie; là où sont les bonbons et les chocolats! considère important de préciser le Débridé.

Le Confiseur, s'adressant, air un peu distrait, à la Confiseuse :

- C'est bien à partir de demain que la confiserie ferme pendant tout l'été?

La Confiseuse, répondant, air un peu distrait, au Confiseur :

- Oui, c'est ce soir que la confiserie ferme ses portes; d'ailleurs, il ne reste plus ni bonbons ni chocolats.

Le Débridé tourne la tête tantôt vers l'un tantôt vers l'autre, l'angoisse dans les yeux. Pas une parole ne sort de sa bouche : "Que dire?" pense-t-il peut-être. Mais, à peine un instant plus tard :

- C'est pas vrai! c'est pas vrai! elle n'a pas fermé l'été dernier!

Son exclamation a été si fougueuse que nous nous sommes tous mis à rire, et Marquis a poussé un hennissement sonore.

Et Fontaine, toujours riant, à son petit frère :

- N'aie pas peur! j'ai entendu le garde champêtre tout à l'heure dire qu'on avait annoncé par erreur la fermeture de la confiserie et qu'elle resterait ouverte tout comme l'été dernier!

Le Débridé, d'importance, s'en va conter toute l'aventure à Marquis.

Revenons à la route. C'est Fer à cheval qui m'y fait revenir :

- Dans les temps anciens, un peu moins de deux mille ans, le mont qui est à droite de la route était important; il y avait un camp romain; le prof en a parlé, et j'ai lu un livre à la bibliothèque de l'école.

- Tu aimes lire?

- Oui, beaucoup.

Elle n'insiste pas, et me montre de nouveau le mont au camp romain :

- Les Romains, ce ne sont pas les premiers à être venus ici; avant, il y avait d'autres hommes, il y a des millénaires, dont on ne sait rien.

Je pense bien faire en donnant des explications :

- On sait certaines choses, comment ils vivaient, comment ils se nourrissaient...

Elle m'interrompt, avec une sorte d'ardeur :

- Oui, mais à quoi pensaient-ils?

Je ne trouve rien à répondre. Elle poursuit, sans y prendre garde :

- Le prof a dit, et le livre aussi, qu'avant il y avait des singes, puis, plus tard, ils sont devenus des hommes...

Elle reste pensive un moment :

- Les hommes pensent-ils encore comme les singes?

Sa cousine intervient :

- Les singes ne pensaient qu'à se nourrir; c'était l'unique but de ce qu'ils faisaient.

Le Confiseur soutient sa soeur :

- Regarde tout ce que font les hommes d'aujourd'hui! ce qu'ils font est varié, et ne sert pas seulement à se nourrir; ils cultivent leur esprit, ils échangent des idées...

Fer à cheval n'a rien dit. La promenade se poursuit. Petites collines, ruisseaux... Une chapelle, au milieu des prés. Dans un des prés qui descend vers nous en pente douce, un rideau d'arbres. Une belle ombre. La terrasse du restaurant.

J'aide Fer à cheval à descendre de la carriole. Elle m'a regardé, et m'a dit doucement :

- Mon père travaille tous les jours à la forge.

Cinq heures et demie du matin. Notre cocher vient de proposer à Marquis de faire partir la carriole qui nous emmène tous les quatre. Marquis a accepté de bonne grâce. Où donc partons-nous nous promener à une heure si matinale? Mais non, nous n'allons nous promener nulle part, nous nous rendons à la gare du chemin de fer qui va vers ma grande ville. Pour partir tous les quatre? Non, je pars seul. Finies les vacances? Pas du tout, je vais tout bonnement passer le dimanche avec mes parents, ainsi qu'ils me l'ont demandé. Enfin, c'est ma mère qui voulait savoir si tout se passait bien... Le téléphone? Cela n'a pas été jugé suffisant. Voilà pourquoi je pars.

Pourquoi en carriole? Hier soir j'avais bien proposé d'aller tout seul à la gare à bicyclette, mais il n'en avait pas été question. "A bicyclette? c'est loin!" m'avait avisé le Débridé. Et il avait sagement ajouté : "J'attellerai Marquis!" Apparemment, c'était moins loin; un peu moins de deux heures plutôt qu'une bonne demi-heure de bicyclette... Il m'avait semblé, mais puis-je en être sûr? que Fer à cheval avait pris à part le Débridé et qu'ils avaient chuchoté un moment, avant l'annonce du Débridé. Marquis trotte, la carriole roule, nous bavardons...

Sept heures trente-six, le train est parti; il reviendra à six heures quarante-trois, et Marquis nous ramènera tous les quatre peu après le coucher du soleil.

Je voulais regarder le paysage sur le chemin du retour; le paysage n'est jamais le même dans un sens ou dans l'autre. Je ne l'ai pas regardé. Cela n'a pas été volontaire, j'ai oublié. Tout le long du chemin, j'ai pensé au village, à nos promenades, aux cousins, aux parents de Fontaine, à Marquis et à son cocher, si vif, à la gentillesse mon ami, qui a su me mettre à l'aise dans un milieu qui n'a jamais été le mien. Je suis content de voir qu'ils étaient tous à l'aise avec moi.

Fer à cheval?... Elle est... Elle a trois ans de moins que moi... C'est encore une enfant.

Je sors de la gare; je suis dans ma ville. C'est grand et c'est fermé. Là-bas, c'est petit et c'est ouvert; jusqu'aux lointaines collines, jusqu'au ciel.

Mon père lit les journaux financiers. Ma mère cherche à savoir ce qui a changé pour moi après ce long - deux semaines - séjour à la campagne chez mon ami. Ou est-ce plutôt chez mon ami à la campagne? Ma mère paraît distinguer ces deux aspects de la question. Je ne sais pas vraiment ce que cela signifie pour elle. Je me contente de décrire le plus simplement possible mon séjour, mes promenades, je parle des cousins, de la famille de Fontaine : "Il a un petit frère et une petite soeur, son père est maréchal..." "Oui, je sais qu'il est maréchal!" m'a-t-elle sèchement répondu. La conversation sur le sujet s'est arrêtée là, et ma mère a parlé des choses ordinaires de la vie familiale.

Déjeuner. Mon père a abandonné la lecture des journaux financiers, dont il ne nous parle jamais. "Tu es bien heureux, mon père n'arrête pas de parler de son travail!" m'ont dit quelques camarades de classe. Aurais-je aimé entendre parler de finances? Peut-être, je ne sais pas, je ne me suis jamais vraiment posé la question.

- Les premiers tracteurs apparaissent dans la région de ton ami.

Suivent des chiffres, des pourcentages. Ils ne sont pas entièrement inconnus pour moi; Fontaine m'en a déjà parlé. Cependant, ceux de mon père sont plus nombreux, plus précis. Plus inquiétants aussi, et mon père met l'accent sur cette inquiétude.

- Le père de ton ami a-t-il d'autres sources de revenus? reprend-il.

Un peu surpris, je réponds :

- Je ne crois pas, à part quelques petites terres.

- Il pourrait s'agrandir; mais a-t-il des dispositions pour travailler la terre ou élever du bétail?

- Je ne sais pas; Fontaine n'en a pas beaucoup parlé, son père non plus.

J'ajoute, après un moment de réflexion :

- Fontaine m'a dit qu'il y avait moins de chevaux...

Mon père m'interrompt en lançant un pourcentage.

Il marque un temps :

- Ton ami est très sérieux.

- C'est vrai, approuve sans attendre ma mère, c'est un bon garçon.

Sans transition :

- Que pouvez-vous bien faire là-bas pendant tout ce temps? Tu vas rester jusqu'à la fin de septembre? Ici, il y a le théâtre, le cinéma...

Je lui fais observer ce qu'elle sait aussi bien que moi :

- Nous y avons été souvent cet hiver, Fontaine et moi.

Je fais une pause, un peu longue :

- Nous sommes même allés au théâtre avec toi.

Le déjeuner s'est terminé. Mon père est retourné aux journaux financiers. Ma mère a parlé des choses ordinaires de la vie familiale.

Je me suis réveillé ce matin tout endormi dans mes pensées. Ma grande ville n'est pas près de moi. Je vais à la fenêtre; la rue, deux poules qui se promènent sans craindre les autos, ici, personne n'en a. Une ou deux, je crois. Un cheval, mené par un enfant, boit à la fontaine de l'autre côté de la rue. L'église, le café. La rue qui s'en va vers le pont de la fontaine. Le cheval et l'enfant sont partis. Je descends pour le petit déjeuner.

Le père de Fontaine me demande si tout s'est bien passé pendant mon voyage d'hier. Je lui dis que tout s'est bien passé. Il ne me demande rien de précis, et moi, je ne trouve rien de précis à lui dire. La mère de Fontaine me dit qu'elle est heureuse de me revoir, cherche ses mots et n'ajoute rien. Quant à nous, Fontaine, le Débridé, Fer à cheval et moi, nous avons largement parlé hier soir dans la carriole. Qu'avons-nous dit? Je ne sais plus, rien de précis non plus, mais c'était très gai.

Après le déjeuné, nous partons, Fer à cheval, Fontaine et moi, faire une petite promenade à pied dans les environs.

- Tiens, un tracteur, c'est le premier que je vois ici!

A peine me suis-je exclamé que les paroles de mon père me sont revenues à l'esprit. Je me suis senti gêné, mais n'ai rien trouvé à dire. Le petit tracteur allait lentement, s'arrêtant tous les dix pas pour ramasser les foins séchés au soleil, et les reposant sur le sol en bottes rondes sorties d'un coffre à l'arrière du tracteur et dont le couvercle laissait échapper les bottes en se relevant. J'ai regardé Fontaine et Fer à cheval à la dérobée. Ils savent.

Tout le monde n'ayant pas de tracteur, et même très peu de paysans en ayant, le Débridé est parti pour la journée chez ses copains aider à la fenaison. Fer à cheval, Fontaine et moi, alléchés par le bon restaurant de samedi dernier, avons décidé de nous rendre dans un autre restaurant, "qui ne manque pas non plus de charmes!" m'a assuré Fontaine. Fer à cheval, qui a trouvé amusante l'expression, inattendue pour elle, dont s'est servi son frère, a néanmoins abondé dans le même sens. Et d'autant plus qu'elle a, elle-même, proposé le nouveau restaurant. "C'est une très large terrasse qui sort d'un bois épais, et qui vole au-dessus d'une profonde vallée, derrière laquelle il y a une montagne abrupte, toute droite", a-t-elle ainsi décrit l'endroit. Elle a un peu buté sur un mot ou un autre, en voulant égaler son frère en effet oratoire - je pense qu'elle ne connaît pas ce mot - et nous avons, Fontaine et moi, pris manifestement en grande considération sa description poétique.

Nous sortons donc de la maison, en prenant la grand rue vers la droite. Sortis du village, les prés; à gauche le ruisseau, à droite le soleil, devant nous le confluent où nous pêchâmes. Fer à cheval connaît-elle le temps de ce verbe? Peut-être après tout; elle parle bien, d'un langage simple mais clair, agréable à entendre. Donc, là où nous pêchâmes, nous sautons le bras du ruisseau qui s'en va vers la droite, là où nous vîmes le petit tracteur hier, qui faisait tout seul le travail du Débridé et de ses copains. Eh oui!... Suite du chemin par la langue de prés qui passe entre le bois et le ruisseau. Ensuite, une longue montée à travers bois, toujours en suivant le ruisseau. Lui, il descend, nous, nous montons. Quand je dis qu'il descend... il n'y a guère d'eau dans le ruisseau par cet été déjà chaud. Arrivés en haut, nous sortons du bois. Voici le restaurant, aussi poétique que le décrivit Fer à cheval.

Le paysage est beau, le restaurant luxueux, la carte sans égale.

La vue? Un gouffre derrière lequel se dresse une muraille. Fer à cheval m'a influencé; il n'y a ni gouffre ni muraille. Nous avons monté, et bien monté, dans le bois, mais la vallée n'est pas vraiment très loin; c'est comme si nous étions au sixième étage d'une maison de ma grande ville. La colline qui nous fait face est plus impressionnante; bien que ce ne soit pas une falaise, comme on en trouve dans les livres, elle en a l'aspect. Un bois épais, les arbres se dressant les uns au-dessus des autres. Vers le haut de la colline, sur la droite, des rochers d'un gris bleuâtre, tout lisses, ont pris par endroits la place des arbres; comme des yeux qui auraient guetté derrière la forêt.

Le luxueux restaurant? Une vaste salle à manger, adossée au bois. Une grande table ronde, sur laquelle est posée une nappe d'herbe fraîche.

La carte? Je suis en train de la manger; c'est une quiche.

- C'est toi qui l'as faite?

Fer à cheval me sourit avec peut-être un brin d'inquiétude :

- Oui...

- J'aime beaucoup la quiche, j'en ai mangé souvent; et même dans les meilleurs restaurants.

Je lui souris :

- La tienne a un goût fort, et elle est légère comme la neige!

Les joues de Fer à cheval se sont soudain empourprées; elle est radieuse. Fontaine sourit longuement.

- Comment as-tu donc fait?

- J'ai battu les oeufs et la crème très très longtemps, me répond-elle d'une petite voix.

Ce matin, le Débridé est reparti aider ses copains à la fenaison. Et quant à nous trois...

- Fer à cheval! Téléphone! C'est le Confiseur!

Fer à cheval court au café :

- Les cousins proposent de nous rencontrer vers deux heures à mi-chemin, pour faire une promenade à bicyclette!

Elle repart aussitôt annoncer notre acceptation au Confiseur.

Bien sûr, à bicyclette, puisque notre cocher ne sera pas avec nous.

Nous arrivons donc vers deux heures en même temps que les cousins dans un village situé à peu près à mi-chemin entre notre village et celui des cousins, et c'est ce village que les uns et les autres ont, m'a appris Fer à cheval, coutume d'appeler à mi-chemin.

Départ de la promenade.

- Où veux-tu aller? me demande le Confiseur.

Je ne sais pas trop quoi répondre. Fer à cheval vient à mon aide :

- Grande ville ne connaît pas la région; c'est à nous à lui montrer.

- Puisque tu as tant d'idées, nous attendons tes propositions! sourit gaiement sa cousine.

- Allons au hasard! suggère son frère.

- Le hasard n'est bon que si on ne peut rien trouver d'autre, observe Fontaine.

Fer à cheval se tourne vivement vers moi :

- Allons là où tes yeux s'arrêtent!

Je suis un peu surpris :

- Mes yeux ne vont pas toujours au même endroit.

Elle me sourit :

- Comme ça, nous n'irons pas non plus au même endroit; et tu pourras voir tout ce qui te plaira!

Je lui souris :

- Derrière les champs, je vois des collines, sur le ciel; allons-y!

Nous sommes partis.

- Nous ne serons jamais revenus ce soir, fait mine de s'inquiéter le Confiseur; les collines sont loin!

- Tu te décourages bien vite! le plaisante Fer à cheval.

Pour toute réponse, le cousin appuie sur les pédales. Nous suivons, plus ou moins en désordre.

- Tu es toujours content de ta pension? demande le Confiseur à son cousin.

Fontaine sourit :

- Tant qu'on ne change pas soi-même, rien ne change là-bas.

Le Confiseur médite un moment :

- Est-ce nous qui ne changeons pas ou est-ce l'école qui ne change pas?

- L'école est faite d'anciens élèves, remarque la Confiseuse; si les élèves changent, l'école changera avec eux, simplement plus tard.

Personne ne paraissant trouver une suite au sujet, Fontaine et ses cousins se mettent à parler des différences de vie dans l'une ou l'autre de leurs écoles.

Comme il a été prévu que je doive aller là où mes yeux s'arrêtent, je roule donc à l'avant de notre groupe.

- La terre est toujours la même, cependant elle donne des mirabelles, des pommes ou des fraises, prononce d'une voix calme Fer à cheval, qui roule à côté de moi.

Elle fait une petite pause :

- Les élèves sont toujours les mêmes, ce sont des garçons et des filles, donnent-ils aussi des fruits différents?

Deux heures et demie. Les confiseurs viennent d'arriver. Nous allons faire, comme hier, une promenade à bicyclette. L'endroit n'est pas le même, mais c'est toujours à moi de guider le convoi, d'après les analyses, déjà exposées, de Fer à cheval. Laquelle roule près de moi, sans doute pour m'aider si je me perds.

Un petit chemin de terre monte sans trop se fatiguer, en tournant avec élégance entre des clôtures négligentes, mais de bon ton. Là-haut, pas très haut, je découvre le paysage lointain qui ressemble tant aux autres paysages lointains des environs de notre village, paysages apaisants dont je ne me lasse pas d'emplir mes yeux. Fer à cheval me nomme les villages que je vois au loin, me parle de ceux qui y habitent, de ce qu'ils font. Le paysage prend vie. Voici un champ de blé qui sera bientôt moissonné, où le bleu tendre du ciel fait chanter l'or suave des épis mûrs. Voilà un bois où les paysans du village voisin vont chercher le bois qui chauffera leurs fermes lorsque la neige recouvrira le pays.

Derrière Fer à cheval et moi, roulent sans se presser Fontaine et ses cousins. Le Débridé, après avoir reçu sa ration de bonbons, est reparti à la fenaison. Ici, les paysans ne sont pas en vacances.

- Qu'en penses-tu? me demande soudain Fontaine, revenant près de moi.

Surpris, je réponds :

- Je contemplais le paysage; je n'ai pas très bien écouté.

- Je suis content que le paysage te plaise; ici, nous l'aimons tous, m'assure-t-il en me souriant.

La conversation générale reprend. A vrai dire, pour moi, la conversation générale n'avait pas encore commencé. Fontaine oublie charitablement la question qu'il m'a posée.

Dans la matinée, le père de Fontaine vient dire qu'il doit aller chercher une pièce de fer qui lui manque, et qu'il doit prendre dans le bourg de la gare où je suis arrivé. "C'est bien ennuyeux, ce matin je n'ai pas beaucoup de temps!" se plaint-il. "Nous allons la prendre nous-mêmes!" propose aussitôt Fer à cheval. Le père, et nous-mêmes, acceptons avec joie. "Je viens aussi, même sans Marquis!" a affirmé avec autorité le Débridé.

Sitôt fini le déjeuner, nous partons tous les six à bicyclette. Le chemin, je le connais maintenant, c'est celui par lequel passe notre cocher pour venir me prendre à la gare. Il faut avouer que si le trajet est bien plus plaisant avec Marquis, il est bien plus rapide à bicyclette. Mais n'oublions pas que si chacun de nous ne traîne que lui-même et sa bicyclette, Marquis, lui, doit traîner carriole, cocher et cinq voyageurs. Alors, n'accablons pas Marquis, nous le faisons déjà suffisamment.

La pièce de fer prise, nous faisons un petit tour dans le bourg pour me le faire visiter. Visite courte, le bourg est agréable, calme, mais il n'y a rien à visiter.

- Enfin, comme ça, tu l'as vu, tu n'auras pas de regrets! me déclare plaisamment le Confiseur.

- Suis-moi! m'invite pourtant Fer à cheval.

Et, se tournant vers nos compagnons :

- Vous avez oublié...!

Elle n'ajoute rien, et nous la suivons. Arrêt.

- C'est l'école où je vais! m'apprend-elle.

Je lui souris :

- Lorsque je serai en classe, je saurai où tu es!

Elle réfléchit un bon moment :

- Envoie-moi une photo de...

Elle s'est interrompue un instant :

- ...l'école où vous allez tous les deux, mon frère et toi!

Je lui souris de nouveau :

- Je te l'enverrai dès que je serai chez moi!

Elle rit franchement :

- Ne te presse pas!

Fontaine, rassurant, à sa soeur :

- Lorsque tu seras en classe, tu sauras où je suis!

- Le train! s'écrie soudainement le Débridé.

Revenus sur la grand route qui nous ramène chez nous, nous sommes passés devant la gare. Il y a effectivement un train le long du quai, un long train de marchandises. Mais qu'y a-t-il donc de si extraordinaire pour que le Débridé paraisse en être si surpris? L'explication arrive, qui, cette fois, m'étonne, moi.

- On prend le train? s'est-il de nouveau écrié.

Je suis de plus en plus surpris. Fontaine me met au courant :

- Il y a une vieille ligne de chemin de fer qui ne fonctionne plus depuis huit ans; mais de temps en temps, il passe encore des trains de marchandises...

- Oui, c'est amusant! On est dans les wagons, et on regarde dehors! m'apprend le Débridé.

- Allons à la gare, voir s'il part bientôt! propose Fer à cheval.

Je m'enquiers :

- Mais où va-t-il?

- Aux chocolats! me répond vivement le Débridé.

- Au bourg de la confiserie, confirme le Confiseur.

- Oui, mais tu as déjà eu tes chocolats, déclare la Confiseuse à son petit cousin.

- Tu me donneras un bonbon? tente de l'amadouer le petit cousin.

- Allons déjà voir quand part le train!

Nous nous dirigeons vers la gare. Je m'étonne :

- Je croyais qu'on ne prenait plus de voyageurs?

- C'est vrai, m'explique Fer à cheval; mais ils sont très gentils, et ça nous arrive d'en profiter pour nous amuser à nous promener en train.

Nous voici sur le quai.

- Alors les enfants, on veut se promener? nous lance jovialement l'employé.

Les enfants affirment gaiement que c'est bien se promener qu'ils veulent.

- Oui, mais il vous faudra attendre!

Le Débridé prend une mine inquiète :

- Longtemps?

- Oh, au moins dix minutes!

Le Débridé bat des mains :

- On part! On part!

L'employé sourit :

- Nous avons spécialement préparé ce train pour vous!

Le Débridé reste un instant dans l'incertitude. Puis, avec un large sourire :

- Merci, Monsieur le Chef de gare! Merci! Merci!

Nous remercions tous le... Chef de gare, et le train part.

J'ai déjà vu des trains de marchandises, bien sûr, mais je ne suis jamais monté dedans. C'est curieux, ce train qui sort du bourg, puis roule sur une voie sinueuse entre les collines, sans prendre de vitesse, comme s'il partait ainsi que nous en promenade.

Le Débridé nous a choisi de très bonnes places, pour nous et nos bicyclettes. Pour les bicyclettes, un solide wagon bien fermé, d'un rouge de rideau de scène de théâtre. C'est le Débridé qui a lui-même fermé soigneusement la porte, sous l'oeil bienveillant, et un peu amusé, du... Chef de gare. "C'est pour être sûr que les bicyclettes ne se sauvent pas!" a-t-il peut-être pensé. Pour nous, un magnifique wagon d'excursion, construit pour de lointains et luxueux voyages. Qu'on en juge. Le wagon est très confortable, on peut s'y asseoir, s'y tenir debout ou même s'y allonger si la fatigue gagne. Et pour permettre d'admirer les grandioses paysages que nous traversons, le wagon ne possède rien qui puisse gêner la vue; on peut voir devant, derrière, à droite, à gauche, où qu'on le désire. Et si un trop rapide virage tend à projeter un voyageur distrait hors du wagon, tout est prévu. Tout autour du wagon, court une solide ceinture, d'un métal joliment peint du gris d'un ciel nuageux, comme l'est aussi le plancher du wagon de marchandises découvert dans lequel nous voyageons.

Voici le bourg aux chocolats. Le Débridé aura-t-il son bonbon? Je le pense.

Le Débridé, qui a obtenu sans peine son bonbon hier - je crois même qu'il en a eu deux - est reparti aujourd'hui pour la fenaison.

- Pas du tout! me corrige Fer à cheval, c'est pour moissonner les blés.

Foin ou blé, le Débridé n'est pas là. Il faut avouer que pour moi, foin ou blé... Mais je ne le montre pas, pour ne pas paraître dédaigner une occupation importante pour Fer... pour tous les habitants du pays.

Après le déjeuné, Fontaine me propose d'aller flâner sur le haut de la colline tout près du village, du côté du soleil.

- Oh, c'est joli, par là...! s'exclame Fer à cheval.

Elle s'est interrompue, et a baissé les yeux.

- Si tu n'es pas trop occupée, tu peux venir avec nous, lui suggère tranquillement son frère.

Elle hésite. Je lui souris :

- Viens avec nous, ça nous fera plaisir...

J'ajoute vivement :

- Ça me fera plaisir!

Elle me fait un rapide sourire, puis, gaiement :

- Nous partons?

Et elle sort de la maison.

Nous montons sur la colline, d'où l'on voit les blés, les prés, les collines lointaines et le ciel bleu de l'été.

- Les vacances donnent envie de ne rien faire... commence lentement Fontaine.

Fer à cheval remarque :

- C'est pour ça que tu es resté avec Grande ville et moi toute la matinée à t'occuper du potager, sans doute!

Fontaine secoue la tête :

- Ça, ce n'est pas du travail; c'est notre potager.

- Alors, lorsque notre père est à la forge, il ne travaille pas non plus?

Fontaine paraît chercher quoi répondre. Je propose une réponse :

- Je pense que Fontaine parle de ce qu'on ressent lorsqu'on fait ce travail.

Fer à cheval réfléchit :

- Comme lorsque nous voyons pousser notre avoine?

Fontaine a silencieusement approuvé de la tête.

Nous nous sommes assis sur l'herbe. Devant nous, un vaste champ de blé qu'un paysan moissonne. Un bruit de moteur. Il n'y a pas de chevaux. Fer à cheval et son frère regardent. Ils ne disent rien. Je me tais. Devant nous, haut dans l'azur, un petit nuage blanc s'est arrêté.

La phrase que mon père m'avait dite dimanche dernier me revient soudain à la mémoire : "Il pourrait s'agrandir; mais a-t-il des dispositions pour travailler la terre ou élever du bétail?"

- Il y a encore des champs, des vaches et des mirabelles.

Au bout d'un silence, Fontaine me répond, hésitant quelque peu :

- Mon père n'a fait que travailler toute sa vie à sa forge.

Fer à cheval intervient vivement :

- Il connaît les acheteurs de mirabelles.

Fontaine hoche la tête :

- Nous avons assez de mirabelles pour faire des confitures...

Je l'interromps vivement :

- Les arbres, ça s'achète!

Le frère et la soeur ont un petit mouvement de gêne. Fer à cheval est la première à objecter :

- Les mirabelliers coûtent cher...

Fontaine approuve lentement de la tête. Puis, soudain, d'une voix qui se veut gaie :

- Nous n'allons pas parler affaires; nous sommes en vacances!

- L'école reprendra bientôt, lui rappelle Fer à cheval.

Dimanche, jour de la famille, jour des parents; le marteau ne résonne pas dans la forge. Maintenant, le calme est revenu dans l'église. Le café est plein de monde.

Dans l'après-midi, réunion chocolatière... ou bonbonnière, au choix, chez les cousins; le Débridé en a obtenu un de chaque.

- Que faisons-nous? demande le cousin.

- On se promène avec Marquis! décide le Débridé.

La décision n'est qu'une tentative, bien sûr, mais nous l'adoptons sans réticence.

- Et où allons-nous, puisque tu sais ce que nous allons faire? s'enquiert la cousine.

Le Débridé n'est pas pris de court :

- Nous allons goûter au restaurant! la carte est très bonne; il y a des chocolats...

Mais sa grande soeur veille :

- Tu vas te rendre malade! Si ta cousine veut bien, nous emporterons des fruits.

- Oui, approuve la cousine; des fraises et des groseilles...

Le Débridé en a oublié ses chocolats et ses bonbons :

- Oh, oui! des fraises et des groseilles! Tu peux en prendre autant que tu veux, Marquis est fort!

En route pour le restaurant, où nous avons déjeuné il y a une bonne semaine.

Nous voici donc tous les sept - mais oui, avec Marquis! - au camp romain. L'autre jour, je n'avais pas remarqué... :

- Qu'est-ce que c'est, là-bas?

Tout le monde a commencé à me répondre. Sauf Marquis, bien entendu. Cela nous a tous fait rire. Sauf Marquis, bien entendu. Fer à cheval a été la plus vive :

- C'est la carrière; le clocher du village de nos cousins est fait de la pierre qu'on prend ici.

- J'avais bien remarqué qu'il était tout doré.

- Oui, m'apprend-elle; comme beaucoup de maisons par ici.

Elle me laisse regarder :

- Il y a quatre tailleurs de pierre dans leur village.

Nous descendons entre deux collines boisées. Devant nous, de vastes prés; des collines au loin. Au milieu des prés, seule, une croix. Un village, que nous avons déjà traversé. Je n'aperçois rien que je n'aie déjà observé. Un peu plus loin, des champs emplis de blé, à perte de vue.

- Où va-t-il les mettre?

J'ai parlé sans m'en rendre compte, d'une voix basse.

- Regarde au fond, à droite!

C'est Fer à cheval, qui m'a entendu.

Je regarde; une grange, mais quelle grange! :

- On y mettrait les champs tout entiers!

Fer à cheval rit gentiment à ma bonne plaisanterie...

Marquis va son chemin. Nous bavardons gaiement. Un épais bouquet d'arbres. Non loin, un autre arbre, élancé, levant ses bras au ciel, auquel il offre une offrande qu'il tient à bout de bras. Qu'attend-il en retour? Je le sais, ce qu'il attend, les éclairs du ciel; c'est un pylône électrique.

Marquis va son chemin. Nous bavardons gaiement. Dans un pré, des poules, des poules, des poules!...

- Bien sûr, rit Fer à cheval, c'est un élevage de poules!

Un peu plus loin, un autre village, que nous avons aussi déjà traversé. Mais là, j'aperçois quelque chose que je n'avais pas observé. Sur la petite place du village, une maison confortable, au bas de laquelle se trouve un café. La belle affaire! Dans notre village, il y a aussi un café, juste en face de nous, que je vois tous les jours. Mais voilà, ce n'est pas du tout la même chose; dans ce café-là, il y a aussi une épicerie, et il y a de plus une boulangerie.

- Chez nous, c'était pareil, quand mon père était petit, m'apprend Fer à cheval.

Elle ajoute, après une petite pause :

- A présent, il y a moins de chevaux, et il y a aussi moins de gens.

Ici, il reste encore des gens; jusqu'à quand? Un paysan se prépare à atteler un beau cheval blanc; près de lui, d'autres paysans sont venus se reposer après le labeur, assis autour d'une table, devant le café. Nous nous saluons.

Nous sortons du village. Parmi les petites collines, à leur pied ou sur les versants, parmi les nombreux ruisseaux, dont certains ont perdu l'eau que le chaud été n'offre plus. Sur la droite, pourtant, une vraie rivière, pleine d'eau... enfin, ce que l'été permet. Les grands saules qui bordent des deux côtés la rivière tracent comme une grande route qui s'enfonce dans le lointain. Un moulin, à la tâche, qui ne se repose pas.

Sur la gauche, des prairies attendant que les enfants viennent ramasser le foin qui sèche paresseusement au soleil. Mais, les voilà, les enfants, dans un autre pré.

Je lance au Débridé, d'une voix qui se veut étonnée :

- Tiens, je ne te vois pas, là-bas!

Il rit :

- Parce que c'est trop loin; moi, je suis dans le pré qui est à côté de chez nous!

Sa repartie nous fait tous rire. Sauf Marquis, bien entendu, considérant qu'il fait un travail sérieux, et qu'il n'a pas le loisir de se livrer à des plaisanteries de cette sorte.

Nos gaies conversations ont repris. De nouveau la rivière, que nous traversons. La chapelle, au milieu des prés. Dans un des prés qui descend vers nous en pente douce, un rideau d'arbres. Une belle ombre. La terrasse du restaurant.

- Fer à cheval! Téléphone! C'est le Confiseur!

Fer à cheval court au café :

- Les cousins viennent vers deux heures!

Nous décidons d'aller flâner sur le haut de la colline tout près du village, du côté du soleil. Le Débridé est avec ses copains. Nous partons tous les cinq.

Tout autour de la colline, les prés, les champs, d'autres collines, que je connais bien à présent, et qui m'attirent comme au premier jour. Nous marchons au hasard, tantôt dans l'herbe, tantôt sur un chemin de terre. Chemins de terre qui vont si loin... je ne le savais pas lorsque je suis arrivé ici pour la première fois.

Les conversations suivent des sujets disparates.

- Les sujets ne sont pas imposés, comme pendant le temps où nous sommes à l'école, constate le Confiseur.

Fontaine fait un signe dubitatif :

- Les sujets ne seraient-ils pas imposés par nous-mêmes, selon nos façons de penser?

- Ne serait-ce pas simplement le moment où les sujets viennent d'eux-mêmes, sans qu'on s'en rende compte? suggère la Confiseuse.

J'objecte :

- Je crois que certains sujets s'imposent tout seuls sans nous attendre.

- Oh oui, s'exclame Fer à cheval, quand on nous donne un devoir à faire en classe!

Son frère l'approuve :

- Je pense que c'est vrai pour nous tous.

- Et lorsque nous aurons quitté l'école? demande le Confiseur..

- Nous devrons préparer les chocolats pour les clients, répond pensivement la Confiseuse.

Un petit silence.

- Quand Marquis a soif, son sujet est imposé, remarque Fer à cheval.

- Mais alors, il n'y a jamais de vacances? déclare le Confiseur.

- Les copains de mon petit frère n'ont jamais de vraies vacances, constate Fer à cheval; ce sont des paysans, le blé et les vaches n'attendent pas.

- Tu t'occupes bien du potager, lui fait observer son cousin.

- Oui, chez nous, il y a trois vaches; mais combien en ont-ils, les paysans?

Il ne répond rien. Je sais; certains paysans ont des dizaines de vaches. Chez Fer à cheval, trois.

- Nous vivons de la vie de l'école, note la Confiseuse, et nous ne pensons pas à la terre ni aux vaches; et quant à notre avenir, je ne crois pas qu'il soit dans les prés ou les champs.

Elle poursuit, après une pause :

- Cela nous laisse l'esprit plus libre pendant les vacances.

- Tu as raison, l'approuve Fontaine, et puis surtout, nos parents ne sont pas des paysans, je veux dire qu'ils ne vivent ni de la terre, ni des vaches.

Aujourd'hui je passe la journée chez mes parents. Des amis de mes parents sont venus déjeuner avec leur fils, d'un an plus âgé que moi, et qui va à la même école que moi et Fontaine. Il n'est cependant pas dans la même classe que nous; comme la Confiseuse, les examens l'attendent à la fin de l'année. Il connaît Fontaine, mais fort peu, camarades d'école, c'est tout. Moi, je connais mieux le fils, nous nous rencontrons de temps à autre, chez moi ou en ville, avec d'autres camarades d'école. Après le déjeuner, les parents du fils resteront pour l'après-midi avec mes parents, le fils restera avec moi pour la même après-midi. Pourquoi suis-je venu? C'est ma mère qui me l'a demandé; je suis resté la matinée avec elle, et nous sommes même allés ensemble faire quelques courses. Quant au fils, venu avec ses parents, et craignant sans aucun doute de s'ennuyer, il m'a lui aussi demandé de venir, par le téléphone du café, bien entendu. Et puis... et puis, j'étais curieux de revoir ma ville après plus de trois semaines d'absence, coupées certes, par une journée, mais une seule.

Les courses avec ma mère? J'allais dire la promenade, mais ce n'en est pas une; ici il y a des choses à faire. Ma mère ne me montre pas au passage tel buisson qu'elle aime beaucoup, telle fleur qui s'est épanouie ces derniers jours, ainsi que me le fait souvent remarquer Fer à cheval. Ici, les fleurs sont en vitrine, et les buissons, il n'y en a pas dans les rues, il faut aller les voir dans le parc de la ville, et le parc de la ville, nous n'y allons pas.

Nous voici au déjeuner. La mère du fils a entamé avec ma mère une longue discussion sur les spectacles que l'une ou l'autre a été voir cet hiver, quelquefois ensemble. Ma mère et la mère du fils ne se sont pas vues depuis un bon moment. On se récite la pièce de théâtre, on parle de la qualité, plus ou moins grande, des artistes. On flatte les hommes, on cherche les défauts des femmes. Les décors sont merveilleux, et le metteur en scène... aucune parole n'en rendrait le grand talent. Le sujet de la pièce tente d'être abordé, mais l'abordage ne se fait pas. Les décors ne l'avaient sans doute pas prévu. Quelqu'un a-t-il écrit cette pièce? Je ne le saurai probablement jamais.

Le déjeuner se poursuit. Mon père parle avec son ami. L'ami occupe, lui aussi, un poste important dans une autre banque de ma grande ville. Je ne saurais dire précisément quel service il dirige, mais il s'agit de même de financement. Pas question de théâtre. Mon père a dû y aller une fois cet hiver, pour accompagner ma mère, peut-être même avec cet ami, je ne sais plus, mais je doute qu'il se souvienne de la pièce. Et si c'est bien cet ami-là qui était venu ce jour-là, je pense qu'il ne s'en souvient pas plus.

De quoi parle donc mon père avec son ami? De banque, naturellement. Et je dois avouer que je n'ai pas plus suivi leur conversation que celle de ma mère avec son amie. De temps à autre, quelques mots pêchés au hasard suffisent bien pour savoir de quoi il s'agit. Cependant, pour ce qui est de mon père et de son ami, un mot m'a accroché l'oreille. Le mot "agricole". Pour le coup, j'ai écouté attentivement. L'ami faisait une analyse détaillée de la situation de l'agriculture dans notre région. Mon père lui posait des questions précises sur les nouvelles machines, les nouveaux tracteurs, leurs dimensions, la quantité, les prévisions de leur accroissement. Etait-ce vraiment ma mère qui m'avait demandé de venir? Oui, certainement, mais après quelles discussions avec mon père? Bref, Fontaine, que mes parents connaissent bien, puisqu'ils sont ses correspondants, leur plaît beaucoup. Et mon père n'a pas pour habitude de perdre son temps à parler pour ne rien dire. Et je suis bien sûr que son ami, qui paraît être tout ce qu'on veut sauf un naïf, ne pense pas un seul instant que mon père lui pose des questions pour le plaisir d'une conversation à bâtons rompus. Du reste, pas plus que mon père, il ne doit savoir ce qu'est une conversation à bâtons rompus.

Après le déjeuné, le fils me propose d'aller passer l'après-midi au parc de notre ville, où les élèves des différentes écoles ont coutume de se rencontrer lorsque le temps le permet.

- Je ne pense pas que tu aies envie d'entendre parler de banque toute la journée, raille-t-il.

Je confirme son opinion. Mais ai-je trop tardé à le faire? Le Fils m'observe un moment :

- C'est pour ton ami? Tu veux peut-être rester?

Je le remercie :

- C'est gentil... et courageux de ta part de me le proposer, mais je crois que mon père ne tardera pas à m'en parler.

- Je le crois aussi; les banquiers ne traînent jamais!

Il poursuit, après un temps :

- Je crois qu'il est maréchal?

Je fais un signe d'acquiescement. Il reprend :

- Les chevaux se feront bientôt rares, je suppose?

Je fais un nouveau signe d'acquiescement.

Il reste un moment sans rien dire, puis, me donnant un petit coup sur l'épaule :

- Allons au parc!

J'habite non loin du centre de la ville, et le parc n'est pas très loin. Nous y voici. Curieusement, je suis surpris de le voir. Non, non, je ne peux pas être surpris de le voir, je le connais trop bien, pour y être allé depuis que je suis en âge de marcher. Alors, d'où vient cette... surprise? Le parc est immense. Et si je le trouve immense aujourd'hui, qu'était-il à mes yeux lorsque j'étais tout petit? Une forêt, je crois. Je n'avais pas encore vu de vraie forêt à cette époque, et le souvenir de la forêt du parc m'était resté. Depuis, j'ai vu la campagne, j'ai vu des rivières, autrement plus larges que celle, toute petite, qui traverse le parc. Mais le souvenir était toujours là, et la vraie campagne, c'était le parc. Des arbres d'une hauteur vertigineuse, serrés les uns auprès des autres, des prés - mais non, c'était du gazon! - les amies de ma mère avec leurs enfants, certains de mon âge...

Lorsque je suis arrivé chez Fontaine pour la première fois, j'ai été surpris. Surpris de voir que son village était un lieu où l'on vivait, où l'on vivait sans ce qu'il y a dans ma ville; et pourtant, il m'avait semblé que son village avait tout, tout pour vivre. Plus tard, conduit par un lent cheval, j'avais trouvé des ruisseaux encore plus petits que la rivière qui traverse le parc, ruisseaux sans eau, bien souvent, et des bois moins majestueux, et des champs, de vrais prés, et des collines... des collines au loin, jusqu'au ciel. Il n'y avait pas ça dans mon parc.

A peine le petit déjeuné terminé, le père de Fontaine s'en va à la forge, un cheval pressé l'attend; tout du moins, c'est le fermier qui est pressé, bien entendu. "Je vais t'aider!" s'est précipité le Débridé. Voyant mon air légèrement étonné, Fontaine m'entraîne à la forge. "Ce n'est pas la première fois", me dit-il. Fer à cheval nous suit. Et notre Débridé tape du marteau à tour de bras sur le fer qui va ferrer le cheval pressé. "Et ensuite?" me suis-je dit tristement. Fontaine et Fer à cheval m'ont chacun jeté un rapide coup d'oeil. "Je dois aider ma mère", a dit Fer à cheval en partant.

Après le déjeuné, le Débridé s'en va moissonner. Je propose d'aller nous installer tous les trois au confluent du ruisseau, là où nous avions pêché. Le chemin n'est pas bien long. Le ruisseau est désert, les enfants sont aux moissons. Nous dépassons plusieurs fois le confluent, à l'aller, puis au retour. Nous parlons peu, je ne sais trop de quoi. Nous voici à l'ombre fraîche des saules. Nous restons un moment sans parler, à regarder couler le ruisseau.

- Mon père m'avait parlé des chevaux, la première fois que je suis rentré chez moi.

Personne n'a bougé. Je poursuis :

- Je n'en ai pas parlé, parce qu'il n'avait rien dit de précis...

- Je connais ton père, m'interrompt Fontaine, il a fait un exposé!

Je souris :

- Oui, mais rien de précis.

Je laisse un temps :

- Hier, son ami, tu sais, le banquier...

- Oui, celui qui ne parle que de banque, et qui a un fils qui a horreur de ça.

- Lui-même.

- Je parie qu'il s'occupe d'agriculture!

- C'est bien cela.

- Ses conclusions n'ont pas dû être très bonnes!

- Oui et non; il a parlé de financer ceux qui veulent acheter des terres, du bétail...

- Des mirabelliers? intervient vivement Fer à cheval.

Je lui souris :

- Des mirabelliers.

Elle prend un ton de voix un peu découragé :

- Papa ne voudra pas.

Je ne sais pas trop quoi dire. Fontaine ajoute :

- Nous l'avons entendu parler de cela avec d'autres maréchaux; il dit qu'il aime ses chevaux.

- Et qu'il ne saura jamais faire autre chose que les ferrer, confirme Fer à cheval.

Sur le moment, nous n'avons pas su comment poursuivre.

Huit heures du matin. J'entends résonner le marteau du Débridé dans la forge. Il est facile à reconnaître; moins fort que celui de son père, mais net, donnant l'impression d'être précis, bien que je ne le voie pas de la chambre des parents de Fontaine, où je me trouve. Fer à cheval aide sa mère à la cuisine.

- Tout le monde a du travail, ce matin!

Mon observation fait sourire mon ami :

- Ce matin?

Je me reprends bien vite :

- Je voulais dire, bien sûr, comme tous les matins!

J'ajoute :

- Les habitudes de ma ville...

Il m'interrompt, toujours souriant :

- Je ne t'ai jamais vu traîner, ni ici ni ailleurs; ce ne sont pas les mêmes occupations, c'est tout.

Et, en fait d'occupations, nous en avons une tous les deux, du genre de celles qui ne me tenteraient pas chez moi; réparer la petite porte de la table de chevet de ses parents. Enfin, à midi tout est fait, et le déjeuner est le bienvenu pour tout le monde.

- Fer à cheval, téléphone, c'est le Confiseur! crie le patron du café.

Nous décidons d'une promenade. Le Débridé n'ayant pas de moisson, Marquis est attelé.

- A quatre heures, vous aurez faim; je vous ai préparé des petits pâtés au chou! nous annonce la mère des cousins.

Et, se tournant vers son petit neveu :

- Pas de chocolat avec le chou, mais tu auras une pâte de fruits!

Le petit neveu paraît aussi satisfait que nous... pour les pâtés. Je sais bien que je n'ai encore jamais mangé lesdits pâtés, mais j'ai confiance!

Nous repartons. Le Débridé n'a pas fait boire Marquis, mais à quoi bon? Ici, c'est vraiment le pays des fontaines, et au moindre ruisseau... Marquis n'a pas à craindre la soif. Et quant à l'herbe, il y en a plus que ce qu'il pourrait manger.

Le chemin qui nous mène là où nous mangerons nos petits pâtés passe par un village que je n'ai pas encore vu. Mais des villages que je n'ai pas vus, combien y en a-t-il que je ne verrai jamais? La terre est trop vaste pour les chevaux et les hommes. Pourquoi y a-t-il des pays où l'herbe et l'eau manquent? Dans les villages que nous traversons, un Christ de pierre semble le regretter.

Une route tranquille nous mène aux petits pâtés au chou, dont nous nous régalons - j'avais eu raison d'avoir confiance. Et notre cocher n'a pas été le seul à savourer les délicieuses pâtes de fruits préparées par les parents des cousins eux-mêmes. Chou, fraises, framboises; du potager, bien sûr.

L'été est bien là, maintenant; l'air est plein d'une chaleur calme, que tempère le léger vent qui passe doucement sous les souples branches des saules, qui forment un écrin à la source près de laquelle nous nous sommes installés, dans une herbe dont le vert encore soutenu commence à se teinter de jaune pâle, la pluie ne nous ayant pas encore rendu visite depuis le début de l'été, il y a de cela un mois.

Le village que nous venons de quitter s'est assoupi dans les blés mûrs qui attendent les moissons. Ses grosses maisons émergent des épis drus qui glissent sur les pentes, et son clocher immobile contemple l'horizon familier.

Cet après-midi, nous nous retrouvons tous les six à pêcher le gardon, au confluent de notre ruisseau. Le gardon est réticent, mais je crois que c'est un peu de notre faute, nous ne sommes pas très attentifs. Même le Débridé, qui fait d'habitude la grande partie des prises, ne paraît pas avoir autant de succès que de coutume. Certes, je ne suis pas venu pêcher assez souvent pour le savoir par moi-même, mais j'en ai suffisamment entendu les échos.

Et pour quelle raison? Je crois que la conversation n'aidait pas à penser aux gardons. Quelle conversation, donc? La question posée par le Débridé l'indique clairement :

- Je ne pourrai pas être maréchal comme mon père?

Fontaine laisse à peine un silence :

- Non, il n'y aura plus de chevaux quand tu seras grand.

Il a parlé sans hésiter, d'une voix calme, nette. Son petit frère a baissé la tête, et n'a rien dit. Personne n'a rien dit pendant un moment. Un gardon a tiré sur le fil du Débridé, qui a prestement tiré le poisson hors de l'eau.

- Je l'ai pris! s'est-il exclamé d'une voix claire.

Dans la matinée, le patron du café appelle :

- Fer à cheval, c'est pour ton frère!

Fontaine reste un bon moment au téléphone :

- C'est ton père! m'annonce-t-il en revenant.

Il poursuit :

- Tes parents auraient aimé nous faire une petite visite, pour nous remercier de notre hospitalité... C'est ce que ton père m'a dit.

Il continue, après une brève interruption :

- Je lui ai dit que mes parents auront grand plaisir à les voir, et il a proposé de venir demain dimanche dans l'après-midi.

Il ajoute, un peu gêné :

- Je n'ai pas osé les inviter pour le déjeuner...

Je lui fais un sourire rassurant :

- Tu as bien fait! Tu sais bien que c'est pendant le déjeuner qu'il est le plus...

Je hoche la tête :

- Avec ses commentaires sur la finance internationale.

Il me sourit :

- Tu exagères!... cependant...

Nous rions doucement.

Fontaine conclut :

- Ton père te demande de le rappeler; il est à sa banque.

Nous allons tout d'abord en parler aux parents. Le père de Fontaine fait un large geste :

- C'est bien; nous serons heureux de connaître tes parents! me répond-il d'une voix franche.

La mère de Fontaine propose un peu timidement un déjeuner, mais j'explique... je ne sais plus trop quoi pour la persuader que les affaires de mon père... Un dimanche, voyons. Mais je crois l'avoir convaincue.

- Je ferai une grosse tarte aux fraises à la crème! déclare-t-elle.

Je me réjouis pour mes parents :

- Voilà une tarte qu'ils aiment beaucoup!

J'ajoute, en souriant :

- Avec les bonnes fraises du potager, et la crème de vos vaches!...

La mère de mon ami paraît toute contente. Il ne me reste plus qu'à me rendre au café, appeler mon père. Mes parents viendront vers trois heures.

Mes parents viennent vers trois heures. Ils viennent même à trois heures précises, mon père est un homme précis. La conversation est tout de suite prise en main par mon père. Il parle de l'agréable voyage qu'il a fait pour venir; la route est bonne, il n'a mis qu'une bonne demi-heure d'auto, le paysage est très beau.

Après ce préambule, il parle du plaisir que j'ai eu d'avoir été si bien accueilli, du plaisir que j'éprouve pendant tout mon séjour chez eux. Puis, il parle de sa reconnaissance, la sienne comme celle de ma mère, au maréchal et à son épouse, d'avoir si aimablement reçu leur fils.

La conversation se poursuit de façon, en apparence, plus ordinaire. Mais, mon père pose de temps à autre des questions touchant... le sujet pour lequel il est venu. Questions simples, d'un curieux de la campagne. Et comme il n'y met aucune insistance, le maréchal se sent libre de parler sans prendre les précautions qu'on prend devant un étranger. Je dirais même que, se sentant compris, le maréchal laisse transparaître des pensées - pas vraiment gaies - qu'il n'a pas pour habitude de montrer facilement.

Voici l'heure de la tarte aux fraises à la crème. La conversation a changé, et on parle maintenant de ce qu'on appelle souvent la pluie et le beau temps. Le maréchal est tout sourire; il a eu à s'entretenir avec un homme qui connaît la campagne, et qui la connaît bien. Le cours détaillé que mon père a reçu de son ami, l'autre banquier, le père du Fils, n'a pas été perdu.

Pas de tarte pour le goûter d'aujourd'hui. Nous n'en sommes pas plus malheureux. Qu'on en juge : fraises, framboises, groseilles... du potager, bien sûr. Est-ce que cela ne suffit pas?

Nous sommes partis tous les six vers deux heures pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés. Le chemin est assez court - on peut le parcourir en trois minutes en courant bien... surtout en descente! - mais nous, nous mettons beaucoup beaucoup plus de temps, car le chemin que nous prenons défie tout calcul ordinaire. Un chemin de terre, un pré, un chemin de terre, un champ, un chemin... Je pourrais continuer longtemps comme ça, sans parler des retours sur nous-mêmes - "Tiens, tu n'as pas vu, là derrière...?" - et sans parler non plus des arrêts - "Regarde!..."

Ayant ainsi marché, marché, marché, sans aller bien loin, nous nous installons sur l'herbe, à l'ombre d'un chêne. Bientôt quatre heures, et nos fruits font nos délices.

La conversation s'oriente vers les chevaux du maréchal, tout du moins vers les chevaux qu'il ferre.

- A en juger par les petites parcelles que nous avons, il est plus simple de s'occuper des vaches que des blés, affirme le Confiseur.

- Les vaches, il faut s'en occuper tout le temps, la terre a des moments de repos, conteste Fontaine.

- Pas autant qu'on le pense, tu le sais bien, lui fait remarquer Fer à cheval.

- Et puis, il n'y a qu'une seule récolte par an, note la Confiseuse; il faut pouvoir attendre.

Le Débridé écoute avec attention. Mais il ne paraît pas très gai. On ne parle guère de chevaux, n'est-ce pas? Quant à moi, je manque encore d'informations - les prix, les rendements... - mais je pense que c'est à moi à m'informer auprès de mon père et de son ami.

La conversation continue, justement, sur ce sujet. Chacun propose chiffres, rendements... On parle de tel voisin qui fait surtout du blé, de tel autre qui préfère la vache, du nombre d'hectares des uns et des autres. Et puis, il y a l'achat des terrains et des bêtes... et sans doute des tracteurs.

Aujourd'hui, je vais passer toute la journée dans ma ville par le train de sept heures trente-six du matin. Fontaine et Fer à cheval m'accompagnent à bicyclette jusqu'à la gare.

Ma mère est très contente de me voir :

- Tu vas vraiment rester chez eux pendant toutes les vacances? me demande-t-elle, à peine suis-je entré dans la maison.

Elle ajoute cependant :

- Ils sont tous très gentils...

Elle cherche ses mots :

- Ton ami est un excellent garçon; il fait de bonnes études... il pourra faire une bonne carrière...

Ce n'est pas la première fois que ma mère parle de la future carrière de Fontaine. Quelle carrière? Ce n'est pas très difficile à deviner, quoiqu'elle ne le précise jamais. La Banque!... Tout comme pour moi, toujours sans le dire. Qu'a-t-elle pensé du reste de la famille, les "tous très gentils"? Le maréchal n'a pas fait d'études, le Débridé s'intéresse beaucoup trop aux chevaux - il n'a pourtant pas dit grand chose, mais je connais ma mère - Fer à cheval? Je ne sais pas. Elle l'a regardée sérieusement, avec beaucoup d'attention. Je ne sais pas du tout ce qu'elle en a pensé. Ce que je sais, c'est qu'elle n'a pas voulu me le faire savoir.

Onze heures et demie. Mon père vient de rentrer pour le déjeuner. Onze heures et demie? Mon père n'arrive jamais avant midi. Et encore!

- Allons au salon! me commande-t-il sans préambule.

A peine installés dans les fauteuils, il reprend, à vrai dire comme s'il continuait une conversation interrompue depuis quelques minutes :

- C'est un homme sérieux, on m'en a déjà parlé; je pense qu'il peut faire un peu de vaches laitières et un peu de blé.

Il s'interrompt un moment, et paraît réfléchir :

- Soixante hectares devraient suffire pour commencer, moitié bétail, moitié terre; mon ami s'occupera des formalités.

Encore un temps de réflexion; un peu plus long :

- Le reste dépend de toi.

Je remercie mon père...

- Oh! moi, je n'ai rien fait, mon ami... me coupe-t-il.

Et sans attendre de réponse, il se lève pour aller se préparer pour le déjeuner. Avant de le suivre, je téléphone à son ami, le banquier, pour le remercier lui aussi. Le résultat est à peu près le même : il n'a rien fait, lui non plus; c'est mon père... Et il me passe son fils.

- Tu viens te promener au parc? me demande le Fils.

L'après-midi, nous nous retrouvons au parc.

- Mon père t'a parlé de ce qu'il a préparé? me demande le Fils.

Je souris :

- Ton père m'a dit qu'il n'a rien fait, et que c'est mon père...

Il rit franchement :

- Et ton père t'a dit qu'il n'a rien fait, et que c'est mon père...

J'abonde :

- Ça ne m'étonne pas de nos pères!

- Ça ne m'étonne pas de nos pères!

Nous restons là, à sourire un bon moment.

- Alors, l'affaire devrait être faite!

Il fait une petite pause, mais avant que j'aie eu le temps de répondre :

- Mon père a déjà eu l'occasion de proposer ce genre de prêt; les paysans ne veulent pas toujours changer d'occupation.

- C'est bien ce que je crains; mon père m'a dit : "Le reste dépend de toi."

Nous nous étions arrêtés un moment. Songeurs, nous avons repris notre marche, entre les grands arbres qui paraissent nous écouter avec sollicitude.

- Je crois que ton ami a une petite soeur et un petit frère, reprend le Fils, au bout d'un long silence.

- Oui.

- Tu en as parlé avec eux?

- Ils sont bien jeunes; le garçon a huit ans, la fille, treize.

Il m'a jeté un regard immobile :

- Tu as seize ans, un an de moins que moi.

- Oui; mais ce n'est pas moi...

Je m'interromps, ne sachant pas trop de quoi je parle, ou plutôt, à quoi je réponds.

Il poursuit, comme si je n'avais rien dit :

- En as-tu parlé avec eux?

- Oui.

- Qu'ont-ils dit?

- Le garçon aime beaucoup les chevaux...

Je m'attends à une autre question. Mais il a repris :

- Comme l'a dit ton père : "Le reste dépend de toi."

Comme je ne dis rien, il ajoute :

- On en reparle quand tu veux!

Vers deux heures, nous partons tous les six pour aller sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

Hier soir, Fontaine et Fer à cheval sont venus à bicyclette me prendre au train, et nous sommes rentrés au soleil couchant. Au cours du chemin, je leur ai fait part, très succinctement, des nouvelles que je leur rapportais de chez moi, et il fut décidé que nous en reparlerions tous, nous et nos cousins, le lendemain, dans l'après-midi.

Nous y voici donc. Je commence par faire le récit détaillé de mes conversations, tout autant avec mon père qu'avec le Fils, omettant cependant les remarques sur les âges des uns et des autres, comme ayant des rapports éloignés avec le sujet.

- Mon père m'a dit : "Le reste dépend de toi." Je pense que c'est plutôt de vous que tout dépend, ai-je ajouté; je ne crois pas que votre père...

Je suis vivement interrompu par Fer à cheval :

- Mon père trouve que tu es vraiment très très...

Elle s'interrompt soudain, l'air agité; puis :

- Il trouve que ce que tu dis est...

Nouvelle interruption agitée; puis, d'une voix nette :

- Je sais qu'il écoutera ce que tu lui diras!

Un silence s'est fait. Au bout d'un moment, Fontaine demande à sa soeur :

- Tu as déjà parlé...?

Elle rougit légèrement :

- Non, non, pas de ça; mais...

Elle s'est arrêtée, et ne dit plus rien. Fontaine hésite un peu, puis, se tournant vers moi :

- Ma soeur a raison; nous lui parlerons tous ensemble.

Il ajoute aussitôt :

- Mon père m'a toujours dit beaucoup de bien de toi.

Il me sourit :

- Tout le monde t'aime bien ici!

- Oui, tu es un bon copain! Je t'aime bien! s'est écrié le Débridé.

Les cousins m'assurent de leur grande sympathie. Je leur souris, je... Et je baisse modestement les yeux.

Tout le monde est pris, aujourd'hui. Le Débridé passe la journée avec ses copains; je crois qu'il faut encore aider aux moissons. L'aidera-t-on le jour où les moissons seront les siennes? D'après tout ce que j'ai pu voir et entendre, cela paraît certain. Cependant, pour mon père, un chèque n'a de valeur que lorsqu'il est encaissé par la banque, non lorsqu'il a été remis à celle-ci. Et puis, qui dit que le Débridé voudra vraiment s'occuper de la terre?

Et moi, pourquoi est-ce que je...? Fontaine est mon ami, je dois l'aider. Fontaine... a-t-il vraiment jamais pensé à s'occuper de la terre? Nos conversations pendant l'année d'école ne l'ont pas montré, il a souvent parlé d'autres projets. Enfin, rien de précis, comme pour moi, au reste. Enfin, c'est sa famille...

Les cousins sont à la confiserie; ils aident leurs parents. Que feront-ils, eux, plus tard? Je ne sais pas, nous n'en avons jamais parlé sérieusement. Et puis, il n'y avait pas de raison particulière d'en parler, je suppose.

Ce matin, nous aidons la mère de Fontaine au potager, et un peu aux parcs, où se trouvent les chevaux et les vaches. Nous, c'est Fontaine, Fer à cheval et moi. J'ai regardé les bêtes et les parcs, et les vergers, là où poussent les mirabelles... comment seront-ils, s'ils remplacent la forge, qui s'en occupera?

L'après-midi, nous allons, Fontaine, Fer à cheval et moi, nous promener le long du ruisseau jusqu'à la vaste salle à manger, adossée au bois, face à la muraille qui se dresse derrière le gouffre.

Le soleil a eu beau perdre de sa vigueur en cette fin de juillet, la chaleur paraît être plus dense, plus étouffante. Nous nous sommes prudemment installés dans l'herbe à l'ombre du bois, et nous nous désaltérons avec les juteux abricots que Fontaine a apportés dans un panier d'osier.

- Combien de temps, encore? a commencé Fer à cheval.

- Ici, personne n'en sait trop rien... lui répond son frère.

- Je pense que mon père et le Banquier...

- Le banquier? De qui parles-tu? m'interrompt Fontaine.

Il se reprend aussitôt :

- Ah oui, c'est vrai, son ami qui s'occupe d'agriculture!

- Il faut que tu leur demandes! me presse Fer à cheval.

- La prochaine fois que je vais chez moi...

- Tu y vas quand?

Je réfléchis :

- Je verrai déjà au téléphone; je pense qu'il faut leur laisser un peu de temps pour se renseigner de façon plus précise.

- Tu as raison, m'approuve Fontaine; c'est comme en classe, il faut avoir bien lu l'énoncé avant d'en chercher la solution.

- Oui, oui... commente Fer à cheval; mais il ne faut pas attendre que le cheval boite, pour le ferrer.

Dans la matinée, le paysan d'un village voisin est venu demander au père de Fontaine de lui réparer la roue d'une de ses charrettes. Réparer? Je m'informe auprès de mon ami :

- Comment répare-t-on une roue? C'est l'un des rayons qui s'est cassé?

- Cela arrive, mais dans ce cas-là, ce n'est pas mon père qui fait la réparation, c'est un charron; ici, il s'agit du cerclage en fer de la roue, et c'est ce que fait mon père.

- Il refait le cerclage?

- Non! Non! s'est écrié le Débridé, qui nous écoutait avec attention.

Il poursuit, sur le ton d'un vieux maréchal instruisant de jeunes compagnons :

- Il faut enlever le cercle de fer qui entoure la roue en bois, en faisant attention à ne pas abîmer le bois.

Il fait une pause, en levant légèrement un doigt pour attirer... l'attention de son auditoire - l'auditoire, c'est moi tout seul, bien entendu :

- Si le maréchal abîme le bois de la roue, le paysan ne sera pas content... et ce n'est pas bien!

Il hoche plusieurs fois la tête :

- C'est cher, de réparer une roue! C'est le maréchal qui devra la payer.

Un petit moment de silence, le maréchal - pardon, le benjamin du maréchal - reprend :

- Le maréchal enlève le cercle de fer, et il en refait un nouveau dans sa forge, et il le remet sur la roue en bois.

Le Débridé s'est arrêté, et me regarde en souriant. Je le félicite, d'une voix sérieuse :

- Cette fois-ci, j'ai vraiment très bien compris.

Il s'exclame sans attendre :

- Il faut aller chercher la roue! Je vais atteler Marquis, nous y allons quand?

Le maréchal - le père! - veut la roue pour ce soir. Nous irons sitôt le déjeuner terminé.

Le temps ne nous pressant pas, Fontaine propose de prendre un chemin de terre qui va vers le village du paysan, tout aussi bien que la route habituelle, mais qui permet de se promener de-ci, de-là, à travers les prés. Nous acceptons tous les quatre, Fer à cheval, le Débridé, Marquis et moi.

Une fois sortis de la maison, nous prenons la rue qui mène au pont de la fontaine, et tout de suite après l'église, nous tournons à gauche sur une rue dont Fontaine m'apprend que c'est un très vieux chemin. Je le crois bien qu'il est vieux, il est même tellement vieux qu'il a bel et bien disparu. Pourtant, à la façon dont il se dirige, Marquis suit avec sûreté un chemin invisible.

- Regarde un peu à gauche, m'indique Fontaine, à qui je m'en ouvre, l'herbe n'a pas le même aspect lorsqu'on s'éloigne de la carriole.

- C'est vrai, elle pousse plus régulièrement dès qu'on est plus loin; ici, c'est un peu désordonné.

- Et regarde devant la carriole, juste devant, m'indique à son tour le Débridé.

- Oui, oui, je vois; des roues sont déjà passées par ici.

J'ajoute :

- On les voit à peine.

- Ici, le sol est plus dur que dans le pré, c'est le vieux chemin qui se trouve en dessous, m'explique Fontaine.

Je souris :

- On se croirait au milieu de la mer...

Fer à cheval sourit de même :

- ...sur un chemin tracé par les poissons.

Son frère fait un long signe admiratif :

- Sur combien de mers, sur combien d'océans avez-vous déjà navigué tous les deux, marins des contrées lointaines?

La réponse tarde. Fer à cheval paraît sur le point de ne pas dire ce qu'elle voudrait dire, et moi, je ne vaux guère mieux. Soudain, elle se tourne vivement vers moi :

- Tu as déjà été à la mer?

Surpris, d'ailleurs sans raison de l'être, je réponds néanmoins d'une traite :

- Non, jamais, et toi?

- Jamais!

- Moi non plus! s'exclame le Débridé; mais j'ai vu des images, ce n'est pas comme ici.

- C'est loin, la mer, note son frère, moi non plus je ne l'ai jamais vue, et nos cousins non plus.

Marquis va gaiement; il n'a pas la même allure que lorsqu'il nous traîne sur une route, je dirais même sur un chemin de terre.

- Sur l'herbe, il se cogne moins les sabots, m'explique le Débridé, lorsque j'en fais la remarque.

Bon, je m'en doutais un peu, mais avoir l'assurance d'un spécialiste est réconfortant. On a vite dit des bêtises, tout en pensant bien parler, quand on vient de la ville.

- Oh, je n'ai pas pris ma fronde! s'écrie soudain le Débridé.

Une fronde? Que veut-il en faire? Je vois bien des oiseaux dans le ciel...

- Il est bien gras, celui-là! paraît regretter Fontaine.

- Regarde l'oiseau... là! C'est un gobe-mouches, m'apprend Fer à cheval.

Elle m'a indiqué un joli oiseau, à bandes blanches et noires, d'assez petite taille, et cependant, loin d'être frêle. L'oiseau ne volette pas très loin de nous.

Elle poursuit :

- C'est dommage... Ils sont vraiment bons, surtout s'ils sont gras.

- Il n'y a pas grand chose à manger, tempère Fontaine.

Je me tourne vers son frère :

- Tu en prends souvent?

Il fait une petite moue :

- Ce n'est pas facile... Les gardons sont encore plus petits, mais on en prend beaucoup!

Marquis continue sa route sur le chemin couvert d'herbe, au milieu des prés où broutent des vaches. Un peu plus loin, une rangée d'arbres indique une route plus importante qui paraît mener au hameau qui se découpe sur le ciel.

Nous voici au hameau. C'est là que nous devons prendre la roue. Elle nous attend, déjà démontée par le paysan. Il me demande si cela me plaît d'être ici. Je lui réponds que cela me plaît beaucoup. Il donne quelques indications au sujet de la roue. Nous repartons.

Matinée studieuse. Ah, les habitudes! Je voulais dire matinée occupée, mais ici, les études se passent plutôt à la forge, au parc ou au potager. Et quand je dis au parc, je ne parle pas du beau parc de ma ville, où je vais depuis mon enfance; non, dans ce parc-ci, on ne trouve que Marquis, ou les vaches de Fer à cheval. Je veux dire de toute la famille de Fer à cheval, et de Fontaine. Et si, dans le parc de ma ville, on se promène, on se repose, on bavarde, ici, on travaille. Et on travaille bien. Pourquoi ai-je eu cette idée inattendue, que l'on travaillait ici mieux que lorsqu'on avait des devoirs à faire? Je dois me tromper. Lorsque j'ai des devoirs à faire, je les fais toujours - disons, pour ne rien exagérer, presque toujours, en tout cas souvent - bien. Alors, pourquoi cette pensée? Je les regarde, mes amis. Penchés sur la ciboulette - il faut la couper ras, afin de stimuler la repousse - ils paraissent heureux. Fatigués? Peut-être, sans doute. Mais travaillant avec énergie, avec joie. Oui, c'est leur ciboulette, c'est eux qui l'ont semée, c'est eux qui la mangeront. Je serai là, j'espère. Avec joie, ai-je dit? Oui, c'est un peu littéraire, mais tant pis! Puisque, ainsi que je l'ai écrit au début, la matinée est studieuse.

Dans l'après-midi, les maréchaux sont au travail. Tiens, un collègue est donc venu aider le père de Fontaine pour un travail difficile? Certes, le travail en question n'est pas simple, mais il est surtout minutieux. Cependant, j'ai déjà vu le père de Fontaine faire ce travail, sinon seul, du moins avec l'aide du paysan venu apporter sa roue. Oui, mais aujourd'hui, le deuxième maréchal n'est pas le premier venu. C'est tout bonnement le Débridé!

Et voici maintenant le marteau qui résonne sur le cercle de fer devenu rouge vif sous le soufflet qu'actionne avec autorité le deuxième maréchal. Quant à son père, le marteau s'est mis en demeure d'arrondir la bande de fer posée sur l'enclume afin de lui donner la forme de la roue. Voici la roue cerclée. Elle n'est pas encore bien ajustée. Qu'à cela ne tienne! Dans la cour, tout près, le père de Fontaine avait creusé un grand trou, habité ordinairement par des canards, qui barbotent dans l'eau. La roue au fer d'un rouge qui s'assombrit peu à peu, soutenue par des montants disposés des deux côtés du trou, est vivement plongée dans l'eau, faisant jaillir un nuage de vapeur, à l'épais et strident sifflement. Le cercle de fer s'est brusquement resserré. Il ne quittera plus la roue. Bravo, le Débridé! Bravo bien sûr aussi, son père! Il me semble avoir oublié de dire quelque chose. Voyons... Mais oui, les canards se sont vite sauvés, en apercevant roue et maréchaux. Quel pressentiment! Allons, c'est encore de la littérature, les canards sont au fait depuis bien longtemps!

Demain, Marquis nous aidera à rapporter la roue.

Après le déjeuné, Marquis reprend le chemin plein d'herbe qui plaît tant à ses sabots pour nous emmener chez le paysan lui rapporter sa roue. Nous restons un moment à regarder le paysan remonter la roue - cela ne paraît pas trop difficile, et d'ailleurs, Fontaine lui donne un coup de main.

Le temps est devenu lourd depuis quelques jours. Chaud, il l'était déjà, c'est l'été. Un été qui a bien mûri, en ce dimanche trente juillet. L'orage menace. Fer à cheval m'a montré des fourmis qui marchaient en longues colonnes le long du mur de la ferme. "Elles font toujours ça avant un bel orage", m'a-t-elle appris. Je crois qu'elle a voulu me demander si c'était ainsi chez moi. Elle n'a rien dit. Dans une grande ville... Moi, je lui ai dit en souriant que les fourmis avaient trop peur de se faire écraser par les autos, et qu'on n'en voyait donc jamais. J'ai vite changé de sujet, car elle ne paraissait pas trouver ma remarque aussi amusante que je l'espérais.

Ayant laissé Marquis se reposer chez le paysan, nous sommes partis faire une promenade à pied à travers champs et prés. Tiens! voici un petit troupeau comme je n'en ai encore jamais vu. Sept ou huit vaches se sont rassemblées comme si elles avaient des secrets à se confier. Formant un cercle, tête contre tête vers le centre, que se disent-elles? Il est clair qu'elles s'entretiennent de choses qui leur causent un très grand mécontentement, car elles agitent, toutes autant qu'elles sont, une queue fort irritée. Quel mystère les a unies dans ce conciliabule?

- Tu as vu toutes ces mouches? me fait observer Fer à cheval.

- Oh, oui! je ne les ai que trop vues, et de plus elles sont enragées, elles piquent!

- C'est l'orage! Regarde bien ce que font les vaches avec leurs queues.

- On dirait qu'elles se battent.

- Oui, elles se battent elles-mêmes, aussi bien qu'elles battent leurs voisines.

- J'ai compris! Elles chassent les mouches... Quelle organisation!

Nous voici maintenant dans les champs. Nous flânons, nous bavardons. Dans les champs, les blés ont déjà été moissonnés, et seules restent les meules, qui sèchent au soleil. Je m'inquiète :

- Elles vont être trempées sous l'orage!

- Elles sècheront de nouveau quand le soleil sera revenu, me rassure Fer à cheval; ici, on vit au milieu de la nature.

Elle me désigne un groupe de meules, à côté les unes des autres :

- Mais nous n'avons pas seulement des restaurants; nous avons aussi des salons, comme toi dans ta ville!

Elle me sourit :

- J'ai apporté des pêches; veux-tu que nous allions nous asseoir dans ces confortables fauteuils?

Le fait est que s'adosser aux meules est tout aussi agréable que s'installer dans les fauteuils de mon salon. Est-ce si sûr? Non, bien entendu, mais bon, c'est ainsi que je le ressens aujourd'hui.

- Sommes-nous invités, nous aussi, mon frère et moi? demande Fontaine, qui s'est fait une petite voix.

- Oui, oui! s'exclame aussitôt Fer à cheval, rougissant légèrement.

Je m'empresse, d'une voix forte et gaie :

- On y va!

Fontaine a accepté l'invitation, d'une voix forte et gaie :

- On y va!

Le Débridé a ri, manifestement sans savoir pourquoi.

Les fourmis avaient eu raison. Heureusement que nous sommes rentrés à temps, hier. Dans la soirée, le ciel, imprégné de noir, s'est mis à gronder, d'abord sourdement, s'étirant longuement comme pour nous prévenir, puis, de temps à autre, des explosions sèches se sont mises à déchirer les lointains et mornes grondements. Au milieu d'effrayants silences, les explosions se sont petit à petit rapprochées, devenant de plus en plus fréquentes. Venant d'un horizon invisible, un vent puissant et tourmenté s'est emparé de l'espace sans prévenir, secouant les arbres dont on pouvait entendre les plaintes. Et soudain, après un silence plus prolongé, le ciel a craqué, et l'air s'est changé en une eau qui a frappé la terre avec violence.

Elle est là, ce matin, la violence, et, sous le ciel redevenu serein, comme s'il avait tout oublié, dans l'eau boueuse qui, hagarde, n'a pas encore réussi à pénétrer dans les profondeurs de la terre, nous peinons à réparer les blessures que l'orage a infligées au potager.

Cet après-midi, il ne peut être question d'aller flâner dans les prés. Les cousins nous ont téléphoné, et nous ont invités à venir passer le reste de la journée chez eux. Comme il ne s'agit pas d'une promenade, nous avons pris nos bicyclettes pour gagner du temps. Nous partons donc à quatre, Marquis ne sachant encore se tenir à bicyclette. Je voulais dire cela à voix haute, mais j'ai pensé que Fer à cheval ne goûterait pas cette plaisanterie de potache.

Nous voilà rendus sur place. Un bon moment à parler de ci et de ça avec les parents des confiseurs, et nous allons nous installer dans la petite grange attenante à la maison. Le Débridé suce déjà son bonbon.

- Où en sommes-nous pour les chevaux? commence le cousin.

Je réponds :

- J'attends de voir ce que me diront mon père et le Banquier.

- Son ami? précise la cousine.

- Oui.

- Quand penses-tu...?

- Mon père m'a dit qu'il me téléphonera le plus tôt possible.

Fontaine paraît sortir d'une longue réflexion :

- Faut-il préparer d'abord... ce qu'il est possible de faire pour... ou bien parler avant tout à mon oncle...

- Mon père commencera tout de suite par refuser! déclare nettement Fer à cheval.

Le Débridé s'écrie :

- Il a raison! Qui va ferrer Marquis? Moi, je ne peux pas tout faire.

Et, comme frappé d'une idée subite :

- Dans deux ans, j'aurai dix ans, je serai grand, je pourrai tout faire tout seul!

Il poursuit, sans prendre le temps de respirer :

- Le maréchal... celui avec qui j'attrape les grenouilles, il sait tout faire, il a déjà eu ses dix ans!

- Cela fait même trois ans qu'il les a eus! sourit Fer à cheval; c'est le plus vieux de ceux avec qui tu attrapes tes grenouilles.

- Eh bien, trois ans, ça ne compte pas...!

Je m'étonne :

- Le maréchal a treize ans?

Le Débridé me regarde sans paraître comprendre. Fer à cheval m'explique :

- C'est le fils du maréchal.

Le Débridé n'attend pas :

- Moi, je saurai, quand j'aurai dix ans!

Sa soeur lui a affectueusement souri. Nous n'avons pas su comment continuer la conversation. Je crois que nous étions tous tristes.

Premier jour du mois d'août.

Cet après-midi, le sol n'étant pas encore suffisamment sec, retour dans la petite grange attenante à la maison des confiseurs. Le Débridé est resté avec ses copains pêcher le gardon.

- Et si tout ce que nous apprenons à l'école disparaît un jour?

Fer à cheval a posé sa question au milieu d'une conversation sur des sujets épars. Nous restons un moment sans rien dire. Enfin, Fontaine :

- Tu veux dire qu'il n'y aurait plus rien à apprendre?

Fer à cheval ne répond pas tout de suite. La cousine insiste :

- Si nous savions tout sans avoir besoin de rien apprendre?

- Comme les bêtes? la soutient son frère.

Fer à cheval répond d'une voix pensive :

- Nous arriverions à l'école, un jour... les livres ne seraient pas les mêmes... les livres que nous aurions appris ne seraient plus là... personne ne comprendrait ce que nous dirions... de ce que nous aurions appris...

Je suggère :

- Tout aurait changé autour de nous alors?

- Oui... comme sur une autre planète.

La cousine observe tranquillement :

- Il n'y aurait plus qu'à tout apprendre à nouveau.

Fer à cheval répond, toujours pensive :

- Et ce que nous aurions appris avant...?

Je propose :

- Nous pourrions l'enseigner aux autres.

Fer à cheval réfléchit :

- Oui... mais si, avant, nous pensions d'une façon, faudrait-il aussi changer... nos pensées?

- Nous pourrions penser que l'eau n'est pas bonne à boire, par exemple? demande son cousin.

- Non, ce n'est pas cela, l'eau, ce n'est pas une pensée.

Elle poursuit, après un temps :

- Si je m'approche de quelqu'un, n'importe qui, et s'il me répond : "Ici, on ne s'approche de personne, on reste tout seul, personne n'a besoin des autres, chacun a ce qu'il lui faut!"

Elle ajoute, après une petite pause :

- Dois-je penser cela, moi aussi? Le penser vraiment... en oubliant ce que je pensais avant?

Elle fait une nouvelle pause :

- Puisque, un jour, il n'y aura plus de chevaux chez nous, est-ce que je penserai que c'est une bête nuisible? parce qu'il mange l'herbe et ne sert plus à rien?

Alors que nous rentrons au village sur nos bicyclettes, je viens près de Fer à cheval :

- Tu sais, moi, tu pourras toujours t'approcher de moi.

Elle s'est tournée vers moi, et m'a souri.

Matinée occupée pour tous. Le Débridé ferre un cheval. Bien entendu, il ne fait qu'aider son père, mais il y met tellement d'ardeur, qu'on pourrait s'y tromper. Moi, par exemple; qui ne sait pas suffisamment ce qu'il faut faire. Certes, j'ai regardé maintes fois, mais je dois avouer que c'était plutôt distraitement. Fer à cheval aide sa mère. A quoi? Je crois que j'ai regardé un peu moins distraitement, mais il n'en reste pas assez pour l'écrire. Quant à Fontaine et moi, nous allons faire une course pour son père au bourg de la gare. Quelle course? J'avoue; je ne sais pas.

Nous sommes partis à bicyclette par le chemin le plus agréable, je veux dire en évitant, autant que faire se peut, la grand route. Et comme, de plus, le chemin est plus court...

- Je suis content que tu te plaises, ici, me déclare mon ami, après un bout de chemin parcouru en silence.

Ça, il peut le dire sans crainte de se tromper, je le lui ai montré bien des fois.

Il poursuit, après une petite pause :

- Ma soeur parlait hier d'autre planète, d'autre pensée...

- Tu veux parler de ma ville, de ta campagne?

- Oui...

Il laisse un temps :

- Oui.

Il reste un moment sans rien dire :

- Tu te doutes bien qu'il ne s'agit pas de la différence...

Je poursuis sa phrase :

- ...de la vie à la ville et à la campagne.

Il prend encore un temps :

- Oui.

Un silence. Il reprend :

- Je suis content que ce qui vit ici te plaise.

Un silence. Je reprends :

- Je pensais l'autre jour au parc de ma ville; tu le connais bien, nous nous y sommes promenés souvent.

- Oui, il est très beau.

- Oui, il est très beau.

Je poursuis, après une pause :

- Lorsque je suis venu chez toi, j'ai trouvé des ruisseaux bien plus petits que la rivière de mon parc, des bois moins majestueux, mais aussi des champs, des prés, et des collines qui vont jusqu'au ciel. Il n'y a pas ça dans mon parc.

Fontaine reste un moment sans parler. Puis, doucement :

- Oui...

Il me sourit :

- Je suis content que tu sois venu.

Peu après le déjeuner, le Débridé est allé retrouver ses copains pour pêcher le gardon. Fer à cheval est prise avec sa mère. Arrivent alors les cousins à bicyclette. Le beau temps chaud est revenu, les champs et les prés sont de nouveau secs, et nous partons tous les quatre pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

- L'année qui vient, nous aurons de nouvelles choses à apprendre en classe, commence le Confiseur.

- Tu vas dire, comme ma soeur avant-hier, que notre pensée va changer? lui demande Fontaine.

- Pourquoi pas? Si notre prof de géographie nous emmène dans un autre pays...

- Je dirais plutôt notre prof d'histoire, note sa soeur.

Je commente :

- C'est le même, bien sûr; mais est-ce par hasard?

- Oui, je me le suis toujours demandé; l'histoire dépend-elle de la géographie? répond Fontaine.

- La question est d'autant plus intéressante que ces... deux profs n'ont jamais montré clairement le lien entre les deux matières, observe le cousin.

Je tempère :

- Il se peut cependant fort bien que certains profs le fassent.

- Dans ce cas, y aurait-il une raison pour que les autres profs ne le fassent pas? s'enquiert la Confiseuse.

- Il est tentant de supposer que ce soient de mauvais profs, suggère son frère.

- Résistons à la tentation, propose Fontaine, la question perdrait tout son intérêt.

J'avance une explication :

- Si le prof nous disait que ce que nous faisons dépend du temps qu'il fait, que penserions-nous de notre volonté à nous?

- Et pourtant, c'est un fait que nous dépendons de la pluie et du soleil, constate-t-il.

- Et en classe, nous dépendrons des choses nouvelles qu'on nous enseignera, reprend le cousin.

- Oui, mais là, nous dépendons des autres hommes, conteste sa soeur.

- Lesquels dépendent de la pluie et du soleil, rappelle Fontaine.

Je proteste :

- Vite dit! Si je veux sortir dehors sans me faire mouiller, j'ai deux moyens, lesquels ne dépendent que de ma volonté; je ne sors que lorsqu'il ne pleut pas, ou bien je prends un parapluie.

- Particulièrement commode pour aller ramasser les pommes de terre!

- Et si on veut ramasser des bonnes notes en classe, s'immisce le cousin, il vaut mieux laisser son parapluie à la maison!

- Nous pouvons donc nous rendre compte que, quel que soit le cours, tout ce qu'on attend de nous, c'est que nous apprenions ce qu'on nous enseigne, observe la cousine.

- La pluie et le soleil n'attendent-ils pas, eux aussi, de nous que nous ayons appris ce qu'ils nous avaient enseigné? demande Fontaine.

Sept heures du matin. Nous partons, Fontaine et moi, sur nos bicyclettes, attraper le train qui part dans une bonne demi-heure pour ma ville. Hier au soir, mon père m'a téléphoné pour me dire que le Banquier viendrait déjeuner aujourd'hui chez nous, avec son fils. Il a ajouté que Fontaine serait le bienvenu.

Durant le voyage, nous parlons de choses plus ou moins ordinaires. Hier, après le coup de téléphone de mon père, nous avions fait quelques commentaires, sans trop insister cependant, et sans donner d'explications à la famille. Nous avions seulement parlé vaguement de renseignements à demander...

Bien que nous ayons affirmé tous les deux, Fontaine et moi, avoir déjà pris notre petit déjeuné, ma mère ne s'est apaisée qu'après nous avoir contemplés engloutir - de bon appétit, ma foi - l'oeuf à la coque, le chocolat chaud, les tartines bien beurrées et la confiture de groseille. "Vous êtes partis très tôt, vous devez avoir faim!" nous a-t-elle assuré. Ma mère ne se lève pas souvent très tôt, je devrais plutôt dire qu'elle ne se lève jamais très tôt, ni même tôt tout court, et elle ne peut concevoir comme possible qu'on puisse avaler quoi que ce soit à six heures du matin. La matinée se passe à parler... - de quoi donc, au juste? - et à faire une ou deux courses en ville, courses dont l'utilité ne m'a paru, comme à l'ordinaire, que fort peu évidente. "Cela les fait marcher", dit-elle habituellement.

Déjeuner. Ma mère n'est pas là. La mère du Fils non plus. Elles ont fui "...les discussions bancaires!" et sont allées ensemble dans un bon restaurant, partager, je suppose, "...des discussions spectaculaires..." ai-je expliqué à Fontaine. Bon, bon, spectaculaire n'est pas le mot approprié pour désigner des discussions à propos de spectacles, mais le mot m'a paru amusant... et je n'en ai pas trouvé d'autre.

Le Banquier a vérifié la bonne opinion que mon père lui a, bien entendu, donnée de mon ami, et j'en ai conclu qu'il partageait sans réticence l'opinion de mon père. Les banquiers jugent vite lorsqu'ils ont une garantie. Mon père, pourtant, avait jugé par lui-même. Et moi, n'étant pas banquier, je n'ai pas eu besoin de juger mon ami. Lorsqu'on juge, c'est qu'il en est besoin, c'est déjà de trop pour fonder une amitié.

Tout avait déjà été soigneusement préparé. Une étude avait été faite. L'affaire avait été considérée viable. C'est ce qui apparaissait dans la discussion. Le Banquier participerait, conjointement avec mon père, au financement de l'entreprise. N'ayons pas peur des grands mots, ici, dans cette discussion de déjeuner d'affaires, ils sont indispensables. Quant à leur parler de drames psychologiques, rien de tel n'est prévu dans les livres comptables.

Nous voici dans le parc, le Fils, Fontaine et moi.

Il est beau, le parc. Je m'y sens toujours aussi bien. Tous les souvenirs de ma vie sont là. Et pourtant, quelque chose me manque. Oui, je sais, la campagne, à laquelle je me suis tellement habitué. Le village, le bruit du marteau sur l'enclume, le ruisseau, la colline avec notre chêne, les collines sur le ciel... Et puis, tous ceux auxquels je me suis habitué, les cousins, les parents de Fontaine, le doux et puissant Marquis et son turbulent cocher, et puis... et puis... oui, oui; Fer à cheval.

Nous voici dans le parc, le Fils, Fontaine et moi. "...ton père ne sera pas obligé d'aller travailler à la mine." J'avais un peu perdu le fil de la discussion. C'était le Fils qui expliquait à Fontaine... "Il aime ses chevaux", répondait Fontaine...

La nuit, transparente, s'illumine d'étoiles mystérieuses. Les oiseaux appellent le soleil, dont je devine les naissantes lueurs. Bientôt, dans les bruits du village qui s'éveille, je serai devant le petit déjeuner que Fer à cheval aura préparé.

La matinée est, comme toujours, consacrée aux travaux divers; forge pour les uns, travaux ménagers et potager pour les autres.

Vers deux heures, nous partons tous les six pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

- En somme, il ne reste plus qu'une question; comment expliquer tout cela à mon oncle, résume la cousine.

- Il est encore heureux que rien ne soit encore pressé, rassure le cousin.

- Dans cinq ans, j'aurai treize ans! déclare le Débridé; c'est bien ce qu'il a dit?

Je confirme :

- Quatre cinq ans... à peu près.

- Mais il y aura de moins en moins de chevaux, remarque Fontaine.

- Il faut commencer dès à présent! conclut Fer à cheval.

- Tu veux lui parler...? commence le cousin.

- Pas des chevaux, puisque nous avons le temps; des vaches.

- Des vaches?

- Oui; le Banquier a dit que c'était mieux que le blé, n'est-ce pas?

- Oui, c'est bien ce qu'il a dit, confirme Fontaine.

Je précise :

- Sans doute aussi un peu de blé, mais plus tard.

- Alors, nous pouvons dire à mon père que nous aimerions avoir plus de vaches, et qu'il faudrait donc acheter des terres pour avoir des pâtures, propose Fer à cheval.

- Je pense qu'il faut en parler à ma mère; si c'est elle qui le lui demande, cela lui semblera plus naturel, approuve Fontaine.

Je m'inquiète :

- Si nous en parlons à ta mère, ce sera elle qui sera ennuyée.

- Tu sais, elle y a déjà pensé, m'apprend Fer à cheval; mais une fois, elle a voulu en parler à mon père, et il n'a rien voulu écouter.

Un long silence a suivi. Je reprends :

- Elle a dû parler des chevaux, pas des vaches.

- C'est vrai, me répond Fer à cheval, alors, il faut tout recommencer!

- Eh bien! Je pense que tu es la mieux placée pour parler à ta mère, entre femmes, vous vous comprendrez mieux.

La cousine hésite :

- Elle est peut-être un peu jeune...

Fer à cheval la coupe brusquement :

- Je ne serai pas toujours trop jeune!

Elle s'est tout aussi brusquement arrêtée, et a baissé la tête.

Sa cousine, d'abord l'air un peu étonné; puis, calmement :

- C'est vrai, tu grandis vite, depuis quelque temps.

J'emplis le silence qui se prépare :

- Elle est bien assez grande pour ce qu'il faut.

Fer à cheval a relevé la tête :

- Je parlerai à ma mère.

Fontaine lui sourit :

- Je suis sûr que ce que tu feras sera bien!

En fin de matinée, nous partons tous les sept pour aller déjeuner au restaurant de la chapelle. Le maréchal étant, en ce dimanche, à la maison - la forge est silencieuse - nous avons décidé que Fer à cheval parlerait à sa mère demain.

Le parcours n'est ni gai ni triste. Nous ne parlons pas des chevaux, remis à demain. Mais enfin, il faut avouer que nous ne débordons pas de joie. Mais n'exagérons rien, toutefois. La question du financement de l'achat des terres ne se présente pas trop mal, et cela suffit malgré tout à soutenir notre humeur.

Je me suis à présent habitué au paysage. Monotone? oui et non. Si je dois raconter à mes camarades, oui, monotone. Comment parler seulement de collines et de vallées où coulent les ruisseaux, parfois de cailloux? Si j'en parle à un peintre? Il verrait, tout au moins, moi je le verrais si j'étais peintre, que tel versant de colline brille plus au soleil que celui qui lui fait face, que l'herbe d'un pré est plus haute que celle d'un autre, que le petit bois qui dort au soleil est plus sombre que celui de la colline à droite... ou à gauche, qu'importe. Mais comment parler de cela à un camarade qui ne connaît, ou encore qui ne veut connaître, que les murs des maisons, les boutiques, les salles de spectacles? Ou même le beau parc, qui est si beau? Et moi, pourquoi vois-je tout cela? Parce que mon ami, parce que Fer à cheval y habitent? Il me serait difficile de répondre par la négative si la question se posait. Bien. Et que voit donc le paysan de ces lieux? Je crois le savoir. Il voit son pré, son champ, il voit son travail de tous les jours. Il voit sa récolte prochaine, si tout se passe bien... et surtout si tout se passe mal. Il voit les arbres qu'il faut tailler, le pis de sa vache qu'il faut nettoyer afin que le veau puisse téter. La campagne est-elle la même pour tout le monde? Et la vie?

La route s'étire. Une grosse ferme, un ruisseau de cailloux, un village, une rivière, une vraie, où l'eau coule bien, encore une grosse ferme, un moulin, un village, à l'église sévère. Enfin, au bout de notre chemin, une chapelle, au milieu des prés. Dans un des prés qui descend vers nous en pente douce, un rideau d'arbres. Une belle ombre. La terrasse du restaurant.

Que pouvais-je dire d'autre de la route, sinon que je m'y sentais bien, entouré de mes amis, et de Fer à cheval?

Le déjeuner est servi. Fer à cheval a pris bien des précautions pour sortir... pour sortir... le pâté de notre région!

- Quand donc l'as-tu fait? s'étonne son frère; je ne t'ai pas vue...

- C'était une surprise! Moi, je savais! s'écrie le Débridé.

Et, se tournant vers moi :

- Tu verras, personne ne le fait mieux qu'elle!

- Je n'ai fait que l'apprendre de maman, répond modestement Fer à cheval.

Fontaine me fait un petit signe de la tête :

- Elle l'a peut-être appris, mais... tu verras!

J'ai vu. Ou plutôt, j'ai goûté! Je connais ce pâté, je sais même comment on le fait. Mais là... :

- Comment as-tu fait?

Fer à cheval sourit joyeusement :

- Ce n'est pas très difficile! Moi, je fais toujours le pâté avec de l'échine de porc... Je l'ai fait mariner toute la journée d'hier dans notre vin blanc, celui des vignes du haut...

- Ah oui! c'est le bon, apprécie Fontaine, celui qu'on garde pour les fêtes.

Je demande :

- Celui que tu m'as fait goûter à mon arrivée, et qui m'avait tellement plu?

- Celui-là, sourit Fontaine.

Fer à cheval reprend :

- Oui, et puis, pour la marinade, j'ai tout coupé en petits morceaux, la viande, les oignons, les échalotes, l'ail, et plein d'herbes aussi, qui donnent du goût. Après, j'ai mis dans la pâte feuilletée, avec un trou au milieu pour la vapeur, et j'ai fait cuire au four.

Un moment de silence se passe, empli de gourmandise.

Je regarde Fer à cheval :

- On voit que tu l'as préparé pour faire plaisir.

Fer à cheval a baissé les yeux, toute contente, et s'est mise à arranger la nappe soulevée par la brise.

Ainsi que nous l'avons décidé hier, Fer à cheval parle ce matin des vaches, et non des chevaux, à sa mère. Le Débridé est à la forge, et Fontaine et moi, partis au ruisseau, regardons les enfants pêcher le gardon, tout en devisant de choses, dirons-nous, calmes. La campagne, la ville, l'école prochaine, que sais-je encore? Point de chevaux, point de vaches. Nous attendons le résultat des... négociations, comme le diraient mon père et le Banquier. Et l'après-midi, nous nous retrouvons tous les six sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

Fer à cheval fait le... rapport des négociations :

- Maman a fort bien compris; elle a d'autant mieux compris qu'elle y avait déjà bien pensé, elle a même parlé de blé.

- Parfait! approuve Fontaine; nous pensions ne lui parler d'abord que des vaches...

Il se tourne vers moi :

- C'est bien ce qu'avait dit le Banquier, n'est-ce pas?

J'acquiesce :

- Il avait même cité des chiffres, trente vaches, trente hectares de blé pour commencer.

- Cela fait trente hectares de pré, précise le cousin.

On entend bougonner le Débridé :

- Les vaches, ça ne se ferre pas!...

- Ce n'est pas encore pour demain, tente de le rassurer la cousine.

Mais le Débridé bougonne toujours en sourdine.

- Tu sais, ajoute la cousine, il y a des gens qui se promènent à cheval; j'en ai vu.

- Les bêtes ne sont pas faites pour se promener; elles travaillent, ou on les mange! déclare le Débridé.

Un moment se passe sans trop rien dire de précis.

- Il n'y a plus qu'à attendre que ma mère en parle à mon père, déclare Fontaine en guise de conclusion.

Matinée ordinaire. Rien de particulier à noter. Si, peut-être. La rue devant ma fenêtre, avec son va-et-vient paisible et affairé à la fois - ici, on ne se promène pas à la recherche de distractions - me paraît à présent aussi habituelle que ma rue devant ma maison. Mais est-ce que je la regarde vraiment, ma rue, pleine de gens que je ne connais pas? Ici, chaque passant a un nom. Et puis, voici le cheval du fermier du bout du village, sur la droite, voilà la vache de celui d'en face qui part, un peu en retard, pour le parc. Pas pour le beau parc de ma ville, bien sûr, mais le pré qu'on appelle ainsi lorsqu'il est entouré de clôture. Et ce chien, qui me regarde affectueusement lorsque je passe près de lui. Mais... voilà les six oies du voisin, qui cheminent dignement. Quelle affaire les appelle? Soyons discret, elles sont trop absorbées dans leurs réflexions pour que je les dérange sans raison.

Rien de particulier à noter, disais-je? Si, pourtant.

Après-midi paresseuse. Il fait très chaud, et nous allons prendre le frais au bord du ruisseau de la fontaine. Le Débridé est parti rejoindre ses copains, les cousins sont arrivés à bicyclette, et nous sommes tous les six à l'ombre des saules, autour du confluent.

- Quand j'aurai changé d'école, ce sera comme lorsqu'il n'y aura plus de chevaux? demande soudain Fer à cheval au milieu d'une conversation sans but précis.

- Comment cela, plus de chevaux? s'étonne sa cousine.

- Dans deux ans, je serai à la grande école, comme vous quatre, tout aura changé, je pense.

- Il faudra toujours apprendre ses leçons, objecte Fontaine.

- Je vous entends tous parler de vos écoles, là-bas, il n'y a pas d'enfants, vous êtes grands.

- Que veux-tu dire, les chevaux sont des petits? s'étonne aussi son cousin.

- Je vis depuis que je suis née avec les chevaux; le blé, je sais ce que c'est, c'est tout.

- Tu changes de classe tous les ans, constate Fontaine.

- Je suis près de chez moi, je vis à la maison; là-bas, c'est loin, le soir après l'école...

Je lui souris :

- Nous nous verrons!

- Tu habiteras chez toi...

Elle s'est brusquement interrompue, puis vivement :

- Ce ne seront pas les mêmes professeurs, ici je les connais tous.

Je réfléchis :

- Ma ville, pour toi, c'est le blé; la tienne, ce sont les chevaux?

Fer à cheval fait longuement oui de la tête :

- Quand on est toute petite, rien ne change autour de soi...

Elle laisse un temps :

- Mais rien de nouveau n'arrive...

Elle laisse encore un temps :

- Comment peut-on savoir si ce qui est nouveau est meilleur ou non que ce qu'on quitte?

Un moment de silence. Je reprends :

- Quand nous cherchons des vaches et du blé, nous supposons que cela est mieux que d'aller travailler à la ville; nous ne pouvons savoir si c'est vrai, mais nous ne pouvons faire autrement que supposer.

Fer à cheval se tourne vers moi :

- Cela est sans doute vrai pour mon père...

Elle fait une petite pause :

- Mais pas pour toi.

- Il est né à la ville, lui fait remarquer Fontaine.

Je réponds à mon ami au bout d'un silence :

- Sinon, je ne t'aurais pas connu.

Je prends un temps :

- Je suis content d'être venu ici; je suis content de vous connaître tous...

Je souris à Fer à cheval :

- Je t'aime bien!

Elle m'a rendu mon sourire :

- Je t'aime bien!

Ce matin, tout le monde est pris, et nous allons, Fontaine et moi, marcher sur les chemins de terre qui sortent du village.

Mon ami est songeur :

- Dans deux ans, ma soeur change d'école, et vient dans ta ville.

Je souris :

- Tu peux dire notre ville à nous trois; lorsque nous changerons d'école nous-mêmes, nous resterons dans la ville, toutes nos écoles y sont.

Il approuve de la tête :

- Pour moi, je pense qu'il y a une excellente école d'agriculture, ici; pour toi, tu as souvent hésité à suivre les traces de ton père.

- Aujourd'hui, j'ai trouvé comment concilier ses traces avec les miennes... nouvelles; le financement agricole.

- Parfait! Et nous voilà donc tous ensemble, toi, moi...

Il me sourit :

- ...et ma soeur!

Je lui souris en retour :

- Et ta soeur!

Nous rentrons au village par la rue où se trouve notre maison. Le Débridé nous fait de grands signes :

- Dépêchez-vous!

Fontaine a jeté un coup d'oeil vers le soleil :

- Il n'est que onze heures!

- Nous déjeunons chez les cousins! J'ai déjà attelé! Marquis vous attend!

Et nous voilà repartis par le même chemin de terre par lequel nous sommes revenus. Un chemin de terre succède à un autre chemin de terre. Le choix n'est pas toujours très facile. Pour moi, tout du moins. Car Marquis, lui, n'a pas besoin d'explications. Il sait parfaitement comment aller chez les cousins par ces agréables petits chemins qui évitent les grandes routes. Si tant est, d'ailleurs, que ce soient vraiment de grandes routes - elles sont toujours désertes.

Le déjeuner est vite pris. Car nous ne venons pas flâner. Le travail nous attend. Nous sommes mercredi, et samedi, il y a un grand mariage dans un village proche. Et le père des cousins leur a demandé de l'aide pour préparer chocolats, bonbons, pâtes de fruits et autres friandises. Et comme il y a beaucoup d'invités, il faut beaucoup de friandises. Et les cousins nous ont invités à venir les aider. Voilà pourquoi notre cocher nous mène au bourg de la confiserie.

La route n'est pas bien longue. Voici, au loin, le bourg. La route va vers le bord du bourg. Ah, s'il n'y avait pas cette clôture qui court tout du long de la route! Marquis nous aurait vite menés en coupant à travers le large pré où vit paisiblement un troupeau de vaches, et au fond duquel on voit, sortant de la verdure, le clocher de l'église du bourg. Nous entrons dans le bourg. Est-ce la grand rue du bourg, est-ce la grand route qui s'en va vers le bourg de la gare, comme Fer à cheval me l'a appris? Eh bien, ce sont les deux ensemble! Toutes les maisons, ou presque, sont sur cette rue, ou cette route, comme on veut. Une grosse maison, devant laquelle une femme nous fait un signe amical. Ce n'est pas une maison d'ailleurs, c'est un hôtel, c'est écrit dessus. L'hôtel est important, m'apprend encore Fer à cheval, la grand route va loin, les voyageurs ne manquent pas de s'y arrêter. Juste en face, le clocher, que j'ai vu tout à l'heure. Sur le clocher, une horloge. Elle vient de sonner un coup. Un seul. Un bruit fêlé, aigre, assourdissant explose à nos oreilles. Bonne nuit, les voyageurs! Reviendrez-vous là une autre fois? Tiens! la gare où nous avait amenés le luxueux train de marchandises. Et tout près, la confiserie.

C'est comme à l'école, les filles d'un côté, les garçons de l'autre. Pourquoi donc? Il paraît que les filles sont plus patientes, minutieuses, et ont plus de goût pour la décoration des pièces montées. C'est tout du moins ce qu'a dit tout à l'heure la mère des cousins. Je n'ai pas osé lui dire que les pièces montées étaient toujours immangeables, et qu'on pouvait donc tout autant ne pas les monter. Et quant à trouver leur décoration belle, il vaut mieux tout aussi bien ne pas en parler.

Assez parlé, au travail!

Puisque les filles sont tellement supérieures aux garçons en décoration artistique, à elles les fleurs faites en pâte d'amande et en sucre! Moi, à dire la vérité, je me sens surtout plus compétent pour les manger. Et je crois avoir un excellent collègue en la personne de... c'est facile à deviner, du Débridé. Et puisque les garçons ne sont bons qu'à faire des choses ordinaires, à eux les choux à la crème! C'est simple; faire la pâte à choux, la crème, et verser la crème dans les choux. Enfantin!

Enfin, le plus compliqué! Et là, malgré leurs grands talents, les demoiselles nous ont demandé de l'aide. Aide accordée sans réticence. "Nous n'allons pas vous abandonner!" leur avons-nous promis.

De quoi s'agit-il donc? De pâtes de fruits. Ah, que c'est bon, une pâte de fruits! Et je les connais, les pâtes de fruits des confiseurs, je les connais bien; elles sont bonnes, bonnes, bonnes...!

Comment les avons-nous faites? Voici.

D'abord, nous avons - filles et garçons - enfoncé des empreintes sur une couche d'amidon de trois centimètres. Le père des cousins la laisse tout le temps à l'étuve : "C'est pour ça que les pâtes auront une belle forme nette!" a-t-il précisé. "C'est le secret des recettes traditionnelles, voyons!" a-t-il ajouté, en voyant ma mine ahurie. Bon. Nous avons coulé avec précaution dans les traces de l'amidon le sirop de fruits encore chaud - fraises et framboises, cette fois-ci. Il n'y a plus qu'à attendre qu'elles sèchent bien. Mais pour samedi, d'autres pâtes de fruits ont déjà été préparées, et ne demandent qu'à être emballées dans leurs petits papiers. Mais d'abord, il faut épousseter l'amidon avec un petit pinceau de soie, puis rouler les pâtes dans le sucre. Quelques-unes ont disparu pendant les manoeuvres, que l'on n'a pas retrouvées... Nous nous sommes enfin attelés à l'emballage - sans Marquis! - et l'après-midi s'était bien avancée, il a fallu se dépêcher de rentrer!

Il y a du monde, ce matin, chez le maréchal. Manifestement, quelques chevaux se sont concertés pour se déferrer au même instant. Et le maréchal ne sait plus où donner du marteau. Certes, le Débridé est là, stoïque devant l'enclume, mais cela ne suffit pas. Et nous voici, Fontaine et moi, à la forge, venus prêter main forte. Fontaine souffle autant qu'il peut - je veux dire qu'il tire et qu'il pousse le grand soufflet situé au-dessus de l'enclume, destiné à raviver le feu - de toutes ses forces, et moi... paraît-il que mon aide a été précieuse. Ma foi, j'ai beau chercher... Ils sont bien gentils, tous!

Vers deux heures, nous partons tous les cinq - le Débridé est avec ses copains - pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

- Tu as beaucoup de cinémas dans ta ville? me demande Fer à cheval.

Elle ne me laisse pas le temps de répondre :

- Oui, bien sûr; il y a beaucoup plus de monde là-bas qu'ici.

- Tu veux aller au cinéma? lui demande sa cousine, un peu surprise.

- Non, pas du tout.

- Pourquoi parles-tu de cinéma, alors?

- Je pensais au cours d'histoire.

- D'histoire? fait son cousin, encore plus surpris.

- Tu veux parler des films historiques, ceux où l'on montre ce qui s'est passé dans les temps anciens? demande Fontaine.

Fer à cheval reste songeuse un moment :

- Je voulais parler des sujets d'histoire qui sont des films.

Je cherche à comprendre :

- Quelle différence fais-tu entre ce qu'on montre dans un film et dans un cours d'histoire?

- Je me demandais justement s'il y avait ou non une différence.

- Si le sujet d'histoire et le film sont historiques, tous les deux? s'enquiert Fontaine.

- Les cours d'histoire et les films historiques montrent la vie des hommes dans les temps passés; les autres films montrent la vie des hommes aujourd'hui.

Elle fait une pause :

- Pourquoi montre-t-on la vie des hommes que nous ne connaissons pas?

- Pour l'histoire, répond la cousine après un silence, c'est pour apprendre les conséquences de ce que font les hommes.

Fer à cheval réfléchit :

- Si on faisait un film sur la vie de mon père, ce serait donc pour savoir les conséquences de ce qu'il a fait.

Elle se tourne vers moi :

- Ce qu'il a fait ne sera pas pareil, puisque tu es venu.

Elle réfléchit encore :

- Ce n'est donc pas ce qu'il a fait que montrera le film, c'est ce qui ne dépendait pas du tout de lui.

Le cousin s'étonne :

- Que veux-tu dire?

- Si mon père devient paysan un jour, ce sera parce que Grande ville est venu...

Fontaine achève la pensée de sa soeur :

- Ce qu'il aura fait là ne viendra donc pas de lui-même, c'est bien ce que tu veux dire?

Fer à cheval acquiesce :

- C'est bien ça.

Dix heures du matin. Nous partons tous les trois, Fer à cheval, Fontaine et moi, en auto, pour aller chez moi. En auto? Oui, c'est un commis que mon père a envoyé pour nous prendre. Car nous sommes invités à déjeuner.

Ça, c'est ma mère. Elle veut voir Fer à cheval. Certes, elle l'a déjà vue lorsqu'elle est venue chez le maréchal, mais elle veut la voir en dehors de chez elle, sans ses parents, sans l'appui de son village, de sa terre. En ville.

La route se fait en silence. Elle est courte, la route, un peu plus d'une demi-heure.

- Vous avez bien voyagé?

Ma mère a tendu la main à Fer à cheval :

- Je suis contente de te voir.

- Je vous remercie, Madame.

Je sais que Fer à cheval a l'oreille fine. Qu'a-t-elle entendu dans le ton de voix de ma mère? La même chose que moi, je pense : "Nous allons voir."

Nous nous installons au salon. Ma mère parle de notre ville, de l'endroit où est située l'école de Fer à cheval : "Ce n'est pas loin d'ici", observe-t-elle. Et de nouveau, s'adressant à Fer à cheval :

- Notre ville t'a-t-elle plu? Je crois que c'est la première fois que tu viens ici.

Puis, comme si elle s'apercevait de son étourderie :

- Oh! Tu viens d'arriver, tu n'as pas encore eu le temps de la voir; tu la verras tout à l'heure!

Fer à cheval a souri sans rien dire.

Midi. Mon père vient d'arriver. Le déjeuner est servi.

La conversation est animée. Je veux dire que c'est mon père qui l'anime. Il vante les avantages économiques de la ville, la profusion de ses excellentes écoles, il apprécie sa vie culturelle; il déplore sa froideur. "Chez toi, la vie de la nature est toujours présente, sans laquelle les hommes n'auraient pas su survivre", dit-il à Fer à cheval. Voilà un lyrisme auquel je ne suis guère habitué. Ma mère lui jette un regard inquisiteur. Fontaine écoute distraitement. Fer à cheval écoute attentivement, avec prudence. Elle ne fait pas de commentaires. Elle ne pourrait, d'ailleurs, en faire, mon père n'en laissant délibérément pas le loisir. Et, du reste, il passe sans attendre à d'autres sujets. L'école, bien entendu, c'est tellement commode. Et enfin, il passe adroitement la parole à Fontaine, et le déjeuner se termine dans la bonne humeur. Est-il ainsi avec ses clients? Bien sûr, quelle question!

Après le déjeuné, nous partons tous les trois; Fontaine et moi faisons visiter la ville à Fer à cheval, qui n'y est jamais venue. La plus grande ville qu'elle connaisse, c'est le bourg de son école.

Nous commençons par une simple marche dans les simples rues. Fer à cheval regarde, on dirait qu'elle aspire, chaque nouvelle rue. Elle ne dit rien. J'ai donné quelques explications, elle a légèrement secoué la tête, comme pour me remercier, et n'a rien dit.

Nous débouchons sur la célèbre place monumentale de la ville. De grandes grilles en fer forgé recouvertes d'or, des fontaines, des statues, de grandes maisons tout autour. Les grilles sont faites de barres verticales coupées par des ornements qui représentent ce que l'on veut, toujours en fer forgé recouvert d'or. Tout cela est illuminé le soir, mais nous sommes dans la journée.

- C'est toujours comme ça dans les grandes villes? a demandé Fer à cheval.

Elle a ajouté :

- J'avais déjà vu des images, je ne pensais pas que c'était vrai.

Elle a secoué la tête :

- J'ai déjà vu des films avec des grandes villes...

Elle laisse un temps :

- Quand je suis dans mon village ou dans mes prés, je sais que tout cela existe, mais... cela ne peut être vrai.

- Si tu sais que c'est vrai, pourquoi dis-tu que ce ne l'est pas? s'étonne Fontaine.

- Une image, on la regarde, ici, on y vit.

Encore un temps :

- Il faut que j'apprenne à ne pas regarder.

- Pourquoi, cela ne te plaît pas?

- C'est très joli... c'est très joli...

Elle fait errer ses yeux autour de la place :

- Ces grilles ne gardent pas les vaches, ces fontaines ne les abreuvent pas.

A travers l'une des grilles de la place, on aperçoit la cathédrale. Fer à cheval s'est arrêtée. Elle regarde longuement :

- Je pense qu'on n'a pas pu faire autrement; il y a tellement plus de monde ici que dans notre village...

Nous poursuivons notre chemin en faisant des commentaires que Fer à cheval écoute avec attention. Tout à coup, elle s'est immobilisée devant l'ancien palais. Elle contemple, toute surprise, les dentelles de pierre sculptée qui ornent la façade, et le chevalier sur son cheval, caracolant dans sa niche au-dessus de la lourde porte, et les deux balcons ouvragés qui ressortent de part et d'autre.

- Elle est belle, cette maison... prononce-t-elle rêveusement; mais ici, quelqu'un y habite.

Elle reste un moment sans rien dire :

- Je mets bien un col de dentelle sur ma robe pour aller au bal.

Nous terminons la visite par le parc. Au bout d'un bon moment de promenade, Fer à cheval a hoché la tête :

- C'est magnifique, ici! La campagne, en cage.

Elle reste un moment en silence :

- C'est ici que tu habites.

Ce matin, le Débridé tape du marteau sur l'enclume, et Fontaine souffle au-dessus de l'enclume.

- Je vais voir où en sont les avoines et les mirabelles, m'apprend Fer à cheval.

- Je viens avec toi?

- Allons-y!

Nous voilà donc partis tous les deux. Le chemin n'est pas bien long. Un quart d'heure en marchant bien. Nous marchons sans nous presser.

Nous sommes sortis par le chemin de terre sur la gauche, qui tourne de nouveau à gauche dès la sortie du village. Le chemin commence à monter. Au reste, en allant vers le soleil, tout monte; c'est la colline où nous avons l'habitude d'aller sous notre chêne.

Je prononce doucement :

- Je crois que tu n'as pas déplu à ma mère.

Fer à cheval sourit :

- Oui, pas déplu, peut-être, parce que pour plaire à ta mère, je crois que c'est très difficile.

Elle ajoute, secouant lentement la tête :

- Je suis une paysanne.

Sans transition, gaiement :

- Regarde! Les avoines sont bientôt prêtes!

Elle a bonne vue, Fer à cheval; je sais où elles sont, les avoines, on les distingue à peine de là où nous sommes.

A présent, les avoines nous entourent; nous sommes dans le champ. Et comme Fer à cheval m'a appris à marcher entre les tiges, je n'abîme rien. Au bout d'un bon moment de contemplation desdites avoines, je déclare, ainsi que le ferait un paysan compétent :

- Regarde! Les avoines sont bientôt prêtes!

Elle m'a souri, longuement :

- Oui, bientôt.

Dans l'après-midi, nous partons tous les cinq pour aller à la vaste salle à manger, adossée au bois, face à la muraille qui se dresse derrière le gouffre. Mais comme nous avons déjà déjeuné, nous ne déjeunerons pas. Par contre, nous prendrons notre goûter. Et qu'aurons-nous pour notre goûter? Une tarte. Une tarte à quoi? Mais aux mirabelles que nous visitâmes ce matin, Fer à cheval et moi, et que nous trouvâmes encore plus prêtes que les avoines. A vrai dire, pas toutes, mais Fer à cheval arriva à en dénicher quelqu'une. Et ayant préparé la tarte presque pendant le déjeuné, elle a donc pu emporter ladite tarte avec elle pour notre goûter. Je ne sais pas si tout cela est clairement et correctement exposé, mais je suis un peu distrait, et puis, je n'ai pas envie de relire. Alors? "Hue!" clame notre cocher. Et voilà Marquis parti. Et même arrivé. Et nous sommes maintenant bien installés à la grande table ronde, sur laquelle est posée une nappe d'herbe fraîche. La tarte fut délicieuse, on s'en doute.

Dimanche, jour de la famille, jour des parents; le marteau ne résonne pas dans la forge. Maintenant, le calme est revenu dans l'église. Le café est plein de monde.

Dans l'après-midi, nous partons tous les six pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

- Tu as dit jeudi que ce que faisait ton père changeait parce que Grande ville était venu, commence la Confiseuse, s'adressant à sa cousine.

- Oui, je m'en souviens.

- Alors, comment sait-on ce que fait quelqu'un si on ne sait pas pourquoi il le fait?

Je cherche à préciser :

- Par exemple, si on ne sait pas quelles circonstances le poussent à le faire?

- Oui.

- Ou bien, qui est celui qui lui a dit de le faire? cherche aussi sans doute à préciser Fontaine.

- Et pour quelles raisons? ajoute le Confiseur.

Nous restons un bon moment en silence. Enfin, Fer à cheval reprend :

- Comment connaître quelqu'un, si un jour il fait une chose et un autre jour le contraire?

- Un jour il sème du blé, un autre jour de l'avoine? propose son cousin.

- Non; si un autre jour, il brûle le blé et l'avoine.

La Confiseuse proteste :

- Il est fou, cet homme!

Fer à cheval fait un signe de dénégation :

- Un jour de grande sécheresse, le blé et l'avoine peuvent être perdus, et il ne reste plus qu'à les couper.

Je m'enquiers :

- Tu veux dire qu'il ne peut faire autrement, et que ce n'est pas vraiment lui qui décide?

- Oui.

- Mais c'est toujours le même homme; il prend soin de ses champs, qu'il sème ou qu'il détruise, remarque Fontaine.

- Donc, le même homme, pour les mêmes raisons, peut faire deux choses contraires? observe Fer à cheval.

- Bien sûr, si cela est nécessaire.

- Tu peux même dire, si c'est utile, confirme le Confiseur.

- Les mirabelles ne seront pas les mêmes sur une terre ou sur une autre, mais ce seront toujours des mirabelles, insiste Fer à cheval.

Son cousin fait un petit rire :

- Ce n'est pas aussi sûr que ça!

- Tu as vu des poires sur des mirabelliers? lui lance plaisamment Fontaine.

- Pas encore, pas encore! Mais l'autre jour, j'avais vu un cheval dans un champ, et en m'approchant, j'ai vu que c'était un tracteur.

J'ai failli demander : "Etait-il bien ferré?" mais je me suis arrêté à temps. Je ne pense pas que ma plaisanterie aurait été bien appréciée.

Fer à cheval a tristement secoué la tête :

- Il faut apprendre à vivre sans être sûr de rien.

Je m'exclame vivement :

- Tu peux être sûre de... que je...

Je cherche mes mots. Fontaine m'a regardé en souriant :

- Elle en est sûre.

Nous avons passé encore un bon moment à flâner sur les chemins de terre de la colline. Le soleil vient nous rappeler que le dîner est proche, et nous plongeons, à qui courra le plus vite, dans les prés qui s'étendent jusqu'à notre village. Et qui a couru le plus vite? Fontaine, comme de coutume!

- Après-demain, c'est déjà le quinze août, l'hiver arrive plus vite qu'on ne pense; il faut que je commence ton manteau de laine, déclare la mère de Fer à cheval à sa fille.

Elle ajoute :

- Il faudra aller chercher de la laine au bourg.

- Oh, si tu veux bien, je peux y aller avec Fontaine et Grande ville!

Sa mère sourit :

- Si tu veux.

Elle poursuit, après une petite pause :

- Grande ville te choisira une belle couleur!

Une idée me vient :

- Chez moi, il y a une grande mercerie, où l'on trouve un choix très varié.

Je poursuis, après une courte pause :

- Je la connais très bien; ma mère y va souvent, et lorsque j'étais petit, j'aimais beaucoup aller avec elle regarder tout ce qu'il y avait dans la mercerie, les boutons de toutes les formes, les aiguilles à tricoter translucides, les rubans...

Je laisse un temps :

- Et surtout les pelotes de laine, si douces, aux si jolies couleurs.

Encore une pause :

- Nous pourrions y aller tous les trois, Fontaine, Fer à cheval et moi.

- Oh oui, maman, tu veux bien?

Maman veut bien, et nous décidons d'y aller demain en train, laissant nos bicyclettes à la gare. Nous déjeunerons chez moi.

Un coup de téléphone au café. Mon père, surpris et content, me fait compliment sur Fer à cheval. Ma mère, pas surprise du tout - ça, je m'y attendais - me dit qu'elle sera très heureuse de recevoir mes amis.

Le sept heures trente-six est parti, et à huit heures quinze, nous débarquons dans ma ville. Je commence à connaître l'heure des trains; ce n'est pas bien difficile, il n'y en a qu'un seul le matin, et autant le soir. D'ailleurs, il est inutile de parler de celui du soir, car, après nos achats, le commis de mon père nous ramènera au village.

Nous passons par la maison, dire bonjour à ma mère. "Passons", c'est vite dit... mais pas vite fait. Ma mère nous affirme, une fois de plus : "Vous êtes partis très tôt, vous devez avoir faim!" Et voici apparus l'oeuf à la coque, le chocolat chaud, les tartines bien beurrées et la confiture de groseille, que nous engloutissons, ma foi, de bon appétit.

Nous voici tous les trois dans la mercerie. La mercière me connaît bien, et nous reçoit très gentiment. Je lui parle du manteau. Elle me sourit :

- Tu sais où est la laine.

Et, se tournant vers Fer à cheval :

- Vous pouvez être tranquille, Mademoiselle, il vous trouvera la plus belle laine; personne ici ne les choisit mieux que lui!

Et elle nous quitte sans attendre de réponse. Je fais un petit signe modeste à Fer à cheval :

- J'espère que tu as compris qu'elle exagère pour me faire plaisir.

- Elle avait l'air sincère, me répond-elle tranquillement.

Arrivée devant les pelotes, elle commence à les prendre l'une après l'autre :

- Il y en a tellement plus que chez nous, et elles sont si différentes... Je ne saurai jamais choisir...

Je lui montre quelques pelotes :

- Toutes ces laines ont été prises sur des bêtes vivantes; sinon, la qualité est moindre.

- Elles sont belles...

Elle a pris une pelote :

- Celle-là, je la connais; c'est du mérinos.

- C'est une bonne laine; fine, élastique, chaude.

J'ajoute :

- C'est de la laine peignée; ma mère m'a toujours dit que les fibres courtes ont toutes été enlevées, et c'est cela qui la rend plus souple.

Fer à cheval a pris une autre pelote :

- Quelle belle couleur! Qu'est-ce que c'est?

- De l'agneau; l'agneau est doux et chaud.

- Chaud, c'est ce qu'il faut pour l'hiver, et chez nous, il fait toujours très froid.

Elle continue d'aller d'une pelote à l'autre :

- Oh, regarde! Celle-ci est toute gonflée, et brillante.

- C'est du mohair.

- Du mohair! J'en ai entendu parler, mais je n'en avais jamais vu; c'est amusant, c'est hérissé de plein de poils.

- Ma mère la tricote avec de grosses aiguilles, et à la fin, elle gratte le tricot avec une brosse en métal jusqu'à ce que les poils recouvrent le tricot; ça fait lisse, et c'est très joli.

Soudain, elle s'immobilise devant une pelote. Je m'y attendais, et au reste, je l'avais réservée pour la fin.

- C'est la plus belle de toutes! s'exclame-t-elle.

- Tu as raison; c'est du cachemire, ce sont des chèvres de l'Himalaya.

- L'Himalaya! C'est la montagne la plus haute du monde; je l'ai appris en classe.

- C'est la laine la plus chaude, la plus souple et la plus légère de toutes les laines.

Elle fait un petit signe de regret de la tête :

- Je crois que je vais prendre du mohair.

Et elle se dirige vers le rayon du mohair.

Je fais l'étonné, car je sais très bien pourquoi elle est partie :

- Le cachemire ne te plaît pas?

- Tu as vu le prix? c'est je ne sais combien plus cher que toutes les autres!

- Je te l'offre!

Elle commence un signe de dénégation. Je ne la laisse pas parler :

- C'est un cadeau pour ton anniversaire!

Elle me regarde, étonnée :

- Mon anniversaire? Mais ce n'est pas...

Elle s'interrompt, à peine un instant :

- Tu sais quand il est?

- Non.

Elle me regarde un bon moment, puis rit doucement :

- Merci!

Ce matin, le Débridé est à la forge. Nous trois, Fer à cheval, Fontaine et moi, nous avons à faire. Le potager a proposé ses fruits, et il faut aller les prendre. Haricots verts, tomates, oignons, ail, poireaux et salade. De quoi bien nous occuper.

La mère de Fer à cheval vient nous voir sans raison apparente. Elle reste un bon moment à nous regarder, puis annonce qu'elle va commencer le manteau dès cette après-midi. Puis encore, elle dit qu'il faudra aller au bourg acheter la doublure. Et puis elle ajoute, au bout d'un moment, qu'il faudra aller au bourg acheter des boutons. Et puis elle ajoute qu'au bourg, il y a de beaux boutons, qu'elle a vus, et que... bien sûr, dans ma ville... mais ceux du bourg sont très bien.

Hier, lorsqu'elle a vu la laine, elle s'est extasiée en disant qu'elle était belle, et qu'elle n'en avait jamais vu d'aussi belle. Fer à cheval lui a dit le prix, et que c'était mon cadeau. Elle n'a pas parlé d'anniversaire. Sa mère est restée longtemps les yeux baissés, puis m'a maladroitement remercié. Je me suis mis à parler d'autre chose.

Et là, au moment où elle va quitter le potager, je lui dis que, comme je dois, de toute façon, retourner chez moi, nous passerons voir s'il y a quelque chose à la mercerie. Elle n'a rien dit, puis a marmonné un merci à peine audible, et puis est partie.

Hier soir au dîner, le père de Fer à cheval m'a dit en me regardant, tout droit sur sa chaise : "Ma fille aura chaud, cet hiver... et elle sera la plus belle du village!"

Après le dîner, lorsque nous nous quittions pour rentrer dans nos chambres, Fontaine s'est arrêté, a paru vouloir me dire quelque chose, mais il n'a rien dit. Il m'a mis la main sur l'épaule, et m'a souri. "Bonne nuit!" m'a-t-il souhaité.

Les cousins arrivent à bicyclette vers deux heures de l'après-midi, et nous partons tous les six flâner à pied au hasard des chemins de terre, qui me sont à présent devenus familiers. Est-ce que je flânais dans les rues de ma ville? Non, je ne crois pas, il fallait toujours aller quelque part. Et les promenades dans le parc? Toujours les mêmes promenades, sans aller plus loin. Ici aussi pourtant, les promenades sont souvent les mêmes; pourquoi ai-je cette impression qu'autour de moi rien ne ressemble à la fois d'avant? Je ne sais pas, et à quoi cela servirait-il de chercher à le savoir? L'horizon est loin, c'est peut-être cela. Ne cherchons pas, et goûtons la promenade.

Le Débridé n'a pas attendu un instant pour tout raconter à propos du manteau. Et il en a même pas mal rajouté. On a fait venir spécialement la laine pour sa soeur...

Compliments de la part des cousins. La Confiseuse a embrassé Fer à cheval : "Je suis contente pour toi!" lui a-t-elle dit. Le Confiseur n'a pas été en reste d'exagération : "Tu vas être la mieux habillée de toute sa ville!" a-t-il affirmé à Fer à cheval. Mais pourquoi ai-je dit qu'il exagérait? Il n'a pas exagéré du tout!

Ce matin, nous revoilà tous les trois dans le train de ma ville. Pourquoi attendre? Hier soir, Fer à cheval a regardé la pelote de cachemire, l'a posée sur elle, l'a regardée encore... "Ça manque de boutons!" lui ai-je dit en passant par la cuisine. Elle a rougi. J'ai poursuivi aussitôt : "Allons-y demain, nous déjeunerons chez mes parents, cela leur fera plaisir!" puis j'ai changé de conversation.

En débarquant, nous passons par la maison. Prudemment, nous n'avons pas mangé grand chose avant de partir. Bien nous en a pris. Revoici l'oeuf à la coque, le chocolat chaud, les tartines bien beurrées et la confiture de groseille, que nous engloutissons, ma foi, de bon appétit.

Départ pour la mercerie. Fer à cheval se sent à présent plus à l'aise dans ma ville, cela se voit au premier coup d'oeil; et au deuxième, donc! Nous nous promenons dans les rues, à regarder, tel grand magasin, telle salle de cinéma, telle salle de théâtre. Elle n'est jamais allée au théâtre, et je promets de l'y emmener. "Tu viens avec nous, bien sûr!" dis-je à Fontaine. Au reste, nous y sommes déjà allés ensemble, mon ami et moi, avec ma mère.

A la mercerie. La mercière est venue accueillir Fer à cheval. Elle la félicite pour son choix - comme si elle n'avait pas vu que c'était moi qui avais proposé le cachemire. Fer à cheval est toute contente; c'est bien ce que voulait la mercière. Et bien entendu, elle avait vu dès la première fois que Fer à cheval venait de la campagne, et que le cachemire, elle n'en avait seulement jamais entendu parler. Et quant au prix, elle a certainement entendu la réflexion de mon amie. Et maintenant, la mercière, toute souriante, s'occupe des boutons, comme si Fer à cheval était une vieille cliente. Fer à cheval est toute contente; c'est bien ce que voulait la mercière. A cause de ma mère, qui, elle, est vraiment une vieille cliente? Certes, mais je crois que Fer à cheval a plu à la mercière. Les portes de ma ville s'ouvrent peu à peu.

Nous rentrons un peu avant midi. Mon père n'est pas là, un déjeuner d'affaires imprévu l'a retenu en ville.

Nous montrons nos achats à ma mère.

Les boutons.

- En écaille de tortue, tu as très bien choisi! déclare ma mère à Fer à cheval.

Elle ajoute, après avoir contemplé la tortue - les écailles, bien sûr! - sur le fond de la pelote que nous avons apportée avec nous :

- Leurs teintes ambrées ressortent si joliment sur la laine!

La doublure. Ma mère commente :

- La couleur est bien assortie, et le crêpe satin en soie est la doublure qu'il fallait pour le cachemire.

Fer à cheval est noyée de joie. Je commence à être un peu rassuré sur ma mère. Un peu.

Qu'il est petit, mon grand parc! Je me suis rendu compte qu'en courant vite, il faut seulement un peu plus d'une minute pour le traverser d'un bout à l'autre. Le temps que nous mettons pour descendre du chêne du haut de la colline jusqu'au village. Avec, autour de nous, les prés, les champs, les ruisseaux, les collines et l'horizon.

- Quelle bonne surprise!

Le Fils! Ça l'a rendu tout gai de nous voir. Il devait s'ennuyer, autant que les quelques camarades avec qui il était. Moi aussi, il m'arrivait de m'ennuyer en venant ici parce que je n'avais rien de particulier à faire, pas plus que les camarades de classe ou d'ailleurs, dont certains étaient avec lui tout à l'heure. Ils sont passés dire bonjour :

- Nous allons au cinéma, vous venez?

Nous nous excusons, préférant nous promener. Fer à cheval provoque évidemment de la curiosité, mais après de rapides présentations, ils s'en vont; la séance est dans quelques minutes.

Nous étant déjà tous bien promenés, nous décidons d'aller nous asseoir près de la roseraie, une grande roseraie, l'orgueil du parc. La première fois que nous y étions venus, Fer à cheval et moi, elle l'avait regardée, un peu étonnée, mais avait admis que c'était joli. Elle avait même, je crois, cherché à dire autre chose, mais n'avait rien trouvé. Et comme moi, je ne suis pas un passionné de roses... Et puis, il y en a souvent dans mon salon.

- Comment vont les prés et les champs? demande le Fils en souriant à Fer à cheval.

- Nous n'en avons pas encore parlé à mon père.

- Le temps qui passe ne se rattrape pas.

- Mon père pense qu'il y aura encore des chevaux pendant quelques années, explique Fontaine.

Le Fils hoche la tête :

- Ton père rêve à un monde immuable; il faut lui forcer la main.

Fer à cheval et Fontaine paraissent un peu surpris, et gênés.

- Ce ne serait pas gentil pour mon père, objecte Fer à cheval.

- Si le temps passe, et que ton père perde tout, sera-t-il plus content?

Le Fils se tourne vers moi :

- Tu sais bien comment vont les choses.

- Tu sais bien aussi que brusquer les choses amène parfois des... imprécisions.

Il rit :

- Nous sommes à bonne école tous les deux, avec nos pères!

Un petit silence. Nous bavardons un moment.

- Si les rêves sont interdits, reprend Fer à cheval, pourquoi nous les apprend-on à l'école?

- Comment ça? s'étonne le Fils.

Il se reprend :

- Tu veux parler de ce qu'on nous enseigne en classe de littérature, la poésie...

Il poursuit, avec un sourire dur :

- Si l'on veut profiter du sommeil d'un homme, il faut d'abord qu'il s'endorme.

Il fait un léger rire :

- Ou qu'on l'endorme.

La matinée s'est passée en ambassade. Les ambassadeurs, c'est Fer à cheval, Fontaine... et moi. J'avais hésité à accepter la charge, considérant qu'il était indiscret de ma part... Mais il n'en a pas été question. Pour Fer à cheval et Fontaine, j'étais là avec eux, c'est tout.

La discussion d'hier n'avait pas été vaine, et les paroles du Fils étaient encore présentes à nos oreilles. D'où, l'ambassade. Et voici les ambassadeurs devant la mère de mes amis.

- Où en est-ce avec papa?

Fontaine a posé sa question au détour d'une conversation sur, je ne me souviens même plus sur quoi. Sa mère a hésité un moment, puis a hésité un moment...

- Allons voir papa! décrète Fer à cheval.

Chez papa, il y a du monde. Trois clients attendent. Trois chevaux font de même. Le Débridé frappe sur l'enclume.

- J'ai l'impression que ce n'est pas le moment, observe Fontaine.

- J'avais vu qu'il y avait du monde, réplique sa soeur.

Je m'étonne :

- Pourquoi as-tu choisi ce moment?

- Mon père n'écoutera que ce que je lui dirai; il ne pensera pas à ce qu'il devra faire.

Fontaine et moi ne trouvons rien à répondre. Mais voilà que le maréchal nous a aperçus :

- Vous tombez bien!

Et comme si nous n'avions rien remarqué :

- Il y a du monde!

Puis, à Fontaine :

- Le soufflet!

Puis, à moi :

- Passe-moi le clou, là!

Nous nous mettons à l'ouvrage, Fontaine et moi. Si Fer à cheval trouve que c'est le moment de lui parler...

Eh bien, elle lui parle :

- Papa, j'ai mesuré le parc; on peut y mettre une vache de plus, il fait quatre hectares, et même un peu plus; s'il naît un veau...

Le maréchal plante son clou à un cheval indifférent. Entre deux coups de marteau :

- Pourquoi me dis-tu ça?

- On pourrait acheter une vache.

Son père a arrêté le marteau sur le clou, et ne dit rien. Sa fille poursuit calmement :

- Cela fera plus de lait à vendre...

Elle laisse sa phrase en suspens :

- J'aimerais bien.

Son père a regardé le marteau, regardé sa fille; encore le marteau, puis sans se retourner :

- Fais comme tu veux!

Après nous être retrouvés tous les quatre, Fer à cheval, Fontaine, le Débridé et moi, dans la cuisine, Fer à cheval a déclaré à sa mère :

- Nous achetons notre première vache.

Les cousins arrivent vers deux heures, et nous partons tous les six pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

Nous faisons le récit des événements. Le Débridé en fait la synthèse :

- Nous allons avoir un grand troupeau de vaches!

- Tu sais, nous ne les achèterons que petit à petit, et le troupeau ne sera pas vraiment très grand, lui répond Fer à cheval.

- Je sais, trente vaches! Vous en avez déjà parlé l'autre jour.

- C'est vrai, lui confirme Fontaine; mais papa...

- C'est à cause des chevaux? Je sais, mes copains en ont aussi parlé; leurs parents en parlent de temps en temps.

- Il faut bien préparer... commence la cousine.

- Il n'y aura plus de chevaux du tout? l'interrompt le Débridé, d'une voix anxieuse.

- On ne sait pas encore, mais c'est très probable, lui répond Fontaine.

- Je voulais être maréchal...

Le Débridé a baissé la tête, et ne dit plus rien. Nous aussi, nous restons en silence. Soudain, le Débridé se lève :

- Mes copains m'attendent, j'ai oublié.

Et il se sauve en courant.

Dans la matinée, occupations potagères, vachères et chevalières. La quatrième vache n'est pas encore là, mais ne saurait tarder. Fer à cheval a décidé de prendre la situation en main. Et par la même occasion, sa mère est bien soulagée.

Le déjeuner a été gai, animé. Personne n'a parlé de vache.

L'après-midi, promenade à bicyclette avec les cousins. Nous nous rencontrons dans le village à mi-chemin entre chez eux et chez nous. Le Débridé est resté avec ses copains. Promenade calme, sans rien à raconter. Pourquoi en parler, alors? Etre bien les uns avec les autres, dans un endroit où rien ne blesse, est-il suffisant? Je ne sais pas. Sans doute n'ai-je pas assez lu pour le savoir. Alors j'écris. Pas seulement pour moi; j'écris pour mes amis, pour Fer à cheval.

Ayant ainsi parcouru la moitié du pays, tout en bavardant de ce qui nous passait par la tête, nous nous retrouvons à côté de la chapelle, au milieu des prés. Dans un des prés qui descend vers nous en pente douce, un rideau d'arbres. Une belle ombre. La terrasse du restaurant.

Et comme il n'est pas loin de quatre heures, et que la cousine a apporté de quoi festoyer, nous festoyons.

- Te voilà avec une vache, sourit plaisamment le cousin à Fer à cheval.

- Je t'en donnerai, du lait! répond-elle sur le même ton.

Puis, plus sérieusement :

- Il en faut trente.

- Vous avez encore un peu de temps, constate sa cousine.

Elle ajoute :

- Je crois que tu as obtenu l'essentiel, l'accord de ton père.

Fer à cheval hésite :

- Il n'a pas encore dit oui...

- Va, tu as bien vu qu'il se rendait parfaitement compte, lui fait observer Fontaine.

Je remarque de mon côté :

- Je pense qu'il aurait dit quelque chose au déjeuner; au contraire, il était tout souriant, comme s'il avait un poids de moins à porter.

- C'est vrai, confirme Fontaine.

Fer à cheval fait un sourire rasséréné :

- Demain, j'achète la vache!

- Tu sais où en trouver une? lui demande son cousin, intrigué; ce n'est pas facile.

Elle fait un sourire mutin :

- J'en avais déjà parlé à notre voisin d'en face; tu sais qu'il a beaucoup de vaches...

Il l'interrompt en riant :

- Tu es un véritable chef d'entreprise!

- Il m'a dit qu'il savait où en trouver une, et que ce n'était pas pressé; et puis il a dit que cela lui faisait plaisir de voir que nous voulions...

- Que tu voulais! corrige Fontaine.

Il corrige de nouveau, avec un grand sourire :

- Bien sûr que nous le voulons tous, Grande ville et nous, mais tu as été la plus brave!

Sitôt le déjeuné terminé, nous partons tous les quatre, Fer à cheval, Fontaine, le Débridé et moi, chercher notre future compagne. Le voyage n'est pas très long, une rue à traverser, celle qui passe entre notre maison et celle du fermier, notre voisin.

- Elle t'attend! déclare le fermier à Fer à cheval.

Il ajoute, avec un bon sourire :

- Choisis-la toi-même.

Fer à cheval rougit légèrement :

- Oh, merci!

Elle poursuit aussitôt :

- Je l'ai déjà choisie; elle est dans le parc près du ruisseau, là-bas, où vous avez réparé la barrière la semaine dernière.

Elle a indiqué une direction.

- Allons la voir! propose le fermier.

Nous repartons en voyage. Un peu plus long, cette fois-ci. Un quart d'heure de marche. Nous entrons dans le parc. Une vache se détache du troupeau, et vient près de Fer à cheval.

- Tu lui as déjà parlé?

Fer à cheval fait oui de la tête.

- Tu as bien choisi; c'est une bonne laitière! prononce nettement le fermier, secouant la tête en signe d'approbation.

Fer à cheval a posé la main sur la bête, et regarde le fermier.

- Tu veux l'emmener tout de suite?

Elle fait oui de la tête.

- Allons-y! fait-il.

Et nous repartons. Un quart d'heure à pied fait une demi-heure à vache. Mais rien ne presse Fer à cheval, maintenant. La vache ne l'a pas quittée de toute la route.

Le fermier est rentré chez lui; nous, nous sommes dans notre parc... tous les cinq, à présent.

Je me suis fait la réflexion qu'il lui restait encore pas loin de quatre-vingts vaches, au fermier.

- Il a quinze chevaux, note le Débridé d'une voix sourde.

Ce matin, le marteau du Débridé résonne fort sur l'enclume. Il résonnera ainsi toute la matinée. Pourtant, en ce dimanche, il n'y a pas de chevaux à ferrer; les fermiers sont à l'église. Le maréchal est resté avec son fils. "Il y a des fers à préparer!" ont-ils dit, presque ensemble. Ils sont revenus tout gais pour le déjeuner. Le repas aussi a été gai; on n'entendait qu'eux. Ils riaient... j'allais écrire jusqu'aux larmes.

Les cousins arrivent à bicyclette vers deux heures, et nous partons tous les cinq - le Débridé est parti pêcher avec ses copains - pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne. Le soleil a faibli, il se couche une heure plus tôt qu'au début des vacances, mais la chaleur est là, et bien là, chaude et humide, étouffante.

- Pour la prochaine vache, il te faudra acheter un pré, observe le Confiseur, alors que nous parlions de la vache achetée hier par Fer à cheval.

- J'ai aussi demandé aux fermiers du village; cela sera plus difficile.

Elle poursuit après un temps :

- Grande ville...

Elle s'est tournée vers moi. Je réponds :

- Je ne sais encore rien; l'ami de mon père prend des renseignements chez son collègue de la banque du bourg de la gare.

- Le bourg de la gare? s'étonne la Confiseuse.

- J'ai l'habitude de l'appeler ainsi parce que c'est là que je prends le train pour aller chez moi.

Je continue :

- Il y a peut-être moyen de faire des échanges de terres; je n'en sais pas plus.

Ce matin, vers cinq heures, tous les ruisseaux sans eau se sont transformés en torrents impétueux. Couché dans mon lit, réveillé par le tonnerre, je ne peux certes pas voir, mais je récite ce que m'ont appris mes amis : "Ils n'ont de l'eau que lorsqu'il pleut." Et il pleut tous les ruisseaux du monde à la fois. Il va être beau, le potager!

C'est ce que j'ai compris en descendant au petit déjeuner, à la mine que faisaient Fer à cheval et sa mère. Fontaine avait compris, lui aussi, mais en avait apparemment pris son parti; il faudra réparer, c'est tout. Le père et le Débridé? Je crois qu'ils étaient déjà à la forge, tout en terminant leur petit déjeuner. Les chevaux ne tarderont pas dès que l'orage se sera éloigné. Tout devra être prêt.

L'orage s'est éloigné juste après le petit déjeuné. C'est comme s'il nous disait : "Vous avez fini? Au travail maintenant!"

Il est bien bon, l'orage, on voit bien que ce n'est pas lui qui répare les potagers. Lui, il ne sait que détruire. Et qu'on ne dise pas qu'il apporte l'eau bienfaisante pour faire pousser la végétation; Fer à cheval m'a expliqué que lorsque la pluie est trop violente, elle se déverse vite dans les ruisseaux et les rivières, et ne pénètre même pas dans la terre. Elle en emmène plutôt, de la terre, dans les ruisseaux et les rivières. Belle organisation!

Nous attendons donc que l'eau qui recouvre le potager se soit écoulée, et c'est maintenant que nous nous mettons au travail, pendant que les coups de marteau du maréchal et du Débridé résonnent sur l'enclume.

Ce matin, le soleil est radieux, et l'air est chaud de nouveau, quoiqu'un peu moins moite, et surtout bien moins étouffant.

Les confiseurs ont téléphoné, et nous ont proposé un déjeuner dans la vaste salle à manger à la grande table ronde, sur laquelle est posée une nappe d'herbe fraîche, adossée au bois, face à la muraille qui se dresse derrière le gouffre.

Le Débridé est pris avec son père, car les chevaux se pressent, et hennissent à l'urgence. Nous partons donc tous les cinq à bicyclette, nantis du repas préparé par la Confiseuse elle-même.

Repas simple, mais la simplicité n'est pas synonyme de médiocrité, bien au contraire. Il s'agit d'une andouille du pays, accompagnée de pommes de terre cuites à l'eau; je vous la recommande. Quelques abricots pour finir.

- Je passerai mon examen de fin d'école à la fin de l'année qui vient; le Débridé passera le sien dans dix ans, constate la cousine.

Elle fait une pause :

- Que devra-t-il apprendre cette année-là dans son livre de classe sur le cheval?

- Animal préhistorique disparu depuis des millions d'années... répond son frère sur un ton plaisant.

- Et s'il existe encore, et qu'il n'est plus qu'un cheval de cirque? le coupe Fer à cheval, oubliant de rire.

- Il est heureux que mon petit frère ne soit pas là, note Fontaine.

Après un moment de silence, je reprends :

- Tout ceci est valable à n'importe quel moment; ce que nous apprendrons l'année qui vient ne correspondra pas aux souvenirs d'enfance de nos parents, et encore moins à ceux de nos grands-parents.

Encore un silence, rompu par Fer à cheval :

- Comment dois-je faire pour comprendre celui qui n'est pas de mon âge, si pour lui, un cheval n'est pas le même que pour moi? Et comment dois-je faire pour qu'il me comprenne?

- C'est malgré tout ennuyeux qu'un mot ne veuille pas toujours dire la même chose! s'irrite le cousin.

- On sait pourtant ce que veut dire cheval! proteste sa soeur.

- Pour nous, les vacances sont faites de promenades, pour les enfants de paysans, de travaux aux champs, remarque Fontaine.

Je renchéris :

- De plus, nous sommes du même âge.

Fer à cheval hoche la tête :

- Le prof pourra parler aussi bien qu'il voudra d'un cheval, son cheval ne sera jamais celui de mon père.

- Il est extrêmement désagréable de le dire, mais les chevaux de ton père, personne n'aura plus à s'en servir lorsque nous serons grands, prononce le cousin, avec un pâle sourire.

- Alors en classe, je devrai apprendre les tracteurs?

- Pas même, ceux que tu vois aujourd'hui n'existeront plus.

La cousine intervient :

- Ce que nous apprenons servira de base à ce que nous aurons à faire quand nous serons grands.

- C'est vrai pour les sciences, objecte son frère, mais pour ce qui est de la littérature...

- Elle nous permettra de mieux penser.

Le Confiseur fait un petit rire :

- Je vois très bien l'ingénieur des mines dire à son directeur : "Que pensez-vous de ce que dit Socrate du chant du cygne dans Le Phédon?"

Je dois avouer que, bien que la circonstance ne s'y prêtait pas, nous avons tous pouffé de rire.

Les rires calmés, Fer à cheval reprend :

- Si j'ai bien compris, je dois apprendre ce qui ne me servira à rien.

Elle fait un léger sourire :

- Non, bien sûr, ce n'est pas ce que je veux dire; je me rends bien compte que j'apprends des choses qui m'intéressent, et qui me seront utiles.

Elle prend un temps :

- Des choses dont je me sers tous les jours; lire, écrire, compter, par exemple.

Elle reste un moment en suspens :

- Comment puis-je faire pour savoir ce qu'il me faudra quand je serai grande?

Dix heures du matin. L'autocar vert arrivant du bourg de la gare vient d'entrer au village, et déverse ses passagers. Les passagers? Il n'y en a qu'un seul. Ce n'est pas surprenant, notre village n'est pas bien grand. Quelquefois, il y a plus de voyageurs, quelquefois moins. Et si personne ne doit descendre ici, l'autocar vert vient tout de même, plein d'espoir de trouver un voyageur qui n'attend que lui pour partir pour de lointains voyages. Au plus à une heure et demie d'ici.

Le voyageur solitaire, à peine descendu de l'autocar vert, un sac à la main, nous salue tous les quatre, Fer à cheval, Fontaine, le Débridé et moi, comme de vieilles connaissances.

Puis, au Débridé :

- Bonjour cocher! Où nous emmènes-tu déjeuner?

Le cocher ne s'est pas laissé démonter - c'est le cas de le dire :

- Au restaurant de la chapelle!

- Oh! Restaurant célèbre; je n'y suis encore jamais allé.

Il se tourne vers moi :

- Je me demande quel sera le menu aujourd'hui.

- Je le sais; j'ai eu le cuisinier hier soir au téléphone; des bouchées à la reine, et des macarons en dessert.

- Des spécialités de la ville où je réside; c'est merveilleux!

Il regarde de l'autre côté de l'église devant laquelle s'est arrêté l'autocar vert :

- C'est la maison de tes amis?

- Oui, le Fils, c'est bien elle.

Il me fait un petit sourire :

- Le Fils; c'est mon surnom, je suppose.

- Oui, le Fils! s'écrie gaiement le Débridé.

Nous entrons maintenant dans la maison.

Le Fils salue la mère de Fer à cheval, l'assure du plaisir qu'il a de la rencontrer, de la beauté du paysage qu'il a contemplé dans le train et dans l'autocar en venant ici, et du bonheur qu'avait "Grande ville" d'avoir un si bon ami que son fils. La mère de son fils ne sait manifestement pas trop quoi répondre, mais est tout aussi manifestement ravie du compliment.

Nous voici maintenant chez le maréchal. Le Fils vient serrer la main du maréchal, admire en connaisseur le ferrage que le maréchal est en train de faire sur un cheval - ça, c'est bien du Fils, il s'est renseigné avant de venir - mais ne dit rien sur les difficultés prochaines de la profession.

A propos, j'ai oublié de dire pourquoi le Fils était venu. Voici. Hier soir, il m'a téléphoné pour me dire que son père avait déjà commencé à s'informer...

- Pourquoi ne viendrais-tu pas passer la journée de demain avec nous à la campagne? l'ai-je interrompu, après avoir rapidement demandé son avis à Fontaine, qui était près de moi.

- Ce sera un grand plaisir pour moi!

- Nous irons nous promener, en carriole, avec un bon pique-nique.

- J'arriverai par l'autocar du matin, et j'apporterai le pique-nique.

Il avait tout prévu, cela est bien dans ses habitudes.

Le cocher ayant expliqué à Marquis qu'il était temps de partir, la carriole se met en route.

Le Fils regarde attentivement autour de lui :

- En voilà un bon pré; je comprends qu'il y ait tant de vaches.

Il regarde les collines couronnées de forêts qui entourent le vaste pré :

- Une coupe aux bords sculptés emplie d'émeraudes.

Il fait un petit rire :

- On en a lu d'autres chez les poëtes qui n'écrivent qu'avec des mots; je pense que les vaches préfèrent cette simple coupe emplie de bonne herbe.

Marquis continue son chemin vers le village des cousins, qui viennent avec nous.

- J'ai un peu voyagé, raconte le Fils; il y a des paysages plus variés que chez nous, les montagnes, par exemple.

Il reste pensif un moment :

- On n'a pas toujours envie d'y rester; ici, on se sent accueilli par ces champs et ces prés sans surprises, protégés par ces lointaines collines qui semblent veiller à l'horizon.

Nous arrivons chez les cousins. Les parents ne sont pas là, la confiserie les a appelés.

- Bonjour, les confiseurs! s'exclame le Fils à leur approche.

- Bonjour, le Fils! s'exclament, presque en même temps, les confiseurs.

Et voilà! tout le monde se connaît, à présent.

Le Fils regarde toujours aussi attentivement autour de lui :

- Vous avez beaucoup de prés et de champs...

Il s'interrompt un instant :

- Beaucoup.

Il reprend ses commentaires sur le paysage :

- Vous avez beaucoup de ruisseaux chez vous; l'herbe doit bien pousser.

La chapelle. Le Fils déclare gaiement :

- Voici le restaurant, n'est-ce pas?

Il se tourne vers le Débridé :

- Merci cocher, pour la si agréable promenade que tu m'as fait faire dans les terres de ton pays!

Le Débridé se redresse fièrement sur son siège.

- Je pense, poursuit le Fils, que le déjeuner sera le bienvenu!

L'accord général lui est acquis.

Que dire des bouchées à la reine, et des macarons du dessert? Je les reconnais; ils viennent du meilleur traiteur et du meilleur pâtissier de sa ville, la même, au reste, que la mienne!

Ce matin, nous allons faire quelques pas, Fontaine et moi, le long du ruisseau jusqu'au bois du confluent où nous pêchons tous les six de temps à autre, tout en devisant, ce qui permet aux poissons de profiter, assez souvent, de notre distraction. Les enfants, qui pêchent, eux, comme de coutume, sur leur petit radeau - comment font-ils pour s'y tenir? - là où le ruisseau s'élargit un peu, nous montrent fièrement le produit de leur pêche. Nous les félicitons et continuons notre marche, et... Plouf! Je disais bien qu'on ne pouvait s'y tenir, sur ce radeau. Bah! le soleil s'empresse déjà de sécher le malheureux, qui vient de sortir de l'eau en s'esclaffant de rire.

- Il tombe souvent, celui-là, m'apprend Fontaine, mais il n'a pas son pareil pour attraper le poisson.

- Si je comprends bien, il ne tombe pas, il plonge pour aller le chercher.

Contre toute attente, Fontaine a ralenti, et réfléchit posément à ce qui, pour moi, n'était qu'une banale, et même très banale, plaisanterie.

- Il y a des cas où il faut savoir se décider à plonger, commence-t-il pensivement, le poisson n'attend jamais.

Il me sourit :

- Elle a eu raison, ma soeur, d'acheter la vache sans attendre.

Je ne dis rien. Je ne pense pas qu'il attende une réponse. Je crois qu'il a envie de parler seul, tout en partageant sa pensée avec moi, sobrement, comme il le fait toujours. Avec lui, ce n'est pas comme avec tant d'autres, je peux écouter tout ce qu'il dit, il n'y a pas de ces paroles dont on a hâte qu'elles se terminent, tellement elles sont inutiles. Il a déjà repris :

- Et ceux qui ne peuvent plonger, qui doivent se contenter d'attendre le poisson au bord du ruisseau, que feront-ils si le poisson ne vient pas?

Il reste un long, un très long moment à marcher lentement sans rien dire, regardant pensivement droit devant lui. Puis, il s'est arrêté, m'a pris l'épaule, qu'il a serrée un instant, et, reprenant sa marche tranquille :

- Elle a eu raison, ma soeur, d'acheter la vache sans attendre.

Dans l'après-midi, le Débridé étant avec ses copains, nous allons tous les cinq - les cousins sont venus après le déjeuné - flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, à l'ombre de notre chêne.

- Je n'arrive plus à penser, prononce Fer à cheval d'une voix hésitante, au milieu d'une conversation indécise.

Elle se reprend aussitôt en secouant la tête :

- Non, non, ce n'est pas ça, je pense, bien sûr; mais comment penser en même temps à l'école qui m'attend, qui nous attend tous, où rien ne bouge, où tout est certain, où la réponse ne dépend que de la question, et aux chevaux qui sont là, devant nous, et s'en vont petit à petit?

- Quand les chevaux ne seront plus là, l'école sera bien obligée de changer, déclare son cousin.

- Je ne serai plus à l'école, lorsque cela se fera.

- Au moins, tu n'auras plus à répondre aux questions de l'école.

Fer à cheval hoche la tête :

- J'aurai à répondre à d'autres questions.

- Bien entendu, intervient sa cousine, les questions, on y répond toute sa vie.

- Devrai-je donner les mêmes réponses que celles qu'on m'aura demandé de donner à l'école?

Aujourd'hui, dans l'après-midi, nous allons tous les trois - le Débridé est avec ses copains - prendre les confiseurs pour une promenade à bicyclette.

- Tu te souviens de la première fois où nous sommes allés au restaurant de la chapelle? m'avait demandé le Confiseur hier au cours de notre promenade.

Je m'en souvenais très bien, c'était peu de temps après mon arrivée.

- Tu te souviens d'une grande colline dont nous t'avions dit qu'elle était la plus haute du pays?

- Parfaitement!

- Eh bien, si nous y allions demain? avait proposé la Confiseuse.

Et voilà pourquoi nous roulons tous les trois vers le village des confiseurs.

Lesquels sont prêts, et nous partons tous les cinq par un chemin de terre qui tortille sur le versant du mont où se trouve le camp romain, près duquel nous étions passés pour aller au restaurant de la chapelle. Je m'en souviens tout aussi bien, car c'était là que Marquis marchait bien à l'aise, pendant que nous autres, nous poussions la carriole à la limite de nos forces. Je n'insisterai pas, Marquis se moquerait de moi : "Pour une fois que tu travailles, Grande ville le bien nommé!" Il n'a pas tout à fait tort, dans ma grande ville, j'ai rarement poussé des carrioles, et même pas du tout, mais qu'il vienne donc un jour s'asseoir sur un banc de notre parc, il verra si je ne travaille pas... de la langue! Une fatigue en vaut une autre, non? Marquis ne pouvant me répondre, j'ai donc raison! Qu'on ne rie pas trop; je connais bien des gens qui tiennent ce raisonnement.

Le chemin de terre nous amène à un pont, sous lequel coule un ruisseau. Si, si, je vous l'affirme, je l'ai vu! puis, nous arrivons à une route, une vraie, que nous dédaignons, malgré les beaux mirabelliers qui la bordent des deux côtés, et que nous apercevons un peu plus loin. Mais des mirabelles, on ne voit que ça, ici. Et nous en avons même chez nous, près de notre village.

Le chemin de terre s'est mis à monter. Et bien monter. Je proposerais volontiers de descendre de nos bicyclettes, et de les pousser, ainsi que nous l'avions fait pour Marquis, mais mes compagnons ont la pédale ferme, et, ma foi, je suis sans trop de mal. Fer à cheval, bien sûr, étant donné son âge, a un peu plus de mal, et pour lui donner du courage, je roule près d'elle. Méthode très efficace, car nous parvenons ainsi à une croix, après laquelle la montée devient plus douce, jusqu'au sommet où nous allons. De là, on voit loin, partout. Fer à cheval me guide. Le bourg des confiseurs, notre village qu'on ne voit guère, caché qu'il est par les collines, le restaurant de la chapelle, qu'on entrevoit lorsqu'on sait que c'est elle, et les lointains, et même ma ville, bien qu'elle tente de se cacher derrière les collines plus proches de nous. Quel spectacle!

Mais l'heure du goûter sonne, et nous lui faisons honneur, installés sur l'herbe jaunissante. Le goûter, c'est la Confiseuse qui l'a préparé. C'est tout dire!

Nous restons un moment sans rien dire. Je regarde autour de moi les lointains paysages. Que de villages, que de bourgs un peu plus gros, mais habités par les mêmes hommes! Comme ma ville, qui n'est pas si lointaine, que je connais bien, et qui me semble une image inconnue, aussi inconnue que les villages, là-bas, que je ne connais pas.

- Que cherches-tu dans ce que tu regardes? me demande doucement Fer à cheval.

Je ne suis pas surpris par sa question, sans savoir pourquoi. Je réponds lentement :

- Comment fait-on pour connaître les hommes?

Elle ne paraît pas surprise par ma question :

- On ne fait rien, cela vient seul.

Je fais un long, long signe d'approbation :

- C'est vrai.

Elle ne dit plus rien, et je ne dis plus rien.

Cependant, le Confiseur, qui a dû entendre, intervient :

- Il faut malgré tout connaître leurs pensées, savoir ce qu'ils font...

Fer à cheval m'a fait un léger sourire, a fait un petit geste... J'ai répondu...

- Tout dépend...

Je n'ai pas entendu la suite de la phrase de la Confiseuse. Je ne crois pas que Fer à cheval l'ait plus entendue que moi.

La conversation est devenue générale.

Matinée habituelle. Le Débridé est au marteau, nous trois au potager. Je ne pensais pas que le potager pût demander tant de soins. Il est vrai que je n'ai seulement jamais su ce qu'était un potager. La mère de Fer à cheval y travaille tous les jours. Aujourd'hui, par exemple, il faut bouturer les groseilliers, semer un engrais vert au potager, semer l'épinard. Sais-je seulement ce que cela veut dire? Nous, nous avons de bonnes boutiques, et encore, je n'y vais presque jamais.

Vers deux heures, part le Débridé voir ses copains pour, je crois, aller pêcher, arrivent les confiseurs sur leurs bicyclettes, et nous partons tous les cinq pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, près de notre chêne. Le soleil est encore chaud, mais il a bien faibli depuis le début de nos vacances, et nous ne recherchons plus l'ombre de notre chêne. Sic transit gloria roboris!

- ...et nous, à quoi cela nous servirait-il de nous faire connaître? demande la Confiseuse.

Ce devait être la suite d'une conversation que je n'avais pas dû écouter. Je regardais, de notre colline, le village où je connaissais Fer à cheval. Fer à cheval m'a souri.

- Qu'en penses-tu? me demande le Confiseur, croyant que j'allais dire quelque chose.

Et comme je ne répondais pas de suite, il répète sa question d'un ton pressant.

- A réussir notre examen si nous montrons notre savoir.

Ma réponse est clairement une échappatoire, et Fer à cheval l'a si bien compris, qu'elle m'a vite envoyé un tout petit sourire discret d'intelligence.

- C'est bien vrai! m'approuve le Confiseur, qui ne s'est rendu compte de rien.

Bon, après tout, le sujet n'est pas sans intérêt. Allons-y! Mais Fer à cheval me devance, toujours en m'envoyant le même petit sourire discret d'intelligence :

- Et à quoi ça sert de réussir un examen?

Compris! Derrière une façade plaisante, une question fondamentale, comme dirait mon prof. Je renvoie à Fer à cheval le même petit sourire discret d'intelligence. Le Confiseur, qui ne s'est toujours rendu compte de rien, proteste énergiquement :

- Et comment ferai-je quand je serai grand?

Fer à cheval ne laisse pas passer un seul instant avant de répondre à son cousin :

- Comment a fait mon père?

La Confiseuse intervient :

- Bien sûr... Mais maintenant, quand il n'y aura plus de chevaux...?

- Mon père a vécu heureux.

Un silence a suivi ce... dialogue. Fontaine reprend :

- Je crois que ma soeur a raison; le bonheur est une chose importante, et que beaucoup dédaignent pour une vie plus... superficielle.

Il se tourne vers sa soeur :

- Je suis sûr que de bonnes études ne t'empêcheront pas de vivre la vie que tu désires.

Fer à cheval lui sourit, et va l'embrasser.

Après un petit silence, je me tourne vers la Confiseuse :

- Tu demandais tout à l'heure à quoi il nous servirait de nous faire connaître; je pense tout d'abord que cela dépend de la personne à laquelle nous voudrions nous faire connaître.

Je fais une pause :

- Pour un prof, j'avoue que la réponse est on ne peut plus banale, sinon...

Je laisse un temps :

- Si nous voulons vraiment compter pour la personne, faut-il encore que cette personne existe.

- Tu veux dire, approuve Fer à cheval, qu'elle nous convienne à nous-mêmes?

- Oui.

- Je pense que nous pouvons dire la même chose de la personne.

J'acquiesce :

- Nous devons donc exister, nous aussi.

- Et convenir à la personne.

Le Confiseur interrompt notre duo, à Fer à cheval et à moi :

- Si je comprends bien, pour s'entendre avec les autres, il faut qu'ils nous conviennent et que nous leur convenions; je ne voudrais pas... mais cela paraît évident.

Nous nous sommes regardés, Fer à cheval et moi, et ensemble :

- Oui, c'est évident.

Dimanche. Pas de chevaux à ferrer. On leur a expliqué que ce jour-là on ne travaille pas. "Comment, on ne travaille pas? Les vaches, pourtant..." ont fait remarquer les chevaux, tout au moins ceux d'entre eux qui posent toujours des questions, alors qu'on ne leur demande rien. On ne leur a pas répondu. Pour comprendre la question, il faut savoir le parler des chevaux, et cela ne s'apprend pas à l'école. Et l'école fait foi. "Eh bien, les chevaux n'ont qu'à apprendre le parler des hommes!" m'ont dit les hommes. Bien entendu, j'invente. Dans les devoirs de littérature, il arrive que ce soit bien vu. Si toutefois cela correspond à l'imagination du prof.

L'église est pleine, le café est vide. L'église est vide, le café est plein. Et puis, tout le monde va déjeuner. Voici un dimanche ordinaire.

Déjeuner. Le maréchal a dit :

- Dans le parc chez... Il y a place pour trois vaches.

Il n'a rien ajouté.

Le Débridé a regardé sa soeur.

- Je vais aller le voir, a dit Fer à cheval.

Le Débridé a baissé la tête.

L'après-midi, nous partons tous les trois retrouver les confiseurs pour une promenade à bicyclette. Le Débridé était déjà parti, sans avoir rien dit.

Nous parlons du parc aux cousins. Un sourire pour les trois vaches, une larme pour le Débridé. Ainsi est la vie.

Maintenant, tout en roulant, nous bavardons sans trop penser à rien. Le temps passe, les ruisseaux n'ont toujours pas d'eau, les nuages sont ailleurs, le soleil chauffe moins, un village, un pré s'est installé au bord du ruisseau qui vient de chez nous et qui a de l'eau, quatre heures, nous nous installons nous aussi au bord de notre ruisseau sur le pré, le goûter préparé par la Confiseuse...

A présent, le goûter ne représente plus qu'un passé révolu, et le Confiseur reprend son idée de la journée d'hier.

- Je me suis bien entendu avec cette tarte aux mirabelles, et pourtant, si elle m'a convenu, je ne pense pas un seul instant lui avoir convenu, énonce-t-il doctement.

- Une tarte ne peut donner un avis, objecte sa soeur.

Je préviens la réponse, tout aussi plaisante, sans doute, du Confiseur, qui, au reste, se fait attendre :

- Si au lieu d'une tarte, c'était un poulet?

- C'est vrai, mais pour survivre, nous devons manger, constate Fontaine.

- Ce n'est pas pour survivre que nous faisons travailler un cheval, c'est pour améliorer notre vie, intervient Fer à cheval.

- Et le cheval devrait montrer que cela ne lui convient pas, et même que nous ne lui convenons pas?

Un moment de réflexion. Fer à cheval reprend :

- Pour s'enfuir, il faut avoir quelque part où aller...

- Il peut s'enfuir dans les prés; un cheval est capable de sauter par-dessus une clôture, réplique son cousin.

- Même les animaux sauvages ne s'enfuient pas de là où ils vivent.

La réponse de Fer à cheval nous laisse, je crois, tous étonnés. Pourtant, à la réflexion... D'ailleurs, Fer à cheval poursuit :

- Où iraient-ils?

Ce matin, le Débridé est parti en hâte pour la journée; il a du travail à faire. Non, aujourd'hui, il ne tapera pas du marteau sur l'enclume. Comme il y a quelque temps déjà, et une semaine s'étant passée depuis l'orage, il va faire du ramassage. Que ramasse-t-il donc? Des mirabelles, tout bonnement. C'est la saison, et tous les paysans de notre région ramassent les mirabelles. Il y en a partout, des mirabelles, même le long des routes! Comme tous les ans, les paysans rapporteront chez le maréchal tout ce qu'ils auront ramassé, et ce soir un camion viendra charger les mirabelles et les emporter à l'usine de confiture. Les mirabelles, c'est le fruit de la région. Confitures, pâtes de fruits - demandez donc aux confiseurs! - eau-de-vie... c'est le maréchal lui-même qui la fait. Ce n'est pas pour les enfants... mais qu'elle est bonne! Il paraît que le Débridé... quelquefois... et que Fer à cheval... mais... elle est loin d'être une enfant.

Dans la matinée, Fer à cheval étant prise avec sa mère, nous partons tous les deux flâner le long du ruisseau, jusqu'au bois du confluent où nous pêchons tous les six de temps à autre, tout en devisant. Pas de radeau, pas d'enfants aujourd'hui; ils sont tous aux mirabelles.

- L'hiver est proche, me rappelle Fontaine.

Je réponds plaisamment :

- Tu as peur que j'oublie l'école?

Il me sourit :

- Oh, non! Pas plus que les horaires des trains.

Je ris doucement, tout en secouant la tête. Il poursuit :

- Cela va te créer des difficultés avec tes parents.

- Pas plus que les tiennes, ou celles de tes cousins.

Un instant étonné, il se reprend vite :

- Parce que nous sommes pensionnaires?

- Et vous ne voyez pas vos parents tous les jours...

- ...contrairement à toi.

- Mon père comprendra très bien...

- ...et ta mère, non.

Nous continuons notre chemin en silence.

Dans l'après-midi, nous partons tous les trois faire une longue promenade à pied. L'automne sera là dans un peu plus de trois semaines, et ses premiers signes frissonnent déjà autour de nous. Le soleil, n'ayant plus à monter aussi haut qu'au début des vacances, met moins de temps pour parcourir le ciel, et s'endort une bonne heure plus tôt. La pluie n'est pas venue souvent cet été, et la terre a durci. Les arbres attendent silencieusement les jours froids, et leurs feuilles ont commencé à prendre les couleurs d'une braise qui s'éteint.

- Le vétérinaire était en face, ce matin, nous annonce Fer à cheval; il connaît quelqu'un qui a cinq vaches à vendre.

Elle fait une petite pause :

- Je n'en ai pas parlé à midi...

- Tu as bien fait, l'approuve Fontaine; il vaut mieux être sûr.

- Oui; j'ai demandé au vétérinaire s'il voulait y aller pour choisir nos trois vaches.

Elle laisse un temps :

- Il veut bien; et je lui ai aussi demandé...

J'ai deviné :

- ...de nous y emmener.

- Oui; il nous préviendra dès qu'il pourra, je pense dans deux ou trois jours.

Fontaine la félicite, puis :

- Je ne sais pas si mon frère voudra venir avec nous.

Fer à cheval secoue la tête :

- Il faut trouver comment l'intéresser... il faut bien qu'il s'habitue...

Je propose :

- Expliquons-lui qu'il connaît bien les bêtes, et pas seulement les chevaux... D'ailleurs, il a déjà quatre vaches, dont trois qu'il connaît depuis longtemps; il faut lui dire que nous tenons à avoir son avis.

Cette fois, c'est moi qui suis félicité. Mais n'y avaient-ils pas déjà pensé tous les deux?

Ce matin, le train nous emmène, Fer à cheval, Fontaine et moi, vers ma ville. Hier, ma mère m'a fait remarquer que je ne suis pas venu à la maison depuis plus de deux semaines. C'était presque vrai. En réalité, c'était, à deux jours près, un peu moins de deux semaines, le jour où nous étions venus acheter la doublure et les boutons. Ne chipotons pas. C'est, je crois, ce qu'on appelle de la psychologie. Je lui ai donc promis - à ma mère, pas à la psychologie, quoique... disons, à la psychologie de ma mère - de venir passer la matinée et de déjeuner aujourd'hui. L'après-midi, ai-je dit, j'avais à faire. Cette phrase ne l'a pas étonnée, mon père en use fréquemment, sans en abuser cependant. Et moi, je profite volontiers de son accoutumance pour ne pas avoir à préciser ce que je compte faire. Non par cachotterie, certes, mais j'aime bien ma liberté. "Viens avec tes amis!" m'a dit ma mère. Et moi, j'ai dit à mes amis, Fer à cheval et Fontaine, le Débridé étant aux mirabelles, de venir avec moi. "Nous flânerons dans la ville, et viendrons pour le déjeuner", m'ont dit mes amis. J'ai donc téléphoné sans tarder à ma mère, pour la prévenir de ne pas préparer le petit déjeuner coutumier pour trois. Et voilà pourquoi je suis seul à me repaître de l'oeuf à la coque, du chocolat chaud, des tartines bien beurrées et de la confiture de groseille, que j'engloutis, ma foi, de bon appétit, pendant que mes amis ne prennent aucune sorte de petit déjeuner. Encore qu'une visite chez le meilleur pâtissier...

Je passe toute la matinée à la maison avec ma mère. Effet curieux; celui de rentrer d'un grand voyage. Un voyage lointain, dans un pays où l'on parle une autre langue. Une langue sans fard. Les habitudes reviennent peu à peu, au fil des mots que j'échange avec ma mère. Mais ce sont comme des mots transparents, à travers lesquels j'entends encore les autres, ceux de Fer à cheval.

Ma mère veut tout savoir. Quoi? Si j'en juge par ses questions, elle veut savoir si je me porte bien, si l'air de la campagne me fait du bien, si je suis content d'être à la campagne, si je m'entends bien avec les parents de mon ami, si je ne m'ennuie pas à la campagne... "Oh, le maréchal est un homme sérieux et travailleur!" m'affirme-t-elle. Elle ajoute, aussitôt après : "Ses enfants aussi!" Et, après une rapide inspection de mon visage : "N'est-ce pas?" auquel je réponds par un regard et un sourire à peine moqueurs, puis :

- J'aime Fer à cheval; c'est ce que tu veux savoir?

Elle se tient bien droite, sur son fauteuil, et, après m'avoir regardé longuement dans les yeux :

- Vous aurez beaucoup de travail tous les deux cette année à l'école.

Puis, elle change de sujet. Propos anodins.

Déjeuner. Mon père ayant lancé la conversation sur les terres à acheter - les contacts commencent à être pris, son ami et lui-même s'en occupent chacun de son côté - Fontaine annonce la location des trois hectares, et l'achat des trois vaches. Mon père commence à le complimenter...

- C'est ma soeur qui a tout fait toute seule, lui apprend mon ami.

Mon père complimente derechef la soeur :

- Voilà un bon travail!

Il secoue la tête un moment en silence, puis :

- Cela augure bien de l'avenir.

Ma mère a regardé attentivement Fer à cheval. Son regard ne s'est pas posé d'emblée sur elle. J'observais, attentivement, ma mère; elle a vu que je la regardais, mais ne l'a pas montré.

Nous voici maintenant en route vers le parc. Hier soir, nous avons convenu tous les trois de rencontrer le Fils, et de lui raconter les derniers événements. Je lui ai donc téléphoné, et il nous attend.

Pendant le trajet, Fer à cheval me parle de sa promenade en ville avec son frère qui, lui, connaît la ville depuis longtemps.

- Les gens sont bien seuls, ici, prononce-t-elle un peu tristement.

Nous voici au parc. Le Fils nous a vus et nous fait des signes. Nous en faisons autant.

- Comment vont les affaires? nous accueille-t-il.

Et d'ajouter :

- C'est ce que mon père dit aux bons clients; ceux dont il sait que leurs affaires vont bien, et qu'il en profite.

Un petit rire :

- Les autres, il ne leur dit rien; aux employés de le faire.

- En voilà un beau préambule! sourit Fontaine; j'en retiens que nos affaires vont donc bien.

- Parfaitement! Mon père est en train de prendre des renseignements sur les terres qui pourraient être disponibles.

Fontaine le met au courant des nouvelles vaches achetées par sa soeur. Le Fils la félicite :

- Tu mènes rondement les affaires!

- Il nous faudra dans cinq ans une trentaine de vaches; nous allons en avoir sept ces jours-ci, et dans cinq ans, la trentaine sera là.

- Tu vas en acheter encore?

- Non, j'attendrai qu'elles vêlent.

Ce matin, réunion secrète à trois au confluent. Quand parler des vaches au maréchal?

- Le plus tôt sera le mieux, puisqu'il paraît accepter...

Elle prend un temps :

- Il en a certainement parlé avec les autres.

J'approuve :

- Je crois que tu as raison... Je me souviens de ce que disait le Fils, il y a deux semaines, "Le temps qui passe ne se rattrape pas." Je dois avouer que je craignais la précipitation, mais aujourd'hui...

Je poursuis après un temps :

- Tu as tellement bien organisé... le lancement de l'opération, comme dit mon père, que je me range à ton avis.

Fer à cheval me regarde avec des yeux qu'elle a faits, comme on dit, tout ronds :

- Il faudra que j'apprenne à parler comme ça?

Je ne peux m'empêcher de rire. Fontaine hoche la tête, se donnant un air accablé :

- Et ce n'est qu'un début!

Cependant, Fer à cheval est déjà retournée aux vaches :

- Pourquoi pas à midi?

C'est décidé; ce sera à midi. Entre-temps, nous restons encore un bon moment à parler des détails de... l'opération. Et là-dessus, sonne l'heure du déjeuner.

- J'ai trouvé trois vaches, annonce d'emblée Fer à cheval.

Son père a levé les yeux, regarde sa fille, a baissé les yeux, réfléchit, relève les yeux :

- Où les mets-tu?

Fer à cheval lui apprend la location possible des trois hectares.

- Tu veux acheter d'autres vaches? la questionne le maréchal, au bout d'un silence durant lequel il n'a pas quitté sa fille des yeux.

- Point n'est besoin; elles vêleront.

Elle fait une pause, laissant son père réfléchir. Puis :

- Avec nos sept vaches, dans quatre ans, nous en aurons trente-cinq.

Le maréchal faisant mine de vouloir parler, elle s'empresse :

- Il nous faudrait en avoir trente, nous pouvons en perdre cinq... et après, nous pourrons en avoir d'autres.

Vive intervention inattendue du Débridé :

- Il te faut un taureau!

- Oui, il faut un taureau.

Fer à cheval poursuit aussitôt, regardant son père droit dans les yeux :

- Il ne faut rien d'autre.

Le maréchal secoue lentement la tête un bon moment, puis, rendant son regard à sa fille :

- Je crois qu'il a aussi un taureau à vendre.

Le déjeuner est terminé. Le maréchal s'est levé, et pose une main lourde sur l'épaule du Débridé :

- Le travail nous attend, fils...

Une ombre sur son visage :

- Tant que la forge est là.

Matinée potagère, encore et toujours. En ville, ça pousse tranquillement dans les boutiques, sans qu'on ait besoin de les semer. Et le poireau qu'on achète n'est pas celui qui a subi les dégâts de l'orage. Nul besoin de s'agenouiller par terre pour choisir la carotte, pas d'efforts à faire pour emporter le chou. Tout serait parfait si c'était aussi savoureux que dans le potager. A propos, que faisons-nous aujourd'hui? Nous? Bien sûr, nous. Car me voici, par terre, en train de "terminer la récolte des échalotes", ainsi que l'a dit la mère de Fer à cheval tôt ce matin.

Au déjeuner, le maréchal est presque gai, presque cependant, pas plus. Il raconte des histoires de forge, d'un fermier qui ne comprenait pas je ne sais quoi, mais qui faisait, encore presque, rire le maréchal. Un cheval, qui avait hésité à donner son pied, d'un fer qui ne voulait pas rougir, d'autres choses dont il ne parle jamais. L'ai-je entendu bougonner tout bas à l'adresse du cheval récalcitrant : "Tu les regretteras, les fers!" Il était calme, le maréchal, comme un élève qui vient d'attraper la mauvaise note qu'il avait crainte, et qui se dit : "Va, c'est fini, tu n'auras plus à avoir peur, c'est fait!"

Les cousins arrivent sur leurs bicyclettes vers une heure et demie; le jour étant plus court, nous partons plus tôt pour aller en promenade.

- Où allez-vous? demande le Débridé.

Nous ne sommes pas très fixés. Il poursuit :

- Marquis est prêt, il vous attend!

Plus de bicyclettes; nous partons tous les sept en carriole, Marquis devant et nous derrière. Il est clair que cela fait plaisir à notre cocher.

- Choisis ta route! lui suggère en souriant sa soeur.

Il tire à peine sur les rênes. Marquis a compris. La carriole s'est ébranlée. Je crois que notre cocher n'est pas plus fixé que nous, mais qu'importe! les ruisseaux, les prés, les champs et les collines sont autour de nous, et cela nous suffit à tous, à Marquis comme à nous. J'ai entendu le Débridé promettre tout bas à Marquis : "Toi tu seras toujours là et c'est moi qui te mettrai les fers!"

La conversation, après avoir tourné autour de tout ce qu'on voudra sans s'y être jamais arrêtée, s'est dirigée vers les trois vaches et le taureau.

- Tu as tout prévu, cousine, même le taureau! s'exclame le Confiseur, après que nous lui avons appris la nouvelle.

Le Débridé, apparemment en conversation particulière avec Marquis, s'est vivement tourné vers son cousin :

- C'est moi qui ai dit qu'il fallait un taureau!

- Oh! je vois que tu vas pouvoir t'occuper aussi bien de tes vaches que des chevaux, apprécie sa cousine.

Le Débridé n'a rien répondu. Il a baissé les yeux, et semble méditer. De temps à autre, il donne un petit coup aux rênes. Un tout petit coup. Marquis ne change pas d'allure. Un léger mouvement de la tête. A-t-il compris que son maître lui parlait?

- Viens-tu avec nous, demain?

Fontaine a posé calmement la question à son petit frère.

Demain, nous allons choisir les trois vaches et le taureau. Le fermier a deux taureaux. Le vétérinaire nous l'a appris hier soir, et nous a proposé de nous emmener vendredi, et vendredi, c'est demain.

- Je choisirai le taureau, a sobrement répondu le Débridé à son grand frère.

Il s'est cependant ravisé un instant après :

- Le vétérinaire sait mieux que moi.

Encore un instant :

- Nous choisirons tous ensemble, Grande ville aussi!

Le temps est gris, ce matin à mon réveil. Est-ce pour annoncer le mois de septembre, dont c'est le premier jour aujourd'hui? Peut-être. Et la chaleur, elle aussi, l'annonce sans doute, en devenant plus douce.

Il ne pleut pas, cependant, et nous n'avons pas besoin de mettre des bottes pour nous rendre au potager. Les sabots suffisent. Je n'en avais jamais mis, des sabots; pour moi, c'était quelque chose de... je ne saurais trop dire, c'était pour les paysans. A présent... ça blesse un peu le pied, au début, mais c'est si confortable ensuite. Me voici devenu un paysan!

Vers deux heures et demie, le vétérinaire vient nous prendre tous les quatre en auto. La route n'est pas bien longue, en auto, s'entend. Par la grand route, trois quarts d'heure environ. Mais, mes amis ont convenu avec le vétérinaire de prendre à l'aller des routes plus attrayantes, afin de me faire visiter la région.

La première étape du voyage n'est pas très nouvelle; ce n'est que le bourg de la gare. Et, sitôt après avoir traversé la calme petite rivière qui passe par le bourg, nous traversons encore la voie de chemin de fer qui mène à la gare toute proche. La gare n'est pas vide; le luxueux train de marchandises attend les distingués voyageurs qui ont coutume de le prendre. En fait de coutume, les distingués voyageurs, ce sont nous-mêmes, mais aujourd'hui, nous avons autre chose à faire.

Nous ressortons du bourg par la grand route, laissant le soleil sur notre droite. Je ne suis encore jamais venu de ce côté du bourg. Le paysage n'est pas tout à fait le même. Certes, les prés et les champs, et les collines sont toujours présents, mais voici trois pics, deux à droite, un à gauche, qui ne ressemblent en rien à ce que j'ai vu jusque-là. Pourquoi? Je ne saurais vraiment le dire. Peut-être, cependant. Car les deux pics sur notre droite paraissent cacher un mystère, un mystère qui se cache au creux d'un profond vallon. Devinant que je regardais par-dessus les deux pics avec insistance, Fer à cheval me souffle : "Nous irons la prochaine fois, là-bas; je n'y avais pas pensé, je crois que cela t'intéressera." Un peu plus loin, un village. "Nous y passerons aussi", me souffle encore Fer à cheval.

Nous sommes toujours sur la grand route. J'allais m'en étonner, puisque nous devions prendre des routes plus attrayantes, mais au moment où nous passions devant un hameau, le vétérinaire s'adresse à moi. "Nous tournons ici; maintenant, il n'y aura plus que des petites routes", me dit-il.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous prenons une petite route qui ondule entre les petites collines, où paissent de nombreuses vaches, où se repose la terre après les moissons. Un hameau, un autre hameau, et puis, soudain, au détour de la route, cherchant le soleil, une longue et sinueuse descente.

Devant moi, l'infini. Un chemin tout vert d'herbe y mène à travers prés jusqu'aux évanescentes collines qui se fondent dans le ciel.

Le vétérinaire a pris le chemin tout vert. Il doit, au passage, voir une ou deux vaches qu'il a soignées. Nous roulons entre un talus invitant à la somnolente paresse, et une fine clôture derrière laquelle se trouve le petit troupeau où sont les vaches que le vétérinaire est venu voir.

Les vaches vont bien, et nous continuons le chemin au bout duquel nous devons reprendre notre route. Un ruisseau sans eau vient nous rejoindre et nous inviter, un jour favorable de bonne pluie d'automne, si nous repassons par ici, à nous abreuver à la fontaine, inutile pour le moment. Un pré de fauche. Il est habité. Non pas par des vaches, bien sûr. Qu'y brouteraient-elles puisque tout a été fauché? Mais si, mais si, voyons, j'ai failli ne pas m'en apercevoir, et pourtant c'était bien visible! Je suis de la ville, que voulez-vous! Qu'est-ce donc? Des meules de foin, de grosses meules de foin, disséminées dans le pré. Voilà de quoi brouter! Hélas! ce n'est pas pour aujourd'hui, c'est pour l'hiver, lorsque les prés dormiront sous la neige. Il n'en reste pas moins que, pour une raison ou pour une autre, il n'y a pas de vaches dans ce pré. Nous quittons cet endroit solitaire, surveillé par une maison massive perdue entre le ciel et la terre, à laquelle tient compagnie un arbre qui s'étire vers les longs nuages gris.

Nous revoilà sur la route. Après avoir laissé un village sur notre gauche et être passés par un hameau, nous arrivons à un pont. Mais... qui coule donc sous ce pont? Fer à cheval me le confirme : "C'est bien le canal qui se trouve dans ta ville, près du parc, et près de la grande rivière!" Si je m'attendais!... Nous suivons le canal sur notre gauche, une petite rivière nous suit sur notre droite. Que de monde! Mais peu de monde sur le canal. Il est vrai que nous ne le suivons que pendant peu de temps. Une auto, c'est plus rapide qu'un bateau.

Nous quittons le canal. La route passe par un bois. Une maison de forestiers. A la sortie du bois, la route s'est mise à osciller comme un bateau en pleine mer dans la tempête. Un port - pardon, un village. Mais l'effet est le même, la route a retrouvé sa stabilité - la tempête s'est calmée. Une dernière grosse vague. On monte sur la crête, on redescend dans le creux. Le dernier port; nous sommes arrivés.

La ferme où nous nous rendons se trouve de l'autre côté du village. Pour arriver à la ferme, il faut passer tout près d'une petite gare, par-dessus la voie de chemin de fer qui va à ma ville. Nous voici sur le pont. Mais qu'est-ce donc, devant nous? Un grand oiseau, un très grand oiseau, qui vient vers nous, qui fond plutôt sur nous. Un oiseau? Est-ce vraiment un oiseau, ce rapace aux ailes déployées, qui nous menace de son regard? Son regard? Son regard effrayant, son regard à trois yeux. Oui, trois yeux, deux en haut, un en bas, sur la droite. Peut-être même quatre yeux, celui en bas à gauche... il a sans doute été blessé au cours d'un combat terrible, qui a malgré tout laissé la vie à l'oiseau, ne prenant qu'un seul oeil pour butin. Et nous, que nous veut-il? Son regard est pourtant resté immobile, fixé sur nous, comme pour toujours. Et l'oiseau lui-même ne bouge pas, lui non plus. Maintenant, c'est nous qui nous approchons de lui. La réalité a pris le pas sur l'illusion. A la place de l'oiseau, apparaît une petite maison, dont le toit déborde largement des deux côtés, afin de protéger de la pluie les hommes qui déchargent les wagons de marchandises des trains entrés en gare. Les quatre yeux? Les fenêtres, tout simplement. Oui, tout simplement, tout simplement. Elle est simple, la réalité, devant les mystères de l'illusion.

Le fermier est sorti sur le pas de sa porte, en nous entendant arriver. Il nous accueille très aimablement, et montre beaucoup d'intérêt pour l'entreprise de mes amis. Le vétérinaire lui a tout expliqué, le fermier propose de lui-même les trois vaches qu'il a choisies. Le vétérinaire connaît bien les bêtes, et approuve. Le fermier a deux taureaux. "Ils sont aussi bons l'un que l'autre", disent aussi bien le fermier que le vétérinaire. Les emplettes sont faites, ainsi que je l'aurais dit dans ma librairie, après avoir acheté des livres. J'ai plutôt le sentiment que mes amis sont venus prendre des compagnons qui partageront leur vie. Cela me paraît curieux de le penser, mais c'est ce que j'ai ressenti en voyant les bêtes. Et ce n'est pas parce que ce sont des animaux, car le chien d'un de mes camarades de classe ou le chat d'un autre ne me font pas penser à des compagnons, loin de là, bien que ce soit d'ordinaire le nom qu'on leur donne. Ces compagnons-ci, les trois vaches et le taureau, sont des compagnons avec lesquels on construit sa vie.

Il est un peu plus de cinq heures. Le soleil restera avec nous encore pendant une heure et demie. Nous repartons par la grand route. En passant par la gare, nous avons vu un train arrêté au bord du quai; il n'a même pas regardé l'oiseau.

Que fait-on à la ville, à nos âges, lorsqu'on se retrouve à quatre? Raquette en main, on joue au tennis. Que fait-on à la campagne, à nos âges, lorsqu'on se retrouve à quatre? Cisaille en main, on taille les haies.

Fer à cheval, Fontaine, le Débridé et moi sommes quatre, et nous sommes à la campagne. Est-il nécessaire de préciser ce que nous faisons? Non, dites-vous? Je ne le préciserai donc pas.

Quelle ardeur dans le travail, ce matin! Dans l'ordre : Fer à cheval cueille les bonnes mûres sur les ronces, Fontaine et moi coupons tout ce qui dépasse de trop, le Débridé ramasse tout ce qui tombe.

Tailler les haies n'est pas une mince affaire, et nous en avons pour quatre jours avant que tout soit terminé. Alors que j'émettais un doute sur l'utilité de tant tailler, Fontaine m'expliqua que si on ne le faisait pas, ne seraient-ce que les ronces envahiraient tout. Je ne pus m'empêcher de dire plaisamment que cela ne serait pas pour me déplaire, tant j'aimais les confitures de mûres. Fontaine secoua un peu la tête et me fit un sourire complaisant. Fer à cheval promit de me donner plein de confitures de mûres qu'elle ferait elle-même. Déconfit - c'est le cas de le dire - par le peu de succès de ma plaisanterie, je voulus me rattraper en offrant mes services pour aider à cette préparation. Fer à cheval me gratifia d'un sourire légèrement ironique, et je me remis à tailler la haie.

Dans l'après-midi, le fermier amène les trois vaches et le taureau.

Nous commençons par aller tous les quatre chez le fermier voisin chez qui les vaches seront... en pension. Le voisin trouve que ce sont de très bonnes vaches, le fermier montre son contentement devant l'appréciation. Ensuite, le taureau est mené à l'étable. L'étable est toute prête pour le recevoir, le Débridé s'en est occupé lui-même. "C'est mon taureau!" a-t-il fièrement rappelé.

En cette après-midi de dimanche, nous partons tous les trois faire une bonne promenade à pied. Le temps est encore assez chaud, mais le soleil ne se montre que lorsqu'il en a envie. Et il n'en a pas envie très souvent. Montés vers notre chêne, nous continuons à parcourir les collines proches. Je les connais bien maintenant, tous ces environs, peut-être pas aussi bien que les rues de ma ville ou encore mon grand parc, mais ici, tout est bien plus vaste et plus varié que chez moi.

Nous parlons des vaches, du taureau, du Débridé...

- Je ne pense pas que mon petit frère abandonne l'espoir que les chevaux soient encore là pendant quelque temps...

- Toujours, veux-tu dire! l'interrompt sa soeur.

Fontaine secoue la tête :

- Bien sûr, c'est ce qu'il souhaite, mais je crois qu'il a fini par se rendre compte de la situation.

Je l'approuve :

- Je suppose qu'il en a parlé avec ses copains.

- Certainement, mais ses copains n'étant pas dans le même cas, je ne sais s'ils se rendent compte de la situation.

- Leurs parents ne doivent pas non plus s'intéresser de la même façon que nous... remarque sa soeur.

Un moment de silence. Fer à cheval se tourne vers moi :

- Ton père et son ami paraissent sûrs de trouver des terres.

- C'est ce qu'ils ont dit; et les banquiers ont coutume de mesurer leurs paroles.

Encore un moment de silence. Fer à cheval reprend :

- Je crois que mon père en a parlé avec les fermiers qui viennent ferrer leurs chevaux; ça n'a pas l'air très facile.

- Les fermiers ont leurs terres et les gardent, note Fontaine.

Je modère sa crainte :

- D'après mon père, tout dépendra des avantages financiers que les fermiers pourront espérer, et les banques sont mieux placées pour les leur proposer.

J'ajoute :

- Quoi qu'il en soit, maintenant il faut attendre deux à trois mois pour avoir des nouvelles.

- Alors, il n'y a plus qu'à attendre, constate Fontaine.

Je reste un moment sans rien dire :

- Je connais mon père; s'il dit ça, c'est que son ami et lui ont déjà des idées.

J'ajoute en souriant :

- Soyez tranquilles, ça se passera bien!

Fontaine m'a souri, et m'a affectueusement serré l'épaule. Fer à cheval m'a déposé un long baiser sur la joue. J'ai donné une affectueuse bourrade à Fontaine, et j'ai déposé un long baiser sur la joue de Fer à cheval.

Ce matin, les cisailles vont bon train. Les ronces, par bonheur débarrassées de leurs mûres, ne surplombent plus les prés et les chemins qui les bordent. Le pluriel, oui, car nous avons deux prés, deux parcs, ainsi qu'on le dit ici lorsque les prés abritent des bêtes. Deux parcs? Un pour les quatre vaches, l'autre pour les deux chevaux. Par contre, les chemins, il n'y en a qu'un. Tant pis pour la grammaire!

Ce n'est pas aussi simple qu'il y paraît, de tailler une haie. Je m'en aperçois à présent, comparant ce que nous faisons avec ce que j'ai vu quelquefois, pas souvent, heureusement. Il faut que la haie vive, respire, bouffe. Il faut voir que les tiges coupées sont prêtes à renaître. La haie doit rester harmonieuse, telle qu'on l'a trouvée - ça, c'est dans le cas où on l'a trouvée ainsi! Une belle haie doit vous caresser au passage, non vous mordre. Les yeux doivent pouvoir pénétrer en son travers, non être arrêtés par un mur infranchissable. J'aime bien notre haie.

Les cousins viennent à bicyclette vers deux heures, et nous partons tous les cinq - le Débridé est avec ses copains - pour aller flâner sur le haut de la colline derrière notre village, d'où l'on découvre l'horizon de tous les côtés, et nous nous asseyons sur l'herbe, près de notre chêne.

- ...si même le Débridé s'intéresse aux taureaux, maintenant...

La Confiseuse s'extasiait sur les bons progrès des pensées de son petit cousin sur l'avenir. Elle ajouta :

- C'est important que la vie soit du même avis que nous.

- Tu veux dire que c'est nous qui sommes... veut contester son frère.

- Non, non; nous pensons à faire une chose, et la vie nous le refuse...

Elle prend un temps :

- Mon petit cousin prend son marteau pour ferrer un cheval, et le cheval n'est pas là; mais s'il se rend à l'étable, le taureau sera là.

Encore un temps :

- C'est mon petit cousin qui a choisi le taureau; la vie s'est contentée d'accepter.

Un silence. Je remarque :

- Pour choisir, il faut savoir; pour savoir, il faut apprendre; mais apprendre, c'est avant; alors, comment choisir ce qu'il faut apprendre?

Fontaine hoche la tête :

- On peut choisir par soi-même, bien entendu, sans rien avoir appris, et donc sans rien savoir, mais il est à craindre qu'on fasse des erreurs dont on ne se rendra compte que plus tard.

- Et si on a bien appris, et qu'on sache bien forger, que fait-on lorsqu'on n'a rien à forger? demande Fer à cheval.

- Il n'y a plus qu'à tout apprendre! fais-je d'une voix amusée.

Personne ne paraît s'amuser. Le cousin commente :

- Bien sûr, lorsqu'on a appris sa leçon, en classe, on la sait.

Il me semble que quelques souvenirs de classe, communs à tous les présents, font que personne ne songe à se donner en exemple de leçons impeccablement apprises... et impeccablement sues.

- Alors, conclut Fer à cheval, si on a mal appris sa leçon, on aura du mal à éviter les erreurs, même sans le savoir; et si on sait très bien sa leçon, on ne choisira que ce que la leçon nous aura appris à choisir.

- Si on m'a appris à faire des bonbons à la fraise, et que personne n'en veuille, je n'en ferai plus, et j'apprendrai autre chose, conteste la Confiseuse.

- Et combien de temps te faudra-t-il pour ça?

- Et si cette autre chose, tu n'arrives pas à l'apprendre, et que d'ailleurs, ce soit pour cette raison que tu as choisi de faire des bonbons à la fraise? demande à son tour Fontaine.

Un long silence. Fer à cheval se tourne vers son frère :

- Tu crois que nous n'arriverons pas...? le questionne-t-elle d'une voix inquiète.

Je prends la main de Fer à cheval :

- Je te promets que nous y arriverons!

Elle me fait un sourire où je distingue des larmes.

Ce matin, les haies. Elles avancent, elles avancent. Elles sont belles maintenant, sur un peu plus de la moitié du parcours. Qu'en pensent les vaches, de nos haies? Moi, je dois avouer, je les trouvais tout aussi belles auparavant; et puis, je crois que je ne cherchais pas à savoir si elles étaient belles ou non. Les vaches font-elles de même? J'ai posé la question à haute voix.

- Les vaches ne regardent que ce qu'elles mangent, répond Fontaine; ce qui est beau, pour elles, c'est ce qui les nourrit.

- Là où il y a des ronces, elles ne peuvent manger l'herbe, enchérit le Débridé.

Un moment se passe à cisailler en silence. Je reprends :

- Pourquoi nous parle-t-on d'esthétique, de beauté, d'art, à l'école?

- Je te dirais bien, me répond Fontaine, "parce que c'est l'école", mais on en parle aussi ailleurs.

Il sourit :

- Je crois que si les vaches ne parlent pas de la beauté de l'herbe, c'est parce que l'herbe, elles la mangent.

Il ajoute d'une voix un peu assombrie :

- Quand il y a de l'herbe.

- Si on a faim, on ne contemplera la coquille que lorsqu'on aura mangé l'oeuf, prononce sourdement Fer à cheval.

Le temps, quoique encore bien tiède, est gris cet après-midi, et l'envie d'une promenade ne se fait pas sentir. Nous allons nous installer tous les quatre dans la grange, parmi les accueillantes bottes de foin et de paille, et les sympathiques poules venues picorer quelque reste de grain, ou encore se reposer à l'abri d'un ciel triste.

Nous faisons comme les poules, nous nous reposons. Nous reposer de quoi? Le travail des haies? Non, je ne le pense pas. Ce n'est pas tellement fatigant, les haies. Et puis non; nous ne sommes pas fatigués du tout. C'est autre chose. Les chevaux? Oui, je crois. Ces chevaux, qui ne sont plus à présent que des vaches et du blé. Et le blé reste à venir, on ne l'achète pas comme on achète une vache ou un taureau. Et puis, le Débridé ne les oubliera pas, les chevaux; il le sait. Son père non plus; mais il a plus vécu, les illusions ne font plus partie de sa vie. Son corps est plus solide que celui de son fils, il résistera mieux. Oui, je sais, ce n'est pas le corps qui pense et qui ressent les tristesses. Mais je pense que pour le Débridé, si son coup de marteau est plus faible que celui de son père, cela peut toucher à sa confiance en soi. Aura-t-il les moyens d'affronter la vie? Il n'en est pas encore sûr. Fontaine, lui, s'est déjà tracé sa voie, il sera agronome. Il ne quittera pas la terre. Mais elle ne sera pas celle de son père. Fer à cheval? Je serai là, elle le sait.

- Tu viendras avec mon frère, samedi et dimanche? me demande le Débridé au milieu d'une conversation sans sujet véritable.

Et comme je ne répondais pas tout de suite, surpris par la question - pas véritablement par la question, mais plutôt par le moment où elle avait été posée - il me regarde, presque inquiet, et :

- Ma soeur sera là.

Je le regarde droit dans les yeux :

- Je serai toujours avec elle.

Il m'a timidement souri. Ce n'est pas très habituel, chez lui, la timidité.

Un petit silence. Fontaine relance la conversation. Je ne sais trop sur quel sujet. Lui non plus, d'ailleurs, je crois bien. Je suis la conversation... sans doute.

- J'irai en pension cette année.

C'est Fer à cheval qui a prononcé cette affirmation d'une voix nette, ne laissant aucune place à une réplique quelconque.

Fontaine a relevé la tête, il ne paraissait pas surpris. Je n'ai pas été surpris non plus. Le Débridé a battu des mains, bien que sans les bouger. Puis, soudain, au milieu d'un grand sourire, prêt à l'inquiétude :

- Vous viendrez me voir, tous les deux?

Je lui affirme que nous viendrons. Fer à cheval lui a souri; elle paraît perdue dans ses pensées. Le Débridé, s'exclamant :

- J'irai en pension, moi aussi!

Un instant après, prenant une voix austère :

- Je ne peux pas; on a besoin de moi, ici.

Ce matin, encore les haies. Mais cette fois-ci, c'est la dernière. Un peu avant midi, tout est prêt. Je suis surpris, et agréablement surpris, de voir que l'intervention de l'homme - l'homme, c'est nous quatre, bien entendu - n'a pas, comment dirais-je, gâché la nature, cette nature que je me suis tellement mis à aimer.

- Le paysan vit avec sa terre, me répond Fontaine, alors que je fais part de mes pensées à mes amis; on n'abîme pas la maison où l'on vit.

Je pense au si joli parc de ma grande ville :

- Le parc, chez moi...

Il m'interrompt vivement :

- Ton parc est très beau, je l'aime beaucoup; mais il est fait pour se reposer, et ici, on ne se repose pas souvent.

Déjeuner. Le maréchal a dit quelques mots à un cheval qui... je n'ai pas trop écouté. J'attendais que Fer à cheval parlât de la pension, ainsi qu'elle l'avait décidé. "Le déjeuner est le meilleur moment pour parler à mon père; le soir, il est fatigué", avait-elle dit hier. "Pour ma mère, je préfère en parler en même temps; cela fera une discussion de moins", avait-elle ajouté. Je n'ai pas eu à attendre bien longtemps.

- Je dois aller en pension dans deux ans, déclare-t-elle d'emblée.

Et comme ses parents la regardaient, tout étonnés de l'entendre parler d'un sujet si lointain, elle poursuit, d'une voix nette :

- Je voudrais y aller dès cette année, comme ça, je pourrai voir Grande ville plus souvent.

Moment de grand silence. La mère de Fer à cheval a regardé sa fille, comme pour un adieu, regarde maintenant le maréchal, comme pour le questionner. Le maréchal s'est arrêté de manger, est resté immobile un moment, puis a levé lentement les yeux sur sa fille :

- L'école, là-bas, est meilleure que la nôtre.

Il s'interrompt un instant, puis :

- Grande ville veillera sur toi.

Un court moment de silence. Grande ville répond, aussi bien au père qu'à la mère :

- Vous pouvez en être certains.

La mère de Fer à cheval m'a longuement, longuement souri.

L'après-midi nous retrouve tous les six près de notre chêne. Dès la fin du déjeuner, nous avons appelé les cousins pour leur faire part de l'entretien de midi.

- Tu vas bientôt devenir le chef de la famille! déclare le Confiseur à sa cousine, avec une admiration non feinte.

Fer à cheval secoue la tête, et, désignant le Débridé :

- Le futur chef de famille, le voilà; et il aura à faire.

Le Débridé ne sait trop quoi dire :

- Je suis encore petit... commence-t-il.

Elle l'interrompt :

- Quand on ne pleure pas, on est déjà grand.

Le Débridé a baissé les yeux, mais je sens bien qu'il a apprécié le compliment, et qu'il se prépare à le justifier dans l'avenir. On ne reste pas longtemps enfant dans les campagnes.

- Comment feras-tu les samedis et les dimanches? demande, prévoyante, la Confiseuse à sa cousine.

- Nous en parlerons ensemble, Grande ville et moi; je pense que cela ne sera pas facile à organiser, mais...

Je la soutiens :

- Nous y arriverons.

Le Confiseur fait une moue admirative :

- Rien ne leur résiste!

Cependant, Fontaine revient aux choses pratiques :

- L'école commence dans trois semaines et demie; il faut s'occuper de l'inscription.

Je le rassure :

- Mon père s'en occupera; il est déjà ton correspondant.

Le soir même, je téléphone à mon père. Il s'en occupera dès demain.

L'autorail de sept heures trente-six nous emmène, Fer à cheval, Fontaine et moi, apporter les documents nécessaires pour l'inscription de la future pensionnaire de ma ville.

Ma mère nous attend, comme de coutume, avec l'oeuf à la coque, le chocolat chaud, les tartines bien beurrées et la confiture de groseille, que nous engloutissons, ma foi, de bon appétit.

Ma mère a commencé par demander à Fer à cheval si ce petit déjeuner lui plaisait, puis ce qu'elle avait l'habitude de manger chez elle, puis... des choses analogues. J'ai bien vu que cette petite conversation permettait à ma mère de scruter Fer à cheval sans que cela se remarquât. Cependant, je crois que la seule personne à ne rien avoir remarqué fut Fontaine, qui a toujours eu l'âme simple. Après le petit déjeuné, Fer à cheval et Fontaine sont partis, comme la dernière fois, se promener en ville - "J'aime bien me promener dans les rues de ta ville, comme si j'y habitais", m'a dit Fer à cheval.

- Jusqu'où compte-t-elle mener ses études?

Bien qu'étant préparé à la question de ma mère, je ne sais trop quoi répondre :

- Nous n'en avons jamais beaucoup parlé; elle est encore jeune...

- Elle est très jeune! m'interrompt, avec une légère insistance, ma mère.

Là aussi, je suis préparé à la question. Mais je sais quoi dire :

- Nous avons trois ans d'écart; ce n'est pas...

Ma mère m'interrompt de nouveau, avec la même légère insistance :

- Ce n'est pas qu'elle ait trois, six ou neuf ans de moins que toi; elle est très jeune.

J'allais répondre qu'être jeune ne... Mais ma mère changea de sujet et n'y revint pas.

Mon père, Fer à cheval et Fontaine arrivent presque en même temps vers onze heures et demie.

- Voici la nouvelle pensionnaire! s'exclame mon père, en lui faisant un grand sourire.

Une bonne poignée de main à Fontaine, et, pour moi :

- Tu as les documents?

- Les voici.

Il regarde, feuillette :

- Tout va bien; c'est ce qu'on m'a demandé.

Il poursuit, à l'adresse de Fer à cheval :

- Je les ferai porter demain; on t'attend là-bas le lundi deux prochain.

Il se tourne vers moi :

- Je crois que toi aussi, tu...

Et, à Fontaine :

- Mais oui; l'école, c'est le même jour, pour vous tous!

Et, nous nous mettons à table.

Pendant le déjeuner, mon père expose à Fer à cheval le mode d'emploi de son école et de la ville. Le mode d'emploi se résume à : "Il vaut mieux faire semblant d'être du même avis que ceux qui ont un pouvoir." Fin du déjeuné.

Dans l'après-midi, nous retrouvons le Fils dans le parc, près de la roseraie.

Il félicite Fer à cheval pour l'achat du taureau :

- Tu es une véritable organisatrice; quelle prévoyance!

- Non, le taureau, c'est mon petit frère qui en a parlé le premier, répond modestement Fer à cheval.

Le Fils approuve d'un grand signe de tête :

- Voilà un véritable futur fermier!

Il se tourne vers Fontaine :

- Tu as vraiment une magnifique famille!

Fontaine sourit :

- Et cette année, tu en verras un élément de plus.

- Pourquoi, le petit frère vient ici pour l'année?

- Non, c'est ma soeur.

Le Fils se tourne vers Fer à cheval, et s'exclame galamment :

- Quel bonheur de recevoir dans notre humble ville une si aimable et élégante personne!

Fer à cheval, peu habituée aux mondanités, ne sait trop quoi dire, et rougit légèrement. Je viens à son secours :

- Tu sais, il a lu ça dans un livre.

Ledit lecteur se défend :

- Ne le crois pas; je ne sais pas lire!

Fer à cheval sourit, d'un sourire indécis, et le Fils relance la conversation :

- Je suis sûr que la pension, ici, te plaira, surtout pendant les vacances!

Là, tout le monde sourit plus franchement.

Hier soir, sitôt le dîner terminé, le Débridé est parti en trombe; personne n'a eu le temps de lui demander où il allait. Et comme cela n'a pas eu l'air d'inquiéter grand monde, j'ai vite oublié l'affaire.

La matinée s'est passée comme de coutume. Potager, entre autres. Repiquer les poireaux d'hiver, et semer la laitue de printemps.

Les travaux achevés, nous allons restaurer nos forces affaiblies. De quoi se compose donc le déjeuner, aujourd'hui? Je n'en parle pas, d'ordinaire; alors, pourquoi maintenant?

Le Débridé arrive avec un grand plat. Un plat de grenouilles, qu'il pose sur la table avec les précautions que l'on prend pour les choses qui le méritent. Le plat doit être rare, raffiné. Raffiné, c'est possible, tout dépend de la préparation. Mais rare, il ne l'est pas tellement. Ceci dit, je suis particulièrement friand de grenouilles, et je m'apprête à m'en délecter. Et je m'en délecte. Le Débridé paraît très fier de lui. J'ai compris, c'est lui qui les a préparées. Je le félicite :

- Tu les as vraiment bien préparées! Et j'aime beaucoup, beaucoup les grenouilles!

Il me répond, avec un petit sourire amusé :

- Oh! c'est maman qui les a préparées; elle le fait bien, moi, je ne saurais pas le faire aussi bien qu'elle!

Un peu décontenancé, je fais mes compliments à sa mère. Laquelle, avec le même petit sourire amusé :

- Oh! ce n'est pas la préparation qui compte, ce sont les grenouilles.

Certes, les grenouilles sont fameuses. Mais pourquoi l'air tout fier du Débridé? Et de plus, tout le monde me regarde... avec le même petit air amusé. Je suis un tantinet désorienté. Le maréchal me demande avec intérêt :

- Elles te plaisent, les grenouilles?

Ce n'est pas dans ses habitudes de parler des mets, aux repas. Avant que j'aie eu le temps de répondre, le Débridé me repose la même question :

- Elles te plaisent, mes grenouilles?

Mais non, ce n'est pas la même question. Le maréchal avait dit "les", le Débridé "mes" grenouilles. J'ai compris :

- C'est toi qui as été les acheter au bourg?

Il rit :

- Non, je ne les ai pas achetées!

- Ah, bon...

Il ajoute, fièrement :

- Je les ai pêchées!

Ça, je ne l'avais pas compris du tout. Je m'extasie :

- Comment as-tu fait?

Il répond, prenant un air modeste :

- Oh! ce n'est pas bien difficile; et puis, nous étions à deux, avec le fils du maréchal.

Je lui avoue qu'avec ou sans fils du maréchal, je n'aurais pas su le faire. Il me répond, avec un petit signe rassurant :

- Tu viendras avec nous; tu verras, c'est facile!

Pour lui, je veux bien le croire. Pour moi...

- Je viendrai avec toi, me déclare Fer à cheval.

Me voici à présent pleinement rassuré :

- Nous nous partagerons le travail; vous pêcherez, je mangerai!

Peu accoutumé aux façons des villes, le Débridé reste un instant sans mot dire. Mais, ayant vite compris qu'il devait s'agir d'une plaisanterie, il me sourit, quoique avec un peu d'hésitation. Je me mets à rire pour lui montrer que j'apprécie, et le voilà tout content... sans, apparemment, trop savoir de quoi. Silence prudent du reste de l'assemblée. Fer à cheval est-elle en train de penser : "Est-ce ainsi que je devrai...?"

Là-dessus, le Débridé raconte sa pêche :

- On pêche les grenouilles le soir, quand le soleil est couché, et qu'il fait nuit.

Je l'interromps :

- C'est pour ça que tu es parti hier après le dîner?

- Il en oublie quelquefois le dessert! commente sa mère.

- Il se rattrape bien au retour, commente son père.

Le Débridé poursuit son récit :

- Les grenouilles pensent que la nuit est finie quand elles voient de la lumière; alors, on fait semblant que c'est le jour.

Je m'étonne :

- Tu fais lever le soleil?

- Oui, oui!

Je fais un signe dubitatif :

- Et le soleil t'obéit?

- Bien sûr, il suffit d'avoir de bonnes piles!

Je ne peux m'empêcher de rire. La plaisanterie vaut bien celles de ma grande ville. Je le lui dis. Il fait un fin sourire :

- Oui, mais tes plaisanteries, on ne peut rien en faire; avec la mienne, on mange des grenouilles!

Pour le coup tout le monde se met à rire.

Les rires calmés, et l'humeur étant à la plaisanterie, je demande au Débridé :

- Tu leur fais des signes avec ta lampe, et elles sautent sur toi?

- Mais non! répond-il avec la patience qu'on montre devant quelqu'un qui ne comprend rien à rien; je viens avec un sac, je mets la lampe dans le sac, et c'est dans le sac que sautent les grenouilles!

J'applaudis :

- Mais c'est très astucieux! Et il n'y a que les bonnes qui sautent dans ton sac!

Le Débridé est épanoui.

Le soleil s'est levé depuis peu. Tout au moins, je le suppose, car de soleil, je n'en vois point. Le ciel est gris, triste. Il fait encore tiède, l'été ne se termine que dans un peu moins de deux semaines, mais les jours froids ne tarderont guère à présent, qui nous attendent pour nous accompagner sur le chemin de l'école.

Dans l'après-midi, nous allons tous les quatre à bicyclette jusque chez les cousins faire une petite promenade du côté du camp romain. Promenade courte, faite déjà pour moi de souvenirs. La côte, où il fallait pousser Marquis, qui n'en avait guère besoin; le restaurant de la chapelle, sur le chemin de laquelle nous sommes, bien que nous n'y allions pas; les ruisseaux sans eau; les collines lointaines... Et ce qui sera pour moi un souvenir, que sera-ce pour Fer à cheval? Un souvenir aussi, certes, mais ce qui pour moi ne sera que le souvenir d'un voyage, sera pour elle le souvenir d'une vie. Que ferai-je pour lui rendre ce souvenir moins lourd? Tout, je ferai tout pour cela. Que mon amour pour elle m'aide à y parvenir!

 

F I N

 

 

 






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