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LA  RIVIERE  DORT  A  L'OMBRE  DES  GRANDS  VERGNES.


La rivière dort à l'ombre des grands vergnes.

Dimanche vingt-cinq juin mil neuf cent soixante et un. C'est le premier jour des vacances qui se termineront le premier octobre.

Ma petite barque toute plate et bien stable, si pratique pour la pêche, dérive nonchalamment au fil de l'eau, et c'est à peine si je vois les vergnes s'avancer doucement vers moi. Elle n'est jamais pressée, ma rivière...

Je suis en vacances. Se retrouver sans devoirs à faire, sans leçons à apprendre, donne des envies de paresse, presque de désir de ne rien faire pour profiter de l'occasion, pour ne pas la laisser perdre. La rivière flâne, flânons ensemble! Demain, nous nous retrouverons sans doute à plusieurs, ou encore je serai tout seul, cela me permettra de rêver. Et puis, puisque je suis en vacances, je ferai comme la rivière, je suivrai la pente qui m'entraînera. Les vacances n'ont qu'un temps.

Lundi. Pas d'école puisque je suis en vacances. Mais ce n'est pas pour ce lundi que je me réjouis, c'est pour la semaine à venir. Je suis en pension dans l'école d'une grande ville voisine, et je ne rentre chez moi qu'à la fin de chaque semaine. La semaine qui vient, ainsi que d'autres, je la passerai chez moi, l'employant à ma guise.

- Ooon...! Ooon...!

Qui corne ainsi? Je sais! C'est la corne aux couleurs délicates et blondes, toute lisse, toute luisante, d'un camarade de classe qui habite le hameau de l'autre côté de la rivière. Précisons. Mon camarade de classe n'est pas encorné, une vache l'était, avant de céder sa corne à mon camarade de classe.

Ce point éclairci, pourquoi corne-t-il de sa corne? Mais pour m'appeler, tout simplement! Deux coups, comme convenu. Je sors donc de la maison, je descends mon jardin, j'arrive au bord de la rivière. Il me fait signe de l'autre bord :

- On s'offre un brochet?

- J'arrive!

Mon camarade de classe est très féru de pêche. Je saute dans ma barque, amarrée au bord du jardin; un bon appui sur ma perche, me voici sur l'autre rive, où m'attend mon Pêcheur.

Nantis de nos cannes à pêche en bambou qu'un fermier voisin nous a données - si les brochets sont de mauvaise volonté, nous trouverons bien des poissons plus faciles à convaincre - nous partons chercher fortune tout du long de la rivière.

- Regarde! Là!

Le Pêcheur connaît les bons endroits. Entre les nénuphars et les herbes qui traînent dans le faible courant de la rivière, il a aperçu derrière une grosse pierre attenante à la rive, la queue d'un beau brochet. Ce n'est pas la première fois qu'un brochet vient s'abriter derrière cette pierre. Et le Pêcheur le sait bien.

Le voilà qui descend prudemment de la barque afin de ne pas troubler trop violemment l'eau. Il s'est lentement approché de la pierre, a doucement passé sa main sous le poisson, l'a saisi par les ouïes et... hop! voici un excellent pique-nique pour tout à l'heure.

Le pique-nique se prépare. Mais soyons justes; c'est la Pêcheuse qui prépare le pique-nique. Et plus précisément le court-bouillon pour le brochet, qu'elle nous apportera près de la rivière. La Pêcheuse? Elle habite le même hameau que le Pêcheur, et autant le Pêcheur aime pêcher, autant la Pêcheuse n'aime pas pêcher. Et, bien entendu, c'est pour cela que nous l'avons surnommée plaisamment la Pêcheuse. Nous? Je veux dire nous deux, le Pêcheur et moi, et deux camarades, frère et soeur, habitant un hameau tout proche du court-bouillon qui se prépare. Car si la Pêcheuse n'aime pas pêcher, elle aime manger avec nous ce qui vient de la pêche. Et comme elle est excellente cuisinière, le pique-nique est toujours un régal, foi de pêcheur, ou plutôt foi de notre Pêcheur! Quand j'aurai ajouté que nous allons tous les cinq dans des pensions de la même grande ville à trois quarts d'heure de train d'ici, j'aurai tout dit. Le temps de faire ce récit, le brochet a disparu. Qu'on se rassure! nous, nous savons fort bien où il est. Félicitations, la Pêcheuse!

A peine réveillé, je jette un coup d'oeil autour de moi. Personne; pas d'autres lits. Mes deux voisins de lit, le Pêcheur et le Frère, ne sont pas là. Je ne suis pas au dortoir de notre pension.

Le premier effet est très curieux. N'aurais-je pas oublié de me rendre à l'école? Cela fait plus de deux jours que je me réveille chez moi. Et je n'ai que deux jours de congé lorsque je rentre à la maison le vendredi soir par le train de huit heures deux, à la gare située à un quart d'heure d'auto, gare où l'un de nos parents nous conduit tous les cinq. Et dimanche, le train de quatre heures treize m'attend déjà. Comment passer un bon dimanche pendant que ce train de la pleine après-midi clame son arrivée prochaine?

Dans l'après-midi, nous nous retrouvons tous les cinq sur l'herbe, au bord de la rivière.

- Hier matin, je ne m'étais pas encore vraiment rendu compte... commence la Pêcheuse.

- Et ce matin, le dortoir t'a paru loin! la coupe en riant la Soeur.

- Bien sûr, je n'avais pas besoin de te secouer pour te réveiller.

- Heureusement! Ce matin, je me suis réveillée tard; un instant, j'ai même eu peur d'être en retard.

- Tu n'as plus à t'inquiéter! s'exclame d'une voix rassurante le Pêcheur; demain, je te réveillerai avec ma corne de vache pour que tu sois sûre de ne pas être en retard!

Je souris à la Soeur :

- Tu n'as aucune crainte à avoir; il n'est pas parmi les premiers à se réveiller, au dortoir!

- Ça, c'est vrai! renchérit le Frère; c'est plutôt lui qu'il faudrait secouer le matin!

Il ajoute, avec un sourire amusé :

- S'il est dernier au dortoir, il est premier au réfectoire!

- Impossible! tu es bien trop rapide, rétorque le Pêcheur.

Nous restons paisiblement un long moment à attendre que d'autres plaisanteries de la même veine viennent jusqu'à nous. Elles ne viennent pas.

- Vous comptez travailler un peu pendant l'été, les garçons? finit par demander la Soeur.

- Travailler...? s'étonne quelque peu le Pêcheur.

- Oui, revoir les cours de l'année dernière? approuve la Pêcheuse; nous avons eu quelques difficultés l'année dernière...

L'idée ne me déplaît pas :

- Nous pourrions travailler tous ensemble, tantôt sur vos difficultés, tantôt sur les nôtres; tout le monde en profiterait.

- Et vous comptez travailler beaucoup, les filles? s'inquiète légèrement le Pêcheur.

- Non, seulement un peu, conclut la Soeur.

Déjeuner. Mes parents ayant épuisé leurs questions sur mon année d'école pendant les quatre jours derniers, la conversation n'est pas soutenue. Mon père parle de son travail; il dirige le bureau du cadastre dans la petite ville proche. J'ai visité son bureau. C'est intéressant. Jamais je ne dirigerai le bureau du cadastre, ni dans la petite ville proche, ni ailleurs. Mais je n'aurai pas besoin de le lui dire, il est trop absorbé dans ses plans pour y prêter attention. Ma mère écoute avec attention. On pourrait penser qu'elle s'y intéresse. On, peut-être, moi, non. Mon père part. "Tu vas rejoindre tes camarades?" me demande ma mère, qui le sait fort bien. Alors, je reste un moment, lui racontant ce qu'elle sait déjà de mon école. Elle écoute avec un air distrait. On pourrait penser qu'elle ne s'y intéresse pas. On, peut-être, moi, non.

Cet après-midi, nous allons tous les cinq dans la petite ville où se trouve le bureau du cadastre. Non, ce n'est pas pour le visiter, c'est pour acheter ce qu'il nous faut pour travailler. Cahiers... ce qu'on appelle des fournitures scolaires. A qui viendrait-il l'idée d'appeler un cahier, la mémoire de la pensée? On n'écrit pas ses mémoires en classe, on écrit des devoirs.

Nous partons à bicyclette vers trois heures. Agréable promenade que nous connaissons bien, petites collines, traversée d'une grande rivière un quart d'heure après notre départ, grande rivière dans laquelle se jette celle qui coule devant chez moi. Trois minutes sur la grand route parcourue à vive allure. Il y a des gens pressés sur cette grand route, nous n'allons pas les déranger.

Nous arrivons vers quatre heures.

- Quatre heures! C'est l'heure du quatre heures! s'exclame, fort à propos, le Pêcheur.

- Oui, allons acheter des gâteaux! enchérit la Soeur.

Nous voici nantis d'une montagne de gâteaux.

- Où allons-nous les manger? demande la Pêcheuse.

Chacun cherche une réponse. Trouver un endroit calme et agréable n'est pas facile en pleine ville, même si elle n'est pas très grande. Je propose de ressortir de la ville.

- Si nous allions nous installer au cimetière? propose de son côté le Frère.

Le gros paquet de gâteaux dans une main, le guidon dans l'autre - et encore, quand il pense à tenir le guidon - le Pêcheur roule vers le cimetière. Ne tenant pas du tout à le laisser manger les gâteaux tout seul, nous ne le lâchons pas d'une roue dans le dédale des petites rues qui nous mènent à notre but. Et nous voilà soudain entrés dans une large avenue, bordée sur ses deux côtés de demeures imposantes, aux frontons mystérieux. Le calme y règne. Nous sommes dans le cimetière.

- Pas de cloche pour nous appeler en étude après la récréation... prononce doucement la Soeur.

- Et pourtant, nous y allons, en étude, remarque le Pêcheur.

- Oui, mais nous l'avons voulu nous-mêmes, remarque de son côté la Pêcheuse.

J'interviens :

- Ce sont des choses identiques...

- Quelles choses? me demande le Frère, un peu étonné.

- Je voulais dire, ce que nous apprendrons.

- Nous pourrons choisir... commence le Pêcheur.

- Le programme n'est pas tellement vaste, commente la Soeur.

Je reprends :

- Peut-être que ce qui nous plaît ou nous déplaît dépend plus des circonstances que de la chose elle-même.

- Peut-être aussi de ceux qui nous disent de choisir une chose plutôt qu'une autre, suggère le Frère.

- Alors, jamais nous ne pourrons faire quoi que ce soit par nous-mêmes? déplore sa soeur.

- Que dis-tu? proteste le Pêcheur; nous avons choisi nous-mêmes ce que...

- Les livres ont été écrits par d'autres que nous-mêmes, le coupe la Pêcheuse.

Je hoche la tête :

- Et pour qui ont-ils été écrits?

- Pour les élèves, me répond la Soeur, un peu surprise.

- Les élèves ne resteront pas toujours des élèves.

- Alors, les livres sont écrits pour ceux qui seront devenus des anciens élèves, suppose le Frère.

- Des professeurs, par exemple, renchérit le Pêcheur.

- Qui écriront des livres pour des élèves... commente la Pêcheuse.

Là, nous restons un bon moment en silence, ne trouvant pas de suite évidente à la conversation. Le bon moment n'est pas désagréable. Il fait beau, le ciel est bleu... Oui, cela n'a rien à voir avec ce dont nous parlons. Et pourtant, en parlerions-nous de la même façon si nous étions... dans d'autres circonstances, avec d'autres personnes? J'expose la question.

- En classe, par exemple? ironise le Pêcheur.

- Avec nos parents? poursuit la Soeur.

- Avec le chef de gare? emboîte son frère.

- Avec le pâtissier? complète la Pêcheuse.

- Non, non! proteste le Pêcheur; il ne voudrait plus nous faire de gâteaux.

- Le chef de gare nous mettrait dans le premier train en partance! s'écrie la Soeur.

- Nos parents seraient inquiets! prévient le Frère.

- Le professeur nous donnera une mauvaise note, avertit la Pêcheuse.

Un silence. Je reprends :

- Alors, pour parler, il ne faut le faire qu'entre nous?

Les gâteaux sont achevés. Nous repartons faire nos achats.

Nos achats? ils sont vite faits. Ce n'est pas la liste interminable - j'exagère! - des débuts d'année.

- Voilà un cahier bien à moi! déclare la Soeur; pas besoin d'écrire mon nom ni ma classe.

Elle a un petit rire :

- D'ailleurs, je n'ai pas de classe!

- Une école sans classe, c'est merveilleux! s'exclame la Pêcheuse.

- C'est plutôt une classe sans école, rectifie le Frère.

- Moi, je préfère dire ni classe ni école, proteste le Pêcheur.

La matinée se passe à faire des commissions pour nos mères. L'épicerie se trouve dans un village distant de trois quarts d'heure de bicyclette, sans se presser. L'épicerie a une particularité; elle appartient aux parents de la Pêcheuse. Généralement, le commis de son père nous apporte à tous les commissions avec la camionnette de livraison. Mais comme nous sommes en vacances, n'ayant de ce fait pas d'obligations, cela nous plaît de mélanger commissions et promenade à bicyclette le long de la rivière qui passe devant chez moi. Et puis, il y a toujours quelques sucreries à glaner au passage.

La livraison effectuée, nous allons chacun chez soi faire un sort aux commissions que nous venons de livrer.

Déjeuner. Comme il n'y a plus de nouvelles à attendre de moi - tout, apparemment, ayant été dit sur l'année d'école qui vient de se terminer - mes parents parlent de leurs affaires. C'est-à-dire que mon père explique un point délicat de l'établissement du cadastre, et que ma mère veille sur un point délicat du déjeuner.

L'après-midi, nous nous retrouvons tous les cinq sur l'herbe au bord de la rivière.

- J'ai le sentiment que des millénaires ont passé depuis que nous avons quitté la pension, soupire la Pêcheuse, d'une voix où se mêlent la joie d'être en vacances, et un regret, il n'est pas sûr qu'il soit léger, de n'être plus dans les murs protecteurs de la pension.

La nuance de regret n'a échappé à personne. Le Pêcheur désapprouve :

- Nous sommes libres, ici!

- Je suis de ton avis, et je me réjouis d'être en vacances, mais quelquefois, je ressens la tentation d'une vie d'abandon, je n'aurais pas à affronter la vie elle-même, que d'autres auraient privée de tous ses dangers.

- Ce seraient eux qui traceraient le chemin de ta vie, observe le Frère.

La Pêcheuse sourit :

- Je le sais bien; c'est pour cela que je résiste à la tentation.

Un moment se passe dans le silence.

- C'est vrai que la vie dans notre pension est agréable, reprend la Soeur, on s'occupe de nous, tout est prévu...

Je l'interromps :

- Tout est prévu; allons dormir sans crainte, tout est prévu!

- Tu prépares bien ta barque après l'hiver, pour qu'elle ne finisse pas par couler.

Je hoche la tête en souriant :

- Je ne le fais qu'une fois par an.

La Soeur sourit à son tour :

- Je n'ai pas dit que la vie de la pension me suffisait; mais elle aurait pu, en plus, être désagréable.

- L'agrément fait oublier bien des choses...

Nouveau silence. Bien que personne ne dise rien, j'ai l'impression que la conversation continue. Peut-être est-ce parce que chacun repasse ce qui a été dit, le retourne dans son esprit, ainsi que je le fais moi-même. Les conversations ne seraient pas seulement des mots qu'on échange, et qui vont parfois si vite qu'on se trompe sans s'en rendre compte, sans que personne s'en rende compte. Dans cette conversation muette, peut-être nous comprenons-nous encore plus clairement qu'avec des paroles. Je regarde attentivement mes camarades; aucun d'eux ne me paraît avoir quitté la conversation. Et nos pensées muettes de ce moment parleront sans doute lors de notre prochaine conversation.

Aujourd'hui, nous sommes entre garçons. La Pêcheuse et la Soeur sont parties pour la journée chez une camarade de classe qui habite un village non loin de la grande ville où sont situées nos pensions.

- Si nous faisions une grande promenade à bicyclette? propose le Pêcheur.

- Bonne idée, approuve le Frère; les filles ne sont pas là, nous pourrons rouler loin.

J'enchéris :

- Et vite!

A vrai dire, aussi vite que nous le permettent les routes sur lesquelles nous roulons. Et quand je dis routes... Car pourquoi prendre de bonnes routes, alors que les petits chemins de terre quelquefois cahotants, et qui semblent ne mener nulle part sont tellement plus agréables? Et puis, nulle part est bien vite dit. En voilà un qui termine sa course dans un champ. Ce n'est pas nulle part, ça! Sur celui-ci, les orges viennent d'être moissonnées. Il ne reste plus qu'à le traverser, vite, vite, comme si nous étions sur la grand route. Pas toujours facile, la terre est parfois traîtresse, mais qu'importe! Le plaisir y est.

Mon père fait allusion aux études, aux miennes en particulier, à quoi elles peuvent servir... Le cadastre n'est pas loin. Ma mère, très habituée, glisse la conversation en direction des fraises - "J'en ai trouvé de très bonnes!" - qui serviront de dessert. Cela me donne l'idée de parler de nos projets... de vacances. La conversation tient assez longtemps sur ce sujet. Ou plutôt, mon père parle longtemps sur ce sujet. Les fraises? Elles étaient vraiment très bonnes. Dommage que mon père n'ait pas eu le temps d'en profiter. Le cadastre n'attend pas.

Après le déjeuner, je retrouve le Pêcheur et le Frère.

- Ta barque s'ennuie, affirme le Pêcheur; allons jusqu'à la grande rivière!

J'approuve vivement :

- Bonne idée; on fait la course!

Le Frère m'approuve :

- Tu prends la perche!

La barque file. Le Pêcheur et le Frère aux rames, et moi poussant la perche pendant le temps mort. C'est ça, notre petite course, à laquelle il ne manque que des adversaires.

"Teeerre...!"

J'ai crié de toutes mes forces afin de prévenir l'équipage du danger qui nous menace tous. Un récif nous barre le chemin! L'équipage n'a pas perdu un seul instant. Tous les rameurs se sont jetés sur leurs rames, et souquent ferme pour tenter d'arrêter notre navire, sur le point de se briser. Fortune nous sourit. Nous sommes arrivés à gagner la rive. Nous descendons du navire. Le récif n'est fait que de petits cailloux blancs, bien polis, ne pouvant rien faire craindre à notre coque. Rassurés, nous tirons notre barque par-dessus les cailloux. Nous voilà de l'autre côté du gué!

Nous arrivons bien vite au confluent. Et là, jouant les marins exténués, nous nous laissons emmener par l'inexistant courant de la grande rivière. Je plaisante. Inexistant, non; très faible, oui. Double avantage; nous n'irons pas loin, et nous ne peinerons pas pour remonter le courant.

- Voilà une bonne première journée de travail! déclare avec conviction le Pêcheur, affalé entre son banc et la plage avant de la barque, un bras plongé dans l'eau fraîche.

- Oui, oui... approuve le Frère, air de quelqu'un qui n'a pas écouté avec toute l'attention requise.

Moi, je me laisse aller à la contemplation du haut des vergnes, qui se découpent sur un ciel d'été, d'un bleu profond et immuable.

Premier jour de juillet. La bonne chaleur a recouvert la campagne, et la fraîcheur de ma rivière lui a donné du goût, comme les épices le font pour un bon plat.

Tout le monde est plus ou moins occupé, ce matin. Moi, j'ai aidé ma mère à de petits travaux. Et maintenant, je dérive dans ma barque, comme je le fais de temps à autre. Le sentiment d'un voyage lointain, qui s'en va, mais qui ne mène nulle part. Les vergnes sont tout autour de moi, je suis chez moi; le ciel est dans l'eau de la rivière, je ne sais plus où je suis, et ne cherche pas à savoir.

Regardant sans le voir le paysage qui défile lentement autour de la rivière, j'aperçois une automobile que je n'ai jamais vue. C'est ridicule, des autos qui passent par la route qui traverse le village du Pêcheur et de la Pêcheuse, il y en a toujours eu, bien qu'à vrai dire pas très souvent. Mais celle-ci a hésité, ralenti, est repartie... puis est entrée dans le village, et s'est arrêtée devant la maison de la Pêcheuse. Un renseignement à demander pour des voyageurs ne sachant trouver leur chemin? Non, les voyageurs sont descendus de l'auto, ont frappé à la porte, et les voici qui entrent dans la maison. Je n'ai pas très bien distingué, je suis un peu loin, mais je crois qu'il y avait un homme à l'allure décidée, une femme à la démarche vive et une fille un peu plus jeune que moi, qui marchait d'un pas lent et souple. Des parents, sans doute. Bah! je saurai bien assez tôt de qui il s'agit.

Déjeuner. Rien de particulier. Mes parents parlent d'amis qu'ils vont inviter. Je les connais; un collègue du cadastre et sa femme. Il me faudra veiller à ne pas être à la maison ce jour-là. Je pense qu'un bon pique-nique au brochet... Oh, mais non! Ce sont les vacances, il est fort possible que les amis viennent avec leur fils, qui est déjà venu une ou deux fois. Dans ce cas, il vaudra mieux que je reste, je ne vais pas imposer le fils à mes camarades au pique-nique.

Trois heures. Deux coups de corne de vache. C'est le Pêcheur qui m'appelle. A vrai dire, je devrais déjà être de l'autre côté de la rivière - en effet, c'est plus commode pour se rencontrer, ils habitent tous les quatre là-bas - mais comme il y avait de la visite... Un coup de perche - au lieu de quatre bonnes minutes de course par la route - et me voilà sur l'autre rive où m'attendent mes camarades.

Mes camarades... Ah! elle est là. Un regard perdu au loin, comme si elle cherchait à retrouver un rêve. A mon approche, elle a doucement tourné ses yeux vers moi, est restée immobile... Puis, Rêve perdu a lentement baissé les yeux.

Dimanche. Pique-nique. Nous serons six avec Rêve perdu, et le Pêcheur a décidé de pêcher deux brochets, pour fêter l'arrivée de Rêve perdu. "Un seul ne suffira jamais!" a-t-il déclaré après m'avoir corné tôt matin. Et nous voilà partis dans ma barque, moi, à la perche, lui, à la recherche des bonnes pierres abritant les brochets. La pêche terminée avec succès, nous portons les poissons à la Pêcheuse. Rêve perdu n'est pas là, elle est allée chez la Soeur. Nous nous séparons, le Pêcheur et moi, pour nous retrouver tous tout à l'heure au pique-nique.

Rêve perdu n'est pas une parente, c'est une camarade de classe de la Pêcheuse et de la Soeur. Elles sont très liées toutes les trois. Au dortoir, elles sont côte à côte. Rêve perdu est venue passer ses vacances chez ses deux camarades. C'est chez elle que la Pêcheuse et la Soeur sont allées avant-hier. Il y a eu une grosse discussion pour savoir chez qui demeurerait Rêve perdu. On a partagé. Quinze jours chez la Pêcheuse, puis quinze jours chez la Soeur, et ainsi de suite. On commence par la Pêcheuse. Rêve perdu a le même âge que ses deux camarades, et donc, un an de moins que nous, les garçons. Elle rentre en seconde, nous en première. Ce sera agréable d'avoir une invitée.

Pique-nique. Sera-t-elle aussi silencieuse qu'hier, pendant que le Pêcheur et le Frère lui parlaient de nous, et que la Pêcheuse et la Soeur nous parlaient d'elle?

Les brochets. Rêve perdu félicite la Pêcheuse pour sa cuisine, et le Pêcheur pour son choix. Nous savourons. Les yeux de Rêve perdu s'arrêtent sur moi :

- Je serai contente que nous travaillions tous ensemble, comme tu l'as proposé.

Je suis un peu pris de court. Elle ajoute calmement :

- Moi aussi, j'ai quelques lacunes.

- Nous en avons toutes, confirme la Pêcheuse; surtout en...

- Ah, non! la coupe vivement le Pêcheur; nous sommes dimanche, les cours sont défendus!

Rêve perdu ne répond rien. Le Pêcheur et le Frère entament une discussion argumentée - arguments assez faibles, d'ailleurs - sur l'intérêt de commencer tel jour ou tel jour. La Pêcheuse et la Soeur décrètent que le jour le plus proche sera le meilleur.

- Et tu as apporté tes livres? demande le Pêcheur à Rêve perdu.

Est-ce avec un peu d'espoir?

Rêve perdu lui répond par un sourire où je distingue une pointe d'ironie à peine perceptible.

Lundi. C'est le jour de la rentrée à l'école. De la rentrée? Les vacances sont finies. Mais que s'est-il donc passé pendant ces vacances? Trois mois... Je me souris à moi-même. Faut-il vraiment l'écrire? C'est comme ces photographies que l'on prend pour garder un souvenir. On les prend, et puis on les oublie. Et un jour lointain, on les découvre, dans un vieil album abandonné, ou dans la poussière d'un tiroir. "Regarde! C'était ma grand-mère quand elle avait quinze ans"... Alors, j'écris.

Lundi trois juillet. Vacances. Mais pour nous six, c'est un jour d'école. Notre premier jour de notre école à nous, celle des révisions que nous avons décidé de faire. Au travail!

Deux heures de l'après-midi. Nous voici donc en classe, c'est-à-dire sur l'herbe près de la rivière.

- La grande rivière d'à côté coule aussi là où se trouvent nos écoles... observe judicieusement le Pêcheur.

- Et tu voudrais, je suppose, que les classes aient lieu là-bas... le coupe plaisamment le Frère.

- Oh, oui! au bord... reprend au vol la Pêcheuse.

- Sur l'herbe! conclut la Soeur.

J'ajoute d'une voix naturelle :

- Autour d'un bon feu de bois.

Les espoirs s'éteignent avec le feu de bois.

- Pourquoi ne sommes-nous pas faits pour vivre en hiver comme nous vivons en été? demande Rêve perdu.

- Oh, oui! s'exclame aussitôt le Pêcheur, pas d'école en hiver!

- Dans le cas où tu ne t'en serais pas rendu compte, nous sommes à l'école en ce moment! lui rappelle la Pêcheuse.

- Oui, mais c'est nous qui l'avons voulu!

- C'est vrai, surtout toi! plaisante le Frère.

Ce qui nous fait tous rire... excepté Rêve perdu, qui n'est pas au courant, mais qui s'informe auprès du Pêcheur :

- Tu ne voulais pas...?

- Si, si, l'interrompt-il en riant; c'était lorsque nous avons parlé de ces révisions...

- Ce n'est pas des révisions que je voulais parler, c'était de l'école elle-même; tu ne voulais pas y aller?

Le Pêcheur hésite, un peu surpris :

- Si, mais...

- Ce n'était pas ta volonté seule?

Il hésite encore. Rêve perdu poursuit :

- C'est comme vivre sur la terre; tu ne t'es mis à respirer que parce qu'il y avait de l'air.

Un petit silence.

- Tu nous as souvent dit que sans obligations... commence la Soeur.

- Et si l'air s'en allait...?

Rêve perdu s'interrompt un instant :

- Il y en a si peu... si peu... Je ne sais pas exactement, mais j'ai vu des dessins sur mon livre de géographie...

J'ai vu aussi; et mon livre donnait la réponse :

- Environ un quart de pour cent du diamètre de la Terre.

Elle me sourit :

- Les nombres, c'est moins effrayant.

Un long moment de silence, interrompu avec énergie par le Pêcheur :

- Que faisons-nous? J'ai envie de travailler, moi!

Grand éclat de rire. Rêve perdu se retient, mais pas trop.

- Eh bien, les filles, si vous nous disiez jusqu'à quelles profondeurs vont vos lacunes abyssales? insiste le Pêcheur, imperturbable.

- Je me trompe souvent dans les opérations sur les fractions, annonce la Pêcheuse.

- Ça, ce n'est que du calcul, lui indique le Frère.

- Si je ne réfléchis pas, tout va bien; j'ai appris par coeur...

- Il n'y a rien d'autre à faire, approuve le Pêcheur.

Le Frère hoche la tête :

- Je me souviens de ça; multiplier des dénominateurs entre eux ne voulait pas dire grand chose.

- Voilà! approuvent les trois filles.

- Allez! Nous vous ferons faire des exercices! les rassure le Pêcheur.

Les trois filles ne paraissent pas rassurées pour autant.

Je tente une méthode :

- Vous faites ça en deux fois; vous multipliez d'abord la première fraction par le numérateur de la deuxième, puis vous divisez la fraction obtenue par le dénominateur de la deuxième.

- Ça, c'est facile! s'exclame la Soeur; on multiplie une fraction...

- ...puis on la divise, complète la Pêcheuse.

- ...au lieu de multiplier entre eux des dénominateurs sans rien comprendre à rien! ironise la Soeur.

- Vous n'y avez jamais pensé? s'étonne le Pêcheur.

- Oh si! répond la Pêcheuse.

- Eh bien? s'étonne de son côté le Frère.

Les trois filles se regardent d'un air désabusé.

- Les profs n'en veulent pas! déplore la Soeur.

- Il faut appliquer les formules! approuve la Pêcheuse.

Le Frère secoue la tête :

- Il faut dire que ce n'est pas toujours mieux chez nous.

Nous restons un moment à réfléchir.

- Apprendre par coeur, multiplier et diviser, cela n'est pas encore trop difficile... reprend Rêve perdu.

Elle laisse sa phrase en suspens :

- En classe, on nous a aussi dit que cinq sur sept pouvait vouloir dire cinq parmi sept.

Je ponctue :

- Tout à fait vrai!

Elle me fait un petit signe de tête :

- J'ai dit que les nombres, c'était moins effrayant...

- Tu parlais de l'air autour de la Terre, rappelle le Pêcheur.

- Oui; et je crois qu'ils sont si peu effrayants qu'on finit par leur faire confiance, sans même prendre de précautions...

- On vérifie les calculs, conteste la Pêcheuse.

- On ne vérifie que les nombres eux-mêmes, pas ce qu'ils représentent.

- Comment cela? s'étonne la Soeur.

- On demande à sept personnes si elles trouvent bon un certain livre...

- J'ai deviné! s'écrie le Pêcheur; cinq le trouvent bon...

- ...et deux le trouvent mauvais! s'écrie le Frère, pour ne pas être en reste.

- C'est bien cela, confirme Rêve perdu.

- Et alors? demande la Pêcheuse, avec curiosité.

- Alors, on dira que cinq personnes sur sept trouvent bon ce livre...

- Ah oui! commente la Soeur; d'après toi, il faudrait dire que cinq personnes ont trouvé... et non trouvent.

- C'est vrai, acquiesce Rêve perdu; mais cela ne change rien, on ne sait ni qui sont ces personnes, ni pourquoi elles le disent, on pourra toujours penser qu'en général, cinq personnes sur sept...

Je remarque :

- On pourra chercher à savoir qui sont ces personnes, et leur demander pourquoi...

- On pourra, mais est-il sûr qu'on le fera?

Personne ne répond. Rêve perdu conclut :

- Et si on ne le fait pas, que restera-t-il dans l'esprit des gens? Des nombres? Les hommes seront devenus des nombres, et c'est aux nombres que l'on fera confiance.

Cet après-midi, nous allons tous les six dans la petite ville où se trouve le bureau du cadastre. Non, ce n'est pas pour le visiter, c'est pour acheter ce qu'il nous faut pour travailler. Cahiers... ce qu'on appelle des fournitures scolaires.

Mais qu'est-ce que je raconte? C'est mercredi dernier que nous y sommes allés! Oui, et alors? Si je lisais bien ce que j'écris? J'avais écrit : "...nous allons tous les cinq..." Aujourd'hui, j'ai écrit : "...nous allons tous les six..." Vois-je la différence? Oui, je la vois. C'est de l'arithmétique. Cinq ôté de six donne un. La voilà la différence. A laquelle il faut faire une légère retouche. Plus précisément une petite addition. Oui, "un" est un résultat approché. Oui, oui, absolument. D'ailleurs, non; ce n'est pas du tout un résultat approché, c'est un résultat éloigné, et très éloigné, même. Donc, voici la petite addition. Il faut ajouter "e" au résultat. Ce qui donne le résultat juste suivant : "un" plus "e" font "une". Voilà! Et, bien évidemment, les cahiers sont pour elle.

Nous voici sur nos bicyclettes. Rêve perdu a pris celle de la Pêcheuse, qui a pris celle de sa mère. Il n'y a pas lieu de se presser, et nous en profitons pour montrer les alentours à notre invitée, en passant par tous les petits chemins qui mènent, et surtout ceux qui ne mènent pas, à la petite ville. Le paysage lui plaît beaucoup, bien que, nous explique-t-elle, à nous les garçons, ce paysage soit de même nature que celui qui entoure le village où elle demeure. Mais ici, commente-t-elle, c'est plus doux, plus intime, la rivière, tout en étant moins large, moins imposante aussi, est plus présente, plus proche, plus affectueuse. Les paresseux méandres, si larges chez elle, s'enroulent ici autour du passant qui vient auprès d'eux.

Nous arrivons à la petite ville du cadastre, après avoir évité la grand route des gens pressés. Pourquoi quitter le calme de la rivière où baigne le soleil?

Ayant longé le mur haut et épais du cimetière, nous nous dirigeons vers la librairie. Et même, nous l'avons dépassée.

- Il y a une meilleure librairie? s'enquiert Rêve perdu.

- Non, c'est la seule, lui répond tranquillement le Pêcheur.

- Mais... nous n'allions pas...? s'étonne-t-elle.

Je confirme :

- Si, bien sûr!

- Il est quatre heures et demie, lui fait observer le Frère.

Rêve perdu fait un signe de compréhension :

- Ah! c'est encore fermé; à quelle heure...?

Cependant, elle s'est retournée :

- Mais non; elle est ouverte!

- Bien sûr, elle est ouverte, approuve d'un ton d'évidence le Pêcheur.

- Ah, ils se moquent tous de toi! s'exclame la Pêcheuse, souriant à Rêve perdu.

- Nous allons acheter des gâteaux pour le quatre heures! complète la Soeur.

Rêve perdu sourit :

- Voilà une nourriture qui fera agréablement attendre celle de l'esprit.

On pense bien que nul ne la contredit.

Nous sortons une fois de plus de la pâtisserie nantis d'une montagne de gâteaux.

Le gros paquet de gâteaux dans une main, le guidon dans l'autre - et encore, quand il pense à tenir le guidon - le Pêcheur roule sans perdre de temps. Et nous entrons dans la large avenue du cimetière, bordée sur ses deux côtés de demeures imposantes, aux frontons mystérieux. Le calme y règne.

Nous prenons notre temps pour savourer les gâteaux que Rêve perdu trouve très bons.

- Dans mon village, il n'y a rien, nous apprend-elle; nous les prenons dans la ville où se trouvent nos pensions.

- Nous, nous y allons rarement, lui répond le Pêcheur; c'est assez loin... et c'est grand.

Nous restons un moment à bavarder, assis près d'une grande tombe.

- Il est majestueux, ce cimetière, et pourtant on s'y trouve en paix, apprécie Rêve perdu.

Il est temps d'aller à la librairie.

- La librairie était bien ouverte, tout à l'heure, note Rêve perdu, mais elle va peut-être tout aussi bien finir par fermer!

- En avaaant...! s'écrie le Pêcheur à pleins poumons.

Pas du tout! Il ne s'est pas écrié le moins du monde. Seul le premier "a" a failli retentir, et encore, étouffé par la solennité du lieu. Nous avons tous ri sous cape, pour les mêmes raisons.

La librairie. Les achats sont vite faits. Le soleil se met à penser au sommeil. Nous rentrons, sans pourtant trop nous hâter. Il fait si bon...

Ce matin, nous allons tous les cinq, accompagnés de Rêve perdu, faire les commissions pour nos mères.

Il fait chaud, en ce début de juillet, mais notre chemin reste au frais, abrité du soleil par les grands vergnes dans lesquels est enfouie la rivière qui nous accompagne jusqu'au village où se trouve l'épicerie du père de la Pêcheuse. Nous roulons lentement, si lentement que les brochets doivent nous dépasser sans peine. Rêve perdu contemple le paysage sans se lasser. "Chez moi aussi, il y a des rivières, la grande et des petites, mais tout est plus large, plus ouvert au ciel; ici, cette petite rivière nous invite à la suivre, à nous reposer auprès d'elle, si nous voulons nous arrêter", nous confie-t-elle.

Justement, la route pique à droite pour traverser la petite rivière; nous en profitons pour aller la voir couler sous les deux arches du pont. Nous nous asseyons sur le parapet de pierre qui termine lourdement la muraille du pont trempant dans l'eau fraîche.

Un quart d'heure plus tard, le village de l'épicerie apparaît, niché entre les petites collines, s'étirant le long de la vallée, son robuste et attentif clocher, couleur de pierre, veillant sur ses maisons. Nous entrons par une rue sévère, flanquée de grosses maisons sobres et sérieuses. Une place. Une auberge cossue se tient au tournant, avec ses encorbellements superposés, ses panneaux de bois et ses curieuses fenêtres suspendues.

Le père de la Pêcheuse nous reçoit avec un grand sourire. Une cliente choisit ses emplettes avec soin... et sans se presser le moins du monde. Nous attendons sagement notre tour. Nos emplettes à nous gonflent les sacoches de nos bicyclettes à les faire craquer. Et Rêve perdu repart toute contente, suivie d'un cochon, d'une oie, d'un boeuf, d'une grenouille, d'une chouette et d'un éléphant, que lui a gentiment donnés le père de la Pêcheuse. Vont-ils tous nous suivre derrière nos bicyclettes? Point. Ils sont six et nous sommes six. Et comme ils sont en pâte d'amande...

Retour. Les sacoches ayant été rangées dans la fantaisie la plus achevée, nous allons tous ensemble rendre à chacun ce qui lui appartient. Rêve perdu connaît déjà tous les parents qui se trouvent de l'autre côté de ma rivière. Le Pêcheur et la Pêcheuse sont dans le même village, et leurs maisons sont tout près l'une de l'autre. Et bien sûr, Rêve perdu est déjà allée chez la Soeur. Il ne reste plus que mes parents. Et nous y voilà avec toutes nos marchandises. Rien de particulier à dire sur la réception. Au reste, je ne vois pas pourquoi il y aurait quelque chose de particulier à dire sur la réception. Je ne vois surtout pas pourquoi j'en parle. Ah oui! parce que si mon père était là bien avant midi, c'est qu'il avait laissé quelques documents... Bon, bon, c'est toujours sans intérêt d'en parler.

Déjeuner. "Elle paraît très gentille, votre nouvelle camarade; elle est très calme", a dit ma mère. Mon père n'a rien dit du tout. Je ne sais pas s'il s'est aperçu de la présence de la "nouvelle camarade".

L'après-midi se passe à attendre le début des révisions. Les filles demandaient un peu mollement quand on allait commencer. Les garçons répondaient un peu mollement qu'on commencerait dès demain. Les filles disaient qu'il n'y avait encore rien de bien pressé, les vacances étaient loin d'être terminées, mais que, malgré tout, il fallait ne pas laisser courir le temps, lequel se rattrape difficilement. Les garçons répondaient que les filles avaient entièrement raison de dire ce qu'elles disaient. Je ne suis pas sûr que les garçons aient écouté avec toute l'attention à laquelle on devait s'attendre. Je ne suis pas sûr que les filles étaient persuadées que les garçons aient écouté avec toute l'attention à laquelle on devait s'attendre. Mais il faisait bon, la petite rivière ne se pressait pas plus que nous, elle arriverait bien un jour à la mer...

Petit déjeuner.

- Elle va à la même pension que tes deux voisines, votre nouvelle camarade? demande mon père, sur le point d'avaler une nouvelle tartine.

Surpris par l'intérêt que mon père porte à la... nouvelle camarade, je tarde à répondre. C'est ma mère qui répond :

- Elles vont toutes les trois à la même pension; elle est très calme...

Elle ajoute, approuvant ses paroles par un petit signe de la tête :

- Elle est très gentille.

Mon père a fait, lui aussi, un petit signe d'approbation, puis il a changé de conversation.

Matinée passée à aider ma mère et à quelques petits travaux à la maison. Déjeuner. Conversation ordinaire.

Après-midi.

- Jeudi!

A peine nous sommes-nous installés sur l'herbe près de la rivière, le Pêcheur nous a fait cette importante déclaration :

- Voici une nouvelle qui montre des connaissances approfondies des manifestations astronomiques, apprécie le Frère.

J'y joins mon appréciation :

- A quelles réflexions profondes devons-nous nous livrer pour tirer profit de ton information réfléchie?

- Oh! je crois que c'est simple, analyse Rêve perdu; jeudi, il n'y a pas de cours, et c'est le jour de la promenade.

Le Pêcheur ne peut s'empêcher de rire de se voir ainsi découvert.

- Très bien, ce n'est toujours pas pressé... commence la Pêcheuse.

- Que penserais-tu de fixer la date du début des révisions au dimanche premier octobre? demande tranquillement la Soeur au Pêcheur.

- Où as-tu la tête? lui répond-il, l'air perplexe; travailler un dimanche, jour de la promenade!

Tous finissent par sourire d'un air entendu. Rêve perdu conclut, tout en gardant son sourire :

- Où allons-nous nous promener?

Un moment de réflexion. Personne ne paraît avoir de proposition précise. Je suggère :

- Si nous faisions une simple longue promenade à pied?

- L'idée est originale, note le Pêcheur avec grand sérieux.

- Originale et surprenante, enchérit le Frère.

Rêve perdu proteste :

- Vous avez bien tort de vous moquer, les garçons; l'idée est en tout cas plus originale que de ne rien proposer du tout.

Petit effet; petit silence des garçons. Elle poursuit :

- Moi, j'aime beaucoup les longues promenades à pied.

Le Pêcheur se lève d'un bond :

- Qu'attendez-vous, vous autres? Je suis déjà loin!

Au moment où nous allions partir, arrive la mère de la Pêcheuse.

- Que faites-vous cet après-midi? nous demande-t-elle.

- Nous partions nous promener à pied, sans trop savoir où aller, lui répond le Frère.

- Notre voisine du moulin vient de m'appeler; son meunier de mari s'est fait une belle entorse...

- Et il devait retourner les foins! s'exclame la Pêcheuse.

- Eh bien, voilà une après-midi bien remplie! conclut la Soeur.

- Oh! j'aime les travaux des champs, déclare vivement Rêve perdu.

Nous partons. Une petite heure de marche, et nous serons là-bas vers trois heures, lorsque le soleil aura fini de brûler l'air. Travailler trop tôt après l'heure de midi n'est pas très souhaitable.

Nous marchons sans hâte, mais sans traîner. Peu de passants, encore moins d'autos. Le paysage change peu durant notre marche.

- C'est encore plus calme que chez moi, observe Rêve perdu; autour de mon village, les routes sont plus droites, il y a plus d'autos.

Nous longeons la grande rivière le temps d'une demi-heure.

Rêve perdu fait un geste vers un beau méandre :

- Elle va chez moi; elle grandira, oubliant son enfance.

La rivière s'est un peu éloignée. Nous arrivons à un petit cimetière. La Pêcheuse désigne un gros moulin en contre-bas, sur la rive opposée de la rivière :

- C'est là!

- Et voici les foins à retourner! constate Rêve perdu, désignant à son tour le foin éparpillé sur le pré en pente qui descend à la rivière.

Nous nous mettons au travail. La Meunière nous a préparé les fourches sous un vergne, face au moulin.

Cinq heures. Les foins sont retournés.

- Cinq heures! annonce le Pêcheur, après avoir jeté un coup d'oeil sur le soleil; il est temps de prendre notre quatre heures.

Il est temps, en effet. Non seulement nous avons faim, mais surtout nous avons soif.

La Meunière nous a sans doute vus redescendre les fourches à la main. S'étant munie d'une perche, elle lance sa barque vers notre rive. La traversée n'est pas longue. Et nous voici au moulin.

- Je voulais faire les foins avec vous, nous déclare la Meunière, mais on m'a affirmé que vous ne voudriez jamais.

- Absolument! lui répond le Pêcheur.

- Nous ne sommes pas des manchots! renchérit le Frère.

- Et puis, elle a tant à faire, et moi je suis couché, explique le Meunier.

- Vous êtes bien braves! nous remercie la Meunière.

- Je vois que vous avez ramené du renfort! sourit le Meunier, indiquant Rêve perdu.

- C'est notre camarade de pension, lui explique la Pêcheuse.

- Je l'ai vue se démener; elle travaille bien! apprécie la Meunière, tout en disposant sur la table le bon saucisson, et le vin de leur vigne.

Le soleil commence à baisser, et nous savourons notre quatre heures dans la cour, à l'ombre des grands vergnes, entourés des poules, et respirant l'odeur sucrée des foins. La peau nous cuit encore, mais une brise légère nous rafraîchit.

Chacun est occupé, ce matin. Commissions, petits travaux domestiques...

Un peu avant midi, deux coups de corne de vache. Je descends vers la rivière. Tout le monde est là.

- Nos pensionnaires voudraient savoir ce que nous comptons faire cet après-midi, m'informe le Pêcheur.

- Les pensionnaires voudraient savoir si... veut préciser la Soeur.

Je sais fort bien ce que veulent les pensionnaires, les pensionnaires filles, évidemment :

- Si cela ne contrarie pas trop les demoiselles pensionnaires, nous les garçons, nous aimerions bien pouvoir enfin réviser; le temps passe!

- Les demoiselles pensionnaires, ne voulant pas entraver les études des pensionnaires jeunes gens, se déclarent prêtes à leur donner le courage qui leur manque, en participant à leurs travaux! lance, par-dessus la petite rivière, Rêve perdu.

Petit flottement chez les pensionnaires jeunes gens, qui cherchent une réponse appropriée.

- A tout à l'heure! leur crie plaisamment Rêve perdu, repartant sans attendre, suivie de ses deux camarades pensionnaires.

Après-midi. Nous sommes donc sur l'herbe, tout près de la petite rivière, en pleine révision.

- Les demoiselles pensionnaires voudraient-elles nous dire ce qu'elles voudraient savoir, afin que nous puissions les secourir? entame le Pêcheur.

- Pourquoi veut-on savoir?

La question de Rêve perdu provoque un petit silence.

- Je suppose, répond le Frère, que tu ne parles pas des raisons ordinaires, par exemple que cela puisse nous servir à quelque chose, d'utile mettons.

- Oui, tu as raison; la curiosité vient quelquefois d'elle-même, sans qu'on l'ait appelée.

La Soeur hoche la tête :

- Si c'est en classe, on nous le reproche!

- On nous dit aussi souvent qu'il ne faut pas être trop curieux, approuve la Pêcheuse.

- Oui, on dit ça surtout aux petits enfants.

J'ironise :

- Bien sûr! ils seraient capables de poser des questions auxquelles on serait incapable de répondre.

Rêve perdu sourit :

- Telles que pourquoi sommes-nous curieux?

- Voici à nouveau la question reposée, constate le Pêcheur.

- Et voici de nouveau la réponse évitée, souligne la Pêcheuse.

- Moi, je suis curieux de savoir la réponse, déclare le Pêcheur d'une voix un peu moqueuse.

Le silence revient. Au bout d'un moment, Rêve perdu reprend :

- Veut-on savoir s'il y a de l'eau quand on n'a pas soif?

- Bien sûr, rétorque le Pêcheur, on peut avoir soif plus tard!

- Oui, si on veut savoir s'il y a de l'eau en général; mais sur le moment?

- Peut-être n'y pense-t-on pas.

Rêve perdu réfléchit :

- Alors, ce n'est pas nous qui voulons savoir.

- Comment cela? s'étonne le Frère; c'est bien nous qui savons si nous avons soif ou non.

- Nous? Notre pensée ou notre corps?

- Veux-tu dire que notre pensée ne dépend pas de notre... comment dire... de notre esprit? demande la Pêcheuse.

- Cela paraît être un mot pour un autre, cependant...

- Tu veux dire que nous avons pensé parce que notre corps nous a dit de le faire? intervient la Soeur.

Rêve perdu fait un signe d'acquiescement.

- Alors, ce n'est pas nous qui voulons savoir...

Elle s'interrompt un instant. Je poursuis l'idée :

- En classe, nous apprenons notre leçon parce que le professeur nous dit de le faire; alors, nous ne sommes jamais nous-mêmes?

Un silence, rompu par Rêve perdu :

- Peut-être l'avons-nous été, et nous en souvenons-nous.

Chacun est occupé, ce matin. Commissions, petits travaux domestiques...

En fait de commissions, je suis le seul à en avoir à faire, m'apprennent mes camarades, les uns après les autres. Et du reste, la Pêcheuse paraît suffire à aider sa mère. Par ailleurs, les commissions que j'ai à faire se résument à un paquet de sel que j'ai oublié de prendre la dernière fois, et cela peut attendre, m'a dit ma mère, car il en reste encore une bonne livre.

Je demande à Rêve perdu :

- J'ai des commissions à faire à l'épicerie; tu viens avec moi?

Rêve perdu a arrêté son regard sur moi :

- Si la mère de...

La mère de... a entendu de la cuisine, et :

- Tu peux y aller, je n'ai plus grand chose à faire.

Rêve perdu se tourne vers la Pêcheuse. Laquelle ne lui laisse pas dire un mot :

- Vas-y! J'ai presque fini.

A y regarder de plus près, je ne pense pas ce soit si fini que ça.

- Je prends ma bicyclette, me répond Rêve perdu, clairement pas plus dupe que moi des travaux finis.

Nous roulons en silence, sans nous presser, depuis quelques minutes.

Nous roulons en silence, sans nous presser, depuis une demi-heure.

Voici le pont aux deux arches. Nous nous asseyons sur le parapet de pierre qui termine lourdement la muraille du pont trempant dans l'eau fraîche. L'eau coule doucement, doucement...

- Tu as dit que c'était plus large, plus ouvert au ciel chez toi.

Elle fait oui de la tête.

- Je voudrais le voir.

- Viens chez moi.

Et, sans me quitter des yeux :

- Demain.

Je réponds, sans attendre :

- Demain, oui.

Nous restons silencieux sur le parapet de pierre. L'eau coule doucement, doucement...

Les commissions faites, c'est-à-dire le paquet de sel acheté, que Rêve perdu a contemplé avec une amorce de sourire, nous reprenons le chemin du retour.

- Demain, c'est dimanche, reprend Rêve perdu, mes parents seront là. Nous pourrions déjeuner à la maison; je leur demanderai tout à l'heure s'ils veulent bien.

- Il faut une heure et demie à bicyclette...

- Nous pourrions nous promener là-bas toute la matinée, et rentrer tranquillement à bicyclette dans l'après-midi.

Elle poursuit, après un temps :

- Pour ne pas nous presser, il y a un train qui vient de chez toi, et qui arrive vers neuf heures là où nous nous promènerons; ainsi, nous aurions trois bonnes heures avant le déjeuner.

- Ma gare est à trois quarts d'heure de bicyclette d'ici; mais nous pourrions demander au père du Pêcheur ou à celui du Frère de nous y emmener avec nos bicyclettes, dans la camionnette de l'entreprise, l'entreprise de bâtiment qu'ils ont fondée.

- Oui, cela serait le mieux.

Nous nous sourions.

Un peu avant le déjeuner, Rêve perdu m'appelle pour m'annoncer que ses parents veulent bien que nous venions déjeuner.

- Je leur ai parlé de la pension où tu vas; ils la connaissent très bien, mon père y a fait ses études.

Elle sourit :

- De même que ma mère a fait ses études dans ma pension!

Elle ajoute qu'elle a prévenu les camarades :

- Ils ont tous été un peu surpris, mais pas vraiment, pas vraiment.

Déjeuner.

- Je ne vois pas le sel; où l'as-tu mis? demande mon père à ma mère.

Ma mère prend une mine désolée :

- C'est vrai, j'ai oublié que je n'en avais plus...

Elle se tourne vers moi :

- Peux-tu aller en chercher chez la voisine?

Bon, bon; je l'ai oublié dans la sacoche de ma bicyclette. Je me lève, et reviens avec les deux paquets; le mien, et celui dont il reste encore une bonne livre. Je demande innocemment à ma mère :

- Penses-tu que tu en auras assez?

Ma mère sourit, et met sans rien dire du sel dans la salière. Mon père nous a jeté à tous deux un regard qui n'arrive pas à comprendre, et a aussitôt abandonné ses recherches. Le sel est là, cela suffit bien.

L'après-midi se passe en promenades et bavardages. Les révisions ont été remises à plus tard. "Moi qui voulais travailler!" s'est exclamé d'un ton dépité le Pêcheur. "Qu'est-ce ce qui t'en empêche?" lui a demandé la Pêcheuse. Le Frère est venu soutenir le Pêcheur : "Comment veux-tu faire? Ils s'en vont tous les deux!" "Ils ne s'en vont que demain", a justement remarqué sa soeur. "Jamais nous ne pourrons nous concentrer suffisamment avec une interruption pareille!" a affirmé le Pêcheur. La Pêcheuse et la Soeur ont hoché la tête et se sont regardées d'un air entendu. Quant à Rêve perdu et à moi, nous n'avons pas participé à cette conversation, qui ne nous concernait en rien.

Neuf heures et quatre minutes, en ce dimanche matin ensoleillé et déjà étouffant. Il y a cinq minutes, le train s'est arrêté à la gare du village où demeure Rêve perdu, mais nous n'avons pas quitté le train, et nous n'en descendons que maintenant, à la gare suivante, avec nos bicyclettes, pour notre promenade avant le déjeuner chez les parents de Rêve perdu.

La gare touche un tout petit village, qui ne paraît être formé que d'une église flanquée d'un cimetière. Tout de suite après, un pont. Un pont long, en pierres, avec des arches. Il est raide, il va tout droit sans prendre son temps. Rêve perdu a suivi mon regard :

- Il ne te donne pas envie de t'y asseoir, n'est-ce pas?

Je fais un signe dubitatif. Elle sourit :

- Il ne m'a jamais donné envie de m'y asseoir; ce n'est pas comme notre pont d'hier.

Elle laisse un temps :

- Il était accueillant.

Cependant, nous nous sommes arrêtés pour regarder la rivière qui coule sous le pont.

- C'est celle-là, la grande rivière qui coule chez moi?

- Oui, me répond-elle; elle a grandi.

- Elle a mal grandi; la voilà toute cassée!

Rêve perdu rit :

- Elle tente peut-être de retrouver les jours où elle était encore petite, mais ses morceaux paraissent épars, et ils n'ont rien pour s'abriter; pas de grands vergnes serrés les uns contre les autres comme chez toi.

Nous continuons notre chemin, roulant à la vitesse d'un bon marcheur pas trop pressé. Le soleil monte et chauffe encore plus que tout à l'heure. La grande rivière, qu'on la voie ou non, n'est jamais bien loin, et apporte un peu de fraîcheur. A vrai dire, on ne la sent pas, cette fraîcheur, mais on sent nettement que sans la rivière, il ferait encore plus chaud, et bien sûr, plus étouffant. Enfin, ici, en été, c'est coutumier.

- Oh, regarde, elle s'est recollée!

Rêve perdu rit :

- Elle s'est vexée; elle s'est recollée juste au moment où nous arrivons!

- Tu as raison; à droite, elle est en mille morceaux, à gauche, elle est entière.

La rivière s'éloigne; pas trop. La revoici. Une colline.

- Nous allons monter là-haut; tu pourras voir un bon bout de la rivière, et tout le paysage au loin.

Nous montons la côte. Un passage très raide. Rêve perdu monte bien.

- Là, à droite, tout près! m'indique-t-elle.

Trois minutes plus tard, nous nous arrêtons. Une vue, très large, très longue, très monotone, pas désagréable au demeurant. La grande rivière, large à présent, oscille sans aventures, enfermée entre les collines.

- Tu dis toujours la grande rivière...

Je l'interromps :

- Je sais, j'ai tort; c'est un fleuve, puisqu'il finit par arriver, je me demande comment, à la mer. J'ai lu ça dans mon livre de géographie. A partir de la ville où se trouvent nos pensions, il est navigable; il l'était encore plus en amont auparavant. Trois cent quatre-vingt-un kilomètres de longueur. Pardon, virgule quatre...

Rêve perdu rit :

- Virgule quatre!

- Oui, Mademoiselle; quatre décimètres ou encore quarante centimètres si tu préfères. Je me demande comment on a réussi une telle mesure. Ce sont des géographes, que veux-tu. Nous, nous ne sommes que des élèves, et nous ne sommes aussi que les simples habitants de ce pays.

Rêve perdu m'a écouté d'abord avec un sourire amusé. Peu à peu, son sourire s'est effacé, et maintenant, elle m'écoute pensivement. Je poursuis :

- Chez moi, il n'y a pas de navires, il n'y a que des petites barques à fond plat comme la mienne. Elles ne vont pas à la mer. La mer, je ne la vois pas là où je vis, je ne sais même pas où elle est, la rivière fait trop de méandres pour que je puisse le deviner. Ce que je sais de ma rivière, je le sais par mon livre de géographie, comme je sais la longueur d'un fleuve à l'autre bout du monde, où je n'irai sans doute jamais.

Je fais une courte pause :

- Et même si j'y vais...

Encore une courte pause :

- Voilà pourquoi je l'appelle la grande rivière.

Rêve perdu reste silencieuse un moment, puis :

- Tu es heureux d'être né là-bas.

L'heure s'avance; il est temps d'aller déjeuner. A notre droite, sur le flanc de la colline, on devine un train qui vient de là où nous allons. Il est long, il roule vite.

- Il vient de loin, et il va loin, m'apprend Rêve perdu.

Dix minutes plus tard, voici le village de Rêve perdu. Au moment nous y entrons, un autre train nous rattrape. Il est tout aussi long, il va tout aussi vite.

- Il ne s'arrête pas à ma gare, m'apprend encore Rêve perdu; lui aussi vient de loin, et il va loin.

Midi et demie. Nous laissons nos bicyclettes dans la remise, traversons le grand jardin et entrons dans la maison.

Une femme, pas très jeune, pas très corpulente, au visage patient et attentionné, vêtue d'un tablier blanc bordé de dentelle, est venue dire un affectueux bonjour à Rêve perdu. Rêve perdu me présente à la femme, qui paraît être une domestique, je dirais plutôt une vieille domestique de la maison. Je me rends compte aussitôt que je ne suis pas un inconnu pour elle. Je lui dis un gentil bonjour, et elle me répond de même. "Tes parents sont au salon", indique-t-elle à Rêve perdu.

Les parents ont dû nous entendre, car à peine entrons-nous au salon qu'ils sont déjà là devant nous. Energique poignée de main du père, accueillante-sous-surveillance poignée de main de la mère.

La vieille domestique a aussitôt annoncé que le déjeuner était servi. "Merci, Didi!" lui a gentiment souri la mère.

Nous voici à table.

- Comment cela se passe-t-il à la pension? commence sans préambule le père de Rêve perdu.

Il enchaîne, sans me laisser le temps de répondre :

- Je m'en souviens; ce n'était pas agréable de rester deux semaines sans rentrer à la maison.

Il prend un air intéressé :

- Aujourd'hui, on peut rentrer toutes les semaines, je crois?

Il se tait, m'invitant à répondre. Je réponds donc, sans trop savoir à quelle question :

- Toutes les semaines, oui; mais je ne m'y ennuie pas, j'ai de bons camarades.

Il me regarde sans rien dire. Un temps. Je reprends :

- Je préfère les matières scientifiques, mais j'aime beaucoup lire.

- Si les livres anciens t'intéressent...

Il laisse sa phrase en suspens. Je la poursuis, ce n'est pas bien difficile, Rêve perdu m'ayant déjà appris que son père tient une importante librairie, où l'on trouve des livres anciens, dans la ville de nos pensions :

- Cela m'apportera beaucoup de venir les consulter dans votre librairie; je vous remercie.

Il me fait un geste d'assentiment, et, changeant de sujet :

- En attendant, il faut profiter des vacances; on les trouve souvent tellement courtes...

- On trouve toujours trop court tout ce qu'on aime; les vacances en font partie, tout autant que l'école.

Le père secoue lentement plusieurs fois la tête :

- Tu es un garçon intelligent.

Il n'ajoute rien. La mère de Rêve perdu a jeté un coup d'oeil à sa fille, et m'a souri sans rien dire.

La conversation, devenue générale, sur un sujet ou un autre, s'est poursuivie très simplement, et en toute bonne humeur. J'ai vu une ou deux fois Rêve perdu jeter discrètement sur son père un regard légèrement amusé.

Nous sommes sur le chemin du retour, Rêve perdu et moi. Une grande route, toute droite, qui n'est pas la grand route, mais qui l'a été il y a fort longtemps, m'a appris Rêve perdu.

- Tu as plu à ma mère, me confie-t-elle.

Après un silence, elle fait un long sourire, pour elle-même, je crois, autant que pour moi :

- Tu as beaucoup plu à Didi.

- Didi?

- C'est moi qui l'ai appelée ainsi, alors que je ne savais pas encore parler.

Elle laisse un temps :

- Pourquoi? je n'en sais rien; depuis, mes parents l'appellent Didi, eux aussi.

Elle fait un geste d'ignorance :

- Nous ne nous souvenons même plus de son vrai nom.

- Elle a toujours été avec vous?

- Oui, elle a vu naître mes parents; elle était déjà chez mon grand-père, le père de mon père, qui demeurait dans cette maison.

Rêve perdu a laissé un silence :

- Didi a toujours été ma confidente.

Lundi. Nous partons tous les six à bicyclette faire des commissions au village de l'épicerie du père de la Pêcheuse. Chez lui, dans une boutique à côté... Il est certain que c'est surtout pour le plaisir de se promener. Car si vraiment ces commissions étaient indispensables et que nous n'étions pas là, le commis de l'épicerie viendrait apporter ce qu'il faut, ce qu'il fait au reste ordinairement.

- Curieuse constatation, commente le Pêcheur; les enfants renâclent souvent à faire les commissions lorsque leurs parents les y envoient, et il suffit qu'on ne nous y envoie pas pour que nous ayons envie de le faire.

- Ce n'est pas toujours vrai, conteste le Frère; si la chose ne nous plaît pas, nous n'aurons pas plus envie de la faire.

Nous roulons un moment en silence. Rêve perdu observe :

- Il reste à savoir si ce qui nous plaît ne dépend pas des circonstances; il nous plaît d'avoir un bon manteau en hiver, et une chemise légère en été.

- C'est vrai, approuve la Soeur; et encore, il y a des étés...

- C'est encore vrai, confirme la Pêcheuse, l'été de l'année dernière, nous avons bien gelé!

- En tout cas, déclare le Pêcheur, il nous plaît toujours d'être en vacances!

J'ironise :

- C'est la raison pour laquelle tu ne rêves que de réviser tes cours de l'ann...

- Faux frère! s'écrie-t-il bien fort, pour couvrir ma voix.

Et il lâche son guidon pour lancer ses bras au ciel, afin, je suppose, de le prendre à témoin de ma traîtrise.

Mais les filles lâchent aussi leur guidon... pour applaudir à mes paroles.

- Cet après-midi, révision! annonce avec autorité la Pêcheuse.

- Révision! Révision! scandent en choeur Rêve perdu et la Soeur.

Les commissions faites, nous rentrons chacun chez soi, les apporter à nos parents respectifs. Délivrant les différents paquets à ma mère, je lui glisse :

- Je n'ai pas pris de sel, je crois qu'il t'en reste encore un peu.

- Je crois même qu'il m'en reste encore beaucoup, m'a-t-elle répondu.

Et, d'un ton de voix banal :

- La prochaine fois, il faudra que tu trouves autre chose.

Deux heures. Deux coups de corne de vache. Un grand coup de perche. Nous voici tous sur la rive opposée de la petite rivière qui coule devant chez moi. Nous, installés sur l'herbe chaude près de l'eau fraîche pour réviser - enfin! - et les oiseaux sur les branches des grands vergnes pour leur nostalgique concert au soleil qui commence à décliner.

- Par quoi commençons-nous? demande le Pêcheur, se tournant vers les filles.

- J'ai du mal à comprendre certains énoncés de maths, répond la Pêcheuse.

Je ne la contredis pas :

- Je ne sais pas si c'est toujours de ta faute; il m'est arrivé de voir des énoncés qui pouvaient fort bien dire le contraire de ce qu'ils prétendaient dire.

- En ne précisant pas, par exemple, dans quel sens il faut se déplacer sur une droite... commence le Frère.

- Ah oui, nous avons eu ça en classe! s'exclame sa soeur; on devait placer un premier point sur une droite, puis en placer un deuxième trois carreaux plus loin. Je l'ai placé à ma gauche; eh bien, non! j'aurais dû comprendre qu'il fallait le mettre à ma droite! Le prof a dit que par convention, aller à droite est positif et aller à gauche est négatif; puisqu'il n'avait rien dit, il fallait comprendre trois carreaux en plus!

- Je te comprends, mais c'était un sous-entendu, lui fait remarquer le Pêcheur.

- Les maths sont une science exacte, nous disent nos profs, proteste la Pêcheuse. Elles ne devraient pas se nourrir de sous-entendus.

- Je suis de ton avis, commence par la soutenir Rêve perdu.

Elle se ravise, cependant :

- Peut-on faire autrement?

Petit silence de réflexion.

- Tu veux dire qu'il faudrait dire trop de choses, et qu'on ne pourrait y arriver, si on voulait tout préciser? demande le Frère.

Rêve perdu répond après un moment assez long :

- Oui, c'est vrai, c'est ce que je voulais dire...

Elle prend un temps :

- Mais dans ce cas, pourquoi serait-ce différent pour... ce qui n'est pas une science exacte?

- Que veux-tu dire? s'enquiert la Soeur.

- Si tu me dis tout de suite : "J'y vais à bicyclette", tu ne préciseras pas que tu prends la tienne, et non celle de quelqu'un qui habite à cinq heures d'ici, et que tu ne connais pas.

La Soeur rit :

- Non, ce serait pour le moins curieux!

- Alors, suggère Rêve perdu, peut-être cela a-t-il paru tout aussi curieux à ton prof que tu n'aies pas mis trois carreaux en plus, bien qu'il n'ait rien dit.

- Peut-être...

Personne ne paraissant trouver d'arguments pour décider de la question, ni même de proposer d'autres hypothèses...

- Si nous prenions notre quatre heures?

La question soumise à notre approbation par le Pêcheur emporte l'unanimité des réponses... positives!

Ce matin, tout le monde s'en est allé. Oh, ils reviendront tous! Le Frère et la Soeur sont partis à la ville avec leurs parents pour la journée. Des amis à voir. La Pêcheuse est allée passer la journée chez une cousine dans un village voisin. Et, bien sûr, le Pêcheur l'a accompagnée. Ont-ils donc abandonné Rêve perdu, la laissant toute seule? Non, évidemment, ils savent fort bien qu'elle sera avec moi toute la journée. Pour commencer, nous déjeunerons chez moi, enfin, chez mes parents, mais c'est la même chose. Et puis d'ailleurs, non. Il n'est que dix heures, le déjeuner est encore loin. Alors?

Alors, un coup de perche m'a amené chez elle, un autre coup de perche m'a ramené sur ma rive, et nous allons nous installer sur le parapet du pont. Le pont aux deux arches? Mais non, mais non! Il est trop loin, et nous n'avons aucune envie de faire de la bicyclette, et encore moins faire de la marche à pied. Nous avons envie de passer une journée calme, sans but, sinon celui qui nous attire, être ensemble.

Et le pont, où est-il; quel est-il?

A quelques pas de l'endroit où j'amarre ma barque, la petite rivière se sépare en deux. Elle ne se casse pas; les deux bras, l'un tout petit petit, se côtoient sans se perdre de vue, pour aller se rejoindre non loin d'ici, juste avant le gué par-dessus lequel il faut tirer la barque pour naviguer jusqu'à la grande rivière - oui, celle qui, d'après mon livre de géographie, est un fleuve. Et là où les deux bras se séparent, par-dessus le petit petit bras, chemine un petit pont, qui porte un petit chemin de terre. Un petit pont fait de grosses pierres irrégulières, l'une à côté de l'autre, l'une au-dessus de l'autre, l'une s'agrippant à l'autre, toutes réunies et ne pensant pas à se quitter. Le petit pont ne songe pas à s'en aller au loin, et reste là, à se reposer auprès du petit petit bras de la petite rivière.

Nous sommes assis sur le parapet du petit pont, et ne pensons à rien d'autre qu'à être ensemble.

Le déjeuner s'est passé très agréablement. La conversation ne s'appesantit sur aucun sujet, ce qui donne largement le temps à chacun de laisser la place au suivant. Ma mère parle surtout de la vie du village et des villages avoisinants; quelques réflexions sur la vie à la ville, celle de nos pensions, à Rêve perdu et à moi, vie qu'elle trouve fatigante. Mon père parle surtout des avantages qu'on trouve dans la même ville et qu'on ne trouve pas dans les villages, le nôtre, pour ne citer qu'un exemple. Ma mère lui fait remarquer qu'il est très content d'avoir les bons légumes du potager, qu'il ne trouverait certainement pas en ville. Mon père remarque que dans les livres anciens - Rêve perdu lui a parlé de la librairie de son père - on pouvait trouver de très bonnes études sur les cadastres des temps anciens.

Après-midi.

- Que penserais-tu d'un grand voyage dans les mers lointaines?

- Que penserais-tu d'un petit voyage dans les rivières proches? me répond en souriant Rêve perdu.

Nous sautons dans la barque.

- C'est moi qui conduis! s'écrie Rêve perdu.

- Tu as déjà fait de la barque?

Elle rit :

- Non, jamais! mais j'ai vu comment on faisait.

- A la rame ou à la perche?

- Les deux; mais à la perche, c'est beaucoup plus amusant.

Elle s'empare de la perche, se met à l'arrière de la barque, donne un bon coup dans l'eau du côté opposé à la rive, et l'avant de la barque s'éloigne de la rive.

J'observe :

- Je vois que tu as bien appris; si tu avais mis la perche de l'autre côté...

- C'est ce qu'on a envie de faire, mais la barque serait restée collée à la rive; ça, je l'ai vu.

Et nous voguons maintenant tout doucement sur ma petite rivière.

Rêve perdu a soudain relevé sa perche :

- Lève-toi! me crie-t-elle.

Je lui réponds sans m'émouvoir :

- Tu peux encore donner un coup de perche.

Elle sourit :

- Tu connais bien ta rivière!

- Pique à droite; c'est là qu'on passe le mieux!

Nous descendons sur le pré. Rêve perdu attrape rapidement la corde et me tend le bout; nous tirons tous les deux bien ensemble, et la barque passe par-dessus le gué.

Nous voici au confluent de la grande rivière. Rêve perdu tâte le fond de l'eau. La perche plonge bas. J'apprécie :

- Tu fais bien de vérifier; il n'y a plus de fond ici.

Je prends les rames :

- A la rame, maintenant!

Elle vient me pousser :

- Tu as dit : "A la rame, maintenant!" l'autre est donc pour moi!

Et, côte à côte, nous ramons, le dos tourné vers l'avant de la barque. Pas bien vite, pour le plaisir de voir les vergnes s'en aller au loin devant nous.

Au bout d'un moment, je lance à Rêve perdu :

- Pique à droite!

Rêve perdu n'a pas l'habitude. Elle a souqué sur sa rame, et bien entendu, comme elle est assise à gauche, la barque s'est dirigée vers la gauche.

- Ah, suis-je bête, la barque va en arrière! s'est-elle exclamée.

Je ris :

- C'est toi qui vas en arrière, pas la barque!

Elle rit de même :

- Lève-toi, le gué n'est plus loin!

Le gué n'en est pas un, c'est une retenue d'eau qui sert à égaliser le cours... du fleuve.

- Il va falloir tirer plus fort que tout à l'heure, constate fort justement Rêve perdu.

Fort justement, en effet; car le dénivelé est d'une bonne coudée. Nous redescendons sur le pré. Oh hisse! Et la barque se retrouve là-haut.

Nous voguons, nous voguons, doucement, sur la grande rivière tranquille...

Trois heures ont passé, et nous arrivons à un fort tournant vers la gauche.

- Tu as vu? Un radeau! s'exclame Rêve perdu.

Je souris :

- C'est même mon radeau.

- Ton radeau?

- Oui, je l'avais construit avec le Pêcheur et le Frère il y a six ans; nous nous sommes amusés pendant très longtemps à naviguer avec ce radeau sur la petite rivière...

- Oh, tu m'emmènes sur ton radeau?

- Si tu veux...

- Tout de suite?

- Non, il faut d'abord le préparer; il y a un bon moment qu'il n'a plus servi.

- Nous reviendrons?

- Bien sûr!

Je réfléchis :

- Tu vois cette petite colline, à droite? derrière, c'est mon village; il faut environ un quart d'heure à pied pour s'y rendre...

- Un quart d'heure! C'est autrement plus rapide qu'en barque, s'étonne d'abord Rêve perdu.

Puis, se ravisant :

- C'est vrai qu'avec les méandres...

- Eh bien! je te propose de rentrer tranquillement à pied, et de revenir...

- Et la barque?

- Nous la laissons amarrée ici; cela m'arrive souvent de le faire pour gagner du temps, lors d'une promenade sur la rivière.

La barque amarrée, nous montons tranquillement la colline.

Ce matin, vers dix heures, deux coups de corne de vache.

- On s'offre un brochet? me crie le Pêcheur par-dessus la rivière.

Il se reprend aussitôt :

- Eh bien, et ta barque?

Je lui dis où elle est.

- On prend celle du voisin? me crie-t-il.

- J'y vais!

Le voisin n'est pas là, mais sa femme me fait signe de prendre leur barque. Un coup de perche pour rejoindre le Pêcheur.

- J'ai prévenu tout le monde, m'annonce-t-il.

Je le taquine :

- L'idée est vraiment merveilleuse! Tu as pensé à quelque chose de bon pour le déjeuner?

Le voilà tout surpris :

- Pour le déjeuner? Comment cela, pour le déjeuner?

- Eh bien oui; j'ai cru comprendre que tu voulais inviter Rêve perdu à déjeuner avec nous!

Il s'impatiente :

- Bien sûr! avec le brochet.

Je prends l'air d'un élève de mathématiques qui cherche avec peine la solution d'un problème difficile qu'il aborde pour la première fois :

- Le brochet? Ah oui!... Et quand tu l'auras manqué?

Il a sur-le-champ un vif mouvement de protestation; pourtant, avec grand calme :

- Ne te tracasse pas, ce n'est pas la peine que tu viennes; je vais demander à Rêve perdu de tenir la perche.

Je réponds de même :

- Je ne voudrais pas que cela t'ennuie; je ferai mon possible pour la bien tenir.

- La perche?

- Oui, la perche!

Il saute dans la barque :

- Alors, pousse!

Et nous voilà partis, l'âme sereine.

Il n'y avait rien derrière l'habituelle grosse pierre attenante à la rive. Nous repartons. Il n'y a toujours rien derrière les pierres que nous connaissons bien. Au loin, nous voyons des enfants qui pêchent, montés sur leur petit radeau.

- Ils n'ont tout de même pas tout pêché! s'exclame le Pêcheur avec une pointe d'inquiétude.

Nous repartons dans le sens opposé, vers le gué. Les enfants y vont plus rarement, car comme c'est proche de la grande rivière, leurs parents ne leur permettent pas trop d'y aller.

- Là, là! s'écrie d'une voix assourdie le Pêcheur.

La chance nous a souri. Et nous voici chez la Pêcheuse qui commence à préparer le court-bouillon.

Nous voilà maintenant tous installés sur l'herbe près de la petite rivière.

- Ah, quel plaisir; j'aime beaucoup les pique-niques! s'exclame Rêve perdu.

Et, avec entrain :

- Tout est toujours meilleur lorsqu'on est en pique-nique!

Le brochet apparaît. Elle apprécie d'un large sourire :

- Encore un brochet! mon poisson préféré!

Rêve perdu se penche vers le plat, le hume, puis se tourne vers le Pêcheur :

- Tu viens de le pêcher! Oh, il est magnifique!

- Comment le sais-tu? lui demande le Pêcheur.

Elle a un léger sourire :

- Pourquoi serais-tu le Pêcheur?

Sourires amusés.

Le brochet a disparu. Grande conversation sur le sujet "Quoi faire?" Les promenades proposées ne font pas l'unanimité. La chaleur étant grande, personne n'a vraiment envie de bouger.

- Voilà un temps idéal pour une révision, conclut la Pêcheuse.

Approbation générale des filles; accord mesuré des garçons.

- Comment doit-on faire un devoir de littérature? commence Rêve perdu.

- Sur quel sujet? s'enquiert le Frère.

- On nous dit, par exemple, de donner notre opinion sur une idée exposée par un auteur.

Le Pêcheur sourit, d'un sourire sarcastique :

- Où est la difficulté? tu donnes l'opinion de ton prof, c'est tout.

Il se met à rire :

- J'exagère, bien sûr!

Rêve perdu secoue la tête :

- C'est bien là la difficulté; si je dis comme le prof, on me dira que je n'ai pas de personnalité, ou pis encore, que je recherche les faveurs du prof, et si je dis autre chose, on me dira que je ne fais pas comme tout le monde.

Elle laisse un temps :

- Lorsqu'un auteur réputé n'a pas fait comme tout le monde, il a innové, et a eu une grande influence sur la littérature; lorsque c'est un élève, au mieux il est présomptueux, mais en tout cas il a une mauvaise influence sur... tout ce qu'on veut.

- La bonne influence, c'est, bien entendu, celle de nos profs, note la Soeur.

- Pas seulement, enchérit la Pêcheuse; ils ne sont là que parce qu'ils sont du même avis que ceux qui dirigent...

Elle hésite un instant. La Soeur complète :

- Pas seulement ceux qui dirigent notre école, mais aussi ceux qui l'ont fondée.

J'interviens :

- Qui l'ont fondée? Tu veux dire que le but de ceux qui ont fondé notre école était de trouver des élèves qui finissent par penser comme eux?

- Tu peux ajouter le but de toutes les écoles! renchérit le Pêcheur.

- Et comme les écoles elles-mêmes sont fondées par ceux qui dirigent le pays... renchérit à son tour le Frère.

- Les écoles, dans les temps anciens, ne se sont-elles pas fondées elles-mêmes? observe Rêve perdu.

Je l'approuve :

- Il y avait même des écoles célèbres.

- Oui, oui.

Rêve perdu poursuit, après un temps de réflexion :

- Sont-ce ceux qui dirigeaient les pays qui ont fondé les écoles, ou les écoles qui ont fondé ceux qui dirigeaient les pays?

Personne ne dit rien pendant un moment.

- Le savent-ils seulement aujourd'hui? demande pensivement le Pêcheur.

- En attendant, il faut ressembler à notre école, remarque la Pêcheuse.

- Tu peux dire à nos écoles, l'approuve le Frère.

Rêve perdu sourit tristement :

- Nous apercevrons-nous un jour que nous sommes marqués comme les vaches dans nos prés?

Ce matin, le soleil s'est-il levé plus tôt que d'habitude? Certainement pas, nous sommes le jeudi treize juillet, il s'est donc levé plus tard qu'hier! Mais il fait déjà tellement chaud...

Et cet après-midi, nous allons, Rêve perdu et moi, plonger dans la fraîcheur de la grande rivière.

Avant d'y plonger, il faut y arriver, à la grande rivière. Et je ne peux même plus donner mon habituel coup de perche pour traverser ma petite rivière, puisque perche, rames... et barque sont de l'autre côté de la colline qui me sépare de la grande rivière. Et donc, je vais chercher Rêve perdu à pied, par le pont qui sépare nos deux villages. Oh! ce n'est pas loin; un quart d'heure en marchant bien. Malgré tout, un seul coup de perche...

Nous repassons maintenant, Rêve perdu et moi, le pont de la petite rivière. Rêve perdu a bon oeil. Elle me désigne une grosse pierre serrée contre la rive, grosse pierre que je connais bien :

- Tu as vu la queue, là? C'est un brochet.

Elle a parfaitement vu; et cependant, la queue dépassait à peine de la pierre.

- Ma parole, tu as déjà pêché des brochets!

- Non, me répond-elle; mais le père d'une camarade en pêche souvent, et je l'ai vu faire.

- Tu veux le pêcher?

- Non, pas particulièrement.

Elle rit :

- Et puis, le Pêcheur ne serait pas content; je crois avoir compris qu'il était le seul parmi vous à pêcher.

Je ris aussi :

- Tu as très bien compris; et cela lui fait grand plaisir d'apporter son brochet à la Pêcheuse...

- Il ne faut pas, d'autant plus, lui enlever ce plaisir.

Elle ajoute, après un temps :

- Ils s'aiment bien, n'est-ce pas?

- Oui, depuis toujours.

Le brochet abandonné - et ce ne sera pas lui qui le regrettera - nous nous dirigeons vers la colline.

- D'ici, on voit bien tes méandres entre les collines, constate Rêve perdu, après avoir regardé tout autour d'elle.

Elle poursuit, au bout d'un moment :

- Ils restent les uns auprès des autres, et ne se perdent pas au loin ainsi qu'ils le font chez moi.

Elle ajoute pensivement :

- Chez moi, les méandres vont déjà à la mer, ici, ils se promènent encore.

Nous redescendons la colline, et arrivons à l'endroit où nous avons laissé la barque avant-hier, tout près du radeau.

- On y va? me demande Rêve perdu.

- Allons-y!

Nous voici au radeau.

- Il y a longtemps que tu ne t'en es pas servi? s'enquiert Rêve perdu.

- Je ne m'en suis plus servi l'été dernier... et l'été d'avant, nous avons montré aux enfants comment construire un radeau en prenant celui-ci comme modèle; ensuite, mes parents m'ont donné ma barque... et la permission d'aller sur la grande rivière.

- Le Frère et le Pêcheur n'ont jamais eu de barque à eux?

- Comme nous avons toujours tout fait ensemble, ma barque nous a suffi.

Cependant, nous inspectons le radeau. Il est à moitié enfoui dans les herbes qui ont bien eu le temps de pousser. Les branches, qui tantôt étaient noyées d'eau, tantôt étaient au sec, se sont désagrégées par endroits. Les cordes se sont effilochées.

- Les joncs sont toujours en état, note Rêve perdu.

Les joncs qui tapissent l'entre-croisement des branches sont restés en bon état.

- Les joncs ne se remouillent jamais, commente Rêve perdu.

Je l'approuve :

- Eh bien, au moins serons-nous au sec!

Je fais une moue :

- Par contre, le bois et les cordes...

Nous tournons autour du radeau pendant un bon moment, à frapper, tirer, contempler, pour nous assurer que le radeau soit utilisable.

Il faut tout de même avouer que nous ne sommes pas seuls et sans aide pour nos investigations. Une vache, plus savante que celles du troupeau dont elle s'est détachée, est venue avec curiosité contrôler nos travaux. Elle a secoué plusieurs fois de haut en bas sa tête au mufle sombre, puis est repartie.

- Elle nous a dit que tout allait bien! a déclaré Rêve perdu.

- Alors, à l'eau, le radeau!

A l'eau, le radeau? C'est bien vite dit; c'est bien moins vite fait. Avec l'enchevêtrement des plantes qui ont poussé depuis deux ans, enchevêtrées elles-mêmes dans les branches et les joncs du radeau, la mise à l'eau ne s'est pas faite sans peine. La vache au sombre mufle est revenue, a contemplé nos travaux un bon moment, et paraissant très satisfaite de notre manière de faire, s'en est repartie brouter avec ses compagnes.

Bon gré, mal gré, le radeau a fini par consentir à descendre sur l'eau. Et nous voici maintenant voguant fièrement sur le fleuve, Rêve perdu dirigeant adroitement le radeau avec la perche retrouvée dans la barque.

Crac! Patatras! Plouf!... et encore plouf!

Et nous voilà, Rêve perdu et moi, en train de nager dans le fleuve, le radeau parti en deux morceaux. Rêve perdu, après avoir lâché la perche, l'a reprise en main, et nage en riant, les deux mains posées sur la perche qu'elle tient devant elle.

- Au radeau! Au radeau! crie-t-elle, toujours riant; prends celui de gauche, je prends celui de droite!

Nous ressortons de la grande rivière traînant la perche et ce qui reste du radeau.

- Ah, quels grands marins nous sommes! s'exclame Rêve perdu, toute souriante de plaisir; après un si magnifique voyage, après un si terrible naufrage, nous avons même réussi à ramener le radeau du dernier espoir!

Je ris :

- Tu peux même dire les radeaux!

Et nous restons là longtemps, trempés jusqu'aux os, à rire et à nous sourire...

Cet après-midi, nous allons visiter le cadastre. Le cadastre? Pourquoi donc le cadastre? Moi, je le connais, pensez donc! Je suis déjà allé voir mon père, là-bas, pour une raison ou pour une autre. Et c'est très précisément pour ces mêmes raisons qu'il est déjà arrivé que le Pêcheur et sa Pêcheuse, ou le Frère et sa soeur y soient allés, eux aussi. Ce qui fait que nous tous, nous n'avons rien à visiter. Alors? Bon, c'est clair. Mon père, très fier de "son" cadastre - puisque c'est lui qui le dirige - et considérant par ailleurs que c'est d'une importance prépondérante de savoir ce qu'est un cadastre, quelle est son histoire et à quoi il sert, m'a proposé ce matin au petit déjeuner de faire visiter ledit cadastre à Rêve perdu, laquelle, a-t-il soutenu, a certainement dû en avoir lu quelque peu à la librairie de son père. J'ai pris sur moi d'affirmer qu'elle serait particulièrement intéressée par cette visite, et dès le déjeuner nous sommes donc partis tous les six à bicyclette pour visiter le cadastre.

- Je n'ai jamais rien lu sur les cadastres, je ne sais même pas ce que c'est.

La route est agréable. Quelques jolies boules de nuages tout blancs tempèrent la chaleur d'hier. "Il a fait vraiment très chaud, hier!" s'est souvenue la Soeur.

Nous nous sommes regardés, Rêve perdu et moi. Heureusement qu'il faisait très chaud, hier! car sinon, dans la grande rivière...

Au cadastre. Mon père tire de partout des plans de toutes les couleurs, de toutes les dimensions, de toutes les époques. "Tu peux voir avec précision l'étendue et la délimitation de chaque propriété au cours des temps, c'est à cela que sert le cadastre", a-t-il expliqué à Rêve perdu. Il lui a ajouté d'une voix pénétrée : "Sans le cadastre, personne ne pourrait savoir où il vit". Et comme il s'est mis en tête qu'elle avait "certainement dû en avoir lu quelque peu à la librairie de son père", il n'a pas arrêté de ponctuer chaque carte de plus de cent ans d'un "...Comme tu l'as vu dans la librairie de ton père..." auquel elle ne savait trop quoi répondre. Elle me jetait de temps à autre un léger coup d'oeil auquel je répondais par un petit signe rassurant, et elle secouait la tête d'une façon qui pouvait passer pour une approbation. Certes, pour le comprendre ainsi, il fallait y mettre un peu de bonne volonté, mais mon père en avait apporté cet après-midi une bonne réserve.

Nous sortons du cadastre vers quatre heures et demie, après que Rêve perdu a remercié mon père de cette "...particulièrement intéressante visite qui m'a fait découvrir ce que je n'avais encore jamais su!" Mon père a commencé à déplorer "...les lamentables programmes d'histoire à l'école, qui ne permettent pas aux élèves de connaître les choses les plus nécessaires de la vie quotidienne..." Il a repris son souffle pour continuer à exprimer ses doléances, mais Rêve perdu lui a adroitement renouvelé ses remerciements.

Nous sortons donc du cadastre vers quatre heures et demie. Le Pêcheur lève un doigt magistral :

- Ayant fait une étude soigneuse et approfondie du cadastre de cet endroit, je suis à même de vous conduire jusqu'au monument le plus important, voire le plus représentatif de la ville...

Je me tourne naïvement vers le Pêcheur :

- Cela me donne une idée à laquelle tu n'as sans doute pas pensé; si nous profitions de cette visite pour détailler les différents aspects de ce monument?

- Cette originale autant qu'inattendue idée ne manque pas d'un certain intérêt, approuve le Frère.

- D'autant plus que nous avons tous un goût prononcé pour les délicates saveurs qui émanent de ce monument, enchérit la Pêcheuse.

- Saveurs délicates et variées, renchérit la Soeur, et parfaitement adaptées au goût de chacun d'entre nous.

- Je dois admettre que les gâteaux y sont fort bons, l'interrompt calmement Rêve perdu.

La visite du monument achevée...

Le gros paquet de gâteaux dans une main, le guidon dans l'autre - et encore, quand il pense à tenir le guidon - le Pêcheur roule vers le cimetière. Ne tenant pas du tout à le laisser manger les gâteaux tout seul, nous ne le lâchons pas d'une roue dans le dédale des petites rues qui nous mènent à notre but.

Nous avons rapidement terminé de savourer les différents aspects du monument.

A peine le petit déjeuner avalé, nous partons, Rêve perdu et moi, ramener la barque, restée à l'endroit du désastreux naufrage d'avant-hier. Arrivés rapidement sur place, nous faisons le constat des dégâts.

- Tu crois que nous pourrions remettre le radeau en état? me demande Rêve perdu.

- Très facilement; il suffit d'aller couper d'autres branches, de reprendre d'autres cordes...

Elle rit :

- Tu noircis le tableau; les joncs du radeau sont encore bons.

- Quels joncs? Tu vois des joncs?

- Non, bien sûr; ils sont presque tous partis au fil de l'eau...

Je suis, malgré tout, légèrement étonné :

- Et alors?

- Alors, c'est très simple; étant donné la vitesse du courant et la distance qui nous sépare de la mer, les joncs n'ont pas encore quitté le fleuve, et il nous suffira de quelques heures, pas plus d'une vingtaine...

Je l'interromps, prenant l'air convaincu de celui qui vient de découvrir la solution d'un problème évident, mais qui lui avait paru insoluble :

- Comment n'y ai-je pas pensé? Surtout que cela nous évitera de perdre au moins un quart d'heure à couper de nouveaux joncs, par exemple ceux que je vois pousser tout près de nous.

Nous rions bien fort un bon moment!

L'après-midi, révision.

- J'ai oublié la moitié de mes dates d'histoire, se plaint la Soeur; je vais les réciter.

- Si tu les as oubliées, tu ne pourras pas les réciter! plaisante son frère.

- Moque-toi, moque-toi! fait-elle mine de bouder; tu as bien vu que j'ai passé la matinée à les apprendre.

Le Frère sourit gentiment :

- Allez, vas-y, récite-les!

La Soeur récite. Nous la félicitons.

- J'en sais encore moins que toi! avoue la Pêcheuse.

- Moi de même, confirme Rêve perdu.

Les garçons se sont regardés. Je m'en fais le porte-parole :

- Il y a longtemps que nous avons tout oublié!

La Soeur est décontenancée :

- J'ai pensé bien faire...

- Mais tu as bien fait, veut la rassurer le Pêcheur; c'est nous qui aurions dû en faire autant!

- Il a raison! approuve le Frère.

Et, prenant la main de sa soeur :

- D'une part, on peut très bien te les redemander, et d'autre part, ce n'est pas la peine d'aller à l'école si on n'apprend rien de ce qui y est enseigné!

Le Frère a clairement voulu rassurer sa soeur. Mais sa soeur a-t-elle été rassurée? Voici ce qu'a dit la Soeur :

- J'ai compris. D'une part, si on me les redemande, il y aura longtemps que je les aurais oubliées, et d'autre part...

Elle s'interrompt un instant, puis, souriant un peu ironiquement :

- Si on me met dans un pré, je n'ai qu'à en brouter l'herbe!

Long silence de réflexion.

- Si je ne craignais pas d'exposer une hypothèse trop hasardeuse, expose le Pêcheur, je dirais que brouter les dates d'histoire ne donne pas beaucoup de lait.

- Je dirais même un lait pas très gras, renchérit le Frère, reniant sans vergogne ses sages conseils d'il n'y a pas si longtemps.

- Tout cela est bien beau, intervient la Pêcheuse, mais alors comment décider quoi apprendre?

Je hoche la tête :

- Il y a déjà tout ce qu'on nous dit d'apprendre, et que nous ne pouvons éviter, sauf à avoir de mauvaises notes.

- Les prés sont clos, observe Rêve perdu.

- Pas du côté de la rivière, note le Pêcheur.

- Encore faut-il qu'il y en ait une, remarque le Frère.

- Si on passe dans le pré voisin, l'herbe sera la même, constate la Pêcheuse.

- Où faut-il aller pour trouver une autre herbe? demande Rêve perdu.

- Et comment savoir de quel côté partir? s'inquiète la Soeur.

Long silence.

- Quelle que soit l'herbe qu'on nous donne, c'est la nature qui l'a fait pousser, reprend Rêve perdu.

- Les cours en classe, ce n'est pas la nature qui nous les donne, ce sont nos profs, proteste le Pêcheur.

- Précisons que ce sont les programmes, précise le Frère.

- Précisons encore que les programmes sont faits par l'école, précise encore la Pêcheuse.

- Précisons aussi que l'école est fondée par ceux qui dirigent les pays, précise aussi la Soeur.

Je souris :

- Mercredi dernier, Rêve perdu a demandé : "Sont-ce ceux qui dirigeaient les pays qui ont fondé les écoles, ou les écoles qui ont fondé ceux qui dirigeaient les pays?"

Nous restons un moment à réfléchir. Rêve perdu sourit à son tour :

- Cependant, que ce soit l'école ou les dirigeants des pays, c'est aussi la nature qui les a fait pousser.

Dimanche. Juillet a passé la moitié de son temps. Tout le monde est occupé ce matin. Comme il a été convenu, Rêve perdu déménage chez la Soeur pour deux semaines. Au fond de ma barque, je me laisse dériver sur la grande rivière, tantôt sous un soleil qui laisse deviner le lent déclin de ses forces dans les jours qui viendront, tantôt à l'ombre des grands vergnes dont les feuilles commencent à s'assombrir.

Voilà deux semaines que je la connais. C'est un peu inattendu pour moi, un peu inhabituel, un peu surprenant, même. Je suis tous les jours en pension, sans jamais sortir seul, donc sans voir la vie du dehors, sans voir d'autres personnes que les garçons de mon école. Lorsque je suis dans mon village, les jours de congé ou de vacances, je ne vois que les garçons et les filles que je connais depuis mon enfance. La petite ville du cadastre, qui est aussi celle de l'entreprise de bâtiment des pères du Pêcheur et du Frère, cette petite ville j'y vais de temps en temps, plutôt rarement. J'y rencontre quelques camarades, qui vont à mon école. La grande ville, celle de mon école, je n'y vais pour ainsi dire jamais, et je n'y connais personne en particulier. Dans mon village, je lis beaucoup; avec le Pêcheur, sa Pêcheuse, le Frère et sa soeur, je me promène dans les alentours, à pied, à bicyclette, dans ma barque.

Il n'y a personne d'inconnu, il n'y a personne que je ne connaisse depuis toujours; je n'ai jamais à me demander qui il est, d'où il vient. C'est comme si je vivais dans une grande maison de laquelle je ne sortirais que dans le monde que me font connaître mes livres, en n'étant même pas sûr que ce monde existe vraiment.

C'est de ce monde qu'elle vient.

Oh! je sais; son monde n'est qu'à une heure de bicyclette. Et puis, elle va à l'école dans la même ville que moi. Et elle y va avec la Pêcheuse et la Soeur, avec lesquelles elle est voisine de lit au dortoir. Mais ceux que je connais ont des noms; le Pêcheur... le pâtissier de la petite ville du cadastre... Oui, bien sûr qu'elle aussi a un nom, et pas seulement celui que je lui ai donné. Mais il vient d'ailleurs, de ce monde inconnu qui n'existe, et encore peut-être, que dans mes livres, il est nouveau pour moi. Elle, c'est une fille, c'est la première fois que je vois une fille.

Déjeuner. C'est aujourd'hui que vient le collègue de mon père, accompagné de femme et de fils. La dernière fois qu'ils sont venus, ils sont restés tout l'après-midi; il est à craindre qu'il en soit de même cette fois-ci. Pourquoi, au reste, en serait-il autrement, puisque le collègue a conclu la visite en affirmant que nous avions tous passé une très très agréable journée?

La très très agréable journée se renouvelle. Je devrais plutôt dire, ne se renouvelle pas. Le collègue est parti - si seulement c'était vrai! - dans un discours qui commençait au milieu d'une phrase, a continué en évitant soigneusement les ponctuations, s'est terminé par le début de la phrase oublié au début du discours, puis est reparti, sans qu'on ait pu s'en rendre compte - le point final ayant subrepticement quitté les lieux, par ennui peut-être - vers d'autres discours, tantôt se superposant à moitié sur le premier, tantôt fuyant ce même premier sans jeter un coup d'oeil en arrière.

Description compliquée? Si vous aviez entendu lesdits discours, vous eussiez trouvé mes descriptions simplificatrices...

Cependant, la femme du collègue, qui n'écoute pas un seul mot de ce que dit son mari, parle de recettes de cuisine à ma mère.

Le repas terminé, je demande au fils du collègue s'il préfère rester au salon, comme ses parents. Il me jette un coup d'oeil de biais, et, tout bas :

- Comme mon père, veux-tu dire?

Là-dessus, il se lève, et se dirige vers le jardin :

- Ce n'est pas qu'on soit mieux ici, mais...

Et, tout en s'asseyant dans un fauteuil devant la maison, il fait un geste expressif vers le salon que nous venons de quitter.

Comme il reste muet pendant un moment, je lui demande - ainsi que le font souvent les grandes personnes quand elles ne savent pas quoi dire - des nouvelles de ses études.

Il me jette de nouveau un coup d'oeil de biais :

- Que veux-tu, il faut bien y aller!

Il a, à peu de choses près, le même âge que moi, et va, lui aussi, dans la pension d'une grande ville, par chance autre que la mienne. Nouveau silence. Il en est coutumier. Et dire qu'on prétend : "Tel père, tel fils!" Il faut bien que je dise quelque chose; c'est moi qui reçois :

- Tes camarades sont sympathiques?

Tout en parlant, je me souviens de lui avoir posé la même question l'année dernière. Je reçois, mot pour mot, la même réponse :

- Je ne peux pas en changer!

Nouveau silence. Un peu plus prolongé, cette fois-ci, mais cela n'a pas l'air de le gêner. Je reprends :

- Tu as lu un bon livre, ces temps-ci?

Un regard, un peu plus prolongé, toujours de biais, paraissant trouver ma question manquant pour le moins de clarté :

- Qu'est-ce que tu appelles un bon livre?

- Un livre qui apporte des idées...

Il me coupe :

- Des idées...?

Il laisse un temps :

- J'ai lu un livre d'aventures, je crois...

Encore un temps :

- Je ne me souviens plus de quoi il s'agissait.

Je ne me souviens plus trop du reste de la conversation. Si on peut appeler ça une conversation. Ils ont fini par partir.

Je repense à ce garçon. Il n'est pas désagréable, il n'est pas antipathique, il n'est pas... Mais je ne sais pas ce qu'il est.

Ce matin, alors que le petit déjeuner vient de se terminer, deux coups de corne de vache.

- Je dois passer à l'entreprise de mon père pour lui rapporter son fil à plomb qu'il a oublié d'emmener en partant; tu viens avec moi?

Un coup de perche. Sa bicyclette dans la barque pour éviter le détour, un autre coup de perche, et nous partons.

- C'est peut-être pressé! me lance-t-il.

- J'appuie!

La route est avalée en un clin d'oeil, à peine plus d'une demi-heure.

- Ah, tu arrives bien! s'exclame son père; j'allais repartir, et je n'ai pas beaucoup de temps!

Quant à nous, qui avons tout notre temps, affamés de culture, nous allons revisiter le fameux monument de la petite ville. Après en avoir apprécié quelques aspects esthétiques, nous repartons sans nous presser, ayant bourré nos sacoches de souvenirs au chocolat et à la crème qui serviront de dessert aux déjeuners des uns et des autres.

- Les filles ont rudement bien fait d'inviter Rêve perdu! me déclare le Pêcheur tout en roulant tranquillement côte à côte avec moi; elle est vraiment sympathique!

Je fais un grand signe de tête d'approbation. Il poursuit :

- Je crois que vous vous entendez bien; cela me fait très plaisir.

A peine une courte pause :

- Cela nous fait plaisir à tous.

Je lui souris longuement :

- Merci!

Nous roulons quelques minutes en silence.

- C'est bien qu'elle n'habite pas loin, reprend-il; vous pourrez vous voir facilement cet hiver.

Il ajoute, feignant l'inquiétude :

- J'espère que nous pourrons la voir tous, nous l'aimons bien!

Je le rassure, tout en plaisantant :

- Seulement si vous avez de bonnes notes à l'école!

Il rit :

- C'est promis! Nous travaillerons d'arrache-pied!

L'après-midi nous allons, Rêve perdu et moi, naviguer sur le petit petit bras de la rivière par-dessus lequel chemine le petit pont.

- Elle ne passera pas, m'avertit Rêve perdu.

- Bien sûr; elle est bien trop large.

Rêve perdu hoche la tête :

- Il n'y a plus qu'à tirer.

- Il n'y a plus qu'à tirer.

Et nous tirons la barque par le pré pour contourner l'obstacle.

- Encore un peu, et nous ne pouvions même pas voguer, tellement la rivière est étroite, note avec justesse Rêve perdu.

- Et même pour faire demi-tour, il y a des endroits où il faut mettre l'avant de la barque sur la rive.

- S'il fallait ramer...

- Pas de place pour les rames.

Elle fait un geste d'impuissance :

- Heureusement, il y a la perche.

- Oh, c'est trop fatigant! Il y a beaucoup mieux...

Elle m'interrompt :

- Pas pour le retour.

Je souris :

- Tu as vu le sens du courant?

- Puisque nous allons vers la grande rivière...

Je fais un petit geste amusé sans rien dire. Le courant nous entraîne doucement...

Eh bien, le courant ne nous a pas entraînés pendant bien longtemps!

- Tu es sûr que nous pourrons aller plus loin? me demande plaisamment Rêve perdu.

Je fais un signe de tête dubitatif. Elle poursuit :

- Il y a plus de joncs et de nénuphars que d'eau dans cette rivière...

Elle s'interrompt :

- On croirait un nid...

- Un nid; où ça?

- Regarde autour de nous; sur une rive, le bois, sur l'autre, les bosquets, entre lesquels on aperçoit les prés, la rivière qui bouge à peine...

Je regarde :

- Je n'ai jamais pensé à un nid, mais il m'arrive de venir ici... pour rien...

- Moi aussi, il m'arrive...

Elle fait un lent sourire :

- Je suis contente d'être là...

La barque n'avance plus, prise dans les joncs.

- Tu voulais aller plus loin? me demande Rêve perdu.

- Je n'avais pas d'idées précises...

Elle regarde au loin, entre les bosquets, vers les prés. Je me suis souvenu de ce deuxième jour de juillet; j'étais près d'elle pour la première fois. Je me suis souvenu de son regard perdu au loin, comme si elle cherchait à retrouver un rêve.

Son regard s'est posé sur moi :

- Nous sommes bien ici...

Quatre heures. Les oiseaux, chantant à plein gosier, qui plus fort que l'autre, encouragent le soleil à quitter les mystérieuses contrées qui se cachent au loin, sous la terre. "Lève-toi, lève-toi!" s'égosillent-ils. Quelques minutes de paresse, je me lève et vais à la fenêtre. Là-bas, tout à gauche, vient d'apparaître un diamant, brillant de tous ses feux! Et les oiseaux, de toutes leurs forces, ont recouvert de leurs chants la terre et les cieux...

Au petit déjeuner, mon père me demande comment s'est passé hier le voyage en radeau :

- Vous avez réussi à aller loin?

Il poursuit sans attendre de réponse :

- C'est déjà bien qu'il ait tenu aussi longtemps; cela faisait un bon moment que tu ne t'en étais pas servi.

Il ajoute, toujours sans attendre :

- Vous auriez pu tomber à l'eau!

Ma mère sourit :

- Ils sont tombés à l'eau.

Mon père a l'air extrêmement étonné :

- Il était tout sec hier soir!

- C'était jeudi dernier, lui... apprend ma mère.

Mon père paraît réfléchir :

- Jeudi... Ah, oui!

Il conclut plaisamment en se tournant vers moi :

- Tu as eu le temps de sécher!

Mais le cadastre l'attend.

Un peu avant dix heures, deux coups de corne de vache. Le Pêcheur n'est pas seul, Rêve perdu est avec lui.

- J'étais chez la Soeur avec la Pêcheuse, et il est venu lui demander de préparer un court-bouillon pour midi, m'annonce-t-elle; alors, je suis venue vous voir pêcher!

Un coup de perche, et nous partons en quête de notre déjeuner.

- Ce n'est pas simple, constate Rêve perdu au bout d'une demi-heure; les brochets sont rares et méfiants!

Un quart d'heure plus tard, alors que nous scrutons les grosses pierres le long des rives...

- Là! la queue! s'écrie à voix basse Rêve perdu.

- Eh bien, vas-y, toi, c'est toi qui l'as trouvé! lui lance le Pêcheur, lui aussi à voix basse.

Une minute plus tard, Rêve perdu ramène triomphalement un beau brochet. Nous applaudissons.

- On ne va rien dire, ça leur fera une surprise! propose le Pêcheur.

Entendu!

- Oh, tu en as trouvé un beau! s'écrie la Pêcheuse, à l'adresse du Pêcheur.

- Ah, que veux-tu; lorsqu'on a un grand talent! répond celui-ci en feignant de se rengorger.

- Tu es trop modeste! lui répond avec naturel la Pêcheuse.

Quant à nous trois, nous rions sous cape.

Le déjeuner est servi. Le Pêcheur est complimenté sur sa pêche. Et, le brochet passé en aval...

- Il faut avouer qu'avoir pêché un si beau brochet...! prononce le Pêcheur d'une voix pénétrée.

- Tu as fini de te vanter? le tance la Pêcheuse.

Il prend un air naïf :

- Pourquoi me dis-tu ça?

La Pêcheuse veut protester, mais le Pêcheur ne lui en laisse pas le loisir :

- C'est Rêve perdu qui l'a pêché; moi, je n'ai fait que regarder.

Etonnement général. Exclamations admiratives. Félicitations chaleureuses. Rêve perdu est promue à la dignité suprême de l'ordre des pêcheurs.

Le Frère déclame solennellement :


      Egaler un brochet pris par Rêve perdu,
      Est, on ne peut le nier, un exploit très ardu!


Après avoir dévasté les framboisiers du jardin de la Pêcheuse - qu'on se rassure, il en restera, des framboises! - nous allons nous installer, comme de coutume, sur le pré au bord de la petite rivière.

- Je crois que nous pouvons continuer nos révisions... commence à proposer la Soeur.

- Tu as des croyances hasardeuses, l'interrompt aussitôt le Pêcheur.

- Une croyance partagée prenant de la force, n'est-ce pas, intervient la Pêcheuse, je partage entièrement celle de la Soeur.

- Bon, bon, révisons, feint de bougonner le Pêcheur; qui commence?

- J'ai oublié des vers qu'on m'avait donnés à apprendre par coeur, répond la Soeur, et je n'ai pas envie de les apprendre à nouveau, ainsi que je l'ai fait pour les dates.

- Et d'ailleurs, à quoi ça sert d'écrire en vers? l'approuve Rêve perdu.

Le Frère proteste :

- C'est poétique; je croyais que les filles aimaient la poésie.

- Les filles préfèrent peut-être les tableaux des peintres aux cadres qui les entourent, rétorque Rêve perdu.

Il hoche la tête :

- Le cadre sert à embellir le tableau.

Rêve perdu a légèrement baissé les yeux :

- Les vrais sentiments n'ont pas besoin d'être embellis.

Elle reste un moment en silence :

- Embellir... cela peut servir à tromper.

Ce matin, nous partons, Rêve perdu et moi, dans la camionnette du père de la Pêcheuse. Tiens! Ni pied ni bicyclette? La paresse nous aurait-elle gagnés? Mais non! les bicyclettes sont là, dans la camionnette. Quel est ce mystère? Le voici. De temps à autre, je vais rendre visite à la mère de ma mère, ma grand-mère, en abrégé. J'aime beaucoup ma grand-mère. Quand j'étais petit, j'allais parfois chez elle passer quelques jours.

- Elle est gentille? m'a demandé Rêve perdu.

- Très gentille, ai-je répondu. Quand j'étais petit, c'était la seule qui me racontait des histoires d'autrefois; d'ailleurs, les quatre ou cinq que je connais, c'est d'elle que je les tiens. Et nous allions tous les deux dans les prés cueillir des herbes hautes pour faire des balais; nous les confectionnions ensemble, et puis elle balayait la maison avec; j'étais très fier de l'aider et de fabriquer quelque chose d'utile avec mes mains. Elle me confiait le ramassage des oeufs, dans le poulailler et dans le foin de la grange; je les posais dans un panier, et elle les rangeait ensuite dans une belle corbeille, sur la commode. Sa maison était toujours sombre et fraîche, et ses casseroles de cuivre luisaient doucement dans la pénombre. Je donnais aussi de l'herbe fraîche aux lapins et je cueillais la camomille pour faire la tisane. Le soir, je lui mettais son châle sur les genoux et nous prenions le frais, à regarder le soleil descendre lentement derrière les arbres du jardin. Elle me regardait dans les yeux, un léger sourire sur le visage, nous ne parlions pas beaucoup.

J'ai continué à livrer mes souvenirs :

- Ma grand-mère n'est pas une forte femme, comme les paysannes d'ici. Laver au ruisseau lui était pénible. Je l'aidais à porter son linge, sa brosse et son savon; et nous nous agenouillions tous les deux au bord de l'eau, penchés vers les eaux calmes et limpides du ruisseau. Grand-mère frottait le linge encore et encore; et moi je regardais la mousse glisser le long des joncs, former des îles paresseuses, passer sur les reflets des nuages qui tremblaient aux petites vagues que je faisais, ou qui disparaissaient tout à coup lorsque Grand-mère s'était mise à rincer.

Rêve perdu m'a écouté égrener mes souvenirs avec attention. A la fin elle a dit doucement :

- Je crois que je vais beaucoup aimer ta grand-mère.

Je lui ai souri :

- Je suis sûr que tu lui plairas beaucoup.

Nous arrivons à l'épicerie.

- Bonne route! nous lance le père de la Pêcheuse.

Et nous partons maintenant à bicyclette.

A vrai dire, il y a bien un peu de paresse là dedans. Entre chez moi et ma grand-mère, il faut deux bonnes heures de bicyclette. De l'épicerie, une bonne heure suffit. Et, bien entendu autant pour le retour. Alors...

Alors, une bonne heure n'a pas suffi du tout. Que s'est-il donc passé? Une crevaison? Pourquoi pas deux, tant qu'on y est! Non, les quatre pneus de nos deux bicyclettes - deux pneus par bicyclette, s'entend - ont vaillamment surmonté les aléas de la route. Eh bien? Eh bien, ayant largement le temps avant l'heure de midi - Grand-mère ne nous laissera pas repartir sans déjeuner - nous avons flâné, voilà tout! Joli chemin, passant entre de petites collines boisées; traversée de ma petite rivière, encore plus petite à cet endroit, plus proche de la source; troupeaux de vaches dans les prés, broutant leur dernière herbe avant de s'étendre sur le pré, quelques-unes à l'ombre des arbres, pour ruminer en paix; pêchers, poiriers, pommiers, préparant patiemment leurs fruits; vignes, promettant la délectable eau-de-vie de la région.

Midi n'est plus loin.

Grand-mère, un chapeau de paille sur la tête, s'est redressée sur sa pelle :

- Ah! c'est toi, mon petit! Ah! tu es venu me voir...

Je me suis dépêché de traverser le jardin pour l'embrasser. Elle m'a serré avec effusion, comme toujours.

Puis :

- Tu es venu avec ton amie?

Elle s'est avancée, un léger sourire sur le visage, ses yeux attachés à ceux de Rêve perdu. Elle l'a prise dans ses bras sans attendre ma réponse, affectueusement.

Puis, brusquement :

- J'ai fait du sirop de cerise cette année, venez, les enfants.

Elle s'est affairée à la cuisine en marmottant on ne sait quoi. Nous nous sommes attablés. Rêve perdu a regardé la grande salle à manger, fraîche et sombre, la corbeille d'oeufs et le balai d'herbes hautes :

- C'est resté comme quand tu étais petit, a-t-elle remarqué; on est bien, ici.

Grand-mère est revenue avec un petit plateau où tremblotaient trois verres, une bouteille et une carafe d'eau.

- Buvez, les enfants, buvez. Tiens, verse-nous le sirop, ma petite, je ne vois plus bien clair, moi.

Rêve perdu a versé avec précaution le beau liquide rouge en demandant :

- Dites-moi si j'en mets trop, je ne sais pas...

Grand-mère l'a interrompue :

- Mets ce qui te plaît, c'est comme ça que ce sera bon.

La conversation a duré un peu, fluide et calme; puis Grand-mère s'est levée :

- Les petits pois sont mûrs, allez donc en cueillir pour le déjeuner; on les épluchera après. Moi je ferai l'omelette.

Au petit déjeuner, mon père m'adresse des compliments :

- Ton amie est une fille très intelligente...

Il s'approuve d'une appétissante tartine bien beurrée :

- Elle a vraiment bien compris à quoi sert un cadastre...

Arrêt tartine :

- Elle est pleine de curiosité pour les choses importantes.

Arrêt tartine :

- Cela est très bon pour les études.

Il s'interrompt un instant, tartine en l'air :

- Que compte-t-elle faire plus tard?

Je réponds évasivement :

- Je ne le sais pas précisément.

- Tu sais, m'avoue-t-il, après avoir réfléchi un bon moment, il n'y a pas que le cadastre dans la vie d'une jeune fille!

Ma mère n'a pu s'empêcher de sourire :

- C'est surprenant, ce que tu dis là.

Mon père a un moment d'hésitation, puis, avec un rire léger :

- Je dis sans doute ça parce que je ne suis pas une jeune fille!

Façon de voir. Il poursuit :

- Toujours est-il que j'ai été fort content d'avoir fait hier la connaissance de ton amie!

- C'était vendredi dernier, corrige en souriant ma mère.

Mon père lève une tête étonnée :

- Vendredi... Mais quel jour sommes-nous?...

Petit geste de quelqu'un qui se rend soudain compte :

- Ah, oui! Nous sommes jeudi!

Il ajoute très vite :

- Il faut que je parte; j'avais oublié ce numéro de cadastre à vérifier avant la venue du propriétaire!

Il se lève de table, tout en secouant la tête. Puis, en souriant :

- C'est ça, l'habitude; je me souviens plus des espaces sur mes cartes que des temps... et des jours!

- Tout dépend du numéro, lui sourit en retour ma mère.

Le déjeuner de midi se termine à peine, deux coups de corne de vache. Le Pêcheur me fait signe de venir le prendre. Un coup de perche.

- Le père du Frère vient de l'appeler de son chantier, m'apprend le Pêcheur; il manque un bleu dans le paquet du bureau.

- Et il faut le lui apporter.

- Oui, le bleu était à la maison; et le père...

- ...est très occupé.

- Comment as-tu deviné?

Je me contente d'un sourire amusé. Il poursuit :

- Il a dit que cela pouvait attendre une heure ou deux, et nous avons pensé...

- ...à une promenade à pied.

- Tu es de plus en plus perspicace!

Le Pêcheur a donné trois coups de corne de vache.

- On se retrouve...

- ...aux deux chênes.

- Comme d'habitude.

Promenade agréable, toute en bavardages joyeux. Le Frère s'est empressé d'expliquer à Rêve perdu que les copies des plans d'architecte s'appellent des bleus parce qu'elles sont toujours faites à l'encre bleue.

Nous arrivons. Le père du Frère et de la Soeur, en habits maculés et troués, nous a vus du fond de la pièce où il travaille :

- Ah! bonjour, les jeunes! Tu es venu en bonne compagnie, à ce que je vois, fiston.

Le Frère s'est approché de son père, avec son bleu à la main :

- Tous mes amis sont là, on s'est dit que ça nous ferait une promenade. Où est-ce que je mets ton bleu?

- Là, sur ma veste, par terre. Il n'y a pas beaucoup de place propre ici.

Il s'est mis à rire :

- Les chantiers, c'est pas prévu pour les jeunes filles! Attention où vous mettez les pieds, mesdemoiselles!... et excusez le désordre!

Le sol est jonché de planches, de vieux chiffons, de sacs de béton, de piles de carreaux de faïence.

Rêve perdu répond :

- Malgré tout ce qui traîne par terre, il n'y a aucun désordre, vous savez; regardez, il y a même une allée où on peut marcher sans se salir!

- Merci! Mon épouse n'en dirait pas autant.

Rêve perdu a fait quelques pas vers lui :

- Oh, non, pas par là! ce n'est pas encore sec.

Le père est à genoux sur une planche posée sur le carrelage et pose un peu plus loin des carreaux cassés sur une couche fraîche de mortier.

- Il ne faut pas trop que je m'arrête, sinon le mortier va durcir.

La Soeur explique à Rêve perdu :

- Papa a souvent mal aux reins le soir, avec toutes ces positions.

Le Frère intervient :

- Les sacs de béton sont lourds aussi.

- Oh, ce n'est rien, tout ça!

Il a regardé Rêve perdu en souriant :

- Moi, ce qui me plaît dans mon métier, c'est qu'une pièce devienne un endroit où on a envie d'habiter.

Rêve perdu lui a rendu son sourire :

- C'est pour ça que vous commencez par casser les carreaux.

Le père a éclaté de rire :

- Oui, c'est vrai; mais... Après aussi, je les assemble pour que ce soit beau!

Rêve perdu a répondu finement :

- Ah, oui, je comprends!...

Au bout d'un instant, elle a repris :

- Ce qui m'étonne tout de même, c'est comment vous faites pour qu'ils soient tous si bien d'aplomb, vos carreaux, et qu'il n'y ait aucun coin qui déborde, même un peu.

Le père s'est relevé souplement sur sa planche :

- C'est ça, le secret d'un bon carreleur. Il faut que le mortier soit bien homogène; il faut poser les morceaux de carreaux sans trop les enfoncer; ensuite on aplatit le tout régulièrement en marchant doucement sur une planche. Après, on passe un peu de mortier sur les carreaux, et on lisse avec la truelle, en tournant, comme ça. Après, tout est lisse et droit.

Le père a pris son outil et a fait semblant de tourner sur les carreaux.

- En somme, constate Rêve perdu, vous tournez la mayonnaise...

Aujourd'hui, après le déjeuner, nous nous retrouvons tous les six sur le pré face à ma maison, de l'autre côté de ma petite rivière.

- Je n'étais jamais entrée dans une maison en train de se construire, commence Rêve perdu.

Elle poursuit pensivement :

- Ce carrelage... On a l'impression d'une magie, ce béton sans vie se transformant petit à petit en un sol de cuisine où il fera bon préparer un repas.

Le Frère lui sourit :

- Mon père serait bien content de t'entendre, tu devrais lui répéter ce que tu viens de dire.

- Volontiers; il paraît tellement avoir envie de...

Elle s'interrompt un instant :

- Que ce soit une maison pour y vivre, et non un hangar où l'on ne fait que passer.

- C'est bien d'aimer ce qu'on fait, approuve le Pêcheur.

La Pêcheuse rit :

- Tout dépend de ce qu'on fait!

J'enchéris :

- Tant que tu aimes attraper les brochets...

- Tu dis ça parce que tu aimes les manger, sinon tu dirais le contraire, me coupe-t-il en souriant.

Sa repartie fait sourire tout le monde. Non, pas la Soeur :

- Alors, on ne peut jamais savoir soi-même si ce qu'on fait est bien ou non.

- Tu sais bien que ce sont les profs qui décident! raille son frère.

- N'oublie pas ce que nous avons dit jeudi dernier sur l'école, les dirigeants des pays et la nature, rappelle Rêve perdu.

- Dans ce cas, c'est la nature qui décide toute seule, observe la Pêcheuse.

Le Frère modère le propos :

- Oui, mais la nature a quelques intermédiaires; c'est le prof qui me donne ma note, la nature ne le fait pas elle-même.

- Bien dit! s'exclame le Pêcheur; c'est avec mon prof que je dois m'expliquer, pas avec la nature!

- Ou bien avec la nature du prof, suggère Rêve perdu.

- Eh bien, la nature du prof n'a qu'à s'expliquer avec ma nature à moi, moi je promets de ne pas m'en mêler! bougonne le Pêcheur.

Moi, je m'en mêle :

- Si tu ne ramènes pas le brochet, doit-on te féliciter?

Il s'étonne :

- Bien sûr! d'avoir fait mon possible pour le prendre.

- Et si tu ne l'as pas fait, cet effort? plaisante le Frère.

- Et si je n'en ai pas été capable?

La Soeur sourit plaisamment :

- Et si tu as fait semblant de ne pas en être capable? Nous savons tous que tu en es capable!

- Elle a raison! la soutient la Pêcheuse; tu aurais pu tromper ceux qui ne te connaissent pas.

Petit silence, ponctué de rires gais.

- Bon, reprend Rêve perdu, et s'il en est vraiment incapable, le féliciterons-nous?

Je ris :

- Je commencerai déjà par aller en pêcher un, de peur que nous n'en ayons pas pour le déjeuner.

- Très juste! me conforte le Frère; on discute tellement mieux d'un brochet lorsqu'il est dans l'assiette que lorsqu'il est dans l'hypothèse!

- En attendant, je ne sais toujours pas si je serai félicité dans le cas où je suis incapable, insiste le Pêcheur.

Rêve perdu fait un geste dubitatif :

- Si nous n'avons que du brochet à manger, et si nous sommes tous incapables de le pêcher...

- ...nous ne serons plus là pour continuer cette conversation, commente judicieusement le Frère.

Je remarque :

- Pour féliciter quelqu'un, il faut qu'il ait fait quelque chose...

- Ah bon, on ne me félicitera pas de seulement exister? se lamente le Pêcheur.

- Si, bien sûr, toi comme tous les hommes, le rassure la Pêcheuse, mais nous n'aurons toujours pas de brochet à manger.

- Vous me félicitez lorsque mon court-bouillon est bon, le ferez-vous si un jour il est mauvais parce que je n'aurais pas voulu m'en donner la peine? demande la Pêcheuse.

- Voilà bien une question hors de propos, s'exclame la Soeur, jamais cela ne t'arrivera!

Nous confirmons tous la déclaration péremptoire de la Soeur.

- Et si c'était une cuisinière quelconque?

Nous rions. Je souris à la Pêcheuse :

- Nous attendrions le tien!

Tous confirment ma déclaration péremptoire.

- Il faut de même ajouter, ajoute la Pêcheuse, que pour faire un bon court-bouillon, il faudra de bons produits.

- Eh bien, c'est à toi que nous les donnerons, et non à la mauvaise cuisinière! déclare péremptoirement le Pêcheur.

Nous confirmons tous la déclaration péremptoire du Pêcheur.

Lequel :

- Quatre heures! l'heure du quatre heures!

Nous confirmons tous...

- J'ai vu que tes fraises étaient bien mûres! me lance le Pêcheur.

Nous nous entassons tous les six sans attendre dans la barque. Un solide coup de perche - c'est lourd! - et nous voici parmi les fraisiers qui nous regardent ironiquement :

"Prenez, prenez! Prenez tout si vous voulez! Nous irons plus loin refaire d'autres fraises, c'est tout!"

Mais oui, mais oui; je sais, je sais! En classe, il a fallu qu'on m'apprenne que cela s'appelle émettre des stolons. Comme si j'avais eu besoin d'apprendre ça en classe; je mange mes fraises depuis que je suis capable de trotter dans le jardin!

Les fraises disparues, nous descendons jusqu'au bord de ma petite rivière. La discussion reprend.

- Les fraisiers, en tout cas, se donnent la peine de préparer de bonnes fraises! note avec un plaisir non dissimulé le Pêcheur.

- Les plantes feraient-elles mieux leur ouvrage que les hommes? suggère le Frère.

- Les fraisiers ne donnent que des fraises, remarque la Pêcheuse.

Effectivement! Mais cela n'a fait rire personne. Je commente :

- Si chaque plante ne donne que son propre fruit, elle n'a pas les difficultés qu'ont les hommes pour s'adapter à chaque... fruit.

- Pas besoin de bonne volonté, la nature a tout préparé, observe la Soeur.

- Aurions-nous plusieurs natures? suggère Rêve perdu.

Elle laisse un temps :

- Aux plantes, la nature donne la même chose à chacune; la terre, l'air, l'eau, le soleil...

Elle fait une petite pause :

- Et chaque plante sera félicitée pour son fruit.

- Les animaux, c'est peut-être la même chose, propose la Soeur; il y a les vaches, il y a les poules...

Rêve perdu l'interrompt :

- C'est vrai; mais il y a aussi les renards qui mangent les poules.

Cet après-midi, nous allons, Rêve perdu et moi, faire une longue promenade à pied. Partis vers une heure, nous comptons revenir aux environs de sept heures et demie, lorsque le soleil finira sa promenade à lui.

- Par où veux-tu aller?

Elle rit :

- Je ne connais pas la région!

- C'est juste.

- J'ai une idée inattendue; allons là où nous ne sommes encore jamais allés.

- L'idée est effectivement très inattendue; je n'y étais pas préparé.

- Ne t'inquiète pas; je vais t'aider.

Je lui rends grâce :

- Merci! Je t'écoute!

- Nous sommes allés là où le soleil se lève, là où il brille à midi, là où nul ne le voit jamais...

Je prends l'air de celui qui vient de faire une découverte éminente :

- J'ai deviné! nous irons là où le soleil se couche!

Elle lève les bras en signe - mérité, selon moi - d'une profonde admiration :

- Je suis prête à suivre tes conseils sagaces! Partons sans tarder tant qu'il est avec nous pour nous montrer le chemin!

- Partons!

Rêve perdu me désigne donc la direction à prendre :

- Par les prés?

- Par les prés!

Les prés... Une bonne vache est venue nous accompagner un bout de chemin.

- Je la connais bien, c'est celle d'un de nos voisins, elle vient souvent frotter son mufle contre mon bras.

Rêve perdu s'est brusquement arrêtée :

- Tu as vu?

Oui, j'ai vu. D'autant plus que je savais que c'était là. Je souris à Rêve perdu :

- C'est notre nid; nous y étions...

Elle ne me laisse pas le temps d'achever :

- ...lundi dernier.

Nous continuons par les prés. Sur notre gauche, la petite rivière, sur notre droite, la colline derrière laquelle se trouve, ou plutôt se trouvait, le radeau. Devant nous...

- Le gué! s'exclame Rêve perdu; et celui-ci... il a fallu tirer! ce n'est pas comme le premier que nous venons de passer!

- Pas de barque à tirer, aujourd'hui; mais c'est par ce gué que nous allons traverser la grande rivière.

Rêve perdu s'est élancée, et saute légèrement d'une pierre à l'autre, les bras étendus afin d'assurer son équilibre.

Il reste encore un bief. Le moulin est là, et nous voilà sur l'autre rive.

La grande rivière fait un brusque coude vers la droite, là où le soleil se lève. Nous, nous devons prendre une petite route qui part à gauche. Rêve perdu s'est arrêtée, et regarde au loin, le long de la rivière, là où elle fait un brusque coude vers la gauche :

- Le radeau!

Je souris :

- Tu as bon oeil! Surtout qu'il n'y a plus de radeau.

Elle proteste :

- Comment ça? Tu ne vois pas les débris du naufrage?

Intrigué, je regarde. C'est vrai qu'elle voit bien - c'est loin :

- Ma foi non! Tu vois, toi?

- Non, pas du tout! Pourquoi?

- Pour savoir si la vache de l'autre jour, celle qui paraissait tellement s'y connaître, avait réparé le radeau.

Rêve perdu scrute de nouveau le coude de la rivière :

- Non, elle n'a encore rien fait; je vois très nettement les débris sur la rive.

- C'est dommage!

- C'est dommage!

Nous poursuivons notre route. Une colline. Nous arrivons en haut. Rêve perdu s'arrête. Elle regarde la grande rivière, là où se trouvent les débris du radeau :

- C'était un beau voyage...

Nous avons continué le voyage, les yeux dans les yeux.

La route s'éloigne de la rivière. Un hameau. La route monte régulièrement entre deux collines douces. Une demi-heure plus tard, nous croisons la grand route des gens pressés, celle qui vient de là où nul ne voit jamais le soleil pour aller là où il brille à midi, en passant par la ville de nos écoles, à Rêve perdu et à moi.

Nous traversons la route. Rêve perdu a jeté un regard distrait :

- La grand route... Elle passe près de chez moi.

Un quart d'heure plus tard, un chemin de terre part sur notre droite.

- A une heure d'ici, par ce chemin, il y a un village où a travaillé le père du Pêcheur; une maison à construire...

- Le chemin paraît agréable, me répond Rêve perdu; allons-y!

Le chemin de terre monte doucement, régulièrement, calme. Il ne se presse pas, le chemin, il n'est pas comme l'autre, que nous pouvons voir au loin, celui des gens pressés, tout droit, tout droit, tout droit. Nous accompagne-t-il? Non, il est trop important pour le faire. Il est porté, dirait mon prof de maths, par une parallèle à droite de notre calme chemin de terre.

Rêve perdu la suit des yeux un moment :

- Elle va loin, la belle grand route aux gens pressés, elle va loin dans un sens comme dans l'autre, je le sais; mais j'ai l'impression que ce chemin fait de simple terre va là où la distance n'est plus qu'un vain mot.

Elle poursuit, après un instant de silence :

- Il va là où l'on vit chez soi, et non là où l'on doit aller.

Nous marchons sans nous presser, parlant de ci et de ça, de nos vacances, de nos études, de nous, parmi les vignes hautes aux larges feuilles d'un beau vert chantant, gai et soutenu.

- ...ce qu'il fallait dire d'un auteur; nous en avons parlé il y a une dizaine de jours, je crois, me rappelle Rêve perdu, alors que nous discutions de ce que nous faisions en classe.

- L'auteur, nous ne le connaissons pas, nous n'avons que ses mots; comment savoir, peut-être même deviner, ce qu'il avait dans sa pensée lorsqu'il écrivait?

- Bien sûr, nous pouvons nous contenter de ne parler du texte qu'à travers les mots...

Je l'interromps en riant :

- Ce qui suffira largement au prof...

- ...puisqu'il ne s'occupe que du texte, et non de savoir si l'auteur avait mal à la tête ce jour-là.

Je réfléchis :

- Je crois que nous exagérons; nous acceptons bien de parler d'un texte de maths...

- Tu as raison; nous pouvons aussi parler de ce qu'a dit un auteur, mais...

Elle hésite :

- Les hommes ne font-ils pas souvent la même chose lorsqu'ils se parlent entre eux?

- Tu veux dire qu'ils n'écoutent aussi que les mots, et ne tiennent pas compte de la personne qu'ils ont pourtant devant eux?

- C'est bien cela; la vie de l'un paraît gêner la vie de l'autre.

- Et chacun construit un mur avec ses mots.

Elle fait un petit rire :

- Et voici le dialogue : "Je ne suis pas là! - Je ne suis pas là!"

Nous restons un moment en silence.

- Tu n'as pas besoin...

Nous éclatons de rire. Nous avons prononcé ces mots en même temps!

- Pour que je sache... reprend-elle.

- ...que c'est toi!

Le chemin continue, calme. Nous croisons un autre chemin de terre. Une vallée, venant de notre droite, s'est approchée de nous, et nous invite à descendre. Je montre sur la gauche un bosquet à Rêve perdu :

- Il faut aller chercher des branches!

Etonnement - fort compréhensible, puisque c'est moi qui l'ai provoqué - de Rêve perdu :

- Chercher des branches!

Je prends à mon tour un air étonné :

- Bien sûr; comment veux-tu construire le radeau?

Là, elle a quitté son air étonné :

- Le bosquet est trop petit, nous n'aurons jamais assez de branches pour construire un radeau suffisamment grand; le fleuve est bien trop large!

Je cherche à reprendre l'initiative :

- Oh, mais nous avons mal vu! Il fait tellement chaud que l'eau s'est évaporée!

C'est un peu maladroit. Elle en profite :

- Elle est plutôt partie dans la grande rivière.

Elle ajoute en me souriant :

- Allez, dis-moi, c'est là que nous étions?

Je lui souris en retour :

- Tu as trouvé; il y avait beaucoup plus d'eau ici dans le passé; et cet affluent se jetait dans la grande rivière à l'endroit du coude qui va à droite.

Elle rit :

- Alors, plus de radeau à construire!

Un sourire mutin :

- C'était bien trop fatigant!...

Et elle conclut :

- Continuons notre belle promenade... à pied!

Nous arrivons bientôt à un petit village. Un carrefour de chemins de terre. Une croix massive faite de deux gros rondins de pierre.

Rêve perdu s'est arrêtée, et regarde le Christ à la tête penchée :

- Il est sans espoir.

Nous repartons. Au bout de quelques pas, Rêve perdu s'est arrêtée de nouveau, et s'est tournée vers moi :

- Mon rêve n'est pas perdu; il est là, devant moi.

Nous sommes dans les bras l'un de l'autre.

Dimanche. Du monde chez tous les parents pour le déjeuner. Les conversations en vue ne promettent rien d'exaltant. La matinée s'est passée à de menus travaux domestiques.

- On s'offre un brochet? me demande vers onze heures le Pêcheur, de deux coups de corne de vache.

Un coup de perche.

- Rêve perdu est en plein ménage! m'apprend-il; la Pêcheuse et la Soeur ne l'ont pas laissé partir!

Quelques légers coups de perche pour ne pas effrayer les poissons. Le Pêcheur scrute les grosses pierres sur le bord de la rive. La chance nous sourit. Le voici, ce brochet! Mais...

- Trop petit! se lamente le Pêcheur.

Oh! ce n'est pas qu'il faille le rejeter, non; mais nous sommes six. Quelques autres petits coups de perche.

- Celui-là, c'est bon! s'écrie le Pêcheur d'une voix assourdie.

Il se redresse triomphant; les deux brochets suffiront largement pour notre pique-nique.

Il ne reste plus qu'à courir chez la Pêcheuse, dont le court-bouillon doit déjà être prêt. Il a même refroidi, et elle rallume le feu sans attendre.

Nous voici à table - façon de parler, puisque nous sommes, comme de coutume, sur l'herbe, près de la petite rivière.

J'ai dit que nos deux prises seraient largement suffisantes pour notre pique-nique. Oui, elles ont suffi, mais quant à dire largement... Enfin, nous nous sommes régalés, tous autant que nous étions!

Le pique-nique terminé, le Pêcheur nous apostrophe :

- Nous restons là, ou nous allons nous promener?

- Quelle énergie! admire le Frère, je suis encore en train de savourer le brochet!

- Fainéant! riposte le Pêcheur, nous irons sans toi!

- Mais nous n'avons pas encore décidé d'aller... s'oppose la Soeur.

- Bon, bon; restons ici! bougonne le Pêcheur.

Je lui viens en aide :

- Organisons un débat!

- Bonne idée! me soutient la Pêcheuse; qui commence?

Elle se tourne vers Rêve perdu :

- Que préfères-tu?

Rêve perdu hésite, un peu gênée :

- Je connais peu la région...

- L'île du château! s'écrie le Pêcheur; qu'en penses-tu?

Elle rit :

- Je ne connais ni l'île ni le château!...

- Eh bien, allons-y! coupe court la Pêcheuse en se levant.

Nous partons. Je m'informe :

- A pied ou à bicyclette?

Conciliabule.

- A bicyclette, nous aurons plus de temps sur place, raisonne la Soeur.

- L'endroit est agréable, ajoute son frère.

Nous nous décidons pour la bicyclette. Deux coups de perche, un aller et un retour, pour ramener ma bicyclette, et nous partons donc.

- C'est la même route que lorsque nous sommes allés retourner les foins il y a deux trois semaines, remarque Rêve perdu.

- Tu commences à connaître le pays! s'exclame le Pêcheur.

Et il explique :

- Nous allons y passer tout près, et de là, c'est à un quart d'heure.

- Passons au moulin dire bonjour aux meuniers! propose la Soeur.

- Cela leur fera certainement plaisir, approuve la Pêcheuse; nous verrons si son entorse est vraiment guérie.

La route est bien la même, mais après avoir pris par le pont, nous allons directement au moulin.

Les meuniers nous remercient pour notre visite. L'entorse va beaucoup mieux, un fermier voisin est venu rentrer les foins que nous avions retournés. Le bon saucisson, et le vin de leur vigne apparaissent sur la table.

- On a beau dire, mais un bon saucisson, ça ne se refuse pas! commente le Pêcheur, alors que nous roulons depuis une bonne minute.

Nous acquiesçons tous.

- Sans parler du petit vin... ponctue le Frère d'un ton gourmand.

Nous remontons la colline. Un croisement. A gauche, nous traversons la grande rivière. Encore dix petites minutes, et sur notre droite, un tout petit chemin de terre descendant sur la rivière qui a fait méandre sur méandre avant de venir à nous.

Sur notre droite, à moitié éclairée par le soleil, une grosse tour, la tour d'un château qui domine le paresseux méandre qui s'étale plus bas sous nos yeux.

Bicyclettes à la main, nous descendons le chemin qui mène à la grande rivière, lorsque soudain, Rêve perdu montrant la vallée enclose dans le paresseux méandre :

- Les tours! On dirait deux fantômes...

Les tours? Tout près de la rivière, un grand château. Il y a bien deux tours. Mais de là où nous sommes, on ne voit dans l'éclatant soleil que deux ombres, deux ombres mystérieuses.

Un ruisseau, qui vient de naître, s'est élancé vers la grande rivière, et nous roulons maintenant lentement entre les deux cours d'eau, sur un chemin qui s'étire sur l'ancien lit de la grande rivière.

Un gué, et nous sommes sur l'une des nombreuses îles qui se reposent devant le château.

Et nous voici tous installés sur l'herbe à deviser aussi paresseusement que le méandre qui nous écoute sans faire de bruit.

Ce matin, les garçons sont pris à divers travaux, et les filles parties avec leurs mères faire des courses. Rêve perdu n'est pas partie faire des courses, et lorsqu'elle m'en fait part, j'ai constaté que je n'avais pas de travaux à faire.

- Quelle heureuse coïncidence! a-t-elle constaté de son côté.

Je l'ai approuvée sans hésiter un seul instant :

- Puisqu'il se trouve que nous n'avons rien à faire ni l'un ni l'autre, je propose de tâcher à remédier à cet état de choses.

Après avoir profondément réfléchi, Rêve perdu me conforte dans mon idée :

- La tâche sera ardue, mais si nous nous y mettons à deux, je pense que nous aurons quelque espoir d'en venir à bout.

Reste à trouver le moyen.

- Si nous allions parcourir le fleuve jusqu'aux océans?

Ma vision du moyen remplit d'aise Rêve perdu :

- Ce sera facile; le rapide courant nous y fera non moins rapidement parvenir.

Je lève un doigt magistral :

- Et la vitesse de notre vaisseau étant égale à la vitesse du courant, nous n'aurons même pas à produire d'efforts!

Notre vaisseau a largué ses amarres. Le fleuve coule majestueusement. Cependant, le pilote n'est pas très attentif, et notre vaisseau aborde de temps à autre les rivages hospitaliers du fleuve, où nous restons attachés, attendant que le rapide courant, qui prend son temps, nous remette sur notre route après avoir fait virer notre vaisseau bord pour bord.

Cependant, le ciel qui tôt matin n'était qu'empli de quelques nuages, peu à peu devient noir. Une saute brutale de vent. L'orage, imminent.

D'un violent coup de rame, j'échoue la barque sur la rive.

- Ah, nous allons nous mettre à l'abri dans l'une de ces maisons? s'enquiert Rêve perdu.

- Tire la barque sur la rive, vite!

Elle obéit sans rien dire, et nous hissons à deux la barque sur le rivage.

- On retourne la barque!

Rêve perdu a compris :

- La branche, là-bas! Je vais la chercher!

L'orage vient d'éclater. Allongés côte à côte sur l'herbe, nous contemplons la pluie qui tombe tout autour de nous, par le jour que la branche a laissé entre la barque que nous avons retournée et le sol.

- Ce n'est pas désagréable d'être au sec quand il pleut, m'a souri Rêve perdu.

L'après-midi, il ne pleut plus, mais la terre est encore mouillée, et nous nous retrouvons tous les six chez moi.

- Comment vit-on, chez soi et à l'école? demande soudain Rêve perdu, au cours de la conversation qui ne parlait que de choses vagues.

Un court silence commence par suivre la question.

- A l'école, on travaille, constate le Frère.

- Chez soi aussi, on travaille, réplique Rêve perdu.

- On n'a pas à travailler pour l'école! proteste le Pêcheur.

Je conteste :

- Nous avons bien décidé de réviser.

La Pêcheuse hoche la tête en riant :

- Ça, c'est bien vrai; comme on peut le voir, nous révisons assidûment tous les jours!

On entend la voix du Pêcheur imitant un tambour :

- Révisons, révisons!

Petits rires étouffés.

- Je propose un sujet, déclare la Soeur; trouver les différences entre la vie chez soi et la vie à l'école, ainsi que vient de le suggérer Rêve perdu.

- Ce n'est pas un sujet de révision, ça! estime son frère.

- Comment cela? s'indigne la Soeur; on nous fait bien étudier la vie des hommes... ce qu'ils ont fait dans un pays ou un autre, à une époque ou à une autre!

- Ce sont des événements historiques, rétorque son frère.

La Soeur ne se tient pas pour battue :

- Et pourquoi notre discussion ne serait-elle pas une discussion historique?

La Pêcheuse ne laisse pas le temps au Frère de riposter, comme il semblait s'apprêter à le faire :

- Dans nos livres d'histoire, on parle de ce qui se passait dans les écoles...

- ...célèbres! place rapidement le Frère.

- Lorsque je serai devenu un grand historien, déclame le Pêcheur, j'écrirai l'histoire de nos écoles, et nous deviendrons des personnages historiques!

J'enchéris :

- Ayant tenu ce jour une assemblée historique!

- Ce qui prouve sans aucun doute que nous sommes tous les six des événements historiques! renchérit la Soeur.

Le Frère se tourne avec un air naïf vers le Pêcheur :

- Rafraîchis ma mémoire, historien, combien as-tu obtenu à ton dernier devoir d'histoire?

Eclats de rire des filles, qui ont fort bien compris. Charitablement, je ne me manifeste pas.

La Soeur lève un doigt, comme on le fait en classe pour demander la parole.

- Parle, nous t'écoutons! lui lance le Pêcheur avec emphase.

- Puisqu'il est admis que mon sujet convient à nos programmes, je repropose de trouver les différences entre la vie chez soi et la vie à l'école.

- Proposition acceptée à l'unanimité! relance le Pêcheur avec emphase.

Le Frère ronchonne un peu, mais ne dit rien. Un moment de silence, consacré à la réflexion.

- A l'école, commence Rêve perdu, nous sommes dans un train...

- Dans un train?...

Une vraie chorale; cinq voix... à l'unisson! Rêve perdu poursuit :

- On ne peut aller que là où il va.

- Si on veut aller ailleurs, on peut en prendre un autre, s'oppose la Pêcheuse.

Rêve perdu fait un sourire désabusé :

- On peut...

Ce matin, le beau temps est revenu. L'air est chaud, mais le soleil a calmé ses ardeurs du début de juillet. Au reste, juillet pense à se terminer, une semaine encore, et il n'en restera plus que le souvenir.

Non, non; il n'en restera pas seulement le souvenir, non, non. Il restera Rêve perdu. Que passent les mois, que passent les années, elle sera là, près de moi!

Elle sera là; elle n'a pas eu besoin de me le dire. Le dire, c'est déjà de trop. Le dire, c'est expliquer. On n'explique qu'à ceux qui n'ont pas compris. Et alors, c'est trop tard. Je n'ai rien dit non plus.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière. Nul besoin de les nommer, puisque évidemment le monde entier les connaît depuis le célèbre livre du Pêcheur, l'éminent historien, livre par ailleurs encore inédit.

Oui, il y a un léger défaut dans cette présentation, une pas très claire affaire de dates. Mais qu'importe! Qui s'en apercevra seulement, lorsque les siècles auront passé?

- C'est très joli, ce que nous disions de l'école hier, attaque d'emblée le Frère, mais nous n'y resterons pas toute notre vie!

- Rien n'est sûr, note le Pêcheur avec le plus grand calme; peut-être voudras-tu, après tes études, venir diriger notre chère école?

Pris de court, le Frère n'a pas le temps de réagir, que sa soeur :

- Oui, oui! tu feras augmenter le nombre de jours de vacances!

Le Frère s'est ressaisi, et ironise :

- Sois-en sûre! Mais pas dans ton école, puisque je suis un homme!

La Soeur, ne voulant pas paraître dépitée, lui lance en retour :

- Moi aussi, je dirigerai mon école!

Rêve perdu et la Pêcheuse, presque en choeur :

- Vivent les vacances!

Cette joyeuse perspective rend joyeux les personnages historiques. Pourtant, au milieu des rires, se fait entendre la voix du Frère :

- Il n'en est pas moins vrai que nous ne resterons pas à l'école toute notre vie...

- Heureusement! le coupe en riant le Pêcheur.

- En es-tu sûr?

Les rires s'éteignent petit à petit devant le ton sérieux du Frère.

- Alors, il ne restera plus qu'à être chez soi, suggère sa soeur.

- Chez soi, ou au dehors, réplique Rêve perdu.

- Au dehors? s'étonne la Pêcheuse.

Elle se reprend :

- Tu veux dire avoir ailleurs que chez soi les occupations qu'ont les hommes devenus adultes?

- C'est bien cela; le paysan vit sur sa terre, mon père vit dans sa librairie.

J'approuve :

- Le paysan vit avec les siens, mon père vit avec des inconnus.

Chacun médite.

- Et nous, avec qui vivons-nous? demande la Soeur.

Chacun médite.

- En tout cas, aujourd'hui, nous vivons ici! déclare le Pêcheur.

- Très bien, et demain? insiste la Soeur.

- Demain? s'étonne son frère.

- Oui, enfin, lorsque nous serons à l'école.

- Avec nos profs...! intervient le Pêcheur.

Il s'interrompt soudain :

- Assez parlé, les amis historiques! C'est l'heure du quatre heures!

Murmures à haute voix d'approbation.

- Que pensez-vous d'une bonne omelette? reprend le Pêcheur d'une voix pleine d'allant.

Nous nous sommes tous, bien sûr, tournés vers la Pêcheuse!

Laquelle, tout en se levant :

- Oui, oui, j'y vais!

Ah, quelle bonne omelette! La Pêcheuse ne sait faire que de bonnes choses, et cela la rend toute contente de nous voir dévorer avec plaisir ses bons plats. Nous picorons tous les six dans la grande poêle comme le font les vrais amis.

Retour à la réunion des six personnages historiques.

- Nous parlions de vivre avec nos profs, reprend le Pêcheur.

- Nous vivons avec eux la moitié de l'année, corrige Rêve perdu; l'autre moitié, nous sommes chez nous.

- La moitié de l'année? s'étonne le Pêcheur.

Nous nous lançons dans les calculs. C'est vrai, c'est bien la moitié de l'année.

- Etonnant! commente le Pêcheur, j'aurais cru...

Nous rions.

- Tu sais, tu n'es pas le seul! commente à son tour le Frère.

J'avoue :

- Et moi donc!

La Pêcheuse et la Soeur se sont regardées en souriant.

- Nous, nous ne sommes pas très fortes en calcul! commente la Soeur.

Nous restons un moment sans rien dire.

- Mon père ne ferme sa librairie que durant un seul mois, reprend Rêve perdu.

J'enchéris :

- Mon père ne prend ses vacances que durant un seul mois.

La Pêcheuse :

- L'épicerie ne ferme qu'un seul mois.

Le Frère :

- Notre entreprise de bâtiment, au Pêcheur et à nous, quand elle peut.

Un silence, rompu par Rêve perdu :

- Le père d'une de nos camarades de classe est comptable dans une petite entreprise; il vit dans son bureau, qu'il partage avec sa secrétaire.

L'orage d'avant-hier n'est plus qu'un souvenir. Le beau temps chaud est revenu, et dès le petit déjeuner terminé, ma perche m'amène devant la maison de la Soeur, que je trouve en compagnie de Rêve perdu dans le jardin.

- Tu cherches des brochets? me demande la Soeur en souriant.

Je lui réponds quelque chose d'indécis. Elle se lève, et, d'une voix gaie :

- Je te laisse Rêve perdu; j'ai à faire!

Rêve perdu saute dans ma barque :

- Où allons-nous?

- Où tu veux!

- Allons dans notre nid!

Alors que nous passons devant ma maison, tout près du petit petit bras qui coule sous le petit pont fait de grosses pierres irrégulières, l'une à côté de l'autre, l'une au-dessus de l'autre, l'une s'agrippant à l'autre, toutes réunies et ne pensant pas à se quitter, Rêve perdu me suggère :

- Passons par derrière; elle est lourde, ta barque!

Je souris :

- Je dois avouer que j'allais te le proposer.

Nous continuons donc à suivre la petite rivière. Un peu avant le gué, sur la droite, le petit petit bras. Une quinzaine de coups de perche, nous sommes dans les joncs et les nénuphars qui décorent notre nid.

Derrière le grand vergne près duquel somnole notre barque, le soleil s'élève peu à peu. Les oiseaux chantent leur chant joyeux du matin. Nous regardons passer la matinée, nous parlant de temps à autre. C'est ici, dans notre nid, que nous vivons, et non pas...

Je souris doucement à Rêve perdu :

- Je ne vivrai pas avec mes profs cet hiver, à l'école; je vivrai avec toi.

Rêve perdu s'est blottie dans mes bras...

L'après-midi, réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière.

- Nous n'apprenons pas seulement nos cours lorsque nous vivons à l'école, commence d'emblée Rêve perdu, nous apprenons aussi une façon de vivre, ce qu'on appelle la morale.

- On ne nous l'apprend pas vraiment, modère le Frère.

Rêve perdu fait un signe d'assentiment :

- Tu as raison; mais c'est ceux avec qui on vit qui nous font d'abord connaître la vie.

- Qu'entends-tu par d'abord? demande la Soeur.

- Deux choses; nos parents sont les premiers à nous faire connaître la vie, ensuite chacun nous fait connaître la vie dont il vit.

- Un auteur aussi nous fait connaître la vie dont il vit? demande la Pêcheuse.

Rêve perdu fait oui de la tête.

- Mais alors, tout ce qui nous entoure? s'exclame le Pêcheur.

Rêve perdu fait de nouveau oui de la tête.

Nous restons un bon moment en silence. Je le romps :

- Alors, chaque fois que nous vivons avec quelqu'un, nous nous imprégnons de la vie dont il vit.

- Oui, m'approuve Rêve perdu, et ensuite, tout dépend de la force de celui qui imprègne...

J'achève son propos :

- ...et de la résistance de celui qui est imprégné...

- ...et du temps qu'ils passent ensemble, achève Rêve perdu.

Un silence s'établit. Personne ne paraît trouver comment continuer la conversation. Et pourtant, il me semble que chacun d'entre nous cherche à... Je ne sais quoi dire; moi-même je ne sais trop ce que je cherche. La conversation s'en va ailleurs, vagabonde, comme privée de but. Quatre heures; nous allons cueillir des fruits. Sans qu'apparemment nous nous en rendions compte, nous nous sommes mis à marcher lentement, tout lentement, dans le pré, le long de la petite rivière. Un bon quart d'heure plus tard, sans doute, nous arrivons au confluent. Nous nous arrêtons sans raison un bon moment. Le Pêcheur s'est assis sur l'herbe. L'un après l'autre, nous nous asseyons tous. Au même moment, la conversation vagabonde a cessé; le silence est revenu. Et puis, Rêve perdu a prononcé doucement :

- Si nos mères avaient été la secrétaire imprégnée du comptable, qui nous aurait fait connaître la vie?

- Elles auraient peut-être pu ne pas se laisser imprégner, tente de les soutenir le Frère.

Le Pêcheur rétorque d'une voix sarcastique :

- A combien d'heures par jour, l'imprégnation?

- Et combien d'années? ajoute la Pêcheuse.

- Et puis, enfin, imprégnées ou non, elles n'auraient pas été avec nous! complète la Soeur.

Encore un long silence. Je remarque :

- Dans le bureau, il n'y a pas que la secrétaire...

- C'est bien vrai! me soutient le Pêcheur; et le comptable...

Il laisse sa phrase en suspens. Le Frère la poursuit :

- ...est un père!

Ce matin, occupations domestiques. Entre autres, la clôture du jardin de la Pêcheuse à réparer. Nous nous y mettons tous. Le travail est long, cela traînait depuis longtemps, mais à six, le travail est plus rapide qu'à deux. Pourquoi à deux? Parce que le Pêcheur s'était préparé à aider seul son amie, mais comme nous n'avions rien de particulier à faire, nous avons proposé nos services, aussitôt acceptés par le Pêcheur, après qu'il a affirmé qu'il s'en accommoderait bien tout seul.

Midi n'est plus loin, et le père du Pêcheur arrive pour le déjeuner.

- Vous avez bien travaillé, nous félicite-t-il, elle en avait besoin!

Nous bavardons un peu. Il nous parle d'un architecte qu'il doit rencontrer dans l'après-midi.

- J'ai aussi un chantier à visiter, ajoute-t-il, se parlant à lui-même.

Je sais où demeure l'architecte; l'endroit est très agréable, mais un peu loin pour s'y rendre à bicyclette. Cela me donne une idée. Je demande au père du Pêcheur s'il veut bien nous y amener, Rêve perdu, moi et nos bicyclettes, avec sa camionnette. Il accepte sans difficulté, et je fais part à Rêve perdu de mon idée.

- Avec plaisir, me répond-elle, j'aime bien me promener dans ta région!

Nous partons, nos bicyclettes à l'arrière et nous à l'avant, bavardant tous les trois. Un peu après avoir traversé le village où se trouve l'épicerie du père du Pêcheur, Rêve perdu me montre la petite rivière qui nous a suivis sur notre gauche, là où nul ne voit jamais le soleil :

- C'est ici que ta petite rivière se sépare en deux; nous sommes sur la route qui va chez ta grand-mère!

Le père du Pêcheur fait un geste d'appréciation :

- C'est la semaine dernière que tu y es allée; maintenant tu connais la route!

Un village. Nous traversons un des bras de la petite rivière, celui qui va vers le soleil là où il brille à midi. Une côte. Et bientôt...

- C'est dans ce village qu'habite ta grand-mère! m'indique Rêve perdu.

- Toujours vrai! ponctue le père du Pêcheur.

Il laisse un temps :

- Mon chantier est à un quart d'heure d'ici; je n'en ai pas pour longtemps, je vous laisserai là-bas au village, sur le pont de la rivière.

Il ajoute, se tournant vers Rêve perdu :

- Tu verras, elle est très belle!

Quelques minutes plus tard, après avoir traversé une grande route, nous sommes rejoints par un ruisseau. Le ruisseau ne reste pas longtemps un ruisseau, il se transforme en ruisselet, se contente de devenir un lit de cailloux. Mais un peu plus loin, apparaît une mare, pleine d'agitation.

- Avec tous ces oiseaux, il y a plus d'habitants dans cette mare que dans les trois maisons qui la bordent! plaisante Rêve perdu.

A peine après avoir quitté la mare, un gros bruit à l'arrière de la camionnette.

- Oh! Quelque chose est tombé; vous avez bien rangé vos bicyclettes? s'inquiète le père du Pêcheur.

Un petit chemin de terre. Nous nous y arrêtons. En sortant de la camionnette, une sensation de fraîcheur nous envahit, qui contraste avec la chaleur de la route. Le chemin n'est pourtant pas bien long; à moins de cinquante pas, un vaste champ, empli seulement de soleil. Mais le monde de ce chemin n'appartient pas au soleil. Les arbres, qui veillent de chaque côté, ne laissent pas entrer la chaleur. Les oiseaux, cachés sous les larges feuilles, se répondent par des chants paisibles.

Il n'y a aucun dommage dans la camionnette; une barre de fer, qui avait glissé. Nous repartons.

Un peu plus loin, dans un pré qui borde la route, deux arbres. On dirait deux enfants, debout, immobiles l'un tout près de l'autre, qui nous regardent passer. Que leur content leurs yeux?

"Ils s'en vont, ces voyageurs, vers des contrées merveilleuses, où vous ne pourrez jamais aller, que vous ne connaîtrez jamais, vous dont les pieds profondément enfouis sous terre ne vous servent qu'à porter votre verte ramure."

Encore quelques minutes, et nous entrons dans le village où se trouve le chantier que doit visiter le père du Pêcheur. Voici le pont où il nous laisse, voilà la rivière.

- Ce n'est pas comme la nôtre, on dirait un vrai fleuve, déclare Rêve perdu, après être restée un bon moment à contempler la rivière.

Elle fait une pause :

- Elle va droit, sans hésiter...

Elle sourit :

- Je n'aurais pas envie d'y aller en radeau, à l'aventure...

Je commence un rire, me remémorant notre... courte aventure, mais elle ne me laisse pas l'achever :

- Notre aventure, elle n'a pas eu de fin...

Nous repartons. Une petite demi-heure de route, et nous arrivons au village où le père du Pêcheur doit rencontrer l'architecte.

- J'en ai pour deux bonnes heures, nous prévient-il; promenez-vous bien!

C'est ici que commence notre promenade à bicyclette. Encore un pont sur une rivière.

- Ce n'est pas celle de tout à l'heure! observe Rêve perdu.

Elle prend un temps :

- Elle va tout droit, elle aussi, mais... ne serait-ce pas...?

- C'est bien elle, notre grande rivière; mais là, elle est en amont.

Nous allons sur le pont, nos bicyclettes à la main. Sur l'autre rive, tout près, un chemin de terre. De là, on voit bien le pont sur lequel nous venons de passer, la rivière et le village.

Rêve perdu m'a désigné le pont :

- Le pont; c'est un château!

Je connais bien le pont. Il est trapu et solidement posé sur les grosses pierres qui entourent ses basses arcades. Le temps, les éléments et les hommes pourraient-ils avoir prise sur lui? Cependant... J'allais demander à Rêve perdu, mais elle me devance :

- Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça... Il n'y a aucune raison...

Elle reste un moment sans parler à regarder le pont :

- Peut-être ressemble-t-il aux très anciens châteaux...

Nous suivons maintenant la grande rivière, plus petite que chez nous.

- Elle est toujours aussi attachante, note Rêve perdu; les collines ont perdu de leur hauteur pour laisser plus longtemps le soleil s'y baigner.

A présent, la rivière s'enfonce dans les vergnes touffus qui l'enchâssent. Nostalgique, alanguie, elle s'étale parmi les nénuphars et les joncs, frissonnant à peine sous la caresse de la brise.

Nous arrivons près d'un petit village. Au milieu de la route qui y mène, un homme, de dos, prend la photographie d'une femme beaucoup plus jeune que lui, qui marche d'un pas calme mais décidé vers une auto garée sur le côté.

- Arrêtons-nous, le temps qu'il finisse, chuchote Rêve perdu.

Nous allions nous arrêter, mais l'homme, rapidement, avait déjà pris la photo. Nous voyant freiner, la femme nous fait un sourire. L'homme s'est retourné :

- Merci, vous pouvez passer, j'ai fini!

- Ah, tu m'as prise en photo!

Nous sourions, Rêve perdu et moi, de la surprise de la femme.

- Il prend toujours les gens avant qu'ils aient le temps de s'en apercevoir! nous lance-t-elle.

- Vous êtes photographe? demande Rêve perdu en s'adressant à l'homme.

L'homme fait un petit rire :

- Oh, pour le plaisir seulement!

J'ai déjà été tenté de prendre des photos :

- J'aurais bien aimé prendre des photos, mais je n'ai jamais eu d'appareil.

Je poursuis aussitôt :

- Qu'aimez-vous photographier?

Il arrête son regard sur moi :

- La vie.

Nous sommes intrigués. Rêve perdu reprend :

- La vie?

La femme intervient en souriant :

- La vie des hommes, dans la nature, là où ils sont. La vraie vie.

Je m'enquiers :

- Vous photographiez des personnes, alors?

- Oui, mais surtout ce que ces personnes regardent; la nature, leurs villages.

Je montre le petit village non loin de nous :

- Vous avez photographié ce village?

- Pas encore, nous y allons, ma femme et moi.

Un petit silence. Puis :

- Vous voulez venir avec nous, voir comment nous faisons?

Je jette un coup d'oeil à Rêve perdu :

- Avec plaisir, si cela ne vous ennuie pas!

- Eh bien, allons-y!

Nous entrons dans le village. Le photographe marche lentement, regardant autour de lui; les fenêtres, les portes, plutôt que les maisons elles-mêmes. Il ne s'arrête pas, il ne ralentit pas. Sa femme ne marche pas à ses côtés. Elle entre dans une rue, dans une autre... A un moment, elle lui a fait signe. Bien qu'il ait été en train de regarder ailleurs, il l'a vue, car, prenant un pas pressé, il est allé vers elle. Elle lui montre quelque chose dans une petite rue. Il jette un regard rapide, prépare son appareil, et prend la photo. J'ai eu l'impression, mais cela paraît très bête, qu'il n'avait même pas regardé ce qu'il photographiait. La promenade continue. Une autre petite rue. Il a jeté un coup d'oeil, a préparé son appareil, s'est tourné vers une maison dont il m'a semblé qu'il ne l'avait même pas vue, a pris la photo, puis est reparti. Nous sommes restés un moment, Rêve perdu et moi, à regarder ce qu'il avait photographié. Un mur en torchis, des orties, deux volets clos, et, posée contre le mur, la roue d'une charrette.

Nous revenons vers le photographe et sa femme. Ils se sont arrêtés devant la cour d'une ferme. Le photographe a promené ses yeux tout autour de lui sur la grange, l'étable, la maison. Il a préparé son appareil, a baissé les yeux et a photographié quelques poules occupées à chercher du grain devant la maison.

La marche reprend. Un peu plus loin, une petite maison, assoupie au soleil. Sur le mur, un volet, fermé par un pieu appuyé contre lui. Quelqu'un habite-t-il encore là? C'est cela qu'il a photographié.

- J'ai fini; allons-y!

Il ne regarde plus rien, et nous sortons du petit village.

Il est l'heure pour nous de rejoindre le père du Pêcheur. Nous roulons, sans trop nous presser.

- Ses photographies semblent être très intimes.

Je réponds à Rêve perdu :

- Oui; je me suis senti obligé de réagir; comme si elles m'appelaient.

- C'est vrai, c'est vrai; ce qui est étrange, c'est qu'on aurait dit qu'il cherchait à vivre avec ce qu'il regardait.

Nous arrivons sur le pont des très anciens châteaux. Le père du Pêcheur ne nous a pas fait attendre très longtemps.

Cet après-midi, réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière.

Les personnages historiques sont nécessaires, car il s'agit d'une révision d'histoire. Parfaitement! Car nous révisons; de façon sérieuse! Malheureusement. Pourtant, ce sont les garçons eux-mêmes qui, pris de remords, l'ont proposé aux filles. Qui n'en sont pas revenues. Ou plutôt si, qui ont sauté sur l'occasion, et sont arrivées à la réunion portant tous les livres que les hommes ont écrits depuis que l'histoire existe.

- Il est encore heureux, a persiflé le Pêcheur, que les hommes n'aient pas écrit du temps où ils ne savaient pas écrire!

Donc, nous révisons. Je raille :

- Des dates de ceci, des dates de cela, bien sûr!

Le Frère nous soutient :

- Et des paroles que les historiens ont décidé d'appeler historiques...

J'enchéris :

- On ne sait pas pourquoi...

Le Pêcheur confirme :

- ...car le premier venu en dit tout autant!

La Soeur proteste :

- Vous exagérez, les garçons! il y a malgré tout des paroles...

Elle cherche ses mots. Le Pêcheur s'interpose :

- Oh oui, il y en a! Ce ne sont pas forcément celles qu'on nous fait apprendre.

J'approuve :

- Si elles contrarient ce que l'école veut nous enseigner...

- Ou doit nous enseigner, enchérit le Frère.

Je renchéris :

- Quant aux paroles du premier venu, si un second venu, historique celui-là, ne les a pas dites...

- Ou encore mieux, répétées! ajoute sarcastiquement le Pêcheur.

Au bout d'un petit silence, Rêve perdu se tourne vers le Pêcheur :

- Lorsque tu écriras ton livre historique, j'espère que tu n'oublieras pas de parler du court-bouillon de ton amie; je trouve qu'il mérite de devenir historique.

La Pêcheuse sourit à Rêve perdu :

- Oh, je le fais comme je peux! c'est surtout pour vous faire plaisir.

- J'ai déjà mangé un court-bouillon dans le meilleur restaurant de la ville de nos écoles; je trouve le tien meilleur.

La Pêcheuse veut l'interrompre, mais Rêve perdu fait un petit geste et poursuit :

- Et eux ne le font pas pour nous faire plaisir.

Rêve perdu sourit à la Pêcheuse :

- Ta gentillesse parfume tous tes courts-bouillons!

Tout le monde félicite la Pêcheuse et l'applaudit chaleureusement.

Après avoir été cueillir quelques fruits, nous nous lançons - enfin! - dans la révision. Le temps passe, avec les dates, les paroles...

La révision est terminée. Nous allons bavarder, tout en marchant sur le pré le long de la petite rivière, sur des sujets assez éloignés des sujets historiques.

- La marche est bonne pour la mémoire, paraît-il, déclare sentencieusement le Pêcheur.

- D'où sais-tu ça? lui demande la Pêcheuse.

- J'ai entendu ça quelque part...

- Ah bon! Ça te suffit pour le croire? lui jette d'un ton de voix amusé le Frère.

- Quand c'est le prof qui te le dit, tu vérifies par toi-même, je suppose? rétorque le Pêcheur sur le même ton.

Les reparties, parties pour être amusantes, ont apparemment jeté le trouble dans les esprits. Personne ne dit mot pendant un bon moment.

- Pour vérifier, finit par avancer Rêve perdu, il faut savoir soi-même.

- Et pour savoir soi-même, il faut que quelqu'un nous l'apprenne, note la Soeur.

Je conclus :

- Et nous voici revenus à notre point de départ.

Un silence.

- Comment faire? demande tristement la Pêcheuse.

La Soeur lève les bras en signe d'ignorance :

- Nous ne pouvons même pas le demander à nos profs.

Un silence.

- Refusons d'apprendre ce qui est faux! s'exclame le Pêcheur.

Rêve perdu hoche la tête :

- Et comment saurons-nous que c'est faux?

Après le déjeuner, mon père nous conduit, Rêve perdu et moi, prendre le train à la gare de la petite ville de son cadastre. Nous nous rendons tous les deux à la grande ville où se trouvent nos écoles. Ce n'est pas la fin de nos vacances, certes non! Nous ne sommes que samedi vingt-neuf juillet, et les écoles - c'est heureux! - ne sont pas accoutumées à rouvrir leurs portes pour le mois d'août. Nous n'avons pas oublié l'aimable invitation que le père de Rêve perdu m'a faite de visiter sa librairie, le jour où j'ai déjeuné chez eux. Et ce soir, la librairie se met en congé pour tout le mois d'août.

Deux heures et quart; le train vient d'arriver dans la grande ville. Nous partons pour la librairie.

Le père de Rêve perdu me reçoit comme s'il m'avait vu hier :

- J'ai un beau livre que je viens d'acheter; attends un instant, je vais te le montrer!

Il est parti dans son arrière-boutique. Je regarde autour de moi. Des livres, bien sûr, mais cette sorte de livres, je n'en ai jamais vu ailleurs. Si, pourtant; chez mon père, au cadastre, sur quelques rayons. Des livres parlant de vieux documents, que j'ai feuilletés une ou deux fois. Ici, il n'y a que ça. Pas les cadastres, mais des livres d'histoire, d'architecture, de peinture, de littérature, des dictionnaires... Qu'ont-ils donc de particulier, ces livres? Ils sont très vieux, ces livres, ils sont tout neufs. Je veux dire que ce sont les mêmes livres qui sont en même temps tout vieux et tout neufs. On croirait par moments, bien que leurs dates soient anciennes, qu'ils viennent de sortir de chez le relieur. Je ne veux pas parler d'un relieur auquel on aurait donné le travail ces jours-ci, afin de réparer des dommages, non, de chez le relieur de l'époque, celui qui les a reliés pour la première fois.

Rêve perdu a suivi mon regard :

- Il y en a aussi qui servent à quelque chose.

Elle fait un petit sourire :

- Mais il faut savoir les trouver.

Elle ajoute, après un temps :

- J'en ai chez moi qui me servent beaucoup en classe; j'ai profité de ce qu'il y avait des doubles... en très mauvais état, d'après mon père.

Elle me chuchote, rapidement, alors qu'on entend revenir son père :

- J'en trouverai aussi pour toi!

- Regarde!

Ça, c'est le père. Il est revenu avec un livre recouvert d'un cuir en assez mauvais état.

- C'est un trésor! s'exclame-t-il.

Je m'enquiers :

- De quoi parle-t-il?

Il a eu un temps d'arrêt, puis :

- Je ne sais pas... Si, si, je l'ai feuilleté, c'est sans intérêt...

C'est comme s'il reprenait haleine :

- Ce n'est pas fait pour lire; il est très ancien.

Il avale une bouffée d'air :

- Il est très rare... C'est une aubaine de l'avoir acheté.

Il tourne et retourne avec précaution le livre entre ses mains, puis va prendre un livre en bon état, celui-là, dans un rayon :

- Voilà un livre très intéressant à lire... et il n'est pas aussi abîmé que l'autre!

Il a remis le livre dans le rayon d'où il l'avait sorti, sans en dire plus.

Après un silence, il me désigne les livres :

- Tu peux regarder ce que tu veux.

Il se reprend vivement :

- Fais très attention!

Je le rassure autant que je le peux.

Nous allons faire le tour des livres, Rêve perdu et moi. Elle les connaît bien, et m'en commente quelques-uns :

- Celui-ci, je m'en sers très souvent; il est classé par petits groupes de mots synonymes.

Elle ouvre le livre, et me montre quatre mots qui paraissent beaucoup se ressembler. Pas vraiment, mais... Je cherche les différences. Ce n'est pas simple de les trouver de façon précise. Rêve perdu me lit elle-même les explications données par l'auteur du livre, mettant en valeur les différences que je n'arrivais pas à trouver. Je fais une moue admirative :

- Je ne me suis jamais rendu compte qu'il y avait tant de nuances dans les mots, qu'ils pouvaient être aussi précis.

Je laisse un temps :

- Et je n'avais jamais pensé qu'on pût en faire une pareille description... aussi claire que simple à lire.

Rêve perdu sourit :

- J'ai fini par trouver un grand inconvénient à être aussi précis et aussi nuancé; lorsque je parle ainsi, on ne me comprend pas.

Je m'étonne :

- J'ai bien remarqué que ton langage était joli, mais il ne m'avait jamais semblé...

Elle rit :

- Non, non, toi tu m'as toujours comprise; mais très souvent, je sens bien que mes précisions et mes nuances se noient dans notre grande rivière.

Je ris à mon tour :

- Tu assembles ton radeau, et ceux qui t'écoutent défont les cordes!

- C'est bien ça.

Elle poursuit, après un petit temps de réflexion :

- Ce sont les cordes qui font flotter un radeau, et elles ne se voient vraiment que lorsqu'elles ont cédé.

Je regarde le livre : Dictionnaire des Synonymes de la langue française, par B. Lafaye, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1869.

Rêve perdu range le dictionnaire :

- J'en ai un autre exemplaire que je te donnerai.

- Tu as une vraie bibliothèque!

- Non, pas à ce point; mais ce Lafaye a une histoire.

Elle rouvre le dictionnaire à une page de l'index :

- Tu vois, l'index est classé par ordre alphabétique; cet ordre n'est pas respecté dans le corps du dictionnaire, ce qui fait que sans l'index, on ne trouve rien.

- Bien; après un gros effort de réflexion, j'en déduis, avec bonne chance de succès, qu'il faut péremptoirement consulter l'index si l'on veut consulter le dictionnaire.

- A condition qu'il y en ait un.

- De dictionnaire?

- Non, un index.

Elle prend un temps, faisant un sourire amusé. Je prends un temps, faisant un air perplexe.

- Rassure-toi, je vais t'expliquer, reprend-elle enfin, faisant un bon sourire; les deux exemplaires que j'ai étaient abîmés...

J'ai compris! Je l'interromps :

- Il manquait l'index!

- Tu as bien deviné.

- Ensuite, tu as recopié sur un exemplaire complet...

- Toujours bien deviné.

Je fais une moue d'appréciation :

- Cela a dû être un long travail!

- Pas tant; il ne manquait que quelques pages.

- Qu'a dit ton père?

- Il a été étonné; puis, il m'a dit : "Cela se trouve bien, je devais le jeter; de toute façon, il est invendable!"

Nous nous sommes regardés, Rêve perdu et moi...

Nous continuons à passer les livres en revue. C'est vrai, il y a de tout, les uns passionnants, les autres indigents.

Rêve perdu a tiré un gros livre d'un rayon :

- Tiens! Je voulais aussi te parler de celui-ci; encore un dictionnaire invendable.

- Ah, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, je le connais de nom! Mais tu n'as que le premier volume.

- Les autres sont dans la réserve; dix-sept volumes, cela prendrait trop de place.

- Ils sont abîmés?

- Non, mais ils proviennent d'achats différents, et ils n'ont pas la même reliure; chaque achat ne correspond qu'à quelques volumes, ce n'était pas complet.

- Et cela suffit pour que personne n'achète?

Rêve perdu sourit :

- Ce sont des collectionneurs.

Elle prend un temps :

- Il y a des gens qui le lisent, mais c'est rare, d'après ce que m'a dit mon père; un jour, j'en ai rencontré un dans la librairie, un professeur de l'université, il m'a dit : "Profitez-en; quand vous aurez un doute sur une orthographe, vous y trouverez la bonne, et cela, c'est très important!"

- Ça, on n'arrête pas de nous le dire en classe! Mais qu'est-ce qu'elle est compliquée! Moi, je n'y arrive pas très bien.

Rêve perdu rit :

- Je crois que l'auteur du dictionnaire non plus!

Je m'étonne quelque peu :

- Tu exagères! Je pense qu'il doit...

- Oh oui! Attends, je vais te montrer.

Elle ouvre le dictionnaire, une feuille est insérée à la première page.

- C'est mon père qui l'a établie.

Je lis :

"Pierre Larousse.
Instituteur, professeur, lexicographe, grammairien, auteur de livres scolaires, encyclopédiste, éditeur.
Ouvrages publiés : Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle; Grammaire élémentaire lexicologique; Traité complet d'analyse grammaticale; Cours lexicologique de style; Grammaire littéraire; Grammaire supérieure; Grammaire complète, syntaxique et littéraire; Exercices d'orthographe et de syntaxe."

J'apprécie :

- On ne peut pas dire, mais l'orthographe, pour lui, c'était encore plus important que pour le prof dont tu viens de me parler! Il devait être sévère quand il corrigeait!

- Viens!

Et Rêve perdu m'entraîne dans la réserve. Le dictionnaire est là, au complet. Elle en prend un volume et l'ouvre.

- Tiens, lis ce que Pierre Larousse a écrit à l'article "orthographe".

Du doigt elle m'indique un passage. Le voici :

"Il est une chose qui surprend singulièrement les Italiens et les Espagnols, habitués qu'ils sont à écrire leur langue comme ils la parlent : c'est que nous passons une grande partie de notre vie à apprendre à écrire en français, et que les plus instruits et les plus intelligents d'entre nous n'y parviennent qu'imparfaitement. Ils estiment, non sans raison, que nous employons un temps bien précieux à des exercices inutiles, et que le temps gaspillé par nous à assembler des lettres serait plus utilement employé à meubler notre mémoire et à cultiver notre intelligence"...

Je souris :

- Il vaudra mieux ne pas montrer cet article à nos profs!

Nous rions tous les deux.

Dimanche. Hier, le père de Rêve perdu a invité sa fille et moi. "Venez déjeuner demain, il y aura des invités, nous parlerons de livres!" nous a-t-il dit. Il nous a gentiment proposé de venir en auto nous prendre et nous ramener. "Ça nous fera une bonne promenade de venir à bicyclette plutôt qu'en auto!" lui a répondu Rêve perdu, après l'avoir remercié.

Nous ne sommes pas partis tard, et nous ne sommes pas pressés, midi est encore loin. Ce qui nous permet d'éviter la grand route des gens pressés. C'est bien agréable de flâner tout en devisant. Deux heures de bicyclette seront bien suffisantes.

- Je crois que je connais les invités, m'apprend Rêve perdu; des amis de mon père, un auteur qui publie ses livres dans la région et une correctrice...

Elle sourit gaiement :

- ...de fautes d'orthographe!

Je souris, tout aussi gaiement :

- Quel bonheur en perspective; on va parler d'orthographe!

Elle me rassure :

- Non, non, sois tranquille; si elle parle d'orthographe, ce sera plutôt amusant.

- Amusant, l'orthographe!

- Tu verras, tu verras.

- Bien, bien, j'espère que tu as de bonnes raisons de le dire.

Elle rit :

- Méfiant!

Elle fait une petite pause :

- Je dois avouer que le sujet incite à la méfiance... Allons, gardons bon espoir!

- Gardons-le; j'avoue pour ma part que l'expérience sera intéressante.

J'ajoute en riant :

- Si ça se passe bien, je proposerai de l'inviter à l'école.

- Tiens, c'est une bonne idée!

Elle réfléchit un moment :

- Ce qui serait amusant, ce serait de lui donner l'apparence d'un élève, ou d'une élève, par un tour de magie, et de voir ce qui se passerait en classe.

- Tu commences à me donner vraiment envie de l'écouter!

Elle rit :

- Tu commences à me donner vraiment envie de l'écouter!

Le voyage continue, accompagné de nos rires.

Un village. Nous le traversons, ainsi que la grand route des gens pressés sur laquelle il se trouve. Le village n'est pas bien grand, il n'a pas de commune mesure avec la grande ville de nos écoles, à Rêve perdu et à moi, que nous trouvons tous deux tellement éloignée du calme de nos paisibles villages où il fait si bon vivre. Quant au petit village que nous traversons, peut-il rester serein tout en vivant sur la grand route des gens pressés?

A la sortie du village, la grand route tourne un peu à gauche. Nous, nous allons tout droit. J'ai une curieuse sensation :

- Cette route a l'air de prolonger la grand route.

- Tu ne te trompes pas; c'est une ancienne grand route qui existait déjà il y a des siècles.

- Elle ne fait pas l'effet d'être une route pour gens pressés.

- Non, elle n'est pas comme l'autre; l'autre va à la grande ville de nos écoles.

- Oh! Alors, nous avons bien fait de la quitter.

- Tu as raison; nous ne sommes pas pressés d'y aller!

Le voyage continue.

- Nous en avons encore pour environ trois quarts d'heure, m'apprend Rêve perdu; nous arriverons largement à l'heure pour le déjeuner.

Elle sourit :

- Cela vaut mieux; si nous arrivions en retard, Didi nous gronderait.

Je souris à mon tour :

- Didi est vraiment la Maîtresse des lieux!

- Tu ne crois pas si bien dire; n'oublie pas que pour mon père elle était ce qu'elle est pour moi aujourd'hui.

- Bien, bien; alors, ne flânons pas trop!

Mais nous n'accélérons pas pour autant; rien ne presse. Je reprends :

- Ton père a parlé d'un auteur...

- Oh, ce n'est pas un grand auteur! Je veux dire qu'il n'est pas très connu; il écrit des livres sur la vie des gens de notre région.

- Tu en as lu?

- J'en ai lu un.

- C'est intéressant?

- Oui; on ne s'aperçoit pas toujours de ce qui se passe autour de soi.

Elle fait une pause :

- Pour moi, il est assez difficile de juger, je passe surtout mon temps à l'école et à la maison.

- Tu connais malgré tout...

- Oui, des voisines de mon âge; lui, il parle seulement de la vie des grandes personnes.

Encore un peu de la vieille route, et nous arrivons sur place. Tout près de l'entrée du village, nous passons par-dessus la voie du chemin de fer. Sur notre gauche, un train vient de la gare.

- C'est le onze heures cinquante-trois, note Rêve perdu, nous serons à la maison à midi.

Je souris :

- Et Didi ne nous grondera pas!

- Parfaitement!

Midi; nous entrons dans la maison. Didi nous accueille avec un sourire affectueux. Nous restons un moment à parler. C'est surtout Didi qui pose des questions à Rêve perdu sur ce qu'elle fait, sur comment ça se passe, sur est-ce que tout va bien?... Elle me jette de temps à autre un regard bienveillant, dans lequel je sens néanmoins un soupçon de tristesse : "Elle partira, ma petite fille..."

Les parents. Energique poignée de main du père, accueillants-moins-sous-surveillance-baisers-sur-les-joues de la mère. La mère est sortie du salon avec sa fille. Le père me parle des livres invendables.

Les invités viennent d'arriver.

L'Auteur d'abord. Un homme paraissant effacé. Ne serait-ce pas lui-même qui s'effacerait?

La Correctrice ensuite. Regard doux, yeux inquisiteurs.

Déjeuner. Conversation un peu décevante, pour moi tout du moins. Rêve perdu est habituée, mais on voit bien qu'elle s'ennuie. De quoi est faite la conversation? Est-ce que je sais, moi? A vrai dire, j'étais prévenu; on ne parlera pas avant d'être au salon. Pourquoi? C'est toujours comme ça, c'est tout. En attendant, si j'écoutais, je saurais tout ce qui se passe dans les environs, et aussi dans la grande ville; les deux invités y habitent. Ce qui est curieux, c'est que personne n'a l'air de s'intéresser à la conversation. Mais ne voilà-t-il pas que le père a parlé de sa librairie. Et des clients. Le mot a paru être comme un nouveau convive. Je dirais même celui qu'on attendait. "C'est des clients que dépend leur vie de tous les jours", m'avait expliqué Rêve perdu. Coïncidence? Peut-être, mais c'est à ce moment précis que le déjeuner a pris fin. Et nous allons au salon.

La conversation change. On commence par les clients, jugés peu satisfaisants pour le profit qu'on en tire, qu'il soit matériel pour le père, ou qu'il soit aussi spirituel pour les deux invités. La critique se fait sur un ton un peu désabusé, mais sans acrimonie. La mère de Rêve perdu tempère de temps en temps les propos lorsqu'ils deviennent un peu vifs, en rappelant que le monde est monde...

Rêve perdu, afin d'orienter la conversation vers les sujets qui peuvent m'intéresser - et l'intéresser elle aussi, bien sûr, mais ce n'est pas la première fois qu'elle en parle - vient de poser une question à la Correctrice sur les accords du participe passé dont l'orthographe présente tant de difficultés lorsqu'on doit les écrire pour le prof. La Correctrice la regarde avec un gentil sourire :

- Ma pauvre enfant, c'est là un des points les plus difficiles et les plus discutés de l'orthographe française, et la logique y perd son latin!

Elle s'arrête un instant :

- On prétend faire correspondre la langue du passé et celle du présent, alors que des siècles de transformations les séparent! On prétend par la même occasion faire correspondre les habitudes mentales de gens qui n'avaient que la parole pour se comprendre, et les habitudes mentales des gens d'aujourd'hui qui se fient plus à ce qui est écrit qu'à ce qu'ils disent. Dans le premier cas, on entendait des sons, dans le deuxième on voit des lettres. Et pour couronner le tout, aujourd'hui on tient à écrire les sons du passé, lesquels ne se prononcent plus de mémoire d'homme. Cela complique un peu la situation.

Rêve perdu s'étonne :

- Mais, c'est absurde?

- Qu'est-ce qui compte le plus pour toi : te faire comprendre, ou te faire remarquer?

Rêve perdu hésite à répondre :

- Quand j'ai quelque chose à dire, j'aime bien que l'on me comprenne; si je veux me faire remarquer, je choisis autre chose que l'orthographe.

La Correctrice s'est franchement tournée vers elle :

- Alors, tu ne condamnerais pas quelqu'un qui t'avouerait son amour avec des fautes d'orthographe?

Rêve perdu a baissé les yeux :

- Les fautes d'orthographe peuvent être un défaut de mémoire... cela n'a rien à voir avec les sentiments... ou la valeur de quelqu'un.

- Eh bien! tu es une personne rare. En France, on prive quelqu'un de son travail s'il fait des fautes d'orthographe.

Je prends la parole à mon tour :

- On attache donc plus d'importance à l'apparence qu'à la personne?

La Correctrice a répondu :

- C'est exactement ça.

- Mais pourquoi s'occuper de l'apparence, alors?

La Correctrice a ri doucement en balayant les convives du regard :

- Ça y est! je suis ridicule!

Elle réfléchit un instant :

- Je vais commencer par une anecdote. Je parle souvent autour de moi d'une réforme souhaitable de l'orthographe, car la vie est courte, et le temps qu'on passe à une chose est perdu à jamais pour le reste. Un jeune garçon de quinze ans, qui avait de très mauvaises notes en dictée, m'a répondu que jamais il ne voudrait écrire "éléphant" avec un "f", parce que "éléfan, ce n'est pas joli".

Toute la table a souri en ouvrant des yeux pensifs. Je m'étonne à mon tour :

- Mais l'écriture, ce sont juste des traits, des traits arbitraires...

La Correctrice s'est attristée :

- Eh oui!

Elle prend un temps :

- Je vais vous raconter une autre anecdote, celle de mon coiffeur. A propos de son fils, qui aurait peut-être un jour la chance de voir une orthographe simplifiée, il m'a répondu : "Je me suis assez ennuyé à étudier l'orthographe quand j'étais petit, il n'y a pas de raison que mon fils ne s'ennuie pas lui aussi!"

Toute la table s'est récriée. Le calme revenu, la Correctrice a repris :

- C'est ainsi que, constatant que tout le monde insiste pour avoir une orthographe que personne ne parvient à écrire, pas même les grammairiens, et que tout le monde veut réduire les autres - et soi-même - en esclavage orthographique, j'ai décidé de corriger leur style, espérant quand même les aider aussi à penser plus clairement.

- Et c'est bien ce que tu fais! s'exclame l'Auteur, lui souriant amicalement; combien de fois, cherchant un mot, je l'ai vu venir grâce à tes... corrections.

Il ajoute, secouant la tête :

- Ce n'est pas de la correction que tu fais, mais ainsi que tu l'as dit, tu aides à former une pensée qui, en naissant, a pu ne pas être encore prête à voler vers celui qui la lira peut-être un jour.

- Peut-être?

Mon interruption le fait sourire :

- Tu crois qu'il suffit de publier pour que les gens lisent?

- Cependant...

- Et ceux qui lisent, crois-tu qu'ils cherchent une pensée?

- Pourquoi lisent-ils, alors? intervient Rêve perdu.

- Oh, il y a bien des raisons! s'instruire, se divertir, simplement satisfaire sa curiosité.

Il hoche la tête :

- Ce n'est pas ça qui peut donner envie de corriger les fautes d'orthographe.

Il hoche de nouveau la tête :

- Je pense qu'il vaut mieux consacrer son temps à chercher des idées pour les donner aux hommes, plutôt que perdre le peu de vie que nous avons pour chercher à savoir si le mot "donner" s'écrit avec un "n" ou deux.

Il se tourne en souriant vers la Correctrice :

- Oui, je sais, chère correctrice, il faut l'écrire avec deux "n", et pourtant...

La Correctrice lui sourit en retour :

- ..."donare" n'en prend qu'un en latin, et en français "doner" s'écrivait aussi avec un seul "n", il n'y a pas si longtemps.

Nous roulons, Rêve perdu et moi, sur le chemin du retour. Le soleil, lui aussi, s'en va vers le repos.

Je fais un petit rire :

- Il faudrait les faire venir tous les deux en classe...

Rêve perdu poursuit mon petit rire :

- ...et regarder ensuite s'il y a des fautes d'orthographe dans les annotations que feront les profs!

Ce matin, nous allons, tous les six, faire quelques commissions pour nos parents dans la petite ville où se trouve l'épicerie du père de la Pêcheuse. Chemin faisant, nous nous racontons nos aventures de la veille.

Le Frère et sa soeur sont allés passer la journée chez une camarade de classe de la Soeur qui habite la grande ville, et qui ne déplaît pas particulièrement au Frère. Ce qui explique suffisamment, je pense, le dialogue qui a lieu à chaque fois que la Soeur annonce qu'elle compte se rendre chez sa camarade de classe. Voici le dialogue.

La Soeur :

- Je vais aller à la gare.

Le Frère :

- Tu vas chez...

Il n'achève pas sa phrase.

La Soeur :

- Oui.

Le Frère :

- Veux-tu que je t'accompagne? Tu vas t'ennuyer dans le train... moi, je n'ai rien à faire aujourd'hui!

- Oh, quelle bonne idée! Eh bien, viens, cela me fera un très grand plaisir!

Le Pêcheur et sa Pêcheuse? Ils n'ont pas eu besoin d'aller chez des camarades de classe, ni de l'un ni de l'autre, et sont partis... visiter la région. On les comprend, notre région est si belle!

Les commissions faites, nous rentrons.

- On s'offre un brochet? nous lance le Pêcheur avant que nous nous séparions.

Il est dix heures et demie.

- Je prépare le court-bouillon pour midi! Tâchez d'en attraper un! relance la Pêcheuse.

La barque, lâchée assez loin en amont de la petite rivière, dérive lentement sans faire de remous afin de ne pas effrayer le poisson. De temps à autre, je pose ma perche sur l'une des rives, et pousse un petit coup pour m'éloigner du bord sans le heurter, cela ne plairait pas au poisson. Le Pêcheur et Rêve perdu, qui est venue tenter sa chance avec nous, sont à l'affût, chacun d'un côté de la barque. Ainsi qu'on me l'a ordonné, je dois rester neutre et ne pas indiquer où se trouve le brochet si je le vois. Et je viens d'en voir un, alors que nous dérivons depuis un quart d'heure. Mes deux pêcheurs ne l'ont pas vu; il faut dire qu'il n'est pas très gros, et qu'il a presque disparu derrière une grosse pierre. Bah! à la vitesse à laquelle nous dérivons, il nous reste encore environ trois quarts d'heure avant de revenir devant chez nous. Les minutes passent, la petite rivière s'écoule paresseusement... Soudain, un cri étouffé. Le Pêcheur me montre une belle queue, qui n'a pas réussi à disparaître. Je me dirige tout doux, tout doux, vers la queue. Le Pêcheur est descendu dans l'eau... et remonte avec un beau brochet! Nous applaudissons, Rêve perdu et moi.

Midi. La Pêcheuse a ponctuellement préparé le court-bouillon, et le brochet sera prêt pour une heure.

Une heure et demie. Le brochet n'est plus qu'un souvenir. Mais quel excellent souvenir! Merci le Pêcheur, merci la Pêcheuse!

Après avoir grappillé quelques fruits, nous cherchons quoi faire. Nous, les garçons, car les filles sont parties, sans doute à la cuisine... Pas du tout! Les voilà qui reviennent... portant des livres...

Nous nous regardons, nous, les garçons...

Le premier, le Pêcheur s'écrie, prenant un ton naïf :

- Ah! Vous allez nous lire quelque chose d'amusant?

- Je ne sais pas, répond la Pêcheuse sur le même ton, je n'arrive pas bien à lire; il y a déjà deux fautes d'orthographe dans le titre.

Devant notre étonnement, elle nous tend le livre.

Je lis "ENGLISH GRAMMAR" :

- Où sont-elles, tes deux fautes d'orthographe?

- Il manque deux lettres.

- Lesquelles? me vient en aide le Pêcheur.

La Pêcheuse reçoit, elle aussi, de l'aide. La Soeur fait un signe d'évidence :

- Le "i" et le "e", voyons!

Le Frère proteste :

- Mais c'est de l'anglais, pas du français!

- Ah, j'ai compris! s'exclame Rêve perdu, la mine de quelqu'un faisant une grande découverte; lorsqu'on nous reproche d'être mauvais en orthographe, il nous suffit d'aller en Angleterre pour être félicité.

- Il n'y a aucune raison de faire un si long voyage, conteste la Soeur; ça s'écrit comme ça en français, je ne vois pas pourquoi ça s'écrirait autrement en anglais.

- Judicieux! approuve pour le coup le Pêcheur, la mine de quelqu'un qui vient soudainement de changer d'avis; l'anglais s'écrirait comme le français...

- ...et se parlerait de même... continue le Frère.

Il ne me reste plus qu'à suivre :

- ...et vous pouvez remporter vos livres, les filles, on ne révise plus l'anglais!

Choeur des filles :

- Hou-ou-ou-ou-ou...!

- Les garçons ne sont que des sophistes! décide la Soeur.

- Au travail, les garçons! ordonne la Pêcheuse.

Et Rêve perdu, avec un large sourire, distribue les livres d'anglais aux garçons.

- Oh, que tu es aimable! la remercie le Pêcheur.

- Tu combles mes voeux! avoue le Frère.

Moi, je prends le livre, l'ouvre au hasard, et :

- Récite-moi la page trente-deux!

- Colonne de gauche ou colonne de droite? me répond, imperturbable, Rêve perdu.

Sourires d'appréciation chez les garçons, rires ironiques chez les filles.

- C'est ainsi qu'on nous apprend le vocabulaire en anglais, nous apprend la Soeur.

- Une semaine, nous apprenons la colonne de gauche avec les mots français, la semaine suivante, la colonne de droite avec les mots anglais correspondants, précise la Pêcheuse.

Je demande, la mine de quelqu'un dévoré de curiosité :

- Et vous y arrivez, bien entendu?

- Oh, très bien! me répond Rêve perdu; après avoir repris l'étude correctement, toutes les trois ensemble, le soir venu.

Les garçons en restèrent sans voix.

Premier jour du mois d'août. Le petit déjeuner est à peine terminé que j'entends deux coups de corne de vache. Je descends au jardin.

- Viens nous aider; deux bras de plus ne sont pas deux bras de trop! me lance le Pêcheur, de la rive opposée.

Je donne un bon coup de perche :

- Qu'y a-t-il à faire?

- Un grand déménagement!

- Tu retournes à l'école travailler ton anglais?

- No Sir, I need it not!

Je fais un geste vague :

- May be…

Il fait un signe d'incompréhension :

- Je ne sais pas assez d'anglais pour comprendre ce que tu viens de dire.

Il poursuit, se dirigeant vers le village du Frère et de la Soeur :

- Milord follow me!

J'ai compris :

- Lost Dream is on the go...

- ...at Fishergirl's!

- Ready!

Le Pêcheur rit :

- Bon, bon, j'ai épuisé mes ressources!

Je ne trouve rien de mieux à dire :

- Moi de même, Sir, moi de même...

Ce matin, ainsi qu'il a été convenu dès l'arrivée de Rêve perdu, elle va aller demeurer les quinze prochains jours chez la Pêcheuse. Et voici pourquoi le grand déménagement. Et nous voilà tous les cinq à prêter main forte à Rêve perdu pour transporter d'un village à l'autre ses nombreux, volumineux et pesants bagages. Comme c'est très loin, il me semble qu'on nous a proposé de nous donner un coup d'auto. Nous avons fièrement refusé, et nous sommes maintenant en train de marcher avec peine. Pensez donc! Cinq cents pas à faire! Avec les deux petites valises que Rêve perdu a apportées de chez elle.

Le... grand déménagement difficilement achevé, c'est l'heure du repos. Pour les garçons, tout du moins. Car pour les filles, le travail commence. Les garçons prennent donc congé des filles... pour ne pas les déranger.

- Oh, vous pouvez rester nous aider si vous voulez! propose aimablement Rêve perdu.

- Oh non, surtout pas! proteste avec véhémence la Pêcheuse; tu ne les connais pas...

- Ils vont tout mettre sens dessus dessous! renchérit la Soeur.

Les garçons, jouant le regret le plus profond, disent qu'ils ne sauraient insister pour ne pas désobliger les filles... et s'en vont sans demander leur reste.

Et quel est donc ce travail auquel doivent s'adonner les filles? Tout simplement préparer le déjeuner. Le déjeuner? Mais c'est tous les jours qu'elles le préparent! Pourquoi en parler aujourd'hui? Parce que le déjeuner d'aujourd'hui n'est pas tout à fait ordinaire. Lorsque midi sonnera, nous serons seize autour de la grande table dressée dans le jardin de la Pêcheuse. Seize? Mais oui. Tous nos parents seront là, tous, y compris les parents de Rêve perdu. Il s'agit de fêter le mois d'août, fête proposée par nous, les enfants, ainsi que nous appellent nos parents.

Et par suite, puisque les filles dédaignent nos offres pressantes, nous allons, nous les garçons, bavarder tranquillement à l'ombre fraîche des vergnes qui bordent la petite rivière.

Déjeuner.

La, ou plutôt les conversations sont variées; plaisantes, sérieuses, enjouées. Les parents de Rêve perdu sont, bien entendu, le centre d'intérêt.

La mère de Rêve perdu s'entretient avec ces dames des différences de vie là où elle habite et là où nous habitons. Après avoir passé en revue tout ce qui diffère, on conclut après un certain temps que les différences ne sont pas tellement différentes. Puis se font de petits groupes. La mère de Rêve perdu revit des souvenirs d'école avec ma mère; elles sont toutes deux allées à la même école que Rêve perdu. Les autres mères, dont l'école se trouve dans la petite ville du cadastre, écoutent, font des commentaires, racontent des souvenirs de leur école, font des comparaisons, parlent de leur jeunesse. Conversations sans originalité, un peu attendues, certes; et nous, les enfants, lorsque nous parlons de nos écoles? Il n'est pas simple de parler de choses qui sortent de l'ordinaire, et d'ailleurs, l'expérience des conversations à l'école a surtout montré que les réflexions pas ordinaires ennuient la plupart de nos camarades de classe.

Le père de Rêve perdu s'entretient avec ces messieurs... A vrai dire, peut-on appeler cela un entretien? Les pères du Pêcheur, de la Pêcheuse, du Frère et de la Soeur écoutent ce que raconte le père de Rêve perdu, sans intervenir pour autant, n'écoutent pas ce que raconte mon père, ils le savent depuis longtemps.

Nous, les enfants, n'écoutons rien et n'intervenons pas.

La, ou plutôt les conversations furent variées; plaisantes, sérieuses, enjouées. Mon père fut ravi de faire connaître au père de Rêve perdu le cadastre et ses complications dont il s'occupait au mieux, et celui-ci le fut tout autant d'avoir fait connaître à mon père la librairie et ses complications dont il s'occupait au mieux.

Ce matin, tout est dans l'eau. Y compris ma barque. L'orage de la nuit, imprévu, ne m'a pas réveillé, et maintenant, il ne me reste plus qu'à écoper, sous un beau soleil qui m'aide de toute la force de ses rayons revenus!

L'après-midi, l'herbe étant encore mouillée, réunion des six personnages historiques dans mon salon. Deviendra-t-il un jour historique, lui aussi? Sait-on jamais?

Rêve perdu et moi parlons de notre visite à la librairie, et du déjeuner de samedi et dimanche derniers.

- Dommage que nous ne l'ayons pas comme prof en français, ta correctrice! commente la Pêcheuse.

- Oh!... et encore plus en anglais! enchérit le Pêcheur.

- Ça, c'est vrai! approuve la Soeur; on ne sait jamais quoi écrire.

- "Ot" qui s'écrit "ought", vous vous rendez compte! note savamment son frère.

- Tu as bien raison de le constater, approuve avec le plus grand sérieux le Pêcheur; en français, "o" ne s'écrit qu'avec trois lettres contre cinq.

- Tu as grand tort de railler, rétorque le Frère; entre "ought" et "ot", il y a trois lettres d'écart comme en français.

Le Pêcheur fait un geste de regret :

- Dommage donc, que nous n'ayons pas aussi la correctrice comme prof en anglais!

- En tout cas, c'est heureux pour l'auteur, note la Soeur, il peut penser à son texte l'âme en paix, avec sa correctrice!

Nous restons un bon moment songeurs, nous représentant peut-être, ainsi que je le fais moi-même, le jour qui fêtera l'abolition des orthographes française et anglaise. Française surtout, puisque c'est notre vie de tous les jours.

Je parle maintenant des dictionnaires que Rêve perdu a promis de me donner :

- Avec le Lafaye, nous parlerons mieux que nos profs!

- Dangereux! se récrie le Pêcheur.

- Tu penses que nos profs ne seront pas contents?

- Tu veux dire vexés? me demande le Frère.

- Pas seulement, intervient la Pêcheuse; s'ils se rendent compte que nous savons quelque chose de plus qu'eux...

Elle hésite. Je suggère :

- Il est possible qu'ils commencent par refuser de l'admettre.

- Et ils nous demanderont de dire comme eux, conclut la Soeur.

- Alors, nous demanderont-ils de mentir? se révolte Rêve perdu.

Un long silence, rompu par le Pêcheur :

- Ils peuvent toujours espérer!

Bruyante approbation des six - le Pêcheur s'approuvant lui-même - personnages historiques.

Le Pêcheur continue sur sa lancée :

- Quant à moi, ce que j'espère, c'est plutôt une bonne omelette au basilic et aux petits oignons!

Il ajoute, se tournant franchement vers sa Pêcheuse :

- Il est quatre heures!

La Pêcheuse s'est déjà levée, nous aussi au reste, et nous descendons dans le jardin jusqu'à ma barque. Un coup de perche nous amène chez la Pêcheuse.

- Je vais vous faire aussi une bonne salade, avec des croûtons frottés d'ail, qu'en dites-vous? annonce la Pêcheuse.

Que vouliez-vous que nous répondissions? D'énergiques signes de tête d'assentiment ont pleinement suffi à éclairer la Pêcheuse sur nos intentions.

La discussion - sans aucun doute historique - reprend dans la salle à manger de la Pêcheuse.

Je propose une autre hypothèse :

- Et si nous supposions un instant que les profs ne refusent pas d'admettre que nous sachions quelque chose de plus qu'eux?

- Hypothèse hardie, commente le Pêcheur.

- Digne cependant d'être considérée comme un cas d'école, commente de son côté le Frère.

- Mais dans ce cas, pour ce quelque chose de plus qu'eux, ce sera nous, les profs, observe Rêve perdu.

- Les profs? proteste la Pêcheuse; pour être prof, il faut aller en classe; et si je sais quelque chose de plus qu'eux, à quoi bon irai-je en classe?

- Si tu ne vas plus en classe, répond Rêve perdu, ton prof aura une élève de moins.

- Férue de maths à ce que je vois! feint d'admirer le Pêcheur.

Le Frère prend les choses plus au sérieux :

- Si je suis le raisonnement, plus il y aura d'élèves sachant quelque chose de plus que les profs, moins il y aura d'élèves en classe.

Le Pêcheur garde son air admiratif :

- Féru de maths à ce que je vois!

- Allons au bout du raisonnement, intervient la Soeur; si tous les élèves savent quelque chose de plus que les profs, aucun élève n'ira plus à l'école.

Je corrige :

- Seulement pour le quelque chose de plus.

- Bien entendu, acquiesce la Soeur; et si tous les élèves en savent plus que ce que savent tous les profs, aucun élève n'ira plus jamais à l'école.

- Et d'où les élèves auront-ils tiré leur savoir? s'enquiert le Frère.

- Des dictionnaires, si j'ai bien compris, répond la Pêcheuse.

- Et qui fait les dictionnaires?

Le Pêcheur répond à sa propre question :

- Les profs.

Long moment de réflexion. Rompu par Rêve perdu :

- Donc, plus d'école; les élèves apprennent dans les dictionnaires, et les profs font les dictionnaires.

Elle fait une pause :

- Cependant, dans le Larousse, j'ai lu des articles qui ne sont pas faits par des profs, et qui ne parlent pas de ce qu'on apprend en classe; par exemple la beauté du chant du rossignol, une émotion éprouvée devant une peinture...

Elle fait une autre pause :

- Il n'y a pas seulement les dictionnaires; nous pouvons ressentir nous-mêmes le plaisir d'une promenade... notre vie n'est pas faite seulement de profs et de dictionnaires.

Ce matin, le grand beau temps est revenu. Après le déjeuner, nous partons, Rêve perdu et moi, faire une promenade à bicyclette. Départ, la petite ville du cadastre, où nous a amenés dans sa camionnette le père du Pêcheur. Avant de partir, nous passons par le monument le plus important, voire le plus représentatif de la petite ville... prendre une provision de gâteaux pour la route - on n'est jamais assez prudent!

Nous sortons de la petite ville en passant par-dessus la ligne du chemin de fer qui mène à la grande ville de nos écoles. La voie s'est assoupie au soleil, aucun train ne venant l'éveiller.

Une petite route calme sur laquelle nous roulons calmement. Au reste, tout est calme autour de nous, rien ne gêne la contemplation. Ainsi qu'en mer, m'a-t-on déjà dit. Et en mer, m'a-t-on ajouté, il se passe toujours quelque chose; une vague vient de naître, une autre a fait rejaillir une écume, la couleur même joue avec le soleil, les nuages ou la pluie. Ici, sur notre terre, tout paraît immobile, immuable même. La mer bouge, incessamment. Mais la vague qui s'est formée en un instant a disparu aussitôt sans rien laisser derrière elle. Spectacle fugace, qui ne repaît que l'oeil. Ici, sur notre terre, la vie paraît lente. Mais pour le regard qui s'attarde, le blé pousse, les fruits viennent aux arbres.

Une demi-heure a passé. Nous arrivons à un petit village. Calme, lui aussi. Mais vivant. Vivant de la vie des hommes, et non d'un beau décor, comme celui de la mer.

Un village. Une grande maison. Ici, on l'appelle un château.

- Pourquoi pas? commente Rêve perdu; il y a tellement de grands châteaux dans notre région, celui-ci a beau être plus petit, on sent qu'il y fait bon vivre.

- Oui, c'est même très curieux; la maison n'a rien d'attrayant, ni les formes, ni même les proportions, et pourtant...

- Elle paraît faite pour qu'on y habite tous ensemble...

- Tout en gardant le côté chacun son chez-soi.

Elle sourit :

- Ce sont les tourelles qui te font dire ça?

- Oui, je crois.

- Toutes les deux sont comme des soeurs, l'une ronde et pointue, l'autre toute carrée.

- Elles sont loin d'être deux soeurs jumelles.

- Un véritable ensemble, mais qui montre sa variété.

- Et qui n'ennuie pas lorsqu'on le regarde.

Dans une rue du village, une maison.

- Cela doit être une ferme, suppose Rêve perdu.

- Cela a été une ferme.

- Tu la connais?

- Oui; mon père s'en était occupé, pour une histoire de cadastre, je ne sais pas laquelle.

- Il n'y a pas longtemps qu'elle a fermé ses portes?

- Non, trois mois peut-être.

Rêve perdu reste un moment à faire errer ses yeux :

- On dirait qu'ils viennent de partir...

Elle poursuit, après un temps :

- C'est comme s'ils étaient partis pour quelques jours; tout est propre pour leur retour, la cour a été nettoyée, l'herbe a repoussé, les volets sont soigneusement fermés, les cordes bien accrochées et prêtes à servir...

Elle se ravise :

- Tu as raison, ils sont partis il y a trois mois; l'herbe a repoussé.

Une pause :

- Pourquoi ont-ils muré cette belle fenêtre en arc?...

Je fais un geste d'ignorance :

- Je ne connais pas suffisamment...

- Je pense qu'ils ne reviendront plus; la vie s'en est allée.

Rêve perdu me désigne un puits, fait en grosses pierres arrondies, fermé par un couvercle de fer :

- Il est tout rouillé à présent; personne n'a plus besoin d'eau.

Nous sortons du village. Des champs à perte de vue. Les blés sont déjà moissonnés. Un robuste mulet, guidé par le paysan, tire patiemment une herse. Un quart d'heure plus loin, une rue, la seule, d'un village. Le regard est aussitôt attiré par un gros clocher carré.

- On dirait une maison à lui tout seul, commente Rêve perdu; il doit être très ancien.

- Il a neuf cents ans.

Elle est restée un long moment à contempler la grosse église à la porte invitante :

- Sévère et tendre, a prononcé Rêve perdu à voix basse.

Nous reprenons la route. Un hameau. Rien n'attire le regard. Une modeste chapelle. Rien n'appelle l'admiration; rien ne trouble le recueillement. Nous entrons.

Tout le monde est occupé, ce matin. Moi, j'ai aidé ma mère au potager, et maintenant je suis au fond de ma barque, et me laisse dériver au fil de l'eau.

Deux mois. C'était encore loin l'école, les années précédentes. Cette année, c'est demain, je ne la verrai pas tous les jours, comme à présent. Et quant aux fins de semaine, cela ne sera pas très facile. Certes, il y a le train. Je peux passer les après-midi chez elle, et même la journée. Elle aussi peut venir. Certes, certes. Bah, nous verrons bien, ce n'est qu'en octobre! Quoi qu'il arrive, nous nous verrons, il ne se peut faire autrement.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques sur le pré, au bord de la petite rivière.

Le Pêcheur ouvre les débats :

- Rêve perdu nous a dit avant-hier que notre vie n'était pas faite seulement de profs et de dictionnaires; c'est possible, mais en attendant, nous, nous n'avons qu'un seul prof et pas de dictionnaires.

- Un prof, c'est nos écoles à nous six, précise le Frère; et les dictionnaires, ce sont les choses qu'on ne nous apprend pas à l'école.

Je remarque :

- Bien entendu, si nous étions dans une autre école, ce serait la même chose.

- Il faudrait changer d'école, plaisante la Soeur.

- Et le faire souvent, approuve Rêve perdu.

- Aller dans une autre ville, propose aussi le Pêcheur.

- Même dans un autre pays, suggère la Pêcheuse.

- De pays? Pourquoi pas! s'exclame Rêve perdu; un jour, j'ai vu dans des livres de la librairie des opinions très différentes de celles qu'on m'a enseignées dans mon école.

Elle ajoute aussitôt :

- Sur le même sujet, bien sûr; et les livres venaient d'un autre pays que le nôtre.

- Quelle sorte de livres? s'enquiert le Frère.

- Des livres d'histoire.

- Sur quels sujets? s'enquiert de son côté la Pêcheuse.

Rêve perdu secoue la tête :

- C'est justement cela qui est particulièrement intéressant; sur des évènements opposant notre pays à un autre, et sur des différences d'idées, toujours entre notre pays et un autre.

- Des guerres? demande le Pêcheur.

- Oui, mais pas seulement.

- Des idées morales? demande la Soeur.

- Oui; du genre de celles qu'on enseigne, et pas seulement à l'école.

Rêve perdu s'est arrêtée, et paraît chercher à se souvenir de quelque chose. Enfin, elle reprend :

- C'est curieux, je n'ai jamais prêté d'attention à ces remarques; c'est notre conversation...

Elle sourit :

- Les choses ne viennent pas toujours d'elles-mêmes à l'esprit.

Elle poursuit, après une petite pause :

- C'est comme lorsqu'on lit un livre; on peut le parcourir sans trop y penser, on peut se demander pour quelles raisons il a été écrit.

- Tu me fais penser à un exemple qui peut paraître très bête, observe le Pêcheur; on peut pêcher un brochet pour le seul plaisir d'être capable de le bien faire, mieux que d'autres, même, et on peut le pêcher pour le manger.

Je souris :

- Ton exemple est très nourrissant, et l'on ne peut vivre sans nourrir son corps; il serait fort intéressant de savoir si l'on peut vivre sans nourrir son esprit.

Rêve perdu soulève une difficulté :

- Il est aisé de vérifier ta thèse sur la nourriture du corps; il me semble moins aisé de le faire pour la nourriture de l'esprit.

- Reste à savoir ce qu'on appelle vivre, note le Frère.

- Si c'est la vie du corps, la réponse est simple...

- Le brochet! l'interrompt en riant le Pêcheur.

- Et que pêcheras-tu pour l'esprit? lui demande la Pêcheuse.

Il prend l'air et le ton de voix d'un élève sage; et il scande :

- Je pêcherai sans faillir les préceptes des livres que me prodigue mon école.

Nous sourions tous. Le Pêcheur fait un geste gracieux vers sa Pêcheuse :

- Et toi, tu mettras au court-bouillon sans faillir les préceptes des livres que te prodigue ton école.

- Plaisanteries ou non, observe la Soeur, nous aimerions savoir ce que le Pêcheur pêchera pour l'esprit.

Le Pêcheur répond après un petit silence :

- Autre exemple qui peut paraître très bête; si je ne pêche que des brochets, vous ne connaîtrez que le goût des brochets...

- L'analyse est imprévue, souligne le Frère, avec un petit sourire amusé.

- Si je ne pêche que des anguilles... poursuit le Pêcheur, imperturbable.

Je le coupe :

- Nous ne connaîtrons...

Il me recoupe :

- Absolument!

Et, sans me laisser le temps de répliquer :

- Et même si je ne fais que pêcher...

- Oui, nous ne connaîtrons que le goût du poisson, quel qu'il soit, l'interrompt la Pêcheuse.

Un moment de mûre réflexion. J'en tire mes conclusions :

- Quatre heures! L'heure de la tarte aux premières reine-claude!

- Comment le sais-tu? fait mine de s'étonner la Pêcheuse.

- Une odeur pareille ne peut émaner que d'une tarte faite par toi; et quant aux reine-claude, je les guigne depuis quelques jours.

Le Pêcheur prend une pose digne :

- La relation de cause à effet par rapport à mon discours me paraît fort mince!

Je réponds négligemment :

- L'essentiel est que la tarte ne le soit pas.

- Bon, intervient la Soeur, tout ce que je retiens de l'affaire, c'est qu'on peut manger aussi bien du brochet que de la tarte aux reine-claude.

- Oui, mais c'est toujours manger, rétorque le Pêcheur.

- C'est comme pour l'école dont nous parlions tout à l'heure, rappelle le Frère, quelle que soit l'école, nous y allons pour apprendre.

Apparition de la tarte aux reine-claude. Suspension des débats. Disparition de la tarte aux reine-claude. Reprise des débats.

- Quitte à apprendre, autant apprendre pour soi et non pour l'école, commence la Pêcheuse.

- Tu veux dire pour une seule école? lui demande la Soeur.

- Une seule, qui nous dira comment nous devons vivre? désapprouve le Pêcheur.

- D'où l'intérêt des dictionnaires, note Rêve perdu.

Elle ajoute, pensive :

- Quelle école, quels dictionnaires?...

Le déjeuner à peine terminé, et mon père reparti, ma mère se souvient qu'elle voulait lui demander d'acheter sa revue. "Je l'appellerai tout à l'heure", dit-elle. Une idée me vient; voici une bonne occasion de faire une non moins bonne promenade à pied avec Rêve perdu. Elle est une bonne marcheuse, quatre heures de marche ne lui font pas peur. Je pense que cela lui plaira. Je propose à ma mère d'aller lui chercher sa revue en lui parlant de la promenade que je viens de projeter. Quant au retour, mon père nous ramènera en auto, après en avoir fini avec son cadastre. Ma mère le préviendra.

Je vais donc dans le jardin près de ma petite rivière donner six coups de corne de vache. Six coups? Eh bien oui, pour appeler Rêve perdu! Pour le Pêcheur, c'est deux, on l'a déjà vu - pardon, entendu - pour la Pêcheuse, trois, le Frère, quatre, la Soeur, cinq. Et lorsque Rêve perdu est arrivée, je lui ai octroyé six coups, comme de juste. Et un, alors, c'est pour qui? Pour personne, car j'ai pensé qu'un seul coup pouvait passer inaperçu. Et pourquoi tout cela pour moi seul? Parce que je suis le seul à habiter le côté de la petite rivière où j'habite.

Mon prof de maths serait content de ma précise description, mon prof de français trouverait que c'est trop long; ceux qui comprennent vite seront agacés, ceux qui comprennent lentement en redemanderont. J'oubliais ceux qui ne comprennent rien, volontairement ou involontairement, tout sera parfait et ils ne demanderont rien. Affaire achevée.

Maintenant que tout est clair, nous pouvons revenir aux six coups de corne de vache par lesquels j'ai appelé Rêve perdu. Revenons. Elle arrive de son pas lent et souple. "On y va? - Allons-y!" Et nous partons.

La route habituelle passe par les deux chênes.

- Pourquoi par la route? conteste Rêve perdu; passons par le radeau! Puisque nous devons suivre la grande rivière...

- C'est vrai, nous sommes à pied, pas à bicyclette...

- Ah, tu l'as remarqué!

Je souris :

- Non, justement!

- Ça ne fait rien; laisse-toi conduire, tout ira bien!

J'épanouis mon sourire :

- Le paresseux que je suis n'ira pas te contredire!

Rêve perdu n'a rien dit. Trois pas plus loin, je m'arrête et la prends par les épaules :

- Nous conduirons toujours ensemble!

Elle me sourit lentement :

- J'en ai toujours été sûre.

Je l'ai prise dans mes bras. Nous sommes restés serrés l'un contre l'autre. Je lui ai déposé un baiser maladroit, moitié sur les lèvres, moitié sur la joue.

Par les prés, parmi les vaches qui broutent paisiblement, nous longeons la grande rivière.

Un hameau. Nous sortons sur la route. Un croisement. Se dressant au-dessus d'un arbrisseau qui l'a enserrée dans une corolle, une grande croix toute simple d'un vieux bois usé par les pluies.

Un village.

- C'est le village aux carreaux cassés! reconnaît Rêve perdu.

Elle me fait un doux sourire :

- Laissons le carreleur travailler en paix!

Une église.

- Un peu rigide, commente Rêve perdu.

Elle me désigne le clocher :

- Carré, avec un chapeau pointu!

Nous parcourons les rues du village. Une ferme. Une rampe qui mène les charrettes dans la grange. Un parapet en grosses pierres, bordé de pierres toutes blanches.

Un peu plus loin, une grande maison.

- Tu as vu, elle paraît inviter beaucoup d'amis.

- Comment cela?

- Regarde l'escalier qui mène chez eux; on y monte de tous les côtés.

- C'est vrai; des marches en face, et sur les côtés.

A la sortie du village, un pont sur la grande rivière. Je devrais dire un pont sur une grande île.

- Chez moi, il y en a beaucoup, de ces îles; tu t'en souviens?

- Oui; elles étaient plus grandes, et autour, plein d'espace.

- Ici, il y a beaucoup d'arbres, plus que chez moi.

Elle poursuit, après un temps :

- Ce doit être agréable de venir ici...

Elle lève les yeux :

- Mais ce gros château qui nous observe, à travers ses petites fenêtres... On ne peut pas dire qu'il soit très accueillant, massif comme il est.

Nous reprenons notre chemin par les prés, parmi les vaches qui broutent paisiblement, en longeant la grande rivière.

- Plus nous allons vers l'amont, plus il y a de vergnes autour de la rivière, note Rêve perdu; comme si un bois était venu protéger la rivière.

A une centaine de pas de là où nous sommes, une fine petite passerelle nous invite à passer sur l'autre rive.

Rêve perdu objecte plaisamment :

- C'est bien trop loin, traversons ici!

Ici, ni pont ni gué. Pourquoi en faudrait-il? Nos sandales ôtées, nous traversons, l'eau arrivant à peine au-dessus des chevilles.

- Il me semble que, par ici, le fleuve n'est pas navigable comme chez moi; qu'en penses-tu? me demande Rêve perdu, la mine sérieuse.

- A la réflexion, je pense qu'il serait possible d'entreprendre d'armer un radeau pour tenter une navigation prudente.

- Tu fais bien de t'inquiéter; si le radeau venait à sombrer...

Nous nous regardons, retenant un rire.

Après avoir traversé un petit village, la rivière et son bois passent auprès d'un moulin à blé.

- Il est grand, ce moulin, remarque Rêve perdu, et pourtant, j'ai failli ne pas le voir, tellement est haut et fourni le vergne qui vit à ses côtés.

Elle s'est arrêtée, et contemple le fleuve qui coule calmement entre les grands vergnes :

- Tu as déjà été dans... je l'appelle la ville du vin...

- Oui, je la connais; tu as raison de l'appeler ainsi, le monde entier y vient acheter le vin de la région.

Je fais une petite pause :

- Je n'y suis allé que très rarement; je la connais peu.

- C'est une très grande ville; il y a là-bas de larges avenues bordées d'arbres plantés exprès, reprend Rêve perdu.

- C'est vrai...

- Ici, il n'y a pas d'autos, comme là-bas, il n'y a pas tant de monde, il n'y a pas de grandes maisons...

Elle fait un geste vers le moulin :

- Il n'y en a qu'une...

Elle prend un temps :

- Ici, notre fleuve n'est pas bien large, et les arbres qui le bordent n'ont pas été choisis par les hommes pour l'embellir, ils sont venus d'eux-mêmes.

Elle fait un geste vers le fleuve :

- C'est lui, notre avenue; elle est à nous, elle est belle pour nous.

Dimanche. Rêve perdu et moi allons passer la journée chez ses parents. Une soeur de sa mère sera là, avec son mari et son fils. Les parents de Rêve perdu sont venus nous prendre en auto vers le milieu de la matinée. Ils en ont profité pour rendre visite à tous les parents, parlant du dérangement que causait leur fille, remerciements... Tous les parents ont protesté qu'ils avaient grand plaisir... Leur fille est tellement gentille...

Une demi-heure de route, et nous voici sur place. Ça va vite en auto, et ce n'est pas fatigant.

Didi se jette sur Rêve perdu, et l'abreuve de questions. Dans le flot des questions, il y en a aussi pour moi. Didi écoute mes réponses avec attention, et fait à chaque fois un léger signe d'acquiescement. Lorsqu'elle croit que je ne la regarde pas, elle me jette un coup d'oeil aussi rapide qu'insistant, si je puis dire. Autant que je puisse en juger, le résultat des investigations ne paraît pas mauvais.

La mère de Rêve perdu vient m'embrasser tout naturellement. Un peu moins naturellement que sa fille, sans doute, mais cela s'entend. Energique poignée de main du père, venu un moment après embrasser sa fille.

Nous entrons dans le salon. La soeur de la mère de Rêve perdu, c'est-à-dire sa tante, est déjà là, avec mari, c'est-à-dire son oncle, et fils, c'est-à-dire son cousin.

L'oncle tient un grand restaurant dans le centre de la ville du vin. Le cousin, dix ans de plus que Rêve perdu, est prof de gym dans une école de la ville, au grand désespoir de son père.

Je passe sur les effusions avec Rêve perdu. L'oncle me serre la main, je le vois s'incliner devant un client important qui s'en va : "Au revoir, Monsieur..." Le cousin me serre la main, ou plutôt, il me donne une secousse - un prof de gym, n'est-ce pas... Et la tante? elle est déjà au courant; comment cela s'était-il donc passé, lors de ma première visite? ah, oui! "accueillante-sous-surveillance poignée de main de la mère", oui, oui, c'est tout comme, "accueillante" en moins.

Au déjeuner, les conversations sont, la plupart du temps, séparées.

Les deux soeurs parlent des avantages et des inconvénients de la vie dans un village et de la vie dans une très grande ville. Chacune des deux soeurs arrive à la conclusion que tous les avantages sont chez sa soeur, et tous les inconvénients chez elle. Puis, chacune des deux soeurs conclut qu'elle préfère, et de loin, habiter là où elle habite. On sent aisément que ce débat a déjà eu lieu de nombreuses fois avec les deux conclusions contradictoires.

Le père et l'oncle de Rêve perdu parlent de librairie et de restaurant. Il n'y a rien à leur reprocher; nous parlons bien d'école, entre nous. Ni toujours ni tout le temps, il est vrai. Mais comme nous nous voyons plus souvent qu'eux, il n'y a rien de plus naturel. Et ce qu'ils disent l'un et l'autre ne manque pas d'intérêt. Cependant... Jugeons-en par un extrait de leur dialogue.

Le père :

- ...lisent beaucoup moins qu'avant...

L'oncle :

- ...oui... ils ne recherchent pas toujours les plats les plus raffinés...

Le père :

- Pour les livres anciens, c'est la même chose...

L'oncle :

- Le prix, bien entendu; regardez le poisson...

Le père :

- ...on choisit souvent celui qui présente le mieux; la couverture...

L'oncle :

- Comme vous avez raison! il suffit de bien disposer un peu de persil...

Le père :

- ...une tranche dorée...

L'oncle :

- Voilà où nous en sommes!

Le père :

- Comme vous le dites si bien!

L'oncle, pensif :

- Oui, oui... vraiment...

Le père, obligeant :

- Un peu de vin?

L'oncle, réveillé :

- Merci! Il est sublime! Pensez donc, un Mil neuf cent quarante-cinq!...

Le cousin n'ayant rien dit de tout le déjeuner, nous n'avons rien dit non plus.

Le déjeuner terminé, on passe au salon. On, mais pas tous. Rêve perdu a proposé à son cousin d'aller au jardin, et le cousin, après avoir fait une grosse moue d'acquiescement, y a filé le premier.

- Tu aimes la gym? me demande sans préambule le cousin.

- Oui, j'aime bien.

- Tu cours, tu sautes?

- Je cours.

Il me parle de distance, de temps... Je lui indique ce que je fais.

Il fait une moue satisfaite :

- Ma cousine court bien, elle aussi!

Il réfléchit un moment :

- Tu aimes gagner, ou plutôt bien courir?

- Bien courir.

Il fait une nouvelle moue satisfaite :

- Tu es comme ma cousine...

Il prend un temps :

- Oh! c'est très bien de gagner...

Il s'interrompt un instant :

- Si on a des choses importantes à faire, et qu'on ait besoin pour cela d'être en bon état physique, il est bon de faire de la gym...

Il s'interrompt encore :

- Oui, c'est très bien de gagner...

Il hoche la tête :

- Tout dépend à quelle sorte de jeu.

Ce matin, vers dix heures, deux coups de corne de vache.

- On s'offre un brochet? me crie le Pêcheur.

Un coup de perche, je suis sur l'autre rive, et nous allons prévenir la Pêcheuse d'avoir à préparer le court-bouillon. Chose faite. Nous allons maintenant inviter Rêve perdu à la partie de pêche. Je pense au cousin prof de gym. "Tu aimes gagner, ou plutôt bien courir?" m'avait-il demandé. Je lui avais répondu : "Bien courir". Eh bien, j'avoue, à ma courte honte, qu'aujourd'hui, je préfère gagner que bien pêcher! A vrai dire, je n'ai pas du tout à en avoir honte, pour l'excellente raison que ce n'est pas moi qui pêche. Et de plus, ils seront deux à pêcher; alors...

La pêche commence. Un quart d'heure pour remonter le courant à pleine vitesse nous laisse une heure à dériver sans faire de remous pour... bien pêcher le brochet!

L'habitude est prise; Rêve perdu à bâbord, le Pêcheur à tribord, et moi derrière, à la perche. Dérivons, dérivons! Les brochets, eux, ne dérivent jamais; ou bien ils courent, et alors, essayez toujours de les rattraper, ou bien ils se cachent sous les grosses pierres, le long des rives. Et c'est là, comme chacun le sait, que nous allons guetter la queue qui dépasse.

Point de queue, ni à bâbord, ni à tribord. L'heure tourne, l'angoisse étreint! Soudain, Rêve perdu me fait un signe, en me désignant, assez loin, je dois dire, une belle queue. A moi de jouer! Il me faut à nouveau remonter le courant, sans faire de remous. Et ça, ce n'est pas facile du tout. Comment se fait-il donc que personne ne l'ait vue au passage? Sans doute le brochet aura-t-il bougé entre-temps. Je viens de m'approcher. La queue est toujours là. Rêve perdu descend doucement dans l'eau, tout près de la grosse pierre... et le brochet gît dans la barque! Il est beau. Nous applaudissons, le Pêcheur et moi.

Le soleil indique onze heures et demie lorsque nous arrivons chez la Pêcheuse. Le court-bouillon est prêt. Et à peine le soleil a-t-il commencé de descendre, nous voici... attablés sur le pré près de la petite rivière. Le brochet était beau, avais-je dit, et maintenant, de l'avis des six personnages historiques, il est bon!

- Nous revenons tout de suite!

C'est ce que nous a lancé la Soeur; et les filles sont parties.

- Vite, les copains! Suivez-moi, vite!

Et le Pêcheur bondit, courant vers chez lui. Pas le temps de comprendre... nous le suivons à la même allure. Nous entrons en trombe dans sa chambre. Il nous tend à chacun une grande feuille de papier :

- Tiens, le Frère! Ecris en grosses lettres : "REPRISE DES COURS".

Le Frère, étonné autant que moi, tente de poser une question. Pas question! Le Pêcheur le coupe :

- Ecris, te dis-je, vite!

De suite, à mon adresse :

- Ecris : "LE 2 OCTOBRE AU MATIN".

Je ne dis rien, et obtempère, ainsi au reste que le fait le Frère. Le Pêcheur gribouille de son côté. J'ai fini. Il me jette :

- Ta perche, vite!

Et il sort en courant :

- Vite! Dépêche-toi, le Frère!

Nous revoici sur le pré, dans notre... salle à manger le brochet. Le Pêcheur a solidement planté ma perche dans la terre, a sorti des punaises, et, l'une au-dessus de l'autre, a fixé les trois papiers sur le bois. Nous lisons, le Frère et moi :


VACANCES DEPUIS LE 25 JUIN


REPRISE  DES    COURS


LE 2 OCTOBRE AU MATIN



Il était temps! Les filles arrivent, livres sous le bras. Elles se sont arrêtées devant les papiers, Rêve perdu et la Soeur montrent fermement leur désapprobation. La Pêcheuse, qui s'était retournée un moment, revient prendre les punaises restées sur l'herbe et ajoute un quatrième papier. Nous lisons :


EXCEPTIONNELLEMENT POUR L'ANNEE 1961, ET A LA DEMANDE DE NOMBREUX ELEVES, LES COURS REPRENDRONT LE 7 AOUT A UNE HEURE ET DEMIE PRECISES


Protestations des élèves qui n'ont rien demandé du tout.

J'ironise :

- Trois, ça ne fait pas nombreux!

- Tout dépend qui sont les trois, me répond Rêve perdu avec un grand sourire.

Révision du cours de sciences naturelles. Les cryptogames.

- Malheureusement, il est impossible de les étudier aujourd'hui! déclare le Pêcheur sur le ton du plus profond regret.

- Comment cela? s'étonne la Soeur.

- Tu as déjà vu des champignons un sept août?

- Cela arrive...

- Avec le temps sec que nous avons?

- J'en ai pourtant trouvé un beau ce matin, intervient la Pêcheuse; une belle girolle!

- Tu aurais dû nous l'apporter, se moque le Pêcheur.

- La voici!

La Pêcheuse a ouvert son livre, et le montre à son Pêcheur.

Lequel tente de reprendre l'avantage :

- Tu n'as plus qu'à le mettre au court-bouillon!

Mais il ne s'attire que des rires de la part des filles.

- L'année prochaine, nous allons te faire inscrire au cours de cuisine de notre école! lui propose gentiment la Soeur.

Peu à peu les rires s'éteignent, et nous nous mettons, enfin, à notre révision. Mycélium, spores...

Ce matin, jour de lessive; les filles sont occupées à des travaux que les garçons ne font jamais. Pourquoi? Tradition, sans doute. Qui a créé cette tradition? Il serait facile de dire que ce sont les garçons paresseux. Mais lorsque l'on voit ce que les garçons font aux champs ou aux prés... Alors, c'est comme à l'école; tout le monde travaille.

Rêve perdu n'a pas beaucoup de linge à laver, mais elle en profite pour aider la Pêcheuse et la Soeur, qui, elles, en ont beaucoup. Moi, je suis venu en observateur. Ce n'est pas que j'aie beaucoup de remarques à faire, mais c'est pour tenir compagnie à Rêve perdu.

Au bord de la petite rivière, deux gros paniers de linge, un sale et un propre, de chaque côté de la pierre plate qui baigne dans l'eau. Mes lavandières sont penchées au-dessus de la pierre et de l'eau, pour peser sur le linge et frotter avec plus de force. Rêve perdu est peut-être moins efficace, on voit qu'elle manque d'habitude; chez elle, Didi est là. Frotter n'empêche pas de parler, de parler fort même, et surtout de rire. On se raconte les dernières nouvelles, la Rousse vient de vêler...

On en est au deuxième savonnage. Il n'en reste plus qu'un avant le rinçage, ou plutôt les rinçages, vigoureux, qui éclaboussent les lavandières, mouillées et joyeuses. Puis, on tord les draps à deux lavandières pour les essorer et on s'en va les étendre sur les cordes.

Mais aujourd'hui, cela n'a pas suffi. Un drap n'a pas voulu tout à fait blanchir. Alors, on a recommencé. Re-savon sur le drap, re-frottage, et vite on l'a étendu sur le pré, au soleil, qui saura bien, lui, lui redonner toute sa blancheur.

Les travaux donnent faim, et pour ne pas nous quitter sur l'heure, nous déjeunons tous les six ensemble, chez la Pêcheuse. Les conversations sont animées, toutes simples, sans soulever les sujets dont s'entretiennent ordinairement les six personnages historiques.

L'après-midi, tout le monde étant encore occupé, nous partons, Rêve perdu et moi, faire une petite promenade à pied, pas trop fatigante, deux heures de marche, jusqu'à une maison fortifiée que je voulais lui montrer. L'endroit se trouve près de la petite ville du cadastre, qui, elle, n'est pas si proche de chez nous. Mais mon père nous emmènera en partant au cadastre après le déjeuner, et nous ramènera en fin d'après-midi, son travail terminé. Nous arrivons... au cadastre, vers deux heures et quart. Oui, car mon père a étalé une grande carte, annonçant triomphalement à Rêve perdu : "Tu vois, c'est bien ce que je t'avais dit!" Le peu d'intérêt que j'ai pris à l'affaire explique suffisamment que je n'aie pas su de quoi il s'agissait.

Deux heures et demie; nous passons devant le monument le plus important, voire le plus représentatif de la ville. Je demande à Rêve perdu :

- Veux-tu une tarte au fromage?

- Oh, volontiers; elles sont délicieuses!

Elle m'indique le monument :

- Oui, mais malheureusement, c'est fermé!

- Eh bien, je vais faire ouvrir!

Et je me dirige vers la petite porte attenante au monument.

- Ah, tu les connais!

Je lui souris :

- Bien sûr, le monument est trop important!

Eh oui, le personnel me connaît bien, et nous sortons bientôt, nantis des tartes au fromage désirées!

Rêve perdu me sourit :

- Tu ne connais personne dans mon école? j'aimerais bien qu'on me donne quelques bonnes notes.

Nous sortons de la petite ville par une rue qui devient vite un bon chemin de terre. L'heure ne nous presse pas, et nous marchons lentement, lentement, nous arrêtant à chaque instant pour regarder autour de nous, faire un commentaire. Lequel se prolonge par d'autres commentaires sur des paysages vus ailleurs, et qui n'ont aucun lien avec celui où nous sommes. Aucun lien?

- Si, observe Rêve perdu; nous y étions ensemble.

Je fais oui de la tête :

- C'est vrai; sans cela, aurions-nous seulement regardé ces paysages? Il n'y a rien à voir pour un passant.

- Les passants prennent par la grand route des gens pressés; ceux qui ne le sont pas peuvent voir comment les hommes vivent avec la terre.

Au bout d'un bon moment de marche pas pressée, nous arrivons dans un petit bois.

- Voilà un endroit idéal pour manger notre tarte au fromage; allons nous asseoir dans l'herbe! me propose Rêve perdu.

Bien installés, nous savourons la tarte.

- Je n'en ai mangé que chez toi.

Je souris :

- Je n'ai pas pensé à te le dire; c'est la spécialité de cette ville.

- Beaucoup plus appétissante que le cadastre! sourit-elle à son tour.

La tarte n'étant plus qu'un souvenir, nous restons un moment à écouter les oiseaux s'entretenir de leurs affaires, se confier leurs sentiments, de leur chant doux d'après-midi chaude d'été.

L'heure a passé sans que nous nous en fussions aperçus. Il est temps de retourner au cadastre. La maison fortifiée, ce sera pour demain!... peut-être.

Cet après-midi, le Pêcheur et sa Pêcheuse sont partis... visiter la région. La Soeur s'est rendue chez sa camarade de classe, et le Frère l'a accompagnée pour qu'elle ne s'ennuie pas dans le train. Et Rêve perdu et moi, que faisons-nous? C'est très simple, nous allons visiter la maison fortifiée. Cette fois-ci mon père nous laissera sur la grand route des gens pressés, à trois pas du village où nous devions aller hier. Il nous reprendra ce soir au même endroit.

Nous voici rendus. Un petit chemin de terre bien ombragé. Une petite route sur la gauche. Au bout, l'entrée du village, caché derrière un tournant, où se trouve une maison bien bâtie. A droite de la petite route, un arbre, qui a depuis longtemps perdu ses feuilles, a gardé une vieille branche décharnée avec laquelle il recouvre avec tendresse le clocher et l'église du village comme pour les protéger des foudres du ciel.

Mais nous ne sommes pas les seuls à entrer dans le village. Une vieille femme avance, à demi cassée et penchée vers la terre, tentant d'une main tremblante de s'appuyer sur son bâton, la tête couverte d'un fichu qui descend sur ses yeux, sa jupe et son tablier laissant juste dépasser ses bas noirs et ses chaussures de marche. Elle tire sa chèvre derrière elle avec un bout de corde, et va son chemin à petits pas sans lever la tête. Nous a-t-elle vus? Nous nous sommes arrêtés pour la laisser passer, un peu impressionnés aussi, mi-inquiets, mi-émus. Sa chèvre se fait tirer de mauvaise grâce, le cou tendu raidi par l'impitoyable corde. Nous allions prendre la chèvre en pitié quand elle nous a jeté en passant le regard sournois et malveillant des chèvres. J'ai cru qu'elle aurait pu nous faire du mal, comme ça; un coup de corne, peut-être.

Nous reprenons notre chemin vers le tournant à gauche qui cache le village. A vrai dire, ce qui le cache, ce n'est pas tant le chemin que les deux imposantes maisons, l'une face à l'autre sur les bords de l'étroit chemin. Maisons dans lesquelles le soir venu, on doit se sentir bien à l'abri, les volets fermés, et dans les froids de l'hiver, devant une bonne bûche qui rougeoie doucement dans l'âtre. Les deux imposantes maisons ne suffiraient sans doute pas à cacher le village. Devant nous, à l'endroit où commence à tourner le chemin, une fenêtre sous un grand toit pointu nous prévient : "Vous ne verrez le village que lorsque vous serez passés près de moi". Moi, bien sûr, je n'ai pas besoin d'attendre pour découvrir le village; je le connais de longue date. La découverte, je la laisse à Rêve perdu.

Nous voici dans le village. Il n'est pas très étendu. La grand rue nous mène à l'église.

- Le village n'est pas très étendu, mais les maisons sont comme des montagnes, commente Rêve perdu.

- Des montagnes? tu exagères!

- Sans doute; mais elles paraissent indestructibles... On dirait des rocs.

Je réfléchis :

- Te souviens-tu du pont sur la grande rivière?

- Oui, oui, c'est bien ça! Le pont qui était un très ancien château!

- Oui...

J'allais poursuivre, elle me devance :

- Il y a beaucoup de châteaux par ici; cette maison n'est pas un château, bien sûr...

Elle s'interrompt un instant :

- Mais c'est comme un royaume.

Nous poursuivons notre chemin vers l'église; chemin bien court au reste. Nous passons devant une solide demeure, fermée par un mur terminé par un lourd pignon; on pourrait croire, si cette demeure n'était dans un petit village, qu'il s'agit d'un mur de château fort. Comment y entre-t-on? par une grande porte cochère qu'un pont-levis ne déparerait pas.

- Regarde! me lance Rêve perdu, en me la désignant; c'est la maison du mystère!

- Oh, tu sais, elle n'est pas si mystérieuse que ça! Je connais ceux qui y habitent.

Elle me met un doigt sur la bouche :

- Ne dis rien!

Un peu plus loin, une église des temps passés, face au chemin qui mène au cimetière, dont on devine le mur. Une façade toute plate sous un toit en triangle, percée d'une fenêtre étroite arrondie en haut, et d'une porte en dessous de la fenêtre. La porte et la fenêtre sont si semblables que, si la porte n'était plus large que la fenêtre, on ne pourrait les reconnaître l'une de l'autre que parce que l'une est au ras du sol et l'autre en haut.

Rêve perdu s'est arrêtée, l'a longuement regardée :

- Elle est simple, elle est modeste, on y vient seulement pour s'y recueillir.

Nous tournons à droite vers le cimetière, qui se trouve en dehors du village, à droite, sur le bord du chemin. Nous entrons dans le cimetière. Au fond, contre le mur, une stèle émerge de la terre, au milieu des plantes qui s'agrippent aux pierres. Elle ressemble à une petite chapelle au toit pointu. De part et d'autre du petit toit, une statuette de la Vierge à l'enfant, et une place restée vide. Les noms des disparus sont gravés sur ce qui ressemble à la porte d'entrée de la chapelle, mais ils s'effacent presque sous les lichens qui se sont installés depuis longtemps.

Sortis du cimetière, nous suivons un chemin qui s'enfonce dans les prés. Une grande bâtisse vient d'apparaître. Rêve perdu me la désigne d'un geste :

- C'est un château?

Et, avant que j'aie eu le temps de répondre :

- Il est grand, mais comment y vit-on?

Elle ajoute aussitôt :

- On dirait une pension pour des militaires.

Je souris :

- Tu es tout près de la vérité; c'était la demeure d'importants chevaliers...

- Ah oui! j'ai appris ça en classe; cela remonte à loin.

- Cette bâtisse a été construite il y a huit cents ans.

- Les chevaliers ne sont plus là, ça fait un moment; on aurait pu enlever la bâtisse, elle gâche le paysage!

- Que veux-tu, c'est historique.

Rêve perdu hoche la tête :

- C'est surtout laid; c'était peut-être mieux il y a des siècles...

- Il y avait une double rangée de murailles et de fossés.

- Eh bien, au moins l'a-t-on enlevée, cette double rangée! Dommage qu'on n'ait pas continué!

La visite est terminée. L'heure s'avance. Nous nous dirigeons maintenant vers l'endroit où mon père doit nous reprendre.

Cinq heures. Les ombres se sont allongées, le soleil se couche vers sept heures et quart. Nous sommes installés près du petit chemin de terre bien ombragé par lequel nous sommes arrivés vers deux heures passées. Il fait encore chaud, mais les ombres des grands arbres ne nous servent plus à rien. Le soleil est derrière nous. A trois pas, la grand route des gens pressés par laquelle arrivera mon père un peu après six heures.

- Je pense que c'est le moment des pâtes de fruit!

Et Rêve perdu me tend les pâtes de fruit qu'elle a sorties de la poche de son tablier.

- Excellente idée! Je commençais à avoir faim.

Les pâtes de fruit ont vite disparu.

- Oh, celui-là, il est vraiment pressé! s'exclame Rêve perdu, me montrant une auto qui file déjà vers l'horizon.

- Ce doit être une auto de course.

- Oui, elle rase presque le sol.

- C'est pour être plus stable quand elle va vite.

Rêve perdu a suivi des yeux l'auto à présent à peine visible :

- Tu crois qu'elle va plus vite qu'un avion?

- Un gros avion, non; mais les petits avions de promenade... je pense qu'elle va plus vite.

- Heureusement que la route est toute droite!

Nous bavardons, tout en continuant à observer la grand route des gens pressés. Les autos qui y passent de temps à autre lui donnent quelque animation.

- Oh, comment arrive-t-il à trouver assez de place sur la route? s'étonne Rêve perdu.

J'explique :

- Ce sont les tout nouveaux modèles de camion; j'en ai déjà vu un ou deux, ils sont vraiment énormes.

Elle reste pensive :

- Ce n'est pas comme sur les routes où nous nous promenons...

- C'est heureux!

- Quand il passe une auto...

Je ris :

- Ou même une bicyclette!

Le gros camion est passé; bien moins vite que l'auto de course. Mais nous avons senti le souffle d'air qu'il a laissé derrière lui.

- Il vaut mieux ne pas être près de lui, note Rêve perdu.

- Ça, c'est bien vrai! L'autre jour, j'étais avec mes parents, notre auto a failli se renverser!

Elle me regarde, incrédule, mais malgré tout légèrement inquiète. Je ris :

- Non, non! Mais l'auto a bougé, je t'assure.

Elle hoche plusieurs fois la tête sans rien dire.

Nous bavardons. De temps à autre, les autos passent et repassent. Soudain, Rêve perdu fait un geste en direction de la grand route des gens pressés :

- Oh, regarde! Un âne qui tire sa charrette de paille.

Elle prend un temps :

- J'espère qu'un jour, lorsque les camions seront devenus encore plus grands, ils ne le renverseront pas.

Elle fait une pause :

- S'il y a encore des ânes, bien sûr.

Matinée passée à faire les commissions pour les parents. L'épicerie du père de la Pêcheuse est fermée, et les achats se font ailleurs. Ce n'est certes pas nous, les enfants, qui devons les faire, mais quand cela sert de prétexte à une promenade...

Nous voici donc tous les six sur nos bicyclettes, roulant à qui roulera le plus lentement, vers la petite ville du cadastre. La petite ville étant cependant la plus importante de toutes celles qui nous sont voisines, on y trouve quelques boutiques ouvertes. Sans oublier, bien entendu, le monument le plus important, voire le plus représentatif de la petite ville. Il est donc plus que probable - mon prof de physique avait un jour parlé de probabilité proche de la certitude, ce qui avait prodigieusement agacé mon prof de maths, qui n'avait jamais voulu admettre que l'on pût se contenter d'un résultat erroné, si peu erroné qu'il fût - que nous commencerions les commissions pour nos parents par la visite monumentale.

Ma phrase est parfaitement logique, mais je ne pense pas un seul instant qu'elle attirerait les félicitations de mon prof de français. Allez savoir pourquoi!

Nous sortons une fois de plus du monument nantis d'une montagne de gâteaux.

Le gros paquet de gâteaux dans une main, le guidon dans l'autre - et encore, quand il pense à tenir le guidon - le Pêcheur roule sans perdre de temps. Ne tenant pas du tout à le laisser manger les gâteaux tout seul, nous ne le lâchons pas d'une roue dans le dédale des petites rues qui nous mènent à notre but. Et nous entrons dans la large avenue du cimetière, bordée sur ses deux côtés de demeures imposantes, aux frontons mystérieux.

Assis près d'une grande tombe, nous prenons notre temps pour savourer les gâteaux tout en bavardant.

- Il serait peut-être temps d'aller aux commissions? suggère la Pêcheuse.

Rappelés à l'ordre - le but de notre voyage n'était effectivement pas la seule visite du monument - nous partons.

Aujourd'hui, ce n'est pas la peine de passer au cadastre. Bien que mon père soit en vacances, cela ne l'empêche pas d'y aller de temps en temps. Mais aujourd'hui, il n'est pas là. Nous faisons donc la tournée des boutiques, et, les douze sacoches de nos bicyclettes pleines de provisions, nous retournons chez nous.

Le déjeuner est agréable.

Ma mère me dit être contente de la façon dont je passe mes vacances. Je crois que Rêve perdu lui a beaucoup plu. Et pour mon père, si Rêve perdu s'intéresse au cadastre...

D'après ce que disent les camarades à l'école, c'est très important. Si la fille ne plaît pas aux parents, cela nuit souvent aux relations entre les deux enfants. J'ai été un peu surpris. Que cela puisse nuire aux relations entre les parents et les enfants, je veux bien, encore que je ne trouve pas cela souhaitable, mais pour ce qui est des enfants... Comment qui que ce soit pourrait-il nuire le moins du monde aux relations entre Rêve perdu et moi? Nos liens ne dépendront jamais que de nous-mêmes. J'ajouterai que si des liens doivent être touchés, c'est qu'il n'y a jamais eu de liens.

Les camarades ont aussi parlé des garçons qui ne plaisaient pas aux parents de la fille. Ils ont dit que c'était encore plus ennuyeux, car les parents pouvaient s'opposer aux relations entre les enfants. C'est, bien entendu, assez inquiétant, mais d'une part, je ne pense pas avoir déplu aux parents de Rêve perdu, et d'autre part... rien ne touchera à nos liens. Au reste, je crois que le père de Rêve perdu me trouve digne de sa librairie, et que la mère considère que sa fille ne doit jamais la quitter, mais qu'elle consent à me la prêter. Moi, je veux bien, Madame, mais c'est pour toujours.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques sur le pré, au bord de la petite rivière.

- Tiens, vous n'avez pas apporté vos livres, les filles? fait mine de s'étonner le Pêcheur.

- Nous ne voulions pas vous ennuyer, mais nous pouvons aller les chercher tout de suite, réplique la Soeur.

Je réponds plaisamment :

- Allez, avouez que vous n'avez pas tellement envie...

- C'est vrai, me coupe la Pêcheuse; il ne faut pas croire que nous ne pensons qu'à ça, comme vous!

Le Pêcheur proteste énergiquement :

- Nous, nous n'avons pas besoin de réviser, nous savons tout!

Rires des filles.

- Il exagère, concède le Frère, mais je crois c'est parce que nous sommes plus paresseux que vous.

- Et si nous vous demandions quelles choses vous aimeriez réviser, vous? demande Rêve perdu.

Flottement chez les garçons. Cependant, le Pêcheur se décide :

- Nous, ce serait plutôt les maths...

Regards inquiets des filles. Il sourit :

- Non, non, nous ne le ferons que si vous le demandez...

- Oh, c'est très aimable de nous le proposer! répond aimablement Rêve perdu.

- Je pense aux champignons dont nous avons parlé la dernière fois, intervient le Frère; ce cours présente un intérêt tout particulier...

- Tu veux dire présentera lorsqu'il fera plus humide!

Ma boutade ne le perturbe pas :

- Bien entendu, mais il y a autre chose; nous avons déjà dit le mois dernier que l'école voulait nous faire penser comme elle...

Il fait une petite pause :

- Lorsqu'on nous parle des champignons, nous pouvons nous contenter d'apprendre ce que sont les champignons, sans nous occuper de ce que l'école veut ou ne veut pas que nous pensions.

Un long silence a suivi cette longue analyse. Silence rompu par Rêve perdu :

- On ne peut pas nourrir son esprit seulement de champignons.

On entend réfléchir durement les cerveaux des six personnages historiques.

L'un des cerveaux, celui du Pêcheur, a explosé :

- Mais alors, nous sommes pris au piège! Ou bien notre pensée ne vient exclusivement que de nous-mêmes, ou bien nous sommes à la merci de la pensée des autres!

J'approuve :

- De l'école ou des dirigeants des pays dont nous avons parlé le mois dernier.

Les cerveaux ruminent. Voici celui de la Soeur :

- En tout cas, il est impossible de manger plus que ce que le corps peut admettre.

Le tour est au cerveau de la Pêcheuse :

- Et pour la pensée, est-ce la même chose?

Petit silence. Cerveau du Frère :

- Si on mange trop de champignons par gourmandise, on peut s'en rendre malade; existe-t-il une gourmandise de la pensée?

Je suggère :

- Et la punition serait la pensée des autres?

- La maladie, on ne peut que la subir, objecte le Pêcheur, la punition, on peut la refuser.

- Si on refuse une punition à l'école, on peut nous en chasser, remarque la Soeur.

- Dans ce cas, sourit son frère, nous n'aurons plus à craindre la pensée de l'école.

- On ne peut pas nourrir son corps de pensée, observe Rêve perdu.

Ce matin, la camionnette du père du Pêcheur nous a amenés tous les six à la gare de la petite ville du cadastre, où nous prenons le train pour la grande ville de nos écoles. Non, non; qu'on se rassure! Malgré les inventions sans aucun fondement auxquelles la Pêcheuse avait prétendu nous faire croire lundi dernier - "LES COURS REPRENDRONT LE 7 AOUT"! - ce n'est pas du tout à l'école que nous allons, mais simplement acheter des livres.

Le train parti, et nos intentions révélées aux filles...

- Comment ça! On se baigne dans les librairies, à cette heure? s'écrie la Pêcheuse.

- Bien sûr! lui répond son Pêcheur, on se baigne dans la joie d'avoir trouvé la solution d'un problème de mathématiques!

- Où est la sonnette d'alarme? s'écrie Rêve perdu.

- Oui, oui, nous descendons! s'écrie la Soeur.

Les garçons rient. Je prends un ton rassurant :

- Ne craignez rien, ce sont des livres pour nous!

Les filles se font des mines ostensiblement réjouies. Pas pour longtemps, car voici le Frère :

- Et pourquoi ne ferions-nous pas nos exercices de maths avec les filles? Ça les avancerait; en seconde, on ne fait rien.

- Oh, alors nous allons toutes redoubler la seconde! déclare la Pêcheuse.

Grands signes approbateurs de Rêve perdu et de la Soeur.

Nous voici arrivés. Il nous reste environ une heure et quart pour aller acheter nos livres. Nous avons un autre train à prendre, qui ne partira qu'à neuf heures vingt-trois.

La librairie regorge de livres pour l'école.

- On les a mis en rayon au début des vacances, explique Rêve perdu; s'il y en a beaucoup, c'est que personne ne les achète.

- Nous, nous allons tout acheter! s'exclame le Pêcheur.

Promesse non suivie d'effet. Nous nous contentons, nous les garçons, bien entendu, d'acheter quelques livres d'exercices. La Pêcheuse se tourne vers Rêve perdu :

- Je préfère la librairie de ton père, il n'y a pas de livres pour l'école!

J'approuve :

- Le fait est que les livres anciens...

- Oh! sourit Rêve perdu, il y a aussi des livres de maths chez mon père.

- Oui, mais ce sont des maths que nous n'avons pas à apprendre, souligne la Soeur.

- Tu sais, lui fait remarquer son frère, nos livres sont très souvent repris sur les livres anciens.

- Ah bon, ils copient! Nous, si nous copions, nous sommes punies, proteste la Pêcheuse.

- Et nos devoirs sont annulés, renchérit la Soeur.

- Alors, c'est simple, nous annulons tous les livres d'exercices de maths! propose Rêve perdu.

Proposition adoptée à l'unanimité... des trois filles.

Nous arrivons quelques minutes en avance à la gare. Un grand train est déjà à quai, que nous devons prendre. Mais que se passe-t-il donc?

- Elle s'en va! crie la Pêcheuse.

- Nous n'avons plus de locomotive! s'effraie la Soeur.

- Cours-lui après! lui conseille Rêve perdu.

La locomotive électrique s'est détachée du train à l'arrêt, et s'en est allée sans faire de bruit.

Le Pêcheur est resté calme :

- Ce n'est pas grave, nous allons pousser.

Je poursuis, avec le même calme :

- Il n'y a que soixante-dix-sept kilomètres.

- Après, nous aurons un autre train pour terminer le parcours, achève le Frère, toujours du même ton.

La Pêcheuse prend un air détaché :

- Et là, nous ne craindrons aucune déconvenue.

- La locomotive ne pourra pas nous abandonner.

- Puisque nous serons dans la locomotive, conclut Rêve perdu.

Un nuage de fumée apparaît sur le quai.

- Ah, nous pouvons partir maintenant! annonce la Soeur.

La Pêcheuse s'informe innocemment :

- La fumée va nous tirer?

- Bien sûr, confirme Rêve perdu, puisqu'elle s'échappe de la locomotive à vapeur qui vient remplacer l'électrique.

Effectivement, du nuage de fumée a émergé une loco qui vient s'accrocher à notre train. Nous sommes sauvés! Et après notre correspondance, d'ici une bonne heure, notre train ne sera qu'une seule et simple voiture, faisant office de loco, avec son conducteur curieusement assis sur le toit. Qu'on se rassure, une petite cabine le protège!

A propos, pourquoi une correspondance? alors qu'il n'y a que quatre stations... Nous ne rentrons donc pas chez nous? Eh bien non! Cette après-midi, nous allons la passer au bord de la mer. La mer dans laquelle se jette notre grande rivière, notre fleuve. Aucun d'entre nous ne l'a jamais vue, et l'envie nous a pris, je ne sais trop pourquoi, d'aller la découvrir. Permission accordée de la part de nos parents. Et l'horaire des chemins de fer nous ayant appris que nous pouvions faire le trajet aller et retour dans la même journée, nous sommes partis.

Afin de voyager tranquillement en restant ensemble, nous traversons presque tout le train à la recherche d'un compartiment vide. Le spectacle est curieux. La plupart des voyageurs paraissent s'être à peine réveillés, et dorment encore à moitié. Pourtant, il n'est pas loin de dix heures! C'est que ce train est parti hier soir de très loin, et a roulé toute la nuit. On ne doit pas bien dormir, en train...

A peine sortis de la ville...

- La grande rivière! s'exclame le Pêcheur.

J'observe :

- Ici, je pense qu'on peut lui redonner son vrai nom de fleuve.

- Oui, elle est bien plus large que chez nous, constate la Soeur.

- Et navigable, ajoute son frère.

Le... fleuve est devenu bien plus large. Je me tourne vers Rêve perdu :

- Tu es déjà allée par là?

- Rarement; et en auto. C'est la première fois que je prends ce train.

- On voit mal de notre compartiment, remarque la Pêcheuse; je crois qu'il y a des compartiments de l'autre côté, j'en ai vu en passant tout à l'heure.

- Oui, mais il faut changer de voiture, lui répond Rêve perdu.

- Allons! décide le Pêcheur.

Nous voilà repartis. Mais la voiture suivante n'a pas de compartiments. Quelques voyageurs consomment des boissons. C'est la voiture où l'on déjeune. Deux voitures plus loin, nous trouvons ce que nous cherchions. Et nous voilà bien installés, à contempler le fleuve qui coule maintenant près de notre fenêtre. Nous roulons ainsi côte à côte, le fleuve et nous. Le paysage s'est élargi, les petites collines qui vivent près de chez nous ont disparu.

Au bout d'une dizaine de minutes, le fleuve a préféré se promener un moment plus loin de nous. Lui aussi a envie de voyages, sans doute. Mais sa promenade solitaire ne dure pas. Regrette-t-il déjà de nous avoir quittés? Peut-être, car vingt et une minutes après notre départ, au moment où nous allons nous arrêter dans la gare d'une petite ville, le voici tout près, tout près de nous.

Le train a vite redémarré. Le fleuve, aussi paresseux que notre grande rivière, n'a pas eu le temps de suivre, et nous accompagne maintenant d'un peu plus loin. Pas assez loin cependant pour que nous le perdions de vue.

- Regardez de l'autre côté, nous avise Rêve perdu.

Nous regardons de l'autre côté.

- Que faut-il regarder? demande la Pêcheuse, ne voyant probablement rien.

- A part les vignes... note le Frère.

- Justement...

Le Pêcheur interrompt Rêve perdu :

- Les vignes pour l'eau-de-vie!

J'approuve :

- Oui, le train passe par la ville de l'eau-de-vie.

- La fameuse eau-de-vie de la région célèbre dans le monde entier! déclame la Soeur.

Nous faisons tous chorus. Surtout que nous connaissons tous quelques vignerons; et les quelques bouteilles qu'ils gardent sont encore meilleures. Et de loin...

Nous allons dans le couloir pour voir de l'autre côté. Des étendues molles, qui gonflent le sol avec nonchalance. Une terre blanchâtre et grenue, mal cachée par la verdure. Des vignes, bien alignées et sages, en damiers opposés. Un soleil de plomb régnant sur les raisins qui mûrissent, sans parvenir tout à fait à chasser l'humidité de la mer. Les collines basses, figées, attendent les vendanges.

Les six personnages historiques se perdent dans la contemplation du paysage.

- Les collines s'aplatissent vers la mer, on dirait, suggère la Pêcheuse.

- Des vignes et encore des vignes, partout! répond la Soeur.

- Elles viennent jusqu'au bord de notre train, insiste la Pêcheuse.

De près, les vignes sont belles. Hautes comme un homme, ce sont presque des arbres. Les feuilles charnues et fournies sont d'un beau vert vivace et plein de sève, et enveloppent les rameaux supérieurs. Les vignes sont vigoureuses, frénétiques, et leurs ceps se tordent en une danse échevelée et folle.

La douceur des lignes, le foisonnement des vignes, les demeures des vignerons nichées au creux des terres arrondies, tout donne l'impression de la sérénité et du contentement.

Rêve perdu a suivi mon regard :

- Ces terres-là étaient sous la mer autrefois...

La ville de l'eau-de-vie, où nous venons de nous arrêter est restée derrière nous. Le fleuve est de nouveau parti en promenade. Mais, un quart d'heure plus tard, le revoilà! Tout près d'une petite gare, où nous ne nous arrêtons pas, et où nous rejoint une autre ligne de chemin de fer.

- Elle va chez mon cousin, que tu as vu chez moi dimanche dernier, m'apprend Rêve perdu.

Tout de suite après, nous traversons le fleuve.

- Il est parti à gauche; changeons de compartiment! s'écrie le Pêcheur.

- Ce n'est plus la peine, nous arrivons dans quelques minutes, tempère le Frère, qui a bien appris l'horaire du train.

En effet, nous entrons en gare. C'est ici, la correspondance. Trois minutes plus tard, notre train est déjà reparti. Nous cherchons celui dans lequel nous devons poursuivre notre voyage. Le voici qui nous attend. Une seule voiture, avec de grandes fenêtres. Nous nous installons côte à côte par trois, et en vis-à-vis. Il n'y a pas de conducteur dans notre voiture... puisqu'il est sur le toit.

Départ à dix heures trente-huit. Nous arriverons à onze heures onze. Parcours, trente-six kilomètres, nous apprend l'infaillible Frère. Et là, a-t-il ajouté, nous aurons six heures et quatre minutes devant nous. A noter que la plage où nous allons n'est qu'à cinq minutes de la gare.

Le train vient de partir. Nous roulons lentement... mais... mais... Nous repartons en arrière!... La Pêcheuse s'est vivement redressée :

- Nous nous sommes trompés de train!

Chacun a dû se rendre compte de l'erreur, et nous voilà bien désemparés.

- Que faire? s'inquiète la Soeur.

- Nous reprendrons le train à la prochaine gare, suggère le Frère.

- Nous n'aurons jamais la correspondance pour un autre train, se lamente la Pêcheuse.

Le train file, à présent. Le Pêcheur grommelle :

- Mais enfin, il n'y avait pas d'autres trains...

Environ cinq minutes après notre malheureux départ, nous passons sur un grand pont qui traverse le fleuve. Mais... Je m'exclame :

- Jamais nous n'avons traversé le fleuve sur ce pont...

Rêve perdu s'est levée, et s'est dirigée vers une voyageuse assise un peu plus loin. Je l'entends demander si notre train va dans la ville où nous souhaitons nous rendre. La voyageuse paraît faire un signe affirmatif, Rêve perdu revient avec un sourire rassurant :

- C'est bien notre train.

Nos visages s'épanouissent, et elle nous explique :

- Le train revient bien sur la même ligne, mais un peu avant le fleuve, il prend un embranchement; donc, tout va bien.

Le fleuve s'en est allé chercher la mer à une cinquantaine de kilomètres, vers là où nul ne voit jamais le soleil. Encore une demi-heure de voyage, et nous arrivons sur place.

Ayant demandé où se trouve la mer, et ayant obtenu une réponse étonnée, sans doute tout le monde doit-il le savoir, nous nous y dirigeons; pas vers la réponse, bien sûr, celle-là, il vaut mieux ne pas y revenir.

- La mer...

J'ai entendu deux ou trois voix. Je ne sais pas qui a parlé. Immobiles, nous regardons la mer. Immobile, la mer regarde le ciel.

Elle est loin, la mer. Ce doit être la basse mer, ainsi que le dit mon livre de géographie. Des enfants courent sur la plage. D'autres, là-bas, jouent dans l'eau. Des parents attendent que leurs enfants reviennent. Ceux qui ne semblent pas être des parents venus avec leurs enfants sont couchés sur le sable; dorment-ils? Ailleurs, de jeunes garçons et filles, de notre âge environ, sont assis en rond, et bavardent gaiement.

Nous nous sommes baignés, la mer est salée, le sable colle à la peau.

Ce matin, retour aux occupations ordinaires. Nous sommes tous pris plus ou moins avec nos parents, ceci ou cela, ou autre chose. Curieuses occupations, direz-vous. Certes, mais il en va de ces choses comme de celles tout aussi ordinaires de l'école. On y prête tellement peu d'attention que si quelqu'un demande ce qu'on a fait, on est tenté de répondre "rien" alors qu'on a fait tant de choses... qu'on a oubliées.

Après le déjeuner, nous partons, Rêve perdu et moi, faire une promenade en barque. Une courte promenade, contrairement à celle d'hier. Mais aujourd'hui nous sommes chez nous, nul besoin d'aller loin. Et notre voyage s'achève dans notre nid, parmi nos vergnes, nos joncs et nos nénuphars.

Installés confortablement dans le fond de la barque, nous restons un bon moment sans rien dire. Une légère brise venant de là où le soleil se couche tempère la chaleur de ce mois d'août auquel il ne manque plus que trois jours pour arriver au milieu de son parcours. Les feuilles des vergnes se balancent doucement dans la brise, et on les entend raconter l'été, la petite rivière qui les abreuve, les vaches qui viennent près d'elles pour se désaltérer, les oiseaux qui ont leur logis chez elles, et dont le chant les berce. Tout se repose autour de nous.

Dimanche. Un collègue de cadastre de mon père est venu déjeuner avec sa femme et son fils, un peu plus âgé que moi. Je reste donc à la maison. Le collègue vient d'une grande ville proche. C'est la première fois que je les vois.

Le cadastre du collègue est bien plus important que celui de mon père. Cela s'entend dans la conversation. Je ne pensais pas qu'un ton de voix pût changer à ce point lorsqu'un nombre était plus grand qu'un autre. Demander, dans une épicerie, une livre de pommes ou trois livres de pommes ne me paraît pas entraîner l'obligation de prendre un ton de voix très différent. Dans les deux cas l'acheteur a ses raisons. Certes, on peut appeler l'attention sur l'importance de ces deux nombres, si cette différence d'importance existe véritablement. Un camion de pommes exige un traitement beaucoup plus complexe que trois livres de pommes. Mais le conducteur du camion n'a besoin, pour ce faire, que de connaissances plus grandes que le vendeur de l'épicerie. Et quelles différences y a-t-il entre le cadastre du collègue et celui de mon père? Le nombre de parcelles à traiter, c'est tout. Le traitement, quant à lui, reste le même. Plus long, sans doute, demandant plus de personnes pour exécuter le travail. Mais dans les deux cas, l'habitant qui vient au cadastre a besoin de la même chose; savoir ce qui existe à l'endroit qui l'intéresse. Alors pourquoi se parer du nombre de parcelles pour glorifier sa propre personne? Peut-être parce qu'il n'y a rien d'autre?

Le déjeuner terminé, salon pour les grandes personnes, jardin pour les petites personnes. Le fils du collègue a aperçu ma barque :

- C'est ton bateau?

- Oui.

- Oh, j'aurais bien voulu en avoir un! Tu dois être content?

J'hésite :

- Tu sais, j'y suis habitué.

Il me regarde, un peu surpris :

- Il ne te plaît pas?

Je suis légèrement déconcerté. Je n'avais pas voulu le gêner. Je réponds comme je peux :

- Si, beaucoup.

Il ne dit rien pendant un moment :

- Tu crois qu'on s'habitue vite à ce qui plaît?

Je ne sais trop quoi répondre. Il reprend :

- Tu te promènes avec ton bateau?

- Oui.

- Loin?

J'hésite encore :

- Non, pas très loin.

Il secoue la tête :

- Il n'y a pas de moteur, c'est bien.

Il laisse un temps :

- On peut se promener tranquillement...

Encore un temps :

- Sans être dérangé par le bruit...

Je ne sais toujours pas trop quoi dire. Il poursuit :

- J'habite dans le centre de la ville... mon père dit que c'est mieux pour quelqu'un qui dirige le cadastre de la ville.

Je ne peux m'empêcher de demander, sur un ton étonné :

- Pourquoi?

- Il dit que ceux qui veulent le voir le trouveront plus facilement.

Je suis encore plus étonné :

- Ceux qui viennent pour le cadastre viennent chez lui?

Il sourit :

- Non, jamais.

Devant mon air, il rit franchement :

- Tu l'as entendu, tout à l'heure?

Je n'ose donner mon sentiment. Il secoue la tête :

- Oh, avec moi, tu peux parler franchement!

Je souris :

- Ce sera avec plaisir!

Un moment de silence. Il reprend, après avoir longuement contemplé ma barque :

- Tu veux bien m'emmener sur ton bateau? Je n'ai jamais été sur une rivière...

Il médite un moment :

- Ce ne doit pas être la même chose que sur la rive.

J'acquiesce :

- Je suis tout à fait de ton avis.

Il fait un petit signe de satisfaction :

- Dans la rivière, on est avec elle; sur la rive, on ne peut qu'en être loin.

Il fait une pause :

- On ne peut connaître ceux qui ne restent qu'au loin.

Comme il ne dit plus rien, je l'invite à monter dans ma barque.

Il s'assied sur le siège, face à l'avant :

- Oh, tu voulais peut-être prendre les rames?

Je lui affirme qu'il peut rester assis sur le banc, et que cela me convient parfaitement.

Il fait un signe de compréhension :

- Tu navigues à la perche? C'est ce que j'ai pensé.

Je donne un bon coup de perche pour lancer la barque. Il ne dit rien. Au bout d'un moment, je lui propose :

- Tu veux essayer la perche?

Il réfléchit :

- Je te remercie! Tout à l'heure; je veux d'abord regarder...

Je pousse vers l'amont, afin de ne pas avoir à passer la barque par-dessus le gué. Il ne dit rien, jette de brefs coups d'oeil à droite, à gauche, puis regarde longuement devant lui, comme un pilote qui surveillerait les écueils possibles. Au bout de cinq minutes, il se tourne vers moi :

- Je prendrai volontiers la perche.

Je lui cède ma place. Il fait avancer la barque calmement, sans hésitation, comme s'il en était coutumier. Oh, ce n'est pas bien difficile de naviguer à la perche, pourtant j'ai connu plus d'un fanfaron qui n'arrivait qu'à heurter les berges tous les deux ou trois coups de perche, quelque effort qu'il fît!

Au bout de cinq autres minutes, il me tend la perche :

- Je te remercie! Cela m'a beaucoup plu.

Il reste pensif un instant :

- Nous avons été ensemble, la rivière et moi; elle venait vers moi, et j'allais vers elle.

Il laisse un temps :

- Ceux avec qui on n'a jamais été ensemble restent toujours au loin.

Cinq minutes avant le petit déjeuner, deux coups de corne de vache.

- Le père du Frère a besoin d'un coup de main; un compagnon est en congé.

- J'arrive!

- Viens prendre le petit déjeuner chez moi; il nous emmènera dans la camionnette.

Nous voici chez lui. Je demande :

- Et le Frère?

- Nous n'avons pas besoin de lui; c'est pour le carrelage d'une petite cuisine, on n'y tiendrait pas à trois.

Le petit déjeuner avalé, nous voici chez le Frère.

- Vous en aurez pour deux heures de travail, nous avise son père.

- Travaillez bien! nous souhaite la Soeur; nous, nous allons à la lessive.

Arrivent Rêve perdu et la Pêcheuse. Nous leur expliquons.

- Tu es le seul à ne rien faire! lance la Pêcheuse au Frère.

- Détrompe-toi! lui relance-t-il; je travaille mes maths.

- Dépêchez-vous, les filles, on nous attend à la lessive! s'écrie Rêve perdu, comme si elle n'avait rien entendu.

Petit silence rempli de rires muets.

- Après tout ça, nous aurons faim! s'exclame le Pêcheur en guise de conclusion.

Il ajoute aussitôt :

- On s'offre un brochet?

Accord unanime.

- Le court-bouillon ne sera prêt que vers midi, nous prévient la Pêcheuse.

Ce qui ne dérange personne; nous déjeunerons vers une heure.

Le père du Frère a vu juste; en deux heures les carreaux furent à leur place. Il nous félicita pour notre bon travail. A vrai dire, ce n'est pas la première fois que nous le faisons, et je crois vraiment que nous le faisons bien. Sinon, comment nous aurait-il laissé courir la chance de décevoir celle qui se servira de cette cuisine?

Le travail terminé, le père du Frère nous propose de nous ramener en camionnette. Nous déclinons l'offre; il n'y a qu'une bonne demi-heure de marche, et cela nous promènera, tout en nous reposant de nos fatigues... qui ne sont pas bien grandes.

- Cela ne sera pas très commode pour la voir, constate le Pêcheur, à peine sommes-nous partis.

- Il y a le train, la bicyclette...

- Il y a ses parents...

Je ne sais s'il faut m'étonner ou m'inquiéter :

- Ils ne paraissent pas s'opposer...

- Oui, pendant les vacances.

Je reste muet, tout en faisant un geste d'impuissance. Il poursuit :

- Oh, je ne pense pas du tout qu'ils ne veuillent pas que tu la voies...

Il prend un temps :

- Vous êtes tous les deux à l'école...

- Il y a les congés!

Il me regarde :

- Et ce sera suffisant, n'est-ce pas?

Je ne réponds pas de suite. Puis :

- Et toi, ta Pêcheuse...?

- Nous habitons tous deux ici... depuis toujours.

- Je travaillerai avec elle pendant les congés.

- Vous n'êtes pas dans la même classe.

- Je l'aiderai!

Il hoche la tête :

- Il y a beaucoup de travail en première...

Je fais un geste impatienté, et veux l'interrompre. Il ne m'en laisse pas le temps :

- Elle se sentira coupable si tu as de mauvais résultats.

Je ne réponds rien. Nous marchons en silence. Voilà les deux chênes. Il me regarde avec un sourire soucieux, mais rassurant :

- Ce sera difficile, mais vous y arriverez.

Il fait une petite pause :

- Je ne sais pas du tout comment je pourrai vous aider, mais je vous aiderai!

Onze heures. Il est temps d'aller pêcher le brochet. Comme toujours, un quart d'heure en amont à force de perche, et nous dérivons. Je crois que nous sommes un peu distraits; on le serait à moins. Alors les brochets s'en donnent à queue joie. Le Pêcheur se ressaisit le premier :

- Tu as vu le soleil?

Je jette un oeil :

- Oui, ça, je le vois! C'est le brochet que je ne vois pas.

Il nous reste bien un quart d'heure pour arriver chez la Pêcheuse en même temps que le court-bouillon. L'affaire se présente mal. Notre dérive vient de nous amener juste devant chez la Pêcheuse, et le soleil vient de se percher tout là-haut, prêt à redescendre. Que faire? Devant la Pêcheuse, c'est aussi devant chez moi. Et que vois-je, au bord de mon jardin?

Le brochet au court-bouillon, le Pêcheur me félicite :

- C'est heureux que tu l'aies vu...!

Je l'interromps d'une voix calme :

- Tu sais, j'en garde toujours un en réserve dans mon jardin.

La Pêcheuse intervient :

- Dis plutôt que vous avez failli nous laisser sans brochet!

Rêve perdu fait une moue inquiète :

- Je ne l'ai jamais vu dans l'eau depuis que je suis ici; il doit être un peu vieux, ton brochet.

Mais le brochet sent si bon que nous en oublions toutes ces plaisanteries. Le brochet était bon à l'odeur, il était tout aussi bon au goût. Etait? Oui, car il ne l'est plus.

Le soleil, qui s'est mis à descendre, contemple avec bienveillance la réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière.

Réunion qui commence, du reste, de manière fort houleuse. Aussi adroit qu'un magicien, le Frère a fait apparaître le livre d'exercices de maths acheté vendredi, lors du voyage à la mer.

- Tu n'espères pas nous faire faire des maths! proteste la Pêcheuse.

- Ce n'est même pas de notre programme! enchérit Rêve perdu.

- Ça ne nous servira de rien l'année prochaine! renchérit à son tour la Soeur.

Le Frère lève un doigt magistral :

- Erreur! Je vous avais dit que cela vous avancerait pour le futur, lorsque vous entreriez en première...

Il est interrompu par le concert, à l'unisson, d'un trio de voix féminines :

- Nous redoublerons!

Le Pêcheur et moi rions de bon coeur. Le Frère sourit, mais ne se laisse pas décontenancer :

- Tu préfères ta corne de vache à la mienne? demande-t-il à sa soeur.

- Oh, oui, la tienne a un son trop bas!

- Si tu casses la tienne, et que tu en veuilles une pareille, que fais-tu?

- Je pleure, et j'en demande une à mon grand frère!

Sa réponse déclenche un franc éclat de rire; elle n'est pas fille à pleurer, et elle saurait fort bien se trouver la corne de vache qui lui conviendrait.

Le grand frère reste imperturbable :

- Et ton grand frère te la trouverait sans peine.

La Soeur cesse de parler de pleurer :

- Moi aussi; j'irais en chercher une très longue, et je la raccourcirais!

- Et si tu coupes trop?

Elle hésite un peu, puis :

- Et si je te réponds que j'irai en chercher une autre, tu me diras...

- Parfaitement! que tu pourras la rater de nouveau.

La Soeur se tourne vers Rêve perdu et la Pêcheuse :

- Ce qui est surtout raté, c'est que nous allons l'avoir, le cours de maths!

- Parfaitement! répond le Frère; puisque tu sais que la hauteur du son dépend de la longueur de la corne de vache, tu pourras aisément comprendre que je puisse calculer cette longueur, connaissant le son que tu aimes.

La Soeur paraît apprécier le raisonnement à sa juste valeur.

- Eh bien, ma prochaine corne de vache, c'est toi qui me la feras! lance la Pêcheuse au Frère.

Et elle ajoute, en secouant approbativement la tête :

- Après tout, ce n'est pas si mal, les maths...

Quant au Pêcheur et à moi, nous nous sommes regardés. Nous n'avions, nous non plus, pas pensé à ce calcul. C'était donc vrai que, ainsi qu'il l'avait dit, le Frère avait travaillé son livre de maths.

Un silence a suivi, au bout duquel Rêve perdu remarque :

- Si on a une corne de vache qui convient, on connaît sa longueur; sinon, que peut-on calculer?

Matinée fort occupée. Hier, la lessive, ce matin, le repassage. Pas pour tout le monde, bien sûr. Le Pêcheur est pris avec son père, et le Frère travaille ses maths.

Moi, par contre, je suis venu aider à repasser! Ce n'est pas que je sache repasser, je ne l'ai jamais fait. Mais la curiosité aidant, je pense que ce sera amusant d'essayer. Et puis surtout, j'ai envie de faire quelque chose avec Rêve perdu. Quelque chose qui lui est habituel, allais-je dire. Mais non pourtant, il y a Didi. Enfin, cela lui est malgré tout arrivé quelquefois. Il est des choses qu'on préfère repasser soi-même, paraît-il.

Mon repassage n'est pas vraiment un échec, mais c'est loin d'être un succès. Enfin, ce qui est facile, je suis tout de même arrivé à le faire, quoique pas facilement.

Après le déjeuner, nous partons tous les six rendre visite aux meuniers chez qui nous avions retourné les foins au début du mois de juillet. Le Meunier doit être guéri à présent de sa belle entorse, mais nous avons pensé qu'une visite de notre part lui ferait plaisir. Et nous avons aussi pensé qu'une bonne tarte au fromage ne déplairait ni au Meunier ni à la Meunière. Mais nous n'allons pas la prendre au monument coutumier, non, nous avons chez nous une pâtissière émérite... "Je leur ferai une grande tarte au fromage!" a dit la Pêcheuse.

En flânant, il y a une bonne heure de marche à pied jusque chez eux. Nous prenons un chemin de terre qui passe entre le village de la Pêcheuse et celui de la Soeur, file vers là où le soleil brille à midi, et nous conduit tout droit à leur pré.

Le chemin monte lentement. Sur la gauche, au loin, un bois épais. Le chemin descend. Sur la droite, une étroite vallée qui va à la grande rivière parmi de petits bosquets. Le paysage se découvre à mesure que nous remontons. En suivant des yeux la rivière, j'aperçois dans les fonds le moulin vers lequel nous nous dirigeons. Un peu avant le moulin, je reconnais le petit cimetière sur le bord de la route qui longe le pré du Meunier, là où nous avions retourné les foins. Nous serons rendus dans une demi-heure au plus, toujours en flânant. Le chemin commence à descendre vivement. Si nous étions d'humeur à nous presser, ce serait le moment de courir à perdre haleine. Mais puisque nous flânons, nous ne nous pressons pas. Nous quittons le chemin pour couper à travers prés vers le petit cimetière. Et de là, le pré du Meunier descendu, nous n'avons plus qu'à appeler les meuniers pour qu'ils nous fassent traverser la rivière.

- Comment allez-vous, les enfants, nous crie de l'autre rive la Meunière, qui nous a vus la première de la cour du moulin; vous vous promenez?

- Pas du tout! lui crie en retour le Pêcheur; nous venons manger une tarte au fromage!

La Meunière a un moment d'hésitation un peu gêné. Il est clair qu'elle n'a pas de tarte au fromage à nous offrir.

- Vous vous promenez encore longtemps, par ici? nous demande-t-elle, une lueur d'espoir dans les yeux.

Il est tout aussi clair qu'elle est prête à nous en préparer une.

- Nous irons nous promener après avoir mangé la tarte au fromage!

Et, avant que ma Meunière ait eu le temps de réagir, le Pêcheur lève, bien haut au-dessus de sa tête, le gros paquet renfermant la tarte :

- La voici qui vient d'arriver!

Il ajoute en riant :

- Je l'ai attrapée au vol!

Il faut avouer que la plaisanterie passe un peu inaperçue, mais le large sourire rasséréné qui illumine le visage de la Meunière fait plaisir à voir.

- Je viens vous prendre! nous crie-t-elle.

Et, de deux énergiques coups de perche, l'un pour nous prendre, l'autre pour nous faire traverser la rivière, elle nous amène au moulin.

- Bonjour, les enfants! nous accueille le Meunier, qui vient de sortir du moulin.

- Comment va l'entorse? lui demande la Pêcheuse.

- Oubliée! répond-il.

Et pourtant, ne traînait-il pas un peu la jambe, en sortant du moulin? Cinq semaines, c'est suffisant pour être guéri lorsqu'on se repose, mais comment le Meunier aurait-il pu se reposer, en juillet, en pleine saison des moissons?

Le Meunier n'est pas homme à dédaigner une tarte au fromage, et la Meunière va aussitôt chercher le vin de leur vigne. Voilà un excellent quatre heures, quoique pris à trois heures. Mais qu'importe! Le Meunier et la Meunière nous parlent du moulin, de leur vie de tous les jours, nous posent des questions sur nos vacances, sur nos promenades, sur l'école qui nous attend... Et les quatre heures arrivent!

La Meunière nous fait repasser la grande rivière. Elle nous remercie plusieurs fois d'être venus, la tarte au fromage... Elle paraît toute contente. Mis à part pour la farine, les meuniers ne reçoivent pas beaucoup de visites.

Nous repartons par le même chemin.

- C'est curieux, observe Rêve perdu, j'ai l'impression de n'être pas venue par ce chemin.

- Pourtant... commence le Frère.

- Oui, oui, je vois bien que c'est le même chemin, mais j'ai l'impression de ne l'avoir jamais pris.

- C'est curieux... commence le Pêcheur.

Je propose une explication :

- Nous, nous connaissons ce chemin depuis toujours; c'est peut-être pour cela...

Rêve perdu hésite :

- Peut-être... Mais... Je ne sais pas...

Nous marchons un moment en silence.

- Peut-être étais-tu un peu distraite... suggère la Pêcheuse.

Rêve perdu secoue la tête :

- Non, je regardais le paysage; il me plaisait beaucoup.

- Il te plaît moins, à présent? s'enquiert la Soeur.

- Non, pas du tout!... Mais ce n'est pas le même paysage...

Elle s'interrompt soudain :

- Je sais! Je ne regarde pas du même côté.

Après un instant de silence, la Soeur s'exclame :

- C'est vrai, on regarde autre chose!

- Ou plutôt, on ne regarde pas du même point de vue, remarque la Pêcheuse.

Chacun approuve.

- Et lorsqu'on regarde une pensée? demande pensivement Rêve perdu.

La matinée ne nous laisse pas un instant de loisir. Pensez donc! Nous avons cinq cents pas à faire! Et qui plus est, avec les deux petites valises que Rêve perdu a apportées de chez elle. Car c'est aujourd'hui, seize août, le grand déménagement. Rêve perdu va passer les quinze prochains jours chez la Soeur. Avouez que la matinée s'annonce difficile. Heureusement, le déjeuner restaure nos forces.

Après-midi. Le Pêcheur et sa Pêcheuse sont partis... visiter la région. Elle est si belle, notre région! La Soeur s'est rendue chez sa camarade de classe, et le Frère, qui aime bien sa soeur, l'a accompagnée, comme de coutume, pour qu'elle ne s'ennuie pas toute seule dans le train.

Quant à Rêve perdu et moi, nous partons faire une promenade à pied le long de la grande rivière.

- On passe par la colline? me propose Rêve perdu.

- Allons-y!

Nous gravissons la colline. Arrivés tout en haut, Rêve perdu s'arrête, et contemple longuement le paysage :

- Voilà la grande rivière, qui coule tout droit vers le village où le père de la Soeur casse les carreaux...

Elle se reprend vite, tout en riant, avant que j'aie eu le temps de corriger :

- Quand tu rames, tu vas bien en arrière; pourquoi la rivière n'en ferait-elle pas autant?

- Bien entendu! C'est d'ailleurs ce qu'elle fait quand je rame...

- C'est évident! Selon que tu rames vers l'aval ou vers l'amont...

- ...le cours change de sens.

Je prends un air savant :

- Cela n'est vrai que chez toi ou chez moi; à partir de la grande ville, le fleuve est navigable...

- ...et les bateaux sont trop lourds...

- ...pour que le fleuve ait la force de les remonter.

Ayant tous deux compris le pourquoi des choses, nous reprenons notre promenade.

Nous voici au coude que fait la rivière et où se trouvent encore les débris de ce qui fut un jour un radeau. Je le montre d'un geste théâtral à Rêve perdu :

- Ce qui reste de mon radeau!

- Notre radeau! J'ai longtemps navigué dessus.

- C'est vrai; si longtemps que je ne me souviens même plus combien!

Nous marchons un long moment le long de la grande rivière, tantôt sous le chaud soleil, tantôt sous le frais vergne.

- Notre radeau ne coulera jamais, a murmuré Rêve perdu.

Nous sommes restés là longtemps, longtemps...

Ce matin, je n'avais pas envie de me réveiller. Le soleil m'appelait par la fenêtre, et ses rayons, bien plus inclinés qu'au début des vacances, parvenaient jusqu'à moi. "Tout à l'heure, soleil, tout à l'heure! Tu es bien resté dormir une heure de plus que le jour où l'école a fermé ses portes, et pourquoi n'en ferais-je pas autant, moi?" "Parce que tu as manqué le petit déjeuner!" m'a annoncé plaisamment le soleil. Qu'importe le petit déjeuner! J'ai refermé les yeux, et je suis retourné la rejoindre.

Ma petite rivière traversée d'un coup de perche, je vais voir chez les uns et chez les autres. Le Pêcheur n'est pas chez lui. La Pêcheuse, dont la maison est tout à côté, m'annonce qu'il est avec le Frère, en train de faire des maths. "Nous, nous faisons de la couture", ajoute-t-elle. Ça, je le vois bien moi-même, car elles sont là toutes les trois. Je demande bêtement si cela fait longtemps qu'elles travaillent. "Nous deux, oui; Rêve perdu s'est levée tard, comme toi", me répond la Soeur. Je m'en vais chez le Frère. "Je t'ai corné, tu n'as pas répondu; ta mère m'a dit que tu dormais, tout comme Rêve perdu", me dit le Pêcheur. Je m'installe. Géométrie.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière.

- De quoi parlons-nous, aujourd'hui? entame le Pêcheur, en guise d'ouverture de séance.

Les propositions se font attendre.

- Et si tu proposais toi-même! lui suggère plaisamment la Soeur.

Le Pêcheur rit :

- Si j'ai posé la question, c'est que je ne trouvais rien.

- C'est bien commode, constate le Frère.

- En tout cas, on ne parle pas de maths! avertit la Pêcheuse.

Je souris :

- Moi, je parlerai volontiers de tarte au fromage...

- Tu pourrais peut-être la faire! plaisante-t-elle, connaissant mes talents culinaires.

Effectivement, tout le monde connaissant lesdits talents, des protestations s'élèvent, tendant à s'opposer au risque de nuire à la réputation de notre tarte au fromage régionale.

Le silence qui suit montre notre incapacité à trouver un sujet de discussion.

- Les meuniers discutent-ils de sujets tels que les nôtres? demande soudain Rêve perdu.

La Soeur s'étonne :

- Qu'appelles-tu tels que les nôtres?

- Je ne sais pas; l'école, les idées sur la façon de penser...

- Peu probablement l'école, répond le Frère; leur fils n'a pas fait beaucoup d'études, et à présent il travaille.

- Tu veux dire que l'école n'intéresse que ceux qui y vont? lui demande Rêve perdu.

- Ou ceux qui ont à faire avec elle.

- Les profs, l'école elle-même?

Je renchéris :

- Sans oublier les dirigeants des pays!

Le Frère fait un geste d'acquiescement.

- Alors, l'école ne serait faite que pour elle-même ou pour les dirigeants des pays? s'inquiète Rêve perdu.

- J'espère que tu exagères! s'inquiète de même la Pêcheuse.

- Moi aussi, approuve vivement le Pêcheur, sinon je quitte l'école demain!

La Soeur sourit :

- Demain? Tu choisis bien ton jour!

Petits rires, un peu distraits.

- Mais alors, de quoi parlent-ils entre eux, les meuniers? insiste Rêve perdu.

- Du moulin, du travail, de la vente, des foins, de leur vigne, suppose le Frère.

- C'est-à-dire de la vie de tous les jours?

- Et non pas des devoirs à faire à l'école! note le Pêcheur.

- Ils paraissent fort contents de leur vie, observe Rêve perdu.

- On vit très bien sans faire de devoirs à l'école, remarque la Pêcheuse.

- Oui, les fermiers, par exemple; ils sont déjà très occupés à leurs fermes, la soutient la Soeur.

- Donc, leur vie n'est faite que de ce que ne fait pas l'école, conclut Rêve perdu.

Alors que nous nous préparons à des réflexions profondes sur la thèse débattue, le Pêcheur introduit un thème dont la saveur est tout autre :

- Le soleil vient de sonner quatre heures! Si nous allions cueillir des mirabelles?

L'accord est unanime. Le thème est étudié avec l'attention qu'il mérite, en suivant la coutume de l'école péripatéticienne. Et nous flânons donc le long de la petite rivière, et puis arrivés au confluent, nous continuons le long de la grande rivière, pas trop loin, cependant, pour rester dans les prés et ne pas être près de la route, qui se rapproche. La compagnie des vaches est plus agréable que celle des autos, même si des autos, il n'y en a guère.

Les mirabelles, mûres à souhait, ne nous empêchent pas de poursuivre notre conversation.

Je commente la conclusion de Rêve perdu :

- Si la vie des meuniers est faite seulement de ce que ne fait pas l'école, et si la vie de ceux qui ont à faire avec l'école est faite seulement de ce que fait l'école, il y a donc deux mondes différents.

Je prends un temps :

- Dans quel monde sommes-nous?

Méditation générale. Le Pêcheur en ressort le premier :

- L'école ne fait pas partie de la vie de mes parents.

Acquiescement non moins général, chacun pour sa famille. Je hoche la tête :

- Mon père se sert au cadastre de ce qu'il a appris à l'école; mais ce n'est qu'avec le cadastre qu'il vit.

La Soeur est du même avis :

- Mon père aussi se sert de ce qu'il a appris à l'école; et c'est comme pour le tien, le savoir-faire; il ne pense pas à un grand poëte ou à un grand musicien en cassant des carreaux.

On n'entend pas d'avis contraire. La Pêcheuse sourit :

- Il est possible que vous soyez contents de m'entendre vous réciter un très beau poëme que j'aurais découvert à l'instant, au lieu de préparer la tarte au fromage; mais des invités?...

Le Pêcheur rit :

- La tarte au fromage passe; mais le court-bouillon!...

La plaisanterie ne fait pas florès.

- J'ai souvent entendu dire "Chaque chose en son temps", remarque le Frère.

Un silence.

- Quel est le temps pour notre vie? demande Rêve perdu.

Ce matin n'est pas hier. Oui, on s'en doute, mais il y a une raison pour affirmer une telle évidence. Ce matin, nous allons déjeuner, Rêve perdu et moi. On s'en doute aussi, mais il y a une conséquence; contrairement à hier, où nous nous sommes levés tard, Rêve perdu et moi, aujourd'hui, nous nous levons tôt. Ah bon! c'est pour le petit déjeuner, penserez-vous. Pas du tout, c'est pour le déjeuner. A cette heure-là? Mais non, voyons! Un peu avant deux heures. Et c'est pour ça que vous vous levez si tôt? Encore une de vos plaisanteries! Mais non, mais non, c'est sérieux. Ah bon? Oui, nous prenons le train de sept heures vingt et une à la petite ville du cadastre, où nous déposera le père du Pêcheur. Eh bien, vous n'aviez qu'à le dire! Eh bien, nous l'avons dit!

Voici une meilleure explication, je veux dire plus simple. La tante et l'oncle de Rêve perdu l'ont invitée avec ses parents, et moi-même, à déjeuner dans le restaurant de l'oncle, le meilleur de leur très grande ville, la ville du vin, ainsi que l'appelle, à juste titre, Rêve perdu.

La matinée, je la passerai chez elle, Didi sera contente. Puis, nous irons en auto avec ses parents jusqu'à la ville de nos écoles, d'où un train rapide nous amènera sur place. Une heure et vingt et une minutes pour cent trente-six kilomètres. Cent kilomètres à l'heure de moyenne. Ça, c'est de la vitesse! Ce n'est pas en auto qu'on en ferait autant. A l'arrivée, le cousin de Rêve perdu viendra nous prendre en auto, et... à table! A propos, la gare n'est pas très loin du restaurant, et le cousin, prof de gym, irait aussi vite en courant qu'en auto. Mais je ne pense pas que Rêve perdu pourrait le suivre. Comment? Que dites-vous? Moi? Oh, il n'est pas très modeste de parler de soi-même! Et enfin, le soir, train rapide, les parents de Rêve perdu reprennent leur auto, et nous, nous rentrons par notre train. Le père du Pêcheur nous ramènera à la maison.

Nous voici donc chez Didi. Oh oui, c'est bien chez elle, car elle nous a accaparés un bon moment! Il a fallu tout lui dire, ce que nous faisions, de quoi nous parlions, si Rêve perdu mangeait bien, si elle se sentait bien, si elle n'était pas fatiguée, si elle se reposait bien, si elle... Et moi, je devais, non pas veiller sur elle, ça, c'était à Didi de le faire, même si elle était loin de Rêve perdu, non, moi, je devais être là, si nécessaire. Quant aux parents, Rêve perdu n'était pas leur affaire.

Nous restons un peu à bavarder avec les parents. C'est-à-dire qu'au bout d'un moment, la mère est partie avec sa fille et que le père a reparlé de la librairie. Je voulais lui demander si on lisait pour l'école ou pour soi, mais il était en train de me montrer la reliure d'un vieux livre. Ne pouvant parler de l'intérieur, je parlai de l'extérieur. La reliure était en effet très belle, et je la regardais avec attention. Le père, ravi de mon intérêt, me demanda si cela me plairait de visiter un atelier de reliure. Je lui répondis que cela me plairait beaucoup, et il m'expliqua qu'un jour prochain il devait aller pour affaires dans une ville proche de là où habitait son frère. Il continua, sans en dire davantage, à me montrer des livres. Que venait donc faire son frère dans l'histoire? Je n'osais le lui demander, mais soudain : "Ah oui, l'atelier de reliure est à mon frère!" Il poursuivit en me disant que le jour où il irait là-bas, il pourrait m'emmener avec eux. Je supposai que eux étaient lui, Rêve perdu et sa mère. Bah! nous verrons bien.

Le père me quitte pour aller se préparer pour le départ. Rêve perdu est revenue.

- Nous partons bientôt! m'annonce-t-elle.

Je lui parle du relieur :

- Ton père a proposé de nous emmener.

- Oh, c'est bien! J'y suis déjà allée; je pense que ça te plaira.

Elle ajoute en souriant :

- La fille de mon oncle se prépare, elle aussi, à faire de la reliure; elle est très gentille...

Elle s'interrompt :

- Mais j'y pense! Elle a une auto, elle pourra nous emmener en promenade!

- Ce serait bien! Mais aurons-nous le temps? Et sera-t-elle là?

Rêve perdu réfléchit :

- Attends-moi un instant.

Elle s'en va vivement. J'attends. La voici revenue :

- Mes parents veulent bien que nous restions un ou deux jours chez mon oncle; nous reviendrons en train!

Je la regarde, malgré tout un peu étonné. Elle sourit :

- A quoi sert d'attendre?

Elle ajoute, un instant après :

- Viens! Nous allons appeler tes parents!

Mes parents!

Elle est tombée sur mon père. Je crois qu'il n'a rien écouté, il est d'accord sur tout. Ma mère, cela a été un peu plus long.

- Voilà, c'est fait! m'annonce Rêve perdu.

Elle ajoute :

- Appelle-les!

Je suis un peu pris par le tourbillon. J'appelle. C'est ma mère. A peine surprise.

Les parents de Rêve perdu arrivent, disant qu'il est bientôt temps de partir. Rêve perdu m'entraîne voir Didi. Nous partons. Je veux dire, chez les parents du prof de gym!

Le voyage se passe sans histoire. A vrai dire, je n'y prête pas beaucoup d'attention, je pense plutôt au voyage chez le relieur. Du reste, je ne sais pas trop quoi penser, mais j'y pense. A train rapide, voyage rapide. Il ne s'est même pas arrêté en cours de route. Si, une fois, je crois. Et je crois aussi que j'ai oublié de regarder par la fenêtre. C'est si soudain, tout ça. A propos, c'est le train, et non le voyage, qui s'est arrêté. Encore que, si le train s'arrête, le voyage ne peut faire autrement que s'arrêter, lui aussi. Intéressante remarque, n'est-ce pas?

Le train entre en gare. Au milieu du quai, le cousin cherche dans quelle voiture nous nous trouvons. Nous lui faisons des signes. Notre voiture est en tête du train; et le train est long. Le cousin s'est mis à courir... et c'est maintenant lui qui attend notre voiture. Quelle foulée, le prof de gym!

Embrassades familiales. Pour moi, une ferme secousse de la main. Quelques minutes d'auto, il conduit aussi vite qu'il court, et nous sommes devant le restaurant. Tout du moins, c'est ce qu'il a dit. Et comme personne ne proteste, ni même s'étonne, c'est que cela doit être vrai. Moi, je ne vois qu'une maison, une grande et belle maison. Mais de restaurant, point. Nous entrons dans la maison. Nous montons au premier étage. Le cousin a ouvert une porte qui n'est même pas fermée à clef... une petite entrée, un grand salon... les dîneurs sont là, autour des tables élégamment dressées! Nous sommes bien dans un restaurant.

Tout au moins, c'est ce que j'en ai conclu. Car j'avais plutôt l'impression d'être dans une salle à manger, où se seraient réunis quelques amis du maître des lieux, pour passer un bon moment ensemble. Les amis sont nombreux, et on a disposé plusieurs tables pour former de petits groupes; ceux qui ont le plus d'affinités entre eux, sans doute. Le décor est intime. Cheminée de marbre, lourdes tentures aux fenêtres, vases de fleurs, nappes damassées, porcelaine fine, argenterie, cristaux... Les convives parlent d'une voix feutrée, comme s'ils échangeaient des confidences. Et le fait est, car, m'a dit un peu plus tard Rêve perdu, tous ces gens se connaissent depuis toujours. "Ce sont les Grands Serviteurs du Vin!" a ajouté le cousin avec une emphase ironique.

La librairie du père de Rêve perdu ouvre mardi vingt-neuf, et nous sommes le dix-neuf. Dans dix jours, donc, et cet après-midi le père a préparé l'ouverture en faisant quelques rangements. Et comme il sait, n'est-ce pas, que mon intérêt pour les livres anciens est on ne peut plus vif, ce qui, disons-le en passant, n'est pas tellement faux, il m'a proposé hier dans le train de venir avec lui. "Tu peux venir aussi!" a-t-il dit à sa fille, laquelle lui a répondu avec un léger sourire : "Pourquoi pas? Ce n'est pas une mauvaise idée!"

J'arrive donc à la gare de leur village vers deux heures. Le père de Rêve perdu m'attend dans son auto à la sortie la gare. Sa fille est avec lui. Comment ça, est avec lui? Elle n'est donc pas venue avec moi? Eh bien non! Ah, c'est vrai! j'ai oublié de vous dire. La mère de Rêve perdu, voyant que sa fille repartirait cet après-midi de la maison, en a profité pour lui demander de rester hier soir, et jusqu'au déjeuner d'aujourd'hui. Bon, bon, je la lui ai prêtée. Quant à ce soir, en rentrant de la librairie, je dînerai chez eux, sur invitation, puis je rentrerai par mon train... Avec Rêve perdu.

Que c'est triste, une librairie qui dort, après avoir fermé ses volets! Celui qui voulait savoir ce que disait le livre ne le peut pas. Le livre l'attendait, cependant. Il faudra attendre, attendre que la librairie s'éveille, et rouvre ses volets. Que c'est triste, une librairie qui dort, après avoir fermé ses volets...

Les volets sont restés fermés. Mais, quel bonheur! grâce au libraire, nous, nous sommes dans la librairie.

Le père de Rêve perdu - Eh oui, c'est lui le libraire, bien sûr! - est parti ranger ses livres, pour mieux les présenter lorsque la librairie ouvrira ses portes, sans doute, et nous deux, nous allons de rayon en rayon, feuilleter un livre ou un autre, ou encore admirer les belles reliures anciennes.

- Mon oncle ne les fait pas de cette manière; aujourd'hui, personne ne le fait plus, cela demanderait trop de temps, et mon oncle doit en faire un grand nombre d'exemplaires, et ces reliures-ci se faisaient une par une, car il y avait très peu de livres.

- Le fait est que les reliures anciennes sont très belles.

Je m'interromps un instant :

- Encore que ce qui compte, c'est ce qui est écrit...

Rêve perdu sourit :

- Je suis de ton avis, évidemment; mais je crois que nous avons déjà parlé...

- Oh, oui! du profond intérêt que portent les acheteurs...

- C'est bien cela.

Je reste un moment à contempler une reliure ancienne :

- Et à l'époque, penses-tu que c'était seulement pour qu'elles soient belles qu'on faisait ainsi ces reliures?

Rêve perdu a pris le livre, et réfléchit, tout en le tournant d'un côté puis de l'autre :

- Et si c'était pour montrer l'admiration qu'on avait pour l'auteur du livre?

- Faudrait-il alors supposer qu'aujourd'hui personne n'ait cette attitude envers les reliures?

- Autrefois, très peu de gens savaient lire; pour ceux qui le savaient, le livre était une chose rare, une chose précieuse, indispensable même.

Elle fait une pause :

- On le gardait avec soin, on le conservait longtemps; la reliure faisait donc vraiment partie du livre.

Je souris :

- Et de nos jours, combien qui y en a-t-il qui lisent vraiment?

- Les meuniers n'achètent pas de livres.

- Et parmi ceux qui achètent les livres d'aujourd'hui?

Rêve perdu prend un temps avant de répondre :

- Ainsi que tu le disais avant-hier, il y a deux mondes; les uns lisent les livres de l'école, les autres les livres qui ne sont pas de l'école.

- Tu veux parler des livres qu'on lit pour se divertir?

- Oui; sinon, ce sont encore des livres d'école.

- Tu as raison; on peut lire un livre sur les étoiles simplement parce qu'on en a envie, et s'apercevoir deux ans après qu'il fait partie du programme de la classe où on est.

Rêve perdu secoue la tête :

- On peut même lire avec plaisir les livres de la classe où on est, et qu'on découvre pour la première fois.

- En voilà des gens de toute sorte qui lisent!

Nous restons un moment sans rien dire, en contemplant les belles reliures dans les rayons.

- Mon père regrette beaucoup qu'on ne fasse plus de belles reliures, reprend Rêve perdu; il dit qu'aujourd'hui, on n'aime plus la beauté.

- Le choix est simple; très peu de livres avec de belles reliures, beaucoup de livres avec des reliures ordinaires.

- Conséquence tout aussi simple; très peu de gens lisent, beaucoup de gens lisent.

- Mon prof de français déplore que la très grande majorité des gens lisent des livres de divertissement de basse qualité, et il dit que ces livres ne méritent même pas d'être lus.

J'ajoute en souriant un brin ironiquement :

- Et donc, ni d'être imprimés!

- Et les livres dont on nous dit, surtout à l'école, qu'ils le méritent, sommes-nous vraiment sûrs que ce soit vrai?

Dimanche. Tous les parents reçoivent des amis. Ah oui! excepté les parents du Pêcheur et les parents du Frère et de la Soeur. Ceux-ci et ceux-là sont partis se faire recevoir par des amis, emmenant, les uns et les autres, leur progéniture. Oui, bon... Il reste les parents de la Pêcheuse, avec la Pêcheuse. Quant aux parents de Rêve perdu, ils reçoivent qui ils veulent, mais comme ils ne sont pas là! Et Rêve perdu? Eh bien! ses parents n'étant toujours pas là, elle déjeune avec moi! Enfin, pour être plus précis, elle déjeune chez moi. Et si elle est effectivement avec moi, elle est aussi avec mes parents et les invités de mes parents. Car mes parents ont des invités. Voilà, vous savez tout!

Rêve perdu étant venue tôt à la maison, nous en profitons pour aider ma mère à la cuisine. C'est-à-dire, Rêve perdu aide ma mère, moi j'assiste à la scène. J'ai, bien sûr, proposé mes services, sachant parfaitement que je ne risquais rien à le faire, et, ainsi que prévu, mes services ayant été considérés inutiles, voire dangereux pour la bonne santé de la vaisselle, je fus éconduit en hâte. Curieux, cette communauté d'opinions entre ma mère et Rêve perdu. Ainsi, au reste, je suis enclin à le préciser, entre Rêve perdu et ma mère. La différence entre ces deux propositions ne vous paraît sans doute pas évidente au premier abord, au deuxième non plus, ajouterez-vous; à moi non plus, dois-je le dire. Mais tout cela me fait penser à la vie que j'aurai avec Rêve perdu lorsque je ne vivrai plus avec ma mère. Je restais là, songeur, regardant les deux femmes s'affairer aux besognes familiales, lorsque Rêve perdu, passant devant moi, m'a dit à voix basse : "La vie est aussi faite de cuisine".

Déjeuner. Nous commençons par des tartelettes aux épinards. Ce n'est certes pas une surprise pour moi, ayant vu des épinards envahir la table. Ah, ces épinards, ça en prend de la place! Quand c'est cru, parce que quand c'est cuit... il n'en reste pas grand chose. Il n'en reste pas moins que j'aime beaucoup les épinards, et la Soeur en a dans son jardin. C'est de là qu'ils doivent venir, car Rêve perdu demeure jusqu'au premier septembre chez la Soeur. Et je crois bien que Rêve perdu sait que j'aime beaucoup les épinards. Alors...

Je goûte la tartelette. Oh! mais ce n'est pas... Savoureuse; elle est savoureuse! Ma mère les fait bien. Mais... Non, ce n'est pas elle... Fondante, fondante, la pâte! Le plus difficile à réussir lorsqu'on fait une pâte brisée. Ma mère fait une bonne pâte; mais celle-ci, c'est Rêve perdu! Elle m'avait dit qu'elle s'amusait parfois à faire de la cuisine, Didi étant là pour la conseiller. S'amusait... Cela ne s'appelle plus s'amuser, cette tartelette! Je lui souris : "Merci!" Elle me sourit en retour. Et, du coin de l'oeil, j'ai vu que ma mère souriait doucement.

Les invités sont à table. Bien sûr. Un homme, qui possède une entreprise de peinture en bâtiment. Il connaît bien le père du Pêcheur et celui du Frère. Mais s'il est chez mes parents, c'est parce que sa femme est une amie de ma mère. Ils ont une fille, de deux ans environ plus jeune que Rêve perdu.

Le peintre en bâtiment fulmine :

- On nous méprise! Peintres en bâtiment, pensez donc! "Et ça prend le nom de peintres pour faire croire...!"

Un verre de vin est le bienvenu, car il est sur le point de s'étouffer d'indignation. Le vin lui ayant paru bon, calmé, il reprend :

- L'autre jour, il y avait tout un article dans un journal avec la photo d'un tableau célèbre, à ce que disait le journal; il y avait un rond rouge au milieu d'un tableau tout blanc...

- Il devait y avoir autre chose, s'étonne mon père.

- Non, rien, rien du tout!

- Et c'est vrai! le soutient sa femme; j'ai vu la photo.

Etonnement général. Le peintre, en bâtiment, poursuit :

- Des ronds rouges sur un mur blanc, je vous en peins autant que vous voulez!

Un nouveau verre de vin le calme de nouveau. Puis, on parle d'autre chose.

Après le déjeuner, la jeune fille, Rêve perdu et moi allons nous installer au jardin.

- Papa peint très soigneusement les murs; c'est très joli, déclare la jeune fille, après que nous avons échangé quelques banalités.

Un peu surpris, je cherche à lui être agréable :

- Ça, c'est vrai! J'ai déjà vu des maisons peintes par ton père, c'est vraiment très joli.

Elle me remercie d'un petit signe de tête, et ne dit rien pendant un court moment. Puis, prenant un air sérieux :

- Papa a dit qu'il nous en fera autant que nous voudrons... Moi, quand je dois faire un dessin, en classe, je trouve que c'est difficile...

Elle s'est tue. Je lui demande :

- Tu ne dessines pas des ronds rouges?

Elle me regarde un instant, puis se met à rire :

- Pour ça, je prends un compas! c'est de la géométrie.

Elle penche la tête d'un côté, comme lorsqu'on découvre quelque chose d'amusant :

- Celui qui a peint le rond rouge dont a parlé mon père, il s'est bien amusé!

Elle reste un instant en suspens :

- On peut faire de jolis dessins avec le compas.

- Tu aimes le dessin? lui demande Rêve perdu.

- Oui, beaucoup; mais ça m'ennuie de dessiner des ronds.

- Tu dessines des ronds?

- Pour m'amuser; en classe, ça m'ennuie.

Je m'étonne :

- Vous dessinez des ronds en classe?

Elle rit :

- Oh non, jamais!

- Qu'est-ce que vous dessinez?

- Des objets... des vases...

Je veux faire celui qui comprend :

- Avec des fleurs!

- Oh, non! Les fleurs, c'est pour les vrais peintres!

- Pourtant, à mon école, on m'en a déjà donné... veut la contredire Rêve perdu.

La jeune fille l'interrompt :

- Oui, à moi aussi; mais ce ne sont pas de vraies fleurs, ce sont des ronds rouges... ou bleus... les vraies fleurs sont dans les champs!

Nous restons un moment sans rien dire. C'est la jeune fille qui reprend :

- J'ai vu un jour un peintre qui peignait des vraies fleurs; elles étaient gaies, elles continuaient à pousser dans le tableau, elles n'étaient pas des ronds, ni rouges, ni bleus.

La matinée se passe en occupations ménagères... La vie est aussi faite d'occupations ménagères, n'est-ce pas?

Les boutiques n'ouvrent que dans une semaine, et nous allons tous les six faire quelques commissions pour nos parents dans la petite ville au fameux monument. Deux heures de route pour une heure de commissions. Alors qu'on aurait pu se faire emmener en camionnette - un quart d'heure seulement! Bien sûr; mais en roulant à bicyclette, on se promène, on bavarde. C'est autre chose. Ah oui! Dans le décompte des heures, j'ai oublié la visite du monument fameux, et les souvenirs emportés à savourer au cimetière. Onze heures; nous sommes rentrés.

- On s'offre un brochet?

- Le court-bouillon sera prêt à midi, répond la Pêcheuse à l'appréciée proposition de son Pêcheur.

La barque vient à peine de commencer à dériver.

- Là! s'écrie Rêve perdu d'une voix sourde.

En effet, il est bien là, sous une pierre pas très grosse. Mais lui non plus n'est pas très gros.

- Ça ne nous suffira jamais! ponctue Rêve perdu, un tantinet dépitée, contemplant le brochet qu'elle tient en main.

- Bah! Nous avons encore du temps, déclare le Pêcheur d'une voix rassurante.

- On le rejette?

Je proteste :

- Gardons-le en attendant! On ne sait jamais.

La barque se remet à dériver. Pierre après pierre, nous scrutons. C'est le Pêcheur qui trouve. Il n'est pas plus gros que le premier.

- On a bien fait de garder le premier! se félicite-t-il.

Deux petits brochets valent un grand, et les petits sont souvent meilleurs que les grands.

Le court-bouillon est prêt, il n'y a plus qu'à attendre. Les brochets sont prêts, il n'y a plus qu'à les manger, ce qui va bien plus vite que les pêcher.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière.

- Vous vous souvenez, il y a trois semaines environ, vous nous avez parlé de votre rencontre avec un photographe? nous demande la Soeur, à Rêve perdu et à moi.

Je confirme d'un signe de tête :

- Je m'en souviens très bien; c'était au cours d'une promenade.

- Je m'en souviens très bien aussi, il était avec sa femme, et parcourait la campagne, confirme de son côté Rêve perdu.

- Je pensais à ce qu'avait dit la fille du peintre en bâtiment dont vous nous avez parlé ce matin, reprend la Soeur; cela m'a rappelé ce qu'avait dit le photographe.

Elle laisse un temps :

- Le photographe voulait photographier la vie, la vraie vie, avait dit sa femme.

Elle laisse encore un temps :

- La fille du peintre en bâtiment a dit que les vraies fleurs continuaient à pousser dans le tableau.

- Tu veux dire que c'est ça aussi, la vraie vie? résume le Frère.

Sa soeur fait oui de la tête. Un petit silence.

- Mais alors, intervient la Pêcheuse, paraissant fort mécontente, lorsqu'on nous dit en classe de dessiner quelque chose...

Elle hésite :

- Le prof nous dit que ce doit être bien fait, beau...

- Et c'est là-dessus qu'il nous donne une note! renchérit vivement le Pêcheur.

- Peut-être le prof veut-il malgré tout que le dessin soit bien fait, remarque le Frère.

Je hoche la tête :

- On peut regretter qu'il n'ajoute rien sur la vie dont ont parlé le photographe et la fille du peintre en bâtiment.

Rêve perdu hésite :

- La vie dont ils ont parlé... chacun d'entre eux a parlé de la vie qu'il a vue lui-même...

- Et le prof nous laissera-t-il voir nous-mêmes la vie? s'inquiète la Pêcheuse.

- Et la note que donnera le prof, de quelle vision de la vie dépendra-t-elle? s'inquiète encore plus le Pêcheur.

Le silence est un peu plus long.

- Quoi que nous fassions, quelqu'un nous donnera une note, reprend Rêve perdu; si ce n'est le prof, ce sera ceux qui nous achètent des livres chez mon père, ceux qui achètent de l'épicerie ou se font bâtir des maisons...

Elle se tourne vers moi :

- Ceux qui voudront que leur maison soit bien indiquée sur le cadastre...

Je réponds sur un ton dubitatif :

- Ça, ce sera difficile; mon père dit que les gens s'y perdent, alors que c'est tellement simple, il suffit de regarder!

- J'ai dû mal regarder, observe Rêve perdu, avec un petit sourire.

- J'y suis déjà allée, je n'ai jamais rien vu non plus, l'approuve la Pêcheuse.

- Ne parlons pas des maisons où l'on a toujours oublié de faire... ce que personne n'avait demandé, enchérit le Pêcheur.

- Ni des produits qui manquent, alors qu'on les trouve en ville, renchérit la Pêcheuse.

- Chez mon père, en tout cas, on ne se plaint jamais de ce que contiennent les livres qu'on achète pour leur belle couverture... commence Rêve perdu.

- Ce n'est pas étonnant, rit la Soeur; d'après ce que tu nous as raconté, personne ne les ouvre!

- Elle doit, je pense, exagérer, tempère le Frère.

Rêve perdu sourit :

- J'exagère peut-être, mais comme ceux qui les ouvrent ne les lisent pas...

Moment de méditation.

- Et voilà, constate le Frère, nous venons de faire ce que nous avons été tentés de reprocher à nos profs!

La matinée se passe en occupations ménagères... La vie est aussi faite d'occupations ménagères, n'est-ce pas?

Cet après-midi, le père de Rêve perdu est retourné à la librairie. Nous sommes là, nous aussi, car il nous l'a proposé hier soir. Nous allons de rayon en rayon, comme la dernière fois, mais aujourd'hui, ce sont plutôt les textes des livres que nous parcourons. Textes disparates. Des récits historiques concernant des mémoires de militaires inconnus, pour nous tout au moins, racontant des épisodes fragmentaires apparemment suffisamment obscurs pour que nos livres d'histoire n'en parlent pas. Textes de littérature d'auteurs dont nous n'avons jamais entendu parler, ce qui n'est évidemment pas un critère. Cependant, à lire telle ou telle page, cela ne donne pas envie de continuer. Mais là aussi, ce n'est pas un critère. Récits de voyages. Ouvrages scientifiques que nous ne pouvons apprécier, étant donné nos faibles connaissances. Auteurs que nous avons étudiés en classe. Seule différence, la date de parution du livre, livre qu'on trouve par ailleurs dans toutes les librairies ordinaires. Peut-être est-il important d'avoir une édition ancienne... recherche d'erreurs, par exemple?

- Tiens, regarde! Les Fables de La Fontaine! s'exclame Rêve perdu; je ne l'avais jamais vu.

Elle me le tend :

- Tu aimes les Fables?

- Beaucoup!

- Tu as des préférences?

- Oui, aussi bien pour celles qui me plaisent que pour celles qui ne me plaisent pas.

Elle me regarde, cherchant visiblement à comprendre :

- Tu aimes celles qui ne te plaisent pas?

Je souris :

- Oui, je crois que je l'ai dit assez bêtement.

- Tu veux dire que tu y trouves un intérêt tout de même?

- Oui, c'est bien ça.

Je poursuis, après avoir réfléchi un moment :

- Pour les fables qui me plaisent, c'est simple; une petite histoire, en général agréable à lire, pas toujours, et puis une constatation, quelquefois évidente.

Je souris :

- Mais pense-t-on aux évidences si on n'est pas guidé?

Rêve perdu hoche la tête :

- Pour ça, nombre de mes profs pourraient y penser! J'en ai entendu, surtout en maths, des "Il est évident que..." sans que le... "guide" nous guide le moins du monde.

Je ris :

- Oh, pour La Fontaine, il ne nous guide que trop! Mais c'est amusant...

Elle répond, d'un ton amusé :

- C'est vrai, ce que tu dis; mais peut-être écrit-il pour des gens qui ne tiennent pas trop à réfléchir?

- Oui; ou peut-être se méfie-t-il des gens de cette sorte; un livre est vite abandonné s'il ennuie.

Elle fait un signe d'approbation :

- Le fait est que si j'aime les Fables, c'est aussi parce qu'elles sont amusantes... et puis, on n'a pas de mal à les lire, comme tant d'autres, dont les auteurs se considèrent sans doute trop sérieux pour octroyer la permission aux lecteurs de rire ou même de sourire.

Elle sourit :

- Et d'ailleurs, c'est ça qui me fait sourire... de plaisir, lorsque je referme le livre.

J'approuve hautement son opinion sur les livres sérieux qui font sourire.

- Tu parlais des fables qui t'avaient déplu...

- C'est tout aussi simple; ce sont les fables qui vous assènent des ordres, le genre d'ordre : "Fais ce qu'on te dit, tout le monde fait ça!"

Rêve perdu rit de bon coeur :

- Si tout le monde le faisait vraiment, on n'aurait pas besoin de le dire!

- N'est-ce pas!...

Une petite pause de rire... pas sérieuse du tout! Je poursuis :

- Tiens! je vais te donner un exemple : La Cigale et la Fourmi.

- Oh! Je t'écoute volontiers; cette fable m'a toujours agacée!

- Non seulement elle m'a aussi agacé, mais elle m'a surtout inquiété...

Elle m'interrompt vivement :

- Tu sais, ça me fait penser à la vision de la vie, dont nous parlions hier.

- Oh, c'est tout à fait ça! Ici, dans les Fables, c'est : "Vivez comme ci, vivez comme ça! Je vais vous donner un exemple de ce qui vous arrivera si vous ne suivez pas mes ordres!"

- Bien entendu, l'exemple choisi est le pire de ce qui peut arriver de désagréable, voire, de préférence, de grave.

- Et d'autant plus si cet exemple n'arrive presque jamais.

Rêve perdu fait un geste d'agacement :

- Quant à citer les cas où tout se passe bien, surtout si ces cas arrivent tous les jours...

Nous ne disons rien pendant un moment. Je reprends :

- La Fontaine a tout fait pour donner une mauvaise image de la cigale...

- Sans d'ailleurs en donner une meilleure de la fourmi!

- Oui, ça, il a bien fait! Quant à la cigale... Tu sais que La Fontaine...?

- ...d'Esope, oui, je sais.

- Tu as lu...?

- Oui.

- Tu as vu qu'Esope ne la traite pas de simple cigale; il dit que c'est une artiste.

Rêve perdu acquiesce :

- Ah oui, c'est vrai! Alors... tu veux dire qu'Esope, contrairement à La Fontaine, ne l'a pas fait chanter pour elle seule, mais pour d'autres; pour la fourmi, en particulier?

- Précisément! Et lorsqu'on va écouter un artiste...

- ...on ne lui refuse pas "quelque grain pour subsister".

- La fourmi dira, bien entendu, qu'elle n'a rien demandé.

Rêve perdu sourit :

- Il y a bien des gens qui prétendent ne rien demander, et qui acceptent volontiers ce qui passe à leur portée.

Le train qui nous ramène chez nous vient de partir. Il ne reste dans le ciel que les dernières lueurs d'une journée qui s'est enfuie une heure plus tôt que le jour où nous avons quitté l'école. Déjà...

La matinée se passe en lessive... Je suis bien obligé de constater que la vie est aussi faite de lessive, n'est-ce pas?

Je suis surtout bien obligé de constater que la vie est faite... de cuisine, d'occupations ménagères, de lessive... d'école... de sommeil, de déjeuner... j'en oublie certainement, des... faite de choses de même nature. Que reste-t-il pour la vie elle-même, celle faite de notre nid, à Rêve perdu et à moi?

Moi, je reste une partie de la matinée à lire, le spectacle de la lessive n'étant pas vraiment très exaltant. Puis, je vais chez le Pêcheur. Puis, nous allons tous deux chez le Frère. Un peu de bavardage, quelques coups d'oeil pas très assurés sur nos livres de première...

Déjeuner. Mon père se laisse aller à parler d'autre chose que de cadastre. Pour le coup, ma mère a pu lui faire part de ce qui se passait dans la maison, de quelques aperçus de sa vie à elle. Mon père écoute avec, parfois, quelque étonnement. Leur nid n'est pas comme le nôtre, à Rêve perdu et à moi. L'a-t-il jamais été? Le nôtre restera à jamais tel qu'il est à présent. Je le sais, Rêve perdu le sait aussi.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques à travers les prés longeant la grande rivière, de l'autre côté de la colline.

Il fait bon marcher, car un petit vent frais nous annonce pour bientôt des jours moins chauds et par-dessus tout moins étouffants que ces derniers jours.

Il n'a pas beaucoup plu cet été, et l'eau a baissé dans les rivières. Dans ma petite rivière, on ne se mouille pas très haut les jambes lorsqu'on descend de la barque pour aller chercher le brochet. Dans la grande, plus tellement besoin de rames; la perche touche souvent les fonds et suffit largement. Près des rivières, l'herbe est encore verte; ailleurs... Certes, les vaches n'ont pas encore entamé le foin des mauvais jours d'hiver, mais par endroits, sur les flancs des collines, elles mettent plus de temps à trouver leur content.

L'habituel échange de points de vue des six personnages historiques commence par notre récit, à Rêve perdu et à moi, de la visite d'hier à la librairie, suivi du compte rendu de nos commentaires sur les Fables de La Fontaine et d'Esope.

- Oh, j'ai l'habitude d'entendre ce genre de conseils! affirme d'emblée la Pêcheuse.

Son opinion n'étant, de toute évidence, guère favorable, le Frère tente de la tempérer :

- Le conseil en lui-même n'est pas à dédaigner...

- Et ensuite, l'habitude est prise, proteste vivement le Pêcheur, et n'importe quel conseil se met à paraître excellent!

- Tu exagères, proteste de son côté la Soeur, quoique beaucoup moins vivement.

- Pardon! Je ne fais que suivre les sages conseils qu'on nous donne; mieux vaut être trop prudent que pas assez.

Des petits sourires rôdent sur les visages.

Je remarque :

- Les conseils de La Fontaine et ceux d'Esope ne nous sont connus que parce que nous allons à l'école...

- Et parce que c'est l'école qui nous a fait connaître ces deux auteurs, ajoute Rêve perdu; les meuniers ne les connaissent pas.

Elle se reprend :

- Peut-être de nom... pour La Fontaine...

- Oui, approuve la Pêcheuse; parce que pour Esope!...

Le Frère observe :

- Des conseils, il n'y a pas que La Fontaine et Esope à en donner...

- Oui, mais ceux-là, il faut les apprendre et recevoir une note, réplique Rêve perdu.

- Tu veux dire que ce sont les conseils de l'école...?

- De tous ceux dont nous dépendons, renchérit le Pêcheur.

La Pêcheuse s'étonne :

- Bon, mais tout ça n'est pas nouveau; pourquoi parler des deux auteurs...?

- Les conseils de ceux dont on dépend sont limités à leur opinion, propose Rêve perdu.

Je fais un signe d'assentiment :

- Mais si c'est un auteur consacré, c'est l'opinion du monde entier qui nous parle.

- Là, c'est toi qui exagères! me lance le Pêcheur.

- Sans doute; mais notre monde, notre monde entier à nous, où se trouve-t-il?

Ce matin, les filles sont prises. Nous, les garçons, nous faisons un peu de maths de première, voir ce qui nous attend.

- Pas mal de calculs, grogne le Pêcheur.

- Ce n'est vraiment pas comme les autres années, déplore le Frère.

J'approuve :

- C'est ce que nous avons déjà dit la dernière fois... et ça se confirme.

- Que de théorèmes à apprendre en géométrie! constate le Pêcheur.

- Je n'ai pas vu beaucoup de problèmes amusants en géométrie, le soutient le Frère.

Nous restons un moment à feuilleter les livres. Je reprends :

- Je crois que nous avons bien fait d'acheter ces livres; nous aurons moins de surprises.

Je vous laisse deviner, grâce à ces quelques remarques, l'état d'esprit d'élèves se préparant à l'école qui commence dans à peine plus d'un mois! Cinq bonnes semaines...

L'après-midi s'annonce beaucoup plus agréable; pour Rêve perdu et moi, en tout cas. Nous allons ensemble faire une grande promenade à bicyclette. Trois bonnes heures de flânerie, car nous ne comptons pas nous presser, oh non, pas le moins du monde!

La promenade commence par un coup de perche pour prendre Rêve perdu et sa bicyclette sur l'autre rive, et un second coup de perche pour la ramener. Oh! ce n'est pas tellement plus près qu'en suivant la route qui passe par le pont et les deux chênes, mais c'est beaucoup plus amusant. Nous prenons par les prés jusqu'au gué du moulin, afin de rejoindre le chemin qui monte sur la colline d'où l'on aperçoit les débris du radeau. Ça cahote, ça cahote - c'est curieux, à pied, cela ne se sent pas! Arrivés là-haut, nous traversons la grand route des gens pressés. Quelques tours de pédale plus loin, Rêve perdu me montre sur la droite un chemin de terre :

- C'est ce chemin-là qui s'en va à l'horrible bâtisse des chevaliers; tu te souviens, nous l'avons pris il y a un mois environ?

- Oh, je me souviens très bien; la bâtisse t'avait tellement déplu!

Elle rit :

- Que veux-tu? Tu m'avais emmenée exprès pour me la montrer; elle valait donc le coup d'oeil!

- Naturellement! Et tout à l'heure, c'est la dernière demeure des chevaliers que nous irons voir!

Nous passons au croisement du chemin de terre :

- Aujourd'hui nous ne prenons pas ce chemin-là; nous allons tout droit.

- Ah, je reconnais cette route! observe-t-elle, c'est celle qui va à la gare de chemin de fer pour chez moi.

Je souris :

- Eh bien, si tu veux le prendre, il part à huit heures vingt et une ce soir!

Elle me rend mon sourire :

- Et il arrive à huit heures quarante-trois.

Je ne reste pas... en reste :

- Vingt-deux minutes de trajet.

Elle s'inquiète :

- Nous en avons encore bien pour un quart d'heure de bicyclette; dépêchons-nous, nous allons le rater!

Je la rassure :

- Nous ne pouvons pas le rater.

- En es-tu sûr?

- Absolument!

- Pourquoi?

- Parce que pour le rater, il faudrait être à la gare.

Elle fait un signe de compréhension :

- Je comprends; mais cela dépend aussi du moment où nous y arriverons.

- Absolument pas!

- En es-tu sûr?

- Absolument!

- Pourquoi?

- Parce que nous n'y arriverons pas.

Elle s'étonne :

- Pour quelle raison?

- La raison est très facile à exposer.

- Expose!

- Nous tournons à gauche pour prendre une autre route avant d'arriver à la gare.

Le visage de Rêve perdu s'éclaire :

- La chance nous est favorable! Le train ne s'arrête pas longtemps à cette gare.

- Alors, si nous étions arrivés à temps et avions pris le train...

- ...comme nous repartons de nouveau d'ici...

- ...il eût fallu faire très attention à redescendre aussitôt du train avant qu'il fût reparti.

- Au moins, nous étions sûrs de ne pas rater la gare, puisque nous y étions déjà.

Complètement rassurés l'un et l'autre, nous reprenons notre chemin. Peu après être sortis du village, Rêve perdu me montre au milieu des prés, sur une petite butte, une rangée de quatre maisons, accolées l'une à l'autre :

- C'est curieux d'avoir bâti cette grande maison en faisant semblant qu'il y en ait quatre.

Son erreur me fait sourire :

- Il y a en bien quatre! mais comme elles se ressemblent et qu'elles sont côte à côte...

- Pas du tout! me coupe-t-elle; tu ne vois pas à l'intérieur les portes entre les maisons?

Je connais ces maisons; il n'y a pas de portes. Mais je ne suis pas homme à me laisser surprendre :

- Comment veux-tu que je les voie? Elles sont fermées à clef des deux côtés.

Rêve perdu non plus n'est pas femme à se laisser surprendre :

- Oui, mais les clefs ne sont pas sur les portes; on voit très bien par les trous des serrures.

Force m'est de constater la justesse de l'argument; ce que je lui avoue de bonne grâce.

Nous continuons notre chemin. Un peu plus loin, à la sortie d'un village, un grand arbre auprès d'une maison. Je la montre à Rêve perdu :

- Voilà une maison fort agréable; chaude l'hiver, fraîche l'été!

- C'est en vérité fort agréable; comment cela se peut-il?

- Regarde! L'arbre est du côté de là où le soleil brille à midi; l'hiver, il n'y a pas de feuilles aux arbres, et le soleil réchauffe la maison...

Rêve perdu ne me laisse pas achever :

- ...et l'été, les feuilles sont abondantes et couvrent d'ombre la maison.

Un peu plus tard, une église, dont on ne sait pas si elle est dans le village ou si elle est au milieu des prés. Tout dépend d'où on la regarde, du village ou des prés. Un grand mur, tout nu, un seul vitrail. Un clocher carré, tout simple, mais prêt à se défendre.

Encore un peu de route, toujours en flânant. Par moments, nous serions allés beaucoup plus vite à pied qu'à bicyclette. "Oui, oui, mais à bicyclette, c'est bien plus reposant!" me fait judicieusement observer Rêve perdu.

Une église, dont on ne sait pas si elle est dans le village ou si elle est au milieu des prés. Tout dépend d'où on la regarde, du village ou des prés.

Je viens déjà de le dire? Oui, je sais, mais qu'y puis-je? Mon prof de français dit qu'il ne faut pas se répéter. Fort bien. Il n'a qu'à venir le dire aux deux églises devant lesquelles nous venons de passer, celle de tout à l'heure, et celle de maintenant. Qui sait? L'une d'elles changera peut-être de position? Bon courage, prof!

Un peu après être sortis du village, nous passons sous le pont du chemin de fer. Un train gronde au-dessus de nous; c'est certainement l'express de quatre heures. Rêve perdu regarde le soleil :

- C'est l'express, il est plus de quatre heures; j'ai apporté des poires que m'a données la Soeur.

- Ah, bonne idée! Ce sont les premières de son jardin, je pense.

- C'est bien ce que j'ai vu.

- Allons les manger au cimetière du village, là-bas, à cinq minutes; c'est la dernière demeure des chevaliers dont je t'ai parlé tout à l'heure.

- Allons! J'espère que ce n'est pas comme l'horrible bâtisse!

Nous sommes sur place. De longues étroites tombes de pierre sombre, posées côte à côte sur le sol, emplissent à elles seules le cimetière.

Rêve perdu parcourt lentement des yeux le cimetière :

- On dirait que les chevaliers sont prêts pour la bataille.

Depuis hier soir, le temps étouffant de ces derniers jours est parti en vacances... ailleurs! Hier lorsque nous avons quitté le cimetière aux environs de cinq heures, les premiers gros nuages noirs nous avaient déjà prévenus, et le retour s'est fait au plus vite, une petite heure. Nous avons bien fait, au reste, de rouler vite, car en passant près du moulin des meuniers, quelques coups de vent prémonitoires nous ont avertis : "Pressez-vous, les enfants! Regardez derrière vous, la pluie va arriver!" Et nous, d'appuyer sur les pédales! Les premières grosses gouttes nous ont chaleureusement accueillis - oui, je veux simplement dire qu'il faisait encore chaud à ce moment-là... - et elles nous ont aspergés sans trop de dommage; nous fûmes trop vifs! Les grosses gouttes, ayant reçu du renfort, se sont acharnées jusqu'au matin. Mais rien n'y a fait; Rêve perdu et moi étions douillettement installés sur nos oreillers, bien à l'abri.

L'après-midi, réunion chez moi - dehors il fait encore mouillé - des six personnages historiques. Tiens! Rêve perdu est venue avec un panier à ouvrage. Dans le panier, j'aperçois quelques pelotes de fil blanc et un crochet. Je demande à Rêve perdu ce qu'elle compte en faire.

- Les mamans de la Pêcheuse et de la Soeur ont été tellement gentilles avec moi que j'ai pensé à leur offrir des napperons en dentelle.

- Oh, c'est bien! Elles vont être contentes.

Je prends une pelote :

- Il est très joli, ton fil! Tu préfères le crochet aux aiguilles?

- Oui, c'est comme si je travaillais avec les doigts, sans que rien ne les sépare du fil.

- Tu as tout de même ton crochet, objecte la Pêcheuse.

- Oui, c'est vrai; mais avec les aiguilles, je me sens plus loin, comme si j'étais séparée du fil.

Je m'étonne un peu :

- Comment arrives-tu à sentir tout ça? Il faudra que tu m'apprennes...

- Méfie-toi! lance la Soeur à Rêve perdu; il n'a jamais fait beaucoup d'efforts pour apprendre.

Je dois avouer que malgré mon désir de la contredire, je n'insiste pas.

- Ce n'est pas pour les garçons, me sauve Rêve perdu.

Les efforts, j'en ai fait, mais sans doute pas assez, car je n'ai jamais rien compris à la manoeuvre, ainsi qu'on dirait sur un bateau. Les boucles, les chaînes, les points, à l'endroit ou à l'envers, les... - que sais-je encore? - tout cela m'a toujours paru bien obscur. Parlez-moi d'une bonne équation de maths! Mais là, c'est aux filles de n'être pas d'accord; allez savoir pourquoi!

J'expose mon point de vue. Le Pêcheur est bien de mon avis, et il le déclare clairement :

- Au moins, en maths, on peut suivre un raisonnement, et arriver à un résultat.

- Et s'y tenir, le soutient le Frère.

- Pourquoi? réplique sa soeur, lorsque je t'ai tricoté une écharpe, l'année dernière, tu n'avais pas le résultat sur toi, quand le froid est venu?

- Mais si, mais si, s'empresse de lui sourire le Frère; mais...

Il cherche ses mots. Je lui demande :

- Tu veux dire qu'en maths, lorsqu'on a trouvé un résultat, on peut l'utiliser pour d'autres choses?

- Oui, c'est bien ça.

- Quand on a fait une écharpe, on peut faire une jupe, lui fait remarquer sa soeur.

Rêve perdu secoue la tête :

- Alors, j'ai envie de dire que les maths, c'est comme les aiguilles; on n'a pas le résultat final au bout des doigts.

- C'est comme mon court-bouillon, abonde la Pêcheuse, ce n'est pas lui qu'on mange, c'est le brochet...

- Oui, mais sans ton court-bouillon, la coupe en riant son Pêcheur, pas de brochet!

Ce raisonnement, digne d'être enseigné à l'école - et d'ailleurs, les filles ont des cours de cuisine à leur école - fait l'unanimité.

J'ajoute un corollaire au théorème ainsi démontré :

- Il est regrettable que nous ayons déjà déjeuné, nous aurions pu procéder à une application immédiate du théorème.

- Ce n'est que partie remise, m'approuve le Pêcheur.

La conversation change. Les filles retournent aux napperons.

- Tu vas les faire pareils? demande la Soeur à Rêve perdu.

- Non, je pensais en faire un rond et un carré.

- Bonne idée! approuve la Pêcheuse.

Rêve perdu demande aux filles :

- Que penseriez-vous de petites perles sur le rond, et de fils d'argent sur le carré?

- Oh, magnifique! s'exclame la Soeur.

- Tu as ce qu'il faut? demande la Pêcheuse.

- J'ai rapporté tout le matériel de Didi la dernière fois que je suis allée à la maison; les fils d'argent, c'est une idée à elle.

Un petit silence approbatif .

- Ça va être vraiment très joli, apprécie de son côté le Frère; ma mère sera très touchée!

- La mienne aussi, enchérit la Pêcheuse.

Rêve perdu réfléchit :

- Qui préfèrera le rond, et qui le carré?

- La maman de la Soeur aime beaucoup les perles, suggère la Pêcheuse.

- Donc, je lui donnerai le rond.

Le reste de l'après-midi se passe en révision, d'une matière ou d'une autre; même un peu de maths. C'est dire si les filles ont travaillé consciencieusement! Et, à la fin de la réunion des six personnages historiques, le napperon rond était déjà grand comme une assiette à dessert. Rêve perdu avait apporté un très beau fil, et le napperon resplendissait!

Ce matin, le temps chaud est revenu. La lourdeur et la moiteur ont disparu. L'herbe a séché.

- Ooon...! Ooon...!

Ça, c'est deux coups de corne de vache.

- On s'offre un brochet?

Ça, c'est le Pêcheur.

Un coup de perche pour le prendre sur l'autre rive, et nous remontons vivement le courant jusqu'au pont des deux chênes, près duquel se trouve la maison de la Soeur chez laquelle se trouve Rêve perdu à laquelle je lance :

- Tu viens pêcher?

La barque dérive sans troubler l'eau transparente. Aujourd'hui, c'est Rêve perdu qui a attrapé le brochet. Le court-bouillon de la Pêcheuse fait son office, et le soleil de midi nous contemple... chaleureusement savourer le bel et savoureux brochet.

L'après-midi, nous allons faire les livreurs de l'épicerie du père de la Pêcheuse. Pourquoi donc? Voilà! Le mois d'août se termine jeudi. L'épicerie ouvre ses portes mardi... sa porte, veux-je dire! Nous sommes samedi. Le père de la Pêcheuse s'est fait approvisionner hier en prévision de l'ouverture. Un de ses amis lui a demandé de lui livrer quelque marchandise. Il habite un ancien moulin au bord de la petite rivière, là où elle se sépare en deux, et où nous étions passés, Rêve perdu et moi, le mois dernier, en nous rendant chez ma grand-mère. L'endroit est agréable, et nous avons proposé au père de la Pêcheuse de faire la livraison à sa place. Affaire conclue.

Ayant entassé nos bicyclettes dans la camionnette, et nous étant tous les six entassés avec les bicyclettes, nous partons pour l'épicerie. Nos sacoches remplies, nous repartons par nos propres moyens pour le moulin.

- Ce n'est pas par là; nous nous trompons de route! s'inquiète Rêve perdu.

Quatre des cyclistes la regardent avec surprise.

- Comment le sais-tu? lui demande la Pêcheuse.

- Je suis déjà passée par la route qui va là où se sépare en deux la petite rivière, répond Rêve perdu avec simplicité.

Le cinquième cycliste, je pense qu'on devinera sans trop de difficulté qu'il s'agit de moi, explique :

- Nous sommes allés ensemble chez ma grand-mère le mois dernier...

- Ah, c'est vrai! la route passe par là, m'approuve la Soeur.

- Et nous y sommes repassés le jour où nous avons rencontré le photographe, ajoute Rêve perdu, avec tout autant de simplicité.

Cependant, nous continuons à rouler, nous tous, les six cyclistes.

- Bien, reprend calmement Rêve perdu; l'endroit est joli, le chemin agréable, quoiqu'un peu curieux.

- Pourquoi le trouves-tu curieux? s'enquiert le Pêcheur, l'air très intéressé.

Les quatre autres cyclistes sont tout aussi intéressés, et pour cause.

- Le chemin paraît être un simple chemin de campagne, comme il y en a tant à travers les prés... et pourtant...

- Et pourtant?... s'exclament d'une voix cinq cyclistes.

- Il ne tient pas compagnie aux autres chemins.

Signes d'appréciations favorables des cinq cyclistes.

- Tu as parfaitement raison, l'approuve le Frère, il ne peut pas accompagner les autres chemins...

- Oh, oui! j'en ai déjà vu des chemins de ce genre, c'est une ancienne ligne de chemin de fer.

- Oui; cela fait douze ans qu'elle ne marche plus, lui apprend le Pêcheur.

Nous continuons notre chemin, qui ondoie entre les collines, boisées et raides sur notre gauche, douces sur notre droite, là où le soleil brille à midi.

La petite rivière commence à ressembler à un ruisseau, coulant paisiblement à l'ombre de grands arbres touffus. Et cependant, voici un pont, fait de mousse et de lierre, et de grosses pierres toutes droites, dont deux arches basses, bien solides, laissent passer le ruisseau comme s'il était déjà la belle petite rivière qui coule devant ma maison.

De l'autre côté du ruisseau, un hameau de quelques maisons. Près de l'eau, une ferme a marié ses humbles pierres pâles à une opulente chevelure de lierre. Et là-haut, émerge des feuillages une demeure sans fioritures, mais avec une belle tour carrée, aussi grandes l'une que l'autre.

A un croisement, un cimetière, avec des tombes comme on en trouve souvent dans la région, qui ressemblent à de gros lézards, dressés sur des pattes courtes, assoupis au soleil.

Après avoir laissé sur notre gauche une haute colline à la forte pente, nous passons dans une vallée qui s'ouvre peu à peu par ses calmes versants. De petits étangs apparaissent, de-ci, de-là.

Le chemin se met à monter vers un petit bois. Un moulin, deux autres moulins, ce ne sont pas ceux où nous allons.

Nous sommes maintenant à flanc de colline. Un pont, devant nous, sur lequel nous traversons le ruisseau. Spectacle étrange. Le pont est long, long. Il est haut, haut. Et au-dessous, là-bas, parmi les herbes, le ruisseau, petit, petit.

- Voilà le train! Vite, à la gare! s'écrie soudain le Pêcheur, montrant d'un geste vif un petit balcon débordant vers l'extérieur du parapet du viaduc.

Petit mouvement instinctif des six cyclistes, vite réprimé.

- Ce train-là ne s'arrête pas à cette gare-ci, se reprend Rêve perdu; j'ai consulté l'horaire avant de partir.

Le petit balcon est certes bien une gare, puisqu'on peut s'y garer. Mais cette gare n'est pas pour les trains, elle n'est que pour les hommes, qui peuvent s'y réfugier quand un train passe. Du reste, cela porte le nom de refuge. Joli refuge, au demeurant, avec ses balustres en fer forgé. Et le parapet lui-même n'est pas plus laid, lui aussi en fer forgé élégamment ajouré, formant comme d'étroites fenêtres en ogive où se nicheraient les vitraux colorés du paysage.

Nous descendons la colline pour prendre un chemin qui longe le ruisseau jusqu'au moulin où nous nous rendons. D'en bas, le viaduc, soutenu par d'étroits piliers qui s'élancent hardiment vers lui, est impressionnant. Le ruisseau s'est amenuisé, et rêve parmi les herbes des prés. Enfin, nous arrivons à notre moulin. Nous y déposons nos commissions.

Derrière le moulin, le ruisseau s'est changé en petits bras, qui se sont perdus dans un marécage. La vallée s'est évasée, accueillant deux ruisselets qui viennent se joindre dans le ruisseau, pour faire la belle petite rivière qui coule devant ma maison.

Il est l'heure de rentrer, et comme nous n'avons plus à flâner, nous prenons la route, celle que nous connaissons, Rêve perdu et moi, et qui revient de chez ma grand-mère.

Dimanche. Rêve perdu est partie hier soir par le train de huit heures vingt et une. Il faisait nuit. Le soleil était parti depuis une heure et demie. Aujourd'hui, elle reste chez elle. Demain, elle reviendra par le train de six heures trente et une du matin. Nous aurons trois bons quarts d'heure pour aller prendre quelques excellents souvenirs du fameux monument de la petite ville du cadastre. Et un autre train nous déposera avec nos bicyclettes deux gares plus loin, d'où nous partirons pour aller déjeuner chez la grand-mère de Rêve perdu, qui nous a invités. D'où les souvenirs du fameux monument pour le dessert.

En attendant, revenons à aujourd'hui, dimanche. Dimanche matin. J'ai pris ma barque, et, après avoir fait le détour par ma petite rivière, me voici dans notre nid, parmi les joncs et les nénuphars.

Elle n'est pas là. Elle n'est pas là pour la journée. Elle sera là demain. Elle sera là après-demain. Elle ne sera pas là le deux octobre, elle ne sera pas là le trois octobre...

Mon père n'est jamais là quand il est au cadastre. Raisonnement qui ne souffre aucune contradiction! Oui, ma remarque n'est pas aussi plaisante qu'elle m'a paru d'emblée. Je sais bien qu'il est amusant d'affirmer que lorsqu'on n'est pas là, on n'est pas là. Mais mon père s'est-il jamais rendu compte qu'aller au cadastre voulait dire ne pas être à la maison? Si je n'avais peur d'exagérer, je dirais que c'est à la maison qu'il est souvent au cadastre. Mais comme j'ai peur d'exagérer, n'est-ce pas?...

Mais même s'il était à la maison quand il est à la maison, cela changerait-il grand chose à l'essentiel de l'argumentation? Je suis dans notre nid, elle n'y est pas. Elle est chez ses parents, je n'y suis pas. Et puis l'école, et puis un cadastre quelconque. Oui, oui, la vie est aussi faite de ces choses.

C'est quoi, une maison?

Je ne veux pas que notre nid, à elle et à moi, reste vide quand nous serons grands tous les deux. Je ne le veux pas.

Au déjeuner, surprise! Mon père n'a pas prononcé un mot touchant le cadastre. Pourtant, c'est dès demain qu'il retrouve le cadastre. S'il l'a jamais quitté.

- Ton amie n'est pas là, aujourd'hui! me lance-t-il soudain à brûle-pourpoint.

Comment le sait-il?

- Si tu vas chez elle, nous ne te verrons pas beaucoup, poursuit-il.

Je le regarde, surpris :

- Je ne vais pas chez elle, aujourd'hui.

Il me regarde, surpris :

- Aujourd'hui?...

Ma mère intervient :

- Ton père ne parle pas d'aujourd'hui...

J'ai compris; il s'agit des samedis et dimanches pendant l'année d'école :

- Il y a le train d'une heure et quelque; je serai là le matin.

Mon père sourit :

- Je crois que tu ne seras pas seul dans ce train!

Pas seul? Ah, oui! Le Frère... qui accompagne sa soeur... C'est bien la première fois que je vois mon père s'intéresser à cette sorte de choses. Habituellement, c'est plutôt ma mère... Quant au Pêcheur et à sa Pêcheuse, comme ils sont sur place depuis leur naissance...

L'après-midi, nous nous retrouvons tous les... cinq à flâner le long de la petite rivière, regardant les enfants jouer aux vieux marins, montés sur leur radeau, ou s'éclabousser, tout en faisant mine de nager... dans le peu d'eau des fins d'étés chauds.

- Plus que cinq semaines, constate le Pêcheur, sur un ton de regret.

Personne ne reprend la constatation. Un silence s'établit.

- Nous avons passé de bonnes vacances... commence le Frère.

Il se tourne vers sa soeur et la Pêcheuse :

- Vous avez rudement bien fait d'inviter Rêve perdu.

Un temps, puis :

- Ça nous a fait de belles discussions!

Le Pêcheur acquiesce de la tête :

- Vous ne devez pas vous ennuyer ensemble à l'école, les filles!

Les filles acquiescent d'un sourire.

Nous continuons paisiblement à flâner le long de la petite rivière, regardant les enfants jouer aux vieux marins, montés sur leur radeau, ou s'éclabousser, tout en faisant mine de nager... dans le peu d'eau des fins d'étés chauds.

- Tu vas y aller tous les samedis et les dimanches? me demande le Pêcheur, au bout d'un long moment.

- J'ai pensé aux après-midi...

Il se tourne vers le Frère :

- Comme toi, je suppose?

Le Frère sourit calmement :

- Je ne vais pas laisser ma soeur prendre seule le train...

- Ah oui! lorsqu'elle va voir sa camarade de classe.

Le Pêcheur ajoute distraitement, s'adressant à la Soeur :

- Ta camarade de classe va dans une autre école que toi?

La Soeur répond d'une voix naturelle, comme à une question ordinaire :

- Non, elle va même dans la même classe que moi.

- Ça, c'est vrai, confirme naïvement la Pêcheuse; je le sais parce que je vais, moi aussi, dans la même école et dans la même classe qu'elles deux.

J'abonde :

- Ah, bon! Si j'ai bien compris, la Soeur va dans la même école...

Mais le Frère me coupe en souriant :

- Bon, bon! Je veux bien avouer, mais je pense que c'est inutile...

Nos rires ne laissent aucun doute sur cet... aveu.

- Allons, reprend gaiement le Pêcheur, nous nous reverrons, matin ou soir!

Et, encore plus gaiement :

- Et puis, il y a les vacances!

Un silence. Je sens qu'on attend quelque chose de moi :

- Rêve perdu viendra aussi, nous en avons parlé; elle a dit que cela lui fera grand plaisir de nous retrouver tous ensemble.

Les sourires se sont épanouis sur nos visages.

Lundi. Six heures trente et une du matin. Le train de Rêve perdu entre dans la gare de la petite ville du cadastre. Achat des souvenirs du fameux monument. Nouveau train. A huit heures moins vingt, nous sommes à la gare d'où commence notre promenade à bicyclette. Le temps est agréable, les fortes chaleurs ne sont plus que du passé.

- Ce n'était pas la peine de quitter le train, observe Rêve perdu, alors que nous roulons depuis une dizaine de minutes.

En effet, notre route est restée tout près du chemin de fer. Mais comme nous avons roulé entre la ligne et la grande rivière, je réplique :

- J'ai pensé que tu trouverais le train trop rapide pour admirer le fleuve.

- Tu aurais dû mettre ta barque dans le train; nous aurions été encore mieux sur l'eau.

- Pas du tout; il aurait fallu tirer la barque par-dessus les gués.

- Il vaut mieux être descendus du train, conclut sentencieusement Rêve perdu.

Le train, sans doute vexé, s'est enfui au loin. Nous, nous continuons à suivre la grande rivière.

Presque à l'entrée d'un village, elle vient vers nous, et passe sous notre route. Nous nous sommes arrêtés sur le pont. Sur la gauche, là où le soleil brille à midi, la rivière entre dans le village, comme nous le fait savoir une grande maison solitaire au bord de l'eau, enfouie dans la verdure. Quant au village, il est là-bas, quelque part, plus loin. De l'autre côté du pont, éclairée par le soleil, c'est la campagne, recouverte par les grands vergnes touffus, qui se sont affectueusement écartés pour laisser passer la grande rivière nonchalante.

- Tu as vu le champ, de l'autre côté de la route? me demande soudain Rêve perdu.

Je jette un coup d'oeil :

- Mais ils sont mûrs!... Vite, vite!

Un vaste champ. Au loin, derrière un long mur, deux tombeaux; devant le mur, entre les deux tombeaux, un grand buisson. C'est un cimetière. Mais qu'y a-t-il donc dans le champ?

- Que vas-tu dessiner? me demande Rêve perdu.

- Un arbre; et toi?

- Une maison.

Je reste un moment sans rien dire :

- La nôtre?

- Oui.

Nous nous mettons à l'ouvrage. Nous épluchons, graine après graine, le coeur des tournesols, qui laisse apparaître en creux, petit à petit, un arbre et une maison.

Et les graines? nous les avons mangées. Qu'elles étaient bonnes!

Un quart d'heure plus loin, voilà la grande rivière revenue, qui nous avait quittés tout ce temps-là. Elle n'est plus seule, elles sont deux, deux jumelles, entourant une petite île sage.

- Un jour où nous nous sommes promenés, mes parents, Grand-mère et moi, nous avons été voir un prieuré tout près d'ici, je ne m'en souviens pas très bien, j'étais petite; veux-tu que nous y passions? me demande Rêve perdu.

- Volontiers.

Nous contournons une haute colline.

- Je crois qu'il se trouve après ce village, m'indique Rêve perdu.

Bientôt, au détour d'un petit bois, surgissant d'un champ hérissé de maïs, la lourde masse du prieuré, caressé par la douce lumière du mois d'août.

Rêve perdu s'est arrêtée :

- Ce prieuré est bien plus grand que l'horrible bâtisse des chevaliers, mais...

- Oui, je trouve qu'il ressemble à une grande maison...

- ...où on peut trouver refuge.

Nous reprenons notre lente promenade. Pourquoi nous presser? il n'est encore que dix heures, et la grand-mère de Rêve perdu ne nous attend que vers midi. Et comme nous sommes à mi-chemin...

En sortant du village, nous tournons à droite avant que d'arriver à la grande rivière, que cette fois-ci, nous ne reverrons plus. Mais revoilà deux autres jumelles, des petites à présent. Rêve perdu s'est arrêtée :

- Elles vont chez Grand-mère.

- Attends un instant! Je vais sortir ma barque de la sacoche.

- Inutile!...

- Pour les gués? Nous tirerons...

- Avant d'arriver chez Grand-mère, tes deux petites jumelles deviennent un petit ruisseau qui n'a plus d'eau, ou si peu.

- N'importe! Je rangerai ma barque, et nous roulerons sur les cailloux.

- Mais non, nous serions secoués!...

- Tu ne m'as jamais paru fragile.

Elle fait un petit sourire, puis :

- Ce sont les monuments qui arriveront en bouillie.

Argument sans réplique. Je cède :

- A bicyclette! En avant!...

La route traverse un large pré. Je regarde les vaches brouter les belles herbes :

- Elles ne manquent ni d'herbe verte, ni d'eau, par ici.

- Que veux-tu, elles sont au milieu du fleuve.

- Au milieu du...

J'ai compris. Je commence à réciter :

- Le bassin s'étend sur une large surface...

Elle poursuit la récitation du cours de géographie :

- ...les nombreux méandres qui enserrent les prés...

- ...en les rendant très humides...

- ...les rendent propres à servir de pâture au bétail, achève Rêve perdu.

Nous échangeons des signes approbatifs, empreints du plus grand sérieux.

Puisque nous ne pouvons naviguer, nous nous résignons à rouler.

Un village. Nous l'avons vu de loin, sur sa petite colline boisée, en haut de laquelle on aperçoit une humble église.

Un château.

Rêve perdu m'emmène voir l'arrière-cour :

- C'est le seul côté du château qui me plaise.

De grosses maisons, comme des murailles, qui s'avancent l'une près l'autre vers les arbres sombres du parc. Mais la maison de gauche semble s'être arrêtée sur place, celle du milieu recule vers ses amies, celle qui se profile derrière n'a rien vu et continue d'avancer.

- Ils ont creusé leurs fenêtres n'importe où, tu ne trouves pas? me demande Rêve perdu.

- Je crois qu'autrefois, on s'occupait de l'intérieur plus que de l'extérieur.

La route, de nouveau, qui va là où le soleil se couche. Midi s'approche, mais il ne sert encore à rien de se presser, nous ne sommes plus très loin de chez Grand-mère. Une croix, sur le bord droit de la route. Je m'étonne :

- Tiens, il n'y a pas de chemin qui croise...

- Grand-mère m'a dit qu'anciennement, il y en avait un, m'apprend Rêve perdu.

Derrière la croix, ce ne sont plus les prés auxquels je suis habitué près de chez moi. Ce sont des champs, à perte de vue, des champs venant d'être hersés depuis peu, qui paraissent n'en faire qu'un, tout en étant si différents si l'oeil s'en approche.

Rêve perdu fait un large geste vers les champs :

- C'est le soleil qui s'est fait peintre, les champs sont la toile sur laquelle il peint.

Elle reste un moment silencieuse :

- Regarde! Ici, tout est sombre, la pente de la colline se dérobe aux rayons du soleil; là, la terre brille, en jouant avec sa lumière.

J'ai pris Rêve perdu par l'épaule, la serrant contre moi. Nous sommes restés longtemps, immobiles, à contempler l'oeuvre du peintre.

Nous sommes encore loin d'être en retard, mais Grand-mère nous attend; il faut repartir.

Un village. Nous tournons à droite. Le ruisseau qui va chez Grand-mère, et que nous traversons. Tout au moins, c'est Rêve perdu qui me l'indique :

- Là!

- Où ça?

- Les cailloux!

- C'est vrai; je regardais partout, et... Il n'y a pas de danger de se noyer, dans ton ruisseau! Et tu avais raison; ce n'est pas la peine de sortir ma barque de la sacoche.

- Nous pouvons ranger nos bicyclettes dans leurs sacoches, et continuer à la nage, si tu veux.

- C'est très tentant, mais cela ne servirait à rien; je ne vois pas de brochet.

Rêve perdu se rend à l'évidence, et nous reprenons nos bicyclettes.

La route suit le ruisseau bordé d'ormes, ou tout au moins les cailloux qui en dessinent le cours. Un croisement.

- Nous sommes presque arrivés, m'apprend Rêve perdu; c'est à cinq minutes d'ici.

Elle m'indique au loin sur notre gauche une touffe de grands frênes, tout près d'une église :

- C'est là, tout à côté, derrière la petite colline à droite.

Là-dessus, elle prend la route qui va dans la direction opposée. Je lui demande, légèrement surpris :

- Pourquoi par là?

- Pour te montrer le paysage... Je l'aime beaucoup.

La route se perd dans un champ sans bornes allant à l'horizon, sur lequel on devine tout du long une fresque de collines basses se fondant dans le ciel.

Dans le champ, quelques bosquets. En voici un, devant nous. Il se repose parmi les blés fauchés et les meules. La route passe non loin. Mais s'il vous prend envie d'aller vous y abriter du chaud soleil de midi, vous pourrez vous y rendre au plus vite par le chemin de fer. Voyez les rails, sous vos pieds, qui vous y mènent tout droit. Un chemin de fer dans un champ? Mais non, voyons! Un chemin de terre, plutôt. Ce sont les roues du tracteur qui ont posé les rails. Car là où les roues ont passé lors des semailles, le blé n'a pas poussé, et les voilà, les rails!

- Tu veux que nous y passions? me lance Rêve perdu, me voyant contempler les rails.

- Volontiers! Où prend-on les billets?

Elle rit :

- Par terre, si tu tombes!

- Oh, alors je ne tomberai pas! C'est cher, le train!

Nous voilà partis, Rêve perdu sur le rail de gauche, moi sur le rail de droite. Ce n'est pas si simple de voyager gratuitement. Les rails ne sont pas très larges, et le sol pas très régulier. Sans compter les cailloux. Mais je n'ai pas dit à Rêve perdu que j'en avais l'habitude, de cette sorte de rails. Chez moi, il y en a aussi. Pas dans les prés, bien entendu. Les vaches ne savent pas aller à bicyclette! Je jette un coup d'oeil du côté de Rêve perdu. Rien à dire. Elle aussi connaît les rails de terre. Et nous arrivons... sans avoir rien à payer.

Nous nous arrêtons près du bosquet. Rêve perdu m'a manifestement surveillé autant que je l'ai fait moi-même. Et nous rions ensemble.

Nous avions deux spectatrices attentives. Près du bosquet, elles sont là, nonchalamment étendues non loin l'une de l'autre sur la terre. "Nous n'avons pas eu besoin de dérouler notre paille pour amortir votre chute; c'est bien!" nous félicitent les deux meules.

Je regarde autour de moi. La terre est sereine. Je murmure : "C'est beau!" Rêve perdu me sourit. Là-bas, un tracteur va et vient d'un bout à l'autre du champ jonché de paille sèche, s'arrêtant de temps à autre pour déposer une meule tout enroulée, qui rejoindra ses compagnes disséminées çà et là sur la terre. Le paysan nous a fait signe. Rêve perdu le connaît, c'est un voisin de sa grand-mère. Nous allons vers lui, prenant bien garde aux tiges des blés coupées près du sol, et par ailleurs blessantes si on marche sans précaution, comme quelqu'un qui viendrait de la ville et qui "...ne sait pas marcher dans un champ qui vient d'être moissonné!" ainsi que nous le dit ironiquement le paysan à notre approche.

Quelques coups de pédale plus loin, nous arrivons au village de Grand-mère.

- Voilà sa maison! m'indique Rêve perdu.

Une maison longue et basse; tout du long, un grenier. Deux arbres habitent devant la maison, l'un au bord, l'autre près de la porte donnant visiblement sur la grande salle, qui sert aussi de cuisine.

Grand-mère est au potager, un bouquet de ciboulette dans une main, arrachant du persil de l'autre, une grosse poule blanche dans les jambes. Rêve perdu me chuchote :

- Grand-mère aime bien sa poule, la poule aime bien Grand-mère, et tient absolument à l'aider...

Je ris silencieusement :

- Ta grand-mère est vraiment très adroite pour arriver à éviter son aide!

Rêve perdu fait un grand sourire d'approbation.

Mais Grand-mère nous a vus, et s'est précipitée, si vite que sa poule n'a pas eu le temps de réagir, et bat des ailes maintenant pour la rattraper.

Affectueuses embrassades avec sa petite-fille. Puis, Grand-mère se tourne vers moi :

- Tu es bien tel que m'a décrit ma fille; allons, embrasse-moi!

Et, sans rien dire, elle fait un long sourire à Rêve perdu, tout en lui serrant, toujours aussi affectueusement, l'épaule.

- Le déjeuner est prêt, annonce sans transition Grand-mère.

Et les voilà parties pour la maison. Je pense ne pas avoir à expliquer les raisons de ce pluriel.

Près du grand fourneau à bois, sur une petite table, des fers à repasser. Grand-mère a vu mon regard légèrement étonné :

- Ils ne repassent pas avec de l'électricité, mais avec le bras!

Je m'approche d'un fer, le soulève :

- Il faut avoir de bons bras!

Grand-mère sourit. Je poursuis :

- Nous en avions un quand j'étais petit; j'aimais bien le pousser, il était lourd.

Grand-mère approuve de la tête :

- Il ne laisse pas le linge lui résister.

Elle secoue la tête :

- A l'électrique, il n'appuie pas, il glisse, et le linge fait ce qu'il veut!

Le déjeuner se passe plus à parler qu'à manger. Grand-mère parle surtout de la vie du village, de sa vie à elle, de la vie des environs. Encore un peu, elle parlerait de la vie de sa poule. Mais si on écoute bien, on remarque des petites questions, sur moi, sur moi et Rêve perdu... Questions ténues, à peine visibles, comme des fils. Des fils avec lesquels on finit par tisser une toile.

Après le déjeuner, Grand-mère nous emmène découvrir son village. Oui, c'est ce qu'elle a dit, mais ce n'est évidemment qu'à moi qu'elle compte le faire découvrir.

Le village est petit, il n'y a pas grand chose à découvrir. Et pourtant...

- Dans les temps anciens, il était important... m'apprend Grand-mère.

A dire la vérité, elle ne m'apprend rien, Rêve perdu m'en a déjà parlé en chemin, mais elle en parle bien.

Nous passons entre deux grands murs. On dirait un chemin de ronde.

- C'étaient des fossés qui défendaient le village, m'explique Grand-mère.

Elle ajoute :

- Tu vois l'église, elle aussi savait se défendre; regarde les fenêtres, un homme n'y passe pas, elles sont trop étroites! Mais de l'extérieur... il vaut mieux ne pas s'en approcher!

Je lève les yeux sur l'église. Elle n'a presque plus de toit, la façade croule par endroits...

Grand-mère a suivi mon regard :

- Lorsque j'entre pour m'y recueillir, ce n'est pas cela que je vois.

Je me suis réveillé au milieu de la nuit. Il est trois heures. La chaleur est revenue, étouffante. Je n'ai plus envie de dormir. Je me lève et vais m'asseoir dans ma barque. Vais-je me laisser dériver au fil de l'eau, comme j'aime bien le faire? Jusqu'au gué, par exemple? c'est très agréable. Un quart d'heure pour arriver au gué, où la barque s'arrête d'elle-même, cinq bonnes minutes pour remonter le courant jusque chez moi, et on recommence. Eh bien, pourquoi pas? Je détache la corde qui retient ma barque. Oh, et puis non! Je vais d'abord remonter le courant, comme je le fais lorsque je pêche le brochet. Je me lance d'un bon coup de perche. Tout dort. Non! Près du pont des deux chênes, je vois une fenêtre éclairée. C'est le village de la Soeur. C'est sa maison. C'est la fenêtre de Rêve perdu. Elle ne dort pas. C'est la chaleur étouffante. J'accoste, et vais jusqu'à sa fenêtre. J'appelle tout bas afin de ne réveiller personne. Elle m'a entendu, et vient à la fenêtre :

- Je descends!

Nous sommes dans notre nid. La lune est venue, toute ronde cette nuit, nous éclairer délicatement à travers les feuilles tendres des vergnes. Rêve perdu est dans mes bras.

Les x et les y dansent devant mes yeux. Ce n'est pas que je sois endormi, loin de là. Non, je suis parfaitement éveillé. Simplement, je dors.

Les x et les y dansent devant mes yeux. Ce n'est pas que je me désintéresse du problème de maths que je suis en train d'étudier avec le Pêcheur et le Frère, loin de là. Non, je suis parfaitement captivé par ce problème attrayant. Simplement, je dors.

- Eh bien, combien trouves-tu pour x?

C'est le Pêcheur, le ton légèrement agacé.

Je réponds, d'une voix qui n'est pas très forte, mais bien assurée :

- Oui, j'ai trouvé... oui...

Il lève sur moi des yeux étonnés. Le Frère me demande, d'une voix calme :

- Tu as oublié de porter du linge à laver? Vas-y, nous t'attendrons!

Le Pêcheur, enfoui dans le problème, n'a rien vu :

- Les filles font la lessive; vas-y, nous t'attendons!

Je me suis brusquement réveillé. Je lance au Frère :

- Ta soeur a le sommeil léger.

Le Pêcheur a dressé l'oreille :

- On ne peut pas trouver combien vaut x quand on a mal dormi! fait-il semblant de m'excuser.

Je ne suis apparemment pas encore assez réveillé, car je bredouille :

- Il faisait chaud...

Le Pêcheur demande avec curiosité au Frère :

- Tu as eu chaud, cette nuit, toi?

- Oui, très! Je voulais même sortir prendre l'air vers trois heures...

- Et tu l'as fait?

- Oh! il y avait du monde, dehors; alors...

- Tu as eu raison; on est bien mieux quand on est seul.

Pendant ce dialogue, je cherchais une repartie. Je regarde le livre resté ouvert à la page où nous faisions l'exercice. Trouvé! Je fais un signe de la main au Pêcheur :

- Tu n'as pas trouvé? c'était facile! x vaut 8.

Le Pêcheur et le Frère échangent des coups d'oeil amusés. Et puis... nous rions tous les trois.

Déjeuner avec mes parents. Le cadastre a repris possession de mon père. Et mon père a repris possession des récits de ce qui se passe au cadastre. Ce n'est pas vraiment sans intérêt, mais c'est si souvent la même chose. Les petits enfants aiment qu'on leur raconte plusieurs fois la même histoire. Mon père aime raconter plusieurs fois la même histoire. Que peut-on en déduire? Voilà l'énoncé du problème. Cherchez la solution!

L'après-midi, réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière. Il fait bien trop chaud pour entamer une longue promenade, et nous nous sommes réfugiés à l'ombre du vergne le plus feuillu. Et même, de temps à autre, les pieds dans l'eau. Ça rafraîchit!

Mais au bout d'un moment, ça ne rafraîchit plus assez. Et, le Pêcheur ayant donné l'exemple, nous plongeons tous dans la petite rivière. Que c'est bon!

Ayant un peu séché au soleil, nous retournons vite dans l'ombre de notre vergne. Personne ne dit rien, la petite rivière coule sans bruit.

- On nous apprend...

C'est la voix de Rêve perdu. Je n'ai pas compris ce qu'elle a dit, ou je n'ai pas bien entendu. D'ailleurs, elle s'est tue. Je ne suis pas le seul à n'avoir rien compris... ou rien entendu. La Soeur se tourne - pas très vite, il fait chaud - vers elle :

- Qu'est-ce que tu as dit?

Rêve perdu sourit :

- Je ne sais plus trop... Je pensais aux cours qu'on donne... On nous apprend seulement les choses...

- Ce n'est pas naturel? s'étonne le Frère.

- Je ne sais pas... Notre rivière, c'est de l'eau, des brochets, la fraîcheur, nos discussions... En cours de géographie, c'est une longueur, un débit; dans un cours de chimie, c'est de l'oxygène et de l'hydrogène...

Un silence.

- Ce n'est pas très clair, ce que tu dis là, s'étonne à son tour le Pêcheur.

Rêve perdu secoue la tête :

- Ce n'est pas clair, la vie; il n'y a qu'en classe qu'elle prétend être claire.

Elle a un geste vague :

- "Vous savez bien votre leçon; tout va bien!" déclare le prof; et tout s'arrête là.

Un nouveau silence.

- En classe, c'est naturel, remarque la Pêcheuse.

- Et la classe se termine quand? s'exclame violemment Rêve perdu; si ce n'est à l'école, c'est ailleurs... à la librairie de mon père...

Elle se tourne vers moi :

- Au cadastre du tien...

Elle s'interrompt. Je proteste :

- Le cadastre ne prendra pas ma vie!

Elle m'a souri.

Je me suis réveillé tard. Mon père est déjà parti, et je prends le petit déjeuner avec ma mère, qui m'a attendu.

- Je n'avais pas faim, m'explique-t-elle.

Je souris :

- Et moi, j'avalerais tout ce qu'il y a dans la cuisine!

- Voilà ce que c'est d'avoir bien dormi!

Elle ajoute en souriant légèrement :

- Ce n'est pas comme hier matin; tu n'avais pas sommeil?

Je commence :

- Il faisait très chaud...

Ma mère ne dit rien, et me regarde. Elle aussi a dû avoir le sommeil léger. Je reprends :

- Je voulais faire un tour en barque...

Je traîne un peu pour continuer. Ma mère fait oui de la tête :

- Il fait frais dans la rivière.

Elle n'ajoute rien. Je poursuis :

- Rêve perdu était éveillée...

- Et le matin, elle n'a pas dû avoir plus faim que toi.

Elle ne dit rien pendant un court moment, puis :

- Tu l'aimes.

Quoique ce ne soit pas une question, d'après de ton de voix, je réponds :

- Oui.

- Et elle?

- Aussi.

J'ai passé ma matinée à faire de petits travaux pour ma mère...

L'après-midi, réunion des six personnages historiques en marchant sur l'herbe, le long de la grande rivière. Il fait toujours chaud, mais bien moins étouffant, et nous en profitons pour entamer une longue promenade. Du reste, en ne nous éloignant pas trop de l'eau, nous pouvons encore compter sur l'ombre des vergnes feuillus qui la côtoient. Et rien ne nous empêche, de temps à autre, de tremper, au passage, nos pieds dans l'eau. Ça rafraîchit!

Mais cette promenade n'est pas une simple promenade. Tout en suivant la rivière, nous suivons aussi la coutume de l'école péripatéticienne, et consacrons cette studieuse promenade à la révision. Point n'est besoin de livres, nous étudions un poëme sur la nature. Plus précisément sur l'art de faire un poëme sur la nature.

- Un poëme n'est pas une chose naturelle... commence la Soeur.

- Donc, on ne peut pas faire de poëmes sur la nature! conclut prestement le Pêcheur.

Et il ajoute, tout souriant :

- Révision terminée!

- Tu viendras exposer ta thèse à notre prof, lui propose la Pêcheuse.

- C'est lui qui...?

- Hé oui! approuve Rêve perdu.

- Mais cette année, votre prof...? s'enquiert le Frère.

- ...sera le même que l'année dernière, répond la Soeur.

Je hoche la tête :

- Consternant!...

Le ton dramatique que j'ai pris amène des sourires sur tous les visages.

- Commençons déjà par définir le poëme, propose le Frère.

- C'est simple, proclame le Pêcheur, il faut que ça rime!

La proclamation est repoussée avec vigueur par les trois filles.

- Il existe des poëmes en prose! fait observer la Soeur.

- Tant pis! commente le Pêcheur.

- Tu ne nous empêcheras pas de réviser, lui assure la Pêcheuse.

Petit silence.

- Un poëme, c'est ce qu'on ressent devant la nature, suggère Rêve perdu.

- Il y a des poëmes qui ne parlent que de la beauté de la nature, objecte la Soeur.

Je conteste :

- Le poëte parle de ce qu'il ressent devant la beauté de la nature; celui qui ne fait que décrire cette beauté est un prof de botanique.

- Et celui qui fait les deux? demande le Pêcheur, un brin d'ironie dans la voix.

J'ironise à mon tour :

- Il voulait être prof, mais il a raté ses exams; alors, il se console avec les poëmes.

J'ajoute, après un temps, d'une voix pensive :

- Peut-être aurait-il été un bon prof...

- Etant donné la façon dont la question nous a été posée par notre prof à nous, je crois que j'aurais préféré ce... demi-poëte, m'approuve Rêve perdu.

- Je suis de ton avis, la soutient le Pêcheur, mais cela jette une lueur pour le moins inquiétante sur la valeur des exams...

Il laisse un instant sa phrase en suspens :

- Exams, ceux-ci ou ceux-là, que nous aurons à passer un jour.

Cette perspective ne paraît réjouir personne.

- Il y aura au moins un désagrément que j'éviterai, ponctue la Pêcheuse, car je ne compte pas passer des exams pour être prof!

Personne n'affiche de velléité de se présenter à cette sorte d'exam.

- Les exams pour devenir prof sont peut-être très poétiques, reprend en souriant Rêve perdu, mais faut-il vraiment les inclure dans notre étude sur les poëmes?

- Ce serait amusant de voir la tête de votre prof, si vous lui rendez un devoir de ce genre, sourit à son tour le Frère.

- Certainement, l'approuve sa soeur, mais vois-tu, nous, nous ne sommes pas curieuses.

Vives approbations de Rêve perdu et de la Pêcheuse.

L'étude - est-elle, elle aussi, un tantet poétique? - des poëmes, reprend, par la voix du Pêcheur :

- Donc, un poëme n'est pas une description; bon début!

Je résume :

- La Soeur a dit qu'un poëme n'était pas une chose naturelle, et le Pêcheur dit qu'un poëme n'est pas une description; Rêve perdu a dit qu'un poëme, c'était ce qu'on ressentait devant la nature.

Je fais une pause :

- Faut-il en conclure qu'une description est une chose naturelle, et que le sentiment ne l'est pas? Ou encore que voir est une chose naturelle, et que ressentir ne l'est pas?

La Soeur se tourne vers moi :

- Cela paraît stupide de prétendre que voir et raconter ce qu'on voit soient la seule chose naturelle, et que le sentiment ne le soit pas; cependant, lorsque nous sommes en classe, ce sont des descriptions qu'on nous demande, et non des sentiments.

- Tu n'as pas tort pour ce qu'on nous demande en général, admet la Pêcheuse; mais il arrive malgré tout qu'on nous demande nos sentiments sur un texte de littérature.

Elle prend un temps :

- On nous demande, par exemple : "Que pensez-vous de...?" Je sais bien qu'une pensée n'est pas un sentiment, si l'on veut être précis, mais c'est tout de même quelque chose qui vient de nous.

Rêve perdu conteste :

- Quand nous disons notre pensée ou nos sentiments, le prof juge la façon dont nous le disons et non notre pensée ou nos sentiments eux-mêmes.

- Crois-tu que le prof ne tienne pas compte de notre pensée ou de nos sentiments? s'inquiète le Frère.

Elle répond, sur un ton désabusé :

- Je ne sais pas si vous avez les mêmes annotations que nous; nous, c'est : "Mal dit!" "Vous sortez du sujet; on vous a demandé de parler des moyens stylistiques par lesquels l'auteur a montré son admiration, et non de dire si vous admirez ou non l'auteur!"

- Ça, c'est vrai! confirme la Pêcheuse.

Le Pêcheur hoche la tête :

- Oh, chez nous, c'est la même chose!

Rêve perdu fait un geste las :

- J'ai oublié "C'est trop long!" Peu importe si le sujet nous paraît plus important qu'au prof; c'est pour lui que nous écrivons, ce n'est ni pour le sujet, ni pour l'auteur... ni surtout pour nous-mêmes, par exemple pour que notre texte nous aide à former notre pensée, en la précisant.

Je l'approuve :

- Que dirait notre prof de notre discussion? "Vous vous étiez donné un sujet précis, qui consistait à étudier ce qu'était un poëme sur la nature; que de digressions! Je ne sais toujours rien! C'est dans le but de le savoir que je lis votre devoir!"

Rêve perdu reste pensive :

- Peut-être qu'un poëme sur la nature ne s'écrit pas, mais qu'il se vit.

Le cousin de Rêve perdu, le prof de gym, vient pour deux jours chez sa tante. Et nous sommes conviés tous les deux aujourd'hui à venir déjeuner et passer l'après-midi en sa compagnie. Le lendemain, il ira rendre visite à un camarade... j'allais écrire de classe, mais simplement d'école, car le camarade, lui aussi, est prof de gym. Le cousin nous a invités à venir avec lui. "Nous irons nous promener sur les petits canaux..." Nous l'avons aussitôt interrompu, lui disant que cela nous ferait le plus grand plaisir d'y aller, car, bien que connaissant l'endroit de nom, nous n'y étions jamais allés ni l'un ni l'autre, et avions toujours été curieux de le connaître. Nous irons en auto, la mère de Rêve perdu prêtant la sienne à son neveu. Affaire conclue. Vous voudriez peut-être savoir en quoi consiste l'intérêt de cet endroit? Rien de plus facile, vous n'avez qu'à lire la suite!

Le cousin vient nous prendre vers onze heures. Les quatre personnages historiques ont tous voulu le voir, et tous paraissent le trouver sympathique. Au bout d'une demi-heure de conversation, le cousin parle de retour, le déjeuner étant servi à midi... et Didi n'aime pas attendre. Nos quatre personnages historiques connaissent fort bien Didi - nous leur en avons déjà parlé, Rêve perdu et moi. Ils ont donc très bien compris l'urgence de la situation. "Dépêchez-vous, vous n'y arriverez jamais en une demi-heure!" s'est inquiétée la Soeur. Le cousin l'a rassurée : "Je suis venu en vingt-cinq minutes!" Je me suis souvenu de la façon dont le cousin conduisait lorsque je l'avais vu pour la première fois. Il ne fanfaronne pas!

La route est donc vite avalée, et à midi sonnant, nous pourrions être à table, à la grande satisfaction de Didi. Mais là, c'est Didi elle-même qui a retardé le repas, ayant accaparé Rêve perdu, lui posant une multitude de questions. Et même une foultitude, car, paraît-il, cela ferait beaucoup plus, ainsi que nous le disons entre nous à l'école!

Le déjeuné est animé. C'est-à-dire que c'est le père de Rêve perdu qui l'anime. Autant mon père raconte le cadastre, autant celui de Rêve perdu raconte la librairie. Comment feront-ils dans l'avenir lorsqu'ils se rencontreront? Mais... suis-je bête! Cela vient de me revenir à l'esprit; ils se sont déjà rencontrés, et nous avons bien ri, Rêve perdu et moi, lorsque nous nous sommes retrouvés seuls. Toujours est-il que j'ai fait des efforts pour participer, que Rêve perdu est restée neutre, et que le cousin, qui semble habitué, a fait visiblement - pas pour son oncle, cependant - preuve d'une grande bonne volonté pour ne pas montrer son ennui. La mère de Rêve perdu profitait du rideau que tendait la voix forte de son mari pour échanger à voix basse des propos avec sa fille. Quant à Didi... son attention était ailleurs.

Après le déjeuner, nous allons, le cousin, Rêve perdu et moi, nous installer dans le jardin, très agréable, bien qu'aucune rivière ne le borde. Il y a bien un ruisseau, mais il est de l'autre côté du village, vers le chemin de fer, et, plus loin, la grand route des gens pressés.

- J'aime bien, de temps en temps, venir à la campagne, commence le cousin; la ville a ses attraits, lumières le soir, boutiques nombreuses, beaux édifices, mon école tout près...

Il fait une pause :

- La campagne... je m'y sens libre.

Il rit :

- Dans ma ville je ne me sens pas enfermé, mais ici...

Il reste songeur :

- Quand on est libre, on a des envies... de regarder un champ, comme ça, pour rien...

Nous restons en silence, goûtant le calme de l'air chaud, qui enveloppe les prés, là-bas, derrière le jardin.

- Tu n'es pas venu souvent dans la ville du vin, je crois? me demande le cousin au bout d'un long moment.

- Ma foi, non; je n'en ai que rarement eu l'occasion, et je dois t'avouer que...

- Tu n'en as jamais eu vraiment envie! complète en souriant gaiement le cousin.

J'hésite un instant :

- Quand je regarde un champ, il reste dans ma mémoire, et quand je le retrouve, il est toujours là, le même.

Je m'interromps un instant :

- Le champ a pu porter de l'orge, et puis porter du blé, mais il est lui, il existe toujours; lorsque je regarde une ville, je ne sais qui elle est, sous ses pierres...

Je laisse un temps :

- Je ne peux me souvenir d'une terre que je n'ai jamais vue.

Je secoue lentement la tête :

- On peut détruire une ville, on ne peut détruire la terre.

Le cousin réfléchit :

- Certes, la ville est bâtie sur la terre, mais cette ville, c'est l'esprit de l'homme qui l'a bâtie.

Il prend un temps :

- Je vais dire comme toi; on peut détruire une ville, on ne peut détruire l'esprit de l'homme.

- Alors, intervient Rêve perdu, la ville n'est qu'une illusion; seuls existent la terre et l'esprit de l'homme.

- Comme tu y vas! conteste son cousin; elle est là, la ville, on y vit.

- Tu vis dans une ville, je vis dans un village; l'esprit de l'homme a seulement voulu bâtir pour y vivre.

Le cousin insiste :

- Mais pourquoi parles-tu d'illusion?

Rêve perdu réfléchit :

- N'importe quelle habitation peut remplacer la ville ou le village; ce qui compte, c'est la pensée de bâtir.

Je m'exclame :

- Sur la terre! Dont je me souviendrai... avec mon esprit.

Ne trouvant rien à ajouter, nous restons un moment en silence, regardant les prés où les vaches paissent paisiblement sans se poser de questions... philosophiques. Tout du moins, je l'espère pour elles, car c'est bien fatigant de philosopher.

- C'est très bien de parler beaucoup, mes enfants; mais il ne faut pas oublier l'heure du goûter!

Qui a...?

- Mais nous t'attendions avec impatience, Didi! s'écrie le cousin.

C'était Didi, portant un plateau submergé de petits gâteaux.

- Si vous voulez boire, il faut venir m'aider, c'est bien lourd! ajoute-t-elle en souriant.

Est-ce vraiment lourd? Ne voudrait-elle pas plutôt nous voir gambader autour d'elle, comme le faisaient certainement Rêve perdu et son cousin quand ils étaient petits?

Le goûter s'accompagne de propos divers, sans lien entre eux, sans but précis.

Le goûter s'est terminé. Et Rêve perdu reprend :

- Cela me rappelle une pièce de théâtre...

- C'est quoi ton "cela", cousine?

- C'est ce que nous avons dit tout à l'heure, cousin!

Je m'enquiers :

- Ta pièce parlait de ces choses-là?

Elle hésite :

- Non, pas du tout...

- C'est évident! la taquine son cousin; si ta pièce ne parlait pas de ces choses-là, il est très naturel qu'elle te fasse penser à ces choses-là!

Rêve perdu sourit :

- Allez! Je vais vous raconter toute l'histoire.

Et elle commence :

- J'avais onze ans, mes parents m'ont emmenée voir une pièce de théâtre pour les enfants, dans la ville du vin.

- Ah, je m'en souviens! l'interrompt en riant son cousin; je n'avais pas voulu y aller, j'étais trop grand!

Rêve perdu lui fait un rapide petit sourire, et reprend :

- La pièce était... Je ne sais pas, mais elle m'avait enchantée...

Elle s'arrête un instant :

- J'ai dit enchantée parce que c'est une parole habituelle, mais maintenant, je pense que c'était bien ça.

J'ai vu que le cousin avait voulu... dire une belle plaisanterie, mais il s'est abstenu. Heureusement! Rêve perdu continue :

- J'avais quitté la place où j'étais assise; j'étais là-bas, non sur la scène avec les artistes, mais là où se passait la vie qu'ils représentaient.

Un instant d'arrêt :

- Je n'étais pas non plus avec les artistes, j'étais les vrais personnages, ceux qui n'étaient pas sur la scène, ceux qui étaient ailleurs, il m'importait peu de savoir où.

Elle fait une pause :

- La vie que je vivais... là-bas, était vraie, les garçons et les filles de la pièce étaient vrais, je les écoutais, je leur parlais, je les connaissais, ils me connaissaient...

Elle s'interrompt :

- C'est un peu long, je me répète, mais on ne compose pas ses discours dans la vraie vie... excepté si on est avec des ennemis, bien sûr.

Une courte pause :

- J'en étais à me demander ce que je ferais le lendemain ou plus tard, avec eux; je leur demandais et ils me répondaient.

Elle reste un long moment sans parler. Son cousin ne dit rien. Elle reprend :

- Le rideau est tombé; j'étais seule.

Premier jour de septembre, dernier mois de vacances avant l'école.

L'heure du petit déjeuner s'approche. Je passe chez la Soeur prévenir Rêve perdu que le cousin, qui vient de m'appeler à l'instant, sera là dans une heure environ. Nous aurons donc le temps de prendre notre petit déjeuner sans avoir à nous presser. En arrivant chez la Soeur, point de Rêve perdu.

- Elle est partie, m'apprend la Soeur.

Je questionne, d'une voix étonnée :

- Partie?... Où ça?

- Chez elle!

- Chez elle?

- Oui.

Je réfléchis rapidement :

- Pour le train de sept heures vingt et une?

- Non.

Suis-je bête! je redemande :

- On doit venir la prendre en auto?

- Non, elle est partie à pied.

- A pied?

- Oui.

- Il y a longtemps?

- Dix minutes, m'indique le Frère.

Dix minutes... Elle a dû passer chez moi. Je me dépêche :

- Je la rattrape!

Et je me mets à courir à perdre haleine. Reprendre ma barque, c'est trop lent. Je l'ai mal amarrée, pensant n'en avoir que pour un court moment. Qu'importe! Si elle se détache, elle n'ira pas loin; le gué l'arrêtera. Et il ne me faudra que deux minutes par la berge pour la retrouver. Et puis, ça m'est bien égal; je ne sais même pas pourquoi j'ai pensé à ça.

- Où cours-tu si vite?

Ça, c'est le Pêcheur, qui va chez le Frère. Je lui lance :

- Rêve perdu est partie de chez la Soeur! Je vais la rattraper, elle doit être sur le chemin!

Le Pêcheur, tranquillement :

- Ce n'est pas la peine de te presser! Elle est déjà arrivée!

Je m'arrête net, interloqué :

- Déjà! Mais comment...?

Et lui, toujours aussi tranquillement :

- Tu sais... pour faire trois centaines de pas...

- Trois...

Je reste un moment sans pouvoir rien dire. Mais... Mais soudain, la lumière se fait. Je déclare distraitement :

- Oh, je courais pour me mettre en jambes!

- Quand on n'a pas bonne tête, il faut avoir bonnes jambes! note le Pêcheur d'une voix moqueuse.

Bon, ça n'a pas mordu...

- Te voilà?

Ça, c'est Rêve perdu, dans mon jardin. Je lui annonce tranquillement :

- Je suis venu te dire que ton cousin vient dans une heure.

J'ajoute, sur un ton banal :

- Ça s'est bien passé, le déménagement?

- Oui, oui, me répond-elle, sans attacher beaucoup d'attention ni à la question, ni à la réponse.

J'entends la voix de la Pêcheuse, de l'autre rive :

- Ce n'est plus la peine que tu ailles au train de sept heures vingt et une!

Rêve perdu me demande, étonnée :

- Tu devais prendre le train?

Quatre personnages historiques éclatent de rire; quatre, parce que le Frère et la Soeur sont vite arrivés pour jouir du spectacle. Rêve perdu cherche à comprendre. On lui explique tout, et le rire gagne les six personnages historiques.

A peine le petit déjeuner terminé, arrive le cousin. Il a bien fait d'arriver tôt, car il est aussitôt accaparé par les uns et les autres. Le thème est, bien sûr, la grande ville qu'il habite, et qui est tellement plus grande que la ville, pourtant déjà assez grande, où se trouvent nos écoles. Le cousin, en bon citoyen de la ville du vin, en parle sans affectation. Là-bas, on exporte le vin, non les sentiments sur ce genre de sujet. Et encore, sa mère est de chez nous, et je ne l'entends pas penser : "Vous avez une commande à passer? Non? Votre visite m'a été très agréable. Mais j'ai fort à faire, vous m'excuserez de ne pas vous retenir!" Je crois avoir déjà dit que je n'étais venu que très rarement dans la ville du vin, c'est pourtant ce souvenir-là que j'ai... importé.

L'auto du cousin a démarré, sous les signes amicaux des quatre personnages historiques restants. Nous passons par la petite ville du cadastre, puis, à la vitesse où roule le cousin, à peine plus de cinq minutes sur la grand route des gens pressés. Nous tournons à gauche sur une route plus petite... et plus agréable. Toujours à la même vitesse, un bon quart d'heure plus tard, nous arrivons dans la petite ville du prof de gym. Le prof de gym? Eh oui! C'est tout simplement le camarade du cousin.

- Ah, voilà les futurs gymnastes! s'écrie sans préambule le camarade en nous voyant, et après avoir vigoureusement serré la main du cousin.

A vrai dire, il n'a rien serré du tout. Les deux camarades se sont donné une secousse, comme le cousin avait fait avec moi, le jour où je l'avais vu pour la première fois dans la ville du vin. Mais si j'ai dit vigoureusement, c'est parce que leur secousse à eux a été vigoureuse. Pas du tout comme celle, beaucoup plus modeste, à laquelle moi j'avais dû tout de même vaillamment résister pour ne pas tomber par terre. Au point que je fus étonné de ne pas les voir tomber eux-mêmes tous les deux par terre - deux profs de gym, n'est-ce pas...

Par bonheur, oubliant son apostrophe, le camarade s'est mis à échanger quelques propos avec le cousin, ce qui a évité aux deux qui ne sont pas de futurs gymnastes de répondre à ladite apostrophe.

Il nous reste encore beaucoup de temps avant le déjeuner, nous sommes partis tôt et la route a été courte, nous avons été nous installer dans un pré planté de grands arbres attenant à la maison, entouré d'un mur.

- Il y a longtemps que notre famille possède cette propriété, nous apprend le camarade, à Rêve perdu et à moi; au temps jadis, nos vaches étaient à l'abri des loups derrière ce mur.

Il fait une petite pause :

- A présent, il n'y a plus de loups, et les vaches changent de pré sans crainte.

Il ajoute :

- Mes grands-parents, chez qui je passe une partie de mes vacances, sont en ville, ce matin, ils reviendront pour le déjeuner; il fait chaud, et j'ai pensé que nous serions bien ici, à l'ombre des arbres.

Pas le temps de lui exprimer notre approbation, il est déjà passé à autre chose :

- Voilà de quoi boire!

Une femme, pas très jeune, apporte un plateau.

- Il faut boire les enfants, il fait chaud! nous exhorte-t-elle d'une voix prévenante.

Le camarade la remercie d'un bon sourire.

Certainement, une autre Didi.

Conversation ordinaire. Questions sur notre école, à Rêve perdu et à moi. "Avez-vous un bon prof de gym?" demande le camarade. Question attendue, à laquelle nous répondons au mieux. Si notre prof est bon, le camarade ne pourra pas s'étendre sur les qualités qu'il faut avoir, qualités qu'il connaît très bien, pensez donc! Et comme il ne paraît pas le moins du monde vaniteux, mais plutôt attentionné, un cours détaillé est à craindre... A éviter! Si notre prof n'est pas bon? Je crains fort que nous n'aboutissions à un dilemme, et au même cours détaillé. Nous biaisons. Mais le camarade a déjà entamé une autre discussion avec le cousin. Et figurez-vous qu'ils parlent de gym. Mais, mais... pas toujours sans intérêt. Et alors, nous écoutons, Rêve perdu et moi, et même nous apprenons. Comme quoi, il ne faut jamais dédaigner une conversation qui paraît, au premier abord, oiseuse.

- Elles sont dans ton pré, les tombes, là-bas?

Rêve perdu indique un petit enclos à l'autre bout du pré.

- Oui, lui répond le camarade, c'est un petit cimetière familial qui date d'il y a longtemps; aujourd'hui, il ne sert plus.

Il ajoute :

- Vous voulez le voir?

Nous y allons. Niché dans une encoignure du mur entourant le pré, le cimetière est, lui aussi, entouré d'un muret. Une porte en fer forgé, toute rouillée à présent, encore belle cependant. A l'intérieur du petit cimetière, six stèles sont encore là, plates, blanches, le haut en ogive, bordées d'un sobre liseré. Les stèles, que les herbes hautes enserrent, regardent la porte; attendent-elles encore des visites? Comment pourraient-elles le faire? Ceux qui venaient auprès d'elles sont eux-mêmes dans d'autres cimetières.

Déjeuner. Le grand-père du camarade nous parle, à Rêve perdu et à moi, des petits canaux que nous allons voir tout à l'heure. A vrai dire, il n'en parle pas, il les vante. C'est beau, c'est magnifique, c'est poétique, ça vaut la peine d'être vu, "...d'ailleurs on vient d'ailleurs pour les voir!" Suit le catalogue. Il faut voir des barques avec de grandes perches sur les canaux... - Tiens, c'est curieux, des barques sur des canaux, et avec des perches en plus! - il y a des grands arbres qui font de l'ombre sur les canaux... - Ah bon, les arbres, ça fait de l'ombre? - il y a des vaches, des maisons... Passons! A part ça, on paît, on cultive, depuis des siècles... Après tout, c'est peut-être le seul endroit au monde où l'on paît, où l'on cultive. C'est très intéressant, ça, beaucoup de détails, beaucoup... Mais ça, c'est un cours de géographie, où est la poésie?

La voici, la poésie, la grand-mère s'en est chargée :

- C'est un endroit envoûtant pour moi; chaque fois que j'y vais, il me semble que je me perds dans ces allées d'eau mystérieuses, qui paraissent presque sauvages, si l'on oublie que les canaux ont été faits, et sont entretenus, par les hommes. Je ne me lasse pas de contempler les jeux de lumière qui scintillent sur l'eau, entre les feuillages qui tombent du ciel et se reflètent dans l'eau.

Bon, le mieux, c'est de voir soi-même, et puisque nous y allons...

Nous y sommes allés. Les petits canaux étaient là, les arbres étaient là, leur ombre aussi... d'ailleurs! les vaches étaient là, les cultures étaient là, et aussi les maisons. Il a fallu payer le batelier désigné par la ville, qui nous emmenait là où il voulait.

La ville, elle, ne vantait pas, elle vendait.

Matinée sage. Les filles ont aidé les mères - Rêve perdu a aidé la mienne - et font à présent de la couture. Moi, j'ai fait une commission pour ma mère, et à présent je fais des maths avec les garçons.

- Il ne reste plus qu'un mois... répond le Pêcheur à ma demande : "Par où tracer la perpendiculaire?"

- Par le point B, m'indique le Frère.

Tout en ajoutant :

- Il reste encore un mois.

Discussion sur le point B. Nous avons trouvé la solution.

- Si nous savons tout, nous laissera-t-on rentrer chez nous mercredi soir au lieu de vendredi soir puisque nous n'avons jamais classe le jeudi? demande le Pêcheur à on ne sait pas qui.

On ne sait pas qui étant de toute évidence absent, je réponds pour lui :

- L'école des filles aura congé le mercredi soir, l'année prochaine?

Le Pêcheur fait mine de n'avoir rien entendu, et nous reprenons nos problèmes de maths.

Au déjeuner, mes parents me demandent comment cela s'est passé hier - hier, je suis rentré tard, et nous n'en avons pas parlé. Je n'ai pas trop su quoi dire, et comme ils connaissent l'endroit, ils me l'ont décrit avec minutie. Je me suis représenté les petits canaux formant les traits d'un cadastre, et en ai fait part à mon père. Il a paru très alléché à l'idée de dresser le cadastre des petits canaux. Quelques mots sur... la beauté du paysage m'attirèrent des compliments de la part de ma mère sur l'excellence de mes goûts artistiques.

Le Pêcheur, mécontent sans aucun doute des mercredis qui ne veulent pas venir à son aide, est parti avec sa Pêcheuse visiter la région. Le Frère ne peut faire autrement que d'accompagner sa sœur au train d'une heure et demie.

Après être restés dans notre nid pendant un long moment, nous sommes allés, Rêve perdu et moi, faire quelques pas du côté de la colline d'où l'on voit le radeau.

Rêve perdu secoue lentement la tête, un semblant de sourire aux lèvres :

- Tu te souviens de la vache?

La vache? Ah, oui! Comment ne pas s'en souvenir!

- Celle de la barque?

Nous pouffons de rire.

La vache? Elle était là, bien sage, ne bougeant pas, debout sur le fond plat de la barque à la grande perche toute astiquée, toute, parce que l'eau du canal ne l'avait jamais atteinte, là où elle émergeait. Du reste, à quoi aurait-elle servi, cette grande perche, la barque étant amarrée? Eh bien, alors quoi, la vache? Voilà! Les paysans, nous a expliqué le camarade, transportent leurs vaches sur les barques d'une île à l'autre. Ile? Bien oui, quoi, les canaux forment des îles! Ils les transportent rarement, les prés étant grands. Mais c'est dans le catalogue de la ville, à l'usage des visiteurs. Cela aide à vendre. Alors, la vache est là, dans sa barque à grande perche propre. Les visiteurs n'aiment pas la terre, ils viennent visiter, puis repartent. Diront-ils, en revenant chez eux, les visiteurs, qu'ils ont vu une barque voguant sur les canaux, la vache à bord? Bien sûr! nous a dit le camarade, je ne l'ai entendu que trop souvent.

Nous voici au sommet de la colline. Devant nous, la grande rivière et ses méandres désordonnés qui passent entre les collines posées de-ci, de-là. Rêve perdu s'est arrêtée, et montre le paysage :

- Je ne sais si la grand-mère serait satisfaite de ce fouillis.

- Certainement pas! Cela sent trop sa campagne.

- La grande rivière va où elle veut, elle n'écoute pas les désirs des hommes.

- Un canal, au moins, est obéissant, il va là où on lui dit d'aller.

Je fais une grimace :

- Comme à l'école.

- Il réussira son examen.

- Les professeurs, je veux dire les jardiniers, veillent! Pas de folie chez les branches folles!

- Non, non, elles seront rappelées à l'ordre!

J'approuve :

- Sinon, elles pourraient éclaircir le mystère.

Rêve perdu secoue lentement la tête, un semblant de sourire aux lèvres :

- Poétique? Un sonnet parnassien ne ferait pas mieux.

Elle me prend la main :

- Quel bonheur qu'il n'y ait pas de visiteurs ici! Que deviendrait notre nid?

Dimanche. Deux coups de corne de vache.

- On s'offre un brochet?

Six coups de corne de vache. Voici Rêve perdu. La Pêcheuse a bien entendu été prévenue par son Pêcheur. Ce qui fait que Rêve perdu était parfaitement au courant de l'affaire. Ai-je oublié de dire que c'est elle qui a donné les six coups de corne de vache? J'ai oublié? C'est sans importance, puisque je le dis maintenant!

Nous dérivons. Rien à l'horizon... je veux dire sous les grosses pierres. Soudain, le Pêcheur pointe son doigt. J'approche. Le Pêcheur glisse sa main... "Oooh!..." nous écrions-nous tous les deux, Rêve perdu et moi. Le poisson, pas très gros, a filé, glissant de l'autre côté de la pierre.

Nous dérivons. Rien à l'horizon... je veux dire sous les grosses pierres. Soudain, Rêve perdu pointe son doigt. J'approche. Rêve perdu glisse sa main... "Oooh!..." nous écrions-nous tous les deux, le Pêcheur et moi. Le poisson, pas très gros, a filé, glissant de l'autre côté de la pierre.

Nous dérivons. Rien à l'horizon... je veux dire sous les grosses pierres. Soudain, je pointe mon doigt. J'approche. Je glisse ma main... "Oooh!..." s'écrient tous les deux, Rêve perdu et le Pêcheur. Mais ce n'est pas du tout le même "Oooh!..." celui-ci est admiratif, car voici le poisson, bien gros, dans la barque.

- Le court-bouillon est particulièrement réussi! déclare avec emphase le Pêcheur, me guignant de l'oeil.

- Le brochet est particulièrement bon! déclare naïvement la Pêcheuse au courant de ma prise.

Le Pêcheur s'avoue battu, et se venge... sur le brochet. Tout le monde, au reste, trouve le poisson délicieux. Il faut avouer, sans me vanter, n'est-ce pas, que le brochet n'a jamais connu son pareil! Ce que je proclame, mais Rêve perdu :

- Comment eût-il pu?...

La... table desservie par les filles, évidemment, les garçons se préparent avec énergie... à la paresse. Mais les filles ne sont pas revenues de la cuisine les mains vides.

- J'ai un monceau de commissions à faire pour ma mère! s'écrie le Pêcheur, apercevant un livre de classe.

- Ta mère doit avoir oublié; je l'ai vue en repartant, elle m'a dit : "Travaillez bien, tous les six".

- Tant pis! fait le Pêcheur, prenant un air résigné.

- J'ai acheté hier les livres de l'année qui vient, nous apprend la Soeur.

Je commente :

- Tiens, tu as mis le temps! Nous, cela fait longtemps...

- Et encore, c'est la camarade de classe de ma soeur qui y a pensé, commente de son côté le Frère.

- En voilà une fille remarquable! s'extasie le Pêcheur, faisant un petit sourire.

- Mais parfaitement! répond le Frère avec un grand naturel.

Le Pêcheur n'attendait que ça :

- Alors, fais-la-nous connaître!

- Pourquoi pas! répond en souriant le Frère.

- Elle nous a déjà dit qu'elle aimerait vous connaître, elle aussi, ajoute la Pêcheuse.

- Invitons-la à venir chez nous! propose aussitôt Rêve perdu.

- Oui! s'écrie le Pêcheur; nous lui ferons goûter notre brochet!

- Et je ferai le meilleur court-bouillon que j'aie jamais fait! approuve gaiement la Pêcheuse.

Nous applaudissons tous à cette perspective.

- C'est fort bien! reprend Rêve perdu, maintenant que nous avons nos livres, il faudrait penser à en faire quelque chose.

- On pourrait les accrocher à une canne à pêche; je suis sûr que les studieux brochets les attendent avec impatience! propose le Pêcheur.

Les garçons rient. Les filles ne rient pas. Allez savoir pourquoi!

- Nous avons vu qu'il y a des pièces de théâtre à étudier, reprend la Soeur; nous avons vu aussi une question, posée dans le livre, qui parle des artistes qui interprètent les personnages.

- Vous lisez déjà les petites notes? s'étonne le Pêcheur.

- Mieux vaut les lire avant qu'être surpris après, observe Rêve perdu.

- Si je commence le court-bouillon trop tard...

L'argument pèse son poids... de brochet. Je m'exclame :

- Alors, vite au court-bouillon!

La Soeur ouvre le livre, et nous lit :

- "Quels sont les rapports entre l'artiste et son personnage?"

- Mauvais! répond sans attendre le Pêcheur.

- Oh, tu exagères! proteste la Pêcheuse.

- Pas du tout! Il m'est arrivé d'imaginer jouer un personnage dans l'une ou l'autre des pièces que nous avons eues au programme l'année dernière; j'ai passé mon temps à tempêter aussi bien contre le personnage que contre le texte qu'il disait.

- Tu n'avais qu'à changer de pièce, suggère le Frère.

- J'y ai bien pensé; mais l'artiste qui joue habituellement dans un théâtre, un grand théâtre par exemple, peut-il se permettre de choisir ses rôles?

Je le taquine :

- Tu penses devenir bientôt artiste?

Le Pêcheur me répond avec un sérieux inattendu :

- Je le suis déjà!

Nous le regardons tous avec une pointe d'étonnement. Après un silence, Rêve perdu lui demande :

- Sur la scène que représente la classe?

La Soeur a compris :

- Et le prof comme spectateur?

Il fait oui de la tête. Nous avons tous compris. Un silence plus prolongé. Le Frère enchérit :

- Puis, nous tous devant nos chefs, quand nous serons devenus grands!

- Et nous ne pourrons pas choisir? prononce la Pêcheuse d'une voix inquiète.

Personne ne dit rien pendant un moment. Je fais un geste d'impuissance :

- Que répondre? comment pouvons-nous savoir? Nous ne sommes pas encore devenus grands.

Au bout d'un autre silence, Rêve perdu reprend d'une voix un peu triste :

- Ce n'est pas nous qui avons choisi la classe où nous sommes.

- Nous n'avons pas non plus choisi le prof, renchérit la Soeur.

Le silence succède au silence.

- Changer de théâtre, de classe, de prof, c'est peut-être possible, reprend le Pêcheur, mais peut-on ne plus être un artiste?

- Nous avons été plusieurs fois au théâtre, avec nos écoles, fait observer le Frère; nous avons admiré les artistes.

- Nous avons lu certaines des pièces que nous avons vues, note la Pêcheuse, dans certains cas nous avons préféré avoir lu le texte et nous représenter nous-mêmes la pièce...

Elle se tourne vers Rêve perdu et la Soeur :

- Mais je crois qu'il est arrivé...

- Oui, l'artiste nous a parfois fait découvrir des aspects de la pièce nous n'avions pas vus à la lecture, lui répond la Soeur.

Rêve perdu ajoute pensivement :

- Pour cela, l'artiste est devenu le personnage.

- Voilà une grande qualité pour un artiste, ponctue le Frère.

- Sera-t-il capable de redevenir lui-même, ensuite? lui demande-t-elle.

- S'il a du talent, il deviendra un autre personnage.

Le Frère poursuit, après un temps :

- Certes, sur la scène, on ne lui demande pas d'être lui-même, mais il ne passe pas toute sa vie sur la scène.

Un petit silence.

- Quand nous changerons de classe ou de prof, reprend Rêve perdu, qui devrons-nous devenir?

Elle laisse un temps :

- Les personnages que nous aurons joués à l'école, pourrons-nous les oublier, ou resteront-ils nos maîtres toute notre vie?

Matinée pleine de lessive. En allant chez le Pêcheur, où nous rejoindra le Frère, jeter un coup d'oeil, plus ou moins distrait, sur nos livres d'école, maintenant bien proche, je vais, moi, jeter un coup d'oeil sur la lessive, qui a pris, comme toujours, la place où j'ai coutume d'amarrer ma barque lorsque je viens sur la rive opposée à la mienne de la petite rivière.

Un peu longue et compliquée, ma phrase. Mais je crois que, tout en écrivant, je pense, de la même façon longue et compliquée, aux deux mois de vacances qui viennent de passer, comme s'ils n'avaient duré qu'un jour. Bon, j'exagère, mettons deux jours, puisqu'il y a deux mois. Ainsi, nous avons gardé le nombre deux. Ah, les maths! Comme tout est simple, en maths... puisque aucune réalité ne peut les perturber! Ce serait, d'ailleurs, plutôt le contraire. Et puis, quand on parle d'idées, de sentiments, de la vie de tous les jours, on réfléchit, on cherche à comprendre, à deviner même. En maths, c'est le théorème, et c'est tout. Allez bavarder avec un théorème! Donc, je ne corrigerai pas mon texte. Par paresse? Oh, non! J'aurais mis beaucoup moins de temps à faire la correction.

La lessive lessive - la deuxième lessive est un verbe, bien entendu. Rêve perdu, qui n'en avait pas l'usage chez elle - Ah, Didi! - s'est parfaitement adaptée, et frotte avec ardeur, tout en échangeant de gais propos et des rires avec... ses collègues. Moi, par contre, je dois avouer... Je sais, je sais, la vie est aussi faite de lessive, n'est-ce pas?

Chez le Pêcheur. Les livres que nous avons achetés nous annoncent sans ménagement les travaux sur lesquels nous aurons à peiner pendant une grande, longue année.

Après le déjeuner, chacun a fort à faire. La Soeur aide sa mère, le Frère aide son père, le Pêcheur aide le sien. Tous ces travaux-là sont bien moins ardus que ceux de l'école prochaine, et après nous avoir gentiment expliqué que notre présence n'était absolument pas nécessaire, on nous a envoyés promener. Ce que nous fîmes sans perdre un instant.

A propos, j'ai oublié la Pêcheuse! Qu'on se rassure, le Pêcheur, lui, ne l'a pas oubliée. Et les voici qui partent ensemble sur leurs bicyclettes! Quant à nous, Rêve perdu et moi, puisqu'on nous a envoyés promener, nous n'avons pas hésité un seul instant à obtempérer. Et nous voici nous aussi qui partons ensemble sur nos bicyclettes!

- Où allons-nous? me demande Rêve perdu.

- A l'école.

Un léger mouvement d'hésitation. Elle en a presque ralenti. Mais elle s'est déjà reprise :

- Tu t'es trompé!

- Pas du tout! C'est la bonne route.

Elle me regarde avec un petit sourire à peine moqueur :

- Je ne parlais pas de la route; tu t'es trompé dans l'emploi de l'article.

Ma petite surprise paraît compromise. Elle poursuit :

- Il fallait dire "à une école", et non "à l'école"!

J'ai malheureusement compris :

- Mais je vois que j'y suis déjà, à l'école.

Malheureusement, elle a aussi compris :

- Elle n'est pas grande, ton école; un prof et un élève!

Je souris :

- Je crois que, à l'école où nous allons, il ne doit pas y avoir tellement plus de profs et d'élèves.

- Un village?

- Oui; un petit village.

Après avoir tourné à droite, quelques minutes plus tard, nous prenons une route assez plaisante qui passe entre les petites collines habituelles de la région. Champs hersés, certains emplis de reflets verts; les jeunes pousses sont déjà là, pourquoi attendre? Prés, où les vaches paissent ou ruminent encore, savourant le repas de midi. Bois, ombrant de-ci, de-là les collines. Un village, sur la pente qui mène à un ruisseau. Une place, où nous tournons sur notre gauche. Sur la place, une église. Nous nous sommes arrêtés, Rêve perdu regarde le clocher :

- C'est comme chez Grand-mère, cette église aussi sait se défendre.

- Ah oui, les fenêtres étroites sont aux aguets!

- Et ce clocher, il est massif et carré, et guette de tous les côtés.

Nous descendons maintenant vers le ruisseau, puis montons la colline par la route qui sort du village. Nous suivons paresseusement une route paresseuse pendant encore une bonne demi-heure, et arrivons sur les hauteurs d'une colline. De là, une vaste vallée s'est ouverte.

- C'est le cimetière! s'exclame Rêve perdu, tout en s'arrêtant.

Elle poursuit :

- Nous étions là il y a une bonne semaine, en allant au vieux moulin.

Je fais un signe d'assentiment :

- C'est bien là; tu es observatrice.

- Regarde là-bas, au fond, ce n'est pas le viaduc?

- Parfaitement! Et bien sûr, le chemin de l'ancienne ligne de chemin de fer.

Nous restons un moment à contempler la vallée.

- C'était une bonne promenade, commente Rêve perdu.

Nous tournons à droite. Ou plutôt, je tourne à droite sans rien dire. Pourquoi? Voici pourquoi.

- C'est elle! s'exclame Rêve perdu; c'est l'école!

Je la félicite :

- Toujours aussi observatrice!

Hé oui! C'est bien l'école que je voulais lui montrer. Qu'a-t-elle de remarquable? En apparence, rien. Et pourtant...

Rêve perdu s'est approchée d'une fenêtre :

- Oh!...

Elle se tourne vivement vers moi :

- Tu crois que nous pouvons entrer?

La maison, devant nous, est en même temps l'école et la mairie. La mairie au milieu, les garçons à droite, les filles à gauche. Ce sont des tout petits. La fenêtre devant laquelle s'est arrêtée Rêve perdu est celle des filles. Le village n'est pas bien grand, et la mairie n'ouvre pas tous les jours. Aujourd'hui, elle est fermée. Mais derrière la maison, dans le jardin qui sert de cour de récréation, la porte est ouverte, comme c'est assez habituel dans les campagnes. Et nous entrons.

Rêve perdu s'est immobilisée à peine passé la porte de ce qui est visiblement un vestibule :

- Comment pouvons-nous aller plus loin? Je ne trouve pas nos chaussons!

Elle m'a désigné le mur, face à nous. Sur le mur, en haut, une rangée de photographies de petites filles, de trois à quatre ans. Ce sont les élèves de l'école, évidemment. Je connais l'endroit et même des frères ou des soeurs de ces élèves, qui n'habitent pas très loin de chez moi. J'ai toujours ressenti le charme doux qui se dégage de cette école, et c'est pour cette raison que je voulais la faire connaître à Rêve perdu.

La voici qui me montre les portemanteaux accrochés chacun sous une photo. Sous chaque portemanteau, un cordon. Au cordon est suspendue une boîte en carton. Et dans la boîte, une paire de chaussons.

- Quel dommage! poursuit Rêve perdu, nous aurions été nous asseoir sur ce banc aux bords si bien arrondis, au-dessous de nos chaussons.

Elle sourit :

- Et une fois mis les chaussons... nous voici élèves.

- Eh bien, faisons comme les petits enfants lorsqu'ils jouent; faisons semblant!

Rêve perdu bat des mains et fait des petits bonds, sur un pied, puis sur l'autre, comme le font les petits :

- Allons en classe! Allons en classe!

Mais, lorsque nous avons changé de pièce... surprise! Pas pour moi, bien sûr, puisque je connais - seulement je fais semblant, n'oublions pas!

- Mais ce n'est pas une classe, c'est une cuisine! s'étonne Rêve perdu.

Elle se reprend aussitôt :

- C'est pour le réfectoire, les enfants déjeunent à l'école même; ils habitent certainement loin d'ici... comme nous, dans nos écoles.

Elle regarde autour d'elle, et sourit :

- En tout cas, on est sûr de bien manger! Les petites casseroles en carton, peintes de toutes les couleurs, brillent plus que les cuivres...

- Tu exagères! Le carton...

Elle m'interrompt, mettant un doigt sur mes lèvres :

- Nous faisons semblant.

Je me rends :

- Et nous pourrons manger dans ces jolies assiettes, dont le carton se marie si bien avec le carton des casseroles!

- Nous aurions pu apporter du pain; vois la corbeille qui l'attend!

Nous allons dans une autre pièce. Une petite élève est assise sur une chaise en bambou.

- Assise, assise... elle est bien à son aise, observe Rêve perdu.

Elle fait un geste mi-étonné, mi-amusé :

- Si les classes de cette école sont ainsi faites, il y fait bon vivre!

Elle secoue la tête :

- J'oublie; ce sont les vacances, les classes sont fermées, et quelques petites pensionnaires sont restées pour l'été.

Je remarque :

- Dans notre école aussi, il y en a.

- Dans notre école aussi.

Nous nous regardons en souriant.

- Heureusement, ce n'est pas nous!

Nous nous sommes écriés tous les deux presque ensemble. Petit moment de joie partagée.

- Regarde! la classe est devenue un petit boudoir!

Je regarde le petit boudoir où rien ne manque pour se faire belle :

- Cette élégante élève a tout prévu pour être la plus belle à la fête de l'école!

- Oui, elle a mis toutes les chances de son côté! Oh, les jolis flacons à parfum! noirs, rouges, verts... avec leurs bouchons ovales, en boule, sur lesquels brillent les dorures!

- Tu as vu le vernis à ongles?

- Tu aimes ça? me demande Rêve perdu, hésitant légèrement.

- A l'école, j'en mets tous les matins; c'est ce qui me prend le plus de temps pour ma toilette!

- Je ne m'en suis jamais mis parce que je n'en ai jamais eu; tu me prêteras le tien?

- Absolument! Mais tu devras attendre un peu, je l'ai égaré...

- Tu as dû le laisser à l'école en partant.

Je prends une mine contrariée :

- Alors, je ne le retrouverai plus; les pensionnaires restés là-bas vont me le vider!

Elle prend une mine résignée :

- Tant pis! Et comme c'est très cher, le vernis à ongles, il faudra que je m'en passe.

- Moi aussi; mon argent de poche est épuisé!

Nous retournons aux richesses de la belle petite élève.

- Elle doit être très riche, constate Rêve perdu; regarde son beau peigne en ivoire!

- Et ce petit coeur en ivoire dans lequel sont enfichés les pinceaux et brosses à maquillage!

- Quelle profusion! s'exclame Rêve perdu; je n'en ai jamais vu autant! boîte à fard, toujours en ivoire...

- ...brosse à cheveux, à manche de bois...

- ...crayon à sourcils, crème, fard, poudre...

- Elle est jolie, sa petite boîte en bois rouge sombre, toute luisante!

- Et elle pourra mirer sa beauté, la petite élève, dans ce miroir rond entouré d'un carton imitant les veines d'un bois rouge.

Je regarde autour de moi :

- Et là-bas, dans le coin, tu as vu?

Elle se retourne :

- Oh, des bijoux!

Nous allons jusqu'à une petite table.

Derrière la petite table, de multiples chevillettes émergent d'un panneau mural et portent chacune un bracelet rond de matières et de couleurs différentes. Dessous, une table, constellée de bijoux.

Des colliers multicolores sont alignés l'un près de l'autre, attendant qu'on les choisisse et qu'on s'en orne. Une belle broche commence la rangée, puis vient un cordonnet rassemblant en son milieu de grosses perles crème, un autre que l'on a disposé comme pour former un visage et qui est fait de perles d'ivoire toutes serrées, un collier tout léger alternant une double rangée de perles fines et grosses, une ceinture maintenant, de plusieurs brins de couleur, qui sont liés aux extrémités et au centre par de joyeux pompons, un fouillis de grosses noisettes reliées par des billes de bois; enfin, un miroir bien sûr, et une boîte à bijoux en porcelaine, avec des dessins d'oiseaux dessus.

Au-dessus de cette caverne d'Ali Baba, le mur brille de petits morceaux de guirlandes et de petites boules de papier froissé, doré et argenté, qui luisent comme les étoiles dans le ciel.

Sur le côté, un autre panneau nous intrigue. Il est intitulé Les anniversaires. Aux quatre coins, un arbre peint devant un paysage, qui changent selon les saisons. Le cadran d'une grande montre en papier clair est collé au milieu, avec une grosse aiguille de papier orange; mais les heures sont devenues les mois de l'année, symbolisés par un petit dessin : un cartable pour septembre, un sapin pour décembre, un bateau pour juillet.

Je m'étonne :

- Mais pourquoi tous ces prénoms, et ce nombre à côté, dans l'angle formé par le mois?

- Tu ne devines pas? me sourit Rêve perdu.

- ...Ah! ce sont les dates de naissance des petites filles!

- Ce panneau leur apprend quand elles sont nées, et à quelle saison!

Le jour commence à s'assombrir. Pour nous, il n'est pas encore tard, mais pour les toutes petites élèves, il est bientôt l'heure de dormir. Un petit lit aux montants de bois est là, près des voilages légers de la fenêtre. Deux petites soeurs sommeillent déjà l'une près de l'autre, au chaud sous une moelleuse couverture de dentelle et de jolis draps tout propres. La lumière tamisée par les voilages légers de la fenêtre vient caresser les petits visages endormis. A quoi rêvent-elles?

Si quelqu'un passe ici, d'aventure, il ne verra que des poupées.

- Mais pour nous, me répond doucement Rêve perdu, elles ont vécu, une vie qu'on ne peut voir que si on fait semblant.

Ce matin, nous sommes aimablement conviés par les filles à leur dévoiler quelques secrets de leur cours de maths de l'année qui commence... bientôt, ainsi que l'a déploré le Pêcheur, au début de la séance. Comment résister à une si aimable invitation? Nous n'avons pas eu le coeur de le faire, et nous voici chez moi - j'ai la maison la plus grande - en train de leur transvaser nos connaissances. Le déjeuner nous attendra tous chez les parents du Frère et de la Soeur, qui nous ont gentiment invités.

Le cours se passe bien. A notre grande surprise, nous découvrons en même temps qu'elles des choses que nous avions fort mal vues l'année précédente, et que nous ne comprenons que maintenant, en même temps qu'elles. Ce n'est certes pas pour renforcer notre prestige, et les filles ne nous l'envoient pas dire. Oh! très amicalement, mais avec des petits sourires compatissants qui en disent long. Bon, bon, nous nous vengeons en mettant l'accent, fortement appuyé, sur l'excellence des explications données à elles par nous, ce qu'elles admettent volontiers, en nous adressant des remerciements admiratifs, tout autant appuyés. Et le cours, aride pourtant, s'est terminé par de joyeux rires.

Onze heures et quart. Nous venons de terminer un exercice. Le Frère s'est levé :

- J'ai une course à faire!

Et il part précipitamment sur sa bicyclette. Tiens! Je n'avais pas remarqué qu'il était venu à bicyclette, alors que nous étions à pied. Bon, comme le déjeuner doit être bientôt prêt, c'est sans doute pour ne pas être en retard après sa course. Nous allions fermer nos livres, mais la Soeur :

- Maman a dit que le déjeuner ne sera pas prêt avant midi et demie; nous avons encore le temps!

Bon, au travail!

Vers midi et demie, donc, nous nous acheminons vers le déjeuné. Voilà le père du Frère qui arrive dans sa camionnette. De la camionnette, bondit le Frère... et sort calmement une fille au maintien modeste.

- C'est toi! s'écrient ensemble Rêve perdu, la Soeur et la Pêcheuse.

C'est toi? Mais bien sûr! C'est la mystérieuse camarade de classe de la Soeur. Mystérieuse pour nous, les garçons, parce que pour les filles, évidemment... Le Pêcheur a compris tout autant que moi, et s'exclame :

- Heureusement que le midi douze n'est pas arrivé en retard! Nous t'attendions! Le déjeuner est prêt!

Je renchéris :

- Nous avions hâte de te connaître! Jusque-là, tu étais la mystérieuse!

Mystérieuse sourit :

- Je ne pense pas être si mystérieuse que ça...

Elle fait un petit signe de la tête :

- Mais c'est amusant!

Le déjeuner est très animé. Tout le monde abreuve Mystérieuse de questions. Enfin, presque tout le monde. Les parents du Frère et de la Soeur adressent quelques compliments de circonstance à la "gentille camarade..." Le Frère ne dit rien. Rêve perdu, la Soeur et la Pêcheuse... peut-être quelques mots. Moi, pas grand chose. D'où il apparaît que tout le monde, c'est le Pêcheur tout seul. Mais il abreuve tellement, que, participant à moitié, je m'y suis laissé prendre. Quant aux questions abreuvantes, le Pêcheur en connaît toutes les réponses. La vie des filles à l'école, il la connaît très bien. Mais enfin, il n'a pas tort; on peut apprendre des choses en faisant la bête. Quant à ceux qui ne parlent pas, ils attendent que le déjeuner se termine pour aller bavarder tout à leur aise.

Nous voici donc maintenant tous les sept dans mon jardin, près de la petite rivière.

- C'est plaisant d'être ici, commence Mystérieuse, c'est la campagne, bien sûr, mais j'ai le sentiment d'être dans une ville.

Je m'étonne :

- Une ville! Comme celle où tu vis?

Elle sourit calmement, comme elle paraît en avoir l'habitude :

- Encore plus, peut-être.

Le Pêcheur est tout aussi étonné que moi :

- Il n'y a pas de grandes maisons, ici!

- Les maisons, chez moi, ne se ressemblent pas toutes entre elles; la ville semble se casser par endroits.

- Et ici, elle ne se casse pas? demande la Pêcheuse.

La Soeur intervient, avant que Mystérieuse ait eu le temps de répondre :

- Tu ne nous as jamais parlé de choses semblables!

- Tu sais que je sors peu de ma ville, et les campagnes où je vais ressemblent à des campagnes... ici, non.

Un petit silence.

- Te souviens-tu, reprend la Soeur, nous t'avons parlé du gué...?

- Très bien, lui répond Mystérieuse; celui qui est comme la porte qui ferme votre petite rivière...

Elle s'interrompt :

- On ne le voit pas d'ici?

- Non, il y a le coude, là, lui indique le Frère.

- Et puis, les vergnes, ajoute le Pêcheur.

La Soeur tend le bras en direction du gué :

- C'est par là!

Mystérieuse sourit, toujours calmement :

- Elle est bien fermée, la porte, on se sent chez soi.

Elle fait une courte pause :

- Comme dans une vraie ville, telle qu'était la mienne dans les temps anciens.

Elle s'est tue.

- Tu veux parler des remparts? lui demande Rêve perdu.

Mystérieuse fait lentement oui de la tête :

- Chez nous, à présent, la porte est ouverte; ce n'est plus une vraie ville.

Ce matin tôt, nous nous retrouvons tous chez la Soeur. Tiens! Pourquoi donc? Allons, vous ne l'avez pas oublié; Mystérieuse est chez elle!

- Aimes-tu les promenades? lui demande le Frère.

- Oh, beaucoup! Surtout ici, où je me plais tant.

- A pied, à bicyclette? lui demande à son tour le Pêcheur.

- J'aime marcher; le paysage ne se presse pas.

- Veux-tu que nous marchions le long des remparts? lui propose Rêve perdu.

Mystérieuse sourit calmement, ainsi qu'elle le fait d'habitude :

- Je serai très heureuse d'aller le long de votre petite rivière.

Elle ajoute, après un temps :

- Entrons-nous par la porte?

- La porte s'ouvrira pour toi! lui répond le Pêcheur avec lyrisme.

Un solide coup de perche - nous sommes sept, la barque est lourde - nous repassons par chez moi et prenons par les prés derrière ma maison pour nous éloigner de la petite rivière - puisque nous ne devons entrer que par la porte.

Mystérieuse a bonne vue. Elle nous indique le gué :

- Ah, voilà la porte!

- Tu te repères bien! la félicite la Soeur; tu ne te promènes pourtant pas souvent là où il y a des rivières.

- C'est vrai, je reste plutôt en ville, mais vous m'avez tous si bien expliqué...

- Nous savons que tu es très modeste, mais quant à nos explications... la reprend la Pêcheuse.

Je renchéris :

- ...nous ne t'avons rien expliqué du tout!

Tout le monde approuve.

Nous ne sommes pas très loin du gué, et Mystérieuse change rapidement de sujet :

- Il y a de l'eau jusqu'au mollet, je quitte mes souliers!

Nous voici de l'autre côté du gué.

Mystérieuse s'est arrêtée, et regarde notre petite rivière :

- Je suis chez vous; merci de m'y avoir invitée!

Et elle repart.

Nous passons devant ma maison et celles du Pêcheur, de la Pêcheuse, et plus loin, du Frère et de la Soeur. Le pont aux deux chênes. Toujours sur l'herbe de la rive, nous passons sous le pont. Un peu plus loin, un village, et un autre pont sous lequel nous passons de même. Pendant tout ce temps, Mystérieuse n'a pas quitté des yeux le paysage, et n'a rien dit. Après le dernier pont, la petite rivière pénètre dans un vaste pré habité par les vaches, qui s'étend sur sa droite, vers là où le soleil brille à midi. Sur la gauche, les grands vergnes qui bordent la rivière cachent la route proche. Mystérieuse s'est arrêtée :

- Dans le parc de ma ville, on se promène; dans le parc de votre ville, on vit.

Nous revenons vers dix heures et demie.

- As-tu faim? demande le Pêcheur à Mystérieuse; moi, je suis prêt à dévorer!

Elle sourit :

- J'ai un peu faim, moi aussi; je me serais bien contentée d'un poisson, un brochet par exemple, cependant, je n'aime que les poissons très frais, de moins de deux heures, et je ne sais si vous avez des livraisons ce jour, dans vos villages.

La Pêcheuse, se retenant de rire, l'air offensé :

- Nos villages sont mieux desservis que votre ville; notre livreur de brochets doit arriver dans trois quarts d'heure au plus!

Mystérieuse, air méfiant :

- Vos brochets doivent venir de loin, et vos camions de livraison sont sans doute lents; qui sait combien de temps vos brochets ont séjourné hors de l'eau!

Le Frère me pointe du doigt :

- Voici le livreur; il vous renseignera.

Je prends la parole, l'air assuré :

- Mon navire de pêche accostera à cent pas des cuisines, à condition que le marin-pêcheur soit capable de prendre le poisson dans ses filets de pêche.

Le Pêcheur, l'air indigné :

- Cinq minutes pour le prendre!

L'éclat de voix a été d'une telle force... que nous éclatons tous de rire.

- Je t'invite sur le navire de pêche! conclut le Pêcheur, s'adressant, toujours riant, à Mystérieuse.

Le Pêcheur attrapa le brochet... une demi-heure plus tard, mon service de livraison ne mit que trois minutes - le brochet ayant été pêché devant la maison de la Pêcheuse - les cuisines de la Pêcheuse servirent le brochet une heure plus tard, et encore une demi-heure plus tard, le brochet n'était plus qu'un souvenir.

- Je me suis régalée! avoua Mystérieuse.

Puis elle ajouta en souriant :

- Et j'ai fait un beau voyage!

L'après-midi, nous bavardons, assis sur l'herbe au bord de la petite rivière.

- Vous n'êtes pas beaucoup allés en dehors de votre village pendant les vacances, je crois, remarque Mystérieuse.

- Non, deux trois fois, lui répond le Pêcheur.

- Je vous comprends; vous êtes si bien, ici.

Elle enchaîne :

- En ville, les horizons sont plus restreints... J'ai passé une grande partie de mon temps à aller rendre visite à des cousins, des tantes, des grands-parents... qui sont tous dans des villes... avec les mêmes horizons.

Je lui demande :

- Les villes sont toutes pareilles?

Elle secoue lentement la tête :

- Et oui, et non; elles sont différentes, mais avec le même horizon.

- Pourtant, ici, les prés, les champs... s'étonne la Pêcheuse.

- Le blé donne du pain, la vigne du raisin; la ville donne des boutiques.

- Où l'on trouve... commence le Frère.

- Tout! le coupe Mystérieuse; sans effort.

J'observe :

- Pour une habitante des villes, tu connais bien la campagne.

- La Soeur m'en parle souvent.

Elle fait une pause :

- La conversation avec les cousins ne sort pas de la ville...

Elle se reprend :

- Oh, ils savent beaucoup de choses, ce qu'ils disent est intéressant, mais ces choses ne sont pas la vie à soi, c'est la vie des autres.

- Comment cela, la vie à soi? s'étonne le Pêcheur.

- Des gens qui habitent près de soi, qui ont le champ voisin, et non une maison dans laquelle ils ne font que passer deux jours par semaine, pour ne prendre que notre exemple.

Mystérieuse reste pensive un moment :

- A-t-on un chez-soi lorsqu'on vit ailleurs?

Aujourd'hui, pique-nique. Organisation impeccable.

Premièrement : dès le matin, le père du Frère emporte dans sa camionnette la valise de Mystérieuse.

Deuxièmement : nous allons promener tous les sept du côté de la grande rivière (Mystérieuse dit "le fleuve").

Troisièmement : le pique-nique.

Quatrièmement : le Frère et Mystérieuse partent à pied pour la grand route des gens pressés (une heure de marche... paisible).

Cinquièmement : le père du Frère passe les prendre sur la grand route des gens pressés et les ramène à la gare de la petite ville du cadastre.

Sixièmement : train à quatre heures quarante et une, sans arrêt, jusque chez Mystérieuse.

Septièmement : le Frère chez Mystérieuse.

Huitièmement : le Frère (abandonnant Mystérieuse... contre son gré, soyez-en sûrs! - son gré, à lui ou à elle? les deux, bien entendu!) reprend le train de sept heures trente-cinq, puis arrive à huit heures dix.

Neuvièmement, et finalement : le Frère remonte sur sa bicyclette et rentre chez lui (le soleil ne l'a pas attendu, et est allé se coucher à six heures et demie).

Voilà pour l'impeccable organisation. Il ne nous reste plus qu'à la mettre en oeuvre; ce que nous sommes à pied de faire. Hé bien oui, à pied, pas en train!

La promenade se passe agréablement, sans presse, en bonne flânerie. Mystérieuse regarde attentivement, arrêtant son regard de temps à autre, montrant d'un geste sobre que tel bosquet, tel mouvement de la rivière, telle colline au loin, tel petit groupe affectueux de vaches lui plaisaient particulièrement. Pas de paroles inutiles. Et cela ne l'empêchait pas de participer activement au nonchalant bavardage qui régnait parmi nous. Les filles étaient bien heureuses d'avoir une si excellente camarade de classe! Au reste, elles le montraient bien, et peut-être que pour les prochaines vacances, nous aurions le plaisir de l'avoir plus longtemps parmi nous.

Et voici le pique-nique. Du pain, du pâté, un concombre croquant et juteux, tomates, oeufs durs, pêches, le tout couronné par la délicieuse tarte au fromage de la Pêcheuse.

Bien que nous en ayons plein la bouche, cela n'empêche pas la conversation.

- Lorsque nous sommes à l'école, nous avons aussi des moments pendant lesquels nous nous réunissons pour parler d'autre chose que de l'école, remarque Mystérieuse; pourquoi ne parlons-nous pas de la même façon?

- Que veux-tu dire? demande la Soeur.

- Ici, nous parlons comme si nous avions un infini devant nous.

- Sans doute les vacances, suggère le Pêcheur.

- Oui, approuve le Frère, à l'école, il y a l'heure de la classe qui nous attend, il y a les devoirs à faire...

Mystérieuse sourit, de son sourire calme :

- Ici aussi, il y a des limites; le train à prendre tout à l'heure, par exemple.

Elle fait une courte pause :

- Une cousine m'a demandé de venir chez elle; je lui ai promis de venir demain.

- Chose promise, chose due, approuve Rêve perdu; faut-il croire alors que nous ne ressentions pas les limites de la même façon?

Je suggère :

- Peut-être que pour l'école, on est obligé, alors que pour une cousine, on s'oblige soi-même.

- Ce qui voudrait dire que nous ne ressentons pas non plus les obligations de la même façon, ponctue la Pêcheuse.

Moment de réflexion.

- Ce qui voudrait dire aussi, reprend Mystérieuse, qu'il y a deux mondes, celui de la réalité, et celui de la pensée.

Au bout d'un moment de silence, Rêve perdu demande à Mystérieuse :

- Crois-tu que ces deux mondes existent à part l'un de l'autre?

- Peut-être se confondent-ils de temps en temps; je ne sais pas.

Mystérieuse ajoute pensivement :

- Où est la vraie vie? C'est ce qu'on voit, ou ce qu'on a en soi?

Matinée de lessive pour les filles. Matinée de maths pour les garçons.

- C'est bien moins amusant que ces trois derniers jours! commente le Pêcheur.

J'approuve :

- Non seulement amusant, mais aussi vraiment très intéressant.

- Elle a plein d'idées...

Il rit :

- Peut-être qu'en maths...

- Elle est première de sa classe, le coupe le Frère.

Silence admiratif. Le Pêcheur glisse d'un ton plaisant :

- Nous comprenons à présent pourquoi tu n'es pas le dernier de notre classe!

- Je ne voudrais pas te priver de l'espoir de briguer cette honorable place, rétorque le Frère sur le même ton.

J'en rajoute, d'un ton rassurant :

- Vous n'avez rien à craindre, tous les deux; on peut être dernier ex-aequo.

- Ta place est toute prête! me lance le Pêcheur.

- Je l'accepte avec plaisir; deux avantages, point d'efforts pour y arriver, et je ne voudrais pas vous abandonner dans ce cruel destin.

- Nous sommes d'autant plus sensibles à ton dévouement que nous n'aurons pas à nous attrister de te voir fournir des efforts surhumains, me remercie le Frère.

- Je te suis obligé d'avoir aussi parlé en mon nom, cela m'a évité d'avoir à le faire moi-même, le remercie de même le Pêcheur.

Je conclus :

- Voilà un échange de vues de la plus haute tenue, que Mystérieuse aurait certainement apprécié à sa juste valeur.

Le Pêcheur et le Frère, d'une seule voix :

- Cette perpendiculaire...

L'après-midi, nous allons, Rêve perdu et moi, faire une grande promenade à pied. "Allons n'importe où!" m'a-t-elle proposé comme but précis de notre promenade. Et, après avoir pris la direction de l'école où nous avions été lundi dernier, nous allons nous perdre dans les nombreux chemins de terre qui ne mènent nulle part, sinon à un pré, à un champ, à un petit bois dans lequel se donne un concert, offert par les oiseaux qui l'habitent. Promenade qui, pourtant, a un but, celui d'être ensemble, de marcher côte à côte, de se tenir la main, d'entrer dans l'ombre d'un bosquet.

Nous marchons sans hâte, tantôt entre les champs qui dorment, se reposant après les longs efforts qui ont apporté la nourriture aux hommes, tantôt...

- Ils ne se reposent pas tous, m'interrompt Rêve perdu.

Elle me montre un champ où naît timidement un mince tapis d'un vert tendre prometteur :

- Il est comme nous, il se prépare à l'école; un long travail l'attend.

Je ne dis rien, écoutant sa voix qui vole au-dessus du champ. Elle poursuit :

- Ils n'ont plus rien à apprendre, ce sont eux les professeurs des hommes; ils leur enseignent à se pencher vers eux, afin de pouvoir leur apporter leur subsistance.

Je reprends mes pensées, qu'écoute si bien Rêve perdu : "...tantôt entre les prés, où l'herbe, loin des rivières, commence doucement à jaunir, nous arrêtant de temps à autre..."

- Regarde la vache! m'appelle Rêve perdu, elle est venue nous parler; peut-être nous dire de ne pas oublier de venir ouvrir la barrière à l'heure de la traite.

Rêve perdu secoue lentement la tête :

- Oh, elle n'est pas inquiète! elle a trop l'habitude de voir que le fermier ne l'oublie pas.

Elle ajoute en souriant :

- Je crois plutôt qu'elle a envie de bavarder avec nous, de nous dire que s'il fait beau, ce qui est fort agréable, l'herbe séchera, et qu'il est temps qu'il pleuve bientôt, car elle n'aime pas le foin qui remplacera l'herbe s'il ne pleut pas.

Je regarde le ciel. Rêve perdu a suivi mon regard :

- Oui, c'est pour ces jours-ci.

Ayant pris congé de la vache, nous continuons notre promenade. Quant à elle, après nous avoir suivis des yeux un bon moment, et ayant conclu que nous ne reviendrions pas, elle s'en est retournée à ses occupations coutumières. Tant qu'il y a de l'herbe, autant en profiter; le foin attendra.

- Tu te souviens de ce que disait Mystérieuse hier à propos des deux mondes et de la vraie vie? me demande Rêve perdu.

- Oui, je m'en souviens, et je pensais bien que nous en parlerions durant cette promenade.

- Je pensais à la vache que nous venons de voir; n'aurait-elle qu'un monde et qu'une vie?

- Le monde et la vie qu'elle voit?

Rêve perdu réfléchit :

- Oui; bien sûr, je ne peux le savoir...

- Sommes-nous pour la vache une réalité, ou la pensée que nous ouvrirons la barrière pour la traite?

- Les vaches ne réagissent pas de la même manière devant un homme selon qu'il est ou non l'heure de la traite.

- Et nous non plus devant un prof selon qu'il va ou non nous interroger.

Nous restons pensifs.

- Mystérieuse m'a dit que les deux mondes se confondaient de temps en temps, reprend Rêve perdu; lorsque la vache voit l'homme, il est en même temps celui qui passe et celui qui vient pour la traite.

Elle prend un temps :

- Que ressentirait-elle à l'heure de la traite, si elle s'apercevait que les deux mondes s'étaient séparés sans qu'elle s'en fût rendu compte, et qu'elle n'avait devant elle que le passant?

- Meuh! fais-je.

Et nous nous mettons à rire. Pas très longtemps, cependant. Je reprends :

- Si les vaches se mettent à penser... Très bien! Mais leur vie...?

- Leur vraie vie? Comment le savoir, puisqu'elles ne parlent pas comme nous?

- Et nos mots à nous, sont-ils suffisants? Lorsque tu me parles, ce ne sont pas tes mots que j'écoute.

Elle me sourit :

- Toi, tu n'as pas besoin de paroles, il te suffit d'être là.

Je lui souris :

- Je me demandais, en écoutant Mystérieuse, comment on pouvait savoir dans quel monde et quelle vie nous vivions tous les deux.

- Je crois que ce sont un monde et une vie où les questions sont absentes.

Nous nous sommes serrés très fort.

Vers neuf heures, ce matin, arrivent en auto chez la Pêcheuse où je me trouve déjà le père et la mère de Rêve perdu. Que se passe-t-il donc? C'est bien simple; il y a trois semaines, le père de Rêve perdu m'a invité à venir avec femme et fille - les siennes, précisons, moi, je n'ai pas encore de fille - chez son frère, qui possède un atelier de reliure dans un bourg situé à une heure et demie de route de chez moi.

Nous arrivons un peu avant midi.

- C'est prêt?

- Je te l'ai déjà dit!

Le père de Rêve perdu n'a pas encore eu le temps de refermer la porte de son auto qu'il s'est déjà jeté sur son frère. Il s'ensuit un dialogue moyennement compréhensible pour moi, car constellé de termes techniques. Et puis, du reste, cela ne me concerne pas, mais tout a été si soudain... Il faut dire que Rêve perdu m'avait prévenu, mais... malgré tout...

La tante de Rêve perdu, évidemment habituée, ne prête aucune attention à... l'événement, et vient aimablement nous accueillir. Après avoir échangé un sourire compatissant avec la mère de Rêve perdu, la femme du relieur vient embrasser sa nièce. Puis, elle se tourne vers moi, et m'adresse quelques compliments, qui paraissent bien sincères. Il est visible qu'elle me connaît. A propos, les deux frères ont disparu, mais non sans que l'oncle de Rêve perdu lui ait adressé, de loin, déjà, un sourire affectueux. Je n'ai pas été oublié; il m'a regardé, tout en faisant un petit geste amusé d'impuissance. Et encore, un sourire à la mère de Rêve perdu.

Nous entrons dans la salle à manger. Le père de Rêve perdu est déjà à table, et contemple un livre joliment relié. Ce devait être ça, le "C'est prêt?" Il a pourtant levé les yeux, et a fait un signe de bienvenue à la tante de Rêve perdu. Au fait, ce n'est pas la tante qui reçoit? Entre la cousine. Elle embrasse affectueusement sa cousine, et, pour moi, à voix basse : "J'ai échappé au premier assaut!" Puis, elle est allée embrasser son oncle. "Ah! Tu es ici?" lui a... demandé l'oncle. La cousine n'était peut-être pas là ces jours derniers? Cela ne me paraît pas très sûr.

Le déjeuner se passe admirablement. La salle à manger est claire, la table bien mise, les mets excellents, les convives silencieux. Le relieur répond presque toujours oui aux questions de son frère - l'aîné manifestement - lequel montre sa satisfaction. Lorsqu'il répond non, son frère se contente d'une moue, et continue à montrer sa satisfaction. Le relieur donne parfois des explications, auxquelles son frère répond "Oui, bien sûr!"

Le déjeuner vient de se terminer. La cousine s'est promptement levée, Rêve perdu en fait immédiatement autant, après m'avoir fait un signe discret m'invitant à la suivre. Nous voici dans le jardin. La cousine me regarde en riant :

- C'est toujours comme ça!

Rêve perdu hoche la tête :

- Aujourd'hui, il s'est surpassé!

La cousine n'est pas du genre à s'endormir.

- Veux-tu que nous allions à l'atelier? Ici, il n'y a pas grand chose à faire, me propose-t-elle sans attendre.

Je regarde Rêve perdu.

- Allons-y, me répond-elle.

Nous partons dans l'auto de la cousine. Elle est fort sympathique, cette cousine. Une quinzaine d'années de plus que moi. Elle conduit énergiquement.

Nous passons devant un gros château. Quatre grosses tours d'angle. Gros bâtiment imposant. On dirait une figure de géométrie. Un parallélépipède rectangle, quatre cylindres sur les quatre sommets des quatre angles droits. Que faut-il calculer?

- Beaucoup de gens le visitent, prononce un peu distraitement la cousine.

Elle ajoute cependant :

- Il y a un beau cadran solaire.

Elle s'est arrêtée devant le mur sur lequel se trouve le cadran :

- Très difficile à faire; le mur n'est pas face au soleil à midi.

Elle prend un temps :

- Commode quand le ciel est couvert.

Elle remet l'auto en route :

- C'est très amusant de voir les visiteurs qui viennent de la ville; ils regardent leur montre... et on voit bien qu'ils ne comprennent pas!

Elle rit :

- J'en ai même entendu un, un jour, dire : "Tiens, le soleil est en avance, aujourd'hui!"

Nous rions bien.

- C'est vrai, note Rêve perdu, l'heure n'est pas la même partout sur la terre.

Une petite place. Une maison toute simple. Elle aide la vie des hommes. C'est la gare.

Nous voici à l'atelier de reliure. Des ouvriers, des machines, des livres. J'espère avoir autre chose à raconter.

La cousine nous fait visiter l'atelier. Rêve perdu le connaît déjà, mais pas beaucoup. Elle nous parle du travail minutieux de la couture des pages, du choix des cuirs, veau, chèvre... C'est très intéressant, très, mais j'ai honte à le dire, un peu fastidieux. La cousine veut continuer l'oeuvre de son père, c'est louable, je la louerai donc.

La cousine n'est pas une personne distraite. Elle a senti mes réticences :

- Je te comprends, mieux vaut lire qu'admirer un morceau de cuir, fût-il beau; mais sans verser dans les excès, pourquoi ne pas protéger un livre? C'est très fragile, le papier!

Dimanche. Les parents de Rêve perdu sont rentrés chez eux hier soir après le dîner. Rêve perdu et moi sommes restés chez l'oncle relieur.

- Mon père m'a demandé de porter un livre à un de ses clients qui habite un bourg à une heure d'auto, nous annonce la cousine; l'endroit est agréable et je vous propose d'en profiter pour faire une jolie promenade.

La route se fait sans hâte, la cousine nous parle de ses projets :

- Quand je me suis mariée, mon mari s'est tout de suite intéressé à la reliure; d'ailleurs, ces jours-ci, il est parti chez des grossistes trouver des cuirs pour les livres que nous préparons.

Elle laisse un temps :

- Plus tard, nous aimerions reprendre l'atelier de mon père; ma mère pourrait continuer à s'occuper de la comptabilité, nous, nous ne sommes pas très compétents.

La route se fait sans hâte, nous parlons maintenant de nous, Rêve perdu et moi, de nos projets à nous...

- Tu sais, fait remarquer Rêve perdu à sa cousine, nos projets sont moins vastes que les tiens, ils se limitent...

- ...à l'école! termine la cousine en riant; je sais, je sais, mais ce n'est pas de ces projets-là que je parlais!

Rêve perdu répond sans laisser un instant de silence :

- Je ne pense pas que nous reprendrons la librairie de mon père.

Je ne laisse pas plus d'instants de silence :

- Je ne pense pas que nous reprendrons le cadastre de mon père.

La phrase est un peu maladroite, on ne reprend pas un cadastre, mais la cousine ne s'y attache pas :

- Je vous souhaite de prendre ensemble ce que vous aurez décidé.

- Merci! a répondu doucement Rêve perdu.

- Oui, merci! ai-je ajouté.

Nous voici au bourg où réside le client. La cousine nous entraîne chez lui.

Le client nous accueille avec empressement. C'est un vieil homme, un peu courbé par l'âge, portant de fines petites lunettes, au sourire empli de bienvenue. Tout montre qu'il vit seul. Il prend le livre comme on prend un trésor, le caresse de la paume de la main :

- Il était en bien mauvais état; je l'ai si souvent relu... J'avais peur de perdre quelques feuilles...

Il secoue longuement la tête :

- Je suis tranquille à présent...

Nous repartons. Après un moment passé en silence, la cousine nous confie :

- Il ne l'admirera pas, comme le font tant d'autres; quand il lira, il sentira le cuir sous sa main, le cuir qui, pour lui, fera partie du livre.

Elle fait une pause :

- C'est pour ceux qui sont comme lui que j'ai envie de continuer l'atelier de mon père.

Midi s'approche.

- Je pense que tout le monde doit commencer à avoir faim, déclare la cousine.

Tout le monde ne dit pas non.

- Non loin du bourg, il y a un joli paysage qui se cache entre les collines; nous pourrions y aller après le déjeuné.

Elle ajoute en souriant :

- Et l'inestimable avantage, c'est que le restaurant est sur le chemin.

Je demande :

- En pleine campagne?

- Oui, à un quart d'heure d'ici.

- Oh, cela nous fera grand plaisir à tous les deux! s'exclame Rêve perdu, tu sais, son père est comme le mien...

La cousine sourit :

- Oui, je sais; les bons restaurants des grandes villes.

Elle se tourne vers moi :

- Mes parents et mon mari sont plus... moins exigeants; tu verras, je pense qu'il va te plaire!

Un quart d'heure d'auto est vite passé. Sur le bord de la route, une petite maison, enfin, sinon petite, du moins pas très grande.

- C'est ici! nous indique la cousine.

La petite maison est simple, mais un je ne sais quoi la rend accueillante. Les jolis rideaux frangés de dentelle peut-être. Mais non, ce n'est pas seulement ça. Une vigne vierge court autour de la porte. Cela n'est pas rare dans la région. Mais celle-ci, avec sa grosse grappe sur le coin de la porte, nous invite : "Entrez, les amis! On vous attend."

Nous nous sommes arrêtés. Nous ne sommes pas les seuls. Peu d'autos; des camions surtout.

- Ce sont eux les clients habituels de ce genre de restaurant, nous apprend la cousine.

Nous entrons. Une grande salle à manger. Je regarde autour de moi; une image me revient à l'esprit. Un autre restaurant. Une autre salle à manger. C'était il y a trois semaines, dans la ville du vin. La même chose, alors?

Ici aussi se sont réunis quelques amis de la maîtresse des lieux, qui passe entre les tables servir un plat à l'un, une soupière à l'autre; elle est seule. Là-bas, ceux qui servaient étaient nombreux mais ne paraissaient pas exister pour les convives. Ici, on voit la patronne - la maîtresse des lieux - et on l'entend. Les amis échangent des propos à voix haute avec elle. Sur tout - la viande est bonne, la route a été difficile. Ils ont roulé longtemps, les bras, les yeux, les pensées... Tous sont fatigués. La patronne leur redonne des forces d'un mot, d'un rire. Là-bas, on échangeait des confidences d'une voix feutrée. Ici, on n'a pas de secrets, chacun sait que l'autre a crevé, qu'il a fallu revisser le boulon, que l'heure avance, et que le client attend. Les nappes? Ici, elles ne sont pas damassées, une simple cotonnade, en vichy, dont les petits carreaux paraissent danser. Il n'y a pas de fleurs. Pour quoi faire? La campagne est autour de nous, et les fleurs sont à leur vraie place dans les prés et dans les sous-bois. Oui, bientôt l'automne, puis l'hiver. Là-bas, il y aura toujours des fleurs, les hommes les fabriqueront. Ici, il n'y aura plus de fleurs dans les prés et dans les sous-bois. C'est ça, la vie de la nature. On aime, ou on n'aime pas. Là-bas, on n'est pas fatigué, le repas est un prétexte, les plats sont recherchés. Ici, on mange.

Après-midi de promenade en auto. Le paysage ne ressemble en rien à celui de chez moi ou à celui de chez Rêve perdu. Il n'est pas large, il ne laisse pas sortir de là où on est. Les collines montent vite, la terre est dure, sans ces molles ondulations qui laissent le regard errer en repos.

Le long d'un bois qui s'étire, un vaste pré où l'herbe est courte. Trois ânes dans le pré. Une famille, peut-être. Papa se repose; dort-il? Maman s'est étendue près de sa progéniture; fils, fille? Laquelle progéniture regarde sa mère; sans doute a-t-elle besoin de conseils.

Nous continuons notre route, à travers les pentes boisées des collines. Dans une cour de ferme, derrière un muret de grosses pierres, une dizaine d'oies, toutes blanches, se prélassent, refusant clairement de se pencher en longs propos stériles sur les vicissitudes du monde. Près de ce groupe paresseux, une poule, toute noire, s'affaire, immobile, scrutant l'horizon. "Où sont donc passés les vers?" a-t-elle l'air de penser. Peut-être sont-ils montés par cette longue échelle, qu'ils ont ensuite soigneusement rangée derrière eux, tout là-haut dans la remise, en prenant la précaution de la mettre à l'horizontale, afin que la poule, toute noire, ne puisse les suivre. Et où se cachent-ils à présent, les vers? Mais dans les fagots, bien sûr, ceux qui emplissent, tout là-haut, le fond de la remise. Allez donc les trouver!

Plus loin, un cimetière, dont le portail ouvre sur la route. Une grosse clé lisse dans une serrure surmontée d'une croix de fer, toute sombre. Un épais anneau de fer, allongé, inséré dans une rainure à sa forme creusée à même le bois du portail à double battant. Point n'est besoin de tourner la clef, le portail est entre-bâillé. L'anneau tiré, le portail s'est ouvert. Nous entrons. Dans le fond du cimetière, contre le mur de pierre, un Christ. Le temps a passé, depuis qu'il est venu vivre ici. La mousse a recouvert son visage, un oeil s'est effrité, mais son regard est là, qui pénètre au fond de vous.

La promenade continue. Nous traversons un village. Des maisons simples, mais de bonnes pierres solides. Dans l'une de ces maisons, il y avait une grande porte, au linteau arrondi. On a cessé d'avoir besoin d'elle. Au milieu de cette porte, murée, sans doute pour toujours, on a creusé une fenêtre, entourée d'épaisses pierres blanches. Il est resté une autre porte, moins grande, mais qui suffit, semble-t-il, aux besoins de la maison. Une porte d'un bois vieux, au linteau lui aussi arrondi, entourée, elle, de ces lourdes pierres qu'on trouve dans cette région; du granit.

- Oh, là-bas, des mûres! s'est exclamée Rêve perdu.

Sa cousine lui sourit :

- Tu as une bonne vue; c'est loin!

Un chemin de terre couvert d'herbe mène aux mûres; nous le prenons. Soudain, l'auto a basculé et s'est immobilisée. Que s'est-il passé? Je sors rapidement de l'auto. Je fais mon rapport :

- La roue arrière droite est tombée dans une ornière!

- Une ornière! s'étonne la cousine; je ne vois pas d'ornière!

- Cachée dans les herbes; elles sont hautes.

Rêve perdu est déjà descendue de l'auto; sa cousine suit :

- Il suffira d'aller doucement pour remonter.

Je montre le dessous de l'auto :

- Tout l'arrière pose sur la terre.

La cousine contemple la roue et l'arrière :

- Il faut aller chercher un garage!

Rêve perdu hoche la tête :

- On peut soulever l'auto avec le cric, et dégager la roue.

- Et puis? demande sa cousine.

J'ai compris :

- On fait une montée pour... monter.

La cousine n'a pas compris :

- Une montée pour monter?

- Il faudrait une rampe sur laquelle porterait la roue, explique Rêve perdu.

- En terre? Ça ne tiendra jamais!

J'explique à mon tour :

- En terre, non; mais en pierres?

- Les pierres vont rouler les unes sur les autres!

- Mais non! proteste Rêve perdu; si on mettait les pierres tête-bêche par exemple, les efforts seraient contrariés, et les pierres seraient empêchées de rouler.

- Encore faudrait-il qu'il y ait des pierres... doute la cousine.

- Ça, on va voir dans les prés tout de suite, ai-je répondu.

Nous sommes déjà partis, Rêve perdu et moi, chercher les pierres. Nous en rapportons une provision. Maintenant, il s'agit de monter l'auto sur le cric. L'auto touchant la terre, le cric ne passe pas.

- On creuse! s'exclame Rêve perdu.

On creuse. Ou plutôt je creuse, c'est moi le garçon, n'est-ce pas? Enfin, je peux passer le cric. L'auto s'est un peu soulevée, et commence à se balancer d'une manière menaçante, en entraînant le cric.

- Attention, elle va retomber!... En plein sur les fils de fer barbelés de la clôture! s'écrie la cousine.

Vite, on glisse quelques pierres sous la roue. Le balancement se calme.

Reste maintenant à construire la rampe. La cousine et moi regardons les doigts agiles et précis de Rêve perdu. La rampe monte - pas encore l'auto!

- Maintenant, c'est à toi de jouer, cousine!

- Il ne faut surtout pas que toutes les pierres sautent, lui répond la cousine.

Je précise :

- Tu n'as qu'à aller le plus lentement que tu peux.

- Et je te dirai d'arrêter, ajoute Rêve perdu.

Oui, mais l'auto n'ira pas loin, car il n'y a pas assez de pierres pour terminer la rampe.

- Arrête! a crié Rêve perdu.

La roue s'est arrêtée sur le sommet de la rampe, juste avant le vide. Je ramasse les pierres restées à l'arrière de la roue, et Rêve perdu continue la rampe. Même manoeuvre que la précédente. Encore un morceau de rampe, et en trois fois l'auto roule gentiment sur le chemin.

Elles furent bonnes, les mûres!

Septembre a onze jours, et nous le fait savoir par une petite pluie éparse et frêle, qui parsème une fraîcheur apparue enfin, après un long été chaud.

Nous passons la matinée, bien à l'abri de la pluie, à l'atelier.

- J'ai un livre à plier; je te montrerai, me propose la cousine.

- Ah, tu m'as montré! J'ai essayé... commence Rêve perdu.

Elle se tourne vers moi :

- C'est difficile!

La cousine me tend une feuille de papier et une petite planchette allongée et lisse, en buis satiné, aux bords minces, légèrement chanfreinés.

- C'est un plioir, m'apprend-elle; c'est avec ça qu'on plie les feuilles pour en faire des cahiers.

Je prends le plioir, puisque c'en est un. La cousine m'explique :

- Tu mets l'un sur l'autre les deux bords de la feuille, et tu passes le plioir, en appuyant bien vers l'extérieur pour faire un pli net.

Ce n'est pas trop difficile, j'ai réussi du premier coup.

- Maintenant, plie encore une fois!

- La même feuille?

- Oui.

- En quatre, alors?

- En quatre, confirme la cousine.

Bon, c'est toujours aussi facile; pas la peine d'en parler tant. Un bon coup de plioir; c'est fait!

Je tends la feuille à la cousine. Elle me la redonne aussitôt :

- Regarde!

Regarder quoi? Mais la voici qui me montre un pli affreux... Ah, oui! Le pli est à l'intérieur de la feuille, partant du coin de la feuille. Rêve perdu rit :

- Tu as vu comme c'est facile!

Ça ne fait pas un pli! dit-on parfois pour constater que c'est bien fait. A présent, je comprends pourquoi!

La cousine me sourit :

- Ne t'inquiète pas! Il faut une grande habitude!

Elle poursuit, me tendant une autre feuille de papier, mais d'une autre sorte, comme j'en ai vu dans les vieux livres de la librairie du père de Rêve perdu; souple, doux au toucher, un peu pelucheux.

- C'est un papier fait à la main, avec des chiffons, m'apprend la cousine; il est d'une très grande qualité.

Elle reprend le papier et se met à le chiffonner sans ménagement. Je pousse un petit cri. Rêve perdu me rassure :

- Ce n'est rien, j'ai vu pire!

Me voilà bien étonné. La cousine raconte :

- Mon mari a rapporté ce papier de Toscane, me disant que c'était le meilleur papier au monde; j'ai voulu m'en assurer.

Elle poursuit après une petite pause :

- Alors je l'ai maltraité autant que j'ai pu; j'ai d'abord fait comme tu viens de le voir, puis je l'ai mis dans une casserole et je l'ai fait bouillir...

J'ouvre de grands yeux. Rêve perdu rit doucement. La cousine continue :

- Ensuite je l'ai étendu sur une table; le lendemain il était comme neuf!

Elle ajoute, riant à moitié :

- Sans un pli!

Nous allons remettre les cahiers à une ouvrière qui coudra les feuilles entre elles pour éviter qu'elles ne se dispersent lorsqu'on coupera les bords. Puis, à la reliure!

Je m'arrête devant un ouvrier qui vient d'ouvrir un tout petit cahier, sur lequel je vois, non pas des écritures, comme il se devrait, mais... une feuille jaune, toute brillante.

Rêve perdu a suivi mon regard :

- Ce sont des feuilles d'or.

Je prends l'air de celui qui est très au courant :

- Pour les dorures de la couverture.

Rêve perdu fait un léger sourire. La cousine reprend sans s'être rendu compte de rien :

- Elles sont très minces; il ne faut même pas respirer lorsqu'on est assez près, elles se froisseraient et s'envoleraient! après, elles ne pourraient plus être utilisées.

Je reprends l'air de celui qui est très au courant :

- Et encore, cette précaution est insuffisante...

La cousine me regarde, surprise. Rêve perdu rit sous cape. Je poursuis sans suspendre ma phrase :

- ...il ne faut surtout pas les regarder.

- Pourquoi? me demande-t-elle naïvement.

Rêve perdu a du mal à retenir son rire. La cousine finit par s'en apercevoir :

- Rassure-toi, quand nous travaillons sur la dorure, nous portons toujours des lunettes sombres pour atténuer notre regard.

Cette fois-ci, nous rions tous.

Déjeuner.

- Alors, tu sais plier le papier, à présent? me demande l'oncle de Rêve perdu.

La cousine vient à mon secours :

- Parfaitement! Il n'a pas encore plié tout un livre, mais son essai est encourageant!

L'oncle me félicite - petit sourire, il a dû voir ce que j'avais fait.

Mais aussitôt, avec un sourire franc :

- J'en ai fait autant au début; et on a beau s'appliquer, ça ne vient pas vite.

Il poursuit pensivement - des souvenirs, sans doute :

- Et quand c'est pour un beau livre... il suffit de rater une seule feuille!

Il ajoute, pensant sans doute que je pouvais ne pas avoir compris :

- Lorsque la feuille est déjà imprimée, bien entendu!

Je montre que j'ai compris :

- Sinon, à quoi servirait-il de faire le cahier?

L'oncle m'a regardé, en approuvant plusieurs fois de la tête. Ai-je été reçu à mon examen? Cela n'est pas impossible, car la tante me regarde en souriant.

Nous passons au salon. Le café est servi. Je regarde les tasses avec un grand étonnement.

- C'est un cadeau que mon oncle a reçu d'un fabricant de porcelaine très connu, m'apprend Rêve perdu; tu sais, la grande ville célèbre par ses porcelaines n'est pas loin d'ici.

- Mon père avait exécuté une très belle reliure...

- Oui, oui, j'ai fait de mon mieux... se défend modestement l'oncle.

Et il change de conversation.

Mais pourquoi donc mon regard tellement étonné? Eh bien, voilà! Les tasses sont ovales. Oui, elles ne sont pas rondes, elles sont ovales. Et les soucoupes aussi sont ovales. Rêve perdu et sa cousine ont dû se concerter, car elles me montrent un joli coffret de chagrin, un beau cuir de chèvre, rouge, à l'aspect granuleux. Le coffret est assez plat, l'intérieur montre des alvéoles, recouvertes d'une soie cramoisie. Les alvéoles? C'est pour les tasses et les soucoupes ovales qui prennent moins de place en épaisseur. C'est un coffret de voyage.

Le beau temps est revenu. Après le déjeuné, nous allons tous les trois, la cousine, Rêve perdu et moi, faire une promenade en auto.

Le paysage est empli de collines, tout d'abord pas très hautes, puis s'élevant petit à petit. La route est plaisante, rien de particulier n'accroche le regard, et nous pouvons rouler paisiblement, tout en parlant gaiement de ci et de ça.

- Tiens, des artistes! observe Rêve perdu.

La cousine et moi :

- Où ça?

Preuve que nous n'avons rien vu! Rêve perdu nous montre une petite maison :

- Regardez l'escalier!

L'escalier? A vrai dire, il n'y a pas d'escalier. Devant la porte...

- Ah, les belles grosses pierres toutes plates! reprend Rêve perdu; et comme elles sont bien posées l'une sur l'autre...

- Elles sont posées de travers, réplique sa cousine.

- Oui, mais pas n'importe comment; elles donnent envie de monter jusqu'à la porte.

Nous sommes passés. La cousine n'a pas l'air convaincue. Moi? Oui, oui, c'est vrai, j'ai ressenti quelque chose. Je souris à Rêve perdu :

- Me voilà certain, à présent, que notre maison sera belle!

Elle me sourit à son tour :

- Tu peux être certain, en tout cas, que je ferai mon possible!

Et la cousine s'exclame :

- Quand m'invitez-vous à pendre la crémaillère?

Et nous en choeur :

- Tout de suite!

Mais... oui, nous savons tous que cela n'est pas encore possible.

Nous continuons notre route, qui s'élève peu à peu. Nous traversons un ruisseau. Je remarque :

- C'est curieux; le pont est plus grand que le ruisseau!

- Le ruisseau était beaucoup plus large dans les anciens temps, m'apprend la cousine, et la vallée est restée large.

- Alors, quand il y a une crue...

- Ici, ce n'est pas comme chez vous; tu as vu le ruisseau, il y a plus de pierres que d'eau.

Nous arrivons sur une voie de chemin de fer.

- Ah, on est mieux sur les rails! constate Rêve perdu, c'est bien plus amusant!

- Attention de ne pas dérailler! la conseille prudemment sa cousine.

Je m'en mêle :

- Allume tes phares, nous entrons dans le tunnel!

Bon, bon, si on n'a plus le droit de plaisanter... Nous arrivons donc près de - et non sur - une voie de chemin de fer. Mais il y a bien un tunnel, ça, au moins, c'est vrai! N'ayant pas pris le tunnel, nous montons donc le long de la colline.

- Il est bien abîmé, celui-là, constate Rêve perdu.

Celui-là?

De l'autre côté du ruisseau, sur le bout d'une haute colline - j'ai appris en classe de géographie que cela s'appelait un éperon...

- On dirait une dentelle de murailles! s'exclame Rêve perdu.

- Ta dentelle était tout de même un puissant château fort! observe sa cousine.

- Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne s'est pas très bien défendu.

Je remarque :

- Pourtant avec cette colline escarpée, presque de tous côtés...

Je me reprends aussitôt :

- Oui, presque seulement.

- C'est en tout cas assez rare de voir une si grosse, épaisse, haute - que sais-je encore? - dentelle, reprend Rêve perdu; des murs, des tours, peut-être même des maisons, si on pouvait les voir.

Elle se tourne vers sa cousine :

- Il doit être vieux?

- Oh, oui; il a environ sept cents ans!

Rêve perdu me sourit, et, avec conviction :

- Notre maison durera plus longtemps!

Je l'approuve sans tarder :

- Elle durera toujours!

La cousine sourit sans rien dire. Puis, d'une voix gaie :

- Allons voir la dentelle de plus près!

Nous sortons du tunnel. Non, non, je ne vais pas recommencer! Notre route arrive tout près de la sortie du tunnel. Et nous ne sommes pas les seuls à être absents de la voie ferrée. Les trains aussi sont absents. La voie s'ennuie-t-elle, toute seule? Est-ce pour le savoir que nous retournons la voir quelques minutes plus tard? Nous voici maintenant sous les rails. Eh bien oui, quoi! nous passons sous le pont du chemin de fer, à quoi d'autre pensez-vous?

A la sortie du pont, la route descend vers un autre ruisseau, puis remonte abruptement. En haut?

- Vous voyez le sentier qui monte, là? nous demande la cousine.

- Oh oui, je le vois! répond Rêve perdu, d'une voix prudente.

Et moi :

- J'espère que ton auto pourra gravir le sentier!

La cousine prend un air sérieux :

- Oui, rassure-toi; ma cousine et moi allons monter dans l'auto et toi...

Mais je suis plus rapide qu'elle :

- Et moi je pousse bien entendu!

Nous rions tous. Ce qui n'empêche pas Rêve perdu de conclure :

- Il n'y a plus qu'à monter à pied!

Bon, n'exagérons rien; certes, le sentier était raide, mais nous sommes montés sans trop nous plaindre.

Nous voici au château fort. Surprise! Rêve perdu nous montre les pierres d'un des murs :

- La voilà, la dentelle!

C'est vrai. Autant le château fort est immense, autant les pierres paraissent petites, sans l'être vraiment. L'entrelacement de pierres sombres et de pierres claires compose un décor raffiné.

Nous reprenons notre calme promenade sur les routes sinueuses qui passent entre les collines. Soudain, un bourg, et le calme a disparu. Est-ce donc de nouveau la grand route des gens pressés? Et oui et non. Non, parce que ce n'est pas celle qui passe près de chez Rêve perdu, oui, parce que c'en est une autre de la même sorte. Tout comme le chemin de fer de tout à l'heure, que nous retrouvons dans le bourg, qui passe sur un grand viaduc qui n'a rien d'un décor raffiné.

Cinq minutes de la grand route des gens pressés - la cousine ne traîne pas sur ces routes-là! - et nous retrouvons le calme des routes sinueuses qui passent entre les collines.

Mais quel est cet autre château fort? Il n'est pas fait de dentelle, celui-ci. Voyez ces deux tours massives - Oh, combien! - qui gardent une entrée qu'aucun ennemi n'a jamais forcée!

Le soir tombe; nous rentrons.

Nous partons tous les trois dans la matinée pour une dernière promenade en auto. Il fait encore beau, et je crois que nous profitons des dernières faveurs du soleil de cet été qui se termine dans neuf jours. L'école? Est-ce que nous savons, Rêve perdu et moi? C'est un jour... Un deux octobre, paraît-il. C'est quand, ça, octobre?

En attendant, avant de goûter la nourriture spirituelle de l'école, nous emportons avec nous de quoi goûter la nourriture temporelle d'un bon pique-nique de midi.

Le paysage ne change pas vraiment par rapport à celui d'hier. Mais qu'importe! Il est agréable, avec ses collines qui nous entourent de tous les côtés, ces ruisseaux alertes qui bruissent sur les cailloux, ces bois qui se sont installés sur le flanc des collines, ses vaches rousses qui peuplent les prés verts, et son calme qu'une douce brise anime.

De temps en temps, un hameau, un village, une grande belle maison perdue parmi les prés. En voici une, dont le toit de petites tuiles plates est plus grand que la maison elle-même. Voilà une modeste église, au clocher carré. Plus loin, une maison aux petites fenêtres, serrées l'une contre l'autre sous un toit protecteur, et près du sol d'autres fenêtres au côté d'un vaste portail. Un étang dort, où se mire une maison.

Une petite rivière d'eau et de cailloux. Une passerelle toute de bois. Sur la passerelle, un garçon d'environ mon âge, assis les jambes pendantes. Il paraît méditer. Une longue canne à pêche, qui repose dans sa main nonchalamment posée sur la jambe, plonge dans la rivière. Guette-t-il vraiment le poisson? Rien n'est moins sûr.

Les froids de l'hiver peuvent venir. Cette maison ne sera pas prise au dépourvu. Les bûches sont là, toutes prêtes, bien rangées.

Quelques arbres se sont réunis, qui paraissent avoir donné naissance à une église. Est-ce le clocher, cet arbre qui s'est élevé au-dessus des autres? Une large route, bordée de maisons spacieuses, dont les habitants, de l'une à l'autre, échangent de gais propos. L'herbe a construit la route, et les oiseaux la traversent de temps à autre pour rendre visite à une maison voisine que l'arbre a bâtie.

Le paysage s'est ouvert. Nous sommes sur une colline. Dans le fond de la vallée, les arbres sont si touffus que le regard ne peut les traverser. De l'autre côté de la vallée, le regard erre loin, loin...

L'heure du pique-nique s'approche. Nous allons vers le village où nous comptons nous arrêter, auprès d'un vieux pont, au bord d'une petite rivière. Après le pique-nique, nous resterons un bon moment à regarder l'eau couler, tout en bavardant, puis la cousine nous emmènera à la grande ville des tasses à café où nous prendrons, Rêve perdu et moi, le train de cinq heures dix, qui nous ramènera chez nous.

Un dernier pré. C'est une scène de théâtre. On y donne un ballet. Quatre pommiers aux feuilles d'un or doux et aux pommes couleur de grenat se sont alignés devant nous. Ce sont eux les danseurs. Tout à l'heure, ils tourneront avec grâce, et leurs pommes s'envoleront jusque dans nos mains.

Un chemin de terre mène à un petit troupeau de brebis qui paressent à l'ombre d'un arbre au large feuillage. Une curieuse maison, ourlée de quatre tourelles d'angle, perchées sur le mur. Nous sommes dans le village.

L'auto est garée sur une grande place emplie de grands arbres. Tout est grand, ici. Seul le village est petit. Face à nous, une abbaye. Une grande abbaye, bien sûr, avec un grand portail, un grand clocher. Une grande abbaye tellement grande que le village paraît à peine exister.

Nous voici enfin au bord de la petite rivière, près du vieux pont. Nous nous installons sur l'herbe, encore verte. La rivière coule doucement, prenant garde de ne pas déranger les herbes qui poussent paisiblement dans son onde. Le pont paraît être venu là, un jour lointain, se reposer après un long labeur. Le pont est lourd, il pèse de toute la masse de ses pierres sur le lit de la rivière. Ecoutant le clapotis de l'eau, serein, il attend les rares passants qui l'empruntent quelquefois.

Pique-nique. La cousine a apporté une spécialité de la région, un magret de canard aux pommes. Les pommes comme celles qu'offraient les danseurs.

Je me tourne vers la cousine :

- Je ne connaissais pas ta région; ce n'est pas comme chez nous, Rêve perdu et moi, mais il y a une force dans les collines et les ruisseaux qui m'a beaucoup plu.

- Le charme de vos calmes paysages ne me déplaît pas non plus, me répond la cousine.

Elle réfléchit un moment :

- Ni chez vous, ni chez moi, il n'y a de montagnes...

- Tu dis ça pour la colonie de vacances? intervient Rêve perdu.

La cousine fait oui de la tête. Puis, elle se tourne vers moi :

- Mes enfants ont passé le mois d'août à la montagne, dans une colonie de vacances...

Elle s'interrompt :

- Là, ils sont chez leurs grands-parents.

Elle reprend après une courte pause :

- Tu n'es jamais allé à la montagne?

Je lui réponds que je n'y suis jamais allé. Elle poursuit :

- Quand j'étais jeune, à peu près ton âge, je suis allée dans cette même colonie; cela m'avait plu, je ne connaissais pas de tels paysages, on voit loin lorsqu'on est là-haut.

Elle sourit :

- C'est là que j'ai rencontré mon mari.

Un petit silence. La cousine s'est animée :

- Je me souviens très bien de notre retour...

Elle reste un moment sans rien dire, les yeux suivant le cours lent de la petite rivière.

- Tu ne m'avais jamais parlé de ce retour; il y avait quelque chose...?

- Oui, lui répond sa cousine.

Elle reste un instant en suspens, puis :

- Voulez-vous entendre toute l'histoire?

Ensemble :

- Oh, oui!

- Nous sommes partis avec la colo à la fin des vacances, le trente et un août mil neuf cent quarante et cinq; il faisait encore très beau et très chaud, et personne n'avait envie de partir.

- Oh, ça, je te comprends! approuve Rêve perdu.

J'approuve de même de la tête. La cousine poursuit son récit :

- Après le dîner nous sommes arrivés au bourg où la colonie fait habituellement ses courses. Nous voilà à la gare. Le train ne partait qu'à minuit et quart. Que faire en attendant? Il n'était que neuf heures environ.

Je trouve immédiatement la solution :

- S'ennuyer, je suppose; une gare, ce n'est pas très joyeux!

La cousine prend un air taquin :

- Eh bien, tu te trompes; la gare était très joyeuse!

- Pourquoi, plaisante Rêve perdu, on y dansait?

- Parfaitement, rétorque la cousine, on y dansait!

Devant nos airs incrédules, elle rit :

- On ne dansait pas sur le quai, mais on dansait dans tout le bourg; c'était la fête pour nous dire au revoir!

- Vous étiez des personnages historiques? lui demande naïvement Rêve perdu.

Au tour de la cousine d'être étonnée :

- Comment cela, des personnages historiques?

A notre tour de rire. Nous lui expliquons. Elle nous regarde avec déférence :

- Je suis très honorée...

Mais sa déférence ne tient pas longtemps devant nos mines réjouies :

- Allons, je vais tout vous dire; c'était un vendredi, et c'était la fête au bourg. Et voilà pourquoi nous ne nous sommes pas du tout ennuyés de toute la soirée!

Je m'enquiers :

- C'est pour ça que tu te souviens de ton retour?

- Non, pas seulement...

Elle ne dit rien pendant un instant. Rêve perdu insiste :

- Allez, raconte!

Sa cousine lui sourit :

- Voilà! Le train partait à...

- ...minuit et quart! s'impatiente Rêve perdu.

- Minuit et quart! confirme plaisamment sa cousine.

Je m'y mets :

- Ensuite, ensuite!

La cousine poursuit :

- Nous roulions depuis une bonne heure. Le ciel était tout scintillant d'étoiles, et, à la lumière du train, la prairie étincelait de fleurs multicolores. Mon amoureux a couru à l'avant du train et a sauté dans les herbes fleuries. Il m'a cueilli le plus beau bouquet que j'aie jamais vu, et il m'a dit : "C'est mon bouquet de fiançailles!"

Nous nous regardons, Rêve perdu et moi, émerveillés par ce récit.

Au bout d'un moment, la cousine reprend :

- Les trains n'allaient pas vite, à l'époque; surtout en gravissant une montagne...

Je présume :

- Et ton train avait dû s'arrêter.

- Pas du tout; il avait seulement beaucoup ralenti.

- Il roulait? s'exclame Rêve perdu, aussi étonnée que moi.

- Oui, à peu près à la vitesse à laquelle on marche.

Je conjecture :

- Il a dû courir après le train, alors!

- Pas du tout; il n'a même pas eu à marcher.

Rêve perdu et moi sommes de plus en plus surpris. Rêve perdu fait un geste d'incompréhension :

- Comment est-ce possible?

La cousine sourit :

- Mon amoureux a été très habile; comme il était à l'avant du train, il a vite cueilli les fleurs, et lorsque est arrivé l'arrière du train, il a sauté dedans.

La cousine s'est levée, et s'est dirigée vers son auto. En revenant, elle nous a tendu à chacun un beau livre relié, en chagrin bleu outremer pour moi, et rouge vif pour Rêve perdu.

Rêve perdu s'est exclamée :

- Oh, il est aussi beau qu'un coquelicot!

Nous avons ouvert le livre. Surprise, les pages étaient blanches! Je reconnus le papier de Toscane à son toucher et à sa couleur légèrement ambrée.

La cousine nous sourit :

- Vous pourrez y écrire ce qu'il vous plaira; votre vie, vos pensées, vos souvenirs...

Ce matin, jour de lessive. Les filles et les voisines s'affairent. Le Frère est avec son père. Le Pêcheur et moi bavardons tout en nous promenant le long de la petite rivière.

- Notre prof de maths nous a dit que l'année qui vient serait beaucoup plus difficile que toutes les années précédentes, s'inquiète le Pêcheur.

- Je pense malgré tout que chaque année nouvelle...

- Ce n'est pas ce qu'il avait l'air de dire; souviens-toi...

- Je me souviens... c'est vrai.

Nous restons un moment à méditer cette peu alléchante perspective. Je reprends :

- Je ne sais pourquoi, mais je sens que tout sera beaucoup plus difficile que toutes les années précédentes.

Le Pêcheur fait un long signe d'assentiment :

- Peut-être l'école, peut-être, pour toi, Rêve perdu.

Je prononce un lent "peut-être". Après un nouveau silence, il reprend :

- Je connais la Pêcheuse depuis toujours, Rêve perdu est nouvelle pour toi.

- Ce n'est pas elle qui est nouvelle, c'est la situation qui est nouvelle; elle, il me semble que je la connais depuis toujours.

- Cela fait deux mois et demi que tu la connais; c'est peu et c'est beaucoup.

- Pourquoi?

- Peu, c'est simple; beaucoup, parce que si quelque chose avait changé, tu le saurais déjà.

Je hoche la tête :

- Combien de camarades disent à l'école qu'on ne peut préjuger de l'avenir.

- Moi, il me semble que l'avenir, pour les sentiments, on le sait dès le début.

Il prend un temps :

- Mais je crois que souvent, on le refuse, je veux dire qu'on refuse de l'accepter.

Je répète :

- Pourquoi?

- On peut avoir envie de voir un présent durer toujours, parce qu'on ne veut pas admettre qu'on n'a pas confiance dans l'avenir.

Il ajoute, après une pause :

- C'est ce manque de confiance qu'on sent dès le début.

Je secoue vivement la tête :

- Je n'ai jamais ressenti un manque de confiance.

- Quand je l'observe, je ne sens pas chez elle non plus de manque de confiance.

Il ajoute, avec un grand sourire :

- Ne crains rien!

Un long moment passe à marcher en regardant la rivière...

- On s'offre un brochet? me propose le Pêcheur.

La Pêcheuse prévenue, nous montons en barque.

Le brochet s'est fait attendre. Le premier passage n'a rien donné. Les poissons s'étaient-ils enfuis à notre approche? Avaient-ils trouvé de nouvelles cachettes? Je crois plutôt que nous étions distraits.

- Nous allons nous faire attraper... si nous n'attrapons rien! ironise le Pêcheur.

Deuxième passage; un beau brochet!

- Vous déjeunerez un peu tard, nous avertit la Pêcheuse.

Tant pis! Nous ne regrettons pas notre discussion.

Le brochet a disparu; les livres de maths des filles ont apparu.

- Ma parole, vous êtes des passionnées de maths! s'extasie le Frère.

- Oh, non! répond avec conviction sa soeur.

- Et c'est bien pour ça qu'on vous demande de l'aide! poursuit Rêve perdu.

- Nous n'y comprenons rien! achève la Pêcheuse.

Par bonheur, nous avions eu le même problème à traiter l'année précédente, et le prof avait, bien entendu, donné la correction, une fois que presque tous les élèves furent restés sans l'ombre d'une idée pour le résoudre. "Le problème est très difficile; je vous l'ai donné pour vous aguerrir!" nous avait rassurés le prof. Rassurés? C'est lui qui l'avait dit, nous, nous étions plutôt inquiets sur la suite des événements. Eh bien, grâce à ça, nous avons pu, aujourd'hui, jouer les savants maîtres d'école! Nos élèves furent envahies d'une admiration sans bornes! Enfin, je veux bien le croire.

Matinée passée à bicyclette; nous avons des commissions à faire pour nos parents respectifs dans la petite ville du cadastre. Nous roulons joyeusement, sans faire d'allusions à l'école, ni à d'autres sujets tout aussi peu réconfortants. Plaisanteries, bêtises, cris divers, courses entre les garçons, sourires amusés des filles, voilà quel fut le substrat de notre randonnée. Le paysage autour de nous? Je le sais par coeur, comment pourrais-je le trouver neuf? Et pourtant, chaque détail de ce que je vois autour de moi me surprend. Impossible? Sans doute. Mais je crois que je ne les vois pas avec mes yeux, ces détails, mais à travers ceux de Rêve perdu.

Les commissions faites, nous n'oublions pas la visite traditionnelle au monument le plus important, voire le plus représentatif de la ville, et de profiter de cette visite pour détailler les différents aspects de ce monument.

La visite du monument achevée...

Le gros paquet de gâteaux dans une main, le guidon dans l'autre - et encore, quand il pense à tenir le guidon - le Pêcheur roule vers le cimetière. Ne tenant pas du tout à le laisser manger les gâteaux tout seul, nous ne le lâchons pas d'une roue dans le dédale des petites rues qui nous mènent à notre but.

Nous savourons nos gâteaux dans le calme du cimetière. Ah, les bonnes tartes au fromage!...

Croyez-vous que nous ayons repris nos débats... historiques? Oh, non! Oh, non! Les conversations restèrent d'une banalité absolue, que rien ni personne n'entama. Le Pêcheur résuma la situation : "Voilà ce que j'appelle des vacances!"

Après le déjeuner, nous partons, Rêve perdu et moi, à pied cette fois-ci, faire une bonne promenade dans les environs. Partant vers une heure, nous avons cinq heures de jour. Hé oui! nous ne sommes plus en juillet, et ce jeudi quatorze septembre, le soleil nous quitte peu après six heures. Enfin, si nous tardons, le jour nous aidera dans notre marche pendant encore une large demi-heure.

Six coups de corne de vache pour m'avertir que Rêve perdu est prête. Six coups de corne de vache pour l'avertir que j'arrive. Un coup de perche pour venir la prendre, et nous partons, le long de la petite rivière.

- C'est étrange, prononce doucement Rêve perdu, lorsque je suis chez moi pendant les vacances, je me promène aussi, comme ici, avec des voisines, des camarades de classe qui viennent me voir, la Pêcheuse et la Soeur, par exemple...

Elle fait une pause :

- Je ne suis jamais venue ici; je te l'ai dit, l'endroit m'a paru très différent de chez moi, je me suis sentie loin de chez moi...

Elle sourit :

- C'est bête, je sais, nous sommes à une demi-heure d'auto l'un de l'autre, mais j'étais habituée à mes paysages...

Elle fait une seconde pause :

- Aujourd'hui, je me sens ici plus chez moi que...

Elle s'interrompt, hésite longuement :

- Je ne peux pas dire plus chez moi que chez moi, car à présent ici c'est...

Elle me sourit :

- Non, ce n'est pas chez moi, c'est chez nous.

Elle rit :

- C'est un peu compliqué, n'est-ce...

Elle n'a pas pu achever sa question, car je l'ai prise dans mes bras, et je lui ai déposé un baiser, un peu moins maladroit cette fois, beaucoup plus sur les lèvres que sur la joue.

- Non, c'est très simple, ai-je répondu à sa question inachevée.

Nous avons repris notre chemin en silence, nous tenant par la main. L'automne est toute proche, les arbres commencent à devenir transparents, et les feuilles, d'un or qui se dessèche, annoncent que les beaux jours ne seront bientôt plus qu'un souvenir.

Nous arrivons à un village. Près d'une grande place, une église fait face à un cimetière. De là où nous sommes, l'église paraît venir vers nous. Une façade haute, surmontée d'une croix simple, celle des chevaliers, m'a-t-on toujours dit, deux fenêtres longues et étroites, côte à côte, un portail en ogive, dont les trois voussures s'enfoncent dans l'ombre. A l'arrière de l'église, un clocher, près d'un arbre qui le domine.

Une route plate, non loin d'une petite colline boisée, nous mène à un village, près duquel nous passons lorsque nous nous rendons dans la petite ville du cadastre.

Une église. Une croix sur une tombe, devant une porte. Un bénitier sur le mur, près de la porte.

Après quelques pas dans le village...

- Tiens, elle s'était cachée; mais nous l'avons retrouvée, la grande rivière!

Elle m'indique une passerelle :

- De l'autre côté, c'est une île; viens, je te montrerai!

Je ris :

- Je vais enfin connaître ce qu'il y a autour de ma maison!

Tout en riant, nous avons traversé la passerelle, et nous voici dans l'île, ainsi que l'avait prédit Rêve perdu.

Je lui demande donc :

- Et maintenant, que faisons-nous?

- Nous avons le choix, soit de retraverser par le gué, soit par le pont, là-bas, un peu plus loin.

Elle ajoute avec un gracieux sourire :

- Je te laisse le choix!

Je lui réponds d'un salut respectueux :

- Je te suis profondément reconnaissant; mais cela me laisse sous le poids d'une grande responsabilité.

- C'est bien parce que je sais que tu es capable de prendre des responsabilités, et d'en supporter le poids, que je te confie cette tâche.

- Alors tu peux être tranquille; je ne me déroberai jamais!

Elle m'a pressé la main très fort.

Or donc, nanti de tous les pouvoirs de décision, je décide :

- Nous prendrons par le pont!

Nous prenons par le pont.

Eh bien, non! Nous n'avons pas pris par le pont. C'est le pont qui nous a pris!

- Tu as vu les pierres...

Rêve perdu m'a indiqué les cailloux, cailloutis, graviers, qui courent sous le pont à travers la rivière. J'ai compris :

- Je décide de traverser le fleuve à pied mouillé!

- Voilà une heureuse décision!

Elle s'est déjà déchaussée. Nous commençons la traversée.

Quelques pierres un peu plus grandes nous attendent sous le pont. Je les connais, j'y suis déjà venu auparavant :

- J'ai préparé des fauteuils pour que tu puisses te reposer après cette longue, difficile et périlleuse traversée!

- Je t'en sais gré! D'autant plus que la traversée est loin d'être terminée; le plus périlleux reste à parcourir!

- Oh, oui! Encore au moins vingt pas; et tu as raison de parler de péril, nous sommes tout près du milieu du fleuve, là où c'est le plus profond et le plus rapide!

J'ajoute gravement :

- Nous aurons de l'eau jusqu'au milieu de nos mollets, et le courant va à la vitesse d'un homme au pas, quoique ne marchant pas trop vite!

- Je suis sereine; tu es là!

Elle poursuit, d'une voix dolente :

- Je vais profiter du repos; toi, tu es fort, mais moi, je n'en puis plus.

- Ne t'inquiète pas! Pour traverser les dangers, je te porterai!

Assis sur les pierres, oubliant nos... discours, nous contemplons la grande rivière, qui s'en va doucement entre les grands vergnes.

Parvenus sains et saufs sur la rive opposée, nous poursuivons notre chemin par un sentier qui longe la rivière à notre gauche. Rivière que nous ne faisons que deviner, étant au milieu d'un bois. Face à nous, le soleil se lève.

- Il y a longtemps qu'il s'est levé, le soleil; maintenant, il est derrière nous! rit Rêve perdu.

- Oui, mais c'est là qu'il s'est levé!

Rêve perdu ne peut faire autrement qu'admettre cette vérité... lumineuse.

- Tu sais tant de choses...

Mais le ton grandiloquent de Rêve perdu... nous fait bien rire tous les deux.

Nous sortons du bois. Le sentier ne va pas plus loin. Les prés nous mènent à une petite passerelle, par laquelle nous arrivons sur une grande île. Assis sur l'herbe, nous contemplons la grande rivière lisse, tantôt verte sur les herbes, tantôt bleue sous le ciel.

Ce matin, il s'est mis à pleuvoir. De gros nuages gris, pas clairs du tout, sont arrivés dans la nuit. Il me semble les avoir entendus venir vers le milieu de la nuit. De gros nuages gris, pas clairs du tout, cela s'entend; ils gouttent.

Deux coups de corne de vache pour appeler le Pêcheur. Il arrive. Un coup de perche. Il a compris, il faut retourner la barque pleine d'eau. Heureusement que nous sommes en bottes. La barque retournée, il vient avec moi dans ma chambre.

- Elle est bonne pour être repeinte au printemps! déclare-t-il.

Il ajoute :

- Nous prendrons chez mon père la même peinture que l'année dernière.

J'approuve :

- Elle était très bonne; meilleure que...

- ...celle de l'année d'avant; c'est vrai.

Nous restons un moment à écouter la pluie demander à entrer en tapant sur les carreaux.

- Les oiseaux volent bas, bougonne le Pêcheur.

- Quels oiseaux? Il pleut.

- Oui, il n'y a même pas d'oiseaux.

A ce point du dialogue, il est difficile de conclure. Nous cherchons donc un autre sujet. La recherche est-elle difficile, ou bien nos esprits sont-ils absorbés par le manque de réflexion? Comment le savoir? il faudrait aérer nos cerveaux. Mais pour cela il faudrait savoir où est la fenêtre, et pour cela il faudrait réfléchir. Alors...

- On la repeint de la même couleur? demande d'une voix vague le Pêcheur.

On la...? Ah oui, la barque! Je réponds de la même voix :

- Je ne sais pas; pourquoi pas en rouge?

- Tu vas effrayer les brochets!

- Si nous gardons la même couleur, les brochets, habitués, sauront que c'est nous et ils se méfieront!

A ce point du dialogue, il est difficile de conclure. Et pourtant...

- Le printemps est loin! a conclu le Pêcheur.

Cet après-midi, réunion des six personnages historiques sur l'herbe, près de la petite rivière... Mais non, mais non, sur les fauteuils de mon salon, près du petit feu de cheminée.

- Nous ne serons pas très nombreux à retourner à l'école, commence la Soeur; beaucoup de voisines et de voisins iront aux champs, à l'atelier.

- Ils resteront ici, comme nous sommes restés ici tout l'été... prononce pensivement la Pêcheuse.

- Nous étions en vacances, fait observer le Frère.

- Je n'ai pas toujours eu ce sentiment.

- Tu trouves que nous avons trop fait de révisions? plaisante le Frère.

La Pêcheuse secoue énergiquement la tête :

- Ce n'est pas ça...

Elle reste un moment en suspens :

- Je crois que c'est pendant les révisions que je me sentais le plus en vacances.

Le Frère, étonné, ne répond rien. Je demande à la Pêcheuse :

- Tu trouves que nous avons mal révisé?

Elle se récrie :

- Oh non, pas du tout!

La Soeur enchérit :

- Grâce à vous, les garçons, nous avons beaucoup appris!

- Et ça nous servira bien l'année prochaine! renchérit Rêve perdu.

Le Pêcheur s'écrie :

- Enfin, nos qualités exceptionnelles reconnues par le monde entier ont pénétré l'esprit...!

- Il est heureux que tu n'aies pas tenu de tels propos pendant les révisions, le coupe sa Pêcheuse, nous nous serions toutes endormies!

Approbations des filles, air boudeur du Pêcheur.

Le Frère reprend :

- Quand vous aurez fini vos facéties! La Pêcheuse avait posé une question intéressante : Etions-nous vraiment en vacances pendant nos vacances?

Le Pêcheur se tourne vers sa Pêcheuse :

- Accepte de me pardonner, si tout du moins tu juges ma faute pardonnable, et expose-nous tes raisons que je n'ai pas été capable de comprendre, malheureux que je suis!

La Pêcheuse lui fait un bon sourire :

- Allez, tu es pardonné, et comme châtiment, tu écouteras jusqu'au bout ma péroraison!

Le Pêcheur baisse la tête :

- J'accepte le châtiment!

Et il ajoute, d'une voix faible, mais parfaitement audible :

- Jamais je ne pourrai supporter un si cruel châtiment!

La Pêcheuse passe outre :

- En classe, nous avons écouté nos maîtres, pas toujours avec toute l'attention attendue; ici, ce dont nous parlions, en dehors des révisions de nos cours de classe, faisait partie de notre vie.

Elle poursuit, après avoir laissé un temps :

- Je pense que nos discussions n'ont jamais laissé le loisir à nos esprits de se sentir en vacances.

Tout le monde est occupé ce matin; Rêve perdu déménage chez la Soeur. C'est la dernière fois. Le prochain déménagement, ce sera pour l'école, dans deux semaines. Le déménagement n'est pas une mince affaire; il y a une valise à transporter, une petite valise. Ne riez pas; les choses petites sont quelquefois les plus précieuses. En nous y mettant tous les six, nous finissons, non sans peine, à venir à bout de cette tâche, autant difficile que délicate.

Dans la matinée, tâches ménagères. Déjeuner avec mes parents. Les déjeuners avec mes parents sont toujours agréables. Mais comment parler des conversations des six personnages historiques? Ce ne sont que des propos d'enfants.

Les quatre déjeuners à peine terminés, nous sautons tous les six sur nos bicyclettes pour nous rendre à la gare proche - une demi-heure en roulant bien. Pourquoi donc? Parce que Mystérieuse nous a tous invités chez elle dans la grande ville pour l'après-midi. Nous reviendrons par le train du soir, puis roulerons de nuit, le soleil étant couché depuis deux heures déjà. Par bonheur, la pluie ne devrait pas venir nous tenir compagnie aujourd'hui. Demain, par contre, c'est moins sûr...

Il ne pleut peut-être pas, mais il ne fait pas chaud, et nous avons quitté nos légers vêtements d'été. En arrivant chez Mystérieuse, nous regardons avec plaisir les petites flammes rougeoyantes du bon feu de bois qui flamboie dans l'âtre.

La mère de Mystérieuse nous accueille avec le sourire, un sourire un peu désorienté d'abord par l'exubérance de notre nombreuse troupe dont Mystérieuse a déjà fêté l'arrivée.

Nous voici installés bien au chaud au salon.

- Elle n'est pas loin, l'école! constate le Pêcheur, faisant une belle grimace.

- Cela me permet de rentrer parfois à la maison, remarque Mystérieuse, un éclair de gaieté dans les yeux.

- Je n'avais pas pensé à ça, confesse le Pêcheur, la mine dépitée.

Je plaisante :

- Je ne savais pas que ceux qui n'étaient pas en pension avaient le droit de rentrer chez eux!

- Oh, j'ai dit parfois, sans plus! répond tranquillement Mystérieuse, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde.

De petits sourires flottent sur les lèvres.

- Il y a dix jours, lorsque tu es venue chez nous, reprend Rêve perdu, tu demandais si l'on avait un chez-soi lorsqu'on vivait ailleurs; pendant l'année d'école, tu vis chez toi, et nous, nous vivons à l'école.

Elle s'interrompt un instant :

- A l'école, on nous dit souvent que nous devons considérer l'école comme notre maison, notre chez-soi, en somme; alors, où est-il, notre vrai chez-soi?

Un petit silence.

- Dans notre école, on nous dit la même chose, note le Frère, et je pense que nos parents jugent que notre chez-soi est chez eux.

- Je crois que je pense comme eux, déclare la Pêcheuse; je ne fais pas de court-bouillon, à l'école.

- Un jour, le Pêcheur et toi quitterez vos maisons pour avoir votre maison à vous, lui fait observer la Soeur; c'est là que tu feras ton court-bouillon.

Un nouveau silence. Je conclus :

- Un chez-soi n'est donc pas l'endroit où l'on vit, semble-t-il.

- Ce serait l'endroit où l'on vit avec quelqu'un, propose le Pêcheur.

- Et si l'on vit seul? s'interpose la Soeur.

- Ce devrait être là où l'on construit sa propre vie, suggère le Pêcheur.

Mystérieuse intervient :

- Alors, le chez-soi, c'est nous-mêmes lorsque nous construisons notre propre vie.

Rêve perdu hoche vigoureusement la tête :

- La vie qu'on s'est donnée soi-même, seul ou avec ceux avec qui l'on vit, et non la vie que d'autres que nous-mêmes nous tendent, quelles que soient leurs raisons.

De nouveau, un silence. Nous méditons. Nous méditons un long moment. Qui donc parlera le premier? Eh bien... c'est la mère de Mystérieuse qui parla la première, entrant dans le salon :

- Votre goûter est prêt!

Dimanche. Il pleut. Une bonne pluie, ce qui veut dire qu'elle n'est pas bonne du tout à recevoir sur la tête pour ceux qui n'aiment pas la pluie. Moi, j'aime bien, Rêve perdu aussi. Et puis, c'est l'automne jeudi prochain.

- Le voilà! nous a prévenus Rêve perdu qui connaît bien l'auto.

- Eh bien, il ne traîne pas dans les virages, le prof de gym! s'est aussitôt exclamé le Pêcheur, en voyant l'auto virer à bonne allure pour longer la petite rivière.

Arrêt net. Il nous a vus, sur l'autre rive, qui lui faisions des signes par la fenêtre.

- Je passe par le pont? crie-t-il d'une voix forte.

Le voilà qui vient d'entrer au salon. Nous lui faisons une ovation.

- Tu conduis toujours comme ça? lui lance le Pêcheur d'une voix admirative.

Et d'ajouter :

- On ne doit pas s'ennuyer à ton cours de gym!

Le cousin de Rêve perdu sourit modestement, et paraît vouloir répondre, mais le Pêcheur ne lui en laisse pas le temps :

- Tu fais des compétitions de gym?

Le cousin répond un oui un peu hésitant de la tête. Je pense savoir pourquoi il a hésité; non seulement il fait des compétitions, mais il en a déjà gagné d'importantes. Et comme, malgré les apparences de sa conduite de l'auto, il est un peu timide, il a un peu peur que le Pêcheur l'oblige à le dire. Je cherche une diversion, mais le Pêcheur est plus rapide :

- Tu as déjà gagné des championnats? Aux barres? Aux anneaux?... J'aime beaucoup les anneaux!

Et le cousin, toujours hésitant un peu, est forcé d'avouer :

- Cela m'est arrivé, aux anneaux...

Le Pêcheur est ravi, et se lance dans une description de ce qu'il faut faire ou ne pas faire. C'est vrai que le Pêcheur est très bon en gym, mais il n'a pas tellement l'habitude d'en parler... avec ceux que cela intéresse moins. Et je dois avouer que je fais partie du nombre, bien qu'étant assez bon en gym.

- Tu reviens vers quelle heure? arrive à demander le Frère, en s'insérant vite fait dans un court silence laissé par le Pêcheur.

- Je pense vers les quatre cinq heures.

Et il ajoute vivement, sans laisser le temps au Pêcheur de reprendre ses questions :

- D'ailleurs, nous devons partir; on nous attend!

La grand route des gens pressés nous mène, Rêve perdu et moi, chez ses parents, chez qui nous allons déjeuner. Les parents du cousin qui roule à vive allure seront là, eux aussi. Ils sont venus tous les trois ce matin par le grand train rapide qui va loin, loin.

- Mes parents préfèrent le train; moi, je serais plutôt venu en auto, c'est bien plus amusant.

Il secoue la tête :

- Et puis, on fait ce qu'on veut; on peut s'arrêter acheter quelque chose, changer de route pour faire un détour, ralentir pour mieux contempler le paysage...

Une rafale de pluie sur le pare-brise lui coupe la parole. Il reprend sans attendre :

- ...recevoir une visite!

Son ton cocasse nous fait rire. Il poursuit :

- Dans le train, j'ai le sentiment de me trouver dans un bureau, et même dans les bureaux d'une grande entreprise.

- Des bureaux? s'étonne Rêve perdu.

- Oh, ce n'est pas dans tous les trains! Je veux parler de celui de ce matin.

Je n'ai jamais pris de grand train, qui va loin, loin. Je m'enquiers :

- Il n'est pas comme les autres?

- Il n'a que des voitures de première classe; ceux qui le prennent travaillent dans des compartiments où ils sont seuls, parce qu'il y a peu de voyageurs.

Il secoue de nouveau la tête :

- Vous passez le long du couloir, chaque compartiment est inondé de papiers, et un homme dont le monde paraît dépendre écrit.

Il reste un moment silencieux, puis :

- Je préfère mon auto.

Didi nous fait la fête. A Rêve perdu, bien sûr, mais j'ai ma part, et dirais-je même, une bonne part. Je parais avoir été adopté.

Le déjeuner est plein de voix; celles du libraire et du restaurateur, surtout. Rien ne va dans leurs affaires. Enfin, non, tout va très bien, mais les gens à qui on est obligé d'avoir affaire...

- Je n'avais même pas envie de lui vendre mon beau livre si ancien!

- Je n'avais même pas envie de lui servir mes belles écrevisses à patte rouge!

Se sont-ils aperçus de notre départ après le déjeuné? Et pourtant, nous sommes partis à cinq.

A cinq? Eh bien oui, les deux mères et nous trois! Mais à propos, pourquoi cinq et où allons-nous? C'est que j'ai complètement oublié de le dire. Nous allons au cimetière familial de Rêve perdu, à une heure d'auto, de l'autre côté de la grande ville. Jeudi dernier, c'était l'anniversaire du jour où son grand-père s'en est allé. Le grand-père, celui que nous aurions vu, s'il avait encore été là, le jour où nous avions rendu visite il y a trois semaines, Rêve perdu et moi, à Grand-mère qui aimait tant l'église de son village. Grand-mère ne nous accompagne pas, elle y est déjà allée se recueillir avec la mère de Rêve perdu dimanche dernier.

Peu à peu, la pluie a perdu de sa force. Nous arrivons au village. Une petite rue qui monte; bien que dans le village, on la croirait en pleine campagne. Face à nous, un épais buisson d'où sort un grand arbre à la chevelure désordonnée, qui se penche pour regarder le cimetière. L'arbre et son buisson ont fendu la rue en deux; à droite, la rue redescend et se perd, à gauche, elle monte toujours. Un grand mur sombre la borde sur sa gauche. Le mur est épais; dans cette épaisseur, une grille, encadrée par deux colonnes trapues de pierre, plus hautes que le mur lui-même. Le cimetière.

Une brume dense s'est collée aux choses et dévore la colline, et les arbres, derrière le mur du cimetière. La mousse des tombes suinte d'humidité. Deux arbres fous agitent leurs branches dans un ciel sans fond. Il pleut parfois des gouttes, éparses, imprévisibles.

De grands caveaux de famille, comme des maisons, à colonnades, en pierre de taille, c'est toute une rue, austère. Au bout, des stèles de pierre, animées d'on ne sait quelle agitation insensée, comme si la terre avait tremblé. Trois autres, avec des niches comme des trous béants, sortent de terre. Et à la fin, trois personnages hallucinants, sculptés dans la pierre, accroupis au ras du sol : deux femmes, voûtées, l'une au visage tendre et l'autre au regard accablant, retiennent sur leurs genoux un Christ inerte comme un nourrisson, à la barbe sauvage et aux yeux tourmentés.

La matinée s'est passée à n'importe quoi. On va l'un chez l'autre, on parle de... oui, je voudrais bien savoir de quoi! on aide une mère ou une autre, on reste l'un devant l'autre à se demander quoi dire, on reste tout seul à se demander à quoi on pense... et autres occupations de même nature. Et la matinée, qui, elle, doit avoir quelque chose à faire, ne nous attend pas et passe sans prévenir qu'elle passe. Aussi bien, voilà midi! "Déjà midi!" entend-on de toutes parts. "Ils vont bientôt arriver!" a dit quelqu'un.

Ils? Ce sont Rêve perdu et son cousin, le prof de gym, célèbre par ses victoires!

Mais... Rêve perdu n'est donc pas là? Eh bien non, elle n'est pas là! Et ce n'est pas tout; le cousin, qui devait revenir hier vers quatre cinq heures, eh bien, il n'est pas revenu! Que se passe-t-il donc? Eh bien, c'est tout simple! Une fois qu'on l'a expliqué, bien entendu. Alors, expliquons!

Hier soir, les parents du cousin sont rentrés seuls. Le cousin est donc resté chez sa tante. Et Rêve perdu aussi est restée chez sa tante. Mais non, voyons, chez sa mère! Et c'est aujourd'hui que Rêve perdu reviendra avec son cousin, peu après le déjeuner. Et le cousin rentrera chez lui le soir, par le même train rapide qu'ont pris ses parents hier soir, le train aux compartiments inondés de papiers, et d'hommes dont le monde paraît dépendre et qui écrivent. Et les "ils" que nous attendons après nos déjeunés, ce sont, je viens de le dire, Rêve perdu et son cousin. C'est tout simple, non?

Les voilà qui arrivent! Le virage de la petite rivière est toujours aussi rapide et précis. La pluie et le froid sont revenus, et nous sommes tous installés dans la douce tiédeur de mon salon, devant la grosse bûche qui repose sur son lit de braises ardentes qui semblent celer des secrets.

La conversation commence par chercher son chemin. Les phrases ne se terminent pas ainsi qu'elles avaient commencé, ou encore ne se terminent pas du tout. Où va-t-elle, cette conversation? Comment le savoir? Elle cherche un logis pour s'abriter des courants d'air des mots disparates. Mais le vent est trop fort, et la voilà entraînée dans la verte prairie où les vaches la regardent sans doute passer sans trop s'émouvoir. "Meuh! les paroles des hommes ne valent pas une bonne herbe!" doivent-elles commenter. Pardonnons-leur; ce ne sont pas des intellectuelles, elles n'ont jamais été à l'école. "Intellectuelles! Que veut dire ce mot?" m'ont-elles demandé.

Eh bien! nous prenons exemple sur elles, et mugissons comme elles, à notre manière. Pas d'école aujourd'hui, elle viendra assez tôt! "Intellect, va-t'en paître! Meuh!" disons-nous tous d'un seul meuglement.

Bref, la conversation se promène, pleine de gaieté, de rires et de cris!

La... conversation se calme avec la tarte au fromage qu'apporte ma mère. Moment de silence respectueux. Pour ma mère, bien entendu. Peut-être tout de même pour la tarte... Je crois que la tarte a bien mérité le silence!

La conversation, calmée, a repris.

- J'espère ne pas avoir d'amateurs de chaise longue, cette année! soupire le cousin.

Je prends un air de circonstance :

- Pourquoi n'organiserais-tu pas des courses avec les élèves assis sur les chaises longues?

Il répond avec sérieux, comme s'il prenait ma suggestion en grande considération :

- Les chaises longues pourraient arriver les premières, et ce serait difficile de noter les élèves restés derrière.

Il ajoute, toujours avec sérieux :

- Que diraient les parents?

Le Pêcheur est sérieux, lui aussi :

- Ils diraient que tu aurais plutôt dû mettre les élèves dans des chaises à porteurs.

Le Frère opine :

- Avec les parents comme porteurs, papa devant, maman derrière.

Le cousin réfléchit profondément :

- Il n'y faut pas penser; les courses ne doivent être courues qu'avec des athlètes de même sexe.

La déception se lit sur tous les visages. Personne ne songe à rire. D'ailleurs, pourquoi rirait-on?

Mais le cousin a repris :

- Il y aurait cependant un avantage à faire courir les élèves en chaise longue; ils pourraient fumer le cigare.

Là, nous sommes un peu pris de court. Le cousin poursuit, imperturbable :

- J'ai connu un homme, encore assez jeune, qui courait, fort bien au reste, pour le seul plaisir de courir; il fumait de temps à autre un cigare, et tout le monde lui conseillait de ne pas le faire.

Le cousin hoche la tête :

- Un athlète, fumer!...

Il poursuit, après un temps :

- Un jour, après avoir couru particulièrement vite, il alluma un cigare pour fêter son excellente course; à la deuxième bouffée, l'homme était par terre, tout pâle.

Le cousin ajoute, après une petite pause :

- D'ailleurs, depuis ce jour, il n'a plus jamais fumé.

Le cousin a un petit sourire :

- Au bout de quelque temps, je lui ai demandé comment il avait fait pour s'arrêter de fumer, chose réputée très difficile.

Le sourire du cousin se fait plus large :

- Il m'a répondu qu'il avait oublié de fumer.

Nous restons un moment à méditer l'événement.

- Voilà qui ne donne pas envie de fumer, observe pensivement la Pêcheuse.

- Ou bien, voilà qui ne donne pas envie de courir! ironise le Pêcheur.

- Excepté en chaise longue, conclut sentencieusement le cousin.

Là, nous ne pouvons plus nous empêcher de rire.

- A part la gym, tu ne fais pas d'autres... commence la Soeur.

Le cousin l'interrompt en souriant :

- La gym, c'est... comme en maths, c'est le cours; les jeux, comme ceux avec une balle, par exemple, que ce soit à la main, au pied...

- ...aux dents, le coupe tranquillement le Pêcheur.

Le cousin s'arrête tout net :

- Aux dents?...

Il laisse passer un temps. Personne ne dit rien, car personne n'a rien compris. Le cousin répète :

- Comment ça, aux dents?

Le Pêcheur répond, sur un ton d'évidence :

- C'est ce que fait le chien, quand il joue à la balle.

Le cousin s'est vite repris :

- C'est ce qui le différencie des garçons; eux, ils jouent à la balle aux pieds...

- Surtout quand ils frappent la balle de la tête, lui fait remarquer le Pêcheur.

- Ah ça, j'aime bien! s'immisce le Frère.

- Et il frappe fort! commente le Pêcheur.

Qui ajoute, sur un ton de légère compassion :

- Evidemment, ce n'est pas bon pour la tête...

Mais le cousin le prend de vitesse :

- Vous vous en apercevez en classe, je suppose?

Même le Frère a ri.

- Cela me rappelle un souvenir, reprend le cousin; qui montre qu'on peut jouer de la tête avec le pied.

Je suis intrigué :

- Raconte!

- Un jour, je regardais des camarades de l'école jouer... avec les pieds! J'en vois un, tout seul, devant le but des adversaires; mais entre lui et le but, quatre défenseurs alignés, et le gardien du but! Que faire?

Nous écoutons tous avec curiosité. Personne, bien sûr, ne répond à la question. Le cousin continue :

- Le joueur court d'un côté à l'autre du but, cherchant un trou par lequel envoyer la balle; point de trou! Alors raisonnant de la tête, il frappe du pied, et envoie la balle par-dessus les défenseurs! Gagné! La balle se faufile dans le coin du but.

Nous apprécions la tête au service du pied.

- Beau raisonnement! admire le Frère; il a été félicité?

- Oui; on lui a demandé comment il avait eu cette magnifique idée...

- Qu'a-t-il répondu? s'enquiert le Pêcheur.

- Que, ne sachant quoi faire de la balle, il s'en était débarrassé comme il avait pu!

Nous sourions à cet exploit. Cependant, Rêve perdu remarque :

- Je vois que son équipe avait douze joueurs contre onze seulement dans l'équipe adverse.

Etonnement général.

- Qui était le douzième joueur? lui demande son cousin.

Rêve perdu sourit :

- La chance.

Un moment se passe, à parler des différents jeux et des différentes courses. Le cousin nous apprend qu'un tour de piste couru à pleine vitesse est plus fatigant qu'une course plus longue ou plus courte :

- Plus court, on n'a pas le temps de se fatiguer, plus long, on peut doser son effort; sur un seul tour, non seulement l'effort est le plus grand qu'on puisse faire, mais il dure sans répit jusqu'à l'épuisement complet.

- Quatre heures de tennis, ce n'est pas plus épuisant? demande le Pêcheur.

- L'effort n'est pas continu.

- On est tout le temps sur le court! conteste le Frère.

- On peut toujours se reposer un dixième de seconde avant de frapper la balle.

Je m'étonne :

- Mais le temps qu'on y passe est bien plus grand!

Le cousin sourit :

- Cela me rappelle un autre souvenir...

Tous, en choeur :

- Raconte!

- Un camarade se plaignait de n'avoir pu terminer une course assez longue, se sentant un peu fatigué; il alla voir un médecin qui s'occupe des athlètes.

Le cousin prend un temps :

- Le médecin lui demanda quels efforts il avait faits avant cette course; le camarade lui répondit qu'il avait joué au tennis pendant trois heures, couru à pleine vitesse deux courses sur des distances courtes, et deux autres sur quatre tours de piste.

Le cousin ménagea un autre temps :

- Le médecin lui répondit : "Si vous ne pouvez plus faire un effort, même minime..."

Ce matin, le froid est toujours parmi nous, cependant la pluie, un peu fatiguée sans doute, est restée là-haut, dans les nuages gris, réparant ses forces pour revenir au plus vite.

Les femmes ont profité de l'accalmie pour entamer la lessive. "On verra bien!" ont-elles dit. Et voilà Rêve perdu, la Pêcheuse et la Soeur comme les autres laveuses, à genoux sur la paille, devant leurs planches à laver qui descendent dans l'eau.

Nous, les garçons, pendant que les filles travaillent, nous traînons à ne rien faire, tous ensemble pour nous donner du courage. Nous parlons de ci et de ça, des anecdotes du cousin de Rêve perdu, qui nous font encore rire.

- On s'offre un brochet?

La proposition du Pêcheur est acceptée sur-le-champ. Nous allons prévenir la Pêcheuse. Les filles se disent très heureuses de cette récompense après l'effort.

Nous partons à la pêche tous les trois. Le Frère, aussi passionné par la pêche que la Pêcheuse, s'est confortablement installé dans la barque, sèche, car étant restée pendant la pluie la coque en l'air, et nous regarde paresseusement. "Tu nous pardonneras d'avoir oublié de t'apporter des cigares!" lui lance plaisamment le Pêcheur.

Le premier passage se fait plus à bavarder qu'à surveiller les grosses pierres. Soudain, la barque s'est arrêtée. Que se passe-t-il? Oh, rien de particulier! Seulement que notre barque a été stoppée par le gué sans que nous nous en fussions rendu compte.

- En voilà des marins qui échouent leur navire! nous jette ironiquement le Frère.

Le Pêcheur me fait un clin d'oeil complice en me montrant la rive. J'ai compris. Nous sautons lestement tous les deux sur la berge.

- Nous sommes un peu fatigués! se plaint le Pêcheur au Frère.

J'ajoute :

- Nous t'attendons avec ton brochet à la maison!

- Dépêche-toi, il va bientôt pleuvoir, renchérit le Pêcheur.

Mais le Frère ne s'émeut pas; il saute lui aussi sur l'herbe :

- Le temps de prendre ma bicyclette, et je vais jusqu'à l'épicerie rapporter une boîte de brochet en conserve!

La menace est trop inquiétante. Nous voici à nouveau dans la barque. Le Frère a repris sa confortable position :

- Dépêchez-vous, je commence à avoir faim!

La chance nous sourit; un brochet est là, tout près.

Quelques gouttes se sont mises à tomber, mais nous sommes déjà à l'abri autour du court-bouillon. Il n'est pas question de manger le brochet dehors, ainsi que nous l'avons fait pendant tout l'été. Nous allons nous réfugier dans le hangar du père de la Pêcheuse.

Il ne pleut certes pas dans le hangar, mais il y fait froid. Le brochet terminé, nous décidons d'aller chez moi nous réchauffer. Traversée par la barque à peine mouillée, et nous voici tous, barque y compris, dans mon jardin. Nous retournons la barque.

La pluie et le froid sont toujours là, mais les six personnages historiques sont déjà installés dans la douce tiédeur de mon salon, devant la grosse bûche qui repose sur son lit de braises ardentes qui semblent celer des secrets.

- Lundi en huit... a commencé le Pêcheur.

Il n'a pas continué. Oui, lundi en huit, c'est l'école.

- Je crois que nous pourrons au moins nous voir un peu pendant l'école, déclare Rêve perdu après un long silence.

- Oui, pendant les fins de semaine, c'est tout! déplore tristement le Frère.

- Non, j'ai une idée.

Très intéressé, je m'en mêle :

- Laquelle?

- Nous, les filles, et le Pêcheur, nous allons quelquefois chez Mystérieuse, répond Rêve perdu.

Elle est aussitôt interrompue par la Soeur :

- Mais oui! Les parents de Mystérieuse sont nos correspondants!

- Alors, c'est gagné! s'exclame le Pêcheur.

Le Frère et moi avons compris. Le Frère résume, se tournant vers moi :

- Même chose pour nous deux!

J'exulte. Je félicite Rêve perdu :

- En voilà une bonne idée! Je cherchais comment faire...

- Et je pourrai aussi te voir à la librairie...

- Puisque ton père est mon correspondant!

Nous nous réjouissons tous. La Pêcheuse sourit :

- Mystérieuse va être envahie!

- C'est vrai, observe tranquillement le Frère; j'espère que cela ne l'ennuiera pas trop que vous veniez tous avec moi.

A peine un instant d'hésitation. Et tout le monde se met à rire.

Ce matin, il pleut. Une pluie insistante, froide. Ce ne sont plus les oiseaux, ce sont les nuages qui volent bas. Vont-ils se poser sur les branches des vergnes? Non, bien sûr, mais on le croirait presque.

Les filles font de la couture chez la Soeur, où la Pêcheuse est venue à bicyclette; pourtant, il n'y a que cinq cents pas entre leurs maisons, mais la roue tourne plus vite que le pas. Du reste, a-t-on jamais vu tourner un pas? Non? Alors pourquoi en parler?

Les garçons? Ils sont aussi chez la Soeur; ou le Frère, comme vous voulez, puisqu'ils habitent la même maison. Le Pêcheur, tout comme moi, est venu à bicyclette. Voilà. Que pourrais-je dire d'autre? "Devoir mal construit!" dirait notre prof de français. Il aurait bien tort; ce devoir n'est pas construit du tout. Au reste, ce n'est pas un devoir. Ipso facto, cela ne peut être un devoir mal construit.

Poursuivons. Nous sommes donc tous les six dans le salon de la Soeur. Cependant, c'est comme dans nos écoles. Les filles à part, les garçons à part. Du reste, les cours dispensés ne sont pas les mêmes. Couture, ai-je déjà dit, pour les filles, maths pour les garçons. Les filles se parlent d'une voix basse, les garçons se parlent d'une voix lasse. La couture est plus distrayante que les maths. Pourquoi oblige-t-on les garçons à ne pas faire de couture?

J'entends crépiter une bûche.

Déjeuner. Personne n'a envie de mettre le nez dehors, pas même le chat, qui se prélasse près de la bûche, et nous déjeunons chez la Soeur.

- Pas de promenade aujourd'hui?

Le père de la Soeur vient d'arriver, trempé de la tête aux pieds, ou plutôt du chapeau aux bottes, en passant par son ciré.

- Il pleuvait sur le chantier... reprend-il.

Puis, s'apercevant du comique de son observation, il sourit :

- Je crois que je ne m'en suis même pas aperçu; il y avait tant à faire...

Ses vêtements revenus à de meilleurs sentiments, nous nous retrouvons tous à table.

- Ce n'est pas toujours commode de travailler sous la pluie quand on construit une maison, explique-t-il à Rêve perdu, car nous autres, nous sommes au courant, mais si nous ne voulons pas prendre de retard...

Il ajoute, après un temps :

- Le seul moment où nous pouvons arrêter le chantier, ou plutôt nous devons l'arrêter, c'est lorsqu'il gèle.

Il hoche la tête :

- Heureusement, ici c'est rare.

- Il ne fait jamais très froid, note Rêve perdu.

- Oui... bien sûr...

Il poursuit après un temps :

- Avec le gel, le ciment ne prendrait pas, l'eau gèlerait dedans avant qu'il ne durcisse.

Il laisse un temps :

- Pour le carrelage, c'est pareil, l'eau gelée, avec les carreaux...

Le père reparti... sous la pluie, nous regagnons le salon. Le chat se prélasse toujours près de la bûche qui crépite.

Rêve perdu regarde par la fenêtre, où des ruisselets hésitants se forment, changent sans cesse de cours :

- J'aime pourtant bien me promener sous la pluie, mais là, la pluie est mouillée.

Avant que nous ayons eu le temps de rire de la plaisante constatation, elle a poursuivi :

- L'été, la pluie est chaude, elle n'est pas mouillée, elle me couvre comme d'un manteau de rivière, et me baigne doucement.

Nous restons un long moment en silence. Peut-être ne voulons-nous pas toucher à cette image par des mots.

La Soeur finit par soupirer :

- Ce n'est pas que j'en aie vraiment envie, mais l'école n'est pas loin, et quelques questions...

- Oui, la soutient la Pêcheuse, il faut que vous nous fassiez réciter certains détails de notre cours de géographie de l'année qui vient.

- Vous n'en avez pas besoin maintenant, s'étonne le Frère, vous aurez bien le temps...

- Pendant l'année, nous n'avons pas l'esprit libre, explique la Pêcheuse.

- Ces jours-ci, nous avons appris des noms de villes, des chiffres de production de pays... enchérit la Soeur.

Rêve perdu remarque :

- Comment se souvenir de ce qui ne nous paraît servir à rien? Notre prof nous dit que cela ajoute à nos connaissances et nous permet de bien connaître le monde où nous vivons.

- Et lui, il ne connaît même pas notre petite rivière, proteste la Pêcheuse; et nous, c'est là que nous vivons, c'est notre monde à nous!

- C'est là que nous pêchons nos brochets, l'approuve le Pêcheur.

Je renchéris :

- Et ce n'est pas à l'autre bout du monde que nous irons les pêcher; ils seraient bons, après un long voyage!

Un moment de silence. Rêve perdu reprend :

- On nous dit aussi que plus nous saurons de choses, plus nous pourrons en parler avec les autres.

La Soeur conteste vivement :

- Parmi tout ce que j'ai appris à l'école, je n'ai jamais l'occasion d'en parler, et puis, même si j'en parle, ça n'intéresse personne!

- Et encore, quand ceux à qui nous le disons, à d'autres profs, par exemple, sont au courant de ce que nous leur disons.

Un silence. Le Pêcheur hoche longuement la tête :

- Combien de fois ai-je voulu parler de choses que je savais, et que j'avais eu plaisir à apprendre; tantôt je suis passé pour un pédant, tantôt pour un prétentieux!

Notre approbation est unanime. Rêve perdu reprend :

- Au Meunier, il ne faut parler que de son moulin, au...

Elle s'est interrompue, rougissant légèrement. Je lui souris :

- Oh, tu peux le dire, nous pensons tous la même chose! Au Responsable du cadastre...

- A l'Epicier... prolonge la Pêcheuse.

- A l'Entrepreneur de bâtiment... abonde le Pêcheur.

Un silence, mi-amusé, mi-chagrin.

- On ne peut rien leur reprocher, reprend Rêve perdu, nous-mêmes, nous faisons comme eux pour les choses qui nous intéressent...

- Ou pour celles que nous sommes obligés de faire, à l'école, par exemple, l'interrompt la Soeur.

- Mais à quoi nous servira, poursuit Rêve perdu, de savoir combien on ramasse de pommes de terre à un endroit qui restera toujours inconnu, et pour nous, et pour ceux à qui nous parlons?

Nous sommes restés un long moment sans parler.

Ce matin, il pleut. Une pluie insistante, froide. Ce ne sont plus les oiseaux, ce sont les nuages qui volent bas. Vont-ils se poser sur les branches des vergnes? Non, bien sûr, mais on le croirait presque. C'est le premier jour de l'automne.

Nous sommes tous les six chez la Soeur. Le chat se prélasse près de la grosse bûche qui s'enfonce peu à peu dans son lit de braises.

Les filles tricotent, les garçons feuillettent leur livre de maths.

- Il va falloir apprendre tout ça! bougonne le Pêcheur.

Il fait de grands signes de tête de dénégation :

- Je préfère encore apprendre les noms de tous les ruisseaux du monde entier!

Accès de rire général.

- J'ai perdu ma maille! s'exclame la Soeur, qui en a lâché son crochet.

- Nous te les ferons réciter demain! promet le Frère.

- Comment feras-tu? conteste le Pêcheur; tu ne pourras rien vérifier, tu ne les connais pas toi-même!

L'argument pèse son poids de livres de géographie. Mais le Frère ne se laisse pas démonter :

- Je les apprendrai ce soir!

- Tu veux dire que tu commenceras à les apprendre ce soir; préviens-moi quand tu auras fini; je te les ferai réciter pour voir si tu ne fais pas d'erreurs!

Je suggère une suite raisonnable au débat :

- Le Frère n'a qu'à reposer la même question au Pêcheur; comment sauras-tu...? lequel répondra qu'il les apprendra ce soir...

- Nous aurons fini nos tricots depuis longtemps, commente la Pêcheuse.

Le débat tourne court.

Déjeuner. Personne n'a envie de mettre le nez dehors, pas même le chat. Nous déjeunons chez la Soeur.

Le père de la Soeur est arrivé, les habits tout secs.

- Aujourd'hui, je n'ai pas eu à travailler dehors, explique-t-il à Rêve perdu, voyant son regard légèrement étonné.

- Vous avez fait des carreaux à l'intérieur d'une maison, lui répond-elle.

- Oh, tu comprends vite! la félicite le père.

- Je peux même vous dire que c'étaient des carreaux que vous avez disposés bord à bord.

Pour le coup, tout le monde est étonné.

- Comment le sais-tu? lui demande le carreleur.

- Parce que pour disposer des carreaux bord à bord, il faut que leurs bords soient bien droits.

- Oui, bien sûr... marmonne le carreleur, qui n'y est plus du tout.

Quant à nous autres, nous n'y sommes pas plus. Rêve perdu poursuit tranquillement :

- Et pour cela, les carreaux doivent être en très bon état et tout entiers; s'ils avaient été cassés, la pluie serait rentrée et vous auriez été mouillé.

Le carreleur la regarde toujours sans comprendre.

- Les carreaux de la fenêtre, c'est-à-dire.

- Ah, les carreaux de la fenêtre!... Tu ne pouvais pas le dire?

Tout le monde a bien ri.

Le déjeuné terminé, les six personnages historiques vont retrouver le chat et les braises.

- Tu parlais hier de savoir combien on ramasse de pommes de terre à un endroit inconnu, commence le Pêcheur, s'adressant à Rêve perdu; je dois avouer que cela m'intéresserait beaucoup plus de savoir combien on ramasse de pommes de terre chez nous.

Il fait une pause :

- Je pourrais au moins savoir combien de pommes de terre je pourrai manger.

- Je suis de ton avis, l'approuve Rêve perdu; mais alors, on nous dira que nous faisons comme le Meunier... ou comme mon père.

- Mon père aussi est comme tous nos pères, constate le Frère, mais c'est peut-être parce qu'ils ont choisi, ou ont été obligés de ne faire qu'une seule chose dans leur vie... tout comme le Meunier.

Je conteste :

- On peut s'intéresser à plusieurs choses, et ne pas vouloir parler d'autres choses; le cas est le même.

- Mais dans ce cas, demande la Soeur, en classe, ne faire que de l'histoire, ou faire plusieurs matières, revient au même, si on ne fait que... ce qui concerne l'école?

- Cela dépend peut-être si on le fait pour savoir soi-même ou seulement pour la note en classe, suggère Rêve perdu.

- Et puis, que ferons-nous, soit de la note, soit du savoir... pour nous? s'enquiert le Pêcheur.

- Pour la note, c'est on ne peut plus simple, on a l'accord du prof et de ceux qui lui ont donné le devoir à faire; ça, nous en avons déjà parlé, répond la Pêcheuse; les dirigeants des pays, par exemple.

- Nous avons aussi parlé de la nature, rappelle le Frère.

- La nature, c'est nous! s'écrie le Pêcheur.

- La nature a aussi fait ceux avec qui nous vivons, ajoute Rêve perdu.

Je complète :

- Et dont, souvent, nous dépendons.

Au bout d'un silence, le Frère reprend :

- Bien, ça, c'est pour la note; et encore, faudrait-il savoir ce que nous ferons de cette note.

- C'est une chaîne qui nous retient... aux autres, je ne sais même pas qui! s'exclame le Pêcheur; meilleure est la note, plus robuste est la chaîne.

La Pêcheuse secoue pensivement la tête :

- Encore un peu, et tu vas traiter la note d'hameçon.

- Et nous de brochets! enchérit la Soeur.

- Pourquoi pas? ironise le Pêcheur; et n'oublions pas que le brochet ne s'enfuit pas lorsqu'on le caresse pour le... manger!

Un petit silence. Rêve perdu prononce doucement :

- Et les brochets, c'est nous.

De nouveau, un long silence.

- Et que ferons-nous de ce que nous aurons appris pour nous-mêmes? demande le Frère.

- Nous le garderons pour nous, ou nous le donnerons aux autres, répond Rêve perdu.

Six heures du matin. Le soleil vient de se lever et inonde ma chambre de la belle lumière transparente qui vient après les longues pluies. Je descends tout guilleret pour le petit déjeuner. Je suis à peine entré dans la salle à manger que mon père me happe :

- Vous êtes occupés cet après-midi?

Je n'ai pas le temps de répondre qu'il poursuit déjà :

- Oui, ce n'est pas encore l'école, vous n'avez pas de devoirs à faire.

Sans transition :

- Le Frère voulait aller au cadastre; je crois!

Je suis surpris. Il continue sans attendre :

- Il s'intéressait aux relevés des terrains...

Ce n'est pas la même chose! c'est vrai que... Mais je n'ai pas le temps de penser plus loin. Il a déjà repris :

- Le géomètre vient pour le litige... tu sais, le petit pré... un hectare...

Oui, ça, je suis au courant; cela dure depuis un an, depuis qu'un voisin s'est aperçu - à ce qu'il dit - que son voisin a empiété sur son pré. Alors, discussions interminables, et ils ont fini par appeler le géomètre de la petite ville du cadastre pour régler le litige. Le pré n'est pas loin de chez moi, dix minutes à pied après les deux chênes.

- S'il veut, il peut venir avec nous... vous pouvez venir tous si vous voulez, vous verrez comment il fait ses relevés.

J'accepte volontiers.

Après le petit déjeuner, je vais prévenir... les invités.

- Ah, c'est gentil de la part de ton père! s'exclame le Frère; j'avais bien pensé lui demander... Ah, ça me fait bien plaisir!

- En tout cas, cela nous fera une bonne promenade! déclare le Pêcheur, beaucoup moins intéressé.

La Soeur, la Pêcheuse et moi, intérêt moyen. Rêve perdu, par contre :

- Il m'arrive de m'ennuyer au cours de géométrie, non que je n'aime pas ça, mais je me suis souvent dit que... ça ne vivait pas.

Elle reste pensive un moment :

- Une sphère, c'est une balle; une balle, ça roule, ça rebondit, ça vole, on peut jouer avec; une sphère... c'est quatre tiers fois Pi fois le rayon au cube, un volume à calculer.

Elle hoche la tête :

- Allez jouer avec ça, à la récréation!

La perspective nous fait tous rire.

- Eh bien! s'exclame le Pêcheur, allons jouer à la géométrie!

Il réfléchit un court moment :

- Après tout, on s'amusera peut-être à voir rebondir le Géomètre! Cela sera certainement plus amusant qu'en classe.

Après tout, pourquoi pas? La Soeur et la Pêcheuse semblent du même avis.

Le Géomètre arrive peu après le déjeuné chez mon père, où nous sommes tous à l'attendre. Les présentations sont faites.

- Bonjour collègue, je suis content d'avoir ton aide! lance-t-il au Frère.

Mouvement d'étonnement général. Le Frère paraît un peu gêné. Mon père, par contre, considère la chose très banale. Le Géomètre sourit au Frère :

- Ne va surtout pas croire que je plaisante.

Il laisse un temps :

- Ce qui compte le plus dans ce métier, c'est la connaissance du terrain; toi, tu habites tout à côté depuis toujours, et tu connais ce pré mieux que moi.

Il poursuit, après une petite pause :

- Et on m'a dit que tu t'intéressais à ce métier; alors, je suis sûr que ton aide me sera précieuse!

Il se tourne vers nous :

- Et la vôtre aussi, puisque vous êtes d'ici.

Inutile de dire que nous sommes tous ravis. Et, s'il est possible, le Frère encore plus.

Nous voilà partis. Le Géomètre et mon père en camionnette, nous, à pied. La camionnette, c'est pour transporter des outils; chaîne d'arpenteur, lunette de visée pour mesurer les niveaux... Le pré borde la route, ils n'auront donc pas à aller loin.

Nous, une fois passé les deux chênes, nous prenons par un chemin de terre qui traverse un petit bois, et qui débouche... sur le pré, où nous retrouvons Géomètre et père, qui sont déjà en train de scruter le terrain.

- Il y a un chemin tout droit, dans le bois? nous crie le Géomètre.

Sur notre réponse affirmative, il vient vers nous.

- Ah, voici mon adjoint! fait-il, s'adressant au Frère.

Lequel adjoint rougit de plaisir.

Son chef le questionne :

- Si tu continues ton chemin qui vient du bois, où iras-tu?

- Au village, en face.

- Parfaitement!

L'adjoint au Géomètre réfléchit :

- Si on va tout droit sur le village, on n'a ni à monter, ni à descendre.

- Très bien observé!

L'adjoint sourit... de contentement :

- Nous sommes déjà allés par ce chemin jusqu'au village, en nous promenant dans les prés.

Il sourit encore plus :

- Les vaches le connaissent aussi bien que nous; les prés sont en forte pente des deux côtés du chemin, et elles, elles n'ont qu'à aller tout droit!

Le Géomètre a tendu une lunette de visée à son adjoint :

- Regarde tout du long du chemin jusqu'au village!

L'adjoint regarde :

- Oui, de temps en temps, au milieu des prés, je vois une haie, avec des arbres, comme si...

- ...le chemin passait par là dans les anciens temps.

- Ah! mais oui, c'est ça!

Nous avons tous regardé dans la lunette. Je le voyais, maintenant, ce chemin qui n'existait plus aujourd'hui, je le voyais comme s'il était encore là. Et je ne fus pas le seul; tout le monde l'a vu.

Nous sommes au milieu du pré, à mi-pente.

- Le grand arbre, là-bas, sur le tracé de l'ancien chemin, reprend le Géomètre, il n'a jamais eu de nom?

- Non, mais toujours sur le tracé, tout près, on appelait l'endroit l'Arbre Mort, précise l'adjoint.

- Cela montre un endroit ancien, important; il est très probable que le vieux chemin passait bien par là.

Le Géomètre nous entraîne vers le grand arbre. J'ai compris, et je crois que nous avons compris tous les six. Mais honneur à l'adjoint, qui montre au Géomètre quelques restes de clôtures :

- Elles sont aussi sur le tracé!

- Tu as raison; et regarde le petit muret!

- Oui, aussi!

Mon père fait de temps à autre un petit signe de tête, et sourit. Lui a clairement vu tout cela, et même, sans doute, le sait depuis longtemps.

- Les vieux chemins ne coupent pas les prés; voilà donc la limite de ce pré-ci, conclut le Géomètre.

Il se tourne en souriant vers le Frère :

- Tu as été un bon adjoint; tu seras un excellent géomètre!

Et nous applaudissons tous le futur Géomètre!

Petit déjeuner.

- C'est bien de savoir ce qu'on veut; on n'a plus à craindre l'inquiétude! affirme mon père.

Ma mère le regarde, étonnée... peut-être inquiète :

- A propos de quoi dis-tu ça?

- Je pensais au Frère; il sait déjà où diriger ses études!

- Tu dis ça pour hier? C'est malgré tout insuffisant...

- En tout cas, suffisant pour l'encourager dans cette carrière!

- Et s'il s'aperçoit un jour qu'il préfère une autre voie?...

Mon père regarde ma mère, l'air très surpris :

- Pourquoi veux-tu qu'on change d'idée?

Ma mère fait un geste d'ignorance.

- Je n'ai jamais entendu dire que l'indécision fût une qualité.

- Et si l'on s'aperçoit que la décision est mauvaise, faut-il persévérer dans cette décision? insiste ma mère.

Mais le temps presse; mon père part pour le cadastre. Certes, nous sommes samedi, mais il va seulement chercher un document oublié, afin de l'étudier à la maison.

Il fait froid, et la pluie menace. Les filles aident leurs mères, et font du tricot... bien au chaud. Nous, les garçons, ne restons pas non plus oisifs. Mais nous, nous ne sommes pas au chaud. Nous sommes dans le hangar du père de la Pêcheuse. Le Pêcheur a rapporté quelques bonnes planches du chantier de son père, et nous nous affairons à remplacer celles qui sont en piètre état sur l'un des côtés du hangar.

Et ce n'est pas tout. Il faut rentrer ma barque dans le hangar pour l'hiver. Il faudra aussi la nettoyer, afin de la préparer pour la peinture que nous ferons au printemps, lorsque les jours seront plus cléments.

Rentrer la barque n'est pas vraiment difficile, enfin, ce n'est pas non plus aisé. On la tire sur la berge, ça, nous en avons l'habitude, avec les gués. Puis, nous la hissons sur une sorte de chariot qui n'en est pas un, constitué de deux roues et d'une planche vissée sur l'essieu. La hisser, passe encore, mais rouler le tout! La barque est en équilibre, ou plutôt, elle est loin de l'être, et... essayez, vous verrez bien!

Voilà qui est fait. Ah! j'ai oublié de dire que pendant le trajet, la pluie s'était mise à tomber.

Tout au moins à l'abri de la pluie dans le hangar, nous frottons, nous frottons... Enfin, le déjeuner!

L'après-midi, la pluie et le froid sont toujours là, mais les six personnages historiques sont déjà installés dans la douce tiédeur de mon salon, devant la grosse bûche qui repose sur son lit de braises ardentes qui semblent celer des secrets.

- Il paraît qu'en seconde, ce n'est pas pareil qu'en troisième pour les rédactions en classe de français, s'inquiète la Pêcheuse.

- C'est vrai, lui répond son Pêcheur, en seconde, il faut analyser, raisonner, démontrer...

- Démontrer? s'inquiète à son tour la Soeur; comme en maths?

- Non, rassure-toi! l'apaise son frère, ce ne sont pas des théorèmes, il faut simplement montrer que les raisons qu'on donne correspondent à ce qu'exprime l'oeuvre qu'on étudie.

- Quelle est la différence avec la troisième? demande Rêve perdu.

- En troisième, il suffit d'exprimer une opinion, sans avoir à donner de raisons.

J'approuve... avec un tantinet d'ironie :

- Dire ce qui passe par la tête!

Rêve perdu ironise à son tour :

- Dire ce qu'on entend dire en général autour de soi.

Le Frère calme les combattants :

- Quand vous aurez fini de dire des méchancetés!

Rêve perdu répond aussitôt :

- Nos rédactions ne doivent parler que de méchancetés! Que veux-tu que j'y fasse?

- Comment ça? s'étonne le Pêcheur.

- Comment ça, comment ça? rétorque-t-elle vivement; "Montrez en quoi il a été méchant. A-t-on eu raison de le punir?"

- Tu as raison! la soutient la Soeur; on nous dit même qu'il n'y a pas de bons romans sans l'intervention d'un obstacle.

- Et l'obstacle est souvent un méchant, et non un simple accident d'auto, par exemple, la soutient de même la Pêcheuse.

Un silence. Rêve perdu reprend pensivement :

- On nous dit souvent que si un roman plaît à celui qui le lit, celui-ci se mettra volontiers à la place d'un personnage.

Elle laisse un temps :

- Punir, c'est faire du mal; si le roman plaît à celui qui le lit, est-ce parce que celui-ci a du plaisir à faire du mal?

Dimanche. Le temps va et vient. Aujourd'hui, il fait beau; aussi beau que peut l'être un début d'automne. Dans la matinée, nous avons été à bicyclette faire quelques commissions pour les parents dans la petite ville du cadastre. Mangé un souvenir du monument. "Nous allons nous couper l'appétit pour le déjeuner!" a averti la Soeur. "Tant que je n'ai pas l'appétit coupé pour la tarte au fromage..." a contesté le Pêcheur. La conversation n'a pas été très fournie au cours de notre voyage. Quelques commentaires sur l'année d'école qui nous attend dans huit jours maintenant, commentaires disparates, distraits, inutiles même.

Déjeuner. Mes parents ont invité des amis. Rêve perdu est venue déjeuner chez moi. Je n'ai rien écouté de ce qui s'est dit. Rêve perdu non plus. Mais nous étions ensemble. Et comme personne ne nous a rien demandé, nous pouvions être ensemble sans être dérangés. Et nous n'allions pas déranger les autres!

L'après-midi, le Pêcheur et sa Pêcheuse sont partis je ne sais où; dans la famille, je crois. Le Frère et sa soeur sont allés chez Mystérieuse.

Beau, mais pas chaud. Vêtements chauds, par contre. Nous sommes partis, Rêve perdu et moi, vers la colline d'où l'on voit la grande rivière et les restes du radeau.

- J'aime bien mon école, les profs sont gentils, les camarades aussi, on s'occupe de moi, j'apprends des choses intéressantes...

Rêve perdu poursuit avec un sourire :

- Pourquoi ce que je dis lorsque nous parlons tous ensemble de l'école paraît si différent de ce que je dis maintenant?

- Peut-être parce qu'à l'école, tu ne veux voir que les apparences.

- Oui, oui, bien sûr; et pourquoi?

- Tu ne veux pas qu'on sache ce que tu penses.

- Quand tu es là, je le veux bien; même si nous ne sommes pas seuls.

- Quand je suis là...

- Oui, oui, c'est bien ça, je n'ai pas peur.

Elle ajoute, presque aussitôt :

- C'est bête d'avoir peur de ceux qui sont gentils avec soi.

J'allais parler; elle me coupe :

- Oui, oui, je sais; il faut savoir pourquoi ils sont gentils avec moi.

- Pour les mêmes raisons pour lesquelles ils sont gentils avec moi.

- Oui, ils pensent que nous sommes trop faibles.

- Et que nous sommes convaincus que nos forces viendront d'eux.

Nous restons un long moment en silence.

- Cette année...

Rêve perdu s'est reprise :

- Lorsque je reviens de vacances, une autre vie se fait...

Un temps :

- Cette année, ce sera la même vie.

- Nous nous verrons...

- Moins souvent?...

Je l'interromps :

- Non, non! C'est comme pour moi...

- Je serai toujours avec toi!

- Je serai toujours avec toi!

Nous sommes dans les bras l'un de l'autre. Pour toujours.

Ce matin, les filles sont à la lessive. Il ne pleut pas, et les laveuses en ont profité. Il fait froid, mais elles en ont l'habitude. Ce n'est pas en hiver qu'il fait chaud.

Puisque ma barque dort dans le hangar de la Pêcheuse, il faut faire le chemin à pied en passant par le pont des deux chênes pour arriver de mon côté à moi de la petite rivière où se tiennent les laveuses. Dix longues minutes d'une marche exténuante durant laquelle il faut ployer sous de lourds fardeaux de linge. Aussi nous, les garçons, avons-nous proposé héroïquement nos forces masculines. Les filles n'ont pas manqué de manifester leur grande admiration et leur profonde gratitude.

Nous voici sur place, harassés. N'ayant plus le courage de repartir, nous restons à contempler le travail des laveuses tout en écoutant leurs rires et leurs gais bavardages. Et au reste, pourquoi repartir? nous ne saurions pas à quoi nous occuper. Faire des maths? Oh non! nous ne pourrions, car le linge n'est pas seul à être lessivé, il en est de même pour nos cerveaux, ou plutôt, ils l'ont déjà été par les impitoyables vacances. Et peut-être, tout comme moi, le Pêcheur et le Frère espèrent-ils un repos bien mérité à partir de lundi prochain. Et moi en tout cas, je n'ose même pas penser à une tragique déconvenue.

Mais, en désespoir de cause, alors que tout semblait sans issue, le Pêcheur s'écrie :

- On s'offre un brochet?

L'approbation est générale. Mais, Rêve perdu :

- Vous n'avez plus de barque!

Se reprenant :

- Vous allez en emprunter une?

Le Pêcheur se redresse :

- De barque point n'est besoin! De la rive pêcherai.

- Froide est l'eau!

- Foin! Bottes hautes chausserai.

Sous les rires redoublés de toutes les laveuses, nous partons, nous les trois garçons, affronter les difficultés insurmontables, mais que nous surmonterons, je le clame, de cette périlleuse entreprise. Tremble, brochet! Enfin, pas trop, sinon, nous n'arriverons jamais à t'attraper...

Nous voici donc des deux côtés de la petite rivière, moi sur ma rive, le Pêcheur et le Frère sur la leur. Chacun surveille les grosses pierres de la rive opposée, on voit mieux. Nous marchons, nous marchons, à pas lents et prudents, pour ne pas effrayer le poisson. Un bon moment se passe. Enfin... "Là!" J'ai désigné une belle queue. Le Pêcheur me fait un signe qui veut dire : "C'est comme si c'était fait!"

Eh bien! ce premier brochet n'a pas tremblé, et s'est bien moqué de nous. Contrairement à son habitude, le Pêcheur n'a pas les jambes nues. Il est en bottes; il fait froid. Et il n'a pas du tout envie que la petite rivière déverse toute son eau dans ses bottes. Alors, il descend avec précaution le long de la rive, afin de trouver un fond... pas trop profond. Seulement voilà! Le fond, à la bonne profondeur cependant, était en pente; une bonne pente. Et la bonne pente ne va pas mal du tout avec la bonne profondeur. Il ne suffit pas que tout soit bon! La botte a glissé sur le fond, et la petite rivière a déversé toute son eau dans la botte. Le brochet a bien ri... et il est parti!

Qu'on se rassure; un autre beau brochet nage maintenant dans le court-bouillon de la Pêcheuse!

L'après-midi, les six personnages historiques se retrouvent chez la Soeur, et se prélassent, en compagnie du chat, près de la grosse bûche qui crépite sur son lit de braises.

Que vois-je? Un livre de chimie posé sur la petite table du salon! Je ne suis pas le seul à l'avoir vu. Le Pêcheur s'est saisi du livre et le place devant le chat :

- Tiens, voilà une saine lecture pour toi; tu y trouveras tout ce que tu voulais savoir depuis toujours sur les secrets de ce que tu manges!

Le chat releva un peu la tête, jeta un oeil sur le livre... et se rendormit!

- Voilà un sage! ponctua le Pêcheur.

Mais les filles ne l'entendaient pas de cette oreille.

- Mon chat nous a apporté le livre hier soir, explique la Soeur, et nous a dit qu'il aurait bien aimé savoir ce qu'il contenait, mais qu'à son grand regret il ne savait pas lire, et il nous a demandé...

- A vous, pas à nous! proteste le Pêcheur.

Sa soeur prend un air suppliant :

- Nous nous sommes dit que des garçons grands, forts et savants comme vous auraient pitié de trois malheureuses filles, dont le savoir est loin d'égaler...

Le rire gagne peu à peu les savants et charitables garçons. Le Frère coupe la tirade :

- Allez, amenez votre bouquin!

Sourires reconnaissants des malheureuses filles.

Le cours de chimie a commencé. Le Pêcheur s'adresse au chat :

- Tu manges de l'herbe.

Le chat, réveillé par la voix magistrale, a ouvert un oeil, puis retourne aussitôt à son occupation soporifique.

- Bon, reprend le Pêcheur, c'est trop compliqué pour toi; je vais t'expliquer en détail.

La voix magistrale reprend la parole :

- La vache mange de l'herbe; ensuite elle transforme l'herbe en lait, et tu bois le lait.

Le chat, de nouveau réveillé par la voix magistrale, a dressé une oreille, puis a levé les yeux sur le Pêcheur, paraissant lui dire : "Je le vois bien tous les jours que la vache mange de l'herbe et donne du lait; si c'est tout ce que raconte ton livre, laisse-moi dormir!"

Et il retourne de nouveau à son occupation soporifique.

- Ton chat est stupide! lance le Pêcheur à la Soeur.

La Soeur ne répond rien, se lève, sort du salon, et revient, une soucoupe de lait à la main, qu'elle dépose devant le chat.

Le chat, réveillé cette fois-ci par la soucoupe, se lève sans perdre un instant, et se met sans perdre un instant à boire le lait. La Soeur commente :

- Il m'arrive de m'ennuyer au cours de chimie, non que je n'aime pas ça, mais je me suis souvent dit que... ça ne vivait pas.

Elle sourit au Pêcheur :

- Ainsi que l'a dit Rêve perdu vendredi dernier pour la géométrie.

Le chat, ayant lapé le lait, et visiblement du même avis que sa maîtresse sur les exemples vivants, s'assied face à elle, pour, manifestement, écouter la suite du cours.

Le Pêcheur en est resté coi.

Cependant, le cours a repris.

- Et alors, pour toutes ces formules, toutes ces équations, comment les faire vivre? demande la Pêcheuse.

- Il faudrait en parler comme de choses ordinaires, de choses qu'on voit tous les jours, propose le Frère; par exemple, une bicyclette à laquelle on met une roue se met à rouler.

- Oui, mais il y a toujours une bicyclette et une roue, alors qu'en chimie, on trouve des disparitions étranges, remarque Rêve perdu.

La Soeur remarque à mon tour :

- Alors qu'on nous dit en classe que rien ne se perd ni ne se crée.

Le Pêcheur résume :

- Il s'agit des combinaisons chimiques, bien sûr?

- Bien sûr! confirme la Pêcheuse.

Je propose une explication :

- Si je dis que l'hydrogène et l'oxygène, en se combinant, disparaissent, et qu'à leur place on trouve de l'eau, je sous-entends que ces trois corps existent.

- Comment pourrais-tu boire de l'eau, si elle n'existait pas? me fait observer le Pêcheur.

- Lorsque tu dis que tu manges une tarte au fromage, tu penses que cette tarte existe...

- Et si c'est ta mère qui la fait, je la trouve même très bonne!

- Eh bien, pour ma mère, quand elle est en train de la préparer, cette tarte n'est pas une tarte, c'est du blé, des oeufs, du sucre et du lait!

Un petit silence, rompu par la Pêcheuse :

- Tu veux dire que l'eau n'est pas de l'eau, mais de l'hydrogène et de l'oxygène?

Le Frère me lance, sans me donner le temps de répondre :

- Ça, nous le savons, mais l'hydrogène et l'oxygène ont disparu!

- Non, non! s'interpose Rêve perdu, l'hydrogène et l'oxygène non plus n'existent pas.

J'approuve :

- C'est bien ça.

- Voilà qui est étrange, s'étonne la Soeur; je mange une tarte au fromage, je bois de l'eau et je respire de l'oxygène, et tout cela n'existe pas!

- Si tu veux un tricot, tu peux acheter un tricot, reprend Rêve perdu, mais si tu veux le tricoter toi-même, ce n'est plus un tricot que tu achètes, c'est de la laine.

La Pêcheuse conteste :

- Ton tricot, ce n'est que le fil de laine lui-même, disposé d'une certaine façon.

- Et si je mets deux fils de couleur différente?

C'est le Frère qui répond, après un silence :

- Aucun des deux fils n'est le tricot, c'est ce que tu veux dire?

- Oui; je porte un tricot, mais ce qui existe, ce sont les deux fils.

Le Pêcheur se met à rire :

- Même pas; ils n'existent même pas, tes deux fils!

Rêve perdu sourit :

- C'est bien à cela que je voulais arriver.

Je conclus :

- Aux atomes!

- Lesquels n'existent pas, eux non plus.

- Electrons? Protons? Neutrons? Quarks?

Rêve perdu me répond pensivement :

- Oui; et un jour peut-être, on trouvera des éléments encore plus petits qui les composent.

Un silence.

- Et lorsqu'on sera arrivé aux plus petits, que se passera-t-il? demande la Pêcheuse.

- Eh bien, on cherchera des encore plus petits! suggère la Soeur.

- Mais enfin, on finira par s'arrêter, un jour! proteste le Pêcheur.

- Peut-être qu'au bout, il n'y aura plus rien, suppose le Frère.

- Tu veux dire, comme un souvenir? suggère la Pêcheuse.

- Oui, un souvenir prêt à se reconstituer en tout petits morceaux, par exemple.

Je remarque :

- Il faut une force extraordinaire pour refaire des petits, même tout petits morceaux à partir d'un souvenir!

Nous restons un moment à méditer. Rêve perdu reprend :

- C'est comme la pensée...

Elle laisse un temps :

- La pensée... un souvenir prêt à se reconstituer en toutes petites paroles et en tout petits gestes qui construiront notre monde.

Ce matin, le temps est toujours aussi maussade que ces derniers jours. Froid, gris. Bon, il ne pleut pas, c'est déjà ça de gagné. Au reste, la pluie, c'est plutôt pour le mois d'octobre, bien qu'elle menace aussi pour cet après-midi. Enfin, si l'on veut que l'herbe et le blé poussent...

Puisqu'il ne pleut pas encore, nous décidons d'aller tous les six flâner à bicyclette dans la matinée. Pour nous donner un but, nous irons faire quelques commissions pour nos parents, à l'épicerie. A vrai dire, ces commissions ne sont pas vraiment indispensables, mais lorsqu'on a un but, cela évite de chercher inutilement ce qu'on doit faire, puisqu'on le sait déjà; n'est-ce pas? Et puis, d'ailleurs, ces commissions, elles, ne sont pas vraiment inutiles. Alors, ne refusons pas le prétexte!

Nous roulons calmement, nous bavardons calmement; j'allais dire, nous pensons calmement. Mais d'après le cours d'hier, peut-on penser calmement, même si les idées qui viennent sont calmes, avec une pensée qui construit notre monde?

Alors, nous profitons de notre calme promenade pour contempler notre petite rivière, les grands vergnes, les prés, celui où nous étions vendredi dernier avec le Géomètre, par exemple. Pré dans lequel, à présent, une équipe de géomètres à cornes a repris, avec le plus grand soin, les recherches que nous effectuâmes. Il faut admettre que l'équipe cornue effectue ses recherches bien plus soigneusement que nous ne l'avons fait; pas une touffe d'herbe n'a échappé à leurs recherches. Les commissions faites, chacun rentre à la maison. Rêve perdu est restée déjeuner chez moi. Ma mère était toute contente. Je crois qu'elle aime bien Rêve perdu. Mon père était tout content. Je crois qu'il aime bien quand Rêve perdu écoute avec attention ses récits cadastraux. Le repas se passe donc très agréablement. On parle de choses et d'autres. On parle aussi cuisine, école, cadastre, école, cuisine, dont Rêve perdu n'écoute que deux des sujets. Quel est le troisième qu'elle n'écoute pas? En tout cas, mon père ne l'a visiblement pas trouvé. Quant à moi, je n'écoute rien.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques. Pluie et froid sont là, et nous sommes tous installés dans la douce tiédeur de mon salon, devant la grosse bûche qui repose sur son lit de braises ardentes qui semblent celer des secrets.

- Regardez!... les électrons qui dansent dans l'âtre...

Rêve perdu nous a montré les petites flammes rouges qui sortent de temps en temps de la bûche et font quelques petits bonds avant de disparaître.

Nous regardons.

- On croirait qu'ils nous invitent à danser avec eux! approuve la Pêcheuse.

La Soeur n'est pas en reste de poésie :

- Oui, ils nous saluent de leurs petits chapeaux rouges!

En effet, les petites flammes jaune d'or se couvrent d'un chapeau pointu écarlate.

Avec un petit crépitement, la bûche s'est affaissée, et c'est tout un corps de ballet qui est venu nous offrir son lumineux spectacle.

- C'est autrement mieux que les électrons! proteste le Pêcheur.

Il ajoute, après une petite pause :

- Et d'ailleurs, les électrons, je n'en ai jamais vu!

Une idée curieuse me vient en tête :

- Tu n'as jamais vu le fond de la rivière.

- J'ai vu le fond par endroits.

Je cherche une réponse. Le Frère me vient en aide :

- Et tu ne peux que supposer que le fond que tu ne vois pas est pareil à celui que tu vois.

- Oui, mais les électrons, je n'en ai même pas vu en un seul endroit! riposte le Pêcheur.

Cherchant une idée, la Soeur a regardé par la fenêtre :

- As-tu déjà vu l'intérieur d'un nuage?

- Dans le nuage, il y a de l'eau, puisqu'il pleut.

- Et s'il ne pleut pas?

- On a toujours vu les nuages pleuvoir à un moment ou à un autre.

- Et si tu n'avais jamais vu pleuvoir? demande la Pêcheuse.

Le Pêcheur s'étonne :

- Je n'aurais jamais su que le nuage était de l'eau, bien sûr.

- Et si quelqu'un te l'avait dit?

- Ça, ce n'est plus supposer soi-même, c'est faire confiance à quelqu'un d'autre, s'interpose Rêve perdu.

La Pêcheuse ne s'avoue pas battue pour autant :

- J'aurais pu constater que le sol est mouillé après le passage habituel des nuages.

Elle se reprend :

- Je veux dire s'il y a un certain nombre d'observations concordantes, comme on nous l'a déjà dit en classe.

J'interviens :

- Et quel est ce certain nombre?

- Je suppose qu'il est difficile de préciser ce nombre, mais est-ce cela la chose importante? s'enquiert le Frère.

- Je le pense; car c'est cela qui donne la limite à partir de laquelle on peut accepter d'admettre ce qu'on nous dit.

- Et aussi, me soutient Rêve perdu, une fois qu'on nous aura habitués à admettre, sans que nous nous soyons trop méfiés, ne sera-t-on pas tenté d'en profiter pour nous faire admettre d'autres choses, sans même les justifier?

Elle a un pâle sourire :

- Par exemple, que notre vie ne nous appartient pas.

La Soeur hoche tristement la tête :

- Alors, cela voudrait dire que l'école est notre ennemie?

- Et pas seulement l'école, grince le Pêcheur.

Nous ne disons rien pendant un moment.

- C'est l'approche de l'école qui nous rend... commence le Frère.

- Un oiseau échappé d'une cage a-t-il envie d'y retourner? le coupe Rêve perdu.

Nous ne disons rien pendant un moment.

- Mais enfin, reprend la Soeur d'une voix conciliante, les autres années nous ne...

Je l'interromps :

- Les autres années, nous n'avions pas tant parlé de sujets qui touchent à notre vie.

La Pêcheuse se tourne vers Rêve perdu :

- Tu sais, je crois que c'est grâce à toi... nous avions trop l'habitude...

Elle laisse sa phrase en suspens.

- Je crois que moi-même, les années précédentes... lui répond Rêve perdu.

Elle pousse un léger soupir :

- Peut-être avons-nous grandi?...

Ce matin, le Frère et sa soeur sont partis pour la journée chez Mystérieuse. Rêve perdu aide la Pêcheuse, qui aide sa mère. Je passe la matinée chez le Pêcheur.

Lequel Pêcheur paraît un peu désorienté :

- Ils ont pourtant l'air de bien s'occuper de nous... et même, je trouve qu'ils s'occupent vraiment bien de nous; alors pourquoi cette sensation d'être devant des ennemis?

- Peut-être parce qu'ils pensent que leur vie est la meilleure, et que nous devons vivre comme eux.

- Et alors, la vie qui ne nous appartient pas à nous, ainsi que l'a dit Rêve perdu, leur appartiendrait-elle à eux?

L'après-midi, le Pêcheur et sa Pêcheuse sont allés je ne sais où. Bon, ce qui compte, c'est qu'eux le savent. Le temps est frais, très frais même, mais il ne pleut pas, et nous sommes partis, Rêve perdu et moi, je ne sais où. Et nous, nous ne savons pas où.

Notre je ne sais où nous mène dans les prés, parmi les vaches qui ne cherchent pas à savoir si elles sont je ne sais où, ou je sais où.

- Tu t'avances bien vite, me reprend Rêve perdu; elles chercheraient certainement un pré avec de l'herbe, si leur pré n'avait pas déjà été préparé par les hommes.

Je souris :

- Compris; et notre pré est préparé par l'école.

- Oui, l'herbe y pousse drue; les variétés sont toutes préparées, les profs l'arrosent tous les jours...

Elle fait un petit sourire :

- Sauf pendant les vacances, bien entendu.

Je commente, d'une voix gaie :

- A se demander ce que nous mangeons pendant les vacances!

La réponse est tout aussi gaie :

- Des tartes au fromage, bien sûr!

Notre promenade nous a amenés près du moulin de la grande rivière. Nous traversons.

- C'est par là que nous sommes allés chez les chevaliers, observe Rêve perdu.

La petite route qui monte sur la colline nous mène à la grand route des gens pressés. Il faut attendre un lourd camion pour pouvoir traverser. Rêve perdu s'est arrêtée au bord de la route. Pourtant, le camion était passé. Je m'étonne :

- Tu...

Elle a deviné ma question :

- C'est fini, nos vacances... Voici la route de notre pré.

Elle reste pensive un moment :

- Les vaches ne quitteront pas leurs prés...

Elle laisse un temps :

- Elles n'ont pas non plus quitté leurs prés au début des vacances...

- Elles n'ont rien d'autre...

- Est-ce pour cela qu'on peut aimer un pré?

Je reste un moment à réfléchir :

- Peut-être ne quittons-nous pas notre pré pendant les vacances?

Elle ne paraît pas surprise par ma réflexion :

- Pour ne parler que du moindre, nous faisons même des révisions pendant nos vacances.

La grand route des gens pressés traversée, nous prenons la petite route qui passe par un hameau, nous amène au chemin de terre qui va vers le village des chevaliers, où nous retrouvons le calme...

- La sérénité; la sérénité des prés qui ne s'ouvrent pas le matin pour se fermer le soir, achève Rêve perdu.

Je lui prends la main :

- Je suis déjà venu ici souvent, j'en ai toujours ressenti le calme... mais la sérénité, je crois que c'est toi qui l'as apportée.

Je lui ai serré la main :

- Les matins où s'ouvre le pré, je n'attendais que le tumulte qui précède la classe, puis la classe elle-même, qui n'était pour moi qu'un gué menant jusqu'au soir; et le pré qui se fermait ne laissait qu'un silence où seul régnait le sommeil.

Je fais une courte pause :

- A présent, je te trouve dans mon pré, je te trouve sur le gué, je te trouve dans mon sommeil.

Je sens sa main qui serre la mienne. Elle me sourit :

- Le pré ne s'ouvrira ni ne se fermera plus pour nous; nous serons dans le nôtre, sans barrière pour entrer ou sortir.

Un long moment se passe. Avons-nous marché? Nous sommes-nous arrêtés? Au milieu du chemin désert, rien ne nous sépare plus. Le baiser que je lui ai donné ne s'est pas égaré.

Au petit déjeuner, mon père me demande si je suis prêt pour l'école.

- Il n'y va pas encore demain, lui fait remarquer ma mère.

- C'est vrai, ce n'est que lundi, mais on a vite fait d'oublier quelque chose.

Et de reprendre :

- Je me souviens, il y a dix ans...

Il se tourne vers moi :

- Tu te souviens?

- Très bien!

Oh oui, je m'en souviens! Comment pourrais-je l'oublier, cela fait tant de fois qu'il la raconte, cette histoire. Parce que m'en souvenir moi-même... j'étais bien trop petit pour me souvenir de quoi que ce soit.

- Un collègue devait venir me voir un après-midi, et je devais lui montrer un document très important, commence-t-il son récit...

Le petit déjeuné se terminant, ma mère se dirige vers la cuisine. Moi... je reste, bien sûr... Suite du récit :

- Le collègue arrive, je m'aperçois que j'ai oublié d'apporter le document.

Il fait un grand geste des bras :

- Il a fallu aller chercher ce document dans la pièce à côté... je savais qu'il y était, bien entendu!

Il regarde la pendule :

- Je dois y aller!

Et le voilà parti.

Ma mère m'a dit un jour que l'histoire avait été inventée... pour m'édifier; mais comme j'étais trop petit, l'édification n'avait pas été achevée. Peut-être lui est-il resté un remords, "Est-ce que je m'occupe assez de mon fils?" remords qu'il tente d'apaiser de temps à autre.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques chez la Soeur. Il fait froid, il pleut. Le chat se prélasse près de la grosse bûche qui s'enfonce peu à peu dans son lit de braises.

Les filles tricotent, les garçons feuillettent leur livre de maths.

- Eh bien, les filles, on ne révise plus? lance le Frère.

- Tais-toi donc! le rabroue le Pêcheur, elles sont capables de sortir un livre de leur tricot!

Les filles rient.

- N'aie crainte! le rassure Rêve perdu; c'est trop tard pour les révisions, et puis, grâce à vous, les garçons, nous savons tout!

La Pêcheuse et la Soeur, en choeur :

- Nous savons tout!...

Les garçons esquissent des grimaces dubitatives.

- Et vous, les garçons, pourquoi faites-vous semblant de vous imprégner de votre livre de maths? ironise la Soeur.

J'élève un sévère rappel à l'ordre :

- Silence! Ou je vous interroge!

- On passe le crochet dans la boucle du fil de laine... A vous, maintenant, continuez pour voir si vous avez bien révisé! renvoie la Pêcheuse.

- Facile! réplique son Pêcheur; je n'aurai plus qu'à le passer sur moi dès que tu l'auras terminé!

- Qui te dit que c'est pour toi?

- Il est bien trop grand pour toi!

Le pot aux roses est découvert! La Pêcheuse sourit :

- Il est presque prêt; tu as fini par t'en apercevoir!

Le Pêcheur prend un air candide :

- J'ai vu ça quand tu as passé, tout au début, le crochet dans la boucle du fil de laine...

Tout le monde rit. Et tous les secrets se découvrent. Au Frère, le tricot de sa soeur! Et le tricot de Rêve perdu, devinez pour qui il a été tricoté!

Si les filles continuent à tricoter, les garçons ont abandonné de feuilleter leur livre de maths. En revanche, le Frère se lance dans les idées :

- Avant-hier, le Pêcheur a dit qu'il n'aurait pas connu la pluie s'il ne l'avait pas vue lui-même; on ne connaît donc que ce qu'on a vu?

Je propose d'ajouter :

- Vu ou entendu.

- Je suppose que tu veux dire par soi-même?

- Oui.

- Et moi, rappelle le Pêcheur, j'ai dit qu'on aurait pu l'apprendre de quelqu'un; d'un livre de classe, par exemple.

- Et si, comme je l'ai dit, cela fait appel à la confiance, rappelle de son côté Rêve perdu, cela veut dire que faire des études, c'est s'abandonner à la confiance.

- Si c'est ainsi, à quoi sert de regarder et écouter soi-même? s'exclame la Pêcheuse après un court silence.

La Soeur propose une explication :

- Cela peut nous apporter d'autres connaissances.

- A quoi serviront-elles, puisqu'il nous faut apprendre et réciter ce que disent le livre et le prof?

De nouveau un silence. Plus prolongé.

- D'où, il ne nous reste plus qu'à conclure que l'homme cultivé est celui qui a abandonné sa propre pensée, constate Rêve perdu.

- Tu exagères, proteste le Frère; rien n'empêche de s'opposer à ce que disent le livre et le prof!

Rêve perdu sourit faiblement :

- Oui, mais on ne s'opposera qu'à ce qu'ont dit le livre et le prof.

- A quoi veux-tu qu'on s'oppose d'autre? s'étonne le Pêcheur.

- Là n'est pas la question; je veux dire qu'on se référera toujours à ce que disent le livre et le prof.

- Et à quoi veux-tu qu'on se réfère? s'étonne à son tour la Soeur.

- On peut se référer à soi-même.

Je commente :

- Tu veux dire qu'il ne faut pas accepter le sujet lui-même dont parlent le livre et le prof?

Rêve perdu réfléchit :

- En tout cas, pas avant d'avoir défini très précisément le sujet.

- Peux-tu donner un exemple?

- Prenons un exemple simple; le prof de maths demande : "Comment résoudre le problème?" Nous pouvons lui répondre : "Faut-il le résoudre?"

Le Pêcheur rit :

- Et le prof répondra : "Vous êtes en dehors du sujet!"

Tout le monde rit. Sauf Rêve perdu :

- Je rirais volontiers avec vous; mais je n'ai pas envie que les dirigeants des pays me mettent en cage.

La conclusion de Rêve perdu ne nous met pas en joie. Un long moment se passe à méditer. Enfin, le Frère observe :

- Faut-il considérer que si le livre et le prof nous demandent "Comment résoudre le problème?" c'est pour nous faire croire que la question "Faut-il le résoudre?" est inutile?

- Si c'est le cas, on peut se demander si le livre et le prof ne veulent pas nous faire croire d'autres choses tout aussi plaisantes? enchérit le Pêcheur.

- Mais enfin, elles sont inquiétantes, toutes vos suppositions! s'exclame la Pêcheuse.

- Surtout que lorsque nous sommes à l'école, tout paraît si bien se passer; gentils, prévenants, attentionnés, le livre et le prof, renchérit la Soeur.

J'approuve :

- Même chose chez nous, les garçons.

Nous méditons. Pas gaiement du tout.

Rêve perdu se tourne vers moi :

- Tu te souviens du gros livre universitaire de chimie, que nous avons vu dans la librairie de mon père?

- Oui, très bien.

- OH, hydroxyle, alcool, énonce-t-elle.

Etonnement général.

- Te voilà en pleine révision de chimie! ponctue le Pêcheur.

- Pourquoi nous parles-tu de ça? s'enquiert la Soeur.

- On nous a expliqué que l'alcool peut être dangereux, et qu'il ne faut pas en boire beaucoup, répond lentement Rêve perdu.

Personne n'a compris. Elle poursuit sur le même ton :

- Or, l'alcool est l'un des composants importants de notre corps, il est notre boisson de tous les jours, nous ne pouvons survivre sans le boire.

- Qu'est-ce que...? C'est de l'eau que nous buvons! conteste la Pêcheuse.

J'interviens :

- H2O ou H-O-H, c'est la formule chimique de l'eau; autrement dit H-OH, celle de l'alcool!

- C'est vrai! s'exclame la Soeur.

Elle poursuit, d'une voix pressée, après avoir fortement hoché la tête plusieurs fois de suite :

- Le livre et le prof auraient pu nous le dire...

- C'est peut-être en dehors du sujet! ironise le Pêcheur.

- On nous a donc fait croire que l'eau n'est pas de l'alcool, constate le Frère.

Il fait une courte pause :

- Ce n'est pas grave, ni important, ni indispensable, ni... je ne sais quoi encore...

Il fait un geste d'impuissance :

- Cela n'aurait servi qu'à comprendre... Mais le livre et le prof tiennent-ils à ce que nous comprenions? C'est dangereux, quelqu'un qui comprend!

Encore, encore, un long moment de silence. Personne ne dit rien... Evidemment! Pourtant, Rêve perdu finit par dire :

- Pourquoi?

La question n'inspire pas les réponses. J'en tente une :

- Pour nous obliger sans que nous nous en rendions compte, peut-être.

Un silence. Le Pêcheur :

- Dans la vitrine d'une librairie de notre grande ville, j'ai vu un jour une belle boîte de compas. La présentation était bien faite, et tout, d'ailleurs, montrait que c'était la meilleure boîte de compas qu'on pût trouver au monde. "N'attendez pas!" disait l'étiquette, énumérant les bonnes raisons pour ne pas attendre; on n'en trouverait plus, ce n'était pas cher...

Il fait un sourire désabusé :

- J'ai retrouvé la même dans notre petite ville. Et c'était moins cher!...

De petits rires se font entendre.

- Ça, c'est tout aussi vrai pour les lessives! s'exclame la Pêcheuse; mon père nous le dit souvent lorsqu'il s'approvisionne en marques différentes, de lessive ou d'autres produits, au reste : "Le fournisseur me l'explique bien, qu'elles sont pour la plupart toutes pareilles, mais le client, lui, on lui a expliqué que ce n'est pas vrai, qu'elles sont vraiment toutes différentes, et que c'est bien entendu celle qu'on veut lui faire acheter qui est la meilleure; et le client veut donc cette marque, la sienne à lui, celle à laquelle il est habitué, pense-t-il, et qui est donc la meilleure".

La Pêcheuse poursuit, en écartant les bras :

- Et mon père a l'habitude d'ajouter : "Que veux-tu que je fasse? Si je contrarie le client, il me dira que j'ai intérêt à le tromper, et il changera d'épicerie!"

Les six personnages historiques étant tous du même avis, il ne naît aucune controverse. Cependant, Rêve perdu :

- Les marques des livres qu'on nous fait apprendre sont-elles toutes pareilles, elles aussi?

- On nous donne à tous les mêmes livres, répond le Frère, mais nous parle-t-on de ceux qu'on ne nous donne pas?

Je demande :

- Et de quels livres s'approvisionnent les profs?

- En tout cas, nous connaissons le fournisseur, note le Pêcheur; ce sont les dirigeants des pays.

- Ne serait-ce pas plutôt la nature? suggère Rêve perdu; les profs, ce sont les livres que leur donnent les dirigeants des pays qu'ils nous font apprendre.

- La nature ne peut donner que ses livres à elle, répond la Soeur.

La Pêcheuse hoche la tête :

- Et les dirigeants des pays, eux, ne choisissent que certains livres, ou encore certaines parties de livres, selon leur convenance; et cela devient leurs livres à eux, qui sont donc les meilleurs.

- Et voilà comment on fabrique une marque! conclus-je.

- La marque de notre pensée, ajoute Rêve perdu.

- Et cette pensée, le livre et le prof nous font croire ensuite qu'elle est la meilleure! conclut à son tour le Pêcheur.

Ce matin, petite éclaircie, qui ne durera pas. Promenade à bicyclette, tous les six, avec le prétexte des commissions. Peut-être, certainement même, pour ne pas trop penser à l'école imminente. Nous sommes vendredi, et c'est lundi... Nous roulons vite - il fait froid. Promenade inhabituelle, pour nous qui flânons toujours à des vitesses inouïes, tellement elles sont faibles! Pour compenser notre vitesse délirante, nous avons choisi de prendre, pour nous rendre à la petite ville du cadastre, but de notre promenade, et lieu de nos commissions, une route plus longue que la route plus courte. Ipso facto, notre temps de parcours sera plus long que si nous prenions la route plus courte; et comme c'est cela que nous voulons, nous n'hésitons pas à le faire. Il en résulte que notre promenade est plus longue que si elle était plus courte. Au reste, ce compte rendu est celui du long débat qui a animé notre promenade.

L'après-midi, réunion des six personnages historiques chez la Soeur. Il fait froid, il pleut. Le chat se prélasse près de la grosse bûche qui s'enfonce peu à peu dans son lit de braises.

Les filles ont terminé leurs tricots, et les offrent aux garçons. Les garçons ont mis leurs tricots, et, ravis, font compliment sur compliment aux filles. Et ils les remercient chaleureusement. Et se disent très touchés. Et on peut voir que c'est vrai, sur leurs visages épanouis. Et surtout, se montre la tendresse. Et de plus, c'est vrai, les tricots sont splendides!

Les conversations sont calmes, sans véritable suite. Les sujets sont hésitants, imprécis; peut-on même les appeler des sujets? C'est notre dernière réunion, et je crois que personne n'a envie de proposer de discourir sur des idées qui pourraient dépasser la journée. Sans doute qu'aux prochaines petites vacances, le premier novembre... Elles ne sont pas vraiment lointaines, mais je ne pense pas qu'elles nous paraissent proches, si j'en juge par moi-même. Certes, ma situation n'est pas la même que celles du Pêcheur et de sa Pêcheuse qui se revoient durant toutes les vacances sans bouger de leur village. La Soeur, non plus, n'aura pas à changer ses habitudes, car elle est toujours allée dans la grande ville chez Mystérieuse. Mais le Frère... Et puis, nous nous sommes habitués à être ensemble tous les six. Que deviendrait l'Histoire, privée de ses six personnages historiques? Et puis, nous avons grandi, comme l'a dit Rêve perdu.

La bûche a fait un petit craquement, quelques étincelles ont jailli, et tout le monde s'est tu. Maintenant, nous contemplons la bûche en silence, sans dire un mot. Le chat dort toujours.

Le Pêcheur a tendu vers le chat une main paresseuse :

- Ce n'est pas lui qui irait nous inventer des problèmes de maths cet hiver...

Les sourires résignés des six personnages historiques en disent long sur leur peu d'empressement à résoudre les susdits problèmes.

- Pourquoi faut-il donc qu'il y ait des inconscients pour créer de tels tracas... mathématiques? se lamente le Pêcheur.

Mornes commentaires muets des six personnages historiques.

- Ceci soulève la vaste question de la création intellectuelle par des hommes que rien n'arrête! profère enfin le Frère.

- Dommage... bougonne le Pêcheur.

Le Frère ne tient pas compte de l'intervention :

- Pourquoi créer alors que tout paraît déjà exister?

J'objecte :

- La création ne serait-elle qu'une illusion?

Quelques légers signes montrent que les six personnages historiques s'éveillent peu à peu de leur torpeur.

- Et si la création n'était qu'un assemblage? suggère Rêve perdu.

- Assemblage de choses déjà existantes, veux-tu dire? lui demande la Soeur.

- Oh oui! approuve la Pêcheuse, des feuilles de papier, un morceau de fil; et un cahier a été créé.

- Une feuille de papier, un crayon; et une girafe a été créée, poursuit Rêve perdu.

Le Pêcheur fait un large sourire :

- Je sors du salon, je reviens au salon; et une création va se créer!

Il sort, et revient aussitôt... avec une belle tarte au fromage!

- Comment as-tu fait pour la trouver? Je n'avais pourtant rien dit! s'étonne, en souriant, sa Pêcheuse.

- Ouah! Ouah! s'écrie-t-il; je suis un bon chien qui a un bon nez!

Le chat, réveillé en sursaut, manifeste sa désapprobation. Nous n'en avons cure, et manifestons, quant à nous, notre approbation, ou plutôt, notre grand contentement.

- La philosophie donne faim! déclare sentencieusement le Frère.

Nous dévorons, fort philosophiquement, la belle tarte préparée, bien entendu, par la Pêcheuse.

La parole nous ayant été bientôt rendue par la disparition de la tarte, la conversation, philosophique, reprend.

- Pourquoi créer, si ce qu'on a créé est voué à la disparition? demande pensivement la Soeur.

Je conteste :

- Elle n'a pas disparu, la tarte...

Elle m'interrompt :

- Oui, je sais, elle est en nous et nous nourrit, mais on ne la voit plus...

Elle cherche ses mots. La Pêcheuse sourit :

- Rassure-toi; tu en auras d'autres!

On entend la voix un peu attristée de Rêve perdu :

- Quand?

Elle se reprend, et, d'une voix enjouée :

- Encore un mois, et nous aurons quelques jours de vacances!

Nous sourions tous... d'un sourire enjoué...

Un moment se passe à contempler la bûche dans l'âtre.

- Pourquoi l'homme veut-il créer?

Personne ne se précipite pour répondre à ma question. Rêve perdu finit par répondre par une question :

- Créer pour être celui qui a créé, ou pour que ce qu'il a créé existe?

Moment de réflexion. Le Frère commente :

- S'il s'agit de créer pour être celui qui a créé, cela ne correspond pas à la question "Pourquoi l'homme veut-il créer?" puisque cet homme ne veut pas créer, mais simplement profiter d'une occasion, celle-ci comme n'importe quelle autre, pour se faire valoir, soit à ses propres yeux, soit aux yeux des autres.

- Et quant à la question "Pourquoi l'homme veut-il se faire valoir?" je la remplacerai volontiers par la question "Pourquoi un élève veut-il se faire..." commence le Pêcheur.

Mais il est bruyamment interrompu par les autres personnages historiques, la Pêcheuse s'en faisant le porte-parole :

- Pour avoir...

En choeur, à cinq :

- ...une bonne note!

Cascade de rires... à six! Le calme revenu, la Soeur retourne au sujet :

- Il reste donc à savoir pourquoi l'homme crée s'il veut que ce qu'il a créé existe.

Personne ne paraît décidé à répondre. Je reprends :

- Peut-être l'homme veut-il que quelque chose d'autre que lui-même existe, pour ne pas être seul dans l'univers.

Rêve perdu fait une moue :

- Je pense que c'est une bonne raison; cependant, elle est dangereuse...

- Veux-tu dire que la chose peut être bonne ou mauvaise? l'interrompt la Pêcheuse.

- Pourtant, s'interpose le Frère, si l'homme crée la chose lui-même...

Le Pêcheur fait un petit rire :

- J'ai beau créer moi-même mes devoirs de maths, il m'arrive bien d'attraper une mauvaise note!

L'argument est de poids. Personne ne rit.

- Le fait est que lorsque nous regardons autour de nous ce qu'a créé la nature... prononce la Pêcheuse avec hésitation.

Un petit silence, que je romps :

- Et si nous ne pouvions faire autrement qu'être ou bien seuls ou bien avec ce qu'a créé la nature?

- J'avoue que lundi, je retournerai à l'école, répond la Soeur, d'une voix un peu triste.

Personne n'a le courage de la désavouer. Un long silence se prépare.

Cependant, Rêve perdu propose :

- L'homme veut peut-être remplacer la nature?

- Oui, mais s'il attrape une mauvaise note? s'inquiète le Pêcheur.

- Si l'homme ne veut pas être seul, peut-être choisira-t-il malgré tout la mauvaise note.

- C'est la nature elle-même qui a créé l'homme, remarque le Frère; comment l'homme pourrait-il prendre la place de ce qui l'a créé lui-même?

- Ce qui fait que l'homme ne crée que ce que la nature lui a dit de créer, enchérit la Pêcheuse.

- Alors, pourquoi s'obstiner? s'inquiète la Soeur.

- L'homme n'est pas très obéissant, nous le savons bien à l'école! ironise le Pêcheur.

- Peut-être l'homme voudrait-il changer la nature pour lui échapper? suggère Rêve perdu.

Ce matin, le vent s'est levé, et les feuilles sont tombées. Le vert des prés joue avec le bronze des feuilles mortes.

Matinée disparate. Demain, les filles partent pour leur école, et nous, les garçons, partons pour notre école. Nos deux écoles sont dans la même grande ville, mais ce sont deux écoles, pas une seule. Bien entendu. Bien entendu. Proches l'une de l'autre, mais si lointaines...

Matinée disparate. D'habitude, nous mettons en ordre nos bicyclettes à la fin de l'été. Ici, nous n'y avons même pas pensé. Nous verrons bien aux prochaines petites vacances. Ce n'est pas loin, ce n'est pas loin... Les bicyclettes attendront. Et nous aussi nous attendrons. Et moi aussi j'attendrai. Et Rêve perdu aussi attendra.

Matinée disparate. Déjeuner, sans doute.

Après-midi. Le Frère et sa soeur sont partis chez Mystérieuse. Le Pêcheur et la Pêcheuse sont partis je ne sais où. Mes parents sont partis chez des amis.

La pluie et le froid sont toujours là, et le vent se promène avec eux. Rêve perdu est auprès de moi, dans la douce tiédeur de mon salon, devant la grosse bûche d'où sortent de temps en temps de petites flammes rouges qui font quelques petits bonds avant de disparaître, grosse bûche qui repose sur son lit de braises ardentes qui semblent celer des secrets.

 

F I N

 

 

 






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