FOTOS de VENECIA y de FRANCIA

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UN  SOUFFLE  D'AIR  CHAUD  VENAIT  DE  ME  REVEILLER.


Un souffle d'air chaud venait de me réveiller. Le soleil qui se levait faisait danser de petites flammes cristallines sur la large rivière qui coule calmement sous la fenêtre de ma chambre.

Ce dimanche vingt-cinq juin mil neuf cent soixante et un était le premier jour de longues vacances de trois mois qui ne se termineraient que le premier octobre. Et l'année prochaine, les examens.

Au déjeuner, mes parents s'enquirent de mes vacances, de mes projets, de ceux de mes camarades de classe que j'avais coutume de fréquenter. Mon père me parla de l'usine de la petite ville toute proche, où il est ingénieur et dirige l'atelier de laminage. Mes cours de physique de l'année qui venait de se terminer m'avaient donné l'envie d'aller me rendre compte par moi-même de la manière dont fonctionne une véritable usine et non seulement celles décrites dans mes livres de cours et par mon professeur. Professeur, du reste excellent, qui n'avait pas été étranger à la naissance de ma curiosité. Mon père, très satisfait de ma décision, m'avait promis de me faire visiter l'usine, et en particulier son atelier. Je crois, d'ailleurs j'en suis même persuadé, que son désir serait comblé si je suivais ses traces en tant qu'ingénieur. Pourquoi pas? Mais en attendant, mes curiosités restaient sur un plan uniquement théorique.

En suivant la rivière vers le soleil couchant, on arrive à une longue île, par laquelle passe la grand route qui traverse la ville. Un peu après la grand route, mon école. Ce jour-là, ce n'est pas à l'école que j'allais, c'est sur l'île, par une passerelle, où m'attendaient mes camarades de classe. Nous avions coutume de nous baigner dans le petit bras de la rivière, caché dans la verdure, et peuplé de canards.

Après-midi de paresse, plongeons, nage, bavardages. L'école n'était pas encore très loin de nous, et quelques commentaires nous la rappelaient, en bien ou en mal. En bien surtout, les souvenirs, encore présents, n'allaient pas jusqu'à la faire regretter, mais le changement de vie, dû aux vacances qui commençaient, n'était pas encore vraiment perceptible. Les conversations étaient entremêlées de restes de cours, de vagues projets pour le lendemain, ou pour les semaines à venir, ce n'était pas très affirmé.

Cependant, je ne manquais pas de remarquer que si nos intérêts communs étaient visibles pendant l'année d'école, ces intérêts paraissaient perdre peu à peu, mais assez rapidement, de leur consistance. Tous, nous pensions aux mêmes choses durant les temps de classe; tous, nous commencions à divaguer sur des chemins qui s'éloignaient les uns des autres. Les liens qui nous unissaient tenaient-ils à nous-mêmes ou aux simples circonstances de nos vies? Non, il n'était pas question de nous séparer, de ne pas nous voir pendant les vacances, bien au contraire. Mais pour quelles raisons?

Ce matin, je roule seul à vélo au hasard des petites routes qui entourent la ville. Routes sans attraits, mais qui conviennent très bien à mon humeur. Tout au long de l'année d'école, j'étais au milieu de mes camarades, de mes... ne continuons pas, l'énumération serait longue et fastidieuse. Et là, sur mes routes désertes et sans attraits, je suis seul. Seul? Non, pas véritablement. Autour de moi, les arbres, les... pas d'énumération non plus.

Mon esprit demande à errer sans penser, sans entendre les pensées, si souvent fermées sur elles-mêmes, des autres hommes. Les arbres ne parlent pas, ils suggèrent. L'esprit reste libre.

Que ferai-je de cette liberté? Peut-être n'en ferai-je rien, je ne suis que moi-même. J'entends souvent dire qu'il faut faire ce qu'on peut, qu'il faut se dépasser. Mais si l'on se dépasse, ne finit-on pas par se perdre de vue? Boutade? Certes, comme on les fait à l'école, entre camarades, loin du sérieux professeur. Et si c'était vrai?

Ce matin, c'est l'effervescence dans ma chambre. Je mets de l'ordre dans mes livres de classe. Souvenirs de l'année qui vient de s'achever.

Littérature. La pensée des hommes. Mais celle-ci n'importune pas, comme l'autre, celle d'hier. "Je vous dis ce que je pense, faites-en ce que vous voudrez, je ne viendrai pas vous demander de m'en rendre compte", me dit cet homme, âgé de plus de deux mille ans.

Histoire. "Je vous affirme que cet homme a fait cette chose!" Comment pourrais-je le vérifier?

Une langue d'un autre pays. "Parle-moi dans ma langue, c'est la plus belle!" Je veux bien, mais ceux de ta langue ne la parlent plus depuis longtemps.

Géographie. "Si tu viens chez moi, je te montrerai des merveilles!" C'est loin, chez toi, et j'ai à faire; on ne me laisse pas partir. Plus tard, peut-être.

Dessin, Musique. Non, non, ça ne s'apprend pas!

Mathématiques. On trouve vite; on ne comprend pas toujours. Mais ça marche! Est-ce suffisant?

Physique et son amie, Chimie. Résisteront-elles au laminoir?

Ma vie, les livres de classe n'en parlent pas.

Mon père était pris à l'usine, il n'est pas rentré déjeuner. Ma mère m'a montré une broderie qu'elle venait de faire sur un coussin. Très joli.

L'après-midi se passa sur l'île, à jouer à la balle. Cependant, contrairement à l'habitude, nous étions distraits. Pas par les devoirs à faire pour l'école, nous n'en avions pas. Par quoi, alors? Par les vacances peut-être? Peut-être. N'ayant rien à faire, nous cherchions quoi faire. Comme tous les ans, à l'époque des vacances. Petit à petit, nous avions chaque année trouvé quelque chose. Quoi? Peu importait. Quelque chose. Parfois, n'y tenant plus, sans savoir pourquoi, je m'enfuyais seul à vélo sur les petites routes qui entourent la ville. Routes sans attraits, mais qui convenaient très bien à mon humeur.

Matinée passée avec mes livres de classe. L'impression de ne pas avancer, de rester sur place. Mes livres ne sont pas en cause; ils m'ont donné tout ce qu'ils avaient à donner. Le citron est pressé. Mais un livre de classe ne se jette pas, il est l'appui des livres qui suivront. Il faudra que j'aille regarder ces nouveaux livres, en acheter. Ce n'est pas comme dans un roman où l'on veut vite connaître la fin. Ici, il n'y aura jamais de fin. Année après année, à l'école ou après, en dehors de l'école. Ou alors, la fin, sera-t-elle la fin des hommes?

Déjeuner. Un collègue de mon père est là. Ce n'est pas une invitation pour parler de rivières ou d'arbres. Réunion de travail, ainsi que le dit mon père. Mais comme il faut bien manger, ainsi que le dit ma mère, les voici tous les deux, règles à calcul posées près de l'assiette, comme s'il s'agissait de couteaux ou de fourchettes. Vont-ils se tromper? Ce serait amusant.

Mais non. Lasciat'ogni speranza, voi che guardate! Mon père n'est pas homme à planter sa règle dans une pomme de terre. Son collègue non plus. Si un jour je deviens ingénieur, serai-je comme eux? Peut-être, il faut bien que le laminoir lamine; les clients attendent. Alors, je ne m'amuserai plus? Mais s'amuser tout le temps, n'est-ce pas aussi un laminoir? Et puis, même s'ils ne rient pas aux éclats, ils n'ont pas du tout l'air de s'ennuyer. On a même entendu quelques remarques ironiques, sur ceux qui... Et ceux-là, ce ne sont certes pas eux-mêmes.

Le collègue s'est aperçu de ma présence. Dans quelle école, d'ingénieur évidemment, ai-je choisi d'aller après mes examens - que j'ai déjà passés brillamment, tout aussi évidemment? Mon père répond à ma place, en citant le nom d'une école prestigieuse, celle où il a fait ses études, bien entendu. Le collègue approuve, comme si la chose paraissait la plus naturelle qui soit. Sort-il aussi de la même école? La conversation qui a précédé, leur tutoiement ne laissent planer aucun doute; c'est bien de la même école qu'il s'agit. C'est comme si j'avais entendu un duo à l'unisson. Vogue le laminoir! Les capitaines tiennent bon la barre!

Je n'ai rien contre faire partie de l'équipage, mais que se passerait-il si la fantaisie me prenait de carguer les voiles pour admirer le paysage? Oh! ils ne me jetteraient pas à l'eau, je suis de la famille, mais il ne me paraît pas vraisemblable de les voir s'accouder au bastingage, et de rêver avec moi. Et puis, le client attend.

Après le déjeuné, je me rendis en ville voir les livres de classe de l'année prochaine. Je ne l'avais jamais fait jusqu'à présent. Pourquoi cette année? Les examens, sans doute. Mais non, ce n'était pas ça. J'ai grandi, ainsi qu'on le propose souvent? A en juger par le nombre de... grands que je connais... Alors, pourquoi? Lorsqu'on a soif et qu'on a vidé le verre, on cherche à le remplir. Peut-être avais-je vidé le verre que m'avait offert l'école?

La librairie était déserte; qui pouvait s'intéresser aux livres de classe avant même le mois de juillet? J'allais d'un rayon à l'autre. Je feuilletais les livres de ma future classe, du moins ceux qui étaient en rayon. Tout était nouveau, et pourtant j'avais l'impression de lire la même chose que l'année précédente, peut-être même que toutes les années précédentes. Qu'on parle en littérature d'un auteur ou d'un autre, où était le changement? Qu'on étudie un autre pays ou une autre époque...? Cependant, les sciences m'apprenaient quelque chose de plus. Elles trouvent chaque jour des choses complémentaires. Un théorème, une découverte de physique... Et quand je saurai tout, faudra-t-il recommencer? Tout ça, pour se dire un jour qu'on n'a rien appris de ce qu'on voulait vraiment savoir? Comment vit-on lorsqu'on ne sait pas? Que ressent-on lorsqu'on sait? Pourquoi la vie de ceux qui savent serait-elle différente de la vie de ceux qui ne savent pas? Respirer ne s'apprend pas.

Je viens de me réveiller. Il fait chaud. Le soleil brille. Deux larges péniches se croisent sur la rivière. On dirait un mauvais devoir de classe! Bah! il n'y a personne pour me donner des notes; profitons-en. Pourquoi dans un devoir faut-il écrire ce qui correspond aux conseils professoraux, et non à ce qu'on ressent soi-même? Nous sommes en été. Il fait beau depuis une quinzaine de jours. Chaque matin, lorsque je me réveille, je ressens la même chose; qu'il fait beau. Les péniches? Il en passe six par heure devant ma maison, trois dans un sens, trois dans l'autre. Il n'est donc pas surprenant que j'en voie une, ou plus. Mais dans un devoir, je ne saurai l'écrire à chaque fois. A vrai dire, personne ne me le demande, pourquoi en parler? Peut-être parce qu'en classe, on pense surtout à la classe et à ce qu'on doit y faire. Et comme je vais très souvent en classe, je pense très souvent à la classe. Il ne faut pas que la classe devienne le filtre à travers lequel je regarde le devoir que j'écris, même si c'est en classe. C'est dangereux, je sais, si j'attends une bonne note; ma vie future peut dépendre de cette note. Mais quelle sorte de vie sera-ce? Dois-je sacrifier ma vie pour une bonne note? Demande-t-on des bonnes notes au laminoir? Est-il lui aussi un filtre? Si c'est le cas, lamine-t-il pour les clients ou pour lui-même? Puis-je ajouter, sans qu'on me dise que c'est un mauvais devoir de classe : Pour qui devrai-je travailler si je vais à l'usine; pour les clients ou pour le laminoir?

Déjeuner. Le collègue de mon père est là, et le duo à l'unisson a repris. Les règles à calcul ont retrouvé leur place. Le collègue s'est de nouveau aperçu de ma présence. Il a déjà oublié toutes les questions qu'il m'a posées hier, et, a fortiori, les réponses. On recommence. Dans quelle école, d'ingénieur évidemment, ai-je choisi... Mon père répond, une fois de plus, à ma place - lui aussi a tout oublié - en citant le nom d'une école prestigieuse...

Mes réflexions de ce matin me poussent à écouter plus attentivement qu'hier. Le client ou le laminoir? Il m'est rapidement apparu que ce n'était ni l'un ni l'autre. Non, ce qui semblait ressortir de leurs analyses, de leurs commentaires, c'était que le laminoir était leur propriété, je n'ose dire leur jouet, pour lequel ils faisaient tout afin qu'il fût le meilleur possible, c'est-à-dire à leur convenance personnelle. Cependant, je n'ai pas pu ne pas noter qu'ils ne faisaient qu'exécuter les instructions de la direction de l'usine.

Dans l'après-midi, nous allons, mes camarades de classe et moi, faire une petite promenade à vélo le long de la rivière. Une heure de flânerie. Nous nous amusons par moments à dépasser les péniches, qui nous redépassent si nous nous mettons à traîner. But de l'entreprise, aller rejoindre d'autres camarades, filles et garçons, qui se baignent dans une piscine. Qui se baignent? Qu'ai-je dit là! Ces messieurs et ces demoiselles font des courses de natation! Et comme la piscine de notre ville a des dimensions insuffisantes pour leurs ébats... Je me suis souvent fait la réflexion que la rivière, tout au bord de laquelle se trouve la piscine, était autrement plus longue que la piscine elle-même. Mais cela ne servirait à rien de le dire; la piscine a des dimensions réglementaires pour mesurer le temps que les nageurs mettent à la parcourir. L'école n'est pas la seule à s'être pourvue de réglements.

Nous passons quelque temps à regarder, contempler, admirer, encourager les nageurs. Nous, ne cherchant pas à aller plus vite que le vent - mauvaise image! - nous préférons notre petit bras de la rivière. Meilleure image, peut-être : nous ne cherchons pas à aller plus vite que les péniches. Et ce, d'autant plus que les péniches vont bien plus vite que le plus rapide de nos ardents nageurs.

Les courses sont terminées, les applaudissements s'éteignent, tel admirateur ou telle admiratrice marquent leur enthousiasme par de gros baisers sonores. Voici maintenant l'heure des comptes. Il a mis une seconde de moins, mais avait nagé plus vite il y a trois semaines. Elle a perdu deux secondes; que lui arrive-t-il? Calculs, prévisions, espoirs, regrets. Protestations contre le sort, aussi; sans que lesdites protestations soient très clairement justifiées. Cependant, à la fin de cette séance d'arithmétique, tout est vite oublié, et les conversations reprennent les sujets habituels, c'est-à-dire tout ce que l'on veut. Vacances...

La rivière scintille sous le soleil qui se lève. Une péniche qui remonte le courant fait légèrement bruire l'eau, qui, heurtée avec force, s'affaisse sur la carène, puis rejaillit le long de la coque, laissant derrière elle une mousse blanche d'écume.

Le petit déjeuner est loin d'être prêt. Il n'est encore que cinq heures. Je me replonge dans mes livres de classe. Suis-je devenu un élève acharné au travail? Cela est peu probable. D'ordinaire, tout en étant bon élève, je travaille de façon plus mesurée. Pourquoi ces jours-ci...?

Le livre est propre. Curieuse observation. Pourtant, c'est ce qui me le fait regarder. En quoi est-il propre? On dit d'un bon travail qu'il est proprement fait, on met un texte au propre. Pas de négligences, et dans la mesure du possible, pas d'erreurs.

Le livre est propre. Tout est simple, tout se passe bien; sans trouble, sans ennuis. On prend son vélo, on roule, on arrive. La crevaison est traitée dans un autre chapitre. Et le jour de la crevaison, il ne pleut pas à torrents, on n'est pas aveuglé par la neige qu'un vent violent vous envoie à la figure. Le livre, c'est peut-être les dernières vacances que l'on prend avant la vie.

Petit déjeuner. Mon père est pressé. Il prend le temps, cependant, pour me répéter, en peu de mots, la conversation avec son collègue. Ceci pour me dire que les difficultés ne doivent pas rebuter ceux qui veulent bien faire. J'ai hésité un moment à lui parler de la neige, mais il était déjà parti. J'ai hésité un autre moment à regretter de n'avoir rien dit. Ma mère m'a demandé pourquoi j'étais soucieux. Je lui ai parlé de la neige. Elle est restée pensive, puis m'a avoué qu'il neigeait souvent dans sa cuisine.

Dans l'après-midi, je me retrouve avec mes camarades de classe. Mes réflexions sur la neige ne seraient pas de mise, et je m'en abstiens. Certes, eux aussi sont de bons élèves, mais il faut en user et non en abuser.

En vertu de quoi, les conversations se passent dans la gaieté la plus invulnérable. On peut en dire, des choses, quand on n'a rien de particulier à dire et que rien ne vous attend! Constatations documentées sur la chose que lundi nous n'aurons pas à nous lever tôt pour aller à l'école - je n'informe pas que je me suis levé avant cinq heures - récits circonstanciés sur différentes anecdotes amusantes, ou très amusantes, ou très très amusantes de l'année défunte, commentaires ironiques - oh, combien ironiques! - sur les non moins différentes bévues commises par nos professeurs et soigneusement notées par les fins et attentifs observateurs que nous sommes... Ne continuons pas, l'énumération serait longue et fastidieuse.

De tout là-haut où il était resté perché quelque temps, le soleil commençait lentement à descendre. Le ciel, de ce bleu profond qui colore les beaux étés naissants, offrait sa voûte à une flottille de petits nuages blancs tout ronds; les uns, à la voile paresseuse, voguaient nonchalamment, d'autres avaient jeté l'ancre au-dessus des collines qui entouraient le chemin sur lequel je roulais tranquillement à vélo.

Les livres de classe? Je ne les avais pas emportés avec moi. Ni dans mes sacoches, ni dans ma tête. J'étais - est-ce une bonne image? - comme un voilier ayant quitté le port, et se trouvant maintenant loin des terres d'où, parfois, un secours peut venir. Quel secours? Je ne craignais rien, sur cette route que je connaissais bien et où les hommes étaient là, ne serait-ce que dans les villages. Si j'étais blessé, ils seraient prêts à venir à mon aide. Mais je n'étais pas blessé, et mon esprit cherchait où trouver une terre sur laquelle... Non, je ne cherchais pas de secours, je n'en avais nul besoin, ma vie était simple, exempte de dangers, j'avais de bons camarades, à l'école tout allait bien, mes parents m'aimaient beaucoup... je n'avais aucune raison de me plaindre, ni de chercher un secours quelconque... Je relis ma phrase, elle est bien longue; que cachait-elle? Mais, au moment où je roulais, je ne l'avais pas encore relue...

Sur mon chemin, un village que je connaissais bien pour être passé mille fois par là en me promenant, seul ou avec mes camarades. Il n'avait rien de remarquable, et pourtant j'y éprouvais toujours un sentiment de bien-être. Il m'arrivait de m'y arrêter parfois pour contempler une grange, sur la grand place du village. Des granges, on en trouve autant qu'on veut à la campagne. Pourquoi celle-ci? Elle paraissait démesurée, mais ne l'était point. Démesurée par rapport au village, pas par rapport aux hommes. On y entassait le blé qu'on récoltait dans les environs. Oh, pas tout le blé! le dixième des récoltes. C'était un impôt, une dîme disait-on dans les anciens temps.

Son toit, dépassant les arbres, recouvrait la bâtisse presque jusqu'à terre. Une tourelle en marquait le coin, et la grange, renforcée de contreforts, offrait un profil sévère et intransigeant.

Aujourd'hui, je ne m'étais pas arrêté sur la grand place, car il n'y avait plus de grand place. Encore une image. La grand place y était, mais on ne pouvait pas la voir. Pourquoi? Parce qu'elle avait disparu sous les nombreux manèges d'une fête foraine. Des fêtes foraines, il y en a dans tous les villages, ou presque, de la région. Elles ne restent pas très longtemps à la même place, deux semaines en général. Il m'arrivait d'y passer un bon moment avec mes camarades de classe, allant du tir au fusil aux autos tamponneuses, et à d'autres exercices de même nature. Jeux d'adresse, manèges où la tête tourne plus vite que le manège lui-même. Mais comme j'étais seul et que je préférais le rester pendant cette promenade, je passai outre et pris un chemin de terre longeant un ruisseau qui coule au pied d'une colline boisée.

Je flânais sur le chemin désert, roulant sans doute moins vite qu'un homme marchant d'un bon pas. Je descendis de vélo dans un coude que formait le ruisseau, et je m'assis près de l'eau pour rêver. Je connaissais bien l'endroit, et j'aimais beaucoup le paysage. Derrière moi, le bois, touffu, qui montait sur la pente raide de la colline; devant moi, de l'autre côté du ruisseau, se découpant sur le ciel, en contre-jour et à travers les arbres, une ferme. Ah! la belle ferme plantée sur la pente! Je me souvenais qu'une fois j'y avais été avec mon père. Nous étions passés y prendre ma mère, en visite chez une amie. C'était de longs bâtiments, disposés en carré, fermés sur une cour où se trouvait un pigeonnier. On y entrait par une porte en arcade, qui laissait voir au fond la belle façade ouvragée de l'habitation, avec contreforts, arc au-dessus de la porte et étroites fenêtres. On s'y sentait chez soi.

A la montre du soleil, qui ne se trompe jamais sur l'heure, il était environ quatre heures. Une bonne heure pour un bon goûter. Et la fête foraine, à dix minutes de là, reprenait toute son importance. C'était beaucoup plus appétissant que dans une boulangerie. Gaufres, crêpes, barbe-à-papa, pralines - oh, que c'est bon! - guimauve, sucre d'orge, pain d'épice... Là, l'énumération n'était ni longue ni fastidieuse!

En arrivant au village, je me dirigeai donc vers les prometteuses petites baraques de la fête. Une petite scène m'amusa. Quatre garçons d'environ quatorze ans, paraissant au demeurant fort sympathiques, faisaient l'offrande à une demoiselle de leur âge, d'une promenade en voiture... plus précisément en auto tamponneuse. Les garçons, qui semblaient bien la connaître, insistaient. La demoiselle refusait, gentiment, d'un sourire doux et calme, mais ferme. Je ralentis. La jeune fille, assez fine, vêtue d'une robe légère, assez longue, d'un beau bleu de saphir, sur laquelle se dessinaient de grands carreaux bordés de vieil or. Manches courtes, au liseré vieil or; ballerines bleu saphir. Sur sa poitrine, une petite croix au bout d'une chaînette en or, et trois boutons de nacre autour du col. Des cheveux châtains mi-longs, soyeux et ondulés. Des yeux noisette. Un regard appuyé, qui veut savoir.

Me voici devant les prometteuses petites baraques. Une crêpe, deux crêpes... ah! non, une gaufre! une gaufre, deux gaufres, trois gaufres... ah, mais non!... je voulais des pralines... Un sachet de pralines... Oh là là, j'ai trop mangé! je rentre.

Dimanche. Il y a longtemps que le soleil a quitté le lit de la rivière. Et moi, est-ce que je dors, ou est-ce que je rêve encore? Mais le rêve appartient-il seulement à la nuit?

Petit déjeuner. J'ai faim. Mon père parle du laminoir. Je crois avoir parlé de... enfin, avoir dit que je voulais... oui, visiter l'usine. Oui c'est ça. C'est de cela que me parle mon père. Ma mère a dit que c'est bien de ma part de m'intéresser au travail de mon père... ou à l'usine... enfin au travail de ma vie future. Je réponds, je réponds... Je m'en vais voir mes camarades de classe qui m'attendent.

Je suis allé marcher dans les rues de la ville. Je ne sais pas combien de temps. Mes camarades de classe m'attendent sur l'île... cet après-midi.

Déjeuner. Des amis de mes parents sont venus déjeuner. Nous sommes dimanche. J'ai l'impression de savoir d'avance tout ce qui va se dire. Je trouve cela très commode, car cela me permet de participer à la conversation d'une manière tout à fait correcte, sans avoir besoin d'écouter. Surtout qu'on ne m'écoute pas toujours. Bref, le repas se passe très bien, et j'ai entendu des compliments de la part des amis de mes parents sur mes idées... et d'autres choses, je crois.

Après le déjeuner, j'allai dans le fond du jardin au bord de la rivière voir passer les péniches. Les péniches passèrent, l'une derrière l'autre. C'est-à-dire l'une après l'autre, l'une dans un sens, l'autre dans l'autre. Oui, enfin... Et puis, dimanche, il n'y a pas beaucoup de péniches. J'en ai vu passer une.

Quatre heures, c'est l'heure où mes camarades de classe m'attendent sur l'île. Allons-y! J'y vais.

Ils sont déjà là, installés sur la pelouse, à bavarder. Je bavarde avec eux. J'ai l'impression de savoir d'avance tout ce qui va se dire. Je trouve cela très commode, car cela me permet de participer à la conversation d'une manière tout à fait correcte, sans avoir besoin d'écouter.

A vrai dire, j'exagère. J'écoute malgré tout. Evidemment, les sujets me concernent beaucoup plus que ceux de mes parents et de leurs amis. Je ne veux pas dire que les sujets de mes parents... non, non, ils sont intéressants aussi. Ceux de mes camarades de classe aussi sont intéressants. Mais ils me concernent plus... Enfin, en tant que je suis avec eux la plupart du temps.

Une bonne partie de ballon, maintenant. C'est agréable; on court, on attrape le ballon, on le lance... Cela fait avancer le temps. Mais je ne suis pas pressé, je n'ai rien à faire. Je suis en vacances. Nous sommes tous en vacances. Je suis en vacances...

Le ballon s'est calmé. Nous voici assis en cercle, ainsi que nous en avons l'habitude lorsque les conversations deviennent sérieuses. Nous préparons des projets pour lesdites vacances. Elles sont encore longues. A moins qu'elles ne soient trop courtes, tout dépend des projets. Pendant la discussion, je ne sais pourquoi, j'ai quelque retard à répondre. Pas de la réticence, non, simplement du retard. Cela, malgré tout, étonne mes camarades. En général, je suis plus vif. Bah! il fait chaud... Mes camarades ont paru étonnés un instant - pourtant, c'est vrai qu'il fait chaud - puis la conversation a repris. Que ferons-nous demain? Certains sont pris demain; parents ou autre chose... J'en profite pour dire que je suis pris aussi. Comment cela, j'en profite? Et d'ailleurs, je n'ai rien à faire! Nous nous quittons. Dîner.

Cet après-midi les péniches se suivaient et se croisaient, et je roulais sans vraiment me presser le long de la rivière. Le temps était agréable, un peu moins chaud qu'hier, un léger vent frais soufflait, et les petits nuages blancs tout ronds se promenaient, parfois sans bouger, au-dessus de moi. Où allais-je? N'importe où, la terre est vaste, et je me baignais dans l'air comme dans une rivière.

La route s'étirait devant moi; je ne savais trop où j'étais. Oh! je savais bien où j'étais; je connais parfaitement les routes des environs, pour m'y être promené depuis des années. Mais je crois que je ne regardais pas la route, absorbé sans doute par la contemplation des beaux paysages que je connais parfaitement, pour m'y être promené depuis des années.

Tiens, un village! Où...? Oui, oui, je le connais parfaitement. J'y étais hier. La fête foraine? elle était toujours là. J'irais bien manger une gaufre, elles sont excellentes! J'achetai une gaufre, et m'attardai près des balançoires pour la savourer.

Je pris mon temps pour regarder les enfants se balancer; ils aiment bien ça. J'aime bien ça aussi. Enfin, sur de grandes balançoires, celles-ci sont pour les petits enfants. Ils s'amusent bien. Voici un couple qui se connaît de longue date. Sont-ils fiancés? Le fiancé, sept ans, est un gaillard à qui on ne la fait pas. Ce n'est pas une balançoire qui va lui résister! Il la lance et la relance, faisant jouer ses muscles avec ostentation. La fiancée, cinq ans, est sagement assise sur la banquette, face à lui, et ne le quitte pas des yeux, admirant ses prouesses. Une maman est auprès de son tout petit garçon, et l'aide de temps en temps à reprendre son élan. Voici une petite fille qui aime ses aises, et ne compte pas faire d'efforts inconsidérés.

De l'autre côté de la barrière se tient un homme. Je l'ai vu souvent. C'est le propriétaire des balançoires, certainement. Comme à chaque fois que je l'ai vu, il est là, debout, sans bouger. Les yeux fixes, j'ai envie de dire, sans regarder, peut-être même sans rien entendre, comme si sa vie se trouvait ailleurs. Il n'est pas très grand. Je ne suis pas capable de lui donner un âge. En tout cas, à voir son visage boursouflé, d'un rouge de vieille brique, il est loin d'être jeune. La vie, peut-être sans mansuétude, est passée par là. Il est vêtu de ce qui, dans un passé lointain, avait dû être une veste, d'un pantalon dont on attendrait les sons d'un accordéon, et de souliers qui reviennent d'un long tour du monde.

La petite fille qui aime ses aises l'a appelé d'une voix douce, et lui demande de pousser la balançoire sur laquelle elle est tranquillement assise. L'homme l'a-t-il entendue, l'a-t-il vue? Il est déjà près d'elle et la lance. Au bout d'un moment, la balançoire s'arrête, et tout recommence.

Trois heures et demie. Je n'allais pas regarder éternellement les balançoires; elles étaient bien capables de se balancer sans moi. Après avoir fait, par curiosité, le tour des manèges, j'allai m'offrir un sachet de pralines, et partis sans attendre. Comment ça, sans attendre? Je n'attendais rien. Je partis donc, sans trop savoir où aller. Il était encore trop tôt pour rentrer chez moi, et je décidai de partir par le chemin de terre qui longe le ruisseau, celui que j'avais pris avant-hier. Arrivant non loin de l'endroit où je m'étais assis au bord de l'eau, je la vis sortir de la ferme, descendre le pré, puis sauter par-dessus le ruisseau. Elle était vêtue d'une robe simple, de la couleur des blés mûrs, avec, au cou, sa petite croix. Je m'arrêtai. Elle s'approcha et me sourit :

- Tu n'es pas venu, hier?

Je tardais à répondre; elle me demanda :

- Tu en viens?

- Tu n'y étais pas, je m'en allais.

- Aujourd'hui, je n'ai pas beaucoup de temps... demain, ce sera mieux; restons un peu près du ruisseau?

- J'aime beaucoup cet endroit.

- Je venais toujours jouer ici quand j'étais petite.

La nuit, chaude, m'a réveillé. J'aperçois les premières lueurs de l'aube qui se laissent à peine deviner de la fenêtre où je suis venu regarder la nuit.

Je descends dans le jardin, et vais m'asseoir au bord de la large rivière. Trois heures; les péniches dorment encore. L'eau est lisse, et les étoiles, que la lune a laissées seules, veillent au fond de l'eau.

Peu à peu, sous le feu d'un soleil encore invisible, la nuit s'évapore. Soudain, le soleil lance son premier rayon, et la terre s'embrase! Monte, soleil, monte! A peine redescendras-tu, tu me trouveras au bord du ruisseau.

Au petit déjeuner, mes parents me trouvent un peu distrait. Enfin, ma mère me trouve un peu distrait. Mon père, lui, quoique étant encore à table, est déjà au laminoir.

Matinée aussi distraite que le petit déjeuner. Je suis sorti en ville pour... pour rien, pour marcher un peu. Rencontre avec un camarade de classe. Propos distraits, de mon côté tout du moins. Je crois qu'il m'a demandé si je viendrais cet après-midi sur l'île. Il ajoute qu'il ne pourra venir. L'ajout clôturant la question, je me sens en droit de ne pas répondre. D'autant plus qu'il me quitte sans attendre après un souriant au revoir. Pas d'autres rencontres. En passant près d'une boutique où l'on vend des vêtements pour les femmes et les jeunes filles, je jette un coup d'oeil sur les robes. L'une plus laide que l'autre. D'où vient sa robe? D'une très grande ville? Non, j'en ai vu, elles sont prétentieuses. Je n'ai jamais vu ce genre de modèle. Je quitte la boutique après avoir longuement regardé les robes. C'était un long coup d'oeil. Bah! je n'ai rien à faire. J'entre dans la librairie regarder les livres de classe. J'en ressors. De la librairie. Les livres de classe n'ont pas changé depuis la dernière fois que je suis venu dans cette librairie.

Déjeuner. Ma mère me trouve distrait, et m'a observé avec attention. Mon père n'est pas rentré déjeuner. Il a prévenu qu'il avait une difficulté à résoudre au laminoir. Il a ajouté qu'il ne rentrerait pas trop tard pour le dîner. Ce qui veut dire vers minuit. Si je suis ingénieur de laminoir, je sais ce qui m'attend. Je sais aussi que mon père fait tout ce qu'il peut pour bien faire. Faut-il sacrifier son dimanche pour faire au mieux son devoir? Question connue pour laquelle chacun a sa réponse. Et la mienne, de réponse? Je répondrai que tout dépend du devoir. Et surtout pour qui on le fait.

Une heure et demie. Mon père a rendez-vous avec le laminoir, moi, j'ai rendez-vous avec Saphir. Lui, il est parti ce matin à l'usine, moi, je pars cet après-midi au ruisseau.

Je roulais tranquillement, à bonne allure. De façon générale, je n'aime pas être en retard lorsqu'on m'attend. Saphir m'avait donné rendez-vous à quatre heures, il était bientôt deux heures - dans une vingtaine de minutes - et il ne me restait plus qu'environ une heure de route, si je ne voulais pas me presser. Il ne s'agissait donc pas de perdre du temps.

La ligne droite, m'a-t-on appris en classe de géométrie, est le plus court chemin d'un point à un autre. Je pris donc la route toute droite qui mène au ruisseau. La route avait quelques coudes, mais ce n'était pas bien gênant, il suffisait de tirer un peu pour la rendre toute droite. Ce que je fis.

Au bout d'une longue route, j'entrai dans le village. La fête foraine démontait ses baraques et ses manèges. Il était assez probable qu'on la retrouverait à une bonne demi-heure d'ici. Ou ailleurs... mais pas très loin. La place où s'était tenue la fête aurait dû me paraître triste, mais il n'en était rien. Ceux qui étaient venus à la fête n'étaient plus là non plus.

Trois heures. Elle arrive dans une heure. Je n'ai plus qu'à prendre le chemin de terre qui longe le ruisseau. Je serai sur place dans cinq à dix minutes. Il reste plus de trois quarts d'heure. J'ai toujours été très bon en calcul mental; et mon professeur d'arithmétique nous dit de profiter de chaque occasion pour nous exercer. Voilà, je me suis exercé. Je ne vais pas arriver avec trois quarts d'heure d'avance. Comment faire, alors? Comme je réfléchissais tout en roulant... Elle descendait le pré...

Elle descendait d'un pas vif et léger. Les poules, disséminées dans le pré, peu désireuses d'être dérangées dans leur occupation - les vers ne montrant pas trop d'empressement à sortir de terre pour leur servir de pâture - s'éloignaient avec précipitation du danger imminent, puis faisaient savoir leur mécontentement à Saphir par un caquetage courroucé. Saphir, cependant, n'en paraissait tenir aucun compte. La chance souriait par contre aux canards, qui se suivaient en procession de l'autre côté de la ferme, cancanant à qui mieux mieux tout en se dirigeant vers une mare que je ne voyais pas à cause des saules et des aulnes qui bordaient le ruisseau, mais que je connaissais bien, m'étant souvent promené là, et qui était leur... piscine attitrée. Piscine encombrée par ailleurs, de jeunes garçons pêchant petits poissons et têtards. Pourquoi des têtards? Je ne l'ai jamais su.

Nous sommes assis au bord du ruisseau.

- Tu m'as dit que tu venais souvent par ici... commence Saphir.

- Et j'ai oublié de te dire que je suis venu une fois chez toi; l'année dernière, si je me souviens bien.

- Tu es venu...?

- Oui; et je m'aperçois que nos mères se connaissent très bien; je viens seulement de m'en rendre compte.

Saphir réfléchit un moment :

- J'ai trouvé! Ta mère fait-elle de la broderie pas loin de là où tu habites?

- Oui, c'est ça!

Une inspiration. Je poursuis :

- La robe que tu portais...?

- C'est maman qui l'a cousue.

- Elle a choisi elle-même le modèle?

Saphir hésite un moment. Seconde inspiration; je lui demande :

- Tu aimes dessiner?

Elle me sourit gaiement :

- Oui, c'est moi!

Ne sachant pas trop comment l'exprimer, je montre mon admiration par une moue significative. Elle reprend vivement :

- Les boutons ont été fabriqués dans un atelier du village où se trouvait la fête foraine.

- En nacre?

- Oui, en nacre.

- Je crois que je sais; il y a une petite ville dans les environs qui est le centre de...

- Oui; ils imaginent leurs modèles et les fabriquent eux-mêmes depuis...

- ...le dix-septième siècle!

- C'est bien cela; le monde entier achète leurs boutons.

- Ils sont presque aussi beaux que ta robe...

Des cris joyeux nous interrompent :

- Quatre goujons aujourd'hui!

Les garçons qui reviennent de la mare! Ils sont déjà loin, avec leurs cannes à pêche et leurs seaux.

Dîner.

- Sa robe t'a plu? m'a demandé ma mère.

Mercredi. Demain, sur l'invitation de la mère de Saphir - le père de Saphir, ingénieur des Eaux et Forêts, est en déplacement - je me rends à la ferme au début de l'après-midi.

Au petit déjeuner, ma mère fait part à mon père, rentré tard hier soir, de ma rencontre avec Saphir. "Ton amie est très aimable, répond mon père, il faudra les inviter à déjeuner."

Dans la matinée, je vais à la librairie de la grande ville, celle où Saphir m'a dit qu'elle allait à l'école. J'ai envie d'acheter un livre qui me donne quelques indications générales - pas un vrai cours, bien sûr! - sur le fonctionnement des laminoirs. J'ai déjà jeté un coup d'oeil dans ma librairie, il n'y a rien de tel. "C'est seulement dans la grande ville que vous trouverez cette sorte de livre", m'a-t-on dit. Et sitôt le petit déjeuné terminé, je vais à la gare. Le train met une heure, j'aurai une heure et demie sur place, et je rentrerai pour le déjeuner de midi.

Pourquoi ce livre? Je ne cherche pas déjà à devenir un spécialiste. Mais je connais mon père. Le jour où j'irai visiter le laminoir - tiens! et si je proposais à Saphir de venir avec moi? - mon père me plongera dans les abîmes de la science, à coups de règle - à calcul, qu'on se rassure! - et à coups de formules dont on ne voit pas la fin. Je sais bien que ce livre ne me permettra pas de tout comprendre, mais au moins je ne serai pas dans une barque à rames à poursuivre une péniche!

Me voici dans la grande ville. En route pour la librairie, à cinq bonnes minutes de la gare. L'idée me vient de passer par l'école où va Saphir. Ah, oui! c'est elle, l'école! Je la connais, avec sa masse sombre au coin de la rue. On ne peut y échapper ni par la droite ni par la gauche. Lorsqu'on y entre, peut-on en sortir? Comment a-t-elle fait, Saphir, pour garder tant de fraîcheur, à n'être restée qu'elle-même?

Je reprends mon chemin vers la librairie. La ville a changé. Elle n'est plus la même pour moi. Je la connais bien, cette ville, j'y vais de temps à autre. Des achats, principalement. Aujourd'hui, je la regarde comme si j'allais à l'école de Saphir. Oui, je sais, cette école est une école de filles, mais la ville, elle, est pour tout le monde. Comment la verrais-je si je venais tous les jours ici? Comme une ville plus grande que celle à laquelle je suis habitué, ou comme une ville qui n'est pas la ferme de Saphir? Saphir, chez elle, a tout l'horizon pour vivre. Que ressent-elle entre ces murs? A-t-elle deux vies, le ciel et les grandes maisons? Certes, moi aussi, dans ce cas j'ai deux vies. Mais mon ciel n'est qu'un ciel de promenade. Ici, peut-être, je pourrais être chez moi; et elle? Ni ici, ni chez moi, on ne trouve de poules ou de canards. Que sont les poules et les canards, pour elle? Pour moi, c'est joli, ou ça se mange. Pour elle? Lui manquent-ils, les canards et les poules, lorsqu'ils ne sont pas là?

La librairie m'a ouvert ses portes. Les livres m'attendent. Je cherche. Ce n'est pas très facile; d'une part, je ne trouve pas ce que je cherche, et d'autre part, je ne sais pas précisément ce que je cherche. J'ouvre un livre, un autre... Il faut que je me fasse une raison, je devrai me contenter de ce que mon père appellera un brouillon... si je lui montre le livre; mais c'est justement pour ne pas le lui montrer que je l'achète. Et dans ce cas...

Je suis reparti, mon brouillon sous le bras. Quarante minutes de train - il ne s'arrête pas à toutes les gares. Je regarde la campagne, par la fenêtre. Regarde-t-on le ciel lorsqu'on est en déplacement, comme le sont le père de Saphir, et aussi le mien lorsqu'il va rencontrer des collègues dans d'autres laminoirs?

Au déjeuner, personne n'a parlé de Saphir. En partant, mon père a rappelé d'inviter les parents de Saphir à déjeuner. Connaissant l'importance que mon père attache à la précision, j'attends la suite avec un léger sourire. La suite revient dans la salle à manger une minute plus tard : "...et aussi leur fille!" Ce qui précède le mot "et" ayant déjà été dit...

A trois heures, je rejoins mes camarades de classe, ainsi que cela a été prévu hier. Nous partons pour la piscine où règnent les minutes et les secondes - ce ne sont pas les canards qui se fatigueraient pour ça! Nous roulons sans hâte, ce n'est pas loin, et nous tous, nous aimons notre large rivière, et les péniches qui l'animent. Un coup d'oeil en passant, lorsqu'une route quitte la nôtre pour aller à la ferme... Excellent après-midi, plein d'entrain, j'ai même réussi à nager plus vite que les secondes, lesquelles, malgré les encouragements de mes adversaires, n'ont pas réussi à me rattraper. Je ris joyeusement. On me félicite : "Te voilà bien gai!" Demain, je vais à la ferme.

Cette après-midi, j'allais à la ferme. On m'attendait pour le goûter. Je partis sitôt le déjeuné terminé. Il me restait trois heures environ. Par la route directe, une heure suffit bien. Je n'allais pas perdre deux heures à contempler la fête. Et à me gaver de pralines... avant le goûter. Bien sûr, j'aurais pu m'installer sur l'une des balançoires des petits enfants, et demander à l'homme à l'accordéon de me balancer... en musique. L'aurait-il fait? Peut-être l'aurait-il fait, si je repense à ses yeux. Quoi qu'il en soit, il me fallait chercher quelque chose d'autre à faire, la fête n'étant plus là.

N'ayant rien trouvé, je décidai de ne rien chercher, et je pris les chemins qui s'éloignaient le plus de la ligne droite. Chemins connus, mais combien plaisants, calmes, nonchalants même! Des chemins qui n'ont jamais le temps de lasser, passant d'un pré à un bois, d'un bois à une paisible rivière, puis un village, puis un autre, ni près ni loin l'un de l'autre. Et que les villages soient petits ou plus étendus, ils restent aussi accueillants les uns que les autres. Le temps passait, parmi les bosquets de ce grand jardin.

Cependant l'heure s'avançait, et le chemin atteignait peu à peu son terme. Et moi, roulant avec Saphir à mes côtés, lui montrant tel vallon que j'aimais, l'écoutant me décrire telle colline qui me paraissait lui plaire, j'oubliais tout doucement que le but de ma tranquille promenade était de retrouver à la ferme celle qui roulait près de moi depuis un moment.

Un dernier virage. Le ruisseau, qui jouait à cache-cache, tantôt sous un pont, tantôt sous un autre, de belles pierres celui-ci, tout à côté de la mare, m'annonçait que la ferme n'était plus très loin.

- Je le sais bien, gentil ruisseau, que la ferme n'est pas loin, je suis en train d'entrer dans la cour!

- Tu aurais pu ne pas la voir; tes yeux étaient ailleurs!

- C'est vrai, gentil ruisseau, je te remercie d'avoir veillé sur moi!

Saphir aussi a vu que j'entrais dans la cour. Elle est devant le pigeonnier, vêtue de sa robe couleur des blés mûrs.

La mère de Saphir m'accueille comme une vieille connaissance. Elle me parle de ma mère, du petit atelier qu'elles ont fondé avec quelques amies pour le plaisir de se réunir et de faire de la couture et de la broderie dans une ville très ancienne, située à dix minutes d'auto de chez moi. Occupation autant pleine d'agrément que d'intérêt, me dit-elle. J'approuve, et j'en profite pour lui faire compliment sur la robe couleur saphir. Elle se récrie en affirmant qu'elle n'y a pas touché et que c'est sa fille... Sur quoi, sa fille se récrie en affirmant qu'à part le tissu et le dessin du modèle... Mais sa mère proteste en parlant des boutons de nacre... "Je les ai achetés!" se défend Saphir. "Elle a aussi dessiné le modèle que l'atelier lui a fabriqué!" m'informe sa mère. Je reproche plaisamment à Saphir de ne pas me l'avoir dit, et j'ajoute que les boutons conviennent parfaitement à la robe, que ce soit pour la forme du dessin, ou pour la couleur. Saphir, tout en se montrant un peu gênée, rougit de plaisir.

La mère de Saphir parle maintenant de ma mère, me disant que je suis bien heureux d'avoir une mère aussi gentille.

Je parle de la ferme, que je trouve très belle. La mère de Saphir m'apprend qu'elle est très ancienne, qu'elle a été bâtie au onzième siècle, et que la famille l'a toujours habitée.

Le goûter terminé - ah, le bon lait des vaches de la ferme avec lequel est fait le chocolat chaud! - nous allâmes nous asseoir dans l'herbe, au bord du ruisseau. Les poules picoraient sur le pré. Un canard était venu nous rendre visite, et nous écoutait parler, tranquillement installé face à nous.

Saphir me parlait de sa vie à la ferme, de son école, de ses études. D'un plus tard dont personne ne lui avait jamais parlé, et qui paraissait inconnu de tout le monde. Je lui parlais de ma vie dans ma ville, de mon école, de mes études. D'un plus tard dont personne ne m'avait jamais parlé, mais qui paraissait connu de tout le monde. "On ne me propose que de travailler ou de m'amuser, jamais de rêver", me dit-elle. Je lui fis un lent sourire : "Au laminoir, on ne rêve pas non plus."

Les poules picoraient, le canard nous écoutait, le ruisseau coulait. Après un long silence, Saphir murmura : "Savent-ils rêver?"

Au dîner, mes parents me demandent comment s'est passée ma visite. Ma mère paraît mécontente d'avoir à me le demander, considérant que c'était à moi de faire le récit. Elle a raison, je m'en suis rendu compte trop tard. Non, non, je ne m'en étais pas rendu compte du tout. Chercher des prétextes pour s'excuser est trop tard; ma mère serait encore plus mécontente. Mon père ne s'est aperçu de ma visite qu'au moment où ma mère en a parlé. Et c'est lui, me dispensant de répondre à ma mère, qui me demande si l'on m'a bien reçu. Je commence à peine une réponse, il me coupe : "Ton amie est très aimable, il faudra les inviter à déjeuner." Et comme il est parti sans attendre, je commence à raconter en détail ma visite. Ma mère a fait plusieurs fois des signes d'approbation de la tête, et a conclu : "J'étais sûre qu'elle serait... que cela se passerait bien!"

Grand déjeuner de fête, ce midi. Quelle fête est-ce donc? Mais la fête de l'été, des vacances, de nos vacances, à mes camarades de classe et à moi! Nous avons donc choisi de prendre place à la grande table entourée d'eau de tous côtés où se tiennent de longue tradition nos réunions solennelles; table disposée au milieu d'une grande salle à manger tapissée d'un épais gazon au bord duquel nous avons l'habitude de nous baigner. En un mot, ce qui s'appelle tout simplement un pique-nique.

Les conversations sont animées. Mes camarades sont en verve :

- Oubliée, l'école!

- Celle de l'année dernière!

- Mais non, celle de l'année prochaine!

- Aberrant! Ces deux années n'en font qu'une!

- Tu peux dire trois!

- Comment ça, trois?

- Il faut compter l'année présente!

- Très juste!

- Démontrez!

- Facile! Année dernière égale moins un, année présente égale zéro, année future égale plus un.

- Et alors?

- Moins un plus zéro plus un égale zéro!

- Tu l'as mérité!

- Quoi?

Tous ensemble :

- Ton zéro!

Les rires se noient dans la limonade et les carottes râpées.

L'année prochaine, si elle existe, ainsi que l'on se prémunit en la mathématique, on en parle tout de même, car elle se termine par des examens, qui ne laissent personne indifférent. Il y a les assurés de vaincre... et les autres, plus nombreux. Les assurés de vaincre jouent la modestie, les autres, qui les connaissent bien, les confortent vivement dans leur assurance. Que voulez-vous, ils ont tout à gagner auprès de camarades savants et dont, connaissant aussi leur gentillesse, ils savent pouvoir attendre de l'aide pendant l'année... prochaine.

Mais le travail n'est pas tout, et les conversations retournent vite aux vacances, à tout ce que l'on peut faire sans la contrainte des obligations de notre vie d'écolier. Nous passons en revue les promenades que nous aimons faire, nos jeux coutumiers, les baignades, les courses dans la piscine où l'on lutte contre les minutes, et tant d'autres choses qui permettent aux amusements de rendre la vie agréable. Voici un emploi du temps qui ne laisse aucun loisir pour s'adonner aux travaux de l'école.

"On ne me propose que de travailler ou de m'amuser, jamais de rêver", m'avait dit hier Saphir...

Dîner. Mon père est rentré tôt. Conversation touchant la vie de tous les jours. Comme le font chaque jour les conversations, ici ou ailleurs. Il n'y a rien à en dire, puisque la vie de tous les jours reste toujours la vie de tous les jours, même si les jours ne se ressemblent pas tous. La conversation n'est pas ennuyeuse, mais j'ai le sentiment de rester sur place. Comme si la vie allait toute seule, sans moi. Et comment faudrait-il faire pour la suivre, cette vie? Peut-être en parler, et non se contenter de la décrire?

En attendant, ma mère et mon père décrivent chacun la sienne. La maison, la ville, les gens rencontrés, son amie de couture pour ma mère, le laminoir et ce qui en dépend pour mon père. Je peux y ajouter les commentaires sur les événements domestiques et locaux pour ma mère, nationaux et internationaux pour mon père.

La vie de tous les jours de ma mère est ici, à la maison, à la ville, avec ses amies. La vie de tous les jours de mon père est là-bas, au laminoir, à d'autres usines, avec ses collègues. Lorsque la vie de tous les jours de chacun d'entre eux est passée, ils se rencontrent, pour quelque temps. Et pour moi, comment cela se passe-t-il? De même.

Comment parler ensemble de la vie, au lieu de la décrire chacun, si on ne la vit pas ensemble?

Après le dîner, je jette un coup d'oeil à mon livre sur les laminoirs. Ça ne paraît pas bien compliqué. J'en fais autant avec un rouleau à pâtisserie. Et au moins, la tarte sera bonne à manger. Bien sûr, c'est une boutade. Il faut construire les machines qui correspondent à la pâte, pardon, à l'acier à laminer... Et que de détails sur les pressions, les vitesses du rouleau à pâtisserie, je veux dire du cylindre, ha! ha! Il faudra que je revoie tout ça.

Je sors dans le jardin et je vais m'asseoir près de la large rivière. Les péniches dorment. La nuit est sombre; la lune est en vacances. Saphir est-elle près du ruisseau? Je rêve.

Je me réveille couché dans l'herbe. J'ai dû m'endormir dans mon jardin, près de la large rivière. Oui, évidemment. Mais mon esprit n'est pas encore assez éveillé... Quelle heure peut-il être? La lune vient de se lever, j'aperçois son mince croissant, tout bas sur l'horizon, à peine visible dans une légère brume. D'ici trois quatre jours, la lune aura disparu. Réapparaîtra-t-elle? se demandent peut-être avec inquiétude les gros oiseaux ébouriffés qui volent silencieusement la nuit dans les bois, les yeux écarquillés. Je me promène quelquefois la nuit, je les ai vus. Dans les lointains de la large rivière, le ciel a imperceptiblement changé de teinte. L'aube n'est pas encore là, mais les premiers chants joyeux des oiseaux l'annoncent déjà. Il est deux heures et demie.

Après le petit déjeuner, je vais en ville faire quelques commissions pour ma mère. Rencontre avec un camarade de classe, l'un de ceux qui sont assurés de vaincre. Il paraît toujours un peu nonchalant; cependant, il n'est jamais distrait, ce dont peu de personnes, à part nous, se rendent compte; lesquelles personnes justement, ou plutôt injustement, disent de lui qu'il est distrait. Et cela leur réserve bien des surprises.

Le Distrait, donc, porte deux trois livres sous le bras. Nous échangeons quelques mots.

- Tu vas acheter des livres? me demande-t-il.

Nous sommes tout près de la librairie. Je m'étonne :

- Non; pourquoi me demandes-tu ça?

- Ils viennent de les recevoir.

Il me montre un livre de chimie :

- Celui-là manquait; je l'attendais pour prendre les autres.

Je regarde le livre :

- Oui, je suis venu la semaine dernière et j'ai vu aussi qu'il manquait.

- Ils les ont tous maintenant.

- Je reviendrai les prendre...

- Tu n'y vas pas maintenant?

- Si, si... je vais y aller.

Il me regarde, un peu surpris :

- Tu es bien indécis, ça ne te ressemble pas.

Je ne trouve rien à répondre. Il reprend :

- On te voit sur l'île cet après-midi?

J'hésite un instant :

- Non, pas aujourd'hui...

- Tu vas étudier les livres?

Je ris pour me donner une contenance :

- Tu as deviné!

- Je crois.

Et il s'en va, après un gentil salut de la main.

Les livres achetés, je rentre chez moi, et jette un coup d'oeil sur le livre de chimie. Tiens, les métaux! Regardons. C'est autrement mieux expliqué que dans le livre sur les laminoirs, que j'ai acheté mercredi dernier dans la ville où se trouve l'école de Saphir. L'école de Saphir!... Elle a bien du courage, Saphir! Aurais-je pu rester là-bas plus d'une heure? Comment fait-elle? Elle m'a dit être très bonne en classe. Peut-être se contente-t-elle d'écouter les professeurs, et ne regarde-t-elle pas autour d'elle? Après tout, quand on est dans un train, on n'admire pas la fenêtre; on regarde à travers la fenêtre. Je me souviens de la première fois que je l'ai rencontrée, samedi dernier à la fête foraine. Je me souviens de la façon dont elle regardait les quatre garçons qui l'invitaient aux autos tamponneuses. C'était bien cela; à travers. Ce n'est pas facile d'accrocher son regard. Comment avait-elle fait pour me voir? Moi, je n'avais pas seulement vu qu'elle m'avait regardé. Et conserver son regard, est-ce facile? Je crois que ce n'est ni facile ni difficile; si l'on doit faire des efforts, c'est déjà trop tard.

Où en étais-je? Ah, oui! Revenons à mon livre de chimie, celui de la grande ville. Mon père n'aurait pas tort d'appeler ce livre un brouillon. A part de dire de faire ceci ou de faire cela, il n'y a rien d'autre. Bon, je n'ai plus qu'à me plonger dans mes livres de physique et de chimie. Elles commencent bien, les vacances! Eh bien, je les lirai avec Saphir!

Déjeuner. Comme je n'ai pas montré mes livres à ma mère, je ne les montre pas plus à mon père. Sinon, interrogation! J'aurai beau dire que je n'ai pas encore eu le temps de les lire, cela n'y fera rien. Interrogation tout de même. Ce n'est, au reste, pas très inquiétant. Si je tarde à répondre, ne serait-ce qu'un court instant - pléonasme volontaire! - mon père répondra à ma place. Et il répondra longuement. Et puis, il repartira en hâte - "Je suis en retard!" - en ayant oublié de manger. Ma mère sera désolée. Donc, ne parlons pas des livres.

Trois heures. J'arrive à la ferme par l'habituel chemin de terre et par le petit pont en belles pierres. La mère de Saphir me reçoit avec un grand sourire. Un moment se passe à parler de choses et d'autres; puis Saphir et moi allons nous asseoir dans l'herbe près du ruisseau, accompagnés par le canard qui, m'ayant vu passer au bord de la mare où il nageait parmi ses congénères, les poissons et les garçons-pêcheurs, s'était précipité pour nous rejoindre.

- Il vient souvent près de moi, m'explique Saphir.

Je lui parle des livres que j'ai achetés. J'ajoute :

- C'est un peu tôt pour s'occuper des livres de l'école!

Elle me sourit :

- Je suis allée hier avec ma mère à la grande ville faire quelques courses; j'en ai profité pour acheter les miens.

Je lui souris :

- Si tu veux, nous travaillerons ensemble.

- Oh oui; tu seras mon professeur!

Nous rions. Je reprends :

- D'après ce que tu m'as dit, je pense qu'en littérature...

- Tu sais, j'aime lire, c'est tout.

- J'en connais beaucoup qui n'aiment pas lire, c'est tout.

Nous rions. Je reprends :

- Moi, par contre, j'aurai un merveilleux professeur de dessin!

Je poursuis :

- Et je crois que nous avons tous les deux un élève assidu.

- Et aussi un professeur.

- Un prof... bien sûr! de natation.

Nous rions. Elle reprend :

- L'école de Maître Canard vient d'être fondée en ce samedi huit juillet mil neuf cent soixante et un!

Je me penche vers le canard, assis devant nous, et qui nous écoute avec les marques du plus vif intérêt :

- Maître, quand votre école ouvre-t-elle ses portes?

J'ai pris un ton de voix très sérieux, et Maître Canard a levé la tête vers moi :

- Aujourd'hui, à quatre heures et demie précises; vous n'avez que le temps de prendre votre goûter!

Il ajoute, avec un léger balancement de la tête et un sévère cancan :

- Je n'aime pas du tout qu'on soit en retard!

Il est presque quatre heures, et nous allons tous goûter, Saphir et moi à la ferme, et Maître Canard dans la mare.

Quatre heures et demie. Nous voici en classe. Maître Canard s'approche en se dandinant :

- Coin! coin! Vous savez, rien ne presse, nous sommes en vacances!

Nous rions tous les trois, et le cours est remis à la prochaine fois.

Dimanche. Déjeuner avec les parents de Saphir.

Conversation générale impossible. Mon père et le père de Saphir ont trouvé des points communs là où il n'y en a absolument aucun. La technique, la manière de faire. Comment appuyer, sans l'abîmer, sur une plaque de métal. Comment abattre, sans l'abîmer, un arbre destiné à faire des planches. Je crois qu'il y avait ça dans le livre sur les laminoirs. Je veux dire à propos des plaques, pas des planches. Faudra-t-il un jour lire un livre sur les arbres? Sur les laminoirs, je veux bien, je ne me vois pas me promener dans une forêt de plaques de métal. Sur les arbres, c'est autre chose. Je n'ai aucune envie de prendre ma règle à calcul pour aller me promener au milieu des bois. Qu'en penseraient les oiseaux qui m'appellent des hautes branches et les grenouilles qui viennent quelquefois sautiller à mes côtés?

Je crois avoir perdu le fil de la conversation, qui au reste n'en avait pas, et j'ai répondu, à je ne sais lequel des deux pères, un oui qui voulait dire : "Je vous écoute", et qui, par bonheur, a été compris comme un acquiescement. A quoi? je l'ignore, mais cela paraissait être la réponse convenable attendue. Cependant, une autre question a accompagné la première, et là, j'allais rester coi, lorsque j'entendis la réponse attendue par la bouche de Saphir, qui avait réussi à suivre ce qui s'était dit, et avait volé à mon secours!

Le père de Saphir s'est aperçu de ma présence, et me complimente sur mon esprit et ma manière de voir les choses. C'est lorsqu'on ne dit rien que les gens comprennent qu'on les approuve.

Nos visiteurs repartent en auto vers cinq heures. J'entends mon père expliquer à ma mère que la mère de Saphir est vraiment très aimable et que son mari est un homme de valeur qui connaît bien son affaire et qui est très prompt à s'intéresser aux choses qu'il ne connaît pas et qu'il a grand désir de connaître. Je ne pense pas utile de préciser de quelles choses il s'agit. Pour ce qui est de Saphir, il déclare qu'elle est fort intelligente, et qu'on a grand plaisir à converser avec elle. A remarquer qu'il ne lui a rien dit, enseveli qu'il était dans ses minutieuses analyses sur son laminoir, destinées à édifier le père de Saphir.

Cinq heures et demie. Que faire? Les livres? nous les verrons ensemble, Saphir et moi. Pardon, Saphir, moi et Maître Canard! Que faire, alors? Mes camarades de classe doivent être encore sur l'île. Il fait chaud, et le soir ne viendra que vers huit heures. Allons nous baigner!

Ils sont là, mais ils sont déjà sortis de la rivière. J'arrive, brandissant le reste du gros gâteau que ma mère avait préparé pour le dessert. Le reste n'est pas négligeable, nous n'avons été que quatre à manger le gâteau, les deux ingénieurs, trop pris par des occupations supérieures, ayant délaissé leur part.

- Tu arrives bien, l'eau donne faim; même si elle étanche la soif de ceux qui en ont avalé tout à l'heure!... s'écrie l'un des garçons, perpétuellement affamé, en jetant un regard ironique de biais à son voisin.

- Ne lui donne rien, il n'en laissera pas une miette pour les copains! me lance celui qui est sans aucun doute le buveur d'eau.

Un autre garçon, aussi avisé que d'habitude, se précipite sur moi, emportant le butin. Heureusement que je n'ai plus faim!

Le gâteau est vite englouti par mes quatre camarades. Oui, nous ne sommes plus que cinq, avec le Distrait, les autres étant partis rendre des visites à leurs familles, qui habitent plus loin.

Le Distrait, par ailleurs, m'a demandé, la bouche pleine :

- Tu as pu venir?

Trois heures. Le soleil brille. Il fait chaud. Les poules picorent sur le pré. Cinq six oies vont avec dignité en procession. Maître Canard est venu vers nous, happant au passage quelques touffes d'herbe - ah, c'est bon! - et s'est assis à quelques pattes de nous : "Coin! coin!" Le cours vient de commencer.

- Pour faire une auto, il faut laminer, commence Saphir.

Je continue :

- Pour construire une maison, il faut faire des planches.

- Pendant qu'on lamine, on ne roule pas.

- Pendant qu'on fait des planches, on n'habite pas la maison.

Saphir reprend :

- Si on veut manger, il faut faire la cuisine.

- Pendant qu'on fait la cuisine, on ne mange pas.

- Il faut donc arrêter de faire la cuisine si on veut manger.

J'observe :

- Si on arrête trop tôt, on ne mangera pas assez.

- Si on arrête trop tard, on ne mangera pas non plus.

- Il faut donc faire juste ce qu'il faut.

- Comme pour la maison.

- Comme pour l'auto.

Saphir lève vivement un doigt. Maître Canard :

- Coin! coin!

Saphir :

- Parfaitement! Comme pour l'école.

Je l'approuve :

- Parfaitement! Pendant qu'on est à l'école, on ne s'amuse pas.

- D'après ce que nous avons dit précédemment, si nous voulons nous amuser, il faut aller à l'école.

- D'après ce que nous avons dit précédemment, si nous voulons aller à l'école, il faut nous amuser.

Saphir lève vivement un doigt. Maître Canard :

- Coin! coin!

Saphir :

- Parfaitement! C'est en s'amusant qu'on a fait les grandes découvertes qui ont permis de créer l'école.

- Parfaitement! Quand nous faisons autre chose que ce qu'on nous a dit de faire...

- ...on nous dit que nous nous amusons.

- Et si nous faisons ce qu'on nous a dit de faire...

- ...cela veut dire que nous ne faisons que ce que savent ceux qui nous l'ont dit.

Saphir lève vivement un doigt. Maître Canard :

- Coin! coin!

Saphir :

- Plus jamais de grandes découvertes!

- Plus jamais d'école!

- Plus jamais d'amusement!

Maître Canard :

- Coin! coin!

Le cours vient de se terminer.

Rires. Il est quatre heures, et nous allons tous goûter, Saphir et moi à la ferme - ah, le bon lait des vaches de la ferme avec lequel est fait le chocolat chaud! - et Maître Canard dans la mare - ah, les bons têtards!

- Pourquoi pêcher les têtards puisque les canards les pêchent eux-mêmes?

- On ne les pêche pas pour les donner aux canards, me répond Saphir.

- Ah bon, on les mange?

Elle rit :

- Oui, bien sûr; tu ne le savais pas?

Son rire me fait soupçonner une grosse plaisanterie :

- Si, bien sûr; tu ne les as pas sentis, hier, dans la salade?

- Non, pas tellement; vous avez dû les pêcher trop tôt.

- Je ne crois pas; nous les avons pêchés au moment de se mettre à table.

- C'est beaucoup trop tôt.

Je cherche une bonne réponse :

- Je comprends; il faut les pêcher au moment où on les mange.

- Bien entendu; pour cela, il fallait mettre un bocal sur la table.

- Pour les pêcher dans le bocal à mesure qu'on les mange.

- C'est toujours trop tôt.

Là, j'abandonne :

- Bon, on ne les mange jamais, on les admire.

- Parfaitement! on les admire pendant un mois, puis on les mange.

J'ai compris :

- Et on ne mange que les cuisses.

- Ça, c'est si on n'a pas faim; les grenouilles sont aussi grosses que l'ongle de ton pouce.

- Et c'est toujours trop tôt; il faut attendre qu'elles grandissent.

- Parfaitement!

Je fais une moue :

- Vous auriez dû creuser votre mare à la même époque où vous avez bâti votre ferme; les grenouilles auraient déjà été toutes prêtes.

- Ça, c'est si on a vraiment très faim; les grenouilles auraient été plus grosses que la ferme.

- C'est bien compliqué; j'ai une meilleure solution.

Elle rit :

- Tu les achètes!

- Parfaitement!

- Seulement, ce n'est pas amusant.

Je m'étonne :

- Amusant?

- Oui; ici, les enfants s'amusent à les pêcher pour les voir grandir.

Je reste songeur :

- Et si on leur avait dit à l'école de faire la même chose?

- Cela n'aurait plus été un amusement, mais un devoir de classe.

Après le petit déjeuner, je vais m'asseoir dans le jardin, au bord de la grande rivière. Une péniche vient de passer près de moi, et un enfant m'a fait des signes de la main. Je lui ai répondu en agitant la main, et il m'a lancé un maladroit bonjour - il est très petit. Je ne le connais pas. Il m'arrive quelquefois de reconnaître les habitants des péniches qui passent régulièrement. On se fait des signes, et puis, le bateau s'en va. C'est comme si des hommes d'un pays lointain et inconnu venaient me faire une visite. Peut-on donc être si proches l'instant d'un passage, et ne pas se connaître? Le laminoir serait-il la rivière où passe la péniche qui porte mon père? "Au revoir, le courant de la rivière vous ramènera!"

Sitôt le déjeuné terminé, je file à la gare attraper le train de une heure moins le quart. Vingt minutes plus tard, Saphir me rejoint à une gare située à vingt minutes de vélo de chez elle. Vers une heure et demie nous arrivons à la ville où se trouve son école. Retourne-t-elle déjà à l'école? Mais non, mais non! Nous allons là-bas rencontrer une camarade de classe de Saphir. Allons-nous nous promener? Non pas. Enfin si. Voilà de quoi il s'agit. La camarade reçoit aujourd'hui une de ses cousines, à laquelle elle ne sait jamais quoi dire, et elle a appelé Saphir à son secours. La cousine vient - regarder, admirer, étudier?... je ne sais pas - l'horloge de la cathédrale. Horloge célèbre. J'en ai souvent entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue. Saphir et sa camarade la connaissent, elles savent que c'est une horloge remarquable, mais elles n'ont pas fouillé tous les rouages un par un. La cousine a environ deux ans de plus que moi, et compte faire des études d'architecture. A-t-elle déjà vu l'horloge? Pas avec la camarade, en tout cas. "Je ne comprends jamais rien à ce qu'elle raconte!" se plaint la camarade. "Voilà qui promet d'être joyeux!" conclut Saphir, alors que nous entrons en gare.

La camarade et sa cousine nous attendent sur le quai. La camarade paraît très simple, gentille, mais un peu perdue dans les complexités de la tâche qui lui incombe, et à laquelle elle semble ne rien comprendre. La cousine. Tailleur sévère, sombre. Chignon bien serré. Lunettes. En a-t-elle vraiment besoin? Ce n'est pas du tout certain, à en juger par le nombre de fois qu'elle les enlève lorsqu'elle veut regarder avec attention... de près ou de loin. Pourquoi a-t-elle voulu que vînt la camarade de Saphir? Mystère. La cousine sait tout ce qu'elle veut faire, connaît tout sur l'horloge - elle, elle y est dans les rouages! - et la ville, où cependant elle n'habite pas et où elle vient rarement, n'a pas de secrets pour elle.

Par contre, la cousine est loin d'être satisfaite de ma présence. Elle m'a jeté un bref regard après avoir enlevé ses lunettes. Puis, elle a remis ses lunettes avec soin. Sans doute cela a-t-il une signification. Elle doit certainement trouver sa cousine et Saphir plus malléables, en se basant sur leur âge. Bon, pour sa cousine, cela est possible, peut-être. Pour ce qui est de Saphir, je lui souhaite bien du plaisir.

Nous voici dans la cathédrale. La cousine va droit au but, à l'horloge. Et de nous réciter, un par un, tous les détails du fonctionnement de ladite horloge. Et il y en a, des détails! Mécanisme de quatre-vingt-dix mille pièces, cinquante-deux cadrans pour indiquer la position des planètes, les heures de lever et de coucher du Soleil et de la Lune, les heures de marées, le cycle solaire, le nombre d'or, l'heure sidérale, l'équation solaire, la déclinaison du Soleil, soixante-huit automates. Pour le reste, j'ai perdu le fil. Oui, je ne le nie pas, c'est extraordinaire, c'est vrai! Mais...

Nous sommes restés longtemps. La cousine avait un petit livre qui parlait de l'horloge. Pendant tout ce temps, elle a regardé son petit livre et l'horloge. Puis elle a refermé son petit livre, et elle a dit : "Nous pouvons partir!"

La cousine a pris le train de six heures dix-sept. Saphir et moi avons pris le train de six heures vingt-six. Comme on le voit, c'est un autre train, heureusement! La camarade a chaleureusement remercié Saphir, ainsi que moi-même.

- Nous n'avons pas fait grand chose, lui a répondu Saphir.

- Peut-être... mais vous étiez là!

Dans le train.

- Tu te souviens combien de temps il a mis pour construire son horloge?

- Des années, mais je ne sais plus combien, me répond Saphir.

- La cousine a dit tant de choses... excepté pourquoi elle s'intéresse à l'horloge.

- On lui a donné ça à faire en classe? elle le fait pour elle-même? je n'ai même pas réussi à comprendre.

- Si elle le fait pour elle-même, c'est un amusement.

- Sinon, c'est un devoir de classe.

Saphir reste pensive un moment :

- Pour savoir pourquoi il l'a faite, il suffit peut-être de regarder.

- Si elle est bien faite ou non?

- Je ne sais pas... Il y a peut-être autre chose.

- Faut-il fouiller tous les rouages un par un pour le découvrir?

Saphir secoue longuement la tête :

- Quatre-vingt-dix mille pièces!...

Le train ralentit. Nous entrons dans la gare où doit descendre Saphir.

- A demain!

- A demain!

Petit déjeuner. Mon père sait tout sur l'horloge. Ma mère l'a regardé, un peu inquiète, lorsqu'il a commencé à expliquer la formule mathématique très détaillée de l'une des pièces de l'horloge. Cependant, s'il a commencé, il n'a pas achevé, ayant constaté qu'il était en retard. En retard par rapport à quoi? je ne l'ai jamais su. Apparemment, il arrive au laminoir avant tout le monde, puisqu'il se plaint que tout le monde arrive après lui. Je pense que ce raisonnement est fait pour lui plaire, simple, sans complications inutiles... Est-ce que ce raisonnement suffit pour faire marcher un laminoir? Si l'on possède le livre que j'ai acheté dans la ville où se trouve l'école de Saphir, celui qui dit quoi faire, peut-être. Mon père m'a déjà parlé lui aussi des pressions, des vitesses du cylindre dont parle le livre. Quoi qu'il en soit, il est parti en me rassurant : "Je t'expliquerai tout cela..."

Après le petit déjeuner, je suis allé m'asseoir au fond du jardin au bord de la large rivière. J'ai apporté le livre de mathématiques de Saphir, celui qu'elle aura l'année prochaine, que je lui avais pris pour l'étudier. Un professeur digne de ce nom prépare ses cours!

Je suis dans l'année des examens. Nous avons deux ans d'écart pour nos classes, trois ans pour nos âges. Elle a un an d'avance sur moi. Il faut donc que je donne un bon cours. Meilleur que celui du brouillon.

Je regarde son livre. Cela me rappelle des souvenirs, bien entendu. Le cours sera facile à donner, son programme est la répétition de celui de l'année précédente - à ne pas répéter devant un professeur; celui que j'ai eu ne s'en est jamais aperçu.

A vrai dire, le cours sera difficile à donner. Lorsque j'ai vu Saphir pour la première fois, j'ai pensé qu'elle avait un regard qui voulait savoir. A partir de là, elle ne se contentera pas d'écouter ce qu'elle sait déjà. La chose est claire; c'est le cours de mon année qu'il me faudra lui expliquer, tout en l'apprenant moi-même.

- Et pourquoi ne passerai-je pas l'examen en même temps que toi? me répond Saphir, alors que nous sommes dans l'après-midi au bord du ruisseau.

Son ton de voix véhément a clairement montré à Maître Canard qu'il lui fallait donner son avis sur la question.

- Coin! coin! a-t-il approuvé Saphir avec conviction.

- Merci, Maître Canard!

Et Saphir poursuit, en se tournant vers moi :

- Tu vois, Maître Canard est de mon avis.

- Eh bien, avec son aide, je ferai tout mon possible!

J'ajoute, après un moment de réflexion :

- Tu sais, il y a beaucoup de matières.

- Pour certaines d'entre elles, on ne me demandera à l'examen que ce qui fait partie du même programme que le tien.

- Oui, mais...

- Je pourrai négliger ce qu'il faut apprendre l'année qui vient, me coupe Saphir.

- Il te manquera des choses à savoir pour toi-même.

- Pourquoi veux-tu? Je suis bien capable de lire ces livres toute seule; combien de fois n'ai-je remarqué que le professeur n'y ajoutait rien.

Je m'inquiète :

- Et les notes?

- Toutes ces années, j'en ai eu d'excellentes; elles seront un peu moins bonnes, c'est tout.

Elle fait un petit geste :

- Pour ce qui est de quelques matières seulement; cela ne sera pas très gênant.

Elle rit :

- Celui qui a fait l'horloge n'a pas appris à l'école comment la faire.

- Il était déjà ingénieur.

- Ce sont ces choses-là que j'apprendrai avec toi; les autres... il n'en a pas eu besoin pour construire son horloge.

- Il avait du talent.

Elle fait une moue admirative :

- Elle est belle, son horloge!... Le talent ne suffit pas.

- Le talent suffit pour un devoir de classe...

- Oui, oui; pour lui, son horloge a été un amusement.

- Alors, il n'y a pas que les grandes découvertes qui aient été faites en s'amusant; les belles choses aussi ne se font qu'en s'amusant.

Saphir se tourne vers moi et me sourit :

- Les vacances sont faites pour s'amuser, s'amuser comme on en a envie; il nous reste encore deux mois et demi de vacances...

- ...nous pouvons donc, sans que personne y trouve à redire, nous amuser...

- ...à commencer nos cours!

J'hésite :

- Et si je t'apprends mal?

- Et si mes professeurs m'apprennent mal?

Mon père a-t-il oublié l'horloge? Peut-être, elle ne se lamine pas; enfin, ce n'est pas l'essentiel de son existence. Hier soir, il est rentré tard, mais au petit déjeuner, il n'a rien dit. Ce n'est pas sûr, cependant, qu'il ait oublié; je dois lui rendre cette justice, il propose toujours, mais n'oblige jamais. "S'il n'y a pas d'envie, on ne fait rien de bon!" a-t-il coutume de dire. Je sais bien que cela lui ferait plaisir de m'expliquer, mais je tremble un peu; quatre-vingt-dix mille pièces!

Installé, comme d'habitude lorsqu'il fait beau, au fond du jardin près de l'eau, je regarde mes souvenirs de la classe de seconde au hasard des pages du livre de mathématiques de Saphir. Mes souvenirs étaient bons. Voilà un livre qui la fera bien rire. Il n'y a pas un mot, je veux dire un mot qui vaille la peine d'être cité, différent de ceux de la classe précédente. Et comme Saphir est déjà en tête de sa classe...

Trois heures. Nous voici tous les deux - "Coin! coin! tous les trois!" - assis dans l'herbe au bord du ruisseau.

- J'ai regardé ton programme de mathématiques...

Saphir sourit gaiement :

- Eh bien, ça fait déjà ça de moins à faire!

- Ah, tu as vu...?

- Oui, oui, j'ai vu; et ce n'était déjà pas bien difficile...

- Tu as vu la physique, aussi?

Elle hoche la tête :

- Oui, c'est un peu plus difficile; l'optique, je n'en ai jamais fait.

- Tu m'as dit que tu avais une camarade de classe qui venait d'un pays étranger.

- Oui, et ça me servira bien; je la connais depuis longtemps, et comme elle parle mal notre langue, nous avons toujours parlé la sienne.

- Parfait! L'histoire, la géographie, les sciences naturelles...

- ...n'étant concernées que par le programme de l'année de l'examen...

- ...nous n'avons donc qu'à nous occuper des mathématiques en classe de première, de la physique, et de la chimie.

Elle fait une moue :

- La chimie, ça s'apprend.

Un moment de silence. Saphir lève un bras au ciel :

- Etudes le matin, repos l'après-midi!

- Coin! coin! approuve Maître Canard.

Cependant il ajoute, tournant son bec vers Saphir :

- Et comment feras-tu pour entrer dans la classe qui prépare à l'examen?

- Ne t'inquiète pas, lui répond-elle en souriant, mon père fera le nécessaire, il connaît tout le monde.

Elle poursuit :

- Je vais lui en parler ce soir.

Je suis du même avis :

- J'en parlerai aussi ce soir chez moi.

Au dîner, je fais part à mes parents de nos projets, à Saphir et à moi. Ma mère paraît très contente, et me félicite d'avoir tant de courage pour avoir choisi de passer mes vacances à étudier plutôt que de m'être contenté de m'amuser sans rien faire d'autre. Elle a ajouté que cela ne l'étonnait pas, car j'ai toujours été un garçon travailleur. Elle a encore ajouté que j'ai toujours eu de très bonnes notes en classe. Elle a encore ajouté qu'elle pensait que tout se passerait bien, et que nous réussirions certainement tous les deux notre examen. Elle a encore ajouté beaucoup d'autres choses sur ce sujet, longuement. Après un petit silence, elle a conclu : "C'est une très bonne fille, elle est très sérieuse."

Pendant tout ce temps, mon père ne disait rien, et paraissait ne rien écouter. A vrai dire, je le connais bien, il n'écoutait rien. Il s'était levé pour prendre une grande feuille de papier, et griffonnait tout en mangeant distraitement, sans que, contrairement à son habitude, ma mère ne lui dît rien. Ma mère ayant achevé ce qu'elle avait à dire, mon père m'a tendu la feuille en me disant : "Ce n'est qu'un premier plan de travail."

Sur la feuille, toute couverte des petits caractères dans lesquels mon père avait coutume d'écrire, je vis un tableau détaillé par matière de ce que nous devions faire, Saphir et moi, pour arriver, avant la fin des vacances, au bout du programme que j'avais exposé. Je déclare à mon père que cela me fait un très grand plaisir de voir qu'il s'intéresse autant à notre entreprise, à Saphir et à moi, et que je suis persuadé que son plan de travail nous aidera très fortement à mener à bien nos projets.

Huit heures et demie du matin.

- Coin! coin! Voilà de bons élèves qui arrivent à l'heure pour le début des cours de l'école de Maître Canard!

En manière de préliminaire aux cours, Saphir me parle de la conversation d'hier soir avec ses parents :

- Maman est ravie de nos projets.

Elle me sourit :

- Tu lui as beaucoup plu.

Je lui souris à mon tour :

- Tu as plu à ma mère aussi.

- Mon père a déclaré que c'était bien agréable de voir que nous ne sommes pas comme ceux que l'on trouve à foison et qui ne font que se livrer à une douce somnolence tous les jours de leur vie.

- Et pour la classe qui prépare à l'examen?

- Il a dit, et avant même que je le lui aie demandé, qu'il s'occuperait de mon inscription.

Je m'exclame :

- Tout va bien alors!

- Et tes parents?

- Ma mère est ravie de nos projets.

- Et ton père?

- Mon père?... tu ne devineras jamais ce qu'il a préparé pour nous; tiens, regarde!

Je lui tends le plan de travail paternel. Elle l'examine un bon moment :

- Eh bien! Il est toujours comme ça, ton père?

Je lui réponds d'un air détaché :

- Oh non, en général, cela va beaucoup plus loin!

- Il donne des détails?

- Avant-hier il m'a proposé de faire l'étude complète de l'horloge...

Elle écarquille les yeux :

- Quatre-vingt-dix mille pièces!

Rappel à l'ordre de Maître Canard :

- Coin! coin!

- Pardon Maître Canard! s'excuse Saphir, ce n'est pas du tout du bavardage; c'est un préliminaire.

Maître Canard balance la tête en signe d'acquiescement, et le livre de mathématiques s'ouvre...

- Le livre n'est pas vraiment mauvais, mais le professeur que j'ai depuis des années ne m'a jamais encouragé à le lire.

- Comment cela? s'étonne Saphir.

- Il a son propre cours.

- Ça, c'est bien; mais enfin, il n'est pas le seul à avoir son propre cours.

- Non, mais je n'ai jamais vu un cours de la sorte.

- Qu'a-t-il de particulier? demande-t-elle, intriguée.

- Il est vivant.

- Tu veux dire qu'il ne se contente pas de vous faire réciter des formules?

Elle ajoute, d'une voix un peu plus basse, avant que j'aie eu le temps de répondre :

- Comme le mien.

Je fais un petit rire :

- Oh, il n'y a pas que le tien! Je connais cette sorte de modèle.

Elle sourit :

- Et le tien?

- Il raconte une aventure de la formule, et soudain, la formule apparaît d'elle-même.

- Comme dans les contes de fées?

- Beaucoup mieux. Ecoute! J'éclaire un petit bâton; son ombre se projette sur une feuille de papier située deux fois plus loin de la lampe que le bâton. Je mesure : l'ombre est deux fois plus longue que le bâton. J'éloigne la feuille, la voici à une distance trois plus grande de la lampe que le bâton. Je mesure : l'ombre est trois fois plus grande que le bâton. Même chose pour quatre fois, cinq fois, autant qu'on veut. Ensuite, je mets des lettres : O pour la lampe, A et B pour les deux bouts du bâton, C et D pour les deux bouts de l'ombre. On a donc OC/OA = 2 et aussi CD/AB = 2. Même chose pour une distance trois plus grande, où le résultat sera égal à 3; et ainsi de suite. On a donc OC/OA = CD/AB. Evidemment, même chose pour l'autre côté OBD. Ce qui donne aussi : OD/OB = CD/AB. D'où la conclusion : OC/OA = OD/OB.

- Le théorème de Thalès vient d'apparaître!

- Mieux qu'un conte de fées!

- Mieux surtout que la façon dont on me l'a expliqué en classe...

- Tu aimes les contes de fées?

Saphir reste pensive un long moment :

- Ceux dans lesquels tout se passe bien sans qu'on ait rien à faire soi-même, ou ceux dans lesquels on peut faire du mal à quelqu'un puisqu'il est méchant?

Je reste, moi, interdit un long moment :

- Tu es sévère.

- Peut-être parce que je suis trop jeune; ceux qui sont devenus grands se sont sans doute habitués à penser calmement.

- Calmement?

- Oui, sans déranger personne.

- C'est vrai qu'on nous dit souvent à l'école, ou ailleurs...

Elle fait un geste d'impuissance :

- Et encore, toi, tu es plus grand que moi.

Je ris :

- Tu peux me déranger autant que tu veux.

Elle me répond avec sérieux :

- Je le sais.

Un moment de silence. Saphir reprend :

- Tu n'es pas une image, tu es vivant.

- Et toi, tu n'es pas une simple jolie robe.

Un moment de silence. Saphir reprend :

- Ton professeur?

- Il n'est pas un conteur de contes de fées; pourtant, il nous dit que notre examen doit se passer sans avoir besoin de travailler, et que sinon, on n'est pas fait pour les études.

Saphir rit :

- Les vacances viennent de recommencer!

- Coin! coin! s'écrie Maître Canard, scandalisé.

Je l'approuve :

- Tu as raison! car nous n'arrêtons pas de travailler avec lui, mais sans nous en rendre compte.

- Si tu ne t'en rends pas compte, me taquine Saphir, tu ne peux pas dire...

- Je m'en rends compte, mais après, alors que c'est trop tard.

- Oui, effectivement, ce n'est pas un conte de fées.

Elle laisse un temps :

- Et maintenant, partons à l'aventure!

- Coin! coin! se félicite Maître Canard.

Demain, dans l'après-midi, je me rends chez Saphir. Sa camarade de classe, avec laquelle nous avons été visiter l'horloge mardi dernier, sera là aussi, sans sa cousine, heureusement. La camarade, un peu timide, n'aurait pas osé refuser si sa cousine avait voulu l'accompagner.

Aujourd'hui et demain matin, Saphir fait de la chimie. Il faut seulement apprendre, je n'ai pas à participer. C'est heureux, la chimie m'ennuie. Oh! je ne prétends pas qu'elle soit inutile ni qu'elle manque d'intérêt, mais elle manque de charme. Apprendre, c'est tout. Apprendre les résultats de la combinaison des corps. Mais quant à savoir comment, ça, c'est de la physique. Et quant à savoir pourquoi, ça, c'est de la philosophie. Et la philosophie, m'a dit un jour un camarade de classe qui n'aime pas la philosophie, il faut s'en méfier. A force de réfléchir, on finit par ne plus vouloir rien faire.

En attendant, je vais dans le fond du jardin, près de la large rivière, préparer le prochain cours de physique. Les péniches qui passent n'en reviennent pas de me voir étaler ainsi mes livres.

Après-midi beaucoup moins studieuse. Je vais sur l'île à notre rendez-vous habituel. Aujourd'hui, tout le monde est là, c'est-à-dire mes quatre camarades de classe restés chez eux pendant les vacances, au moins pour le moment.

- Tu as passé une bonne semaine? me demande, un peu nonchalamment, le Distrait.

Mes autres camarades ne paraissent aucunement s'intéresser à ma réponse, mais je ne suis pas dupe, ni de leur apparent peu d'intérêt, ni surtout de l'apparente nonchalance du Distrait. Je réponds donc, avec la même apparente nonchalance :

- Je te remercie; j'ai passé beaucoup de temps avec les livres de classe que j'ai achetés samedi dernier.

- Quel élève sérieux! déclare d'un air pénétré l'Avisé, s'adressant à l'Affamé et au Buveur.

Et tous trois se composent une moue admirative, tout en secouant lentement la tête.

L'heure est venue de tout avouer. Je commence :

- Je vais aider quelqu'un à sauter deux classes...

- Ce doit être un gymnaste, confie le Buveur à l'Affamé.

Lequel approuve silencieusement de la tête.

Je continue :

- Il s'agit de faire entrer cette personne dans la classe qui prépare à l'examen...

- C'est une personne, confie l'Affamé au Buveur.

Lequel approuve silencieusement de la tête.

Je poursuis :

- Il suffit de l'aider pour les mathématiques et la physique.

- La personne a des dispositions, confie le Buveur à l'Affamé.

Lequel approuve silencieusement de la tête.

- Quel âge a-t-elle? s'informe auprès de moi le Buveur.

- Elle? tu veux parler de la personne? lui demande l'Avisé.

- Qui veux-tu que ce soit d'autre? lui réplique l'Affamé.

Je donne l'âge.

- Trois ans de moins que toi? La personne a vraiment besoin d'une grande aide! s'exclame l'Avisé.

- Y suffiras-tu? s'enquiert auprès de moi avec sollicitude le Buveur.

- Nous sommes là! Tu sais que tu peux compter sur nous dans les situations difficiles, m'assure l'Affamé.

- Et même dans les situations délicates! renchérit avec non moins de sollicitude l'Avisé.

- Bon, je ne suis pas le seul à avoir compris, intervient le Distrait.

Et il raconte notre petite entrevue de samedi dernier devant la librairie.

- Demain dimanche, pique-nique! s'exclame l'Affamé.

- Nous feras-tu l'honneur de venir avec la personne? m'invite cérémonieusement le Distrait.

Mes camarades, muets, attendent ma décision. Je leur souris :

- Ce sera avec plaisir; j'ai déjà parlé de vous à la personne, ma description l'a fortement effrayée, mais je suis sûr qu'elle fera contre fortune bon coeur.

Tous, en choeur :

- Traître!

Mais cela ne nous empêche pas de rire. Je reprends :

- Une de ses camarades de classe devait passer demain l'après-midi chez elle...

- Elle? tu veux parler de la personne? me demande l'Avisé.

- Qui veux-tu que ce soit d'autre? lui réplique l'Affamé.

- Nous ne refusons pas d'avoir deux invitées, salue aimablement le Buveur.

Rentré chez moi, j'appelle Saphir.

- Cela me distraira de la chimie, me répond-elle.

Elle ajoute :

- Je pense que cela fera plaisir à ma camarade, elle aime bien voir du monde.

Saphir, m'ayant confirmé l'accord de la Timide, m'annonce que sa camarade prendra le train pour venir et qu'elle-même la rejoindra sur le parcours; ainsi elles pourront continuer ensemble.

- Je viendrai vous prendre à l'arrivée et nous serons juste à l'heure pour le pique-nique.

Dimanche. Petit déjeuner plaisant. Je ne sais ce qui s'est dit, mais sur le moment, j'ai volontiers pris part à la conversation. Conversation de tous les jours, servant à être ensemble et à parler des choses faites ou à faire, plus qu'à échanger des nouvelles, encore moins des pensées.

Jardin, rivière et ses péniches. Je suis plongé - pas dans la rivière, non, non! - dans le livre de physique. Sentiment étrange. Je n'aurais jamais cru avoir autant de plaisir à étudier en pleines vacances. Cela m'arrive de jeter quelques coups d'oeil de temps en temps sur mes livres, pendant l'été. Mais à ce point! Pourquoi? Bon, la réponse paraît simple. L'envie d'aider Saphir. Mais je crois qu'il y a autre chose; le sentiment d'être utile. Le laminoir aussi est utile. Mais je ne sais pour qui. Je ne sais surtout pas ce qu'on en fera. C'est comme si l'on me disait de jeter une pierre par-dessus un mur sans que je puisse voir, sans que je sache ce qu'il y a de l'autre côté du mur. "Ne t'occupe pas de cela, tu es ici pour apprendre à bien lancer, c'est tout!" Et si la pierre tombait sur la tête d'un homme? "Ne t'occupe pas de cela, si tu as bien jeté la pierre, et qu'elle soit passée par-dessus le mur, tu auras une bonne note; c'est bien pour avoir une bonne note que tu es ici?"

Il est bientôt onze heures et demie. Il est temps d'aller prendre Saphir et la Timide à la gare.

- Laquelle de vous deux est la personne? demande d'emblée le Distrait à notre arrivée sur l'île.

- C'est moi, répond de suite Saphir, mais il m'appelle Saphir à cause de la couleur de la robe que vous voyez, et que je portais le jour où je l'ai rencontré pour la première fois à la fête foraine de mon village.

Mes camarades n'ont pas le temps de réagir; serait-ce faute d'avoir trouvé sur-le-champ une réplique appropriée?

Saphir poursuit avec un sourire :

- Ai-je bien répondu à ta question, Distrait?

Petit silence.

Le Distrait a trouvé; il prononce donc nonchalamment, mais avec un sourire taquin :

- Tu as oublié de me dire quand...

- Le samedi, premier jour de ce mois de juillet, lui répond Saphir tranquillement; il est passé sans s'arrêter vers trois heures, roulant lentement sur sa bicyclette, regardant droit devant lui.

Saphir fait une courte pause :

- Il est repassé un peu après quatre heures, est venu jusqu'à la fête foraine après avoir laissé sa bicyclette, m'a longuement détaillée tout en marchant, puis est allé se gaver de sucreries à s'en rendre malade; puis il est parti.

Petit silence.

- Dis-moi, Saphir, reprend le Distrait, loin d'être nonchalant, ne nous cèle rien, c'est lui qui doit t'aider, ou toi qui dois l'aider?

Cette sorte de plaisanterie aboutit d'ordinaire à des rires prolongés. Là, aucun rire ne se fit entendre.

- Si la personne ne m'aide pas, jamais je ne pourrai réussir à l'examen! s'est lamenté l'Avisé.

L'Affamé et le Buveur se sont tristement regardés, et, ensemble :

- Si la personne ne nous aide pas, jamais nous ne pourrons réussir à l'examen!

Saphir se tourne vers moi :

- Nous n'avons plus qu'à en parler à Maître Canard!

Petit silence. J'explique.

- Oh! il est bien trop exigeant, je retourne à mon école! s'écrie l'Avisé.

- Et moi, je retourne aux vacances! renchérit le Buveur.

- Quant à moi, je retourne au pique-nique! décide l'Affamé.

- Vous devriez plutôt vous demander si Maître Canard voudra de vous! leur recommande le Distrait; quant au pique-nique, pendant que vous bavardiez tous les trois, nous trois, nous avons tout mangé.

Les trois en question se précipitent. Soulagement! Le Distrait n'avait fait que plaisanter. Cette fois-ci, tout le monde rit sans retenue!

La gaieté revenue - mais à dire vrai, elle n'avait fait que semblant de partir - nous faisons honneur aux restes du pique-nique, c'est-à-dire à tout, puisque nous n'avons pas encore commencé.

- A vouloir faire les esprits forts, nous avons négligé, sans avoir d'excuses, la si charmante et si gentille camarade de Saphir, déclare le Distrait.

Il poursuit, adressant un grand sourire à la Timide :

- Afin nous faire tous pardonner, je t'offre, en tant que représentant de tous mes camarades, d'être ton chevalier servant!

Tumulte sur l'île.

L'Affamé :

- Je n'ai pas besoin de représentant; quand j'étais tout petit, ma maman m'a appris à parler!

Il poursuit, adressant un grand sourire à la Timide :

- Mademoiselle, je suis ton humble serviteur!

Le Buveur :

- Je ne me suis pas contenté de ma mère; j'ai continué à apprendre à parler à l'école!

Il poursuit, adressant un grand sourire à la Timide :

- Je mets donc mon éloquence à ta disposition si un insurmontable devoir de littérature te désespère!

L'Avisé :

- Mes camarades ne sont que des beaux parleurs; ne les écoute pas!

Il poursuit, adressant un grand sourire à la Timide :

- Tu pourras te confier à moi en toute occasion; s'ils savent parler, je sais écouter!

La Timide, un peu confuse, sourit à chacun des orateurs :

- C'est un très grand plaisir d'être si bien accueillie... Merci!

Lundi. Au travail! Aujourd'hui, le programme est chargé. Maths le matin, déjeuner, et promenade l'après-midi. Pour le coup, je vais chez Saphir en train. J'aime bien rouler en vélo, et même assez loin, pour me promener, mais là, si c'est seulement pour faire la route! Je sais bien qu'il n'y a pas de gare au milieu de sa ferme, mais il y en a une à un quart d'heure de vélo. Un quart d'heure au lieu d'une heure, point n'est besoin d'être fort en maths pour conclure qu'on gagne trois quarts d'heure. Que voulez-vous, puisque ce jour est le jour des maths, il faut bien que je m'entraîne avant d'arriver chez mon élève.

Mon élève... C'est curieux d'avoir une élève... Aurais-je pensé, il y a seulement trois petites semaines, que je serais devenu un prof aussi soudainement? La vie ne dépend donc pas uniquement de ses propres décisions. Oui et non. Si je n'avais pas fait, je peux le dire sans forfanterie, puisque l'occasion le demande, de bonnes études; si Saphir n'avait pas fait, elle aussi, de bonnes études, elle ne serait pas devenue élève et je ne serais pas devenu prof. La décision a compté autant que le hasard. Ce à quoi je ne m'attendais pas, c'est que la décision ait été prise il y a des années sans que ni Saphir ni moi n'ayons su à ce moment-là à quoi elle nous servirait.

Donc, me voici dans le train de six heures et demie. Arrivée, sept heures. Chez Saphir, à sept heures et quart. Pour le retour, le train de sept heures me déposera chez moi à temps pour le dîner. Terminons l'organisation. Si je passe la journée chez Saphir, je peux rentrer déjeuner chez moi; le train part de chez elle vers onze heures et quart, et repart de chez moi à deux heures moins le quart. Durée du trajet en train, une demi-heure environ. Voilà, l'organisation est terminée. Comme dans une véritable école. Oh, pardon, Maître Canard! Comment ai-je pu dire une pareille chose? Mais si, mais si, Maître, votre école est assurément une véritable école!

Pour aujourd'hui, je suis invité à déjeuner chez Saphir. C'est mon premier cours, cela se fête! En attendant, nous voici, Saphir... pardon, dans l'ordre des préséances, Maître Canard, Saphir et moi, assis près du ruisseau, dans l'herbe du pré qui descend de la ferme. La mère de Saphir, de la fenêtre de la ferme, nous a fait un grand geste, et nous a lancé des paroles d'encouragement.

"Coin! coin!" Le premier cours du programme que nous avons établi ces derniers jours, Maître Canard, Saphir et moi, vient de commencer!

- Mademoiselle l'élève, votre nom, s'il vous plaît.

- Saphir, Monsieur le Professeur!

- Votre adresse, Mademoiselle Saphir.

- La ferme que vous pouvez voir à quelques pas d'ici, Monsieur le Professeur!

- Coin! coin! Je vais maintenant procéder à l'appel des élèves! Elève Saphir?

- Présente, Monsieur le Directeur de l'école!

- Coin! coin! Vous pouvez commencer le cours, Monsieur le Professeur!

Le professeur se demande par quel bout commencer. Saphir le regarde un moment :

- Fais-moi apparaître des nombres!

- Des nombres?

- Oui; comme tu m'as fait apparaître le théorème de Thalès.

Qu'à cela ne tienne! Je cueille un brin d'herbe :

- Qu'est-ce que c'est?

- Un brin d'herbe.

Je cueille un autre brin d'herbe :

- Et ça?

- Un autre brin d'herbe.

- Oui; et cela fera toujours un brin d'herbe et un autre brin d'herbe, jamais un seul gros brin d'herbe.

- Le nombre deux vient d'apparaître!

Je prends un air mystérieux :

- J'ai mieux; veux-tu voir apparaître un nombre qui est le résultat d'un calcul avec des nombres qui n'existent pas?

- Ça, je veux bien; comment fais-tu?

- Je prends le côté d'un carré dont la mesure de la surface est exprimée par un nombre négatif...

- Ce côté n'existe effectivement pas; un nombre multiplié par lui-même est toujours positif.

Je la félicite pour son grand savoir. Elle hoche la tête :

- Ne change pas de conversation; explique!

- C'est tout simple; je prends deux de ces côtés...

- Ils sont identiques et n'existent pas plus l'un que l'autre...

Elle s'interrompt soudain :

- Et tu les soustrais l'un de l'autre!

- Parfaitement! Cela fait zéro, et zéro existe.

Saphir me fait un petit sourire :

- Tu en es sûr?

- Non.

Et nous rions de bon coeur.

- Coin! coin!

Maître Canard a donné un petit battement d'aile :

- On ne rit pas en classe!

Puis, avec un petit claquement de bec :

- Allez, allez! continuez.

- A rire? sourit Saphir.

- Non, à étudier!

Le cours a repris. Equations où l'on cherche combien vaut x. Attention à ne pas trouver zéro!

Ayant remis à leur place les x et les y qui nous narguaient, nous nous dirigeons vers la ferme pour un déjeuner bien mérité.

- Je vais m'inscrire à votre cours! nous lance en souriant la mère de Saphir lorsque nous arrivons; les cours de mon école n'étaient pas aussi gais.

- Les miens non plus! lui répond Saphir.

Qui ajoute :

- N'oublie pas que nous sommes allées toutes les deux à la même école, et elle est loin d'être amusante, même aujourd'hui.

Après-midi. Promenade à pied.

- Veux-tu que nous allions marcher en haut de la côte, tout du long de la vallée? me propose Saphir.

- Oui; on monte par la route qui va à la gare?

- Oh, non, ce n'est pas amusant par là; montons par le bois!

- Bonne idée! Je n'y suis jamais passé.

- Tu viens toujours te promener par ici à bicyclette? me demande-t-elle.

- Oui, surtout par la vallée et les chemins de terre là-haut; ou alors par la rivière...

Je souris :

- Ou par ailleurs!

Elle rit :

- Tu sais, j'en fais autant; mais ici...

- Tu es près de chez toi; autour de chez moi, il n'y a pas d'endroits comme ceux-ci, c'est la ville...

Nous descendons vers la mare, à une centaine de pas de la ferme. Les enfants jouent, les canards, les cygnes nagent parmi les joncs, un héron se mire dans l'eau - ne vous y fiez pas, les grenouilles! - les oies se promènent, cérémonieusement, avec dignité, par deux ou en petits groupes, observant les alentours, les poules picorent vivement - ne perdons pas notre temps!

Après avoir contourné la mare, nous traversons le ruisseau bordé d'aulnes, par un petit pont fait de vieilles pierres. Nous aurions pu facilement sauter par-dessus le ruisseau, ainsi que nous le faisons d'habitude, mais pourquoi se priver du plaisir de passer par cet attachant petit pont, dont les grosses vieilles pierres aiment - cela se sent - à voir passer enfants, bêtes et gens? De l'autre côté du ruisseau, le chemin de terre qui mène sur la droite au village, celui de la fête foraine, à un quart d'heure de marche. A beaucoup plus de temps en vélo, si je me souviens bien d'un premier juillet où j'étais venu flâner sur ce chemin avant d'aller à la fête... où je vis pour la première fois une jeune fille au regard appuyé, qui voulait savoir.

De l'autre côté du chemin de terre, nous entrons dans le bois. Bois touffu, sombre, aux grands arbres, chênes, hêtres, trembles, ormes, érables et châtaigniers. Nous montons. La côte est raide. Par bonheur, j'aperçois des lianes qui pendent au bout des hautes branches.

- Ça aide pour monter! me lance Saphir, tandis que nous nous accrochons aux lianes.

Elle poursuit :

- Les enfants jouent souvent à se balancer sur l'une ou sur l'autre.

- Tu l'as fait?

- Oh oui! j'aimais beaucoup ça.

Nous montons. Soudain, sur la grosse branche d'un chêne, je vois une cabane de branchages. Je la montre à Saphir.

- En général, les enfants construisent leurs cabanes sur la terre, m'apprend-elle; sur les arbres, c'est très rare.

- Tu en as construit?

- Oui; nous étions un petit groupe, et nous les construisions en bas, comme tous les autres.

Elle fait une petite pause :

- Un jour, nous avons retrouvé la nôtre détruite; je n'ai jamais su comment.

Elle laisse un temps :

- Nous avons vu d'autres cabanes détruites; alors, nous avons décidé de la construire sur la grosse branche du plus gros chêne, un chêne encore plus gros que celui-ci.

- Et votre cabane...?

- Personne n'y a jamais touché; seulement, mon père a dit que c'était très dangereux, et...

- Plus de cabane!

- Plus de cabane!

Nous montons. Autour de nous des petits ruisselets dévalent la pente à vive allure.

- Il y a beaucoup de petites sources qui jaillissent de la côte, m'indique Saphir.

L'eau coule, coule, avec un léger bruissement. Petites rigoles. Par endroits il faut deviner l'eau qui court encore à moitié sous terre et ne se laisse entrevoir qu'à la faveur de miroitements à peine visibles dans l'ombre du bois.

Nous voici en haut, au sortir du bois. Devant nous, une vaste plaine que recouvrent à perte de vue les blés mûrs, constellés de coquelicots et de bleuets. Quelques chardons se dressent, ici et là, paraissant régner sur les champs.

Nous avons marché longtemps, côtoyant la vallée qu'ornait la grosse ferme de Saphir.

A peine avons-nous commencé le petit déjeuner que mon père me parle de Thalès, des nombres qui n'existent pas et du nombre deux. Certes, j'en avais déjà donné l'explication hier soir, mon explication tout du moins, mais apparemment le sujet ne lui avait pas paru suffisant pour le développer. Ce matin, ce n'est plus la même chose. Il me félicite pour Thalès et les nombres qui n'existent pas :

- C'est très bien expliqué, très clair et cela lui sera facile de s'en souvenir.

Il ajoute :

- Il faut toujours être simple et clair pour les débutants!

Pour le nombre deux il a plus de réticence :

- C'est très intéressant, ta manière de présenter l'arithmétique, mais à quoi cela peut-il vous servir en classe?

Ma mère intervient :

- Cela lui sert à mieux faire comprendre à Saphir...

- Saphir? Ah oui, Saphir! On ne lui demandera pas cette sorte de chose, et pendant ce temps-là, le temps passe, et il ne reste pas tellement de temps pour les vacances.

- Il reste malgré tout... veut protester ma mère.

Mon père l'interrompt :

- Lorsqu'on gratte une allumette, on pense à allumer le feu, et non aux raisons pour lesquelles les photons pénètrent dans l'oeil.

Il ajoute aussitôt :

- Si tu dois penser aux équations de mécanique des fluides au moment d'appuyer sur ta pédale de frein, lorsqu'un obstacle se présente devant ton auto, tu risques gros! Vouloir comprendre à tout prix est dangereux.

J'objecte :

- Saphir n'est pas en train de rouler; elle n'en est qu'au moment de la construction du frein.

Mon père réfléchit :

- Si cette arithmétique dont tu parles est si indispensable, comment se fait-il que l'on construise des freins sans en tenir compte, ni dans les écoles, ni dans les usines?

Je ne trouve pas quoi répondre. Ma mère hoche la tête :

- Ils n'étudient pas toute la journée...

- Oh, si c'est pour se distraire!...

Le petit déjeuné est terminé, mon père est parti. Je suis dans l'herbe au fond du jardin, au bord de la grande rivière. Les péniches vont et viennent; on leur a dit où aller.

J'ai emporté le livre de maths de l'année qui nous attend, Saphir et moi. Oui, beaucoup de choses nouvelles, sans doute pas très faciles. Et puis, il y en a beaucoup. Pourquoi ai-je le sentiment qu'il s'agit plutôt de s'exercer que de faire des découvertes? Ah oui, je me suis souvenu! Notre prof nous avait dit : "L'année prochaine, il faudra apprendre et exécuter!" Comme les péniches? Allons, je lui fais confiance, il trouvera bien un truc auquel personne n'aura pensé!

Au déjeuner, nous parlons d'autre chose. C'est-à-dire que ce sont mes parents qui parlent d'autre chose, moi, je n'ai rien dit. Oh! il n'y a aucune raison particulière pour cela. Non, je crois que je suis perdu dans mes pensées. Tellement perdu, que je ne sais pas quelles sont mes pensées.

Deux heures moins le quart. Je suis dans le train avec mon vélo. A peine un quart d'heure de vélo par la grand route; à vrai dire pas si grande que ça, mais à côté des autres petites routes et des si nombreux chemins de terre...

Eh bien, les chemins de terre, c'est là que nous allons nous promener à pied, Saphir et moi! Le ruisseau traversé cette fois-ci d'un bond - il n'est pas bien large, le ruisseau - le bois monté à coups de liane, nous voici là-haut, marchant entre les champs de blés mûrs.

Je raconte à Saphir la conversation avec mon père au petit déjeuner.

- Je pense que ton père a raison pour le nombre deux; je ne me vois pas parler de cela en classe, surtout au prof que j'ai eu l'année dernière.

Elle fait une petite pause :

- Lorsqu'on est en bonne santé, on n'a pas besoin de faire des études de médecine pour avancer un pied devant l'autre.

- Tu veux dire que si on ne fait pas d'études de médecine lorsque tout va bien...

- Oui, lorsque tout ira mal, on sera sans pouvoir rien faire.

Nous restons un moment en silence. Je reprends :

- Et si on n'a vraiment jamais besoin du nombre deux?

- On perd son temps; et lorsqu'on se demande comment est fait l'Univers?

- On perd son temps.

Saphir secoue la tête :

- Alors, pourquoi le fais-tu?

- Comme toi, je ne peux m'en empêcher...

- Tu veux savoir.

- Oui, comme toi.

La Timide nous a invités, Saphir et moi, à passer l'après-midi chez elle. Ce matin, Saphir est en tête-à-tête avec la chimie, et moi, en tête-à-tête avec la physique. Assis, comme d'habitude, dans l'herbe au fond du jardin, je regarde de temps à autre les péniches, lesquelles me regardent étudier. On regarde ce qu'on peut. Un petit enfant me fait des signes de la main. Ce n'est pas la première fois, et je lui réponds en agitant la main. Il m'a lancé un maladroit bonjour; ce n'est pas la première fois.

Le déjeuner est vite avalé, le train n'attend pas. Je prends Saphir au passage à la gare où l'a amenée en voiture - cinq minutes suffisent - un des ouvriers de la ferme. Vers une heure et demie, c'est la Timide qui agite la main sur le quai en signe de bienvenue.

Nous commençons par une petite flânerie à travers la ville. La flânerie est agréable; rues larges, aérées, claires, accueillantes. Sa ville est bien plus grande que la mienne, et pourtant, je m'y sens plus près de la campagne que chez moi, où l'on est si proche des laminoirs. Pas dans mon jardin, cependant, au bord de la large rivière aux paisibles péniches.

L'heure du goûter approche, et nous voici chez la Timide. Nous avons encore bien du temps, le train ne repartant que vers six heures et demie.

La mère de la Timide nous a préparé un délicieux, et gros, gâteau, et nous le savourons sans retenue.

- C'est heureux et c'est dommage, prononce pensivement la Timide.

- Ça ne m'empêchera pas de te voir, lui répond Saphir.

Ah! Il s'agit de la future classe; les deux camarades ne seront plus ensemble.

La Timide se tourne vers moi :

- Tu as bien fait! c'était trop facile pour elle.

Je hoche la tête :

- Par contre, elle va avoir des vacances difficiles!

Saphir sourit :

- Oh, pour moi, ce sera très intéressant! C'est pour toi que ce sera difficile.

La Timide approuve :

- Tu as raison; il sera privé de vacances.

Je proteste :

- Il arrive qu'on aimerait bien trouver quelque chose de passionnant pendant les vacances; et on trouve rarement.

- Ce qui me paraît difficile, ce n'est pas d'apprendre, mais d'expliquer, reprend Saphir.

- Ça, j'en serais incapable, avoue la Timide; cela me semble toujours étrange de voir qu'un autre ne comprend pas ce que je comprends.

Je remarque :

- Tout le monde ne pense pas de la même façon.

- Oui, c'est certain, je m'en suis déjà aperçue; mais je ne sais comment m'y prendre pour penser comme les autres.

- Les hommes sont donc tous différents, prononce lentement Saphir; je trouve ça effrayant.

Je m'étonne :

- Effrayant?

- Oui; quand un lapin voit un autre lapin, il pense qu'il s'agit d'un lapin.

- Et si un homme...? commence la Timide.

Elle s'interrompt :

- C'est vrai, c'est effrayant!

J'objecte :

- Enfin, il y a beaucoup d'hommes qui s'entendent bien.

- Surtout quand ils ne font pas attention l'un à l'autre.

La Timide a un petit sourire :

- Et que ce que fait l'un ne gêne pas l'autre.

Un silence.

- Bien sûr qu'il y a des exceptions, reprend Saphir, mais ce qui est effrayant, c'est que ce soient des exceptions.

Elle rit tout bas :

- Cependant, je n'aimerais pas être un lapin.

L'heure s'avance. Nous partons prendre le train. La Timide nous accompagne. Les rues sont toujours aussi larges, aérées, claires, accueillantes. Sont-elles comme les lapins?

Le train est parti. Dans une demi-heure, l'ouvrier viendra prendre Saphir à la gare. Nous sommes restés sans parler, la main dans la main.

Aujourd'hui, je vais pour la journée chez Saphir. L'ouvrier viendra me prendre à la gare et m'y ramènera le soir.

La matinée se passe à l'école de Maître Canard. "Coin! coin!" Le cours a commencé.

Le programme de ce jour est loin d'être intéressant. Des calculs du niveau de la sixième.

- Comment cela? me demande Saphir, tout étonnée; le problème est amusant, mais à quoi bon faire ces petits calculs de détail qui ne servent même pas à montrer qu'on a compris quelque chose?

- Mon prof est du même avis, et il rageait tout autant l'année dernière; mais il faut au moins le faire une fois pour comprendre que ça ne sert à rien, et pour ne pas être surpris le jour de l'exam...

Elle m'interrompt en riant :

- ...et renoncer à faire le calcul sous prétexte...

- ...qu'il ne sert à rien; c'est bien cela.

- Et vous avez fait ça en classe?

- Que non! Le prof nous a dit de le faire tout seuls parce qu'il ne voulait même pas voir ça.

Bon, nous faisons le calcul.

- Et ça, nous devons aussi le faire par cette méthode? s'étonne Saphir.

- Je ne sais pas, mais mon prof a dit que c'était plus prudent.

- Pourtant, celle que tu m'as montrée est beaucoup plus simple.

Je lève les bras en signe d'impuissance. Elle rit :

- J'ai compris; l'examinateur ne comprendrait pas parce que c'est trop simple!

Nous rions bien fort. Maître Canard nous rappelle à l'ordre d'un petit battement d'aile.

Nous continuons donc à abattre les x et les y...

"Coin! coin!" Le cours est terminé.

- J'espère que le prochain...

Je la rassure :

- Comme celui d'aujourd'hui, c'est rare!

Et nous nous dirigeons vers la ferme, où un bon déjeuner nous attend.

- Coin! coin!

Mais... c'est Maître Canard, qui nous suit en se dandinant!

- Oh, je suis désolée! s'excuse Saphir, nous n'avons pas de têtards aujourd'hui pour le déjeuner.

Maître Canard réfléchit un moment, puis, d'une patte décidée, s'en va vers la mare, claquant du bec :

"Comment peuvent-ils se contenter d'un pareil repas? Allons à la mare; là-bas, au moins, j'en trouverai, des têtards!"

Quant à notre déjeuner, même sans têtards, il fut excellent.

L'après-midi nous allons faire une longue promenade au milieu des enivrantes odeurs des blés mûrs qui attendent la moisson prochaine.

Je repense à ce que m'a dit la Timide hier :

- Tu t'ennuyais en classe?

- Je ne m'ennuyais pas, me répond doucement Saphir, mais j'avais envie...

Elle laisse sa phrase en suspens.

- Tu cherchais des découvertes?

Elle reste un moment sans répondre :

- J'avais envie de voir s'ouvrir le monde.

- Pour qu'il te livre ses secrets?

- Oui; nous le connaissons de la même manière que le théorème de Thalès.

- La formule, et c'est tout?

Elle fait oui de la tête :

- Nous connaissons les étoiles parce que nous les voyons comme une écriture sur le tableau noir.

- De plus, nous sommes au fond de la classe...

- ...avec une mauvaise vue.

Je souris :

- Nous avons pourtant de bien grosses lunettes.

- Dommage qu'elles ne soient pas plus précises...

Elle s'interrompt, comme frappée d'une idée inattendue :

- Elles sont magiques!

- Magiques?

- C'est mieux que dans les contes; elles nous font voir le passé.

- Comment cela, le...? Ah!... mais oui; et un passé lointain, lointain...

- Des milliards d'années, je crois.

Nous regardons le ciel. Elle reprend :

- On nous regarde...

- C'est nous, le passé.

- Ceux qui nous regarderont n'existent pas encore.

- Ceux que nous regardons n'existent plus.

Nous marchons un long moment en silence. Un vent léger balance les blés, comme à la fête foraine. De temps à autre, de grands carrés de terre nue nous rappellent que les orges ont déjà été moissonnées. Le regard va loin, jusqu'aux deux vallées entre lesquelles nous sommes. L'une est celle où se trouve la ferme, l'autre celle de la gare, vallée que suit le train qui va de chez moi à la Timide. Des bosquets se sont posés ici et là pour donner un abri aux oiseaux, qui se perchent le soir sur les branches frêles des grands arbres, et à d'autres habitants, qui s'y cachent des ennemis.

- Le ciel aussi se cache dans le ciel, prononce doucement Saphir; nous ne voyons rien dans le ciel, nous ne savons rien du ciel.

Elle poursuit, après un temps :

- Pourquoi regarder le ciel, puisqu'il n'y a rien à regarder? Pourquoi penser que le ciel existe encore?

- Peut-être pour ne pas se sentir seul?

- Les étoiles ne suffiraient pas...

- Tu veux dire qu'elles ne suffiraient pas pour que le monde s'ouvre?

Saphir reste un moment sans répondre :

- Je ne sais pas; et si le monde s'ouvre, qu'y trouvera-t-on? Encore la solitude?

Elle ajoute, après un temps :

- Ici, il y a beaucoup de monde autour de moi; mais plus je suis entourée, plus je me sens seule.

Elle me sourit :

- Heureusement que tu t'es arrêté.

Ce matin, Saphir est en chimie. A midi, pique-nique sur l'île avec mes quatre camarades de classe, ceux qui ne quittent pas la ville pendant les vacances. Saphir et la Timide arriveront comme la dernière fois par le train de onze heures et demie.

Au petit déjeuner, mon père s'informe des progrès de notre entreprise.

- Ils viennent seulement de commencer! lui représente ma mère.

- Un mauvais début gâche souvent un long travail, avertit mon père.

Je lui affirme que tout se passe très bien, et je lui indique quelques détails qu'il écoute avec la plus grande attention. Il fait même quelques commentaires bien appropriés, et me donne deux ou trois conseils judicieux.

- Si vous avez besoin d'aide, tu peux m'appeler quand tu veux! ajoute-t-il.

Je suis d'autant plus sensible à son offre que je sais qu'il a horreur d'être dérangé pendant son travail au laminoir. Allons, les choses ne se présentent pas trop mal!

Et me revoilà de nouveau dans l'herbe du fond du jardin, devant la large rivière et les péniches, mes livres étalés près de moi.

Le pique-nique est plein de bonnes choses, Saphir et la Timide n'étant pas venues les mains vides.

- Où en êtes-vous, les courageux? nous demande le Distrait.

Je reprends la réponse de ma mère à mon père :

- Nous venons seulement de commencer.

- Pourquoi veux-tu passer l'examen dès l'année prochaine? demande le Buveur à Saphir.

- Peut-être parce que je veux connaître autre chose que l'école.

- Dans ce cas, pourquoi ne pas l'abandonner dès maintenant? s'étonne l'Avisé.

- Après l'examen, chacun choisit quoi faire, mais ce qu'on apprend l'année prochaine sert à tout.

Elle hésite un peu :

- D'après ce que tout le monde dit.

- Tu n'y crois pas? s'enquiert l'Affamé.

- Je ne sais pas... Mais un an, c'est vite passé, la perte ne serait pas grande si cette année ne servait à rien.

Elle ajoute, avec un léger hochement de tête :

- Par contre, trois ans...

Le Distrait intervient :

- Que voudras-tu faire, après l'école?

- Je n'en sais rien; et j'espère ne jamais le savoir.

Un silence. La Timide sourit :

- Elle ne veut pas faire d'horloge!

Un silence. J'explique :

- Saphir dit que cela prend trop de temps.

- Pour une horloge, cela me paraît naturel, prononce à mi-voix l'Avisé.

- Et pendant qu'on fait le travail, l'horloge n'est même pas en état de le compter, lui fait remarquer candidement Saphir.

De légers rires naissent, montrant que petit à petit, chacun a compris la plaisanterie.

L'Avisé a repris son sérieux :

- Tu veux dire que tant que l'on fait une chose, on ne peut pas en faire d'autres?

- C'est bien cela, acquiesce Saphir.

- En classe, on nous dit de ne pas nous disperser, observe le Buveur.

- Si c'est ainsi, pourquoi nous donne-t-on tant de matières différentes?

- On ne nous donne que ce qui est du programme, argumente l'Affamé.

- Une fois l'école terminée, je pourrai choisir le programme que je voudrai, réplique Saphir.

Le Distrait fait un sourire amusé :

- Et tu le suivras?

- J'espère ne pas le suivre.

Le ton énergique de Saphir a failli faire rire tout le monde. Mais personne n'a vraiment ri.

- Il est des hommes qui consacrent toute leur vie à une seule chose, reprend l'Avisé; ils suivent donc un programme et n'en changent pas.

Saphir réfléchit :

- On peut semer l'orge pour que quelqu'un d'autre la moissonne; ensuite, on peut semer le blé.

- Coin! coin!

Ce matin, assis dans l'herbe près du ruisseau, cours de physique; les forces.

Saphir fait une moue :

- J'ai vu ça dans le livre; il y a une belle formule.

- A laquelle tu n'as rien compris.

- A laquelle je n'ai rien compris.

- Coin! coin!

Maître Canard a donné un léger coup d'aile qui l'a soulevé de terre :

- Je bats des ailes et je m'envole; je ne vois pas ce qu'il y a de si compliqué!

Je profite de la démonstration :

- Maître Canard a raison; il a utilisé la force de ses ailes, et d'une vitesse nulle est passé à une vitesse plus grande.

- Plus grande que zéro, mais pas bien grande.

- Et s'il donne un autre coup d'aile?

Elle sourit :

- Maître Canard utilise la force de ses ailes, et de la vitesse qu'il a passe à une vitesse plus grande.

- C'est-à-dire qu'il accélère.

- C'est-à-dire qu'il accélère.

Elle ajoute, en souriant de nouveau :

- L'accélération est provoquée par la force des ailes de Maître Canard.

- Parfaitement! D'où, l'accélération est égale à la force par rapport à la masse de Maître Canard.

Elle précise :

- En arithmétique, cela s'écrit accélération = force / masse.

- Coin! coin!

Maître Canard paraît fort satisfait de se voir si bien compris. Il remarque cependant :

- C'est incroyable qu'on vous fasse connaître les forces par des formules auxquelles vous ne comprenez rien, alors que ce serait si simple pour vous de battre des ailes - pardon, des pieds! - pour vous rendre compte de ce qu'est une force!

Là-dessus, le cours étant terminé - l'heure du déjeuner n'est pas loin - il s'en va vers la mare, où son déjeuner à lui l'attend.

- Sans vouloir vexer Maître Canard, note Saphir, je suppose que les hommes ont des explications que lui ne connaît pas.

- Malheureusement, Maître Canard a encore raison.

- Encore! Notre science ne sert donc à rien?

- Oh si! A apprendre à faire en des milliers d'années ce que Maître Canard sait faire en naissant - enfin, presque en naissant - c'est-à-dire voler.

Elle secoue la tête :

- Bon, mais lui, il ne sait pas pourquoi.

- Nous non plus.

Elle s'étonne :

- Et la formule? Et puis, nous avons fait un raisonnement.

- Avec des mots que nous ne comprenons pas plus que lui.

- Quels mots?

- Tu sais ce que c'est, toi, une masse?

Surprise, elle répond :

- C'est ce que ça pèse.

Elle se reprend :

- Non, peser, ça se sent, c'est une force.

- Parfaitement!

Saphir reste un moment sans savoir quoi dire :

- Et la masse? Tu sais ce que c'est, toi?

- Non, pas du tout.

- Ce n'est pas dans les livres?

- Non, personne ne le sait.

Elle insiste :

- Pourquoi en parle-t-on?

- Si tu pousses une pomme, il te faut une certaine force pour la bouger...

- ...et si je pousse un sac de pommes, il me faut plus de force.

- D'autant de fois plus qu'il y a de pommes dans ton sac.

Elle conclut :

- Si, pour obtenir une même accélération, il faut dix fois plus de force pour un sac de dix pommes que pour une pomme, c'est que le sac a dix fois plus de masse qu'une pomme.

- Parfaitement!

- On sait donc calculer combien il y a de masse, mais on ne sait pas ce qu'est la masse.

- C'est malheureusement bien ça.

Saphir reste rêveuse :

- Le théorème de Thalès, ça ne s'apprend pas... on ne sait pas ce qu'est que le nombre deux...

- Par bonheur, nous savons ce qu'est le déjeuner que nous mangeons.

- En es-tu sûr? murmure Saphir.

Je fais un geste d'ignorance...

L'après-midi, nous partons nous promener à pied; il ne faut pas oublier que nous sommes aussi en vacances. Grimpette dans le bois, de l'autre côté du ruisseau. Nous tirons sur les lianes.

- Ce ne sont pas nos cours qui nous révèlent nos forces, ce sont les muscles de nos bras, observe Saphir; sans nos muscles, nous ne pourrions rien savoir.

Je souris :

- Si je comprends bien, notre science vient de nos muscles et non de notre cerveau.

- Il faudra répondre ça à nos profs de physique, s'ils nous disent que nous ne comprenons pas!

Et nous rions joyeusement tout en tirant sur nos lianes.

Dimanche. Ce matin Saphir est en physique. Dans la nuit a éclaté un orage, très violent, mais qui n'a pas duré. Le soleil est revenu, la chaleur a oublié de partir, mais le jardin est mouillé. Je me contente de voir les péniches par la fenêtre de ma chambre. C'est une façon de dire, car je ne regarde guère les péniches, et d'ailleurs, le dimanche il n'y en a pas beaucoup. Je reste donc avec mes livres.

Une semaine de cours déjà, et Saphir a bien travaillé. Je craignais un peu ce début. "Un mauvais début gâche souvent un long travail", m'avait averti mon père. Eh bien non, ce début me paraît bon! Saphir comprend bien, est pleine de curiosité, ne se fatigue pas. Quant à moi, je n'imaginais pas que ce pût être aussi amusant, agréable, passionnant d'être un professeur. Bien sûr, je ne le suis devenu que pour Saphir, sans cela jamais je n'aurais pensé à devenir prof, mais tout de même... Et quelle aubaine, d'avoir eu le prof de maths que j'ai eu! Jamais je n'aurais eu l'idée d'expliquer les choses comme je l'ai fait. Il faudra que je le lui dise. J'espère cependant ne pas avoir fait trop de fausses notes. Il faudra que je lui en parle. En attendant, préparons les cours suivants!

Des amis de mes parents sont venus pour le déjeuner. Ils sont allés voir leur fils, qui habite un bourg dans une région que je ne connais pas. Récits habituels, le fils fait ci, le fils fait ça. Quant à savoir si ce qu'il fait est bien ou pas bien, je n'ai pas suffisamment écouté pour le savoir. Il m'a paru au reste difficile de le savoir, les opinions de Monsieur et Madame ne paraissant pas s'accorder.

En revanche, ils ont parlé aussi du bourg lui-même. Il est assez curieux, il s'y trouve une église fortifiée. Il paraît que dans la région c'est chose assez courante. Si j'ai bien compris, il s'agit d'énormes bâtisses de briques serrées, aux murs épais, flanquées de tourelles, et, voilà ce qui est curieux, on y pénétrait autrefois par une petite porte, située là-haut, en plein milieu de la façade. En bas, aucune porte, seulement de la muraille. Aucune fenêtre, deux trois lucarnes près du toit. A la moindre alerte, on se précipitait par l'échelle à l'intérieur de l'église, où s'organisait dès lors toute une vie. Un puits, avant tout. Et puis des bêtes, vaches, poules, chèvres, cochons, lapins; certainement d'autres bêtes encore, hissées avec une corde, je ne me souviens plus. Du fourrage, du pain... Il n'y avait plus qu'à retirer l'échelle et à attendre, à l'ombre des murs.

J'arrive vers deux heures à la gare où l'ouvrier de la ferme vient me prendre. Et nous partons, Saphir et moi, faire notre promenade habituelle. Le ruisseau, le bois et ses lianes, nous voici là-haut, marchant entre les champs de blés mûrs à la bonne odeur de pain.

- Tu as déjà entendu parler des églises fortifiées?

- Non, me répond Saphir, étonnée.

- Des amis de mes parents sont venus tout à l'heure à la maison; ils ont parlé d'un bourg très curieux, ou tout du moins d'une église très curieuse.

- Une église fortifiée, je suppose?

- C'est cela même.

Je lui raconte le récit que j'ai entendu. Elle reste songeuse :

- C'est un terrier.

Je ne réponds pas tout de suite. Elle poursuit :

- Les bêtes sauvages doivent se cacher pour ne pas être mangées par d'autres bêtes sauvages...

- Tu veux dire que les hommes de ces époques et de ces endroits...?

- Je veux dire que si les hommes ont été capables de faire ça une fois, je ne vois pas de raison pour qu'ils ne continuent pas à faire de même.

Matinée chez Saphir. Un peu de maths, un peu de physique. Quelques problèmes afin d'éviter les pièges des examinateurs.

- Pourquoi nous ennuyer avec ce genre de problèmes? s'impatiente Saphir; du temps perdu, au lieu d'apprendre quelque chose de nouveau!

Elle poursuit, avec un geste de mécontentement :

- Si un jour, à l'examen ou dans la vie après l'école, nous avons à nous occuper de cela, nous prendrons le temps nécessaire pour faire ces longs et faciles petits calculs, qui ne nous servent à rien d'avance, puisque le même cas ne se présentera très probablement plus.

Je souris :

- Mon prof de maths est entièrement de ton avis; il appelle ça des détails de calcul et ne nous demande jamais de les faire.

- Dans ce cas, pourquoi les faisons-nous?

- L'année qui vient, tu ne seras pas dans mon école, puisque tu vas dans une école de filles; et je ne sais pas quelle sorte de prof tu auras.

- Oh moi, je sais; allons-y, faisons-les, ces calculs!

Maître Canard fait un petit claquement de bec d'apitoiement sur notre triste sort, et jugeant sa présence désormais inutile, s'en va en se dandinant tristement vers la mare.

Le cours terminé, l'ouvrier de la ferme nous emmène, Saphir et moi, au train de onze heures et demie pour nous rendre chez la Timide. Ses parents nous ont invités à déjeuner; ensuite, nous passerons l'après-midi avec elle.

Saphir connaît déjà les parents de la Timide, ou les parents de la Timide connaissent déjà Saphir, comme on voudra, il paraît qu'il y a une nuance. Oui, oui, je la connais la nuance, mais elle m'agace un peu; qu'on commence par l'un ou par l'autre, ils se connaissent, c'est tout! Préséance qui tend à faire ce à quoi personne ne fait seulement attention. Pardon, ceux qui ont instauré cette préséance, histoire de faire croire qu'ils sont des gens réfléchis. Et comme personne ne perd son temps à y réfléchir... Long, compliqué et inutile? Oh oui! Mais lorsqu'on entend certains cours de littérature...

Et justement, le déjeuner est agrémenté par des commentaires sur un auteur du programme que personne n'a lu, mais dont tout le monde parle. En classe, surtout. Je dois malgré tout rendre hommage au commentateur. Ici, la mère de la Timide. Son discours est, de loin, plus intéressant que le texte de l'auteur. Et ce, pour au moins une raison qui me paraît excellente; ce que dit la mère de la Timide n'a absolument rien à voir avec le texte de l'auteur. Ah, si certains profs pouvaient en faire autant lorsqu'ils parlent de certains auteurs! Ne citons personne, je n'ai pas envie d'attraper une mauvaise note en classe, ou ici, à table. Ce qu'on se permet à soi-même...

Le déjeuner terminé, Saphir et moi suivons la Timide dans sa chambre.

Je fais compliment à la Timide sur l'explication que sa mère a faite tout à l'heure.

- Ma mère aime beaucoup lire, me répond-elle, et pense m'aider en faisant ses explications sur les livres qu'on a en classe.

- Et ça ne t'aide pas?

- Si, mais pas du tout comme le pense ma mère; elle me donne des idées sur la façon de comprendre un texte, que je le connaisse déjà ou non, mais je ne peux absolument pas me servir en classe de ce qu'elle me dit.

Je souris :

- Le fait est que ce qu'elle a raconté tout à l'heure...

- C'est comme ton prof de maths, m'interrompt Saphir.

- Son prof de maths? s'étonne la Timide.

- Oui, son prof n'explique pas comme les autres; je crois aussi qu'en classe...

Saphir se tourne vers moi :

- Heureusement que tu m'expliques de la même façon!

- Pour les maths? s'enquiert la Timide.

- Non, pour tout; quand il m'explique, je vois ce qu'il y a derrière les mots; et je n'ai donc pas à les apprendre.

Nous restons un moment en silence.

- Dans la vie de tous les jours, on nous demande aussi d'apprendre sans nous donner d'explications, reprend la Timide.

- On nous dit aussi de faire des choses sans nous dire pourquoi, renchérit Saphir.

Je remarque :

- Dans certains cas, peut-être parce que personne ne sait pourquoi.

Saphir et la Timide protestent vivement en même temps :

- Dans certains cas!

- Et les autres cas? demande la Timide.

- Qui nous paraissent, à nous, les plus nombreux, approuve Saphir.

- Pourquoi devons-nous mettre une blouse à l'école, la même pour nous toutes?

- Alors que les garçons n'en mettent pas!

- Pourquoi devons-nous mettre notre nom sur notre blouse?

- Alors que les garçons ne le mettent pas!

Je secoue la tête :

- Je suppose que ce que vous dites fera hausser les épaules à beaucoup de monde; pourtant, avec ces petites choses qui paraissent tellement insignifiantes, on donne l'habitude d'obéir sans même s'en rendre compte.

Nous nous sommes regardés en silence.

Sept heures et demie. Saphir descend sur le quai de la gare où je suis venu la prendre pour l'amener chez moi. La journée est chargée. Matinée consacrée au cours de physique mélangé de cours de chimie. La chimie? mais Saphir était censée s'en occuper toute seule! Oui, seulement cet après-midi, nous aurons besoin et de physique et de chimie. Pourquoi donc? C'est tout simple. Ainsi qu'il l'avait promis, mon père me fait visiter après le déjeuner son usine et en particulier son atelier. Saphir vient avec nous, et mon père trouve tout naturel qu'elle ait la grande envie - a-t-il dit - de faire cette visite. C'est le contraire qui l'eût étonné - puisqu'elle travaille les sciences avec moi! Et nous allons, de plus, étudier un peu, pas trop cependant, le livre sur les laminoirs que j'avais acheté il y a trois semaines.

Nous voici donc plongés dans nos livres. Pour la chimie, les métaux, bien entendu; des pages et des pages sur leurs caractéristiques, la manière dont ils réagissent aux forces...

- Tiens, les forces! note Saphir.

Elle ajoute, secouant la tête :

- S'il fallait apprendre tout ça par coeur...

Je fais une grosse moue :

- Et s'il fallait être interrogé par mon père...

Légèrement inquiète, elle me demande :

- Tu crois que...?

Je réponds sérieusement :

- Cela est certain.

Elle a un petit temps d'arrêt, puis, se frappant le front :

- J'avais complètement oublié! Préviens-moi si j'oublie! Il faut absolument que je reprenne le train de onze heures trois pour rentrer chez moi!...

Je l'interromps, la mine désolée :

- Il y a un ennui sur la voie; les trains ne marcheront qu'à partir de six heures ce soir!

Nous rions gaiement.

Les études sur les laminoirs ne nous empêchent cependant pas de faire de la physique plus directement adaptée à notre préparation à la classe où doit aller Saphir l'année qui vient.

- Que veux-tu, me glisse-t-elle candidement, on ne peut passer tout son temps à des amusements, si agréables soient-ils.

Je la soutiens avec conviction :

- Que veux-tu, quittons ce livre hilarant et retournons à nos livres préférés!

- Préférons, préférons...

La matinée, s'étant ainsi passée selon nos préférences, nous amène au déjeuner. Mon père est déjà là, et commence sans préambule à nous décrire par le menu ce que nous devons voir tout à l'heure. Il faut bien avouer que la lecture du livre sur les laminoirs que nous avons faite dans la matinée nous a bien aidés à suivre, quoique de pas très près, les explications de mon père. Et Saphir a même posé quelques questions, afin de montrer à mon père qu'elle était un tant soit peu au courant de quelques-uns des secrets laminatoires - Oh! En tout cas, mon père ne songea pas un seul instant à s'étonner du savoir de Saphir. Et, le déjeuné terminé, nous partons en auto pour l'usine, qui se trouve à cinq minutes de la maison.

L'usine, je pourrais dire les usines, tellement les bâtiments sont vastes; et non seulement vastes, mais il y en a partout. Dans une rue, une autre rue. Mais peut-on encore parler de rues? Ce seraient plutôt les allées d'un intérieur d'usine.

Ces usines, je les connais bien. Des camarades de classe habitent non loin, dans cette petite ville, qui n'est en vérité ni une ville ni un village, l'usine elle-même. Il y a bien d'autres habitants par ici, mais les maisons qu'ils habitent paraissent aussi faire partie de l'usine.

Nous sommes entrés dans l'usine. Partout des barres de fer, de toutes formes, de toutes grosseurs. Quelle belle énumération ne pourrais-je faire! Mais ne continuons pas, l'énumération serait longue et fastidieuse. Quoi que je puisse dire, il ne s'agira jamais que de barres de fer.

Pour mon père, cependant, la variété de ces barres de fer est sans limites. Et il nous récite, barre par barre, les caractéristiques, la méthode de fabrication et l'utilisation de chacune. Oui, c'est varié, mais la mémoire nous manquerait, à Saphir et à moi, s'il fallait les réciter nous-mêmes. Dans les très grandes villes, il paraît qu'il y a des gens qui passent leur temps à regarder les vitrines de magasins, sans même rien acheter. Jolie promenade. Je préfère ma campagne. C'est aussi l'avis de Saphir, avec qui j'échange quelques réflexions à voix basse de temps à autre. Aucun danger que mon père entende avec le vacarme des machines.

Enfin, le laminoir. Un gros cylindre aplatit des plaques de métal - lorsque c'est mince, on dit des feuilles, nous a appris mon père. Et il nous a appris aussi tellement d'autres choses...

Ne cherchons pas à exagérer. Cette visite a été intéressante. Peut-être pas pour ce que nous avons vu, mais...

- Quel horizon! m'a soufflé Saphir.

Aujourd'hui, pique-nique sur l'île. Saphir et la Timide sont arrivées, comme d'habitude, par le train de onze heures et demie. Afin de se distraire un peu de la visite au laminoir, visite toute pétrie de physique et de chimie, Saphir a consacré sa matinée aux maths.

- Lorsque je cherche la solution d'un problème amusant, comme ceux que tu me prépares, mon esprit peut faire un petit battement d'aile en toute liberté, m'a-t-elle confié en descendant du train.

La Timide a souri :

- Saphir est surprenante; je n'ai jamais pensé que les maths pussent être si poétiques!

- Quand c'est lui qui me les fait découvrir... lui répond Saphir, me désignant d'un sourire.

Le pique-nique nous attend; mes camarades de classe font de même.

- Et toi, tu n'es pas tentée par le passage dans la classe de l'examen? demande l'Avisé à la Timide.

- Oh non! Pour moi, c'est bien trop difficile; Saphir m'a montré ses livres, je ne pourrai jamais y arriver.

Elle poursuit après un temps :

- Je crois que je m'intéresse moins aux études qu'elle; il me semble qu'il y a une séparation entre les études telles qu'on me les fait faire, et la vie telle que je la ressens.

- Nous avons déjà parlé de cela ensemble, elle et moi, note Saphir; je suis de son avis, je veux m'échapper moi aussi, seule la façon est différente.

Elle fait une petite pause :

- Je ne pense pas que la façon soit importante; chacun sent comment il peut faire.

- Malheureusement, à l'école, nos profs aimeraient bien qu'on sente comme eux, remarque la Timide.

- Je crois que les profs font un travail qu'on leur a dit de faire, ou qu'ils ont choisi eux-mêmes de faire, intervient le Distrait; les élèves ne sont peut-être pas le véritable but de leur travail.

Je l'approuve :

- Cela me fait penser au laminoir de mon père; on a étudié et construit des laminoirs pour laminer, et le métal est là pour qu'on le lamine, sans qu'il ait à donner ses opinions.

- Si on le lamine, c'est parce que quelqu'un l'a demandé au lamineur, observe l'Affamé.

- Et c'est parce que ce quelqu'un en a besoin, confirme le Buveur.

Au bout d'un moment de silence, Saphir s'enquiert doucement :

- Qui est ce quelqu'un pour les élèves?

Autre moment de silence. L'Avisé reprend :

- La réponse ordinaire est que ce quelqu'un représente la société des hommes.

- Cela fait beaucoup de monde, commente le Buveur.

- Et ce quelqu'un ne doit pas avoir souvent le même avis.

- Voilà un élève tout raplati par le laminoir, observe l'Affamé.

Je renchéris :

- Sans savoir à quelle épaisseur il finira par être mis.

Le Distrait fait un petit rire :

- Encore heureux si l'épaisseur est la même partout!

Encore un moment de silence, rompu par la Timide :

- Un élève n'est pas une plaque de métal; il peut refuser d'aller au laminoir.

- Excepté si le quelqu'un l'oblige, remarque l'Avisé.

- On peut se révolter, conteste l'Affamé.

- Si on se révolte seul, personne ne fera seulement attention à vous... commence le Buveur.

- Ça, ce n'est pas sûr, l'interrompt l'Avisé; le quelqu'un peut sévir, comme le prof si on est le seul à ne pas faire le devoir comme il le veut.

- Bien, s'écrie le Buveur; révoltons-nous en groupe!

Le Distrait sourit :

- Et nous voici à nouveau avec un autre quelqu'un.

- Que nous avons choisi, tempère l'Affamé.

- Pour combien de temps? réplique le Distrait.

- On peut choisir pour toujours, propose le Buveur.

- Lorsqu'on choisit, on est libre; si on a choisi pour toujours, on ne l'est plus, signale Saphir.

Encore un moment de silence, rompu par l'Avisé :

- Nous parlons de ça tranquillement parce que nous sommes en vacances, que l'école nous attend comme de coutume...

- Pas pour Saphir! rétorque la Timide.

J'enchéris :

- Saphir n'a pas voulu aller au laminoir.

Saphir se tourne vers moi :

- Qu'aurais-je fait si tu n'avais pas été là?

- Mais alors, il a été pour toi le quelqu'un! lui lance l'Affamé.

- Oui, répond-elle lentement.

Quatre heures du matin. Le soleil va se lever dans quelques minutes. La rivière sort de l'ombre. Bientôt la première péniche. Le ciel est clair, et il fait déjà chaud. La maison dort. Moi, je n'ai plus sommeil. J'ai bien dormi, cependant, mais je n'ai plus sommeil.

Je ne suis plus le professeur, je suis le quelqu'un de Saphir. "Lorsqu'on choisit, on est libre; si on a choisi pour toujours, on ne l'est plus", a dit Saphir hier. Nous ne sommes plus libres, ni elle ni moi. Pour toujours.

Petit déjeuner. Mon père, ainsi qu'il le fait assez souvent, a pris des nouvelles de nos travaux, à Saphir et à moi. Je lui ai répondu gravement que le chemin que nous avons pris ensemble ira jusqu'au bout. Après une légère hésitation, mon père m'a dit qu'il était très satisfait de voir le sérieux avec lequel, Saphir et moi, nous... Ma mère a compris.

Bientôt huit heures, mon train m'attend pour me rendre chez Saphir. Matinée pleine de maths, de physique, sous l'oeil attentif de Maître Canard. Déjeuner. Qui va à la mare, qui va à la ferme.

Aujourd'hui, c'est le jour de la broderie et de la couture. Tout au moins pour ma mère, la mère de Saphir et leurs amies. Mais nous avons déjà vu les talents de Saphir. Et nous allons les voir à nouveau cet après-midi. Après le déjeuner, la mère de Saphir nous emmène tous les deux en auto jusqu'à l'atelier. La route passe par chez moi, et nous prenons ma mère au passage.

La route est vite parcourue, et nous entrons dans la ville où se trouve l'atelier. Entrer est bien le mot. Une fois traversés les faubourgs, nous prenons une rue passant sur une vingtaine de pas sous les maisons qui forment le pourtour de la ville. Nous voici à l'intérieur. Rues étroites, maisons qui paraissent vouloir les resserrer encore plus. A peine entré dans la ville, on a envie d'en ressortir. Je suppose bien que si les habitants restent là, c'est qu'eux s'y trouvent très bien. Je ne connais pas les habitants de cette ville.

L'atelier. Une pièce assez grande, à laquelle on ne s'attend pas, vu l'aspect des maisons aux petites fenêtres. La pièce n'est pas sombre cependant, car elle est tout du long de la façade percée de quatre fenêtres. Deux femmes sont en plein travail, une couseuse et une brodeuse, penchées sur leur ouvrage.

Je regarde autour de moi. C'est ici que Saphir a confectionné sa robe. C'est ici que ma mère venait coudre et broder. La mère de Saphir aussi. Je ne le savais pas; depuis des années. Je savais bien que ma mère brodait. Je n'avais prêté attention ni au lieu ni aux personnes avec lesquelles elle brodait. Sinon, j'aurais connu Saphir plus tôt, beaucoup plus tôt peut-être, sans doute, même. Ma pensée s'est arrêtée là. J'aurais pu connaître Saphir il y a des années, je l'ai rencontrée récemment. Ma pensée s'est arrêtée là.

Nous sommes très bien accueillis... Suis-je bête! Moi, je suis très bien accueilli, les autres se connaissent très bien, évidemment. On me demande si je veux me mettre à la couture, ou à la broderie. Je réponds d'un sourire, en affirmant que j'admire beaucoup ces travaux, et surtout leurs résultats, mais que je me sens absolument incapable d'y participer. Sur quoi Saphir déclare qu'on va bien me voir à l'oeuvre. A l'oeuvre? Eh oui! il y avait un secret dans cette invitation que Saphir m'avait faite de venir ici, pour une simple visite. C'est bientôt l'anniversaire de la Timide et Saphir veut lui faire une robe.

- Et tu vas m'aider! m'annonce-t-elle.

Petits rires gais dans l'assistance.

- Il paraît que tu dessines très bien! me lance la Couseuse en enfilant son aiguille.

- Moi? Je n'ai jamais...

- Tu fais de beaux dessins géométriques, nous a dit... Saphir! ajoute la Brodeuse.

Je vois que tout le monde est au courant. Je proteste :

- La géométrie n'a rien à voir avec un dessin de robe!

- Tiens, tu as deviné que c'est pour un dessin de robe! sourit la Couseuse.

Tout le monde rit. Sauf moi, qui ne sais pas trop quoi dire.

- Saphir nous a dit que tes dessins faisaient vivre les formules! enchérit la Brodeuse.

Me voilà pris au piège. Saphir me montre quelques esquisses qu'elle avait déjà faites il y a longtemps. Je prends mon courage à deux mains, et commence à proposer de petites variantes. Toutes ont suivi mes ébauches, et je suis chaudement félicité pour mon talent... de créateur de mode!

Petit déjeuner studieux. J'avais quelques points délicats en retard pour le cours de maths. J'en ai donc parlé à mon père. Hier soir, je n'avais pas pu, il était rentré assez tard. Et voilà mon père lancé dans un cours aux vastes proportions. Sept heures et demie. Mon train est à cinquante-six. Mon père s'est arrêté un instant à ma remarque, puis m'a dit qu'il m'emmènerait en auto. Je préviens l'ouvrier de la ferme qui devait venir me prendre au huit heures vingt-deux. Le cours a duré jusqu'à la ferme. Il me faut avouer qu'il était très intéressant. Et qu'il m'aidera beaucoup. Je n'ai même pas pu le dire à mon père, car il s'est aperçu qu'il était en retard, et il est reparti, à peine arrivé.

"Coin! coin!" Le cours vient de commencer.

Ce matin, algèbre. Des équations à n'en plus finir, d'où il faut extirper des x, des y, des z... que sais-je encore?

- C'est la même chose en seconde qu'en troisième; j'ai déjà fait tout cela! s'étonne Saphir.

- Oui, mais les équations sont plus nombreuses.

- Ça ne fait rien; on les prend l'une après l'autre.

- Bien; passons à autre chose...!

- A propos, m'interrompt-elle, pourquoi nous fait-on toujours résoudre les problèmes par l'algèbre?

- Comment veux-tu faire?... Ah oui, par l'arithmétique!

- Oui; je sais que c'est plus rapide par l'algèbre, mais au moins pourrait-on nous expliquer les trucs de l'algèbre.

- Qu'appelles-tu les trucs?

Elle réfléchit :

- Soustraire des équations, ce n'est pas comme soustraire des pommes; j'en prends une, il en reste tant.

- Tu veux dire que c'est abstrait?

- Oui; on pourrait nous expliquer, à tout le moins, des calculs simples par l'arithmétique.

- Ton prof ne l'a jamais fait?

Elle fait non de la tête :

- Il trouve que c'est inutile, puisqu'on obtient le résultat d'une façon plus simple.

- Sans rien comprendre?

- Sans rien comprendre.

Je souris :

- C'est ce que vous disiez lundi dernier, la Timide et toi, lorsque nous étions chez elle.

- Ah oui! La Timide avait dit qu'on nous demandait d'apprendre sans nous donner d'explications.

- Et tu avais ajouté qu'on nous disait aussi de faire des choses sans nous dire pourquoi.

Elle sourit à son tour :

- L'un suit l'autre, n'est-ce pas?

Nous restons un moment sans rien dire.

- Et puis, reprend Saphir, est-ce si sûr que ce soit si long l'arithmétique pour des cas simples?

- Avec les explications de mon prof, ce n'est pas long du tout; mais en général, les problèmes sont plus compliqués...

- Je comprends; mais cela ne devrait pas empêcher d'expliquer à des élèves qui voient l'algèbre pour la première fois.

- C'est ce qu'a fait mon prof.

- Dommage pour moi que le mien...

Elle s'anime :

- Voyons sur un exemple; tu m'aideras!

- Entendu.

- Deux élèves, x et y; l'un a quatre pommes de plus que l'autre, ensemble ils en ont seize.

J'énonce :

- Système de deux équations du premier degré à deux inconnues.

Maître Canard a fait entendre un léger claquement de bec.

- Tu vois? Lui aussi trouve que c'est une bien grande phrase! constate Saphir.

- Pardon, Maître! Pardon, Mademoiselle!

- Ce n'est rien; ce n'est pas de ta faute.

- Coin! coin!

Gentiment Maître Canard a nettement approuvé Saphir. Elle poursuit :

- Je connais les équations :

x + y = 16

x - y = 4

Ensuite, on soustrait les équations l'une de l'autre, on ne sait pourquoi - le truc! - et on apprend que deux élèves y possèdent douze pommes.

Elle lève les bras au ciel :

- Les voilà trois à présent! Qui a jamais parlé de deux élèves y?

Je ne peux m'empêcher de rire. Ce qui m'attire un petit battement d'aile désapprobateur de Maître Canard. Saphir continue imperturbablement :

- Je divise les deux élèves y par deux...

Elle s'interrompt un instant :

- Au fait, dois-je diviser chaque élève en deux?

Je n'ose plus rire. Elle poursuit :

- D'où, la moitié de deux élèves y a six pommes; ou enfin l'élève y a six pommes.

- Et voilà, tu as trouvé!

- Et tu crois que c'est fini? Oh non! Et l'élève x?

- Ça, c'est facile!

Elle rit :

- Crois-tu? Il serait bien trop facile de se reporter à l'énoncé, et de dire que x, ayant quatre pommes de plus que y, en a donc dix.

- C'est ce qu'aurait fait mon prof.

- Pas le mien! Non, il faut faire l'addition des deux équations pour trouver que deux élèves x ont vingt pommes; et là, retour au problème précédent.

- Lequel?

- Diviser les deux élèves x par deux; d'où l'élève x a dix pommes.

Je proteste :

- Oui, je connais cette méthode qu'utilisent les élèves d'autres classes; mais là, on peut faire autrement.

- Oui, on peut remplacer y par six; on ne sait pas pourquoi non plus.

- Là, tu exagères! Puisque x a six pommes.

Elle secoue la tête :

- Je ne sais pas remplacer un élève par six pommes.

Je ne sais pas trop répondre. Elle fait un petit sourire :

- Oh, que c'est simple, facile et rapide, l'algèbre! Et de plus, on n'a rien expliqué.

Maître Canard claque du bec :

- Et en arithmétique?

- Oh, c'est beaucoup plus compliqué, difficile et long! lui répond Saphir.

- Je t'écoute.

- Si les deux élèves avaient le même nombre de pommes, chacun en aurait huit; l'un en ayant quatre de plus que l'autre, on en enlève deux à l'un qu'on donne à l'autre.

- Ce qui fait six et dix! conclut Maître Canard.

Saphir, admirative :

- Tu comprends des choses aussi difficiles, toi? Tu es extraordinaire!

Maître Canard, tout fier, lève bien haut ses ailes :

- Coin! coin!

Après-midi de promenade. Nous en avions bien besoin!

Ce matin, Saphir est en chimie, et moi en maths. Quel bonheur qu'elle se débrouille bien en chimie! je ne sais même pas si j'aurais pu l'aider. D'ailleurs, c'est déjà elle qui m'a appris des choses que j'étais censé savoir. "Tu es sûr d'être allé en classe de chimie, au moins une fois?" m'a-t-elle demandé plaisamment l'autre jour. J'ai dû avouer que certaines fois il m'arrivait... "Eh bien, cette année, c'est moi qui serai ton prof!" m'a-t-elle affirmé avec autorité. Pourquoi pas? J'ai trouvé ça très tentant.

En attendant, passent les péniches, et repassent les équations et autres formules. Je crois que je ne m'étais jamais rendu compte à quel point il y avait de choses faciles, inutiles à apprendre, dont était bourré mon livre. Ce n'est pas, du reste, tellement étonnant; ce livre de première, je ne l'ai seulement jamais ouvert. Le cours de mon prof était bien suffisant, et il ne m'abreuvait pas de ces choses inutiles qu'on retrouve sans peine lorsqu'on en a besoin si on a compris l'essentiel. Et comme mon prof ne parle que de l'essentiel, je n'ai pas de mal à le comprendre. J'en vois, des élèves, dans d'autres classes, qui peinent sur des équations qui ne le méritent pas. Et pendant ce temps qu'ils perdent, ils ne peuvent faire ce qui leur serait beaucoup plus utile.

Au déjeuner, mon père me reparle du laminoir. De la découpe des plaques et des feuillets. Chaque client veut quelque chose de différent...

J'ai eu l'esprit prompt :

- Et il faut qu'il y ait le moins de pertes possible!

Mon père est ravi :

- Oh, on peut refondre le métal! prononce-t-il tranquillement.

J'ai vu le piège à temps :

- Du temps perdu, et cela augmentera le prix de vente.

J'ai répondu tout aussi tranquillement. Mon père m'a regardé, puis il a lentement secoué la tête, puis il a bu une gorgée de vin, puis il s'est tourné vers moi : "C'est bien!"

L'après-midi, je vais à la ferme, et nous partons, Saphir et moi, faire notre promenade habituelle par les nombreux chemins de terre qui se trouvent en haut du bois.

Je raconte l'histoire de la découpe du laminoir de tout à l'heure.

- Ton père est comme le mien, il aime que les faits soient clairs, commente Saphir; les faits et les autres faits qui en découlent.

- Et quand les faits sont trop clairs...

- ...on ne peut plus rien voir d'autre.

Nous marchons un long moment sans rien dire.

- Les faits ont permis aux hommes de construire leur monde...

Elle laisse un temps :

- Mais les faits suffisent-ils à emplir ce monde?

- L'emplir de ce qui donne envie d'y vivre?

- Oui.

Elle fait un large geste autour d'elle :

- Regarde ces blés; que seraient-ils pour nous si nous ne les mangions pas?

- Oh ça, je sais; un joli décor!

Nous marchons un long moment sans rien dire.

- Les blés t'ont-ils entendu? demande Saphir.

- Ils nous ont entendus, et nous envoient l'odeur du pain pour nous le faire savoir.

Nous marchons un long moment sans rien dire. Je reprends :

- Lorsqu'un décor est joli, on en dit qu'il est plaisant à voir; cela est-il suffisant pour avoir envie d'y vivre?

- Si on n'a pas faim, rien n'empêche de s'en contenter.

- Comme du joli décor d'une assiette, lorsqu'on a bien mangé.

Elle sourit :

- Et une fois qu'on a mangé le joli décor, l'assiette et ce qu'il y avait dedans?

Elle ajoute aussitôt :

- Et qu'on a bien travaillé le cours?

Elle ajoute encore :

- Et s'il reste du temps?

Je ris :

- Et que les faits ne nous éblouissent pas?

Elle fait un petit geste :

- Et qu'on ressente vraiment le besoin d'emplir notre vie?

Elle fait une pause :

- Tu crois que tout le monde ressent vraiment le besoin d'emplir sa vie?

- Peut-être y en a-t-il qui se contentent d'emplir leur vie avec des faits.

Saphir me répond pensivement :

- Notre vie est-elle plus grande que tous les faits qui existent au monde?

Je ris :

- Il faudrait entasser plein de plaques de métal pour le savoir!

Elle rit :

- Et tous les livres de maths et de physique!

- Et de chimie!

Nous restons un bon moment à rire gaiement, sans trop de raison.

Enfin je reprends :

- Il m'est difficile d'emplir ta vie avec de simples livres.

- Pourtant, tu le fais, mais ce n'est pas avec de simples livres.

Nous marchons un long moment en silence...

Dimanche. Après-midi chez la Timide.

- Tes autres profs étaient-ils comme ton prof de maths? me demande-t-elle.

- Oh non! les autres étaient...

Elle rit :

- Des profs normaux?

Je fais un petit geste :

- Je pense que c'est ce qu'il faut dire.

La Timide fait une moue :

- C'est ce qu'on dit, en tout cas, de ceux qui sont meilleurs que leurs profs.

- Tu veux parler de la fille...? lui demande Saphir.

- Oui; celle qui est première de la classe.

Je fais l'étonné :

- Meilleure que tous les profs?

- Non, bien sûr, me répond la Timide; mais il arrive qu'elle sache une chose ou une autre que l'un de ses profs ne sait pas.

- Et alors, il ne la félicite pas?

- Oh non! déplore Saphir; en général, le contentement ne se lit pas sur le visage du prof.

- Il y en a même un, ajoute la Timide, qui cherche à la contredire par tous les moyens.

- Et il y arrive?

- Justement non, me répond Saphir.

- Et alors?

- Il change de sujet.

Je hoche la tête :

- J'en connais qui font ça dans la vie de tous les jours; même parmi mes camarades de classe.

La Timide fait un geste d'incompréhension :

- Pourquoi se faire prof, si on ne s'intéresse pas aux élèves?

- Te souviens-tu de ce qu'avait dit le Distrait mercredi dernier?

Elle ne paraît pas se souvenir de ce à quoi je fais allusion. Saphir répond à sa place :

- Il avait dit : "les élèves ne sont peut-être pas le véritable but de leur travail".

- Oui, oui; je m'en souviens maintenant!

Et la Timide ajoute, se tournant vers moi :

- Et tu avais dit que cela te faisait penser au laminoir de ton père.

Je réponds, avec un peu de tristesse :

- L'école prépare convenablement les élèves pour qu'ils aillent en toute confiance au laminoir.

Quatre heures. Le goûter nous attend. Une fois englouti le délicieux, et gros, gâteau que la mère de la Timide nous a préparé...

- Voulez-vous que nous allions nous promener le long de la rivière? nous propose la Timide.

Il nous reste encore environ deux heures avant le train du retour. Nous acceptons avec plaisir.

Quatre cents pas, et nous voilà en pleine campagne, au bord de la rivière. Elle n'est pas très large, mais comme on s'y sent bien! Si près de la ville, dans la ville même pourrait-on dire, coule-t-elle déjà au milieu des bois? Non, bien sûr, mais les grands arbres qui peuplent ses rives et qui la recouvrent en donnent l'illusion.

La promenade est agréable, dans la fraîcheur de la rivière qui nous garde de la chaleur de cette fin de juillet. La rivière, qui a visité la ville, coule sagement vers une mer encore lointaine.

- Que lui arrivera-t-il? prononce doucement Saphir, désignant la rivière, dont nous suivons le courant.

Elle s'interrompt un moment :

- La rivière ira là où la pente l'emmènera, contournant les monts, descendant dans les vallées, s'immobilisant devant les barrières infranchissables pour former de grands lacs, se précipitant du haut des hautes falaises en cascades bouillonnantes, redescendant les pentes rapides en torrents vertigineux... Et tout cela pour disparaître dans le vaste océan.

Etant destiné - de principe, tout du moins - à devenir un scientifique, l'envie facétieuse me prend de faire remarquer à l'auteur du texte ainsi composé et que nous venons d'entendre, que l'altitude où nous nous trouvons est de soixante-quatre mètres, que la distance qui nous sépare de la mer en suivant les différents cours d'eau est de deux cent cinquante kilomètres, et que par conséquent, tous calculs faits, la pente moyenne que doit suivre l'eau, au fil des monts, des vallées, des barrières infranchissables, des grands lacs, des hautes falaises, des pentes rapides, est d'environ deux et demi pour dix mille à travers une plaine presque permanente.

Pendant que je pensais aussi pertinemment, le silence s'est fait. Au bout de ce silence, la Timide s'est tournée vers Saphir :

- C'est de notre vie que tu parles?

- Oui, de notre vie, ou plutôt de celle qu'on nous propose.

Elle fait un petit sourire :

- Le laminoir, la rivière entraînée par la pente.

Elle fait une pause :

- Nous ne sommes pas la rivière, nous sommes sur un bateau qu'entraîne la rivière; nous pouvons construire des rames, avec des planches du bateau s'il le faut, nous pouvons diriger le bateau, nous arrêter sur la rive que nous aurons choisie.

La rivière coulait, et nous étions encore sur la rive. Pour aller là-bas, on ne sait pas où, il faudra être prudent en mettant notre bateau à l'eau.

Ce matin, au réveil, j'ai regardé les péniches. En voici une qui remonte le courant. Que les mariniers aient construit une rame ou fait autre chose, ils ne se laissent pas docilement entraîner par la large rivière, bien au contraire!

Petit déjeuner. Je parle de nos progrès en maths, en physique, mais je ne parle pas de la rivière. Ma mère s'inquiéterait. Mon père dirait que ce sont des conversations très intéressantes pour des jeunes gens, tant qu'elles ne nous empêchent pas de travailler. Je me trompe peut-être, mais je n'ai pas envie de tenter l'aventure.

- A propos, me demande mon père, une tartine à la main, et la chimie? Tu m'avais dit que... Saphir s'en occupait toute seule...

Il ne me laisse pas le temps de répondre :

- D'ailleurs, ce n'est pas un mal, tes compétences en cette matière...

- Tu exagères! riposte ma mère; il a des notes suffisamment bonnes.

- Oh, pour la classe et même pour son examen, cela ira très bien! pour s'en servir à l'usine, c'est autre chose.

Il ajoute sans attendre :

- Si elle rencontre des difficultés, elle pourra m'appeler quand elle voudra!

Il regarde l'heure, se lève rapidement, et s'en va, sans me laisser le temps de le remercier. Ma mère est toute souriante.

L'heure? Mais il est temps! Il reste un quart d'heure pour attraper le train qui va chez Saphir. Il faudra courir!

"Coin! coin!"

Maître Canard nous attend déjà. Il n'a rien à nous reprocher, c'est lui qui est venu en avance, sans doute impatient de nous voir.

Aujourd'hui, cours de physique. Les forces.

- Encore les forces! s'étonne Saphir; je les sais bien maintenant.

Je souris :

- Oui, mais ce sont des forces qui ne durent pas tout le temps.

- Ah bon, elles se fatiguent?

- Parfaitement!

- Elles ne sont pas très courageuses.

- Coin! coin! proteste Maître Canard; quand j'utilise la force de mes ailes, et que je passe d'une vitesse nulle à une vitesse plus grande...

Il claque du bec :

- ...et que je dois voler jusqu'à la mare...

- La mare est tout à côté! s'exclame Saphir; et d'ailleurs, tu y vas toujours en marchant.

- Bien sûr... Tu vois comme c'est fatigant, la force!...

Charitablement, nous n'insistons pas, Saphir et moi, sur le peu de ferveur de Maître Canard pour l'effort, même minime. Lequel Maître, ayant mâchonné deux trois brins d'herbe cueillis tout près de lui - pourquoi se fatiguer à les aller chercher à l'autre bout du pré, ce sont les mêmes ici, non? - est retourné à un repos bien mérité.

- Bien! et la force qui ne dure pas tout le temps? réclame Saphir.

- Maître Canard vient d'en parler; elle s'achève à la mare, près de laquelle il s'est assis, épuisé, ne pouvant aller plus loin.

- Comment ça, je ne peux pas aller plus loin? claque du bec Maître Canard; si je me suis assis, je peux me relever et plonger dans la mare pour attraper un têtard!

- Oui, mais pour cela, il te faut utiliser une nouvelle force; la première s'est achevée lorsque tu t'es assis.

Maître Canard a tourné la tête vers Saphir, lui demandant de l'aide.

- Souviens-toi de ce que nous avons dit il y a une dizaine de jours, lui répond Saphir; lorsque tu es assis, tu n'accélères pas, et ta force est nulle.

Un petit battement d'aile :

- Tout ça ne m'empêchera pas d'aller chercher mon têtard!

Un moment de silence.

- Dans ce cas, reprend Saphir, si je lance une balle contre un mur, sa force en touchant le mur est nulle, puisque la balle n'accélère plus à partir du moment où je l'ai lâchée.

Je l'approuve :

- Parfaitement!

- Pourtant, si la balle est lourde, elle peut enfoncer le mur, même si c'est un peu.

- Oui, mais c'est tout; elle n'ira pas plus loin.

Saphir sourit :

- Elle s'assoit!

- Oui, c'est tout à fait ça!

Elle reste songeuse :

- Voilà qui est curieux; on enfonce un mur sans avoir de force.

Elle se reprend aussitôt :

- Oui, mais la balle a de la vitesse!

- Et de la masse.

- Et plus elle a de vitesse...

- ...et de masse...

- ...plus loin elle enfonce le mur.

- Et voilà la force qui ne dure pas tout le temps.

Je fais une pause :

- La force avec laquelle tu as lancé la balle lui a donné l'énergie nécessaire pour enfoncer le mur sur une certaine distance; et la force appliquée sur une certaine distance - en maths on dit le produit, ou encore une multiplication - cela s'appelle le travail.

- Le travail?

- Oui, c'est comme l'ouvrier de ta ferme qui soulève une botte de paille pour l'engranger...

- ...à la hauteur qu'il faut; c'est-à-dire à une certaine distance!

- Et c'est bien ce qu'on appelle un travail.

- Et c'est bien ce qu'on appelle un travail.

- Coin! coin!

Maître Canard a levé ses ailes et claqué du bec :

- Mais alors, en allant à la mare, j'ai travaillé!... Allez me dire maintenant que le travail n'est pas fatigant!

Après-midi de promenade. Nous en avions bien besoin!

Une chaleur étouffante annonce le premier jour du mois d'août. Deux heures du matin. Le soleil dort; il ne se lèvera que dans deux heures et demie. Moi, je ne dors plus. Je me suis levé, et je suis allé par le jardin nager un bon moment dans l'onde fraîche de la large rivière qui luit doucement sous les rayons d'une lune levée depuis peu.

Le ciel promet un soleil proche. Nulle envie de me recoucher. Je passe le temps qui me reste avant le petit déjeuner à lire dans le fond du jardin, près de la fraîche rivière.

Petit déjeuner. Mon père est parti très tôt. Ma mère semble un peu inquiète :

- Ton père paraît sûr que tout se passera bien.

- C'est ce qu'il dit.

- Toi aussi tu parais sûr que tout se passera bien.

- C'est tout du moins ce que j'espère.

- Et si elle...

Ma mère a laissé sa phrase en suspens.

Je la rassure :

- Jusqu'ici, tout s'est bien passé; il n'y a eu aucune difficulté.

Ma mère hésite :

- Et si...?

Je ne sais trop quoi ajouter.

Elle reprend :

- Tu as pris une responsabilité...

- Oui.

Je laisse un temps :

- J'en aurais pris une si je ne l'avais pas aidée.

- C'est elle qui t'a demandé de l'aider?

- Je suis plus grand qu'elle...

- Ça, je le sais.

Je réfléchis :

- Alors qu'elle ne parlait que d'aller en seconde, je lui avais proposé que nous travaillions ensemble; je pensais au cas où elle aurait une difficulté...

Ma mère a écouté sans rien dire. Je poursuis :

- Elle a dit qu'elle serait contente de m'avoir comme professeur...

Ma mère écoute toujours sans rien dire. Je poursuis :

- Quelques jours plus tard, il y a de cela une bonne dizaine de jours, elle m'a dit : "Et pourquoi ne passerai-je pas l'examen en même temps que toi?"

- Il y avait longtemps que tu la connaissais? me demande ma mère.

- Douze jours.

Ma mère fait, sans rien dire, un petit signe de tête indéfinissable. J'ajoute :

- Je l'ai vue à la fête foraine, tout près de chez elle, le premier juillet; mais je ne l'ai rencontrée que le surlendemain.

Ma mère secoue lentement la tête :

- Et tu as accepté? Tu pouvais refuser.

- J'ai accepté; je n'ai pas refusé.

Elle me fait un affectueux sourire :

- C'est l'heure de ton train; travaillez bien!

Nous travaillons bien. De la géométrie, ce matin. Nous cherchons, à travers les diverses figures, cercles, triangles, paraboles... que Saphir dessine beaucoup mieux que moi. Nous cherchons à l'aventure, comme cela se présente, une figure en faisant découvrir une autre, sans lien apparent. Et pourtant, il se découvre, le lien, il se découvre de lui-même, lorsqu'on s'aperçoit des ressemblances d'une recherche à l'autre. Que ne trouve-t-on avec une simple proportion! La masse des pommes, bien entendu, aussi bien que le prix de quinze bonbons, que le théorème de Thalès, que la pente des routes - des droites si vous préférez, plus on monte plus on est haut - que la promenade en vélo. La promenade en vélo? bien sûr; plus on roule plus on va loin.

- Coin! coin! plus on vole, plus on se fatigue! fait observer Maître Canard.

Je disais bien qu'on pouvait tout faire avec les proportions. Merci encore, mon prof de maths!

Déjeuner. Le père de Saphir est là. Il m'adresse des félicitations pour le sérieux avec lequel je conçois l'existence. Long discours sur le sujet. Il en ressort essentiellement que de bonnes études donnent la certitude d'un avenir assuré, et d'une vie exempte de désagréments. Je suppose que c'était à moi de savoir de quelle sorte d'avenir et de quelle sorte de désagréments il pouvait s'agir. Peut-être la certitude que les plaques de métal seront aplaties par le cylindre, et l'absence du désagrément de voir que lesdites plaques sortent avec une épaisseur incorrecte? Ceci mis à part, le père de Saphir est un homme très affable, attentionné, et par ailleurs, très curieux de ce qu'il sait déjà.

L'après-midi, nous allons, Saphir et moi, faire notre habituelle promenade entre les champs de blés mûrs à la bonne odeur de pain.

- Dans quelques jours, nous allons moissonner les blés; à présent, ils sont suffisamment mûrs, m'apprend Saphir.

- Tous les blés ici sont à toi?

Elle rit :

- Non, non, tout le pays n'est pas à nous!

La plaine - c'est plutôt un plateau, puisque nous sommes entre des vallées, ainsi que je l'ai appris en géographie - le plateau, donc, est plat - puisque c'est un plateau... - et Saphir me montre au loin les confins de sa terre. Je souris :

- C'est plus grand que mon jardin!

Elle me sourit à son tour :

- J'aime bien ton jardin; il est au bord de la rivière.

Ce matin, Saphir est en chimie. Moi, au fond du jardin, au bord de la rivière - Saphir a raison, il est beau mon jardin; il est au bord de la rivière - je suis en physique, je prépare mon cours, en professeur consciencieux. Notons au passage que je suis ravi que mon père ait proposé à Saphir de l'aider en chimie. J'étais malgré tout un peu inquiet; parce que mon père a bien raison, moi, la chimie...

Cet après-midi, pique-nique sur l'île. Saphir et la Timide arrivent comme de coutume par le train de onze heures trente-deux, et je vais les prendre à la gare.

- Où en êtes-vous, les courageux? nous demande le Distrait.

Je prends la parole :

- Si tu veux, nous pouvons te donner le récit détaillé de tout ce que nous avons fait; comme ça, tu pourras nous dire si nous avons fait ce qu'il fallait.

Protestation générale :

- Nous sommes en vacances!

Rire non moins général.

Pour le moment, nous faisons honneur aux bonnes choses du pique-nique. La conversation... générale traite de sujets non moins généraux. La gaieté la plus grande a visiblement été invitée à notre pique-nique. Et personne ne regrette sa participation à la conversation. On parle baignade, distractions diverses, fêtes foraines, un peu d'école, des profs qui ne s'intéressent pas aux élèves...

Le Distrait, plus distrait que jamais, glisse une question :

- Et quel est le véritable but des élèves?

La question a commencé par passer inaperçue, étant donné le brouhaha toujours général. Cependant, assez curieusement, tout le monde a fini par l'entendre... en même temps. Le silence s'est fait, sans que, manifestement, personne n'ait eu l'air mécontent d'avoir à changer de sujet.

- D'obéir à leurs parents!

- En voilà une réponse! lance le Buveur à l'Affamé.

Lequel fait un large sourire :

- Je savais bien que quelqu'un me dirait ça!

- Et perspicace en plus! ironise le Buveur.

- Et pas si bête qu'il en a l'air! rétorque l'Affamé.

- Je n'osais pas te le dire!

- Quoi? tu ne vérifies pas tes hypothèses?

Le Buveur cherche une bonne réponse... qui ne vient pas.

- Le spectacle est déjà terminé? ironise à son tour l'Avisé; cela ne valait pas la peine de se déranger!

Il poursuit :

- Compte rendu du spectacle : "Sujet inexistant, fort mal traité par ailleurs. Répliques aléatoires. Artistes fatigués par les spectacles donnés durant toute l'année dernière en classe à leurs professeurs; professeurs obligés, de par leur profession, d'assister malgré eux aux susdites représentations!"

Tout le monde rit. Mais, l'Affamé, qui a fini par se retenir de rire, et a adopté une voix docte :

- Je vois qu'on s'est contenté, par pure incapacité, de s'en prendre aux accessoires de mon discours, et qu'on en a négligé, pour la même raison, de se pencher sur la portée fondamentale, autant qu'originale, de mon argumentation.

Il fait une pause, et contemplant l'auditoire suspendu à ses lèvres :

- Baissez vos yeux, et regardez, à l'heure matutinale de la rentrée des classes, ces tout petits enfants, qui viennent à peine de quitter leur berceau, se précipiter en longues files dociles vers leurs classes respectives! Viennent-ils pour découvrir le monde? Viennent-ils pour parfaire leur savoir? Viennent-ils afin de pénétrer au coeur de l'élite des hommes? Viennent-ils dans l'espoir de faire une grande carrière? Viennent-ils attirés par les gains fabuleux qu'on promet aux plus grands de la pensée humaine?

Il parcourt des yeux l'auditoire muet. Mais, au moment où il allait se remettre à parler, l'auditoire, commençant en ordre dispersé, et finissant à l'unisson :

- Ils viennent pour obéir à leurs parents!...

Aujourd'hui, Saphir et moi allons dans la plus grande ville de notre région, trois fois plus grande que la ville où habite la Timide. Qu'allons-nous y faire? Choisir le tissu de la robe que Saphir veut faire pour l'anniversaire de la Timide. Pourquoi dans cette ville? Parce qu'elle est renommée pour ses tissus, et c'est là que Saphir, sa mère et la mienne achètent toujours leurs tissus. J'aurais dû savoir tout cela, au moins en ce qui concerne ma mère. Eh bien, je ne le savais pas!

Le train que nous prendrons ne partant que peu après dix heures, nous avons décidé de travailler chez moi en l'attendant. Saphir arrive vers sept heures et demie. Et moi, je me suis levé peu après le soleil. Tiens, je vais aller la prendre à sa gare! Mais non! mon train arrive une minute après que le sien est parti. Tant pis!... Mais voyons! Je n'ai qu'à descendre à la gare d'avant, et j'attends son train. N'importe comment, je n'ai pas envie d'attendre ici plus longtemps à ne rien faire. Ma mère vient de se lever juste à temps pour me préparer un chocolat chaud aux tartines beurrées et à la confiture de fraises qu'elle fait à merveille!

Voilà son train. Elle m'a vu par la fenêtre :

- Monte vite!

Certes, Maître Canard nous a bien manqué, mais nous sommes malgré tout arrivés à bien travailler.

Notre train vient de partir.

- Tu es déjà allé là-bas? me demande Saphir.

- Non; ma mère y allait avec ta mère, mais je n'y avais jamais prêté attention.

- Moi, c'est à la ville que je n'ai jamais prêté attention.

- Elle n'est pas très belle?

- Elle est vaste; on ne sait où se mettre.

- Des monuments?

- Une cathédrale; elle est grande, on y entre par trois portes cochères.

- Tu y es entrée?

- Non; les portes sont trop grandes pour que je puisse y passer.

Trois quarts d'heure de voyage. Le paysage n'a pas de relief. Comment en aurait-il, puisque nous sommes en plaine? De petits bois jalonnent la voie. Par moments, on aperçoit des petites rivières à travers le feuillage. Une vallée bordée d'assez hautes collines, comme autour de la ferme. La plaine de nouveau. Des étangs, petits et grands.

- Ils vont jusqu'à la ville, m'apprend Saphir; et là, parmi les étangs, se trouvent d'importantes cultures maraîchères.

La grande ville. Nous entrons en gare un peu après onze heures. Nous voilà sur place. Quant à regarder comment est la ville ou la cathédrale, ce n'est pas pour tout de suite. Il faut d'abord nous presser pour nous rendre à notre magasin de tissus afin d'avoir largement le temps avant la fermeture.

Le magasin est grand, comme tout dans cette ville. Tout est calme, feutré. Les clients parlent sans se presser aux vendeurs, qui répondent comme si on était chez soi et non dans un magasin. Recherche lente, patiente, hésitation devant un choix, conseil attentionné du vendeur - on se connaît bien, on est entre soi.

Nous parcourons les rayons submergés de tissus de toutes sortes, destinés tout autant aux vêtements qu'à l'ameublement. Les passages entre les rayons sont larges, on y marche sans contrainte. Les vendeurs, discrets, attendent sans impatience qu'on ait besoin d'eux. Et au moindre signe, ils sont déjà là sans qu'on ait vu la moindre presse, ni dans leurs gestes, ni dans leur démarche. On n'est pas dans un magasin, on est dans une maison.

Nous montons au premier étage où se trouvent les tissus pour vêtements. J'espère que Saphir ne me demandera pas de choisir, il y en a trop. Que de sortes de tissus, que de couleurs! Ce serait le moment idéal pour faire une bonne énumération. Qu'on se rassure! Pour énumérer, il faut déjà savoir de quoi on parle. Et mes connaissances en tissus valent encore moins que mes connaissances en chimie. On aura évité une énumération... En effet, ainsi que me l'avait dit Saphir, nous sommes dans la ville des tissus.

Heureusement, Saphir sait ce qu'elle veut. Cependant, gentiment, elle me demande mon avis, et même mon conseil sur les tissus qu'elle extirpe sous les innombrables rouleaux de tissus, au travers desquels elle devine celui qui pourrait le mieux convenir. Après de nombreuses recherches, nous - vous voyez ce que ce "nous" recouvre - nous choisissons un splendide velours - tissu le plus célèbre de la ville - d'un rouge couleur de cerise.

Nous voici sortis avec notre emplette. Notre train part un peu après trois heures, et nous avons encore le temps de flâner.

- Flâner? Oui! s'exclame Saphir; nous avons d'abord un endroit prestigieux à visiter!

- Une autre cathédrale?

- Non; encore que ce soit recouvert de tuiles.

- Une belle maison?

Saphir sourit :

- Oui, surtout à l'intérieur.

- Un beau mobilier?

- De très bon goût.

Et nous allons. Arrêt devant une maison très ordinaire.

- C'est ça, ta maison?

- Oui; c'est le mobilier du rez-de-chaussée qui est remarquable.

Nous entrons. Le rez-de-chaussée est une simple boutique. Je cherche le mobilier. Sans doute est-il dans une autre pièce. Saphir s'est avancée vers une vendeuse :

- Des tuiles au chocolat, s'il vous plaît!

Je souris :

- Ton mobilier semble être vraiment de très bon goût!

J'ajoute, après contemplation :

- Et le toit de la maison tout autant!

Et que dire des moelleux macarons? Il n'y a pas seulement les tissus à être à juste titre renommés dans cette ville.

"Coin! coin!" Le cours de ce matin vient de commencer. Ai-je besoin de répéter que nous faisons des maths et de la physique, puisque nous ne faisons que ça? Non? Je ne le répéterai donc pas.

Le cours commence. Non, pas encore! Suis-je assis tout près de la meilleure touffe d'herbe de tout le pré? J'ai déjà l'habitude de voir les poules venir picorer jusque dans mon livre. Je comprends le profond intérêt qu'elles peuvent ressentir pour les mathématiques lorsque c'est moi qui les explique, mais là, ce ne sont pas les poules, c'est un mufle qui vient de me repousser. "Tu gênes!" semble clairement me reprocher ce mufle. Je ne me suis pas trompé, car la meilleure touffe d'herbe de tout le pré broutée, le mufle s'en va à pas lents chercher plus loin d'autres meilleures touffes d'herbe de tout le pré.

C'est l'heure du déjeuner. La mare ou la ferme? La réponse étant évidente, que ce soit pour Maître Canard ou pour Saphir et moi, je ne répondrai donc pas à la question. Cependant, si certains d'entre vous préfèrent aller à la mare, je les préviens que si les têtards grossissent, ils ne sont encore que de bien petites petites grenouilles, très loin d'être prêtes à être mangées.

Hier soir, en revenant de la ville aux tissus, nous avons eu une correspondance de deux bonnes heures dans ma gare, et nous avons paisiblement attendu dans mon jardin, au bord de la large rivière. D'où, Saphir n'est rentrée chez elle qu'à l'heure du dîner, après que je l'ai accompagnée jusqu'à sa gare, et d'où encore, elle n'a pas montré le tissu à sa mère. Prétexte. Saphir m'avait dit dans le train qu'elle ne montrerait le tissu qu'aujourd'hui au déjeuner, lorsque je serais là.

Déjeuner. La mère de Saphir vient de voir le tissu, et a chaleureusement approuvé le choix :

- Voilà qui conviendra parfaitement aux esquisses que vous avez faites ensemble, sourit la mère de Saphir.

Je me récrie :

- Je n'ai rien fait du tout!

- Tu oublies que j'étais à l'atelier avec vous la semaine dernière!

Le déjeuner terminé, on reprend les esquisses. On compare avec le tissu.

- Je suis sûre que cela plaira beaucoup à ton amie! affirme la mère de Saphir, en souriant à sa fille.

Nous convenons donc d'aller prochainement à l'atelier commencer à coudre la robe. Enfin, la mère de Saphir et Saphir coudront, moi, je regarderai avec admiration.

- N'y compte pas, me lance Saphir, tu ne vas pas rester à nous regarder, même avec admiration; nous te trouverons quoi faire!

Je me récrie :

- Je ne sais rien faire!

- Bonne excuse pour paresser! Est-ce que je savais, moi, lorsque tu as commencé à m'apprendre maths et physique?

La mère de Saphir rit :

- Te voilà élève à ton tour; et ton professeur paraît être assez exigeant!

Je tente une retraite :

- Je ne voudrais pas abîmer la robe de la Timide...

- C'est vraiment gentil de ta part de t'inquiéter pour elle; mais ne crains rien, je te donnerai seulement le surfil à faire, me rassure Saphir.

Voilà qui est loin de me rassurer. Le surfil? Qu'est-ce que c'est que ça, le surfil? Bon, sera pris qui pense prendre; il existe des livres qui portent le nom de dictionnaires. A bon entendeur, salut! Je prends l'air du bon élève prêt à faire les efforts demandés :

- Bien, je ferai mon possible!

Après cette importante discussion, nous allons, Saphir et moi, nous promener à pied dans les environs de la ferme. Cet après-midi, nous ne montons pas sur le plateau marcher par les chemins de terre qui passent entre les champs de blés mûrs à la bonne odeur de pain. Il n'y a plus de blés mûrs, ou tout du moins, il n'y en aura plus bientôt. La moisson est commencée. Alors, nous suivons les petits sentiers épars à travers le bois qui longe le ruisseau.

Le bois est loin d'être désert, comme le font entendre les cris joyeux des enfants qui s'y promènent, qui s'y amusent, ou... Oui, oui, en voici quelques-uns qui construisent une cabane.

Le bois s'épaissit. Peu courageux aujourd'hui, peut-être parce qu'il fait bien chaud, nous nous installons paresseusement sous l'abondant feuillage d'un gros chêne, tout près du ruisseau qui nous offre sa fraîcheur.

- On est loin de la ville, murmure Saphir.

Elle fait une longue pause :

- Toi, tu es habitué à ta ville.

- Oui, tu veux dire qu'ici, on est au calme; la campagne n'est malgré tout pas si loin de chez moi.

- Et tu as ta rivière... J'aime beaucoup ta rivière.

Je souris :

- J'aime beaucoup ton ruisseau.

Nous restons un moment sans rien dire.

- Je pensais à la ville où nous avons été hier, reprend Saphir; je me sens mal à l'aise, là-bas.

- Pourtant, tu es habituée à la ville de la Timide.

Elle hoche la tête :

- Et à celle de mon école!

- C'est la même!

- C'est bien ce que je voulais dire.

- Tu veux dire que tu n'es pas non plus à l'aise...?

Elle fait une grimace :

- La ville est moins grande, mais il y a mon école qui est...

- Plus grande que la ville?

- Et en même temps plus petite que ma ferme.

Elle poursuit, après un temps :

- Il y a beaucoup de monde dans mon école, mais je ne connais vraiment que la Timide.

Encore un temps :

- Il y a beaucoup de monde dans la ville, mais je connais mieux les bêtes de ma ferme.

Elle s'est tournée vers moi :

- Il y a beaucoup de monde partout, mais je ne connais que toi.

Je l'ai serrée contre moi, longtemps, longtemps...

"Coin! coin!" Le cours de ce matin vient de commencer.

- Pourquoi la force, notre poids, nous fait-il tomber par terre? me demande Saphir.

- Parce que la Terre nous attire avec force.

- Pourquoi nous attire-t-elle avec cette force?

- Je ne sais pas.

- Qui le sait?

- Je ne connais personne qui le sache.

Elle me regarde, moitié amusée, moitié ennuyée :

- Tout ça fait beaucoup de choses qu'on ne sait pas.

Je réponds par un geste d'impuissance.

- Coin! coin! intervient Maître Canard; si je ne veux pas tomber, j'ouvre mes ailes!

- Tu tomberas moins vite, c'est tout, objecte Saphir.

Maître Canard, surpris, réfléchit longuement :

- C'est vrai; si je n'utilise pas la force de mes ailes, je ne pourrai pas continuer à voler.

Maître Canard donne un coup d'aile :

- Et pourquoi est-ce que je tombe moins vite en ouvrant mes ailes?

J'explique :

- L'air a aussi une force qui te soutient; et plus tes ailes sont grandes, plus la force augmente.

- Ce sont mes ailes qui font augmenter la force? C'est curieux.

- L'air a de la force en chaque point de tes ailes, ça s'appelle une pression; plus il y a de points...

- ...plus j'ajoute de forces!

Maître Canard donne un grand coup d'aile :

- Mais alors, si mes ailes deviennent très très grandes, je pourrai ne jamais tomber?

- Parfaitement!

Maître Canard paraît dépité :

- Jamais je n'aurai des ailes assez grandes...

Je le réconforte :

- Si l'air avait plus de force, tes ailes te suffiraient pour ne jamais tomber.

Maître Canard, plein d'espoir :

- Et où trouve-t-on cet air?

- L'air, on ne le trouve pas, mais on trouve l'eau.

Maître Canard est tout ragaillardi :

- C'est vrai; sur l'eau, je flotte!

Petit claquement du bec :

- Je dois même utiliser des forces si je veux tomber... je veux dire plonger!

- Puisque tu comprends si bien, tu devrais passer l'examen en même temps que nous! lui propose Saphir.

- Excusez-moi; on m'attend à la mare!

Et il s'envole, tirant autant qu'il le peut sur ses ailes... afin de les élargir.

Si Maître Canard s'est envolé vers la mare, nous, Saphir et moi, nous nous envolons vers le train. Notre vol sera assez facile, et nous n'aurons pas besoin de tirer sur nos ailes, car l'ouvrier de la ferme nous emmènera... à bonne gare. Et le train nous mènera chez la Timide peu après midi, juste à temps pour déjeuner et passer l'après-midi chez elle.

Déjeuner agréable. La mère de la Timide nous pose quelques questions sur nos études, à Saphir et à moi. Vifs encouragements. Des conseils sur les livres à lire. Elle-même lit beaucoup, elle aime ça, et on sent chez elle l'envie de voir tout un chacun partager ce sentiment. "C'est par le livre qu'on connaît la vie!" a-t-elle répété plusieurs fois. Elle a de même ajouté plusieurs fois : "C'est par le livre qu'on apprend la vie!"

Après le déjeuné, nous allons, la Timide, Saphir et moi, passer l'après-midi sous les grands arbres qui recouvrent les rives de la fraîche et calme rivière qui disparaît dans le vaste océan après des aventures incroyables. J'en profite pour noter qu'incroyable est bien le mot juste. Mais les aventures se contentent-elles seulement de ce qui n'est que croyable?

La Timide fait un geste vers la rivière, et se tourne vers Saphir :

- Est-ce dans un livre que tu as lu que nous n'étions pas la rivière, mais que nous étions sur un bateau entraîné par la rivière, et que nous pouvions construire des rames afin de diriger le bateau?

Elle ne laisse pas le temps à Saphir de répondre :

- Je ne le crois pas.

Saphir approuve d'un petit signe de la tête, puis :

- Je ne dirai pas que la rivière m'a parlé, ce serait ridicule...

Elle s'interrompt, et reste pensive un moment :

- Peut-être que c'est la vie qui me parle quelquefois, et qui me dit de préparer des rames; pour quoi, je n'en sais rien, peut-être parce que chez les personnes autour de moi, les grandes personnes, celles qui ont grandi...

Elle hésite :

- Je ne vois pas en ces personnes les enfants qu'elles ont certainement été...

Elle laisse un temps :

- Cet enfant que je suis encore, presque, et que je ne voudrais pas quitter en vain.

Je hoche la tête :

- L'enfant dont on voudrait qu'il soit une rivière.

La Timide enchérit :

- Une rivière pour laquelle on a préparé une pente très douce afin qu'elle ne s'aperçoive pas qu'elle coule sans savoir où.

Saphir secoue la tête :

- Et quels sont les moyens d'un enfant pour monter sur le bateau?

Je remarque :

- L'Affamé disait mercredi que le véritable but des élèves était d'obéir à leurs parents.

La Timide prend un ton désabusé :

- Alors, les enfants sont déjà des rivières.

- Tu veux dire que même si les enfants avaient des moyens, ils préféreraient obéir? lui demande Saphir.

- Tu disais que la vie te parlait... Peut-être ne parle-t-elle pas à tous!

- Peut-être que tous ne veulent pas l'entendre?

Dimanche.

Saphir est en chimie. Dans la journée, elle ira avec ses parents rendre visite à quelqu'un dans la famille.

A midi, des amis de mes parents viendront à la maison pour le déjeuner.

En attendant, je suis en maths, en physique; un peu aussi dans la large rivière qui borde mon jardin, car il fait chaud.

Que dirait mon prof de maths du cours que je donne à Saphir? Que dirait mon prof de physique? J'ai bon espoir pour le prof de maths, je n'en ai aucun pour l'autre. Il me vient un petit sourire amusé. Alors, bon élève, mauvais élève? La réponse est connue; bon pour les uns... Mais pourquoi alors déconsidérer ceux qu'on trouve mauvais soi-même, ainsi que je l'ai si souvent constaté?

Déjeuner. Les amis de mes parents sont là. A vrai dire ce sont les amis de ma mère, et plus précisément, Madame est une amie de ma mère, du temps où elles allaient ensemble à la même école, celle de Saphir. Monsieur est loin d'être ingénieur. Ils travaillent tous les deux dans une administration. Je ne sais ce qu'ils font; apparemment, eux non plus. Si, ils remplissent des papiers, ça, je le sais parce qu'ils en parlent tout le temps, se plaignant de la complexité des documents, l'un contredisant l'autre, disent-ils. Encore s'ils se contentaient de le dire. Mais de plus, viennent des exemples, que cite tantôt l'un, tantôt l'autre, sans souvent s'apercevoir qu'ils se contredisent eux-mêmes. Mais apparemment, l'exemple de l'un est plus à prendre en considération que l'exemple de l'autre. Oui, l'autre peut aisément s'expliquer, et par ailleurs n'est pas particulièrement gênant, comparé à l'exemple de l'un. Et puis, l'un, il fallait le faire exprès, c'est impensable, la complexité amènera sûrement des complications, dont celui qui est l'un pâtira avec la plus grande certitude. Arrivé à ce point, l'autre se rebiffe. Son cas est bien plus important, parce qu'il concerne des choses beaucoup plus importantes. Je déciderais volontiers de juger quel est le cas le plus important - il faut bien tenter de chasser l'ennui qui me gagne, et cela me ferait une occupation - mais il m'est impossible de savoir de quoi précisément parle l'un et parle l'autre. En effet les seules choses dites sont les numéros des formulaires qui font l'objet de la controverse. Quant à mon récit, il lui manque une information, ainsi qu'on le dit dans les administrations; c'est de savoir lequel de nos invités est l'un, et lequel est l'autre. Je dois avouer que l'information restera manquante, ainsi qu'on le dit dans les administrations, car j'ai complètement perdu le fil de la controverse. La faute en est mienne, pleine et entière, car je n'ai pas écouté avec l'attention nécessaire. Je vois ma mère dodeliner la tête. Oui, elle s'assoupit certainement un peu, mais nos deux invités paraissent... l'un et l'autre, persuadés qu'elle leur fait part, à l'un et à l'autre, de son approbation pleine et entière au discours de l'un comme de l'autre. Mon père? Mon père se tient droit sur sa chaise, et tourne son visage vers l'un ou vers l'autre, selon celui qui parle. La controverse a-t-elle continué au jardin, où tous sont allés après le déjeuné? Je ne l'ai jamais su, car dans les "tous", je manquais, étant allé rejoindre mes quatre camarades de classe qui m'attendaient sur l'île.

Sur l'île, pas de controverse, car tous, desquels à présent je fais partie, sont d'accord, considérant que leur cerveau est entièrement annihilé par la chaleur, de ne controverser sur aucun sujet, fût-ce sur la controverse elle-même.

Curieux sentiment d'avoir manqué le cours. Quel cours? Je suis en vacances. Mais depuis un bon moment, les vacances ne sont plus des vacances. Et cet après-midi, en nageant paresseusement dans le petit bras de la rivière en compagnie de mes camarades de classe, et de l'habituel petit groupe de canards - ceux-là ne paraissant même pas capables de faire de la physique! - je me sens presque en faute. D'autant plus que ce n'est pas l'élève que je suis d'ordinaire qui se sent en faute, mais le professeur. Curieux sentiment, disais-je. Pour un élève, le professeur règne sur la classe, décide lui-même ce qu'il doit faire, n'a pas de comptes à rendre, contrairement aux élèves. A présent que je suis devenu professeur - le prof, c'est moi - j'ai le sentiment d'une dépendance que je n'avais pas étant élève. Elève, je me sentais libre; professeur, je dois obéir. Obéir à ce qu'attendent de moi les élèves. L'Affamé parlait de l'obéissance des élèves, me voici maintenant à parler de la mienne. Et si l'obéissance des élèves peut ne pas toujours être vraiment consciente, la mienne l'est. Curieux sentiment, disais-je. Et je n'ai qu'un élève. Seulement, cet élève compte plus pour moi qu'une école entière. Sans compter le nombre d'heures de cours. Autant d'heures que les heures de ma vie.

Matinée consacrée à nos études journalières. Géométrie. Que se représente-t-on lorsqu'on parle de l'intersection d'un cylindre et d'un plan? Et que se représente-t-on lorsqu'on parle de scier une planche dans un tronc d'arbre?

- L'un va avec l'autre, me répond Saphir; mais dans un cas, on ne voit qu'un rectangle, alors que dans l'autre, on voit la maison à laquelle servira la planche.

- C'est bien cela; certes, le rectangle est indispensable, mais l'école n'est-elle faite que pour les rectangles?

- Tu veux dire que l'école devrait aussi être faite pour la vie?

- Oui; et j'ai souvent la sensation que l'école fuit la vie au lieu de la prendre comme exemple.

Saphir reste pensive un moment :

- L'Affamé dit que les tout petits enfants vont à l'école pour obéir à leurs parents; je pense que c'est vrai...

Elle prend un temps :

- Mais lorsqu'ils grandissent, comme ceux de mon âge, par exemple, j'ai l'impression que pour certains d'entre eux, je n'ose pas dire la plupart, l'école est un refuge pour ne pas avoir à scier des troncs d'arbre.

Je souris :

- Faire des planches est plus fatigant que faire un rectangle, et quant à la maison, on la fait rarement pour soi.

- Sans compter que si on rate la planche, celui qui l'a demandée sera mécontent et peut ne pas revenir en demander d'autres, alors que si le prof est mécontent, il se contentera de donner une mauvaise note.

- Et pour l'élève qui est simplement venu s'abriter de la vie pendant un certain temps, la note ne compte absolument pas.

Elle hoche la tête :

- La mauvaise note est plutôt souhaitable pour cet élève; on l'abritera de la vie une année de plus.

- Et on en arrive à cette belle conclusion : c'est pour désobéir à leurs parents que les élèves vont à l'école.

- Coin! coin!

Maître Canard n'est pas satisfait. Il s'est aperçu que nous n'avons pas ouvert nos livres, et nous rappelle que c'est de maths et de physique que nous devons nous occuper, et non de philosophie. Il a raison; la philosophie, nous aurons tout notre temps de la travailler l'année qui vient, car elle est au programme. Et comme ce sera la première fois que la philo sera au programme, nous n'avons par conséquent pas besoin d'en tenir compte pendant nos vacances. Nous retournons donc à nos livres de sciences.

Pendant le déjeuner avec la mère de Saphir, nous ne parlons ni de sciences, ni de philo, mais de la robe de la Timide. La mère de Saphir a commencé à faire ses préparatifs pour la coupe, il s'agit de découper les morceaux de la robe afin de les assembler ensuite. Cela ne paraît pas très compliqué, mais je me perds un peu dans les détails. Bah! il sera bien temps lorsque les travaux commenceront.

Après le déjeuné, nous partons, Saphir et moi, nous promener. Les champs étant encore en pleine moisson, nous allons dans le bois, non loin du ruisseau.

- La première année de philo sera aussi la dernière, note Saphir; la pensée ne prend pas beaucoup de temps à l'école.

- Et encore, c'est pour la pensée des autres; pour ce qui est de la sienne...

- Quelle est la différence entre la pensée et l'instinct? me demande-t-elle, de façon assez inattendue.

- La pensée... c'est de... c'est quelque chose qui vient de nous-même, de soi-même...

- Et l'instinct ne vient pas de nous-même?

- Si, si, mais pas de nous-même...

Elle fait un signe d'approbation :

- D'un nous-même au passé.

- Oui, quelque chose comme ça.

Elle réfléchit :

- Si l'instinct est la pensée d'un autre, qui sommes-nous lorsque nous parlons de notre pensée à nous?

- Tu veux dire, sommes-nous nous-même, ou sommes-nous un autre?

Elle sourit :

- Oui, quelque chose comme ça.

Je reste pensif un moment :

- Lorsque nous apprenons la pensée des autres, est-ce leur pensée ou bien celle d'autres qu'eux-mêmes?

- Ça s'embrouille un peu; par contre, s'il n'existe que la pensée des autres, on comprend fort clairement pourquoi une pensée nouvelle est souvent, je n'ose pas dire toujours, refusée, tant qu'elle n'est pas devenue la pensée des autres.

- Oui; il faut suivre l'exemple des parents, des profs, des livres, de classe ou pas de classe...

- Et puis un jour, on suivra l'exemple de quelqu'un, lorsqu'il ne sera plus lui.

- Et celui dont on suivra l'exemple sera devenu un simple mot, qu'on appellera un nom, celui d'un philosophe, ou encore d'un... peu importe.

Saphir est en chimie. Moi, je suis en péniche. Non, non, je ne suis pas monté sur une péniche, mais, tranquillement installé dans mon jardin, je calcule la profondeur à laquelle elle s'enfonce. Et pourquoi donc le fais-je? Certainement pas pour mon cours, je ne vais pas abreuver Saphir de calculs fastidieux et inutiles - quand il le faudra, elle trouvera bien toute seule quoi faire - et quant à Maître Canard, je ne vais pas l'effrayer en lui expliquant, formules à l'appui, que plus il mange de têtards, plus il s'enfonce. Cela lui couperait sûrement l'appétit. Alors, pourquoi calculer la profondeur des péniches?

Je ne sais pas. C'est venu tout seul, alors que je regardais distraitement passer les péniches, comme cela m'arrive lorsque je suis dans mon jardin. Seule conclusion, je ne pense plus qu'au cours. Est-ce ainsi pour tous les profs? Un sourire amusé me vient aux lèvres lorsque je pense à certains de mes profs. Ce ne doit pas être souvent qu'ils pensent à leur cours, à en juger par l'étonnement qui se lit sur leur visage lorsqu'ils ouvrent le livre qu'ils ont apporté par précaution : "Tiens, c'est celui-là, aujourd'hui?" Peut-être est-ce ainsi pour mon prof de maths? Non, je ne le pense pas, il sait trop bien son affaire. Et puis, je le vois bien, il s'intéresse à nous. Mais... Saphir n'est pas seulement une élève. Que de phrases pour en arriver à ce qui était évident!

- Tu peux venir déjeuner chez la Timide?

C'est Saphir qui m'appelle de la ferme. Elle poursuit :

- La Timide vient de m'appeler à l'instant; sa cousine vient de l'appeler de la gare pour lui dire qu'elle sera là pour le déjeuner.

- L'Horlogère?

- Oui.

- Quelle heure est-il?

- Onze heures moins le quart.

- Je cours!

J'arrive juste à temps pour le train, et je prends Saphir au passage.

- Elle doit vérifier quelque chose dans l'horloge, m'a-t-elle dit, puis elle sera chez la Timide vers midi, m'apprend Saphir dans le train.

- Nous allons encore avoir un cours d'horlogerie!

- Un cours, un cours, c'est vite dit; elle n'explique rien, c'est comme si elle lisait un catalogue.

Je souris :

- Je connais des profs de ce genre-là.

- Moi aussi.

Nous voici chez la Timide. L'Horlogère est déjà sur place, et elle a commencé son cours à la Timide... et à sa mère. Notre arrivée amène des soupirs de soulagement, qui passent heureusement inaperçus de l'Horlogère. Bien sûr, puisqu'elle n'a pas enlevé ses lunettes! Un bonjour distrait pour Saphir, un bonjour pincé pour moi... A table, le cours continue; quant à savoir de quoi elle a parlé, je ne m'en souvenais même plus à peine avait-elle parlé.

Après le déjeuné, la Timide lui propose de faire quelques pas le long de la rivière, son train ne partant que vers trois heures moins le quart. L'Horlogère la regarde, un peu étonnée, un peu inquiète :

- Nous sommes aussi bien ici, dans le salon; le chemin, là-bas, est plein de terre, tu sais bien!

Quand on habite la plus grande ville du pays...

Nous demeurons donc dans le salon. Il fait si beau, dehors...

- C'est toi qui lui as donné l'idée de sauter deux classes? me demande brusquement l'Horlogère, après avoir enlevé ses lunettes avec soin.

Elle ne me laisse pas le temps de répondre :

- Elle est très jeune.

Elle s'est interrompue un instant. Je lui réponds sans lui donner le temps de se reprendre :

- Elle n'a aucune difficulté...

Elle m'interrompt :

- Elle en aura peut-être en classe, l'année qui vient.

- Elle en aura peut-être aussi, si elle se contente d'aller en seconde.

L'Horlogère a toujours ses lunettes à la main :

- Ce sera trop facile?

- Peut-être.

Elle me jette un bref coup d'oeil :

- Elle pourra ne pas être à l'aise avec des camarades plus âgées qu'elle.

Saphir intervient en souriant :

- Je suis à l'aise avec lui.

L'Horlogère se tourne vers elle, et, après l'avoir observée un moment :

- C'est un garçon.

Elle reste un moment sans rien dire :

- C'est bientôt l'heure de mon train.

Elle remet ses lunettes :

- M'accompagnez-vous?

Nous l'accompagnons. Et pendant tout le trajet, elle nous parle de choses indifférentes.

Quant à nous trois, son train parti, comme il nous reste encore trois heures et demie avant notre train, à Saphir et à moi, nous allons flâner sous les grands arbres qui recouvrent les rives de la fraîche et calme rivière.

Deux heures du matin. Il fait chaud. Je n'ai pas sommeil. Je me lève, et m'en vais nager un peu pour me rafraîchir. Elle est jeune. Elle aura des camarades de classe plus âgées. Moi aussi, je suis plus âgé qu'elle. Est-ce qu'elle y a pensé? Y ai-je pensé moi-même? Il ne me semble pas. Lorsque nous sommes ensemble, nos pensées se rejoignent. Nos sentiments aussi. Nos sentiments surtout...

Nos sentiments surtout... Le jour est déjà levé depuis un bon moment. J'ai dû m'endormir sur cette pensée. La pensée est restée là, à attendre que je me réveille...

Au petit déjeuner, mon père me demande des nouvelles de nos études, à Saphir et à moi. Lorsqu'il n'y a rien de particulier, c'est toujours au petit déjeuner qu'il me parle de nos études. Le soir, il y a toujours autre chose à faire.

Je réponds par une question :

- Peut-être est-elle trop jeune pour aller dans la même classe que moi?

Ma mère a levé ses yeux vers moi, les a baissés, et n'a rien dit. Mon père a paru très étonné par ma question :

- Si ses camarades de sa future classe sont vexées, elles n'avaient qu'à ne pas traîner dans leurs classes précédentes!

Ma mère m'a embrassé, au moment où j'allais chercher mes livres :

- Lorsque vous aurez grandi, la différence d'âge ne comptera plus.

J'en ai retenu qu'elle compte aujourd'hui.

Matinée passée avec la physique. Je tombe sur le chapitre des forces. Mon père n'a pas tort; Saphir les a bien mieux comprises que certains de mes camarades de classe. Eh bien, il n'y a plus qu'à continuer! Au reste, si par hasard je propose à Saphir d'arrêter les cours, je ne pense pas un seul instant qu'elle accepte de le faire. Alors, je n'ai plus qu'à me replonger dans mon livre à la bonne page, la suivante!

Il est bientôt onze heures et demie, et je vais prendre Saphir et la Timide à la gare. En effet, mes quatre camarades de classe nous attendent pour pique-niquer sur l'île.

Comme il fait chaud, les appétits sont restreints, et nous dédaignons saucisses et fromage, nous rabattant sur les fraîches tomates et le frais concombre. Saphir a apporté des framboises de son verger, et la Timide un gros gâteau qu'a préparé sa mère, qui s'y connaît! Framboises et gâteau disparaissent aussi rapidement qu'ils ont mis de temps à apparaître.

Conversation d'autant plus paresseuse que nous manquons de sujets, pour au moins la bonne raison que nous n'en cherchons pas. Mais personne ne s'en plaignant, nous continuons avec application à n'en pas chercher. Mais voilà que le Distrait rompt le charme :

- Et quel est le véritable but des élèves en vacances?

Le silence s'est soudainement fait. On grignote. Et comment peut-on manger quand on parle? Je veux dire, comment peut-on parler quand on mange?

Ah, mais si! Je me suis trompé! on entend des phrases :

- Passe-moi un bout de gâteau!

- Il est vraiment très bon!

- Ah, quelles bonnes framboises!

- Une tomate!

- Tiens, voilà le sel!

- Tu me coupes un morceau de concombre?

Mais ce genre de sujet n'est pas inépuisable. Le silence revient. Non, non! Là encore, je me suis trompé; on a entendu la voix calme, et comment dire, peut-être très légèrement insistante du Distrait :

- Et quel est le véritable but des élèves en vacances?

Là, il ne reste plus rien d'autre que répondre. Nous connaissons tous notre Distrait; patient... Quel est le premier courageux? C'est l'Avisé, qui fait une réponse d'une rigueur rare, saupoudrée de nuances, ne négligeant aucun aspect de la question, précise, d'une clarté sans ombres... Bon, je ne trouve rien d'autre. Voici la réponse, à laquelle même un grand philosophe n'aurait jamais pensé :

- Ne rien faire!

L'Affamé, qui en a avalé de travers son morceau de gâteau, proteste avec indignation :

- Il est inattendu, dans une recherche aussi pertinente que délicate d'une vérité qui se dérobe aux yeux du vulgaire, d'entendre une réponse aussi attendue...

- Propos incohérents, l'interrompt le Buveur, dévoilant l'incapacité du contradicteur de disséquer comme il convient la thèse avancée par l'exposant.

- Vains propos; je m'attendais à tout le moins que tu disséquasses toi-même ce grave sujet, compte tenu de l'absence absolue d'incapacité dont tu es manifestement capable.

- J'accède à ton espoir; mais peut-être espérais-tu en plus que nous disséquassions de concert ce si grave sujet?

- En attendant, vous ne disséquassez pas grand chose, observe judicieusement l'Avisé.

L'Affamé et le Buveur paraissent avoir épuisé les ressources de leur talent. Je m'en mêle :

- Disséquassons! "Ne rien faire". Ne : négation; rien : chose; faire : acte.

Je poursuis, après une petite pause :

- Quelle chose?

Un moment de silence a suivi ma question.

- Pour un élève, la première chose qu'il ne veut pas faire, c'est son travail de classe; leçons à apprendre, devoirs à rendre, propose la Timide.

- Ce qui veut dire que son but est d'échapper à l'école, remarque le Distrait.

- Dans ce cas, je ne suis pas une élève, remarque de son côté Saphir.

- Lorsqu'un savant veut apprendre quelque chose, est-il un élève? demande l'Avisé.

- Peut-être, répond le Buveur; mais alors il y a deux élèves en un, celui qui doit faire le travail qu'on lui donne, et celui qui se donne le travail à lui-même.

- Est-ce l'élève qu'on oblige qui ne veut rien faire ou l'autre? demande l'Affamé.

Il répond aussitôt à sa propre question :

- On ne peut pas vouloir ne pas faire ce qu'on veut faire.

- Voilà des vacances perdues pour ce malheureux curieux de science! s'écrie en riant le Buveur.

- D'où nous pourrions conclure que la seule chose que l'élève ne veut pas faire est d'être un élève, parce que la seule chose qu'il veut faire est d'être un savant, avance le Distrait.

- Savant en quoi? lui demande la Timide.

- En n'importe quoi; ce qu'il veut, c'est vouloir par lui-même.

- A condition que cela lui plaise, observe l'Avisé.

- Il est évident que cela lui plaît, puisqu'il l'a voulu, note le Buveur.

- A moins qu'on lui ait fait croire qu'il le voulait, objecte l'Affamé.

- Qu'on lui ait fait croire? s'étonne la Timide.

- Un petit enfant, lorsqu'il voit qu'un autre enfant s'amuse bien avec son jouet, a envie du même jouet.

- Il se peut que le jouet ne lui plaise pas.

- Ça, il ne s'en aperçoit qu'après.

La Timide fait un petit geste :

- Et alors, il le jette.

- Cela dépend, réplique l'Affamé; si d'autres enfants admirent ce jouet, alors, il le garde.

Une heure du matin. Je suis réveillé par un grand coup de tonnerre. L'orage a éclaté. Hier, dans la soirée, l'air était devenu étouffant, et je crois que tout le monde espérait l'orage, l'orage prometteur de fraîcheur. Eh bien, l'orage est arrivé, mais il a oublié ses promesses! L'air est toujours aussi étouffant. Je me lève, je vais à la fenêtre. La pluie est grosse, lente. Je sors dans le jardin, et plonge dans la large rivière. Elle, elle n'a pas eu besoin des promesses de l'orage. Elle est fraîche, comme elle l'est toujours. Je retourne dans ma chambre. Au lit! il faut dormir. Le sommeil n'est pas venu seul; il est venu accompagné de pages où se reposent des figures géométriques, des schémas électriques, des paragraphes écrits en italique. Il ne faut pas négliger les italiques; dans certains livres, ils indiquent que le paragraphe est important, dans d'autres, qu'il ne l'est pas. Je ferai attention, c'est promis.

Saphir dort-elle avec des italiques plein la tête? Elle n'a pas la large rivière pour se rafraîchir. Le ruisseau? Il faudra que je lui pose la question. Elle travaille seule ce matin. Revoir un théorème, chimie. J'aime bien travailler avec elle, je sens qu'elle a confiance en moi. C'est difficile lorsque quelqu'un a confiance en vous. Et sa confiance... Il faut que je... Je ferai mon possible. J'espère ne pas avoir présumé de mes forces... Les forces; je crois lui avoir bien expliqué. Je vais chez elle après le déjeuner. Elle m'aide beaucoup dans le cours que je lui donne en me posant des questions. Des questions qui m'aident à réfléchir. Il faut dormir. J'aime bien travailler avec elle. Je crois qu'elle aime bien travailler avec moi. Il faut dormir.

Dans la matinée, je vais à la librairie regarder les revues qui parlent de couture. Il faut que je me renseigne sur le surfil. J'ai déjà feuilleté des revues de la sorte chez ma mère, mais je veux m'informer en secret pour leur faire la surprise, je sors donc sans parler de la librairie pour ne pas éveiller les soupçons. Des revues de couture, il y en a plein. Je feuillette; ce n'est pas simple de trouver ce que je cherche. Heureusement que j'ai vu le mot dans mon dictionnaire, je sais au moins de quoi il s'agit. Quant à savoir comment s'y prendre... Evidemment, je pourrais demander à une personne de la librairie, mais ma mère pourrait peut-être venir à le savoir. Les nouvelles vont vite. Ayant tout consulté, je cherche du secours. Ce n'est pas facile. A tout hasard, je passe chez le Distrait. Il est là. J'expose la situation. "J'ai ton affaire!" me dit-il. Une de ses tantes fait de la couture. Nous irons ensemble, et il demandera, comme si c'était pour lui. On n'est jamais trop prudent.

Tout se passe bien. Le Distrait raconte une histoire qui n'a ni début, ni fin, et dont le milieu est inexistant. Un enfant de trois ans la trouverait pour le moins curieuse. Mais la tante est d'un naturel... distrait; pour de bon, elle. Et n'ayant rien trouvé de curieux, elle s'est lancée dans des explications beaucoup plus compliquées que le travail lui-même. Car en somme, que faut-il faire? Piquer l'aiguille et tirer le fil, de gauche à droite, en gardant des espaces réguliers. Ah oui, et pas trop tendu, le fil! Et toujours dans le même axe, et avec un geste identique, sinon l'inclinaison des points sera irrégulière. Ce n'est pas sorcier. Il faut insister, a dit la tante, sur l'importance de ce travail, sans lequel le tissu s'effilochera et la finition ne se fera pas de façon correcte. Ça, je l'ai bien noté, et je compte pour sûr le mettre en valeur. Sans moi, rien ne se fera de façon correcte, qu'on se le dise!

- Te voilà lancé dans la grande couture! me lance le Distrait lorsque nous nous séparons.

Et il ajoute d'une voix sérieuse, où l'on sent une pointe d'ironie :

- Quand tu te mettras au tricot, fais-moi signe; j'ai une autre tante...

Mais je suis déjà parti.

Je passe l'après-midi avec Saphir. L'orage n'a pas passé chez elle. Le sol est sec. Nous nous promenons dans les bois, du côté du ruisseau, nous bavardons, tranquillement installés dans l'herbe...

Aujourd'hui, nous allons tous les sept à la piscine. Tiens, nous n'allons pas nager dans le petit bras de la large rivière, qui baigne notre île aux si agréables pique-niques? Non, nous allons à la piscine réglementaire, celle où l'on fait des courses de natation réglementaires. Pourquoi? Des camarades de classe qui habitent dans les environs et que nous voyons rarement nous ont demandé de venir les applaudir. Enfin, plutôt de venir passer un bon moment avec eux et d'autres garçons et filles adeptes de ces prouesses aquatiques. Pourquoi pas? Ces messieurs et ces demoiselles offrent toujours un spectacle amusant, à les voir s'ébrouer avec conscience et application entre les deux bords opposés de la piscine. Mais comme ces jeunes gens sont sympathiques et qu'ils ne prennent pas leur sérieux au sérieux, leurs grandes exclamations outrées nous font plutôt rire que pleurer. Défis, chamailleries pour des dixièmes de seconde, lamentations contre le sort contraire... Tout cela est fort amusant, et... tout le monde s'amuse.

Ladite piscine se trouve à une bonne heure de vélo de chez moi, et lorsque nous avons envie de faire une belle promenade, nous pédalons gaiement jusqu'à ladite piscine. Aujourd'hui, comme nous sommes avec Saphir et la Timide pour la seule après-midi, nous avons décidé de prendre le train. Parcours plaisant - le train longe la large rivière - et qui ne dure qu'un bon quart d'heure au lieu d'une bonne heure. Autant pour le retour. Calculez!

Donc, après une matinée de travail assidu, Saphir à la ferme, moi chez moi - nos sujets diffèrent ce matin - je vais prendre Saphir et la Timide à la gare pour les emmener faire un rapide déjeuner à la maison, puis attraper le train d'une heure moins le quart.

- Vous venez pour la course? demande à Saphir et à la Timide un grand assemblage de muscles.

- Nous nous baignons très rarement... commence Saphir.

L'Assemblage explose :

- Quoi, vous n'aimez pas l'eau?

Saphir et la Timide le regardent, un peu surprises. Il se redresse, s'étirant autant qu'il le peut de tout son long. On dirait Maître Canard, tirant autant qu'il le peut sur ses ailes afin de les élargir.

L'explosion de l'Assemblage se prolonge :

- Quoi de plus extraordinaire que de fendre l'eau à toute vitesse!

Que répondre? A vrai dire, c'est inutile, l'Assemblage poursuit... à toute vitesse :

- Oh, je ne nage pas aussi bien que Un! Vous l'avez vu au dernier concours international?

Une petite note pour la compréhension du texte. Etant incapable de me souvenir de noms que je ne connais même pas, j'écris des numéros, dans l'ordre d'arrivée de la course - pardon, de la discussion, qui, au reste, paraît prendre l'allure d'un monologue.

La Timide répond, montrant un intérêt poli :

- C'est un ami à toi?

Il rit :

- Mais non! C'est le meilleur nageur du monde! Vous l'avez vu?

Elle hésite quelque peu :

- Nous ne l'avons pas vu...

L'Assemblage, ahuri :

- Mais si! Souvenez-vous! Lorsqu'il a battu Deux!

L'aveu devient inévitable. Saphir s'en charge, en prenant une voix modeste :

- Nous ne regardons jamais les comptes rendus de natation...

L'Assemblage paraît désemparé :

- Mais alors, comment vous faites...?

Et il reste sans voix.

- Tu les connais, ces nageurs? lui demande la Timide.

- Moi? Pas personnellement, bien sûr; mais tout le monde les connaît.

Il ajoute, avec une lueur d'espoir :

- Et Trois? On a beaucoup parlé de lui ces derniers temps; tu sais, quand il a perdu contre Quatre?

Signes de dénégation de Saphir et de la Timide. L'Assemblage se tourne vers notre petit groupe de garçons :

- Vous, vous connaissez, je pense?

Il en résulte que nous connaissons quelques noms, le Trois pour l'un d'entre nous... Cependant, nous ne suivons pas particulièrement leurs courses.

- Pourquoi t'intéresses-tu à ces nageurs, puisque tu ne les connais pas? demande Saphir.

L'Assemblage reste un moment sans répondre.

- Ils sont de notre région? tente de lui venir en aide la Timide.

- Ils sont du monde entier!

- Alors, reprend Saphir, tu veux savoir si quelqu'un qui se trouve à l'autre bout du monde et que tu ne connais pas nage plus vite que quelqu'un d'autre qui se trouve à un autre bout du monde et que tu ne connais pas non plus?

L'Assemblage a longuement regardé Saphir et la Timide, nous a jeté un rapide coup d'oeil, puis a marmonné :

- Je crois que la course va commencer; à tout à l'heure!

Il y avait plusieurs courses. Nous avons tous applaudi nos camarades avec énergie.

Peu après le petit déjeuné, alors que je suis en maths, tranquillement installé au fond du jardin, au bord de la large rivière, l'orage! Bon, je ne vais pas prétendre avoir été surpris, le ciel menaçait de toute sa noirceur depuis un bon moment. Me voici donc à poursuivre mes études dans ma chambre.

A midi, nous allons, Saphir et moi, déjeuner chez la Timide. Il est neuf heures et demie. J'ai assez travaillé pour ce matin. Il me reste une heure et demie avant mon train. Une heure et demie! Je n'ai pas envie d'attendre. Tiens! La pluie a cessé. En une heure et demie de vélo, j'arrive sans me presser à la gare où m'attend Saphir. Cela me fera une bonne promenade.

J'ai envie de me dégourdir un peu les jambes. Je prends un chemin qui commence par la grand route. Et là, pendant une dizaine de minutes - comment disait-il, l'Assemblage? - quoi de plus extraordinaire que de fendre l'air à toute vitesse!

Assez fendu! Maintenant, je roule paisiblement sur les petites routes qui vont m'amener à la gare où m'attend Saphir. A vrai dire, comme je suis arrivé vers onze heures et quart, un quart d'heure en avance, c'est moi qui l'attends.

- Tiens, tu es venu en vélo? s'étonne-t-elle en me voyant devant la gare.

Je ne peux nier l'évidence :

- Me croirais-tu si je te disais le contraire?

- Bien sûr! me répond-elle d'une voix naturelle.

Bon; à réponse inattendue... Je cherche une parade. Elle ne me laisse pas le loisir de la trouver :

- Tu es venu par le train d'avant avec ton vélo, tu voulais venir à la ferme, tu as crevé, et tu n'as pas encore réussi à réparer.

Je hoche la tête :

- Et tu sais à quelle heure il est arrivé, le train d'avant?

- Oh, il y a environ trois heures!

Elle ajoute, en faisant une grosse moue :

- Une crevaison, ce n'est pas facile à réparer! Mais tu aurais pu m'appeler, je serais venue à ton secours; j'ai tout ce qu'il faut dans ma sacoche.

Je coupe court :

- Tiens, voilà le train qui arrive!

Saphir sourit ingénument, et nous montons dans le train tous les trois.

Qui ça, tous les trois? Eh bien, Saphir, le vélo et moi!

Déjeuner. Le père de la Timide est là. L'Horlogère n'est pas là. Qui a parlé de l'Horlogère? Mais personne n'a parlé de l'Horlogère! Pourquoi voulez-vous que quelqu'un parle de l'Horlogère?

Le père de la Timide est un homme jovial, plein de verve, et très gentil. C'est un plaisir d'entendre ses commentaires sur nos travaux, à Saphir et à moi :

- Il y aura une bonne ambiance dans la cour de récréation! Tu crois que tes anciennes camarades de classe viendront te demander des cours? demande-t-il à Saphir.

Et il rit bien fort sans attendre de réponse.

La réponse arrive malgré tout; de la part de la Timide :

- Nos camarades de classe lui demandaient déjà des conseils les années passées.

Son père s'arrête de rire, et se tournant vers Saphir :

- Tu devrais devenir professeur, dans ce cas!

Et toujours sans attendre de réponse :

- C'est une carrière honorable, tu seras bien considérée.

Saphir répond, un peu gênée :

- Je peux seulement donner quelques idées...

- Et tu ne veux pas en donner plus?

- Je ne sais pas si j'en serai capable...

Elle me désigne de la main :

- Il m'a appris des méthodes que je n'imaginais pas...

Je l'interromps :

- Elles me viennent de mon professeur de mathématiques...

Il m'interrompt à son tour :

- Les mathématiques ne sont pas tout dans la vie!

- Ce sont des méthodes générales qui s'appliquent à tout.

- Quand je vends un lustre, je ne pense pas aux mathématiques!

Prudemment, je ne réponds rien. Il se tourne vers sa fille :

- Toi aussi, tu as envie d'aller plus vite?

- Oh non! Je suis sûre de ne pas pouvoir y arriver.

Son père lui sourit :

- Ne te tracasse pas! Fais comme tu l'entends, et tout ira bien!

La conversation change de sujet. Que faisons-nous pendant les vacances?... L'été est très beau... A vrai dire, c'est le père de la Timide qui fait la conversation. Soudain, il redemande à Saphir :

- Tu n'a pas envie d'être professeur?

Elle réfléchit :

- S'il faut donner des cours à tout le monde...

- Eh bien, tout le monde a le droit de s'instruire!

Saphir hoche la tête :

- Oui, je m'aperçois souvent que tout le monde a des droits; surtout ceux que chacun se donne.

Le père de la Timide écarte les bras de surprise :

- Tout le monde a le droit de venir m'acheter un lustre!

- A condition de le payer.

- Bien sûr, à condition de le payer! Rien n'est gratuit!

Saphir ne disant rien, il ajoute :

- L'instruction aussi se paye!

- Alors, reprend Saphir, quelqu'un qui n'a pas d'argent ne peut pas acheter de lustre?

Il hausse les épaules :

- Bien sûr!

- Alors, tout le monde ne peut pas acheter de lustre?

Le père de la Timide tarde à répondre. Saphir poursuit :

- Alors, ceux qui n'ont pas d'argent ne peuvent acheter de l'instruction, et donc, tout le monde n'a pas le droit d'avoir de l'instruction.

Il rit gaiement :

- Tu as toujours des réflexions amusantes! J'aime bien!

Là-dessus, il s'en va, après nous avoir souhaité de bonnes vacances. Sa boutique ouvre bientôt.

Dimanche. Le beau temps est revenu. Mes parents ont du monde à déjeuner. Ma présence n'ayant pas été jugée - par moi - indispensable, je pars chez Saphir pour la journée par le train de huit heures.

- Coin! coin!

Le cours est commencé. Que faisons-nous ce matin? Nous ne faisons rien.

- Oh oui! sourit Saphir, cela veut dire que nous allons travailler plus que d'habitude; c'est quand nous ne faisons rien que nous en faisons le plus.

- Coin! coin! ponctue Maître Canard, montrant son parfait accord avec l'opinion de Saphir.

Je proteste :

- Vous exagérez, tous les deux! Nous ne faisons que commenter quelques détails...

- Tu appelles ça des détails? proteste à son tour Saphir; chaque partie d'un sujet va se fondre dans la partie d'un autre sujet, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on ne sache plus de quel sujet il s'agit!

- Le sujet, c'est...

- Je sais, ce sont les maths, et non le chapitre.

Elle secoue la tête :

- Oui, oui, tu as raison, si on enferme les maths dans un chapitre, lorsqu'on en commence un autre, on se demande si ce sont les mêmes maths.

Elle poursuit, après une petite pause :

- Tu te souviens de ce que tu disais hier au père de la Timide à propos des méthodes générales qui s'appliquaient à tout?

- Tu veux parler de la dépendance des chapitres, l'un par rapport à l'autre?

- Oui; mais cela me fait penser à autre chose, à l'histoire, par exemple.

- Oui, une époque par-ci, une époque par-là.

Elle approuve de la tête :

- Et des événements qui se passent dans un pays, et qui dépendent d'un autre pays dont on ne parle qu'un an plus tard.

- Et encore, si on nous en parle!

Je laisse un temps :

- Et même les maths dépendent de la vie de tous les jours; tu sais pourquoi Thalès a pensé à son théorème?

- Non.

- Il fallait mesurer la hauteur d'une tour; il a planté un bâton, et s'est mis par terre pour aligner à l'oeil le sommet de la tour avec le sommet du bâton.

- Et la tour était plus grande que le bâton d'autant qu'elle était plus éloignée de l'oeil que le bâton!

- Parfaitement!

- Et moi, intervient Maître Canard, plus je donne de battements d'ailes, plus je m'approche de la mare; et sans avoir besoin de théorème!

Un petit claquement de bec :

- Ça n'a rien à voir avec ce que vous dites, et pourtant c'est la même chose; la proportion!

Nous félicitons Maître Canard, qui, tout content, gonfle ses ailes, et après nous avoir lancé : "Coin! coin! Il est bientôt midi! Le cours est terminé!" s'envole vers la mare.

Les parents de Saphir ont du monde à déjeuner. Notre présence, à Saphir et à moi, n'ayant pas été jugée - par nous - indispensable, nous mangeons rapidement à la cuisine, et partons faire une longue promenade à pied.

Nous coupons par le pré derrière le potager, sautons le ruisseau, et grimpons par le bois en nous tenant aux arbres, puis débouchons sur le plateau. Les blés ne sont plus là, la moisson est faite, et le plateau dort au soleil, attendant les semences prochaines. Nous marchons par nos chemins de terre habituels, et de temps à autre, traversons les champs nus, que l'herbe, qui guette, n'a pas encore commencé à envahir.

- Voilà quatre semaines que nous travaillons, prononce pensivement Saphir; j'ai le sentiment d'avoir travaillé des mois, ou plutôt d'avoir appris ce que j'apprenais en plusieurs mois à l'école.

Elle fait une petite pause :

- Et j'ai aussi le sentiment de ne m'être jamais ennuyée; c'est bien agréable de s'amuser en travaillant!

Elle me sourit :

- Merci!

Je lui souris à mon tour :

- Tu as fait ta part; tout seul, je n'aurais rien pu faire.

Nous nous sommes pris la main, et marchons côte à côte.

- L'école commence le lundi deux octobre; il nous reste encore sept semaines...

Elle poursuit d'une voix gaie :

- Nous y arriverons!

- Tu y arriveras.

- C'est la même chose!

Je souris gaiement :

- Alors, tu crois que j'arriverai aussi à entrer dans la classe des examens?

Elle sautille en l'air, tout en marchant et en me tenant la main :

- Je t'aiderai! Je t'aiderai! Je t'aiderai!...

Et je me mets à sautiller avec elle...

Cinq heures du matin. Le soleil m'annonce par la fenêtre grand ouverte qu'il vient de se lever. Je me suis couché tôt hier soir, ainsi que je le fais assez souvent, et je n'ai plus sommeil. Mes parents dorment encore, mais eux, ils se couchent presque toujours plus tard que moi. Je descends à la cuisine boire un grand verre d'eau - il fait chaud! - et grignoter un bout de pain avec de la confiture de fraises - elle est délicieuse, c'est ma mère qui l'a faite!

Quelle idée!... Si je faisais comme à l'école, une interrogation pour vérifier les connaissances de mon élève? Quelle excellente idée! Je vais prendre l'air sérieux des professeurs sérieux... Et cela la fera bien rire. Bon, abandonnons l'idée du prof sérieux, mais je pense qu'une interrogation ne ferait pas de mal. Il fait suffisamment jour pour lire dehors, et je descends dans le jardin avec mes livres, m'installer sur l'herbe au bord de la large rivière. Préparons l'interrogation!

Tiens, je ne suis pas le seul à être levé tôt! Le petit enfant que je vois de temps à autre sur sa péniche me fait des signes de la main comme il en a l'habitude. Je lui réponds en agitant la main. Et il me lance comme à chaque fois un maladroit bonjour.

Me voilà donc à mon interrogation. Je suis surpris. J'ai déjà vu les questions qu'on me pose; elles m'ont toujours paru banales, et je pensais que trouver des questions à poser serait simple. Eh bien non! Quelle est la question qui révèle le mieux les connaissances de l'élève? Ce n'est donc pas si simple que ça pour les profs. Apprennent-ils à poser des questions? Je me souris à moi-même. Ce n'est pas évident. Souvent, je me demande à quoi peut bien servir une question de détail dont la réponse s'arrête là où elle commence.

Cinq heures et demie. Il me reste une heure et demie avant le petit déjeuner. Au travail! Et je me suis vite aperçu que le temps passait très vite.

Au petit déjeuner, je montre mes questions à mon père. Il me félicite... et me suggère des modifications pour bien la moitié d'entre elles. Il me propose même de me préparer des questions... de chimie. "Je pense qu'il vaut mieux que je les prépare moi-même; qu'en penses-tu?" me dit-il avec un petit sourire qui fleure bon un soupçon d'ironie. Mais, trop content de la proposition, je néglige le soupçon, et proteste de ma gratitude. Oui, j'ai pensé tout à l'heure à la chimie, et cela m'a fort inquiété. Jugez de mon soulagement. Bien, nous verrons donc la chimie un autre jour. C'est l'heure de mon train. Je file.

- Coin! coin! Le cours est commencé!

Je rétorque :

- Pas de cours, ce matin!

Maître Canard en a avalé un têtard! Tout du moins, le mouvement qu'il a fait en reculant brusquement son cou en a donné l'impression. Du reste, il n'y a plus de têtard dans la mare... ni ailleurs; nous sommes le quatorze août, c'est trop tard.

Saphir ne recule pas son cou, mais ouvre de grands yeux :

- Pas de cours? Que se passe-t-il? Tu as autre chose à faire?

- Parfaitement!

Un léger claquement de bec :

- L'explication tarde un peu!

Pour le coup, je prends l'air sérieux des professeurs sérieux. Et ça ne rate pas; Saphir se met à rire!

Maître Canard la rappelle aussitôt à l'ordre :

- Coin! coin! on ne rit pas en classe!

Saphir prend sur-le-champ l'air sérieux des élèves sérieux :

- Pardon, Monsieur le Professeur; je vous écoute avec la plus grande attention!

Maître Canard salue d'un petit battement d'aile le retour à la sagesse de Saphir. Et moi, j'abandonne l'air sérieux des professeurs sérieux. Tout est rentré dans l'ordre. Et donc, j'annonce le menu :

- Ce matin, interrogation!

- Maths ou physique? Je suis prête, répond calmement Saphir.

Maître Canard a soudain ressenti la nécessité d'un petit en-cas. Mais pour une fois, l'herbe proche n'a pas dû être à son goût, car il s'est éloigné à bonne distance, a cueilli deux trois brins d'herbe, et les mâchonne paisiblement, le regard perdu du côté de la mare. Serait-ce par prudence? Une interrogation, on ne sait jamais...

L'interrogation se passe on ne peut mieux. Saphir répond nettement, avec précision, ajoute même quelques compléments tirés du livre et dont je ne lui avais pas parlé, aussi bien en maths qu'en physique. Tiens! Revoici Maître Canard...

Au déjeuner, la mère de Saphir me fait grand compliment sur l'interrogation. Le père de Saphir, qui déjeune à la ferme aujourd'hui, ne trouve pas qu'il y ait quoi que ce soit de particulier à remarquer. Une interrogation est une chose banale, il n'y a rien à en dire. Elle s'est bien passée? Bien sûr, comment vouliez-vous qu'elle se passât?

L'après-midi, nous allons, Saphir et moi, à travers champs...

Au petit déjeuner, mon père me tend quelques feuillets :

- La chimie; je n'ai pas pensé à te les donner hier soir.

Il ajoute, plus pour lui que pour moi :

- N'importe comment, ce n'est pas hier soir que tu aurais fait l'interrogation.

Non, bien sûr! Etait-ce vraiment utile de le dire? Mais pour mon père, rien ne doit jamais rester dans l'ombre. Assurons-nous que tout soit clair! A propos, lorsque hier soir je lui ai parlé du succès de l'interrogation, il s'est contenté de secouer affirmativement la tête sans faire de commentaires, apparemment inutiles. Ma mère nous a chaleureusement félicités, Saphir et moi.

Me voici maintenant à la ferme. L'interrogation se passe fort bien. Pour Saphir. Moi, je n'ai qu'à lire les questions... et les réponses. Mon père a tout prévu.

Maître Canard s'est parfaitement désintéressé de l'affaire.

Après le déjeuné, alors que nous nous préparons, Saphir et moi, à partir pour notre promenade, la Timide nous appelle :

- Quel bonheur que vous soyez là; l'Horlogère vient de m'appeler à l'instant, elle arrive par le train de deux heures vingt-quatre!

- Elle aurait pu appeler plus tôt, commente Saphir; trop tard pour prendre le train de une heure cinq!

- Bien sûr! Je passerai la prendre, et nous vous attendrons à trois heures moins vingt.

A notre arrivée, la Timide nous apprend que l'Horlogère est allée à la cathédrale sans attendre.

- Elle ne voulait pas nous ennuyer avec l'Horloge, où elle avait à noter je ne sais trop quoi, explique-t-elle.

Elle poursuit en souriant :

- Elle me l'a dit, mais je n'ai rien compris.

Je ris :

- Heureusement! Sinon, tu aurais peut-être été tentée de nous le communiquer!

Elle proteste en riant à son tour :

- Jamais je n'aurais fait une chose pareille!

Nous nous acheminons vers la maison de la Timide, où nous retrouvons l'Horlogère vers trois heures.

- Je reprends le train à quatre heures et demie, nous dit-elle, j'ai encore un peu de temps.

Nous nous installons au salon, où la mère de la Timide nous apporte un bon goûter.

- Comment vont vos études? nous demande-t-elle distraitement, à Saphir et à moi.

- J'ai eu des interrogations hier et ce matin, lui répond Saphir, pour dire quelque chose.

- C'est un professeur qui est venu...?

Saphir me désigne d'un geste :

- Tu as le professeur devant toi.

L'Horlogère se tourne vers moi, et enlève ses lunettes :

- Tu ne pourras avoir que les réponses à tes questions.

Saphir et moi ne savons quoi répondre. La Timide intervient :

- Que veux-tu avoir d'autre?

L'Horlogère, qui avait entre-temps remis ses lunettes, les enlève de nouveau, et se tourne vers sa cousine :

- Que fera-t-il des réponses? Pour porter un jugement, il faut être un vrai professeur.

- N'importe quel prof?

- Que veux-tu dire?

- Nous trouvons bons certains profs, mais...

- Il y en a de meilleurs que d'autres, la coupe l'Horlogère; seulement ils ont appris...

- Appris ce qui s'enseigne en classe, c'est tout! la recoupe la Timide.

Pas toujours timide, la Timide...

Elle poursuit :

- Lui aussi a appris les mêmes choses en seconde et en première!

- Un professeur a de l'expérience...

- Oh oui; surtout quand il débute! Et ça, il ne le dit pas aux élèves.

L'Horlogère proteste :

- Tu prends un cas particulier.

- Oui, mais qui existe.

Et la Timide ajoute, sans laisser à sa cousine le temps de répondre :

- Lui aussi, c'est un cas particulier!

- Les professeurs ont l'expérience de l'âge.

La Timide s'exclame vivement :

- Et que le prof soit bon ou mauvais est moins important que l'âge?

Et, sans reprendre haleine :

- S'il y a des profs ayant de l'âge moins bons que d'autres, comme tu l'as dit toi-même, c'est que l'âge seul n'a pas suffi!

L'Horlogère reste un moment sans parler, puis, ayant remis ses lunettes :

- Après tout, c'est leur affaire à tous les deux; ils font ce qu'ils veulent.

Elle se lève :

- C'est l'heure de mon train; m'accompagnez-vous?

Nous l'accompagnons. Et pendant tout le trajet, elle nous parle de choses indifférentes.

Le train de l'Horlogère est parti. Il nous reste deux heures avant le nôtre, à Saphir et à moi. Et nous allons, avec la Timide, les passer sous les grands arbres qui recouvrent les rives de la fraîche et calme rivière.

- Ça s'est bien passé, l'interrogation? nous demande la Timide.

Je réponds, avec un grand sourire :

- Le professeur, qui n'en est pas un vrai...

Je suis interrompu par de grands rires. Heureusement que l'Horlogère n'est pas là! Je poursuis :

- L'élève, qui en est une vraie, a parfaitement répondu à toutes les questions, y compris celles où je n'y connais rien!

- Comment ça, où tu n'y connais rien? s'étonne la Timide.

- C'est mon père...

Et j'explique, pour la chimie.

- Ne l'écoute pas, affirme Saphir à la Timide; rien qu'à travers ses commentaires, j'ai bien vu qu'il était loin d'être aussi ignorant qu'il veut le prétendre.

Je passe outre :

- Pour cette fois, l'Horlogère a raison; je n'en sais pas autant qu'un prof, même s'il n'est pas parmi les meilleurs.

- Oui, mais tes commentaires m'ont plus appris que ce que j'ai appris en classe.

- Bien sûr, c'était le programme de la première.

Saphir réfléchit :

- Ce n'est pas de ça que je veux parler; quelle que soit la classe, j'ai toujours appris des formules qui dormaient, toi, tu les as réveillées.

- Des formules qui se réveillent? s'étonne la Timide.

- Oui; figure-toi que les atomes se parlent, se disent pourquoi l'un a choisi l'autre.

La Timide montre la rivière :

- C'est de l'eau; un atome d'oxygène, deux atomes d'hydrogène! C'est ça que le prof nous a dit en classe.

Saphir sourit :

- L'oxygène a tendu ses deux bras à deux hydrogènes pour que nous puissions nous promener en rêvant aux aventures de la rivière.

La Timide s'est arrêtée, et a longuement regardé la rivière.

Je me réveille avec les oiseaux. Oh non! Les oiseaux sont déjà levés depuis une bonne heure, car le soleil vient à peine de faire miroiter la large rivière. Il devient bien paresseux, le soleil. Cinq heures, et il n'a pas encore vraiment quitté l'horizon. L'automne n'est certes pas proche, mais les oiseaux n'ont plus le chant gai du tout début de l'été, et le feuillage des arbres s'est assombri.

Au petit déjeuner, je raconte l'interrogation de chimie d'hier. Le soir, il y a toujours autre chose.

- Tu en as profité? me demande mon père pour tout commentaire.

- Tu pourrais les féliciter tous les deux, lui reproche ma mère.

Mon père en a laissé sa tartine en l'air de surprise :

- Oui, bien sûr... A propos de quoi?

- Pour leur bon travail! insiste ma mère.

- Oui, bien sûr, bien sûr...

La tartine est toujours en suspens. Au bout d'un moment, mon père répète, en cherchant ses mots :

- Oui... ils travaillent très bien... oui, oui... bien sûr...

Me voici maintenant dans le jardin, au bord de la large rivière, entouré de mes livres. A peine ai-je commencé, arrive le Distrait :

- En plein travail, à ce que je vois! Je te dérange?

- Absolument pas! Au contraire, cela va me reposer.

- Les cours vont toujours bien?

- Pas à me plaindre; je pensais avoir des difficultés...

Il sourit plaisamment :

- A faire ton cours?

- Ne plaisante pas! A vrai dire, oui, à faire mon cours aussi; mais au début, je ne pouvais pas être sûr qu'elle suivrait.

Il fait une grosse moue :

- Sauter deux classes, ce n'est pas rien; surtout la première!

J'approuve d'un lent signe de tête :

- Surtout la première...

Nous restons un moment en silence, à regarder passer les péniches. Il reprend :

- La chimie doit te créer quelque ennui; j'ai bien pensé te proposer... mais tu connais mes compétences...

Je ris :

- Egales aux miennes!

Nous rions ensemble.

Je le mets au courant pour mon père :

- Je n'aurais jamais trouvé les questions tout seul.

- Et peut-être non plus les réponses!

Nous rions encore, puis restons un moment en silence, à regarder passer les péniches. Il reprend :

- Pour un prof comme pour un élève, les études sont un travail...

Je note :

- Le prof peut avoir du plaisir à enseigner, et l'élève...

Il me coupe :

- Oui, oui, tu as raison; mais chacun reste à part, chacun avec ses propres pensées.

Il ajoute aussitôt :

- Lorsque le prof et l'élève pensent en commun, il n'y a plus d'obstacles quand le prof instruit l'élève.

Il laisse un temps :

- Vous n'avez rien à craindre, tous les deux!

Au déjeuner, mon père n'est pas là. Ma mère me fait à nouveau de grands compliments sur les cours que je donne à Saphir :

- Tu passes des vacances vraiment studieuses; c'est rare!

Elle ajoute :

- Saphir a toujours été une enfant très sérieuse; ses parents ont toujours été contents de son travail en classe.

Elle sourit :

- Elle a toujours eu de bonnes notes, mais elle a son petit caractère, et certains de ses professeurs ne l'aimaient pas beaucoup.

Je souris en retour :

- Cela ne m'étonne guère; elle a son franc parler.

- Ça, je m'en suis déjà aperçue; mais je trouve qu'elle a raison, et que ses arguments sont toujours raisonnables.

Je souris à nouveau à ma mère :

- Tu me fais un grand plaisir en me disant cela!

- Allez, va! c'est bientôt l'heure de ton train.

Je reste un moment sans parler. Puis :

- J'ai encore le temps; mais je crois que je vais y aller en vélo, j'ai envie de rouler un peu.

- Le soir tombe plus tôt à présent.

- Au retour, je mettrai mon vélo dans le train de sept heures et demie.

J'ajoute, d'une voix rassurante :

- Le soleil sera déjà couché, mais il fera encore clair; je pense que je ne me perdrai pas dans les rues en rentrant!

Ma mère rit gaiement.

Je roule calmement. J'ai pris par la large rivière. Les péniches vont à peine plus lentement que moi. Les péniches! J'en ai seulement dépassé une. Tiens, le midi quarante-cinq de la piscine qui me dépasse... lui.

J'ai laissé la large rivière. Je roule à travers prés, champs, collines...

Sommes-nous trop jeunes, Saphir et moi, surtout Saphir? Trop jeunes pour les cours? Non, non; pour choisir notre vie. Non, pas notre vie, notre vie à nous. A nous deux, à nous deux ensemble.

- Comment as-tu fait pour deviner? me lance Saphir à mon arrivée à la ferme.

Deviné? Deviné quoi? Il faut que je sois rapide pour ne pas me ridiculiser. Voyons! Je suis venu à vélo, ce qui n'est pas mon habitude. C'est ça. Je me fais toutes ces remarques en prenant tout mon temps pour descendre de vélo. Et, très simplement :

- Ton vélo n'est pas encore prêt?

Elle rit joyeusement sans répondre, et va vite prendre son vélo dans la remise.

Nous avons roulé tous les deux ensemble, en traversant champs et villages...

Ce matin, installé dans l'herbe du jardin, au bord de la large rivière, je relis mes livres, et... les feuillets que mon père m'a remis hier soir. Quels sont ces feuillets? Tout bonnement l'interrogation de la prochaine fois, maths, physique et chimie, sans oublier les réponses pour la chimie, bien entendu. "Tu feras ça quand tu voudras", m'a-t-il dit. Je regarde les feuillets; étant donné les questions qu'il a préparées, c'est comme s'il avait écrit la date à laquelle je devais faire mon interrogation...

Aujourd'hui, pique-nique sur l'île. Je passe prendre Saphir et la Timide au train de onze heures et demie. Les voici qui sautent sur le quai. Je les débarrasse de leurs paquets - Oh, les bonnes choses, je sens ça d'ici!

Arrivée sur l'île.

L'Affamé :

- Un et un font... font... ah oui, font deux, Monsieur le Professeur!

Le Buveur :

- Le sucre étant composé de six atomes de carbone et de onze molécules d'eau, il suffit, lorsqu'on veut un morceau de sucre, de plonger un morceau de charbon dans l'eau, et de mélanger le tout; plus on mélange, plus le sucre a bon goût, Monsieur le Professeur!

L'Avisé :

- Si un vélo qui n'accélère pas se cogne contre un arbre, il en résulte un simple travail; la valeur de ce travail se trouve sur la facture du réparateur, Monsieur le Professeur!

Je jette un coup d'oeil moqueur du côté du Distrait :

- Tiens, tiens... quelqu'un a éventé la mèche!

Les trois compères se regardent avec l'air de dire : "De quoi parle-t-il?" Le Distrait s'affaire avec le plus grand soin à déballer le bon gâteau préparé par la mère de la Timide, qu'a apporté sa fille, et les fruits du verger qu'a apportés Saphir. Occupation très prenante, qui ne lui permet pas de participer à la conversation.

Tout cela ne nous empêche pas de nous régaler et de bavarder gaiement.

- C'est malgré tout bien agréable d'être sûr de ne pas être interrogé... du moins pas avant octobre, constate, tout souriant, le Buveur.

- La surprise n'en sera que plus sévère! lui prédit l'Affamé, d'un ton apitoyé.

- Ça, c'est vrai, confirme l'Avisé; tu devrais t'inscrire aux cours...

- Jamais! Je suis en vacances, et advienne que pourra!

- Bien, pas d'interrogation! conclut l'Avisé; et d'ailleurs, elle ne sert qu'à connaître le savoir, rien d'autre.

- Que veux-tu connaître d'autre? lui demande la Timide, intriguée.

- Je pense qu'il parle des capacités de l'élève à se débrouiller si la question posée est un peu... embrouillée, lui précise l’Affamé.

- Culture générale, commente le Distrait.

- La culture générale ne touche pas seulement les maths, la physique et la chimie, note Saphir; pour répondre à une question embrouillée, la culture qui compte, c'est celle de la pensée, et non du savoir.

- Tu veux dire de la pensée sur ce qu'on apprend? lui demande l'Avisé.

- Je pense plutôt à la culture de la vie elle-même.

- Qu'appelles-tu ainsi? s'étonne l'Affamé.

- Si le savoir dépend de la vie...

- Comment est-ce possible? proteste le Buveur.

C'est l'Avisé qui répond :

- La vie qu'on est obligé de mener, ou celle qu'on choisit demandent des savoirs différents.

- Alors, c'est la culture de la vie qui servirait à choisir ce qui nous convient le mieux, et non ce qui est le mieux dans l'absolu, propose le Distrait.

- Si je veux aller en seconde, observe la Timide, c'est parce que je ressens moins que Saphir le besoin de beaucoup de savoirs.

J'interviens :

- Comment savons-nous ce qui nous convient le mieux, avant d'avoir tout essayé?

- Ce qui n'est pas possible, constate l'Avisé.

- Vous parlez de la vie, ou vous parlez des études? nous demande l'Affamé.

- Tu as dit, je ne sais plus quand, lui répond le Buveur, que les tout petits enfants allaient à l'école pour obéir à leurs parents; crois-tu qu'ils aient pensé à la culture, des études ou de la vie?

- Pour les études, peu ou prou, ils apprenaient; pour la vie, en avaient-ils une notion très nette?

- Les tout petits enfants apprennent à chaque instant, ils n'ont pas besoin d'aller à l'école pour ça, déclare Saphir; leur culture des études, c'est : "Si je ne sais pas ce qu'il y a autour de moi, je ne pourrai pas vivre!"

- La connaissance a donc avant tout un but pratique, note l'Avisé.

- Pas seulement, réplique le Distrait; je pense que Saphir parle aussi des sensations des tout petits enfants, devant un monde inconnu qui se révèle à eux peu à peu, sans qu'ils comprennent encore pourquoi.

Saphir sourit :

- Je pensais quelque chose de cet ordre, mais tu l'as beaucoup mieux dit.

Elle laisse un temps :

- Je crois en effet que s'ils ne le comprennent pas, ils le sentent.

La Timide se tourne vers Saphir :

- Tu as dit que pour les tout petits enfants, les études étaient le chemin de la vie; mais si leur vision de la vie n'est pas nette, comme l'a suggéré l'Affamé, ils ne font qu'aller au hasard.

- Peut-être ne sont-ils nés que pour le hasard?

- Alors, la culture de la vie, pour les tout petits enfants, ne peut pas aboutir à trouver ce qui leur convient le mieux, remarque l'Avisé.

Saphir a un geste d'impuissance :

- Pour rester cohérente, je devrais donc dire que c'est le hasard qui leur convient le mieux.

- Et tu vas vraiment dire ça? sursaute le Buveur.

- C'est par hasard que je l'ai connu, répond-elle en me désignant.

L'Affamé se compose un air sombre :

- Et la culture de la vie ne sert plus à rien!

- Si c'est le hasard qui nous convient le mieux, résume le Distrait, cela revient à dire que quoi que nous fassions, nous ne saurons jamais ce qui nous convient le mieux.

Cinq heures. Ce matin me retrouve avec mes livres installé sur l'herbe dans mon jardin au bord de la large rivière. Le petit enfant que je vois de temps à autre sur sa péniche me fait des signes de la main comme il en a l'habitude. Je lui réponds en agitant la main. Et il me lance comme à chaque fois un maladroit bonjour.

A présent que le hasard m'a fait connaître Saphir, il faut que le hasard s'en aille. Je veux vivre avec elle comme je le veux, comme nous le voulons, Saphir et moi. Oh! le hasard se représentera certainement d'autres jours. Mais je ne veux plus du hasard. Il faudra être vigilant.

Parti par le train de huit heures, me voici chez Saphir, installé dans l'herbe près du ruisseau.

"Coin! coin!" Le cours est commencé.

- Depuis ton interrogation, je me sens plus à l'aise pour travailler, je comprends mieux ce que je fais, m'apprend Saphir.

- Ça me fait pareil en classe, mais seulement en classe de maths.

- Je crois qu'en classe, je récite; avec toi, je réfléchis.

Elle sourit :

- Je pense que c'est la même chose pour toi en maths.

- Oh oui, je le pense aussi!

- Bien, assez réfléchi; au travail maintenant!

- Coin! coin! il serait bien temps! claque du bec Maître Canard.

Nous nous mettons au travail. Je préviens :

- Maths, physique, pas de chimie; surtout pas de chimie! J'en ai assez fait.

Pour être honnête, j'en ai assez pas fait du tout! C'est mon père qui a tout fait.

Saphir sourit :

- Oh, c'est vrai! tu as très bien aidé ton père.

Nous rions gaiement.

Rappel à l'ordre :

- Coin! coin!

Nous nous jetons sur nos livres.

Ceci, cela, ou autre chose; le programme est vaste.

- Hier, l'Avisé disait qu'on ne pouvait pas tout essayer, reprend Saphir, ce qui veut aussi dire tout connaître; pourquoi ne pas refuser de connaître ce qui peut être nuisible?

- Nuisible?

- Nuisible pour notre seul plaisir.

- Tu veux dire parce que cela demanderait trop de travail?

- Non, non, ce n'est pas cela...

Elle reste songeuse un moment :

- Regarde les étoiles; que de formules doit-il y avoir! Les forces...

Elle laisse un temps :

- C'est très important de connaître ces formules, ces forces; cela sert aux hommes, je le sais.

- Mais tous les hommes ne peuvent pas étudier les étoiles, n'est-ce pas? On a aussi besoin d'hommes pour d'autres tâches.

- Alors, pour ces hommes-là, peut-être vaut-il mieux ne rien savoir; il est si bon de regarder les étoiles en se contentant de penser qu'elles sont merveilleuses.

- Tu as raison, tu as raison; mais pour les hommes que pousse la curiosité...

Saphir secoue la tête :

- Oui, la curiosité nous pousse, toi et moi; mais puisque nous ne saurons vraiment jamais tout, faut-il gâcher la merveille?

Nous restons un moment en silence. Je reprends :

- Certes, la curiosité des hommes leur a apporté, nous a apporté, des moyens de vivre, de nous nourrir, le confort... les autos...

- Beaucoup d'autos, même; mais ce beaucoup n'a-t-il pas fait perdre le bonheur aux hommes?

Nous restons un moment en silence.

Midi. Déjeuner. La mère de Saphir nous trouve un air soucieux, à Saphir et à moi.

- Vous avez rencontré des difficultés dans vos études? nous demande-t-elle.

Saphir parle des étoiles...

- Tant que vous n'aurez que ces difficultés-là, s'exclame son père, balayant d'un grand geste les étoiles, cela ne vous empêchera de réussir vos examens!

La mère de Saphir hoche lentement la tête :

- Tu as pourtant préféré vivre dans les forêts et au bord des rivières, plutôt que de vivre dans les usines.

L'après-midi, nous partons nous promener. Les champs, pleins de terre, comme le dirait l'Horlogère. Promenade lente, je suppose, sans paroles. Notre bonheur, à Saphir et à moi.

Ce matin, alors que je suis installé dans mon jardin au bord de la large rivière...

- Tu veux des moules?

Le Distrait!

- Tu en as?

- Plein!

- Splendide! C'est pour le pique-nique?

- Bien sûr!

Je fais un grand sourire :

- Je préviens tout de suite Saphir et la Timide!

- Oh! ce n'est pas autrement pressé.

- C'est vrai; son train n'est qu'à dix heures cinquante-trois.

- Erreur! se redresse le Distrait, il est à neuf heures trois.

- Neuf heures trois! Tu as regardé l'heure? Il est déjà trop tard!

- Oh non! elles ont tout leur temps.

Bon; ce doit être encore une grosse plaisanterie. Je prends un air évasif :

- C'est pour le pique-nique de demain?

- Oh non, pas du tout!

Je ne me laisse pas démonter :

- Ah oui! l'année prochaine, aux vacances...

- Tu plaisantes?

- Que veux-tu, comme ça nous sommes deux.

Il se compose un air offusqué :

- Que vas-tu penser là? Regarde plutôt l'heure des marées.

L'heure des marées... J'ai compris :

- Allez, vas-y; donne le jour!

Il rit :

- T'es encore pas trop bête, toi, tôt le matin! Allez, c'est jeudi prochain.

Le Distrait parti, je me précipite sur l'annuaire des marées. Jeudi vingt-quatre août. Basse mer, trois heures cinquante-cinq. C'est bon pour le ramassage des moules sur les rochers découverts par la mer qui se retire. Nous arrivons à onze heures dix-neuf et repartons à six heures cinquante-deux, quarante-sept minutes après le coucher du soleil. Compris!

A quoi sert toute cette affaire? C'est très simple - je veux dire lorsqu'on est au courant - nous allons tous les ans, pendant les vacances, passer une après-midi au bord de la mer. Et c'est là, à marée basse, que nous ramassons les moules, plein, plein, plein. Et le soir, en rentrant, quel régal!

Quand nous étions plus jeunes, c'étaient nos mamans qui nous emmenaient - nos papas, eux, ne s'intéressaient aux moules que lorsqu'elles étaient dans leur assiette; quant à la mer... A présent que nous sommes grands, nous y allons seuls. Et quant à Saphir et à la Timide, les plus jeunes, qui y vont pour la première fois, leurs parents nous les... confieront!

Bientôt onze heures; c'est l'heure de mon train. Nous allons, Saphir et moi, déjeuner chez la Timide. La demie; je prends Saphir au passage. Midi et quart; nous sommes chez la Timide. Déjeuner. Saphir n'a pas parlé des étoiles. La mère de la Timide nous aurait parlé de tous les auteurs de tout l'univers et de tous les temps qui ont parlé des étoiles. Certes, c'est vraiment très intéressant, je ne le nie pas, mais comment se souvenir de tous? Et puis, elle ne cite que les noms... Le père de la Timide n'en vend pas. Pourtant, elles illuminent...

Après le déjeuner, le père de la Timide, en partant, nous conseille à Saphir et à moi, comme s'il en était besoin, de bien travailler. Nous tâcherons, nous tâcherons. La mère de la Timide, connaissant nos habitudes, nous souhaite une bonne promenade, et s'installe au salon lire un livre.

Nous voici donc sous les grands arbres qui recouvrent les rives de la fraîche et calme rivière.

Ayant ménagé mes effets en ne parlant pas des moules à Saphir dans le train, je demande tranquillement :

- Aimez-vous les moules?

Cri unanime :

- Des moules! J'adore ça!

- Mais ici, on n'en trouve pas souvent! s'exclame la Timide.

- Oh, oui, c'est rare! renchérit Saphir.

Je souris :

- Eh bien, j'ai le plaisir de vous inviter à un déjeuner de moules; et il y aura autant de moules que vous voudrez!

J'ajoute en riant :

- Et même plus!

- Tu en as beaucoup plus dans ta ville que dans la mienne, remarque la Timide, parce que notre boutique, lorsqu'elle en a, n'en a jamais beaucoup.

- Dans ma ville, il y en a tout aussi rarement et assez peu.

- Tu as été en chercher dans une très grande ville? me demande Saphir.

- Non, dans une petite ville, et nous irons tous ensemble les chercher jeudi.

Alors que je m'attends à des réflexions prolongées, Saphir prononce négligemment :

- Au bord de la mer.

La Timide s'écrie joyeusement :

- Par le train de neuf heures trois!

Je m'étonne :

- Tu n'y es pourtant jamais allée!

- Non, mais j'ai des camarades de classe qui y sont déjà allées.

- Et tu n'as jamais voulu...?

- Oh si! mais mes parents n'aiment pas la mer.

- J'aurais bien voulu y aller aussi, mais mes parents non plus n'aiment pas la mer, enchérit Saphir.

Les voilà toutes contentes. Je leur explique pour les marées, les rochers où s'accrochent les moules, l'heure du retour, le coucher du soleil...

Saphir et la Timide, en choeur :

- Vivement jeudi!

Dimanche. Au petit déjeuner, je parle de notre projet "Moules" à mes parents. Ma mère est très heureuse de voir que nous allons passer une agréable journée. Mon père met un certain temps à comprendre :

- A quoi cela va-t-il vous servir? demande-t-il avec curiosité.

Je réponds, comme si je répondais à une question de maths :

- Cela va nous servir à manger des moules.

Etonnement de mon père :

- On en vend ici.

J'explique, comme si c'était un détail dans une équation :

- Ce ne sont pas les mêmes moules.

Perplexité de mon père :

- Ce n'est pas la même sorte?

- Ça, je l'ignore absolument.

Silence de mon père. Je viens à son aide :

- Elles viennent de la mer.

- Et celles d'ici?

- De la mer.

Et comme mon père ne dit toujours rien, ma mère intervient :

- Tu ne vois pas qu'il plaisante? cela leur plaît d'aller les ramasser eux-mêmes au bord de la mer.

- Bien sûr, bien sûr...

Il me regarde, comme s'il cherchait pourquoi son cylindre ne fonctionnait pas :

- Oui, oui, amusez-vous bien!

Là-dessus il s'en va, peut-être pour vérifier son cylindre, sait-on jamais. Non, non, je plaisante.

Mon train de huit heures m'amène chez Saphir. Son père est rentré tard hier soir - c'est comme le mien - et elle a parlé de notre projet "Moules" au petit déjeuner, comme moi. Du reste, voici la mère de Saphir qui vient nous voir près du ruisseau où nous nous sommes installés, Maître Canard, Saphir et moi.

- Veille bien sur Saphir! m'ordonne-t-elle, ma fille n'a pas l'habitude des longs voyages.

Saphir commence par protester énergiquement, affirmant qu'elle est parfaitement capable de veiller sur elle-même, mais soudain, elle s'interrompt, et, se tournant vers moi :

- Je veux bien que tu veilles sur moi.

Je la regarde un bon moment, lui fais un long sourire, puis me tourne vers sa mère :

- Soyez sûre, Madame, que je veillerai toujours sur Saphir.

La mère de Saphir m'a embrassé avec affection, puis est rentrée à la ferme.

- Coin! coin! a commenté Maître Canard, avec un grand coup d'aile.

Quant au père de Saphir, s'il n'a pas réagi comme le mien, il n'en était pas loin, d'après ce que m'a raconté Saphir.

Bien que Maître Canard ne nous ait pas rappelés à l'ordre, nous nous mettons au travail. Pas pour longtemps, car la Timide appelle Saphir de chez elle : "Maman est ravie que je vienne avec vous deux, papa ne voit pas très clairement l'intérêt d'aller chercher des moules en y passant la journée", nous raconte-t-elle.

Nous nous remettons au travail. Les matières restent les mêmes, maths... mais nous trouvons toujours à les éclairer de lumières différentes. Je dis "nous", je devrais dire "je", puisque je suis le prof, et elle l'élève. Cependant, bien que je sois censé poser les questions, ses questions à elle, non seulement me font réfléchir, et même m'apprennent des choses auxquelles je ne pensais pas, mais me guident pour la façon dont je présente mon cours.

Dans l'après-midi, nous partons flâner, Saphir et moi, à travers les champs de terre nue qui attendent le travail des hommes.

- Je me demande comment je pourrai supporter l'école, prononce Saphir, après un long, mais plein pour nous deux, moment de silence.

- Je crois que je pense comme toi; j'espère que mon prof de maths me permettra de tenir bon jusqu'à l'examen.

Elle sourit :

- Moi, j'ai mon prof à moi toute seule; je n'ai pas besoin de tenir bon, c'est lui qui me tient bon!

Je lui souris :

- Je tâcherai d'avoir assez de forces...

Elle m'interrompt :

- Quand les forces viennent du coeur, elles ne peuvent manquer.

- Alors, sois tranquille!

- Sois tranquille, toi aussi.

Nous continuons notre flânerie, longtemps, longtemps, nous tenant par la main.

"Coin! coin!" Le cours de ce matin est commencé.

Entre autres, géométrie. Les cercles, les ellipses, les paraboles, les triangles...

- Les triangles ont des angles...

- Ils en ont même trois! m'interrompt en riant Saphir.

- Coin! coin!

Maître Canard a-t-il voulu marquer sa désapprobation pour le rire de Saphir, ou a-t-il voulu marquer son approbation pour l'observation de Saphir? Difficile de le savoir, vu qu'il est en train de se lisser soigneusement les ailes.

En attendant la réponse, le cours reprend.

- Je n'en attendais pas moins de toi!

- Merci, Monsieur le Professeur! me répond-elle avec une inclination respectueuse de la tête.

Je souris :

- Très honoré, Mademoiselle l'Elève!

- Avez-vous une question à me poser, Monsieur le Professeur?

- J'allais y venir, Mademoiselle l'Elève.

- Je vous écoute, Monsieur le Professeur.

- La voici, Mademoiselle l'Elève.

Je prends un air... professoral :

- Quelle est l'unité de mesure des angles?

- Le degré, le grade et le radian.

- C'est tout?

- Non; le degré de température.

Saphir commence à réciter :

- Le Kelvin...

Je l'interromps :

- Mais non...

- Comment cela...?

- Je ne parle que des angles.

- Je suis confuse; je retire le Kelvin, comme impropre à mesurer les angles.

- C'est heureux.

Saphir me jette un regard suppliant :

- Apprenez-moi, Monsieur le Professeur! Je voudrais tant savoir!

Je réponds avec emphase :

- L'heure!

Elle réfléchit :

- Laissez-moi réfléchir une minute!

- Non, pas une seconde; une heure!

- C'est trop; je ne sais pas si j'en serai capable.

Je ne peux pas m'empêcher de pouffer de rire. Et nous rions tous les deux!

Je reprends, plus sérieusement, mais avec un air moins sérieux :

- Regarde une pendule, l'aiguille des heures...

Saphir m'interrompt vivement :

- C'était ça! L'aiguille fait un angle avec...

Un moment d'hésitation. Je m'empresse :

- ...avec midi.

Elle s'empresse :

- Ou avec une autre heure.

- Non, midi.

Elle réfléchit de nouveau :

- Oui, c'est plus commode; si on regarde devant soi, dans la direction de midi, et si quelqu'un vous donne une autre heure, on regarde dans la direction de cette heure-là.

- Parfaitement!

Je laisse un temps, puis, distraitement :

- Quelle heure est-il?

- Il doit être...

Saphir jette un rapide coup d'oeil sur le soleil :

- Oui, il est dix heures.

Je fais semblant de m'étonner :

- Comment as-tu fait?

- Comment j'ai fait?...

- Pour savoir l'heure.

- J'ai regardé le soleil, me répond-elle, surprise.

- Et comment as-tu fait pour y voir l'heure? Elle n'est pas écrite sur le soleil, l'heure!

Apparemment, elle s'est doutée du piège. Elle réfléchit un moment :

- Voyons, le soleil fait un tour en vingt-quatre heures, la pendule fait un tour en douze heures seulement; le soleil va donc deux fois plus lentement que la pendule.

- Voilà qui est finement observé! Qu'en déduis-tu?

- J'en déduis que lorsque le soleil parcourt un certain angle pour arriver à midi, la pendule parcourt le double de cet angle. Ai-je bien dit?

- Parfaitement dit! Continue.

- Ainsi, lorsque le soleil passe à onze heures sur le cadran de la pendule, c'est qu'il n'est que dix heures en réalité.

- Et peux-tu me dire où est le midi de ta pendule?

- Face au sud, bien entendu.

- Et comment sais-tu où est le sud?

- Eh bien, il est là! me dit-elle en m'indiquant... la direction du sud.

Elle se reprend aussitôt :

- Ah oui! tu veux que je te dise où est le sud si je ne le connais pas d'avance?

- Parfaitement!

Elle réfléchit un moment, puis, avec un sourire :

- C'est à toi à me le dire, prof!

- Tu fais le raisonnement inverse. Il est dix heures. Tu places l'aiguille des heures vers le soleil, et tu prends le milieu de l'angle entre cette direction et la direction du midi de la pendule; ce milieu montrera le sud.

- Mais alors, le midi de la pendule ne montrera pas le sud?

- Non; mais si tu tournes ta pendule pour amener son midi sur le sud, tu retrouveras le soleil sur onze heures, comme tout à l'heure.

Maître Canard :

- Midi, c'est ni le sud ni les pendules qui tournent; c'est quand j'ai faim!

Cinq heures du matin. Le soleil affleure l'horizon. La large rivière se réveille. Les oiseaux chantent nostalgiquement le printemps perdu. Y en aura-t-il un autre? Mais peut-être le savent-ils encore mieux que moi. Un poisson vient de sauter hors de la rivière. Que veut-il savoir? Vérifier que le soleil vient bien d'apparaître? Il est comme mon père, alors, qui vérifie toujours tout. Et deux fois plutôt qu'une. En tout cas, le poisson n'est pas revenu. Et s'il voulait s'entretenir avec moi, il n'est pas resté assez longtemps hors de l'eau pour le faire. Et d'ailleurs, comment aurais-je pu converser avec lui? Je ne connais pas la langue des poissons. Et puis, que veut dire connaître la langue des poissons? Je ne connais pas non plus la langue des hommes. Il y a la langue de chaque pays, bien sûr, mais est-ce suffisant? Les hommes qui se servent d'une même langue ne comprennent pas toujours les mêmes choses avec les mêmes mots, j'en ai fait souvent l'amère expérience. Avec Saphir, la question des mots ne se pose pas. Ce n'est pas par des mots que nous nous comprenons, ni même par la pensée, c'est par le coeur.

"Coin! coin! Le cours commence!"

Aujourd'hui, ce n'est pas véritablement un cours, car je ne parle de rien de nouveau; ni une interrogation, car je ne pose pas de questions. Enfin, j'en pose, et au reste, Saphir m'en pose tout autant, mais ce ne sont que des questions, appelons-les ordinaires, qui ne poussent même pas Maître Canard à partir chercher des brins d'herbe au loin. Alors, que faisons-nous donc? Eh bien, un peu de révision; de temps en temps, il faut bien voir si nous avons fait ce qu'il fallait. Maître Canard, étant apparemment sûr de ses connaissances, ne s'intéresse nullement à ce qui se dit, et regarde tout autour de lui, admirant un paysage qu'il connaît depuis sa naissance. Mais je ne le lui reprocherai pas, car combien de fois n'ai-je découvert des choses que je n'avais jamais seulement aperçues auparavant!

Je regarde Saphir, qui consulte son livre de physique. Combien de choses d'elle n'ai-je découvertes depuis que je l'ai rencontrée? Mais je connaissais déjà toutes ces choses depuis le premier regard que j'ai posé sur elle à la fête foraine.

Je déjeune chez Saphir. Il y a du monde. Les parents de Saphir - son père est là - et des amis, plus précisément un collègue du père, venu avec sa femme et leur fils.

Les discussions sont animées. C'est-à-dire que le père de Saphir discute de manière animée avec son collègue, que la mère de Saphir s'occupe de la table, que Saphir et moi nous taisons poliment et patiemment, et que le fils, à peine plus âgé que moi, s'ennuie en jetant de furtifs coups d'oeil à Saphir et à moi - à Saphir, plutôt, on s'en doute bien - à la recherche d'un secours charitable.

Je tente de suivre quelque peu la discussion des deux ingénieurs des eaux et forêts - pardon, il faut écrire des Eaux et Forêts. Et quand on les prononce, faut-il crier bien fort le "O" - pardon, le "Eaux", quatre lettres pour un son, sans doute pour donner plus de valeur aux liquides sur lesquels règnent les deux pères - ainsi que le fait pour presque tous les mots le garde champêtre, dans le village de la fête foraine, lorsqu'il vient annoncer solennellement avec sa cloche un événement important?

Exagéré-je? Oh, sans doute un tantinet! Mais peut-être pas autantinet que ça. Il n'y a qu'à entendre les deux potentats - faut-il écrire Potentats? - parler de grumes, de sujets, de ligneux, de filardeaux - j'ai fini par comprendre qu'il s'agissait tout bonnement d'arbres. Mais que deviendrait la gloire de les régenter? Termes techniques? Certes, ils sont nécessaires. Mais pourquoi les deux pères ne parlent-ils pas des mystères de la forêt, de la fraîcheur reposante de la rivière? Vivent-ils dans la nature, ou, eux aussi, dans un laminoir?

Le déjeuner terminé, nous passons au salon. Je souffle au fils, répondant à sa recherche de tout à l'heure d'un secours charitable :

- Veux-tu que nous allions dehors?

En réponse, coup d'oeil plein de gratitude, suivi d'un autre coup d'oeil, discret celui-là, afin de voir si Saphir nous suivait.

Nous nous installons dans la cour devant la maison, face au grand pigeonnier. Il fallait qu'il fût grand, car bien cent cinquante pigeons viennent y dormir le soir. Lesquels d'ailleurs ne sont pas les seuls pensionnaires du pigeonnier. Une bonne vingtaine de lapins leur tiennent compagnie à l'étage au-dessous, sans compter, au rez-de-chaussée, poules et canards, une cinquantaine, m'a dit Saphir. Et partout, que de monde! Une quinzaine de vaches à l'étable, autant de cochons, et... deux chevaux, les derniers qu'on ait gardés, tandis que les tracteurs apparaissent. De lourds et doux chevaux, durs à la tâche, mais aux bons yeux affables.

- Que comptez-vous faire après vos études? commence le fils, promenant ses yeux tantôt sur Saphir, tantôt sur moi, tantôt sur Saphir.

Je réponds :

- Je n'en sais encore trop rien; mon père voudrait que je sois ingénieur, comme lui.

- Et toi? poursuit-il, en se tournant vers Saphir.

- Je n'en sais encore trop rien; ma mère ne m'a pas dit ce qu'elle voudrait que je fasse, répond Saphir, un imperceptible sourire ironique aux lèvres.

Le fils paraît un peu désarçonné, et pour le coup, se tourne vers moi :

- Ton père aussi s'occupe des forêts?

- Non, il est dans une aciérie.

- Ah oui! une aciérie...

Il tourne la tête vers Saphir, regarde par terre; peut-être cherche-t-il un oeuf? Saphir m'a raconté que lorsqu'elle était petite, elle s'amusait, en rentrant de l'école, à chercher les oeufs oubliés par les poules. Il tourne à nouveau la tête vers Saphir, cherche apparemment ses mots, puis, ne les ayant, toujours apparemment, pas trouvés, se retourne vers moi :

- Moi, je voudrais voyager, voir des choses nouvelles; c'est ennuyeux d'être en permanence au même endroit, voir les mêmes choses.

Il se tourne de nouveau vers Saphir :

- Qu'en penses-tu?

- Tu as déjà vu tout ce qu'il y a autour de toi, là où tu vis? lui répond tranquillement Saphir.

Le fils reste un moment sans répondre; puis, d'une voix légèrement hésitante :

- Tu n'as jamais envie de voir ce que tu n'as jamais vu?

- Seulement parce que je ne l'ai jamais vu?

Il fait un petit geste d'incompréhension :

- Rien n'empêche de penser qu'on peut trouver quelque chose de mieux ailleurs!

J'interviens, un peu amusé :

- Rien n'empêche de penser qu'on peut trouver quelque chose de pis ailleurs.

Il se tourne vers moi, comme s'il ne s'attendait pas à m'entendre. Il reste un moment immobile, puis :

- Alors, d'après toi, il ne faut jamais rien chercher?

- Où que tu ailles, tu pourras te dire que c'est mieux ailleurs.

Il reste un moment sans répondre; puis se tourne vivement vers Saphir :

- On peut malgré tout essayer de voir, ne serait-ce qu'une fois...

- Pendant qu'on regarde ailleurs, on ne voit pas ce qui est près de soi; à chacun de savoir si ce qui est près de soi suffit.

Saphir fait une petite pause, et ajoute calmement :

- Pour moi, cela me suffit.

Un instant de silence, vite interrompu par le fils, qui se lance dans de longs commentaires sur ce qu'on peut faire après avoir quitté l'école.

Ce matin, Saphir est en chimie. Je peux l'interroger, et encore, grâce à mon père; mais je ne peux guère l'aider. Il faut apprendre des monceaux de formules par coeur. Certes, il y a quelques raisonnements, et là, je l'aide. Je crois, au reste, qu'avec le livre, elle a à peine besoin de moi. Elle comprend vite. Enfin, je l'aide quand même, car ces raisonnements font plus partie de la physique que de la chimie. Et alors, cela mérite de l'intérêt. "Lorsqu'on ne s'intéresse pas à une chose, on la trouve toujours sans intérêt", m'a dit un jour mon père, en ajoutant que c'était un pléonasme destiné à renforcer l'idée émise. La définition est bonne, malheureusement, ce n'est pas un pléonasme, mais une tautologie. Je ne lui ai rien dit. Cela ne sert à rien dans les laminoirs. Et du reste, à franchement parler, cela sert-il ailleurs? J'en doute fort, mais à l'école, il faut le savoir... à moins qu'on ne veuille devenir ingénieur.

Au petit déjeuner, mon père me donne des feuillets... d'interrogation de chimie. Bon, je pensais laisser Saphir travailler seule... Je regarde l'heure, mon train est dans vingt minutes, et je me sauve en courant! Puisqu'elle est déjà en chimie...

A mon arrivée, je trouve Saphir en train de travailler.

- Oh, je suis contente que tu sois là, j'allais t'appeler! s'écrie-t-elle en souriant.

Maître Canard l'approuve d'un battement d'aile.

- Mon père vient de me donner ça!

Et je lui montre les feuillets.

Au travail! J'explique le point délicat de chimie qui n'était, bien évidemment, que de la physique, et j'interroge. Tout se passe bien.

Déjeuner. Et nous partons nous promener à pied sur le plateau où l'herbe envahit de plus en plus la terre.

- Les hêtres commencent à rougir, observe Saphir, avec un brin de nostalgie; l'automne s'approche... il sera là dans moins de un mois.

- Et l'école aussi.

Elle reste pensive un moment :

- Oh, je n'ai jamais vraiment refusé l'école! Mais cette année, elle me tente.

- A cause des examens?

- Pas seulement; oui, les examens, bien sûr, mais aussi, nous serons dans la même classe...

- Pas dans la même école...

- Oui, mais nous ferons les mêmes choses, nous pourrons en parler tous les jours, nous pourrons travailler ensemble, nous aider...

Elle laisse un temps :

- Vivre ensemble.

M'a-t-elle pris la main? Lui ai-je pris la main? Nos mains sont unies. Je lui souris :

- Toute notre vie.

Au petit déjeuner, mon père, rentré tard hier soir, me demande comment s'est passée l'interrogation de chimie d'hier. Je réponds que tout s'est bien passé, grâce à lui, d'ailleurs. S'étant enquis de quelques détails, il paraît satisfait. Quant à ma mère, je lui ai déjà tout raconté hier. Elle a paru très contente du résultat, mais pour ce qui est de la chimie, elle s'y intéresse à peu près autant que moi.

Il va bientôt falloir aller prendre mon train de huit heures, et je me prépare à partir.

- Travaille bien! m'encourage mon père.

Je souris :

- Aujourd'hui, je ne travaille pas.

Mon père s'inquiète :

- Ton élève est fatiguée?

- Non, pas du tout; mais aujourd'hui, nous allons nous promener.

- Toute la journée? s'étonne-t-il, en faisant un geste réprobateur.

Ma mère intervient :

- Tu sais bien qu'ils vont tous ramasser des moules.

- Comment ça, ramasser des moules? Où veux-tu qu'ils...?

Il se ravise :

- Ah oui! Ramasser des moules en mer. Ce sont des pêcheurs qui vous emmènent sur leur bateau?

Il poursuit, en s'animant :

- Ce doit être un bateau de pêche avec un moteur; je ne sais pas s'il y en a toujours à voiles.

Il hoche la tête :

- Le moteur, c'est plus sûr que la voile! Dans les temps anciens, on a vu beaucoup d'équipages perdus.

Il lève une main, comme s'il avait oublié quelque chose d'important :

- De combien de tonneaux, votre bateau?

Le temps presse. Je réponds rapidement :

- Nous allons à pied...

- A pied? Ah oui, sur la plage! Méfiez-vous des marées montantes! Tu as vu l'annuaire?

Je fais un signe affirmatif. Soudain, il s'exclame :

- Tu as vu l'heure? dépêche-toi, tu vas rater ton train!

Je suis sur le pas de la porte. Il me hèle :

- C'est ton train habituel? Tu veux que je t'emmène?

Je fais un signe de dénégation, le remercie, et m'en vais en courant. C'est juste, mais j'arriverai à temps.

J'arrive en courant. Mes quatre camarades de classe sont déjà sur le quai, à m'attendre.

- Il ne fallait pas tant te presser, me crie de loin le Buveur, nous te les aurions rapportées ce soir, les moules!

- Les moules se conservent mal, m'informe l'Affamé; si nous avions raté la correspondance au retour, nous serions allés chez la Timide, pour les préparer, et, rassure-toi, j'aurais mangé ta part... pour ne pas la laisser perdre!

Je termine ma course en bondissant dans le train, et... nous attendons encore bien quatre minutes avant que le train parte. Quatre minutes! Le temps qu'il me faut pour venir en courant à bonne allure, sans plus, de l'île, par où je passe, à la gare.

Je m'explique, très poliment :

- Messieurs, il m'aurait été fort désagréable de vous faire languir sur le quai; ce pour quoi je ne suis pas venu en prenant le pas de promenade!

Quelques huées me répondent, puis, nous rions tous gaiement pendant que le train, lui, prend de la vitesse.

Une demi-heure plus tard, Saphir nous rejoint. Encore une demi-heure, nous retrouvons la Timide sur le quai de sa gare, où nous attend déjà le train des moules, je veux dire, bien entendu, des moules que nous allons ramasser sur la plage.

Cinq minutes plus tard, à neuf heures trois, ainsi que l'avait prédit le Distrait, le train des moules est parti.

- C'est encore loin? demande Saphir, après une bonne heure de route.

- Encore une heure environ, lui répond le Distrait.

Je précise :

- Nous serons là-bas à onze heures dix-neuf.

L'Avisé soupire :

- Si nous y arrivons un jour!

La Timide s'inquiète :

- Pourquoi dis-tu ça?

- A chaque fois que je prends ce train, je me pose la même question.

- Bon, mais dis-nous pourquoi, insiste Saphir.

- Regarde l'allure qu'il a, ce train!

- Tu trouves qu'il ne va pas très vite?

- Il va aussi vite que celui que je prends pour aller chez Saphir, constate la Timide.

- Oui, mais le tien ne va pas très loin.

- Tu as peur qu'il tombe dans la mer? plaisante le Buveur.

- Oh, ce serait parfait! s'exclame l'Affamé; juste devant les moules!

- Et ton train reviendra par la mer et les rivières!

- Vos suppositions reposent sur l'hypothèse peu vraisemblable que le train arrivera à la gare où il est prévu par l'horaire qu'il doit arriver, observe judicieusement l'Avisé.

Il lève un doigt, afin de donner plus de force à la péroraison qu'il semble préparer :

- Je ferai remarquer à l'auditoire que les rédacteurs de cet horaire, ainsi que ceux qui leur ont commandé cet indispensable ouvrage, nous tiennent dans l'ignorance absolue des ressorts qui les ont amenés à établir, puis publier, lesdits horaires.

Il s'est tu. Le Distrait l'encourage fortement à continuer :

- Comme ça, nous serons arrivés sans nous en rendre compte; quand on dort, on ne voit passer ni le temps ni les gares.

L'Avisé ne se laisse pas démonter :

- Il manque encore des détails pour votre information, et afin que vous puissiez choisir de continuer ce voyage, ou d'abandonner ce train auquel il devient aléatoire de continuer à faire confiance.

Il fait une courte pause. Un bâillement unanime se fait entendre. Il poursuit, sans y avoir pris garde :

- Avant que vous ne tombiez dans un sommeil irresponsable, dicté par l'inconscience la plus inconsciente qu'il ait jamais été possible d'observer, je porte ces détails à votre connaissance : la distance que nous devons parcourir est de cent six kilomètres, le temps de parcours est de deux heures et seize minutes, la vitesse commerciale est donc de quarante-sept kilomètres par heure environ.

Il achève :

- La vitesse commerciale est la vitesse moyenne, compte tenu des arrêts dans les gares intermédiaires; il y a trente et une gares intermédiaires.

Nous entrons dans la gare d'arrivée. L'Avisé s'est levé pour descendre, mais personne n'a bougé.

- Eh bien, nous voilà rendus! s'exclame-t-il.

Long bâillement collectif. Nous nous étirons.

- Où sommes-nous? demande le Buveur, les yeux pleins de sommeil.

L'Avisé cherche une contenance. Et soudain, nous bondissons sur nos pieds, avec un immense éclat de rire!

- La basse mer ne sera là qu'à trois heures cinquante-cinq, déclare doctement l'Affamé; je pense que nous ramasserons les moules pendant une heure environ...

- Ce qui nous fait aller sur la plage vers trois heures, note le Distrait.

- Pourquoi à cette heure-là? s'étonne la Timide.

Je lui explique :

- Quand la mer monte, elle peut monter très vite.

- Cela peut être dangereux? s'enquiert Saphir.

- Oui, très, lui répond le Distrait.

- La mer est à un mètre trente-sept de hauteur à basse mer; ce soir, à marée haute, elle sera à neuf mètres et quatre centimètres, à neuf heures dix-huit, annonce l'Avisé.

- Ce qui donne une dénivellation de sept mètres...

Le Buveur a hésité. Saphir complète :

- Soixante-sept; en cinq heures vingt-trois.

Regards admiratifs des quatre garçons. La Timide et moi, nous sommes habitués.

- La mer va monter vite, il faudra se méfier, prévient Saphir.

L'Affamé s'impatiente :

- Tout cela est bien beau, mais il est presque midi, et j'ai faim!

Nous allons dans les boutiques des environs acheter quelques victuailles, pas trop cependant, afin de garder notre appétit pour les moules. Une flânerie dans la petite ville, où nous n'observons rien de remarquable à part une grande falaise du haut de laquelle on voit très loin. Que voit-on? De l'eau, à perte de vue. Sur l'eau, un bateau, je crois.

Trois heures. Nous sommes à pied d'oeuvre. La mer est au plus bas, elle est partie au loin, à peine peut-on encore l'apercevoir. La plage est nue; par endroits, au milieu des galets, des amas de rochers sombres, cachés par les flots à marée haute, sont apparus. C'est sur ces rochers que se trouvent les moules que nous sommes venus chercher. Nous allons le plus loin possible vers la mer, là sont les moules qui ont le meilleur goût, le goût le plus fort.

Les voici, noires, lisses et luisantes, aux belles nuances de nuit. Il n'y a plus qu'à les ramasser.

Les ramasser, c'est bien vite dit. Elles sont agrippées fortement aux rochers, accrochées les unes aux autres par une sorte de grosse tresse enracinée sur les rochers. Des caresses de vent viennent du large, emplies d'embruns et de l'odeur de la mer.

J'aide Saphir à tirer sur les premières moules qu'elle veut arracher :

- Il faut tirer fort!

- C'est ça que tu appelles ramasser les moules? Elles n'ont pas du tout l'air d'être de ton avis!

- Oh, pas du tout, pas du tout! approuve la Timide, de la même énergie avec laquelle elle tire sur les moules.

Une heure de travail acharné, et les énormes sacs que nous avons apportés avec nous sont pleins à déborder. Et maintenant, il ne nous reste plus qu'à faire bombance!

- On les mange comme ça, toutes crues? s'informe Saphir.

- On peut, c'est comme tu veux, lui répond le Buveur.

- Malheureusement, je les préfère cuites, déplore l'Affamé.

- Pourquoi, malheureusement? s'étonne la Timide.

Il prend une mine sombre :

- Parce qu'il faut les attendre!

J'ironise :

- Deux minutes? Oui, c'est vraiment trop long!

- Il faut bien plus de deux minutes pour cuire des moules; ma mère... proteste la Timide.

- Ici, les feux sont beaucoup plus forts, l'interrompt l'Avisé.

- Ici?

- Non, pas ici, le sol est bien trop mouillé.

- Et où ça?

- Sur la plage, près de la falaise, lui indique le Distrait.

- Ça ne doit pas être très bon, à l'eau de mer, plaisante Saphir.

- Pas très bon, à l'eau de mer! réplique l'Affamé.

- Et la casserole? relève la Timide.

- Pas besoin de casserole, affirme le Buveur.

- Regarde la planche de tôle, là-bas, vers la falaise, suggère l'Avisé.

- Tu vas mettre cette planche sur le feu? s'enquiert Saphir.

- Et où est le feu? ajoute la Timide.

L'Affamé désigne d'un geste des rouleaux de paille sur le sable sec, près de la falaise :

- Dépêche-toi de trouver, j'ai faim!

- La paille! s'écrie Saphir, tu l'allumes...

- ...et tu mets la tôle par-dessus! continue la Timide.

- Et tu fais griller les moules! achève Saphir.

On applaudit.

- Assez perdu de temps...! commence l'Affamé... avec feu!

Je le coupe :

- Tu as faim!

Il se tourne vers moi en souriant :

- Je pense n'être pas le seul!

Nous sommes tous du même avis.

Les moules sont vite prêtes. Elles s'ouvrent à la chaleur en moins de deux minutes. Et l'Affamé n'est pas le seul à se jeter dessus!

- Je n'en ai jamais goûté d'aussi bonnes! déclare la Timide, à travers la moule qu'elle a dans sa bouche.

- Plus jamais à la casserole! se promet Saphir.

Nous restons là, à savourer les moules qui s'ouvrent les unes après les autres, à bavarder, joyeusement, à rire sans retenue...

Peu à peu la mer monte, le soleil descend, la journée s'enfuit; notre aventure à la mer des moules s'achève. Le train va partir bientôt. Nous ne craignons pas de le rater, il est à deux minutes de la plage.

Peu à peu, le ciel s'allume de rouge et d'orange, des couleurs éclatantes, une transparence et une pureté surnaturelles, le théâtre d'un autre monde. Nous restons tous à regarder, sans rien dire, le spectacle radieux de la fin du jour.

Couché tard hier, levé tard ce matin. Malgré tout à temps pour le petit déjeuner.

- Tes moules étaient bonnes? me demande mon père.

Je suis un peu surpris qu'il s'en soit souvenu. Certes, hier matin, mon voyage avait paru l'intéresser, mais qu'il se souvienne de moules... Je crois que ma mère est tout aussi surprise que moi.

- Les moules du bord de la mer... commence-t-elle.

- Oui, là où nous allions tous les trois quand il était plus jeune, la coupe-t-il.

Ma mère reste rêveuse un moment.

"Coin! coin!" Le cours est commencé.

Un peu de révision, un peu d'interrogation. Pas de quoi inquiéter Maître Canard.

- Il reste un peu plus de cinq semaines avant l'école, je crois que nous avons bien travaillé, note Saphir.

- Je le pense aussi; le fait est que quand tu travailles, tu ne perds pas ton temps.

Un petit battement d'aile indique que Maître Canard est du même avis.

- Je crois que si on travaille en perdant son temps, on s'ennuie autant que si on ne fait rien.

Je fais un petit sourire :

- Ça, ce n'est pas l'opinion de tout le monde.

- C'est bien vrai; j'en connais même qui prétendent qu'ils font quelque chose lorsqu'on leur dit qu'ils ne font rien.

- Oh, je vois très bien! Dormir, c'est déjà faire quelque chose, n'est-ce pas?

- On te répondra que si on est fatigué...

J'admets :

- C'est juste; alors, prenons quelqu'un qui reste debout sur un pied sans bouger, en tenant un doigt en l'air.

- Il te dira qu'il fait de l'exercice.

- Bien, ils ont donc un but utile; et celui qui marche sans aller nulle part et sans faire d'exercice?

- Il se fait plaisir.

Elle ajoute en souriant :

- Un prof ne doit donc jamais dire à un élève qu'il ne fait rien, sous le prétexte absolument incompréhensible, puisque nous avons découvert qu'il était erroné, que l'élève n'a pas appris sa leçon.

Depuis un moment, Maître Canard agite ses ailes :

- A la fin de l'année qui vient, n'oubliez pas de dire tout cela à vos examinateurs!

Pour le coup, nous plongeons dans nos livres.

Je demande à Saphir de tracer une courbe, dont je lui donne l'équation, représentée par une fonction du deuxième degré divisée par une fonction du premier degré :

- Cette courbe s'appelle une hyperbole. Ses deux branches ont la particularité de se rapprocher chacune d'une droite lorsqu'elles vont très loin - on dit à l'infini. Ces droites s'appellent des asymptotes.

- Je commence donc par calculer la pente d'une des droites.

- Bien entendu.

- Il s'agit d'une fraction; attends, c'est un peu long.

- Long? Oh non! J'ai horreur de perdre mon temps inutilement.

Elle sourit :

- Bon; ton prof t'a appris un truc commode?

- Il ne saurait en être autrement; lui non plus...

- ...n'aimait pas perdre son temps inutilement.

- Parfaitement!

- Eh bien, nous voilà trois; raconte!

- On divise les deux équations l'une par l'autre...

- Oui! s'exclame-t-elle, cela devient enfantin.

Elle se ravise soudain :

- Mais on ne m'a jamais appris à diviser des équations en classe. On m'a même dit qu'il ne fallait pas utiliser cette méthode à l'examen.

- Ah oui, c'est vrai, c'est pour nous obliger à faire le calcul long!

- A quoi peut-il servir, puisque le calcul court suffit?

- C'est une méthode générale valable pour tous les cas de fractions, alors que la méthode courte suffit dans le cas que je t'ai donné.

- Donc ici j'utiliserai la méthode courte.

- Parfaitement! Et ça te paraît difficile?

- Non; je fais comme en sixième; il faut seulement remplacer les chiffres par des lettres.

- Oui, c'est bien tout.

Saphir effectue rapidement l'opération, et l'asymptote apparaît. Approuvée par un petit claquement de bec de Maître Canard. Lequel en profite pour annoncer la fin du cours par un sonore "Coin! coin!"

Déjeuner. A table, nous parlons des moules.

- Ce doit être immangeable! décrète le père de Saphir.

Saphir et moi l'assurons du contraire. Il ne cède pas :

- Sans aucune préparation culinaire! Elles sont crues, vos moules!

La mère de Saphir est plutôt alléchée :

- Ce n'est pas parce que nous n'en avons pas l'habitude ni parce que les grands restaurants ne le font pas que cela est obligatoirement mauvais; il faut d'abord goûter.

Elle ajoute, en souriant à son mari :

- J'en ferai la prochaine fois; tu changeras peut-être d'avis.

- Quelle excellente idée! approuve Saphir.

Elle se tourne vers moi :

- Nous les ferons ensemble!

J'acquiesce sans réserve. Le père de Saphir exécute une moue significative.

Longue promenade à pied l'après-midi.

Saphir est songeuse :

- Notre cours a été assez déroutant; je ne sais plus si l'on doit faire ce qu'il faut faire, ou si...

Elle s'interrompt un instant :

- Ah tiens! je m'embrouille!

Je ris :

- Pourtant, c'est simple, ce que nous allons faire; nous promener sans penser à l'école... ni à la philo! Pour le reste, nous verrons demain.

Elle rit :

- Voilà enfin une bonne proposition!

Et nous marchons d'un pas léger, sans penser à rien d'autre qu'à nous-mêmes...

Ce matin, Saphir trace des courbes, calcule des pentes; et moi, je vérifierai ensuite. Elle se trompe rarement. Comment disait donc le père de la Timide? "Il y aura une bonne ambiance dans la cour de récréation!" Je me souris à moi-même. Et si elle est première de la classe?

Tout à l'heure, nous allons, Saphir et moi, déjeuner chez la Timide. Ayant terminé mon travail de préparation, j'ai encore deux heures devant moi pour rejoindre Saphir à sa gare au train de onze heures et demie. Je décide de faire une bonne promenade à vélo.

Le temps a fraîchi, ce matin, et il fait bon rouler sans craindre les chaudes moiteurs des jours derniers. La route vient à moi sans hâte, et je me perds de temps en temps dans les chemins de terre qui mènent plus vite que les routes... là où je ne vais pas. Qu'importe! Je ne vais nulle part, je roule pour le plaisir de rouler, de regarder autour de moi, de respirer l'air frais. Pas de crainte à avoir pour l'heure; où que je sois, je ne suis jamais à plus d'un quart d'heure de la gare.

Le paysage? on dit souvent regarder sans voir; moi, je crois que je le vois sans regarder. Je le connais, comme je connais le soleil et la lune, il n'a rien de mystérieux, rien de surprenant, d'inattendu. Mais de temps à autre, une image m'appelle :

- Tu ne m'as encore jamais vue!

- Si, je t'ai vue; mille fois je t'ai vue!

- Regarde bien!

- Tu n'as pas changé.

- Moi, non; ce sont tes yeux qui ont changé!

- Mes yeux te voient telle que tu as été depuis toujours.

- J'étais une terre de promenade, une terre sans nom; aujourd'hui, je suis la terre de Saphir.

J'entends le long sifflet du train. Le soleil a dû me murmurer l'heure tout au long de ma promenade sur la terre de Saphir. Elle est là, sur le quai, me souriant. Le train entre en gare.

Tap-tap, tap-tap! Le bruit monotone des roues sur les rails accompagne notre conversation.

- J'ai tracé des millions de courbes, calculé des millions de pentes, par les deux méthodes, la courte et la longue, à titre d'exercice, cela permet de s'assurer qu'on ne s'est pas trompé, m'annonce Saphir.

Elle ajoute en souriant :

- On peut s'être trompé deux fois, et obtenir le même résultat faux!

Déjeuner. La mère de la Timide nous remercie, Saphir et moi, d'avoir invité sa fille à la promenade aux moules :

- Elle était si contente! Nous ne voyageons pas beaucoup.

Le père de la Timide manifeste son contentement d'une manière quelque peu différente :

- C'est gentil à vous de l'avoir emmenée faire une belle promenade; mais pour ce qui est des moules...

Il laisse sa phrase en suspens :

- Quel plaisir de manger des moules brûlées!

- Mais non, elles ne sont pas brûlées, papa! Elles restent closes, et en deux minutes... commence à lui expliquer la Timide.

Mais il l'interrompt en riant bruyamment :

- Et en plus, elles sont crues! Quel régal!

Il ajoute, après avoir hoché énergiquement la tête plusieurs fois :

- Alors qu'il y en a de si bonnes chez notre marchand!

- Comment le sais-tu? Tu n'en manges jamais, lui retourne la mère de la Timide.

- Ça, c'est vrai! Comment peut-on manger ces choses gluantes?...

Il ajoute, sans doute pour ceux qui auraient encore des doutes sur son peu d'attrait pour les moules :

- Je n'aime pas les moules!

Nous voici à présent, la Timide, Saphir et moi, sous les grands arbres qui recouvrent les rives de la fraîche et calme rivière.

- Voilà une rivière qui travaille, déclare Saphir après quelques pas.

Etonnement de la Timide. Nous lui parlons de notre conversation d'hier.

- Tu veux dire que si elle coule, elle travaille?

- Non, lui répond Saphir, si elle coulait sans jamais revenir, ce serait une simple promenade.

Je commente :

- Elle revient sous forme de pluie.

- J'ai compris! s'exclame la Timide; et la pluie fait pousser les plantes.

Je la félicite :

- Tout à fait juste!

Saphir reste pensive un moment; puis, elle se tourne vers la Timide :

- Et tu trouves bien qu'elle fasse pousser les plantes?

La Timide, surprise, se tait.

Je réfléchis :

- Tu veux dire que c'est la Timide qui a décidé que c'était bien?

La Timide s'est ressaisie :

- Je pense que je ne suis pas la seule!

- Et si la pluie fait pousser une plante empoisonnée? prononce d'une voix nette Saphir.

Je repense au déjeuner de mardi dernier chez Saphir. Je me tourne vers elle :

- Le fils des amis de tes parents a dit l'autre jour qu'il fallait essayer de ce qui était inconnu, au moins une fois.

- Il vaut mieux ne pas tomber sur la plante empoisonnée! s'exclame la Timide.

- La plante ne sera certainement pas de ton avis, remarque Saphir.

Dimanche. Cinq heures. Je viens de me réveiller. Le jour va se lever.

Ainsi qu'on peut le constater par cette intéressante comparaison, le soleil et moi avons les mêmes intentions. Ce qui va différer, c'est la suite de nos activités. Lui fera ce qu'il a fait hier et ce qu'il fera demain, moi... je ne sais pas ce que je vais faire.

- Tu plaisantes! m'apostrophe le Soleil, moi, je brillerai aujourd'hui moins qu'hier, et je m'éteindrai un jour; toi, ta vie commence, mais tu feras la même chose aujourd'hui qu'hier, tu seras avec Saphir.

- Tu as raison, Soleil, et je te plains sincèrement, car tu es seul; les planètes qui t'entourent ne viennent jamais près de toi.

- Elles viendront un jour, mais je dois attendre, sans même en avoir la certitude; toi, tu es déjà avec elle, et j'en suis heureux pour toi.

Me voici avec mon livre au fond du jardin, au bord de la large rivière. J'ai fait des grands signes joyeux au petit enfant de la péniche...

Ma mère m'appelle pour le petit déjeuner. Je regarde mon livre. Il est toujours à la même page que lorsque je l'ai ouvert tout à l'heure.

- Vous venez tous les trois avec nous à la piscine?

Le Distrait.

- Il y a encore des courses?

- Bien sûr! Et nous sommes instamment...

- ...priés de venir applaudir nos camarades de classe de tous les environs!

Il rit :

- Et d'ailleurs!

- Bien! Allons prévenir Saphir et la Timide!

Chose faite; elles viendront, comme d'habitude, déjeuner à la maison par le train de onze heures et demie. Ensuite, nous repartirons à la piscine tous les sept par le train d'une heure moins le quart.

- Tu m'invites à déjeuner? me demande gaiement le Distrait.

Affaire faite.

Il fait très beau aujourd'hui. Oh! ce ne sont plus les chaleurs de juillet, ni même celles d'il y a une semaine ou deux, cependant... Je reprends :

- Ta piscine m'a donné envie de nager...

Il m'interrompt vivement :

- Prête-moi un maillot, et on plonge!

Sortis de la maison, nous traversons le jardin à qui courra le plus vite, et... plouf!

A onze heures et demie, nous allons, le Distrait et moi, prendre Saphir et la Timide à la gare. Le déjeuner ne traîne pas trop, étant donné l'heure de départ du train pour la piscine.

Le déjeuner est animé. Le Distrait raconte avec force détails plaisants le pique-nique aux moules à mes parents. Ma mère est amusée par les étonnements de Saphir et de la Timide, qui venaient là pour la première fois, par la manière et la façon de cuire, ou plutôt de griller, les moules. Mon père commence un cours de physique sur la chaleur - lui, il appelle ça de la thermodynamique. Encore une histoire de forces, puisque dynamis veut dire force en grec. Ça ne m'étonne pas; après la force, vient le travail, et le travail, c'est évidemment celui qui consiste à ramasser, non, à arracher les moules.

Nous arrivons à la piscine peu après une heure. L'Assemblage, tout souriant, vient à notre rencontre :

- Ah! vous venez pour la course?

Je confirme son hypothèse.

- Sur quelle distance?

- Sur quelle distance...? commence la Timide, surprise.

- Nous ne nageons sur aucune distance, la coupe le Buveur.

L'Assemblage paraît interloqué :

- Vous n'avez pas encore choisi?

Il ajoute, avec prévenance :

- Dépêchez-vous! Les courses vont bientôt commencer.

L'Affamé lui répond, du mieux qu'il le peut :

- Nous ne sommes pas venus pour nager.

L'Assemblage paraît interloqué - bis :

- Vous ne nagez pas?

Deux interprétations; vous ne nagez pas ici ou vous ne nagez pas en général. L'Avisé répond aux deux :

- Nous ne faisons pas les courses, mais nous nageons souvent dans la rivière, près de...

Il n'a pas le temps d'achever, car l'Assemblage a sursauté :

- Dans la rivière? Comment faites-vous pour savoir quel est le temps...?

Il s'arrête, paraissant ne plus rien comprendre du tout, et d'une voie affaiblie :

- Et la distance...?

Je crois que nous nous retenons tous de rire. Le Distrait répond, cependant :

- Nous ne nageons que pour notre plaisir.

L'Assemblage sursaute - bis :

- Quel plaisir peut-on avoir si on ne sait pas qu'on est meilleur qu'un autre?

Je pense à l'année prochaine. Quel plaisir pour ses camarades de classe de savoir que Saphir est meilleure qu'elles?

L'Assemblage nous ayant quittés car sa course va commencer, l'Affamé prononce tout bas :

- Le meilleur, c'est les moules!

L'azur de l'eau s'éclabousse de frénétiques allers et retours.

"Coin! coin!" Le cours de ce matin commence. Formules, analyses, raisonnements. Ça, c'est en maths. En physique? Formules, analyses, raisonnements. Mais avec quelque chose de plus. Le regard sur la vie qui nous entoure, et chercher à savoir, sinon toujours à comprendre, comment cette vie fonctionne. C'est de ces choses que je parle à Saphir :

- Maître Canard ne sait pas...

- Coin! coin! Comment cela, je ne sais pas? proteste-t-il vigoureusement; je sais parfaitement ce que sont la force et le travail!

Nous rendons tous les deux justice à Maître Canard. Il claque du bec, le passe sous une aile pour la lisser, et :

- Je sais aussi des choses que vous ne savez pas...

Nous écoutons avec curiosité. Il se lisse l'autre aile, et, passant ses yeux sur chacun de nous :

- Je n'ai pas besoin de longs et fastidieux calculs pour savoir où se trouve le sud; si l'envie me prenait de migrer...

Nous le prions vivement de n'en rien faire.

- Coin! coin! Ne craignez rien; je me sens très bien ici avec vous!

Nous l'assurons de la réciproque.

Calmé, il se met en devoir de faire disparaître tous les brins d'herbe qui sont à la portée de son bec.

Midi. Chacun est parti vers sa salle à manger; pour Maître Canard, c'est la mare, pour nous, c'est la ferme. Maître Canard retrouve à la mare ses camarades de basse-cour, nous, nous retrouvons à la ferme une ancienne camarade de classe de la mère de Saphir. Elle habite depuis toujours la ville où se trouve leur école, et n'aime pas du tout la campagne, m'apprend Saphir avant que nous nous mettions à table. Le père de Saphir n'est pas là. L'ancienne camarade doit être là depuis un certain temps, car la conversation traîne.

Déjeuner. L'ancienne camarade de la mère de Saphir, en panne d'inspiration, se rabat sur Saphir et sur moi :

- Ta mère me dit que tu travailles pendant les vacances? demande-t-elle à Saphir, comme pour une confirmation.

- C'est vrai, répond sobrement Saphir.

- Les vacances, c'est fait pour se reposer, commente sévèrement l'ancienne camarade.

Pourquoi sévèrement? Suppose-t-elle qu'il faille punir Saphir pour sa désobéissance? Peut-être Saphir est-elle accusée de vouloir rompre une alliance; celle de l'élève et de son droit de ne rien faire?

Saphir répond posément :

- Je ne trouve pas l'école fatigante.

- Peut-être ne travailles-tu pas suffisamment?

- Peut-être; mais suffisamment pour être souvent première de la classe.

L'ancienne camarade paraît interdite. J'en conclus que Saphir n'est pas accoutumée à faire cette sorte de reparties. Après un silence, elle reprend :

- Je te félicite; d'ailleurs, tu as toujours été une bonne élève.

La mère de Saphir tente de faire diversion en changeant de sujet. Rien n'y fait. La conversation se contente de recommencer à traîner comme lorsque nous sommes arrivés, Saphir et moi.

Au beau milieu d'une phrase que prononçait la mère de Saphir, son ancienne camarade se tourne vers moi :

- Tu penses qu'elle y arrivera?

Je réponds posément :

- Je pense qu'on ne peut jamais savoir d'avance.

- Alors, elle aura perdu son temps pour rien?

- Puisqu'elle est admise dans la classe de l'examen, elle fera ses études dans cette classe et apprendra ce qu'elle n'aurait pas appris en seconde.

- Et si elle n'arrive pas à suivre?

- Elle pourra toujours retourner en seconde.

- Elle aura perdu du temps!

- Elle aurait peut-être perdu du temps en seconde.

L'ancienne camarade hésite un peu :

- C'est toi qui lui as...?

Saphir ne lui laisse pas le temps d'achever :

- C'est moi qui l'ai proposé!

- Tu es encore bien jeune!

- Cela me laisse plus de temps.

La mère de Saphir a baissé les yeux, et n'a rien dit. Ai-je vu un léger sourire de contentement sur ses lèvres? Il me semble bien.

Au bout d'un bon moment de silence, l'ancienne camarade prononce sévèrement :

- Tout le monde a besoin de vacances!

- Chez nous, l'été, il faut moissonner, labourer, herser, et nos vaches n'ont jamais de vacances, lui répond tranquillement Saphir.

Six heures du matin. Le soleil est levé depuis trois quarts d'heure. Un retour de chaleur est venu dans la nuit, et je suis installé bien à l'aise avec mon livre de physique dans l'herbe de mon jardin, devant la large rivière. Certes, il fait chaud, il fait bon. Mais on sent bien que cette chaleur n'est plus qu'une invitée - bienvenue, ô combien! - mais prête à repartir au moindre coup de vent.

Un petit point de physique me gêne depuis hier soir. Non qu'il soit important, mais lorsqu'on veut enseigner de bonne façon, il faut avoir bien compris soi-même. Ce qui n'est pas toujours évident quand j'entends des explications, et pas seulement de la part des profs. Cela se termine en général par l'agacement de l'explicateur si l'expliqué ne comprend pas. J'ai toujours pensé que l'agacement venait de ce que l'explicateur n'arrivait pas à s'expliquer à lui-même ce qu'il voulait expliquer à un autre. Pour dire ça d'une manière plus explicative, l'explicateur n'arrive pas à être son propre expliqué. Ai-je bien expliqué? Sinon, je suis prêt à expliquer à nouveau. Bon, personne ne me demandant de nouvelles explications - ce que je ne m'explique pas - je n'expliquerai donc plus rien.

Il n'en reste pas moins que le point de physique reste. Je demanderai tout à l'heure à mon père.

Petit déjeuner. Ce que m'a dit mon père était très clair, et j'ai fort bien compris. J'ai même compris que personne ne pouvait comprendre. Oui, oui, les questions qui consistent à demander pourquoi ce qui existe existe, et qui font la joie des élèves. Plus les élèves sont jeunes, plus ça leur plaît. Ensuite, ça les inquiète. Et puis, on leur dit de s'occuper de choses sérieuses, et ils oublient. A moins peut-être de ne pas prendre au sérieux les choses sérieuses. Mais là, gare à la mauvaise note, en classe comme ailleurs! Surtout ailleurs, parce que la classe, on finit un jour ou l'autre par en sortir.

Dans la matinée, des maths. Ça, c'est sans mystères; pas de questions à se poser, c'est bon ou c'est mauvais. Quant à savoir ce qu'on fera du résultat... En classe, tout du moins. Pour le laminoir... tiens! ce serait plus intéressant pour le laminoir? Voilà qui ouvre des portes. Je ne me séparerai plus de ma règle à calcul. Mais où l'ai-je donc fourrée? Tant pis, ce ne sera pas pour aujourd'hui.

A propos de règle à calcul... Il faut que j'aille acheter de l'encre. Quel est le lien avec la règle? Il n'y en a aucun. C'est ça, les associations d'idées.

Je vais donc partir chercher l'encre. La papeterie est près de la gare. Oui, mais son train n'arrive qu'à onze heures trente-deux. Il n'est que dix heures. J'appelle le Distrait. Il est chez lui. "J'arrive chez toi, il faut que j'achète de l'encre!" Il n'a pas le temps de me répondre que je suis parti. Je suis chez lui sans être passé par la papeterie. Bah! je l'achèterai en sortant. Il m'ouvre :

- Bonjour Monsieur, donnez-vous la peine d'entrer!

J'entre, secouant la tête avec ironie. Encore une nouvelle plaisanterie, sans doute. Mais il continue dans le même registre :

- Quelle sorte d'encre désirez-vous, Monsieur? j'en ai de la meilleure qualité. Quelle couleur préférez-vous? peut-être qu'un bleu...?

J'ai enfin compris! Je le coupe vivement en riant :

- Mais non! J'étais en avance pour le train...

Il prend une voix rassurante :

- Ne crains rien! Je te préviendrai lorsqu'elle - je veux dire il, le train - arrivera; comme ça, tu ne pourras le manquer!

Je tente un sourire :

- Oh! tu sais, je suis passé chez toi parce que je n'avais rien à faire...

Il éclate franchement de rire :

- De mieux en mieux! Tu t'enferres... Oh, en passant, merci tout de même!

Vaincu, je ne peux m'empêcher de rire tout aussi franchement que lui.

- Que veux-tu, achève-t-il, ou plutôt m'achève-t-il, je te comprends, tu la vois si rarement!

Le calme revient. Nous parlons de choses et d'autres, de tout et de rien. Je lui dis quelques mots sur la conversation avec l'ancienne camarade de classe de la mère de Saphir. Il sourit d'un sourire moqueur :

- Elle est bien! A quoi ressemble-t-elle?

- A quelqu'un qui vient de rater son train!

Onze heures trente-deux. Saphir et la Timide sautent du train.

Au fait, pourquoi viennent-elles? J'ai tout bonnement oublié de le dire; aujourd'hui, nous avons pique-nique sur l'île!

Le pique-nique se déroule gaiement. Après avoir englouti - non, non, savouré, nous ne sommes pas des sauvages! oui, enfin... - savouré, dis-je, les bonnes choses que nous avons apportées, nous restons à bavarder, tout aussi gaiement, confortablement installés sur le gazon. Autour de nous, l'île n'est pas moins gaie que nous. Des enfants, et même un peu plus grands, jouent au ballon; des promeneurs vont et viennent de long en large, plutôt en long, l'île n'est pas très large; un petit groupe, fermement posé sur ses jambes, discute avec animation; plus loin, assis sur un banc, sur le dos duquel il s'est légèrement affaissé, un homme, ayant quitté depuis longtemps sa jeunesse, contemple le jeu des enfants, un sourire tendre aux lèvres, ponctuant d'un petit signe de tête un adroit coup de pied. Et, de temps à autre, surgissant du talus derrière lequel coule doucement le petit bras de la large rivière, un garçon ou un autre, tout ruisselant d'eau, vient se sécher frénétiquement dans une grande serviette auprès d'un petit groupe d'autres garçons qui se sèchent eux aussi; et de nouveau, tous - ou pas tous, cela dépend - se retrouvent dans la rivière en poussant des cris pleins de vigueur.

Peu après m'être réveillé, je prépare mon cours de physique. Ayant compris qu'on ne peut rien comprendre au point incompréhensible d'hier matin, je me lance dans la suite de mon livre. N'ayant rien compris au point incompréhensible d'hier matin, je le néglige, non, je l'admets. C'est au reste tout ce qu'on me demande en classe. Et que dire, puisque personne ne comprend?

Au petit déjeuner, mon père ne manque pas de me demander si je veux d'autres commentaires sur le point incompréhensible d'hier matin, "D'ailleurs, je ne vois pas d'autres commentaires", ajoute-t-il. Comme je ne trouve pas d'autres questions à poser, l'analyse de ce point important est abandonnée. Il n'y a plus qu'à retourner aux points de détail. Il y en a une foule, et ceux-là, il faut les savoir, ils seront demandés en classe.

"Coin! coin!" Le cours est commencé.

Nous commençons par les maths. C'est plus reposant. C'est aussi l'avis de Maître Canard, qui le manifeste sans aucun doute possible en ne manifestant aucun intérêt pour notre étude. Il est très clair qu'il préfère la physique, dans laquelle il se distingue sans contredit. Les maths se montrent, se démontrent, s'enroulent autour d'un point obscur, qu'elles éclairent en se déroulant victorieusement ensuite.

Déjeuner. Le père de Saphir a rencontré la Directrice de l'école où va Saphir. Elle lui a demandé des nouvelles "des deux courageux!" Il lui a répondu que tout se passait le mieux du monde, et que nous travaillions sans relâche. Elle a été très satisfaite, et a ajouté que Saphir pourrait venir la voir au moindre ennui. Là-dessus, il nous a demandé si tout allait bien.

Promenade habituelle de l'après-midi. Nous longeons le ruisseau, qui se fraie un chemin à travers les aulnes du petit bois qui l'entoure par moments. Après avoir sauté par-dessus le ruisseau, nous montons flâner dans le bois qui monte raide sur le plateau. Au milieu de la pente, j'aperçois une cabane, que j'ai vu construire au début de juillet. Elle est là, personne ne l'a détruite, mais elle a été délaissée. Les branches sont tombées par endroits, l'une de ses parois n'est plus très droite...

- Deux mois déjà; elle est seule à présent, murmure Saphir, qui a suivi mon regard.

J'ai pris Saphir dans mes bras. Elle m'a serré très fort...

Jeudi. Dernier jour du mois d'août. Je me réveille avec le soleil. J'ai quelque chose à faire. Quelque chose d'important. Oui. Oui, il faut que je sois un bon professeur. Le meilleur qui soit. C'est important. J'ai un élève qui compte sur moi. Un élève à qui j'ai promis. Un élève que je garderai toute ma vie. Alors, pas de temps à perdre; au travail!

Les pages du livre de physique tournent, les péniches passent, le petit enfant attendait visiblement de passer devant moi pour me dire qu'il était content de me voir.

Au petit déjeuner, j'inonde mon père de questions sur un point de physique. Ma mère est légèrement étonnée, mon père trouve ça on ne peut plus naturel. Un point de physique que je n'ai jamais trouvé particulièrement difficile jusqu'à présent, mais... maintenant, je suis devenu professeur. Un prof doit bien expliquer à ses élèves, surtout si c'est son élève, son élève à lui.

Pour le coup, j'ai raté mon train. Ce n'est pas grave, j'irai en vélo. Trois quarts d'heure si je ne traîne pas. Surprise! Mon père doit aller ce matin dans la ville où habite la Timide. "La ferme de Saphir est sur mon chemin; je t'emmène?" me propose-t-il. Pensez si j'accepte! En route, nous parlons physique, bien entendu.

Arrivé à la ferme, il entre saluer la mère de Saphir. Le père est déjà parti. On parle de moi, on parle de Saphir et de moi, on parle de nos études, on parle de Saphir.

- Coin! coin! tu es en retard! me fait vertement remarquer Maître Canard, claquant fermement du bec.

Un sec battement d'aile :

- Cela fait plus d'une heure que ton élève est au travail!

- Plus d'une heure? Je n'ai qu'un quart d'heure de retard seulement!

- Coin! coin! C'est déjà trop! Un professeur ne fait pas attendre son élève dans mon institution!

Je promets d'être plus attentif à l'avenir. Maître Canard se calme, et cueille deux trois brins d'herbe.

Saphir me sourit :

- Je me suis levée tôt, et j'avais envie de bien travailler ce matin.

Et, en insistant sur "mon" :

- Je veux faire honneur à mon professeur!

Après-midi. Promenade à pied. Nous marchons lentement, nous arrêtant de temps en temps. Mais j'ai la sensation d'aller loin, loin, très loin d'ici, là où nous serons un jour, Saphir et moi. Quand? Où? Je ne sais pas, je n'y pense pas.

- Après les examens, tu vas encore faire des études qui te demanderont plusieurs années...

Saphir poursuit, en ralentissant le pas :

- Il n'y a pas d'école très importante dans notre région.

- Il y en a dans les grandes villes. Je pense que nous pourrons y faire nos études.

Elle sourit :

- Je le pense aussi.

Elle ajoute, avec un petit signe de tête amusé :

- Nous ne savons toujours pas ce que nous voulons faire.

Je m'arrête; je la regarde :

- Si, nous le savons.

Elle me sourit de nouveau, me prend la main. Nous reprenons notre marche lente, parmi les labours qui commencent et les bosquets où les ormes finissent leur été.

 

F I N

 

 

 






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