FOTOS von VENEDIG und FRANKREICH

ALLE  TEXTE

 

 

VITE,  NOUS  ALLONS  RATER  LE  PETIT  TRAIN!


- Vite, nous allons rater le petit train!

Sans perdre de temps à me répondre, vive comme un écureuil, elle est déjà loin devant moi!

Le petit train est arrivé en même temps que nous.

- Il a dû ralentir un peu pour que nous ne le rations pas! ai-je observé plaisamment.

- Peut-être; mais je pense surtout qu'il a ralenti parce que nous avons couru! a observé à son tour gaiement Ecureuil.

Nos camarades, eux, sont déjà là à attendre.

- Alors, les jumeaux, on ne s'est pas réveillé? nous lance notre voisin, le fils du meunier, un garçon embroussaillé - il n'y a pas que ses cheveux à être embroussaillés...

Plaisanteries diverses, couvertes par le bruit du petit train entrant en gare - elle n'est pas très grande non plus, d'ailleurs...

Les jumeaux, c'est nous, Ecureuil et moi. C'est ainsi que nous appellent nos camarades, bien qu'Ecureuil ait un an de moins que moi. Elle est née le vingt et un mars 1946 et moi le sept avril 1945. Nous habitons deux maisons voisines au bord de la rivière, et nous ne nous quittons jamais depuis que nous sommes nés - c'est ce que j'ai toujours entendu dire, mais cela me paraît hardi! mes souvenirs, à cette époque...

Sept heures trente-trois; le petit train est parti. Nous arrivons dans vingt-cinq minutes; un quart d'heure pour aller à l'école, et il nous en reste autant pour bavarder avec les camarades venus de la ville un peu en avance. Le petit train doit sans doute, lui aussi, aller à l'école, car le soir, il paraît un peu fatigué; parti à cinq heures dix-neuf, il met quatre minutes de plus qu'à l'aller pour faire le trajet, alors qu'il saute l'une des trois gares par lesquelles il passe!

Conversations ensommeillées. Le paysage défile sans que nous y prêtions attention; prête-t-on attention à ce qu'on connaît? A peine sortis de notre petite ville, nous passons près d'un village, qui, vexé, nous a tourné le dos - notre petit train l'a négligé! Des collines et des bois; des prés, avec des vaches aux jambes grêles et aux belles taches rousses ou noires, qui donnent un si bon lait! Un ruisseau, qui nous accompagne avant de rejoindre un ami qui l'attendait pour aller avec lui à l'école - je veux dire à la ville où se trouve notre école. Le paysage a ralenti, de grandes maisons sont venues à notre rencontre. Le petit train est entré en gare.

Dernier cours avant les examens de fin d'année, qui auront lieu demain et après-demain, par écrit. L'examen oral aura lieu le mercredi vingt-quatre juin.

Aujourd'hui, cours de littérature. Pour être un écrivain, il faut savoir bien écrire. J'écris mon journal de souvenirs; suis-je un écrivain? Probablement pas, car je n'ai pas toujours de bonnes appréciations en grammaire. "Un événement du passé s'écrit au temps passé", m'a dit le professeur. Moi, j'écris souvent au présent. Mes souvenirs n'appartiennent pas au passé; ils sont là, présents dans mon esprit.

Premier jour d'examen. Mathématiques, littérature... Les équations ne me créent pas de difficultés. Bien que, pour l'examen, nous ne soyons pas l'un près de l'autre, je vois qu'Ecureuil a déjà fini ses équations avant l'heure. Je ne tarde pas non plus.

Midi. Les commentaires sont optimistes... et nous donnent du courage pour l'après-midi; je ne sais vraiment pas pourquoi, littérature et mathématiques n'ayant pas grand chose à voir entre elles.

L'auteur dont nous avons à parler m'a toujours prodigieusement ennuyé. Je sais qu'il en est de même pour Ecureuil. Il faut cependant mettre en valeur les grandes, paraît-il, qualités de cet ennuyeux auteur. L'épreuve - c'est tout de bon le cas de le dire! - terminée, Ecureuil me dit tout de go : "Je ne l'ai pas raté, l'auteur!" Et elle ajoute en me souriant : "Tant pis pour nos notes; nous nous rattraperons ailleurs!" sans seulement me demander si j'en avais fait autant. Elle le sait bien.

Deuxième jour d'examen. Je dois parler une autre langue que la mienne. Elle m'était inconnue avant que je l'aie apprise. Je sais bien que la langue que je parle tous les jours, celle de ma mère, celle de ceux qui m'entourent, m'était tout aussi inconnue avant que je l'aie apprise; mais la langue de ma mère, je l'ai apprise sans le savoir, sans avoir eu à l'apprendre, dirais-je bêtement. Bien sûr, une nouvelle langue, cela s'apprend, comme le font tant d'autres hommes; mais que sera-t-elle pour moi?

Je n'ai pas besoin de connaître le mot "eau" pour savoir ce qu'elle est; j'ai connu le liquide avant de connaître le mot. Je pense même que j'ai connu la sensation de l'eau que je buvais avant de me rendre compte qu'il s'agissait d'un liquide, et que la forme de cette sensation n'est venue qu'après.

Que me vient-il donc à l'esprit lorsque je vois de l'eau, ou lorsqu'on prononce devant moi le mot "eau"? Dans ma langue, le lien s'est formé sans intermédiaires. "Eau" n'est pas un mot pour moi, ni même une chose; c'est une sensation. Le mot qui signifie "eau" dans la langue apprise par l'intermédiaire de la pensée ne provoque pas la sensation, mais une recherche. L'eau elle-même n'arrive qu'après.

La sensation de l'eau... Le mot "eau" dans la langue d'un pays où il pleut... ou dans la langue d'un pays où l'on a toujours soif, faute de pluie et de rivières...

Mais l'eau n'est que de l'eau.

Que dire des sentiments? Que dire des rires, des larmes?

Midi. Nous sommes tous devenus étrangers! Pas l'un pour l'autre, heureusement; mais nous ne parlons plus qu'avec la langue de notre épreuve de ce matin. Ce n'est pas toujours une réussite; une phrase commence comme ci et se termine comme ça! Bah! l'essentiel n'est pas que nous nous comprenions - je crois que nous n'avons rien de particulier à dire - mais que nous nous amusions.

Après-midi. Epreuve de physique. Questions sur les forces, les poids. Avons-nous des muscles? Oui, ce n'est pas vraiment ce qu'on nous demande, mais ça revient au même. La seule force que je connaisse, c'est la mienne. Et quant au poids... C'est que la Terre est plus forte que moi. C'est heureux, sinon, c'est elle qui tomberait sur moi! Solution à éviter...

Jeudi onze juin. Jour traditionnel du foirail. Depuis tôt ce matin, le champ de foire est empli de cris et de rires d'enfants, de manèges, d'hommes qui ne crient pas et de vaches qui ne rient pas. Les hommes vont les vendre.

Sept heures trente-trois; le petit train est parti.

Et c'est ainsi tous les jours d'école. Et c'est ainsi tous les jours pour mon père et pour ma mère. Et c'est ainsi tous les jours pour... Quoi d'étonnant? c'est ainsi tous les jours pour le Soleil.

Mais le Soleil apprend-il tous les jours quelque chose de nouveau comme je le fais en classe?

Je suis assis non loin de la chaire. J'apprends bien mes leçons, que je récite sans trouble. Les professeurs m'aiment bien. Lorsque je pense, ils sont loin de moi, ils n'entendent pas.

Ecureuil est assise près de moi. Elle apprend bien ses leçons, qu'elle récite en posant des questions. Je ne peux pas dire que les professeurs ne l'aiment pas, mais j'ai remarqué qu'ils l'interrogent moins souvent que moi. Peut-être même moins souvent que les autres élèves.

Ce matin, cours de géographie. Je voyage - plus loin qu'avec le petit train. Mais je ne connais personne là où je suis arrivé. On m'apprend ce qui se passe là où je n'irai jamais. Et pourquoi me parle-t-on de cet endroit plutôt que d'un autre? Mais je me trompe; volontairement, il faut bien l'avouer. On me parle de tout, je veux dire du monde entier. Je n'aurais jamais cru que le monde entier fût si petit. Puisqu'il tient en un seul livre.

Dimanche. Je vais déjeuner avec mes parents chez mon oncle; le frère de mon père. Il est venu nous prendre avec sa camionnette. Nous passons d'abord par le village qui tourne le dos au petit train. A vrai dire, il tourne tout autant le dos à la route. Bonne chance!... un peu plus loin, la gare que saute le petit train en revenant de l'école. Un chemin de terre sur la droite. Enfouie dans les arbres, entourée de vaches aux belles taches rousses, une grande ferme. Nous sommes chez mon oncle.

Mon oncle est éleveur; il élève des vaches. Cela m'a souvent fait sourire; les vaches sont donc des élèves tout comme moi-même à l'école? Mon dictionnaire, considéré très sérieux, parle d'enseignement pour les hommes et d'éducation pour les vaches. Si j'en parle à Ecureuil, ira-t-elle poser des questions à notre... éleveur? J'hésite à lui en parler, notre éleveur sera peut-être mécontent, sait-on jamais? et ce sera sans doute elle à en faire les frais! En tout état de cause, je sais pourquoi on élève les vaches; pour leur lait. Et les hommes?

Le petit train est en effervescence.

- Comment est-il venu là?

- A qui appartient-il?

- Il ne fait jamais attention à rien!

- Ça aurait pu être grave!

- Tiens! Il y a eu des blessés!

- Qui?

- Graves?

- Le train a été rudement amoché!

- Ils ont réparé le train?

- C'est pas celui-ci?

- Non, il roulerait pas!

- C'est de la chance!

- J'espère que...

- On va arriver en retard!

- Mais non, c'est pas celui-là!

- Pourquoi?

- Jeudi...

- Pas d'école, pas de train!

- J'espère que...

Ça, c'est la même qu'il y a un instant.

- Attention! Il y a un taureau!

Ça, c'est l'Embroussaillé.

Nous avons fini par comprendre, Ecureuil et moi. Un taureau avait décidé qu'il était temps que le petit train cessât de jeter le trouble dans les prés où se trouvaient ses domaines. Et il avait tout bonnement chargé le petit train, afin de le lui faire comprendre. Quelques légères contusions chez deux ou trois voyageurs. L'affaire s'étant passée hier, il n'y avait pas d'élèves dans le petit train.

Mardi. Conférence ce soir dans le petit train. Une armée grecque a battu une autre armée grecque dans les temps anciens. C'est ce qu'on vient de nous apprendre au cours d'histoire. Les discussions sont animées. Le sujet est du plus haut intérêt et ne laisse personne indifférent. Sauf les élèves des classes inférieures qui se désintéressent totalement de notre débat. Ce n'est pas de leur programme. Cependant, vingt-neuf minutes pour une telle entreprise, c'est bien présomptueux; je dirais même absurde, ou plutôt carrément insensé. Ce n'est pas en classe que l'on ferait une pareille chose! En classe, on y passerait cinquante-cinq minutes. Presque le double!

- En tout cas, la bataille a été formidable! s'exclame un garçon dont le père possède le grand pré de l'autre côté de la rivière, et que nous avons l'habitude de héler : "Hé! du pré!" pour attirer son attention lorsqu'il est avec ses vaches.

- Tu n'en sais rien, Du pré; tu n'y étais pas! ironise l'Embroussaillé.

- C'est dans notre livre de classe, remarque la soeur de l'Embroussaillé.

- C'est bien beau, ça, la Meunière! mais à quoi ça nous sert de savoir que l'armée...? la reprend un garçon toujours inquiet de se fatiguer pour des choses qu'il juge inutiles.

- Connaître le passé permet de savoir comment vivaient nos ancêtres, répond une fille qui habite une ferme dans un hameau non loin de la gare.

L'Inquiet ne cède pas :

- Que ce soit l'une ou l'autre des armées qui gagne la bataille ne change rien à la façon de vivre des Anciens.

- Pour nous, non; pour eux, si, rétorque la Fermière.

- Tu veux parler des vainqueurs et des vaincus? lui demande Risette, une fille toujours gaie et souriante.

- Oui, un vaincu peut avoir plus à perdre dans un pays que dans un autre.

- C'est comme nous en classe, quand nous n'avons pas appris notre leçon! plaisante Ecureuil.

Midi. Le dernier cours s'est achevé. Tout le monde a faim. Si le dernier cours ne s'était pas achevé, nous aurions tous faim... de même!

- Ne nous coupe pas l'appétit avec tes raisonnements! me moque l'Embroussaillé.

- A midi nous avons du poulet aux champignons, nous a déjà prévenus la Fermière, qui est toujours au courant des secrets de la cantine.

Le repas ne se compose pas seulement de poulet, ni d'autre aliment propre à nourrir nos corps. Il se compose aussi d'un attrait, presque exotique; nous sommes loin de nos pays connus, de nos maisons familières, de notre école et de ses cours, de toutes nos attaches quotidiennes. Nous sommes dans un monde qui nous appartient, qui nous est tout dévoué. La meilleure des auberges ne nous donnerait pas cette illusion. Le temps s'écoule loin de nous...

Pas d'école, aujourd'hui. Encore un autre jeudi, et samedi soir après la classe, les vacances!

Journée indéfinie. Se promener? il ne fait pas très beau depuis deux trois jours. Il y a bien une récitation à apprendre... Je vais chez Ecureuil. De la fenêtre, de l'autre côté de la rivière, nous apercevons Du pré aux côtés de ses vaches. Il est avec la Meunière. Ils nous ont aperçus, eux aussi, car ils nous ont fait des signes. Nous leur avons répondu, et nous restons là à regarder... rien de bien précis.

Quelques gouttes éparses nous ont rafraîchi le visage. Le temps passe doucement, sans rien dire. Et nous, de quoi parlons-nous? Je ne sais pas, de choses qui nous sont communes, de choses silencieuses qui ne touchent à rien de précis. Le plaisir de nous dire que nous sommes ensemble. Le temps passe doucement, qui nous écoute.

Le petit train vole-t-il au-dessus des nuages? Non, c'est nous, Ecureuil et moi, qui volons là-haut, en nous amusant à passer d'un nuage à l'autre, en nous asseyant sur l'un d'eux pour regarder les prés et les champs que traverse le petit train, tout en bas au-dessous de nous.

Après-midi studieux. Ce n'est pas que les autres après-midi ne le soient pas; après-midi ou matinées, du reste. Mais il s'agit de mathématiques! Et cela n'est pas du goût de tout un chacun... Par exemple, ce n'est pas du tout du goût de la Meunière, ni de la Fermière, et encore moins de l'Inquiet. D'où, conférence de vingt-neuf minutes ce soir dans le petit train.

- Pour fabriquer des meubles, comme le fait ton père dans son atelier, on a besoin d'un bon coup d'oeil, pas d'une équation privée de réalité... me déclare l'Inquiet, entamant la conférence.

- Un coup d'oeil, c'est une équation, tranche Ecureuil.

- Une équation, ce n'est qu'une écriture, conteste la Meunière.

- Une chaise, on peut s'asseoir dessus; une écriture n'est pas un objet, la soutient la Fermière.

- Un coup d'oeil, ce n'est qu'un mouvement des yeux, riposte Ecureuil.

- Ton mouvement dirige la main qui fabrique le meuble, rétorque l'Inquiet.

- Mon équation te fait savoir que deux chaises valent deux fois plus qu'une seule, lui répond Ecureuil.

Aujourd'hui, dimanche, un compagnon de l'atelier de meubles de mes parents, ainsi que sa femme qui travaille dans l'atelier de couture des parents d'Ecureuil, sont venus déjeuner. Ils sont un peu plus jeunes que mes parents, et n'ont pas d'enfants.

Mon père et son compagnon parlent de l'atelier de meubles; la femme du compagnon parle de couture à ma mère. Pourquoi ne parlent-ils pas d'autre chose comme nous, les écoliers, nous le faisons?

- Comme nous, le soir, dans le petit train? me glisse Ecureuil, lorsque dans l'après-midi, je lui raconte le déjeuner.

C'est vrai. Cependant, je trouve de quoi contester :

- C'est vrai. Mais nous parlons souvent d'autres choses. Ce n'est pas leur cas.

Elle reste un moment en silence :

- Aurions-nous deux vies?...

Je reste un moment en silence :

- Pourquoi n'auraient-ils qu'une seule vie?

Elle reste un long moment en silence :

- Perd-on une vie lorsqu'on grandit?

Dernière semaine d'école. Mais pas n'importe quelle semaine; mercredi, examen oral de fin d'année!

- Il suffit donc que je réponde à une seule question pour que le monde entier sache que je connais tout ce qui existe dans l'univers!

Cette déclaration de Du pré, pour le moins curieuse, a entamé la conférence de ce soir.

- Quelle question? se précipite l'Inquiet, d'une voix qui n'est pas loin d'être inquiète.

Ce qui déclenche le rire - ne serait-il pas malgré tout un tout petit peu... inquiet? - de notre petit groupe.

- Pourquoi? Tu ne l'as pas apprise? lui demande l'Embroussaillé, d'une voix sérieuse qu'il veut rendre... inquiète.

Petit flottement de l'Inquiet, qui reprend cependant avec calme :

- Ris toujours! Tu verras bien si tu tombes dessus!

- Arrêtez vos bêtises! s'interpose la Fermière.

Et elle demande avec curiosité à Du pré :

- Explique-nous ce que tu as voulu dire; du moins si tu as voulu dire quelque chose.

Du pré ne s'est pas laissé impressionner :

- Si on me demande de montrer que je sais grimper sur un arbre, cela ne prouvera pas que je sais nager.

Examen oral demain. Mais pour y participer, il faut préalablement avoir été reçu à l'examen écrit. Et c'est ce que nous allons savoir ce matin en consultant les résultats qui seront affichés sur le grand tableau de l'école.

Dans notre petit groupe - celui qui prend part aux conférences du soir dans le petit train - cela ne fait pas trop de remous; nous, nous pensons raisonnablement avoir fait ce qu'il fallait pour ne pas avoir de mauvaise surprise.

- Tu es bien sûr que c'est ce que tu as trouvé? me demande soudainement l'Inquiet... d'une voix inquiète.

Surpris, je lui demande :

- De quoi veux-tu parler?

- Tu sais bien...

Non, justement, je ne sais pas.

- ...à l'écrit...

Le voile se déchire. A l'écrit! Il y a deux semaines! L'équation! Le voyant vraiment inquiet, je le rassure. C'est bien ce que j'ai trouvé.

Il s'inquiète :

- C'était il y a deux semaines, ce problème; tu es bien sûr que tu n'as pas oublié?

Je le rassure. Je n'ai pas oublié.

Il s'inquiète :

- Parce que je n'aimerais pas avoir travaillé pour rien...

Il reste un bon moment à secouer lentement la tête. Il refait probablement le problème. Je préfère ne pas le lui demander; il est capable de refaire le problème à haute voix!

Nous voici devant le grand tableau de l'école. Tranquilles peut-être, mais fébriles malgré tout!

Evidemment, nous ne sommes pas les seuls. Les élèves viennent, soit en groupes, soit chacun de son côté. Cela n'a pas d'importance, il n'y a pas de cours ce matin. Et d'ailleurs, les jours qui viennent... A part l'examen, le reste sent déjà les vacances.

Il y a ceux qui sont reçus, il y a ceux qui ne le sont pas; les uns ébauchent un sourire, vite éteint, car on pense à l'examen oral de demain, les autres baissent la tête...

Dans les très grandes villes, où personne ne se connaît, où on travaille là où on peut, dans une entreprise où on ne vous recherche pas, où ce n'est pas vous qu'on accepte, mais votre diplôme, l'échec à l'examen est grave; j'en ai souvent entendu parler. Dans notre petite ville, dans la campagne environnante, il n'y a pas à craindre d'être rejeté de cette manière en cas d'échec. Pourquoi, alors même que pour certains, la réussite n'était seulement pas envisageable, baisse-t-on la tête? Les hommes sont dangereux lorsqu'on est plus faibles qu'eux.

Dans notre petit groupe, nous sommes tous reçus.

Aujourd'hui, c'est l'examen oral. Celui qui décide de tout. Si nous réussissons, nous irons dans la grande école de la grande ville.

Le professeur vient de me poser la question. Je dois raconter la campagne, la campagne où je vis tous les jours, raconter les arbres, raconter les prés, raconter les fleurs...

- Dites-moi ce que vous savez sur la reproduction chez les phanérogames.

Demain, résultats définitifs. La journée se passe à attendre le lendemain. Comme on le dit, nous trompons le temps - il doit bien rire de notre naïveté! - en parlant de choses... et surtout d'autres. Cela évite de trop penser. Chacun annonce que tout s'est bien passé pour lui. Chacun ajoute qu'on ne sait jamais. Et l'Inquiet? Eh bien, le croirait-on? Il paraît quiet!

Les résultats définitifs sont affichés ce jour, vendredi, sur le grand tableau de l'école.

Cinq heures quarante-huit. Le petit train vient de nous ramener chez nous.

- Le soleil ne s'en va pas avant deux bonnes heures; si nous allions passer un moment près du ruisseau? propose Du pré, au moment de prendre le chemin du retour.

Proposition joyeusement acceptée. Nous avons bien mérité un peu de délassement après les efforts de la journée.

Nous sommes tous - tout notre petit groupe de conférences du soir dans le petit train - assis dans l'herbe au bord du ruisseau qui mène au hameau de la Fermière, non loin de la gare. Le beau temps est revenu, après quelques jours d'absence. Sans doute a-t-il passé, lui aussi, des examens!

- Il les a bien réussis! Il fait bon aujourd'hui! plaisante l'Embroussaillé.

L'Inquiet a fait un large sourire; comme nous tous, lui aussi a réussi!

Dernier jour... non, pas de classe, il n'y en a pas aujourd'hui, mais d'école. A vrai dire, jour d'adieux. D'adieux ou d'au revoir. Il y a ceux qu'on reverra l'année prochaine, professeurs ou élèves, ceux qu'on aime bien et qui restent sur place. Il y a ceux qu'on ne reverra jamais, même si sur le moment on ne s'en rend pas compte; notre petit groupe va changer d'école, et l'école est dans une autre ville...

Dimanche. Les vacances viennent de commencer. Au déjeuner, je reçois les félicitations de mes parents. Ils m'avaient déjà félicité vendredi soir, et même, je crois, hier, mais ils paraissent tellement heureux d'avoir à me féliciter! Mes parents m'aiment bien, sinon, j'aurais pu me demander s'ils me félicitaient moi ou mon diplôme...

Par ailleurs, journée mi-gaie, mi-triste. Gaie, ce n'est pas difficile à expliquer; triste, en pensant à ceux de nos camarades qui ont subi une déconvenue à l'examen. Et pour leur donner un peu de courage, nous allons les voir, les uns et les autres, pour leur porter une parole réconfortante. Ce qui se révèle parfois assez délicat, lorsque le camarade prend notre visite pour une marque de condescendance, voire de mépris. Cependant, comme nous connaissons bien ceux qui sont sujets à ce genre d'interprétation, nous ne nous en tirons pas trop mal.

- Là!... La branche, là, derrière l'orme!

La branche?... Oh! Ecureuil en a trouvé une belle! J'essaye de la tirer; elle résiste.

- Attends, elle est prise; je vais dégager l'autre bout!

Elle s'affaire un moment. La branche est libérée. Je m'en empare.

- C'est l'inondation qui a tout mis par terre...

Elle a raison. La crue de la rivière a été forte ce printemps; toute l'île a été recouverte.

- Tiens-la bien debout!

Je la mets debout.

- Bien droite! Sinon, le toit va s'écrouler!

- Il ne manquerait plus que ça!

Et je la tiens fermement contre le sol.

Encore quelques efforts, et le toit est posé. Nous contemplons le résultat.

- Combien de cabanes avons-nous déjà construites? demande Ecureuil.

Je réfléchis :

- La première, nous étions petits; attends... c'était l'année où il a fait si chaud.

- Ah oui; quand il n'y a pas eu d'inondation!

- Les branches étaient sèches...

- Elles cassaient!

Elle rit :

- Elle n'a pas tenu longtemps, cette cabane...

- Celle-ci, j'espère qu'elle tiendra bien.

- C'était il y a sept ans.

- Ça fera donc la septième cabane!

Elle va arranger une petite branche qui fait partie du mur de la cabane, cabane bien cachée sous un grand saule pleureur et entourée d'épais buissons :

- Tu entends le merle? il s'est calmé.

- Oui; il est temps d'aller déjeuner; ta mère doit déjà nous attendre.

Aujourd'hui chez elle, un autre jour chez moi; nous déjeunons souvent l'un chez l'autre.

Non loin de notre cabane se trouve un gué; ce gué nous permet de passer aisément - avec à peine de l'eau jusqu'aux chevilles - chez les vaches de Du pré. A cinq cents pas de vache de là, en bas d'une pente assez raide, un autre gué, tout aussi commode, nous dépose sur le pré qui côtoie nos maisons. Pour arriver chez nous, il ne nous reste plus qu'à grimper le pré - cependant il est bien moins raide que le précédent - le long du ruisseau des Champs qui longe la maison d'Ecureuil.

Déjeuner. La mère d'Ecureuil nous a préparé un délicieux gâteau aux merises du verger pour fêter nos succès. Le père d'Ecureuil nous prédit un brillant avenir.

Nous retournons à nos travaux sur l'île, île du moulin de l'Embroussaillé et de la Meunière.

Au travail!

- Nous avons déjà une invitée!

Ecureuil m'a montré une petite grenouille toute verte qui sautille au milieu de notre cabane. La mare n'est pas très éloignée, et nous avons l'habitude de recevoir les amicales visites de nos voisines.

Ce matin, je suis dans l'atelier de meubles de mes parents. Comme toujours quand je suis en vacances, je les aide à ci ou à ça. Donner un coup de rabot, par exemple. J'aime bien travailler le bois, et même durant l'année, il m'arrive de venir donner un coup de main à mon père et à ses compagnons. Mon travail ne doit pas être trop mauvais, car je reçois souvent des compliments, peut-être parfois par gentillesse. Quelquefois, j'aide aussi ma mère à la comptabilité. C'est moins amusant, mais étant bon en mathématiques, je n'ai aucune peine à faire les comptes; ma mère en est tout heureuse, car je crois que je me débrouille mieux qu'elle.

Je ne suis pas le seul à aider mes parents pendant les vacances. Ecureuil est souvent à l'atelier de couture de ses parents; elle aime bien coudre et elle est très soigneuse. Sa mère est toujours très satisfaite de son travail.

Les autres camarades de notre petit groupe sont, eux aussi, bien occupés tout au long de l'été. Il y a tant à faire dans les fermes, diront la Fermière, Risette et Du pré; les vaches sont exigeantes... Quant à l'Inquiet, il ne l'est guère lorsqu'il aide son père à poser un robinet ou à réparer une tuyauterie. Et l'Embroussaillé? La turbine du moulin n'a pas de secrets pour lui. Sa soeur, elle, aide beaucoup sa mère au ménage.

Premier jour de juillet. Le beau temps n'a pas raté le rendez-vous. Pas de vent, pas de nuages. Depuis hier, il fait très chaud.

- C'est agréable, d'être au frais!

Non, Ecureuil ne plaisante pas; la fraîcheur est venue passer l'après-midi avec nous... dans notre cabane.

- Nous l'avons réussie, cette année! sourit-elle; les branches sont bien entrelacées, surtout les petites, et la chaleur ne passe pas.

- Sans parler du saule; le soleil ne passe pas non plus!

Assis sur un épais lit de feuilles, nous nous laissons aller à la douceur du temps qui passe sans nous rappeler à l'ordre pour un devoir à faire ou une leçon à apprendre.

- Nous pouvons parler aux fleurs sans avoir besoin de mots savants, sourit encore Ecureuil.

Hé oui, elle aussi a eu à discourir sur les phanérogames!

- Le déjeuner est loin; penses-tu que nous pouvons aller nous baigner?

Je sors la tête de la cabane pour regarder le soleil :

- Oh oui, le soleil a déjà fait du chemin!

Les vêtements vite enlevés, nous plongeons dans la rivière. Pas n'importe où; il n'y a pas beaucoup d'endroits où l'eau est profonde, mais nous les connaissons bien. Depuis le temps que nous venons ici... L'endroit a un autre avantage; à cette heure de la journée, la grande haie qui borde la rivière du côté des vaches de Du pré donne une belle ombre, et nous pouvons nager tranquillement, à l'abri des ardeurs du soleil. Et l'eau est fraîche... froide même; la source n'est pas loin! Nous nageons, nous nous éclaboussons pendant un bon moment... et nous revenons nous sécher au soleil derrière nos buissons, avant de nous réfugier de nouveau dans notre cabane.

Ce matin, quelques nuages sont apparus. La chaleur est devenue plus supportable, et nous allons, Ecureuil et moi, passer l'après-midi chez Risette.

La route qui va chez elle en passant par la gare du petit train est la plus courte; mais nous ne la connaissons que trop. Par les prés, c'est un peu plus loin, mais la promenade est plus agréable.

Nous prenons par le ruisseau qui longe la maison d'Ecureuil, et qui commence à ne plus avoir beaucoup d'eau. Deux collines à pente assez raide nous entourent. Un petit bois, un petit village, un bout de chemin ombragé, et nous voilà dans les prés.

Les prés sont verdoyants, le soleil ne les a pas encore brûlés, comme il s'apprête clairement à le faire d'ici deux à trois semaines. Nous traversons les prés, qui montent doucement, en suivant des haies plantées d'arbres; puis, une bonne descente nous amène... eh bien, tout simplement à notre rivière, celle qui coule le long de notre île! Mais ce n'est pas ici que nous pourrions nager, la source est toute proche. La rivière n'est pas la seule à être une vieille connaissance; il y a aussi... le petit train! Nous grimpons sur le pont, et... en voiture!... non, non, à pied! sur la voie ferrée. Nous ne risquons pas de mauvaises rencontres, les trains sont rares, il n'y en a que six dans une journée, et à cette heure-ci, il n'y en a pas. Vingt minutes de voyage - nos pieds ne sont pas rapides - et nous quittons le petit train... je veux dire la voie ferrée. Un ruisseau - avec pont - une longue montée, nous sommes dans le village de Risette.

Lorsque nous arrivons chez elle, elle n'est pas là. Sa mère nous reçoit avec gentillesse :

- Elle est avec son père dans le pré, là-bas derrière le bois, nous apprend-elle.

Elle nous parle de nos succès, de nos vacances, de l'année prochaine...

Risette est toute joyeuse de nous voir arriver. Son père nous accueille avec simplicité. Bien qu'il se soit déjà écoulé presque une semaine depuis les résultats de l'examen, il paraît n'avoir pas cessé d'y penser, et l'air soulagé qu'il porte sur son visage donne l'impression de ne pas l'avoir quitté depuis lors. Et j'ai le sentiment de l'entendre continuer une conversation avec... qui peut savoir, en dehors de lui? "Vous êtes de bons élèves... Je suis content pour ma fille... J'avais peur que... C'est bien d'avoir un diplôme... Moi, je n'en ai pas... Je suis content pour ma fille..." Il s'est tu, et contemple la fourche qu'il a en main, et avec laquelle il rangeait le foin lorsque nous sommes arrivés.

On voit loin, de là où nous nous sommes installés avec Risette dans un autre pré où les vaches ont remplacé le foin. On aperçoit notre petite ville, on devine le chemin par lequel nous sommes venus...

- Si j'avais eu un télescope, j'aurais pu vous suivre! rit Risette.

Je plaisante :

- Tu n'aurais pas eu de mal; nous sommes aussi brillants que les étoiles!

- Suivre les étoiles ne doit pas être aussi facile que tu le dis; elles vont vite!

Ecureuil secoue la tête :

- A l'allure où nous allions, nous n'étions sûrement pas des étoiles filantes!

La conversation abandonne les étoiles, qui retournent dans leurs mondes inconnus.

- Inconnus? proteste Risette, ils sont dans mon livre de géogr...

Je la coupe :

- Astronomie!

Elle plisse ses yeux rieurs :

- Oui, Monsieur le Professeur!

Je fais la moue :

- Ce n'est pas pour autant que je sais où sont les étoiles.

- Elles sont dans nos yeux, prononce rêveusement Ecureuil.

- Oh! c'est joli ce que tu dis là! s'exclame Risette.

Curieusement, la voix d'Ecureuil est comme désabusée :

- C'est dans mon livre de physique...

Etonnement. Ecureuil a baissé la tête et ne dit rien. Nous attendons. Elle relève lentement la tête :

- Nous voyons parce que la lumière rentre dans nos yeux.

- Mais la lumière, elle, elle vient des étoiles, lui fait remarquer Risette.

- Où sont-elles vraiment, les étoiles? Personne n'a jamais été là-bas, là où le dit mon livre de physique.

Où sont-elles?...

- N'importe comment, tout de suite il fait jour, on ne peut pas les voir, observe très justement Risette.

La conversation abandonne de nouveau les étoiles...

Il est six heures moins dix. Tout en bas, nous apercevons le petit train qui vient de quitter notre petite ville.

- Nous rentrons de l'école! rit Risette.

Le déjeuner se termine. A cheval!... sur nos bicyclettes! Nous avons un rendez-vous.

- Ce n'est vraiment plus la peine de nous presser, me calme Ecureuil, il y a longtemps qu'il est parti.

- Oui, mais il n'a pas achevé son travail.

- Nous verrons à tout le moins où il en était.

- Je ne pense pas que je serais capable de faire ce travail à sa place.

- Paresseux!

Mais le reproche d'Ecureuil n'était qu'amusé.

- Tu crois que quelqu'un pourrait?...

- Et de plus pour quoi faire? me répond-elle pensivement.

Un instant après, elle ajoute vivement :

- Pourtant, quand on est là-bas, on a l'impression qu'il est encore au travail.

Nous ne sommes pas les seuls à aller au rendez-vous. Tout notre petit groupe a envie de voir celui que nous ne verrons pas, que nous ne voyons jamais, du reste, autant de fois que nous y allons.

- Et si son travail avait avancé, cette fois-ci?

Je n'ai pas osé répondre à cette supposition troublante.

Voici nos amis qui arrivent. L'Embroussaillé et la Meunière, puis Du pré. En route pour aller chez Risette, qui nous attend avec la Fermière. Seul l'Inquiet manque! Son père, appelé à la dernière minute pour une réparation urgente et n'ayant plus le temps de prévenir son compagnon, a demandé à son fils de venir avec lui. Nous voilà tous désolés, mais que faire? La route est vite parcourue. Pensez donc! c'est celle que nous faisons tous les jours pour prendre le petit train qui nous emmène à l'école. Alors... Les bicyclettes abandonnées chez Risette, nous partons à pied pour notre rendez-vous.

Un chemin de terre tranquille. Un petit bois tout aussi tranquille. A la sortie du petit bois, les alentours se découvrent. Voici le hameau où se trouve la maison de l'Inquiet, tout proche, qui domine les vallées qui l'enserrent. Maintenant, il faut traverser le chemin de fer. Allons-y!

- Attention, c'est l'heure! s'est écriée Risette.

L'heure? Il est une heure et vingt-quatre minutes. Hé oui! elle connaît bien ses horaires, elle habite à deux pas, pour ne pas dire à deux roues, de la voie ferrée! Bien sûr, nous connaissons nous aussi les horaires; mais elle a malgré tout bien fait de nous prévenir. Le grand bois sur notre gauche, vers lequel nous allons, s'étend jusqu'au croisement de la voie et de notre chemin! A l'instant même, un long coup de sifflet, et le petit train débouche du bois telle une apparition!

- Il est bien pressé d'aller à l'école! plaisante l'Embroussaillé.

Trois minutes plus tard, alors que nous avons déjà traversé la voie, revoici le petit train qui revient de l'autre côté!

- Il n'est pas très assidu aux cours! observe judicieusement l'Embroussaillé.

Il le sait fort bien, ce n'est pas la peine de le lui dire, les deux trains se croisent dans notre petite ville; ils ne peuvent faire autrement, il n'y a qu'une seule voie sur le parcours.

Encore quelques pas, et nous pénétrons dans le grand bois, un bois profond, domaine des oiseaux dont on entend les conversations chantantes. La marche est agréable; le sol est doux, l'ombre épaisse. Un quart d'heure se passe. Au loin, au milieu de grands chênes, apparaît une grosse pierre grise et moussue, une très grosse pierre, au pourtour bien lisse, dont le haut figure une table aux bords soigneusement arrondis. Tout respire le calme. On ne voit personne. Nous sommes sur les lieux de notre rendez-vous.

- Il n'est plus là... constate la Meunière.

- Il y a longtemps qu'il est parti, ajoute la Fermière.

- Il ne reviendra jamais, poursuit Risette d'un ton de regret.

- Que ferions-nous s'il revenait? demande doucement Ecureuil.

Après un silence pendant lequel nous restons à contempler la table, je propose :

- Si nous allions voir l'autre?

Nous partons vers l'autre table, à quatre cents pas d'ici, encore plus enfouie dans le grand bois.

- Regardez! s'est soudain exclamé Du pré, en s'arrêtant tout net.

Nous nous sommes tous arrêtés. A une centaine de pas, une forme - est-elle vraiment humaine? - se tient debout, penchée, et ses bras font le geste d'aller et venir sur la table. Sa tête est prise dans une sorte de capuchon fait de petites branches garnies de feuilles de chêne. Son corps est enveloppé dans une toile grossière qui prend l'aspect d'un sac. Il ne bouge pas de la table, et continue son geste sans se lasser.

- C'est lui! s'écrie la Meunière sans élever la voix.

- Ce n'est pas possible... articule Du pré, d'une voix qu'il essaye de rendre convaincue.

Du reste, comme personne ne dit mot, il réitère :

- Ce n'est pas possible... d'une voix qui veut nier, anéantir l'évidence.

- Eh bien, allons-y, nous verrons bien! déclare calmement Ecureuil.

En nous rapprochant de... l'homme, nous pouvons voir ce qu'il fait. Sur la table de pierre se trouvent deux longues rainures, profondes d'un pouce, qui vont en s'écartant l'une de l'autre vers le bord. Dans ces rainures, l'homme fait glisser deux cailloux, un dans chaque main, en allant et en venant, ainsi que nous l'avons vu faire tout à l'heure.

Ça, je sais ce que c'est. Il y a longtemps, avant que l'histoire s'empare des écoles, on polissait ainsi les pierres, et ce qui est devant moi, c'est un polissoir. Alors, notre plaisanterie habituelle deviendrait-elle réalité? Serait-il vraiment revenu achever un travail entrepris il y a des millénaires?

Une voix sourde, rauque et impatiente sort du capuchon :

- Vous en avez mis un temps pour arriver; cela fait dix mille ans que je vous attends!

Le polisseur s'est lentement tourné vers nous, et a lentement soulevé son capuchon.

L'Inquiet!...

La Fermière nous attend cet après-midi. Ecureuil est venue déjeuner à la maison. Nous partons par le gué qui mène chez les vaches de Du pré. Il n'est pas là. Sa ferme, que nous voyons au soleil en venant de la rivière, se trouve sur le chemin qui borde le pré. Nous continuons par le chemin. Après avoir croisé la grand route, nous contournons notre petite ville, et... comme il est une heure vingt-cinq, le petit train ne manque pas de venir nous informer que l'école s'est bien passée dans le courant de cette matinée. Le petit train s'étant éloigné, nous avons trois minutes pour traverser la voie - c'est plus qu'il n'en faut! - car le petit train retourne de nouveau à l'école. "Il n'a pas eu beaucoup de temps pour déjeuner; il aurait mieux fait d'aller à la cantine!" se serait certainement exclamé l'Embroussaillé. Encore une vingtaine de minutes d'un chemin de terre qui serpente à travers blés et vaches, et nous arrivons chez la Fermière.

Comme les moissons ne tarderont plus beaucoup à commencer, ses parents ont bien du travail; son père vérifie l'état de la javeleuse avec laquelle il va bientôt moissonner, sa mère fait de la place dans la grange et nettoie la remise.

Les examens font, bien entendu, les frais de la conversation. Compliments, souhaits... Quel plaisir de voir leurs mines réjouies!

Tout près de la ferme, un ruisseau descend doucement vers la rivière qui coule le long de notre île. Les deux cours d'eau se rejoignent tout près de la gare du petit train. Nous y étions le vendredi de la semaine dernière, après avoir pris connaissance des résultats de l'examen.

- Après les résultats, nous étions au confluent...

- Avec de pareils mots aussi savants, je comprends que tu aies de bonnes notes en géographie, me taquine la Fermière.

Je prends un air avantageux :

- Que veux-tu, j'ai une trop bonne mémoire!

- L'école laisse des traces... commente Ecureuil d'une voix amusée.

Elle reprend aussitôt, d'une voix plus sérieuse :

- Sommes-nous toujours capables d'en prendre conscience?

La Fermière est la première à répondre, après un moment de silence :

- La vie à la ferme aussi laisse des traces.

Elle hésite :

- Un bon cheval connaît les traces qui mènent au champ qu'on moissonne.

Tout en devisant, nous marchons tranquillement le long du ruisseau. Nous approchons d'un endroit ombragé que nous aimons bien.

- On s'assoit sous l'aulne?

- Bonne idée! me répond la Fermière.

Ecureuil étant du même avis, nous allons nous installer sous le grand bel arbre.

- Voilà une semaine que nous sommes en vacances...

La réflexion de la Fermière ne paraît pas d'un intérêt soutenu; nous le savons tous que nous sommes en vacances!

N'ayant pourtant pas entendu ma réflexion à moi, elle a repris vivement :

- Oui, nous le savons tous que nous sommes en vacances...

Eh bien?...

- J'ai le sentiment d'être rentrée de vacances.

Là, je crois mieux comprendre :

- Tu veux dire que tu as plus de travail à la ferme qu'à l'école?

Ayant cette fois entendu ma réflexion, elle me répond... avec un peu d'hésitation :

- Non, ce n'est pas ça... Enfin si... Je ne sais pas...

- Ce n'est pas la même sorte de travail?

Ma réflexion n'est pas non plus d'un intérêt soutenu; nous le savons tous que le travail à la ferme n'est pas le même qu'à l'école!

Moment de silence. Il n'est pas gênant; nous ne sommes pas en classe, où il faut - il faut! - répondre. Aucun professeur ne nous a posé de question. Assis dans l'herbe souple, nous sommes en paix. Le ruisseau coule doucement; l'aulne pousse silencieusement. Comprendraient-ils nos envies de comprendre?

Le silence est passé. Pensivement, Ecureuil suggère à la Fermière :

- L'école n'attend rien de toi?

La Fermière a arrêté son regard là où il était :

- C'est ça... Oui, c'est ça.

Elle reste un instant en suspens :

- Quand je fais ce qu'il faut, on me donne une bonne note.

Elle reste encore un instant en suspens :

- Je sais que cette note n'est pas seulement une simple note. Elle est importante pour moi. Elle me servira. Elle me montre que je sais ce qu'il me faut savoir.

Elle reprend son souffle :

- Mais cette note, je ne sais pas quoi en faire. Je ne sais pas à qui la donner.

Elle a un petit rire :

- Je ne peux pas la rendre au professeur!

Elle s'est tue. Elle a baissé la tête, comme si elle se sentait fatiguée. Au bout d'un silence que nous n'avons pas interrompu, elle achève d'une voix basse, mais avec force :

- Ici, on a besoin de moi.

Le ruisseau coule doucement; l'aulne pousse silencieusement.

La soeur de la mère de l'Inquiet - que désormais notre petit groupe n'appelle plus autrement que le Polisseur! - habite dans une maison qui donne sur le champ de foire. Elle a une dizaine d'années de plus que sa soeur. Son mari n'est plus, ses deux garçons sont partis dans une grande ville. Elle vit seule. Parmi ceux qui travaillent dans notre petite ville, certains manquent de temps pour s'occuper toute la journée de leurs enfants encore trop petits pour aller à l'école. Ils les confient donc pour une partie de la journée à une personne de confiance. La tante du Polisseur fait partie de ces personnes. Elle aime beaucoup les enfants, et elle est heureuse de combler ainsi sa solitude.

Pour cette année d'école qui va commencer le vendredi dix-huit septembre 1959 - déjà! - la tante du Polisseur s'est engagée à garder, dès cet été, six petits enfants. Durant l'année qui vient de s'achever le samedi vingt-sept juin - belle date, si lointaine... - elle n'en avait gardé que deux. Les enfants l'adoraient, les parents étaient ravis; leurs voisins et leurs amis l'ont su, et quatre nouveaux futurs écoliers ont demandé avec toute l'insistance coutumière à leur âge à entrer dans le cercle le plus recherché de notre petite ville. Et satisfaction leur a été donnée.

La tante du Polisseur est contente et un peu inquiète tout ensemble; pourra-t-elle faire face aux obligations qu'elle s'est données? Six enfants! Et petits de surcroît. Non seulement il faut s'en occuper, mais il faut surtout les occuper. Comment fera-t-elle? Que faut-il avoir? Des jouets, bien sûr; et puis, quoi d'autre encore?...

Le Polisseur nous a conté tout cela ce matin, après avoir rendu visite à sa tante, et cet après-midi de dimanche, nous allons tous chez elle, tout notre petit groupe, voir ce que nous pourrions faire pour l'aider.

- Il faudrait peut-être en parler entre nous avant d'aller chez ta tante, suggère Ecureuil.

- Pourquoi veux-tu...? s'étonne le neveu.

- Pour savoir tout d'abord ce que nous sommes capables de faire.

- Tu as raison, approuve Risette; il ne faudrait pas lui promettre ce que nous ne saurions faire.

La suggestion d'Ecureuil nous paraît sage.

- Allons nous installer chez moi, propose Du pré, j'en profiterai pour rester un peu avec mes vaches.

Nous voilà assis sur l'herbe, au milieu d'un petit verger tout plein de reine-claude. Pas encore mûres, malheureusement; il faut bien attendre un mois! Ce qui, par ailleurs, n'intéresse absolument pas les vaches de Du pré, qui broutent autour de nous. Les vaches, pas Du pré bien sûr; lequel, comme nous tous, brouterait volontiers les reine-claude! Devant nous, en bas de la pente, notre rivière...

- Alors, que pouvons-nous faire? entame l'Embroussaillé, après que nous nous sommes installés tout à notre aise.

- Il y a des filles ou des garçons? demande sa soeur.

- Je crois qu'il y a trois quatre filles et deux ou trois garçons, répond le Polisseur, pas très sûr de lui.

- Six égalent sept! ponctue Du pré d'une voix d'examinateur sévère; je vous donne trois!

- Trois et sept, dix! Trois et sept, dix! J'ai la moyenne! prétend le Polisseur, contre toute évidence arithmétique.

- Ce n'est pas avec cette sorte de raisonnement que tu vas aider ta tante! le morigène la Fermière.

- On pourrait confectionner des poupées en chiffon, propose plus sérieusement Ecureuil.

- Oh oui! On peut les faire chez toi; tu as des tissus, des chutes, applaudit Risette.

- On peut même faire des habits, ajoute le Polisseur.

- Je pense que leurs mamans les habillent à leur façon, observe la Meunière.

Il reste un moment un peu décontenancé, mais se retrouve rapidement :

- Cela fait dix mille ans que leurs habits les attendent!...

A notre tour nous restons, sinon décontenancés, du moins surpris. Il va poursuivre, tout content de notre surprise, mais j'ai déjà levé les bras, et m'exclame, sans lui laisser le temps de rien dire :

- Bien sûr! Des déguisements!

Un instant, et tout le monde a compris. Risette applaudit :

- Oh oui! Le Chef de gare, le Professeur de mathématiques... Oh! Le Boulanger!

Elle s'arrête pour réfléchir :

- Celui qui fait les bons gâteaux, bien sûr!

- Pas le Polisseur, en tout cas, ironise Du pré; tous les enfants vont se sauver!

- Si ce n'était que ça! Non, ils vont pleurer, on les entendra dans toute la ville! renchérit l'Embroussaillé.

- Nous ne pourrons jamais faire tous ces habits, remarque la Fermière, qui semble ne pas avoir du tout écouté les plaisanteries des deux garçons.

- Pour le Chef de gare, une casquette suffit, suggère la Meunière.

- Et pour le Professeur de mathématiques, une grosse, grosse moustache! rit Risette.

- Et pour l'Indien du livre de géographie, une plume fera l'affaire, sourit Ecureuil.

- Et tu la prends où, ta plume d'Indien? demande Du pré, d'un ton amusé.

- Oh, elle va attraper un vieil aigle qui vient du fond des temps! affirme solennellement le Polisseur.

Nous finissons tous par rire!

En fin de compte, les idées jetées en s'amusant ne se révèlent pas trop bêtes. Et une fois qu'on aura confectionné une coiffe de boulanger...

- Je pense que ce que préfèreraient des enfants, ce sont les gâteaux eux-mêmes! note la Fermière.

- Oui, mais les gâteaux en tissu, ce n'est pas très bon! commente Risette.

- Nous pourrions faire des bonbons, propose Ecureuil.

- Oh oui, des sucres d'orges; je sais les faire! approuve la Meunière.

Elle se tourne vers son frère en riant :

- Et tu ne les mangeras pas tous!

Le frère proteste. Mais nous le connaissons bien. Sa soeur a raison de se méfier!

- Ta tante a des jouets? s'enquiert soudain la Fermière.

- Des jouets?... Je ne sais. Je ne lui ai pas demandé...

Il réfléchit :

- Je crois en avoir vu... mais il me semble qu'il n'y en avait pas beaucoup.

- Tu penses qu'on peut faire des jouets en bois dans l'atelier de ton père? me demande Du pré.

- Bien sûr! Il n'y a aucune raison...

- Oui, je sais bien, me coupe-t-il; ce à quoi je pensais...

Il hésite :

- Est-ce que nous serions capables...

- Tu as déjà travaillé le bois... l'interrompt l'Embroussaillé en se tournant vers moi.

- Oui, c'est vrai; d'ailleurs, tu sais que j'aime aider...

- Eh bien, voilà; tu seras notre maître!

Je ris :

- Je ne suis pas très savant...

- Dis-nous plutôt ce que nous pourrions faire, s'interpose le Polisseur.

- Eh bien, si nous construisions des petites maisons?

- Extraordinaire idée, Maître! s'exclame l'Embroussaillé, paraissant très convaincu; nous pourrions construire un village...

- Oh oui! approuve gaiement la Fermière; avec des poules, des canards...

- Oui, oui! s'écrie Risette, tout excitée; une ferme, avec des vaches!...

Je m'inquiète :

- Pour les animaux, je n'en ai jamais fait...

- Oh, c'est comme pour la pâte à modeler! déclare la Meunière.

- Ce n'est pas du tout la même chose! la contredit Du pré.

- Eh bien, il n'y a qu'à les faire en pâte à modeler! propose le Polisseur.

- Ou bien en terre; et puis on la cuirait! propose aussi l'Embroussaillé.

- Oui; et ensuite, on la peindrait! achève Ecureuil.

Que de projets! Arriverons-nous vraiment à bout de cette entreprise? Bah! Nous verrons bien!

- A présent, nous pouvons aller chez ta tante, conclut Risette.

Ecureuil est plus réticente :

- Nous ferions peut-être bien d'y réfléchir encore un peu; allons-y plutôt demain.

Conférence - comme dans le petit train! Décision prise; nous irons demain dans l'après-midi.

La tante du Polisseur est en plein remue-ménage. Il faut commencer à tout préparer pour les enfants qui doivent bientôt envahir la maison. Oui, je les connais, les petits, nous en avons à l'école; ils n'entrent pas dans la cour de récréation, ils déferlent! Une véritable vague, prête à se briser, ou mieux, à briser la première falaise qui se présente - un malheureux surveillant, par exemple, qui a eu le tort d'avoir été un peu distrait à ce moment-là! Enfin, ils sont petits...

- Ah, ça me fait plaisir de vous voir tous! Asseyez-vous, asseyez-vous... Parlez-moi de ce que vous faites; je vais en profiter pour me reposer un peu! Hier, j'ai reçu des amis, je n'ai rien eu le temps de faire!

Je note en passant que nous avons d'autant mieux fait de n'être pas venus hier.

Nous commençons par parler de choses et d'autres. A vrai dire, je ne sais pourquoi, nous n'osons aborder le sujet de front. Est-ce par crainte que nos idées ne lui conviennent pas? ou tout simplement parce que nous ne savons pas par où commencer? En attendant, la tante nous parle d'elle... et des enfants qu'elle attend. Ils seront plus nombreux que d'habitude, nous dit-elle, et comment je vais faire? et il faudrait plus de jouets...

Bonheur! Nous sautons sur l'occasion. Les jouets en chiffon - les poupées - les jouets en bois ou en terre cuite, bref, tout ce dont nous avons parlé hier. Elle est à peine étonnée de nos propositions. Tout lui convient, et surtout le fait que nous ayons pensé à elle. Oui, elle nous l'a dit, mais son visage nous en a dit bien davantage...

Journée chaude. Un petit vent chaud qui vient du soleil. Et le soleil est haut, très haut; il n'a pas encore eu le temps de baisser après la plus longue journée de l'année, il y a seulement - déjà? - quinze jours de cela.

Après le déjeuner, nous nous sommes réfugiés, Ecureuil et moi, sur notre île, dans la fraîcheur de notre cabane, attendant de laisser passer un temps raisonnable avant d'aller plonger dans la rivière.

Nous parlons de la visite chez la tante du Polisseur; des jouets...

- Nous ne sommes pas petits...

Ecureuil a prononcé ces mots pensivement. Elle n'ajoute rien.

- Nous ne sommes pas vraiment grands...

Elle paraît réfléchir à ma remarque :

- Nous ne jouons pas...

- Pourquoi dis-tu cela? Il nous arrive de jouer.

Elle secoue lentement la tête :

- Oui; mais pas comme les petits.

- Bien sûr; cela nous ennuierait.

- Pourquoi?

Je suis un peu étonné de la question. Pourquoi? Je ne sais quoi répondre. Elle poursuit :

- De quoi avons-nous besoin d'autre?

Elle s'arrête un instant :

- Si cela nous ennuie, c'est que nous avons besoin d'autre chose.

Je l'approuve :

- Bien sûr; nous pensons à plus de choses que les petits.

- Ou bien nous avons envie de plus de choses.

- N'est-ce pas pareil? Si on pense, c'est qu'on a envie de penser.

Elle laisse un temps avant de répondre :

- Ou qu'on y est obligé.

- Une envie est une obligation.

Nous ne disons rien pendant un moment. Elle reprend :

- Si quelqu'un n'a pas d'obligations, peut-il avoir des envies?

- Peut-être cela dépend-il des obligations.

Elle réfléchit :

- Peut-être aussi des envies; nous n'avons pas les mêmes envies que les petits.

Je ris :

- Je veux un sucre d'orge!

Elle reste songeuse :

- Les sucres d'orge, ça dure toute la vie; sucre d'orge ou n'importe quoi du même genre.

Elle laisse un temps :

- Y a-t-il des jouets qui ne durent pas toute la vie?

- Une poupée...?

Elle me coupe sèchement :

- Une poupée n'est pas un jouet!

Je comprends d'instinct. Je baisse les yeux :

- Pardon.

Elle me fait un grand, calme, doux sourire, me prend par l'épaule, et me dépose un baiser sur la joue, en pressant fortement les lèvres :

- Ne t'inquiète pas... Je sais.

Elle reprend aussitôt en hochant la tête :

- De quels jouets se lasse-t-on?

Elle fait une pause :

- Les petits se lassent très vite de tous les jouets qu'on leur donne.

- Oui; et des jeux aussi, il me semble.

Elle paraît un peu surprise :

- Des jeux?... Quelle différence fais-tu entre les jeux et les jouets?

J'hésite :

- A vrai dire... je ne sais pas... Si, je crois; un jeu, c'est une obligation, le jouet, on en fait ce qu'on veut.

- Alors, un jeu, c'est une envie?

- Oui; et alors, plus on grandit, plus on a envie de jouer!

- C'est ennuyeux, observe-t-elle; plus on grandit, plus on a de choses à faire, et si on a surtout envie de jouer...

Le temps raisonnable a dû passer, car Ecureuil a sauté sur ses pieds :

- Allons, viens nager!

Nous sommes dans le bois. Non, pas dans un bois! Dans le bois qu'il faut travailler pour en faire des jouets. Tous les compagnons de l'atelier de mes parents se sont passionnés pour l'affaire. L'idée leur a plu, et cela crée une distraction dans leur travail. Ils nous abreuvent de conseils. C'est bien agréable de se sentir soutenu. Pourtant, je ressens une légère gêne. Je sais qu'Ecureuil a ressenti la même légère gêne, je l'ai vue se mordre les lèvres dans le même temps - presque, bien sûr - qu'elle remerciait un compagnon pour un conseil. Les autres camarades de notre petit groupe paraissent plus sereins. Cependant, est-ce si certain? Ecureuil et moi connaissons mes parents, les compagnons, l'atelier, depuis toujours; nos sentiments sont plus libres de se manifester que ceux de nos camarades, qui ne sont venus que rarement à l'atelier. Il n'en reste pas moins qu'Ecureuil et moi sommes incapables de nous montrer désagréables avec ces compagnons que nous aimons bien, et qui font tout leur possible pour nous aider. Et pourquoi donc ressentons-nous cette légère gêne, Ecureuil et moi pour le moins? Ce n'est pas très clair pour moi; et je ne peux pour l'instant en parler avec elle. Deux sentiments contradictoires flottent dans mon esprit; d'un côté, je trouve bon d'être entouré de conseils, d'un autre, je renâcle devant l'obligation, ne serait-elle due qu'à la bonne entente avec les compagnons, d'avoir à suivre ces conseils sans que rien vienne de moi-même. Et si je sais qu'Ecureuil ressent la même chose que moi, c'est parce qu'il nous est arrivé plus d'une fois, après un cours par exemple, d'aborder cette sorte de sujet. Seulement, elle est plus patiente que moi... jusqu'à un certain point, me faut-il ajouter.

Bien! tout cela n'empêche pas lesdits conseils d'être bons, dois-je dire honnêtement, et le travail avance. Qu'y a-t-il de plus extraordinaire que de voir apparaître insensiblement, dans une informe chute de bois dont personne ne savait apparemment quoi faire, la petite maison espérée, objet de tous les efforts? Et l'un a fait une brouette - qu'il ne faudrait pas trop charger - et l'autre ce qui ressemble - avec un peu de bonne volonté - à une vache. Oh, ce n'était pas facile!...

Aujourd'hui, c'est le tour de l'atelier des parents d'Ecureuil.

Des tissus, des tissus partout; de toutes formes, de toutes couleurs! Oh, ce n'est pas la première fois que je viens dans cet atelier, mais j'ai à chaque fois l'impression de voir tous ces tissus pour la première fois!

Chez mes parents, les compagnons sont des hommes; ici, ce sont des femmes. Et ce n'est pas du tout la même chose. Certes, elles aussi sont, tout comme l'étaient les hommes, très attentionnées envers nous, certes, elles aussi nous donnent des conseils, mais pas du tout de la même façon. il y a celles qui veulent tout faire à notre place, à peine nous ont-elles dit que puisque nous avions bien compris, nous pouvions commencer l'ouvrage nous-mêmes; et il y a surtout celles qui, nous ayant patiemment tout expliqué, ne nous disent plus rien, et nous laissent tranquillement faire notre ouvrage, sans même nous surveiller... du moins en apparence. Bénies soient-elles!

Pour ce qui est de l'ouvrage lui-même, c'est le domaine des filles. Quant à nous autres garçons, nous avons bien quelques velléités, mais elles ne sont guère couronnées de succès. Il ne nous reste plus qu'à admirer les petits cochons, ogres ou sorcières bourrés de paille qui surgissent de leurs mains. Sans oublier les petites blouses pour vêtir tout ce petit monde - sauf les petits cochons, bien entendu!

- Non, pas celui-là, tu te trompes! s'est écrié l'Embroussaillé.

- N'aie pas peur, je n'ai aucune envie d'aller à l'école pendant les vacances! l'a rassuré le Polisseur.

Hé oui! nous sommes à la gare, où nos deux petits trains se croisent. L'un va à l'école, l'autre vers une petite ville, où habite une cousine de Du pré, cousine chez qui nous allons passer l'après-midi.

- Une heure vingt-six; il est parti à l'heure! constate Du pré.

- Un quart d'heure, et nous sommes sur place! annonce la Fermière.

Risette hoche la tête :

- A bicyclette, nous en aurions eu pour une bonne heure et demie!

- Et de plus, avec des côtes à franchir! se réjouit la Meunière.

Je prends un ton légèrement moqueur :

- On manque un peu d'entraînement, à ce que je vois!

Elle prend un ton légèrement moqueur :

- On manquait un peu d'entraînement, à ce que j'ai vu à l'atelier de confection!

On se demande bien pourquoi quelques rires, des rires de filles m'a-t-il semblé, se sont fait entendre.

Le petit train, lui, ne se préoccupe pas de toutes ces difficultés. Il a commencé par longer notre rivière, sans doute pour se rafraîchir, puis a suivi la voie par laquelle nous étions passés à pied il y a une semaine en allant chez Risette. J'ai bien regardé; nous n'étions pas sur la voie, et n'avions donc pas à craindre d'être écrasés. A propos, ai-je dit que nous sommes dans le petit train? Le long voyage continue. Nous roulons dans une profonde vallée, entourée de hautes montagnes - au moins vingt-cinq mètres de différence de hauteur! - une longue, longue descente vers un gros village où nous devons faire une halte, dix minutes après être partis.

- Il a cassé ses freins! Il ne va jamais pouvoir s'arrêter! s'écrie soudain l'Embroussaillé.

Je connais mon Embroussaillé... et je prends un ton effrayé :

- Oui, il prend de la vitesse!

- Il faut sauter du train! surenchérit le Polisseur, qui connaît son Embroussaillé aussi bien que moi.

Du reste, dans notre petit groupe, personne n'est dupe.

- Ouvrez la fenêtre! implore Risette.

- Impossible! répond Ecureuil, d'une voix désespérée.

- Pourquoi ça? demande la Fermière, d'une voix affolée.

Ecureuil, tragique :

- Parce qu'elle est ouverte!

Rires bruyants dans notre petit groupe. Exclamations étouffées de soulagement dans le reste du petit train. Regards de reproche amusés ensuite. Notre pièce a été bien jouée!

De la gare de la cousine à sa maison, vingt minutes pour traverser la petite ville. Accueil chaleureux des parents. Félicitations pour les examens...

- Tenez, prenez ça! nous déclare le père en nous tendant un gros saucisson et une belle miche. Vous aurez faim lorsque vous serez à la fontaine.

Ce qu'il ne nous a pas dit, mais que nous savons, c'est que la miche est un pain de ménage qu'il a pétri et que la mère a cuit. Elle sent bon, cette miche!... Et quant au saucisson, c'est tout bonnement les cochons de sa ferme qui l'ont fourni!

Nantis de nos provisions, nous partons pour la fontaine. La fontaine, c'est la source d'une rivière, bien sûr, mais pas de n'importe quelle rivière. Où va-t-elle donc, celle-ci? Eh bien, elle va... à l'école, à notre école!

- Vous n'avez plus qu'à prendre un bateau, et vous y arriverez! affirme plaisamment la cousine.

- Bonne idée! repart l'Embroussaillé. On y va tout de suite; tu viens avec nous?

- Je ne vais pas à l'école des petits qui sont encore au biberon! ironise-t-elle.

J'ironise à mon tour :

- C'est normal, vieille comme tu es!

- Oh, je n'ai qu'un an de plus que toi! me rappelle-t-elle.

- Nous aussi, nous irons l'année prochaine à ta grande école de la grande ville! intervient la Fermière, en feignant un air vexé.

Tout se termine par des rires!

En route donc pour retrouver cette rivière, laquelle rivière commence par un ruisselet; lequel ruisselet donne capricieusement son eau à... la source! Curieux, non? La rivière, notre petit groupe la connaît bien. Tout près de notre école, elle forme une assez grande île, sur laquelle nous allons nous entraîner à la course en classe de gymnastique, ou encore jouer au ballon pendant l'heure du déjeuner.

Route assez banale pour commencer. Puis, nous montons vers un hameau, à partir duquel se découvre un paysage où ruisseaux et rivières parlent à voix basse aux douces collines qui les entourent.

- Il est loin, le village... soupire la Meunière.

- Lequel? demande Risette avec curiosité.

- Celui où nous allons reprendre le petit train...

- Ha! ha! aurais-tu peur de marcher parmi les abruptes montagnes et les impétueux torrents? fait semblant de s'étonner le Polisseur.

- Pourquoi veux-tu qu'elle ait peur? s'interpose Du pré; elle sait bien que tu la soutiendras de tes bras puissants au milieu des rochers vertigineux, et que ton courage saura la préserver de tous les dangers!

- Me voilà rassurée, déclare la Meunière d'une voix apaisée; dommage que ce soit si loin.

- Je peux t'annoncer une bonne nouvelle, lui glisse innocemment son frère; on va bientôt construire une voie qui mènera le petit train à la fontaine!

- Et alors ce sera si agréable de s'y installer! Dans le plus grand calme, bien entendu...

En attendant, elle est loin, la voie; on aperçoit parfois les rails scintiller au soleil, entre deux collines...

La promenade sur les hauts sommets est terminée. Les paysages disparus ne sont plus qu'un lointain souvenir. Adieu, petit train! Tu t'en es allé par ta longue voie qui court d'un infini à l'autre! L'abrupte montagne et ses rochers vertigineux, qui avaient paru n'être qu'un jeu, sont maintenant là devant nous. Il nous faut descendre, une chute plus qu'une descente, au travers d'une profonde forêt que les siècles ont lentement bâtie. Tout en bas, dans les profondeurs mystérieuses vers lesquelles nous achemine notre destin, l'impétueux torrent nous attend, contre les flots menaçants duquel nous devrons lutter avec courage pour parvenir - du moins nous l'espérons - à la fraîche fontaine, objet de nos désirs, où nous pourrons enfin goûter la saveur d'un paisible repos.

L'aventure commence. Nous sommes dans le petit bois qui mène au ruisseau. La terre est souple et douce sous les pieds. Nous descendons la pente sur une cinquantaine de pas, une pente environ deux fois plus faible que celle de l'escalier ordinaire d'une honnête maison. Encore vingt pas sur un sol tout plat couvert d'une herbe moelleuse, et nous voici au ruisseau, où, entre les cailloux, frémit un peu d'eau. Ce n'est pas la peine de le traverser et de mouiller les semelles de nos sandales, un chemin de terre longe le ruisseau de notre côté. Nous suivons tranquillement le chemin, entre des prés où les vaches sont trop occupées à brouter pour seulement lever la tête vers nous. Quatre cinq minutes de cette agréable promenade, et le chemin s'arrête. Deux cents pas dans l'herbe le long du ruisseau, nous sommes assis à l'ombre des aulnes de la fraîche fontaine.

- J'ai faim!

L'exclamation impérieuse de l'Embroussaillé fait sourire la cousine :

- A ton commentaire, je vois que tu as apprécié la beauté du paysage!

L'Embroussaillé, d'ordinaire peu sensible aux petites moqueries de cette sorte, que nous ne lui épargnons guère nous-mêmes, se trouve, il me semble, un peu bête. Rattrapage :

- La beauté du paysage m'a tout fait oublier!

L'incohérence du rattrapage fait éclater de rire tout notre petit groupe. La cousine, toujours souriante, déballe le saucisson. Les rires calmés, elle rassure le malheureux :

- Oui, ce n'est pas la première fois que tu viens, et tu connais bien...

Il la coupe :

- N'importe, tu as raison; les habitudes engourdissent l'esprit!

Là-dessus, il rit franchement, et :

- Donne-moi du saucisson, va!

Saucisson et miche découpés, nous nous jetons tous sur le quatre-heures. Justement, il est quatre heures!... à quelques minutes près. Morale de la fable : nous étions tous dans le cas - pendable - de l'Embroussaillé!

Le bon saucisson et la bonne miche ont fait oublier les mauvaises pensées.

- L'année prochaine, vous serez dans la même école que moi... prononce pensivement la cousine.

Je suis un peu étonné :

- Pourquoi nous dis-tu ça?

- Vous serez dans une grande ville...

Le Polisseur est tout aussi étonné que moi :

- Eh bien, nous le savons tous!

Elle sourit :

- Ce que vous ne savez peut-être pas, c'est que la vie là-bas n'est pas la même.

- Tu te moques! rétorque l'Embroussaillé.

Elle sourit toujours :

- J'en suis loin; je sais bien que vous avez déjà été...

Son cousin l'interrompt avec un soupçon d'impatience :

- Alors, nous la connaissons, ta ville!

- Vous la connaissez, mais vous n'y avez pas vécu.

Un court silence.

- Tu veux dire que tu connais la ville mieux que nous? lui demande en hésitant la Fermière.

Le sourire de la cousine s'est légèrement teinté de tristesse :

- Il n'y a pas de prés.

Nous restons un moment sans rien dire. Il m'a bien semblé que chacun de nous a jeté un regard au loin...

La Meunière hoche la tête avec énergie :

- Mais enfin, nous n'y serons pas toute la journée, dans ta ville!

- Le soleil se couche à quatre heures en hiver... fait remarquer Risette.

- Nous ne sommes pas des poules, nous pouvons faire beaucoup de choses le soir!

- Peut-on commencer une journée qui s'est terminée?

Personne n'a répondu à Ecureuil.

La conversation a repris sur d'autres sujets. Des sujets qui viennent sans qu'on les ait invités, et qui s'en vont sans qu'on s'en aperçoive.

L'un de nous a prononcé le mot école.

- On vit mal dans la ville? demande Risette, d'une voix un peu inquiète.

La question n'a aucun rapport avec le sujet dont nous parlons - je ne sais du reste pas quel est le sujet. Néanmoins, la cousine répond aussitôt sans se troubler :

- On vit très bien, au contraire...

- Mais alors, pourquoi...? l'interrompt la Meunière.

- J'aurais dû dire, ils vivent très bien...

- Ah oui! ceux qui habitent... a coupé le Polisseur.

- Ceux qui habitent, nous les avons tous entendus; quand on parle d'une ferme... lance l'Embroussaillé.

- On peut leur parler du saucisson du charcutier, mais pas du cochon... commence la Fermière.

- Ça sent mauvais!... continue Du pré.

J'achève :

- C'est pas beau!

Tout caustiques que nous sommes, cela ne nous empêche pas de bien rire.

Le Polisseur revient à la ville :

- Tu as dit qu'ils vivaient bien dans la ville; cela devrait nous plaire, non?

- Si vous vivez comme eux, oui.

La cousine a accompagné sa réponse d'un petit geste qui signifiait clairement qu'elle ne croyait pas à cette perspective.

- Si nous ne voulons pas vivre comme eux, nous vivrons quand nous serons revenus chez nous le soir! déclare fermement Risette.

- Oui, si vous arrivez à oublier les habitudes de ceux qui vivent en ville.

La cousine a accompagné sa réponse d'un petit geste qui signifiait clairement qu'elle croyait cette perspective assez difficile à envisager.

- Nous avons nos habitudes, ici; nous n'avons aucune raison d'en changer, s'irrite l'Embroussaillé.

Sa soeur le tempère quelque peu :

- Nous ne pouvons pas non plus vivre à la ville avec nos habitudes à nous.

- Et pourquoi donc cela? intervient vivement le Polisseur.

- Ce n'est pas facile de se comprendre lorsqu'on parle deux langues différentes, répond la cousine.

- Et alors, si ce sont eux qui viennent chez nous?... proteste l'Embroussaillé.

La Fermière fait un petit sourire :

- Ils ne viennent pas.

Un silence, rompu par Du pré :

- On en voit pourtant...

- Ils ne font que se promener! l'interrompt Risette.

- Lorsque nous sommes dans le petit train, nous ne pouvons parler à ceux qui sont dans les prés, remarque Ecureuil.

J'ironise :

- A moins qu'un taureau ne vienne arrêter le petit train!

L'Embroussaillé retourne à son idée :

- En tout cas, nous pouvons vivre ici en gardant nos habitudes!

La cousine retourne à la sienne :

- Une habitude, c'est ce que l'on fait tous les jours.

- Non?... Extraordinaire! Applaudissez!... plaisante gaiement son cousin.

Cousine, sur le même ton :

- Ah, c'est agréable de voir ses qualités si bien appréciées!

Nous rions tous, excepté Ecureuil qui n'a même pas souri. Elle a lentement hoché la tête :

- Tu as peur que les habitudes de la ville nous imprègnent?

Le large fleuve se repose. Le long de ses rives, les grands arbres qui se serrent les uns contre les autres se penchent vers lui pour le caresser de leurs branches aux vertes feuilles. Quelques canards se sont réunis sous la frondaison pour se faire des confidences. Au milieu du large fleuve, notre nef vogue sans troubler l'eau qui l'entoure. Nous n'allons nulle part.

- Il a mordu! s'écrie le cousin d'Ecureuil.

Et tout en tirant la ligne sans la brusquer, il saisit rapidement l'épuisette - le sandre qui sort de l'eau en se débattant n'est pas particulièrement petit.

- Il fait bien deux pieds de long! constate le cousin; et sans l'épuisette, il casserait la ligne, avec ses... bien trois livres!

Nous sommes venus, Ecureuil et moi, passer quelques jours chez sa tante qui habite un gros village agréable, un peu endormi, situé sur les bords d'une assez large rivière au cours paisible qui ne trouble guère son sommeil.

La rivière qui baigne notre petite île - et quelquefois aussi notre cabane! - à Ecureuil et à moi, est plus vive, mais ô combien plus étroite! Et c'est d'ailleurs sans doute pour cela que les gardons que nous y pêchons de temps à autre avec nos amis n'atteignent pas - et de loin! - la taille impressionnante du sandre pêché dans cette assez large rivière où je me trouve. Alors, lorsque nous attendons patiemment dans la barque en bois et à fond plat du cousin, je ne peux retenir mon imagination de me faire voguer sur le large fleuve que mon livre de géographie a rapporté d'un lointain pays.

Le cousin a remis l'appât et a lancé la ligne. Tranquillement assis sur l'un des deux bancs de la barque, il regarde flotter le bouchon presque immobile, un bouchon dont le rouge éclatant répond au vert sombre de l'eau.

Il fait chaud. Depuis quand le vent n'est-il pas venu ici? Sous les vertes feuilles qui ne bougent pas, les canards sont toujours là.

D'autres poissons, d'autres attentes; le soleil lui-même s'est-il arrêté?

Là-bas, près de la petite rivière, j'entends les rires et les exclamations de notre petit groupe, saluant la prise ou la perte d'un vairon, je vois la course pour trouver un endroit meilleur, bientôt abandonné pour un autre...

Le soleil a repris sa route. L'après-midi va commencer. Le déjeuner nous attend chez la tante d'Ecureuil.

Quelques coups de rame - une bonne demi-heure, malgré tout - et, la barque amarrée non loin de la maison du cousin, nous voici prêts à dévorer!

- C'est à cette heure-là que vous arrivez!

Ce n'est pas que la tante soit mécontente, mais, ainsi que nous l'avions tous demandé, elle attendait le sandre pour le déjeuner; et il est déjà une heure! Alors, elle est inquiète : les enfants ont faim!

- Nous n'avons pas encore très faim!

Cette affirmation unanime n'a pas fait une grande impression sur la tante; nos visages sont affamés!

- Le poisson n'est pas très long à préparer; vous pourrez manger d'ici une demi-heure, précise la tante, qui aime l'ordre.

Le sandre est sur la table. La tradition est la bienvenue, car elle a permis qu'on nous donnât, malgré notre jeune âge, un peu du délicieux vin blanc qui vient des coteaux bordant le fleuve voisin. Un vrai fleuve, cette fois! Nous dégustons la fraîche bouteille - le cousin n'est pas en reste, et de plus, il a le droit, lui, de boire plus que nous. Quelle injustice! Mais que voulez-vous? c'est un vieil homme; il a bien une bonne année de plus que moi!

Quant au sandre... En voici la recette, elle mérite d'être citée!

SANDRE AU BEURRE BLANC.

Hacher des échalotes; les faire blondir avec une noix de beurre. Ajouter du vin blanc et faire réduire des trois quarts.

Ajouter de la crème fraîche et laisser réduire de moitié. Ajouter du beurre bien frais coupé en petits dés, en fouettant énergiquement sur un feu réduit.

La sauce ne doit en aucun cas bouillir.

Cuire les filets de sandre dans un peu de beurre en commençant par le côté peau.

Saler et poivrer; retourner et achever la cuisson.

La peau doit être croustillante et la chair pas trop cuite.

Ajouter à la sauce quelques dés de tomate et de la ciboulette hachée, ainsi que des coques et des moules dont on utilisera le jus de cuisson pour faire la sauce.

Et n'oublions pas la bonne bouteille de vin blanc!

Comment ne pas se régaler?

Dimanche.

- Où allez-vous aujourd'hui? nous demande ce matin l'oncle d'Ecureuil.

- Je leur ai proposé d'aller à la pêche sous le pont, répond son fils d'une voix distraite.

- Et vous n'avez pas osé refuser? nous demande l'oncle, d'un ton apitoyé.

- Oh, nous avons passé une excellente matinée hier! s'exclame Ecureuil pour le rassurer.

J'ajoute, pour la même raison :

- J'aime beaucoup cette rivière; elle est calme...

- Oh, pour ça oui, elle est calme; on peut s'y endormir facilement! s'exclame-t-il à son tour.

J'ai oublié de dire qu'il est né dans une grande ville...

- Je ne voulais pas te priver de l'occasion de le dire! ironise le cousin.

Il poursuit en souriant :

- Non, je ne les emmène pas pêcher, mais je leur avais proposé une grande promenade à bicyclette, en commençant par suivre la rivière jusqu'au pont; les pêcheurs sont dessous!

Suivre la rivière est vite dit; la rivière fait des méandres, notre chemin en fait autant, pas toujours les mêmes. La promenade est plaisante; la rivière que nous suivons n'a pas perdu son calme d'hier, qu'elle avait lorsque nous étions à la pêche au sandre. Calme qui suit comme nous notre chemin, calme qui nous entoure.

Une bonne heure s'est écoulée sans prendre garde à nous; nous arrivons tout près d'une petite ville. Un grand pont. C'est un pont de chemin de fer. Un petit train, un autre petit train que celui qui va vers notre école, à Ecureuil et à moi, y passait... il y a bien longtemps. Montés sur le pont, nul besoin donc de faire attention à ne pas se faire écraser.

Nous nous sommes arrêtés au milieu du pont. Il est haut. Les pêcheurs sont petits, vus d'en haut. Ils sont en plein dans la rivière, des bottes jusqu'au cou - enfin, quelque chose qui sert de bottes et qui monte jusqu'à la poitrine. Debout, ils attendent le poisson... qui ne les attend pas. Nous sommes restés une bonne heure à contempler la scène, je n'ai pas vu un seul poisson de pris. Se sont-ils cachés, ces poissons, parmi les herbes noyées dans la rivière, et qui affleurent la surface de l'eau, comme une longue chevelure affectueusement peignée par le paresseux courant?

Retour par des chemins qui s'étirent à travers la campagne, traversant quelques petits villages, étonnés peut-être de voir passer des promeneurs.

Un hameau sur le chemin. On y entre par une grand rue animée, pleine de flâneurs; poules, oies, canards, qui déambulent bien à l'aise sur ce large chemin de terre couvert d'herbe.

Une ferme. Les portes sont grand ouvertes. Pourquoi les fermerait-on? Tout le monde se connaît ici, et qui viendrait donc de loin là où le travail de la terre, la compagnie des vaches sont les seules distractions offertes au passant? Point de fermier ni de fermière, occupés ailleurs, sans doute. Y a-t-il quelqu'un d'autre? Mais oui! Sur le pas de la porte, près d'une longue échelle solidement appuyée contre le grand mur gris, un habitant des lieux, élégamment vêtu d'une cape mordorée, nous regarde avec toute la bienveillance due à des visiteurs familiers. L'habitant, du reste, est une habitante, une belle grosse poule à l'oeil vif qui nous salue dans son langage.

Calme déjeuner, ce matin. "Comment ça s'est passé, hier?" a demandé l'oncle. "Où avez-vous été?" a demandé la tante. "Tu ne pêches pas ce matin?" s'est étonné l'oncle. "Il n'y a pas que la pêche!" a observé la tante. "Cet après-midi, nous allons faire une grande promenade à bicyclette", a annoncé le cousin. "Où comptez-vous aller?" a demandé la tante. "C'est très agréable par ici", a commenté l'oncle.

Nous sommes donc partis cet après-midi faire une grande promenade à bicyclette.

De même qu'hier, nous commençons par suivre la rivière, mais cette fois-ci dans l'autre sens, celui qui va vers le fleuve voisin - bordé par les coteaux emplis de bon vin blanc! - celui qui va vers la mer, celui qui va vers le soleil là où il nous quitte lorsque la journée s'achève. Une petite ville, bien plus importante cependant que celle où nous habitons, Ecureuil et moi. Une courte route, un long chemin de terre, un hameau. Un hameau dont j'ai envie de dire qu'il n'est composé que d'une seule ferme, parce que le reste des maisons... J'aurais bien tort pourtant, car les cinq six maisons proches de la ferme sont pour le moins curieuses; petites maisons faites de grosses pierres du pays, une seule pièce dans laquelle on distingue une grande cheminée, une porte bien sûr, mais une porte qui sert d'unique fenêtre. Comment vit-on ici? Nous quittons le hameau en passant entre la ferme au mur couvert à moitié d'un amas de bottes de paille, et un volumineux tas de bois bien rangé, prêt à chauffer la cuisine pendant tout l'hiver.

Nous roulons dans la paix de la campagne. Les routes vont sans se presser d'un village à l'autre, les chemins de traverse d'un hameau à l'autre, les chemins de terre d'une ferme à l'autre. En voici une au passage. La terre du fermier a dû avoir été hersée hier ou avant-hier, car près de la grange, une herse est là, encore pleine de terre, attendant d'être nettoyée.

Un dernier village, qui termine notre promenade. Une rue, une rue véritable, bien que pas très large, serpente entre les maisons. Au bout de la rue, une ferme, une très grosse ferme solidement installée sur un versant qui va jusqu'à la rivière. Et non loin de la ferme, dans ce pays où les collines arrivent à grand peine à s'élever au-dessus des vallées, une montagne. Une montagne? Oui, parfaitement. Mais qu'on se rassure! c'est seulement une montagne de paille. Une meule, quoi! Bon, je voulais simplement indiquer qu'elle était très haute, voilà tout. La paille, il faudra la rentrer. Voilà une vieille échelle qui sait ce qu'il y a à faire et qui invite à entrer dans l'immense grenier. Au travail! D'ailleurs, je vois le fermier qui sort de la grange et descend les quelques marches entourées d'herbes de toute sorte. Pourquoi donc ne les enlève-t-il pas, ces herbes qui gêneraient tant l'habitant d'une grande ville? Il aime la terre, je crois.

Nous rentrons ce soir, Ecureuil et moi, dans notre petite ville. Ce matin, nous sommes à la pêche avec le cousin d'Ecureuil. Le cousin d'Ecureuil aime la pêche. L'endroit où nous pêchons n'a rien de remarquable. Un grand étang, sans surprises, entouré d'arbres chétifs qui tentent de former un bois. Durant le séjour, il ne s'est pas passé grand chose, et le cousin n'a pas été très bavard. Pourtant, le séjour a été agréable. Nous avons ressenti, partout où nous avons été, un sentiment de bien-être et de sérénité, et nous avons éprouvé du plaisir à être en compagnie du cousin. Alors, que doit-on penser des actes, des paroles, de la beauté des lieux où l'on se trouve? "C'était très beau, là-bas!" disent les amis des parents en rentrant d'une promenade; si je les interroge - cela m'est déjà arrivé - ils ne citent que des choses, et ce sont les mêmes choses que l'on trouve ici ou ailleurs. Le ciel est le même partout. "En rentrant hier chez moi, j'avais le soleil dans les yeux; c'était très désagréable!" dit l'un. "Je suis resté à admirer le coucher du soleil!" dit le même, après une promenade. La vie ne semble possible qu'avec les actes et les paroles; pourquoi ne suffisent-ils pas?

Derrière la gare du petit train, entre la voie qui va à l'école et la rivière qui va à notre île, à moitié caché par les grandes herbes qui poussent à leur gré là où la nature les a mises, se trouve un vieux wagon de marchandises. Il est ici depuis longtemps, sans jamais bouger. Et quelquefois nous allons, Ecureuil et moi, nous y réfugier pour faire de merveilleux voyages.

Le wagon vient de partir. Point besoin de rails. Ni de routes. Ni d'ailes pour s'envoler. Le voyage a dû être très long, bien qu'il n'ait pas duré, ne serait-ce qu'un instant, car devant nous, lorsque nous regardons par la porte de notre wagon merveilleux, rien de ce que nous avons quitté n'est plus là. A présent, nous voyons une gare, celle que nous connaissons, mais aucune voie n'y arrive, ni n'en part. Sur le quai, il n'y a aucun voyageur, et pourtant, la gare ne paraît pas du tout abandonnée, bien au contraire. On vient même, à ce que je vois, de la repeindre. De l'autre côté du wagon, la rivière s'est arrêtée; l'eau coule doucement quand on la regarde, mais elle ne va nulle part. Où sommes-nous, Ecureuil et moi?

Jeudi. Les enfants que doit garder la tante du Polisseur à partir de la mi-juillet sont arrivés chez elle lundi dernier, le treize comme prévu. Six n'ont pas égalé sept, ainsi que l'avait prétendu Du pré il y a une dizaine de jours, lorsque le Polisseur avait parlé de trois quatre filles et deux ou trois garçons, afin de dénombrer la petite troupe que devait garder sa tante. Non, six se sont contentés d'égaler six, trois filles et trois garçons, pour lesquels nous avons fabriqué des vaches et des brouettes, et cousu des blouses pour les petits cochons - mais non, mais non; pas pour les cochons, c'était pour les ogres et les sorcières - création exclusive de notre petit groupe! Sans oublier les déguisements; Chef de gare, Boulanger...

- J'espère que cela fera plaisir à ta tante, s'inquiète la Fermière.

Le Polisseur la rassure :

- Ma tante m'a déjà dit à quel point elle était contente de ce que vous avez fait!

- Toi aussi, tu en as fait! lui fait gentiment remarquer la Meunière.

- Oui, oui, répond-il, un peu confus.

- C'est même toi, la vache... veut complimenter Risette.

Eclat de rire général devant... l'imprécision de ce beau compliment!

- Mais non! Je voulais dire...

- Meuh!... fait l'Embroussaillé en direction du Polisseur, la voix pleine de rire.

Les rires se calment peu à peu.

- Il faudrait aussi que ce que nous avons fait plaise aux enfants, observe pensivement Ecureuil.

Je m'étonne :

- C'est bien pour eux que nous l'avons...

- Nous avons d'abord pensé à sa tante, me coupe-t-elle.

- Qu'est-ce que ça change? proteste Du pré.

- Nous n'avons pas demandé aux enfants ce qu'ils voulaient.

Un petit silence, rompu par l'Embroussaillé :

- Le savent-ils eux-mêmes?

- Ils sont peut-être trop petits, approuve sa soeur.

- On nous dit ça tous les jours, que nous sommes trop petits... grogne le Polisseur.

- Moi, je ne me sens pas du tout trop petite! s'exclame Risette.

- Moi non plus! renchérit la Fermière; quand il s'agit de faire le travail à la ferme...

Concert de "Moi non plus!"...

- Tout cela ne nous dit pas si les petits enfants savent ce qu'ils veulent, remarque l'Embroussaillé.

- S'ils ne le savent pas, que pouvons-nous faire pour qu'ils soient contents?

Un autre petit silence répond à Ecureuil.

- Eh bien, nous n'avons qu'à leur demander, aux enfants, ce qu'ils veulent! reprend Du pré.

Il ajoute aussitôt, devant la tentative de dénégation de l'Embroussaillé :

- Nous verrons bien s'ils répondent!

- S'ils ne savent pas, que vaudra leur réponse? s'inquiète la Fermière.

- Si nous ne leur demandons pas, objecte Risette, nous ne saurons rien du tout.

- En résumé, comme on dit en classe, si nous ne leur demandons rien, nous ne saurons rien... commence le Polisseur.

Je complète :

- Et si nous leur demandons, nous n'en saurons pas plus!

- Nous n'en saurons peut-être pas plus, me contredit Du pré.

- Alors, il vaut mieux leur demander, remarque la Meunière.

- Et s'ils trouvent par la suite qu'ils voulaient tout autre chose? observe Ecureuil.

L'Embroussaillé hoche la tête :

- L'école ne fait pas tant d'histoires lorsqu'elle choisit pour nous!

- Ce ne sont pas les mêmes choses, avance la Fermière.

- Non, bien sûr, il ne s'agit là que de notre vie... note sèchement Ecureuil.

Que faire aujourd'hui?

- Que faisons-nous aujourd'hui? lance le Polisseur.

- En voilà une question! Nous allons chez ta tante, bien entendu! lui renvoie l'Embroussaillé.

- Oui, les enfants sont déjà chez elle depuis lundi dernier, rappelle la Fermière.

- Allons-y cet après-midi, propose Risette.

- Comme ça, nous pourrons leur demander ce qu'ils veulent, ajoute la Meunière.

- Cet après-midi, interrogation! s'écrie Du pré.

Frayeur dans notre petit groupe.

- Pas pour nous! Pas pour nous!... entend-on de toutes parts.

- Réservé aux poupons! ajoute-t-il d'une voix... magistrale.

- C'est pas nous! C'est pas nous!... entend-on de toutes parts.

- Et nos jouets, qu'en faisons-nous?

- C'est pour les apporter aux enfants que nous y allons, me répond le Polisseur.

- Oui, mais faut-il les leur donner d'abord, ou leur demander ce qu'ils veulent d'abord?

- Si nous leur donnons les jouets d'abord, ils seront influencés, me répond Ecureuil.

Nous arrivons donc vers les trois heures chez la tante du Polisseur. Les enfants ont déjà déjeuné depuis un bon moment, et viennent de terminer leur sieste, nous dit la tante.

- Oh, la sieste! me souffle Ecureuil, tu te souviens comme c'était ennuyeux?

- Oh, oui! il n'y avait rien de pire! Rester au lit, alors qu'on n'est pas fatigué du tout!

- Et pendant ce temps-là, on ne peut rien faire!

Tous les deux ensemble, à voix basse :

- Oh, que c'était ennuyeux!...

Voix basse ou non, la tante a entendu :

- C'est très bon pour la santé! Moi aussi, je fais la sieste.

Son neveu prend un air sérieux :

- Où pouvons-nous nous coucher? Nous n'avons pas encore eu le temps de faire notre sieste à nous.

Mais la tante le connaît bien, et n'est pas dupe un seul instant :

- Je vous ai préparé les deux lits dans la chambre de tes cousins, vous pourrez vous coucher à quatre dans chaque lit.

Elle ajoute, un ton plein de regrets :

- Je suis désolée, il vous faudra vous serrer un peu!

Et le Polisseur, bien fort :

- Allez, tout le monde au lit!

On entendit une petite voix :

- Oh non, j'ai déjà fait la sieste!...

Rires. Ecureuil est allée vers la petite fille, et l'embrasse :

- Mais non, mais non; c'est pour jouer!

La petite fille lui sourit, apparemment rassurée; pourtant, au dernier moment, avant d'aller rejoindre ses petits camarades :

- Je ne veux pas jouer à la sieste...

Ecureuil la rassure encore; et la petite fille s'en va conter la mésaventure à sa poupée, qui l'écoute avec une grande attention.

Les enfants sont tous très occupés dans la grande salle à manger. En voici assis par terre; seraient-ils déjà fatigués, à leur âge? Oh non, je ne le crois vraiment pas, il n'y a qu'à les voir remuer en tous sens! En voilà qui vont à droite, non, à gauche, je ne sais plus, ils vont trop vite! Tiens, un futur grand peintre! Il est devant son chevalet - la table de la salle à manger, tout simplement - et dessine un... un arbre, en tout cas!

- Des crayons de couleur!

- Je voudrais faire un p'tit chat avec de la pâte!

- Je n'ai plus d'images à colorier!

- J'ai perdu ma cuiller pour la dînette!

- Il manque un escargot!

- Un ballon rouge! Moi, je n'aime pas le bleu!

Nous nous regardons...

- Ils le savent, ce qu'ils veulent! chuchote Ecureuil.

Cette fois, la tante n'a rien entendu; au travers des exclamations des enfants, ce n'était pas possible!

Et nos jouets à nous? Nous les montrons aux enfants. Que vont-ils dire?

Eh bien, ils se sont jetés dessus, enchantés! La tante souriait...

- Je vais chercher le lait!

Six heures. La traite des vaches de Du pré se termine. Ecureuil et moi allons chez lui par le gué avec l'Embroussaillé et sa soeur chercher le lait pour le déjeuner du matin.

- Je reste garder les vaches cet après-midi; venez-vous? nous demande-t-il.

- Oui, oui; nous attendons Risette, la Fermière et le Polisseur vers une heure et demie, lui répond Ecureuil.

- Alors, à tout à l'heure!

Nous passons la matinée, Ecureuil et moi, dans l'atelier de mes parents, à tenter de refaire en bois l'escargot perdu par l'un des enfants.

- Il n'est pas très ressemblant...

- Oh, avec un coup de pinceau, ça ira! me rassure Ecureuil.

Il est bientôt deux heures. Nous arrivons chez Du pré. Où est-il donc? Tout simplement en train de courir après une vache qui a l'excellente habitude de s'en aller sans crier gare, en marchant tranquillement dans la rivière!

Nous voici maintenant tous les huit, assis sur l'herbe, au milieu du petit verger tout plein de reine-claude. Pas encore mûres, malheureusement; il faut bien attendre une quinzaine de jours!

- Qu'est-ce qui manque encore aux enfants? demande Ecureuil.

J'annonce :

- Des crayons de couleur!

- De la pâte à modeler! annonce à son tour Risette.

- Je trouverai bien chez moi une cuiller pour sa dînette, assure Ecureuil.

- Il me semble que j'ai eu un ballon rouge, tente de se souvenir l'Embroussaillé; sinon, cela se trouve aisément.

- Savez-vous où l'on trouve des images à colorier? s'inquiète le Polisseur.

- Près de la grand place, l'informe la Meunière.

- C'est quoi, comme images? moi, je n'en ai jamais fait.

- Des petits animaux, des arbres, des fleurs...

- C'est pour apprendre aux enfants à dessiner, ajoute la Fermière.

Elle se reprend :

- Ce n'est pas vraiment pour apprendre, mais plutôt pour les habituer.

- Et pour leur apprendre à mettre des couleurs, ajoute aussi Du pré.

- Peut-être qu'un jour, ils seront de grands peintres, sait-on jamais? intervient l'Embroussaillé.

- Merci, mes bons Maîtres, de me si bien enseigner, et de m'ouvrir grand les yeux, prononce emphatiquement le Polisseur.

Il laisse un temps, puis, sur un ton qui se veut modeste :

- Je croyais qu'il suffisait de regarder autour de soi...

Un silence.

- Les hommes connaissent le bonheur de pouvoir partager leur regard; les vaches ne peignent pas, observe doucement Ecureuil.

Dimanche. Huit heures du matin. Le petit train vient de partir.

- J'aime bien le prendre dans ce sens-là! commente en souriant gaiement Ecureuil.

Je lui rends son gai sourire :

- Je préfère le prendre dans ce sens-là, plutôt que dans l'autre!

Un petit moment se passe. Nous nous regardons.

- Oui...

Je répète :

- Oui...

Un petit moment se passe. Ecureuil a soupiré :

- J'espère que nous ne regretterons pas l'autre sens...

Je prononce en écho :

- J'espère...

Le petit train roule en silence; est-il triste en pensant qu'il ne nous reverra plus les matins et les soirs?

- Oui, je sais, les trains ne pensent pas...

- En es-tu sûr? fait-elle mine de protester; en tout cas, le nôtre, lorsque nous sommes en retard et que nous courons pour l'attraper, il nous attend toujours!

Huit heures seize. La petite ville où habite la cousine de Du pré. Je remarque :

- Depuis un an, elle est habituée!

- Elle est très gentille; je suis sûre qu'elle nous aidera tous à nous habituer, nous aussi.

Huit heures trente-trois. Correspondance de neuf minutes. Ce n'est plus le petit train, maintenant... Nous nous installons.

- Eh bien, ce train-là, il ne pense pas! déclare énergiquement Ecureuil.

Un voyageur, un journal à la main, s'est retourné...

Nous roulons. Ecureuil me montre la voie qui fait une grande courbe devant nous :

- La voie n'arrête pas de tournioler; on croirait qu'elle nous dit de ne pas aller là-bas, dans la grande ville de notre future école!

Le voyageur, le journal à la main, s'est retourné...

La grande ville. Trente-quatre minutes pour attendre un autre train. Nous sortons de la gare nous dégourdir un peu les jambes. Oh! nous la connaissons la ville, Ecureuil et moi; cependant...

- Aujourd'hui, elle n'est pas comme les autres fois...

Je suis bien de son avis :

- De plus, voilà la grande école!

Oui, devant la gare, la grande école où va la cousine de Du pré.

- Heureusement que je n'irai pas là! bougonne Ecureuil.

- Heureusement! Je ne crois pas qu'on m'aurait accepté dans une école où ne vont que des filles.

Elle rit :

- Tu te serais déguisé en fille!

Nous rions tous les deux. La grande ville semble moins triste.

Nous repartons. Ce que nous voyons par la fenêtre ne nous donne pas envie de nous promener, ainsi que nous le faisons aux alentours de notre petite ville. Onze heures vingt. Une petite ville. Mon oncle et ma cousine nous attendent sur le quai de la gare. Et s'ils nous attendent, c'est tout simplement parce que nous sommes venus passer trois jours chez eux! En route vers le village où ils habitent!

Le trajet n'est pas bien long, et nous arrivons un peu avant midi. Ma tante nous accueille à bras ouverts.

Le déjeuner est gai et animé. Tout le monde parle de tout, les questions se croisent avec les questions; "Tu as vu...?" "Toi aussi, tu as vu...?" Mais tout le monde a compris les réponses; c'est cela qui s'appelle bien s'entendre!

- Et qu'avons-nous au dessert? demande ma tante, l'air naïf, vers la fin du repas.

Nous avions bien vu, Ecureuil et moi, que ma cousine faisait bien des mystères avec un paquet soigneusement enveloppé... et nous avions fort bien compris qu'il s'agissait d'un bon gâteau, mais... lequel? Nous sommes tout yeux et tout oreilles!

Nous sommes surtout tout palais, car le gâteau qui vient de faire son entrée sur la table, nous le connaissons bien! Le voici :

FLAN AUX POIRES.

Coupez les poires en morceaux; mélangez avec du sucre.

Préparez une crème caramel : mélangez des oeufs avec du sucre, puis versez dessus du lait caramélisé chaud; ensuite, versez le tout dans des ramequins.

Ajoutez les poires, et mettez à cuire au bain-marie pendant une vingtaine de minutes. Piquez avec un couteau; lorsqu'il ne colle plus, le flan est prêt.

Comment lui résister?

Ce que je n'ai pas encore dit, c'est que mon oncle et ma tante possèdent une boulangerie dans laquelle ils font aussi de la pâtisserie. Et ma cousine, qui a environ deux ans de plus que moi et qui n'a jamais été à la grande école, travaille avec eux. Cela lui plaît beaucoup, et elle compte leur succéder un jour; ce qui, nous le savons, Ecureuil et moi, les comblera de joie.

Et le paquet mystérieux soigneusement enveloppé que ma cousine avait apporté à la gare, était bien le flan aux poires qu'elle avait préparé elle-même ce matin!

Le déjeuner se termine.

- Allons passer l'après-midi au bord du ruisseau! nous propose ma cousine.

- Celui en bas, au fond des gorges? demande Ecureuil.

- Oui, là où...

Je connais l'endroit :

- Là où les deux ruisseaux se rejoignent?...

- Oh oui, on est bien là-bas! s'exclame Ecureuil, qui le connaît aussi.

Nous partons. Ce n'est pas très loin, à une petite demi-heure. Une descente raide pour finir, mais que le chemin, tout en tournants, rend aisée à parcourir. Seulement, comme nous sommes partisans de la complication amusante, nous descendons droit devant nous, demandant cependant de temps à autre de l'aide à un tronc charitable, solidement planté!

Nous voilà en bas.

- Pauvre vieux chemin! s'apitoie ma cousine, te voilà tout attristé de voir que nous t'avons négligé!

Elle étend le bras vers lui d'un geste large, et déclare...

Non, elle ne déclare rien, car Ecureuil l'a précédée :

- Non, nous ne t'avons pas dédaigné...!

Et, à ma cousine :

- Tu lui dis ça à chaque fois; il finira par se méfier!

Oh, le chemin les mérite, toutes ces attentions; cela fait des siècles et des siècles qu'il est là!

- Certainement encore plus, commente une fois de plus ma cousine.

Ecureuil n'est pas en reste :

- Tu n'as pas attendu, ô vieux chemin, que les hommes te dessinent; des milliers d'années auparavant déjà, les bêtes t'ont tracé pour aller s'abreuver au gué du ruisseau, puis partir à l'aventure!

J'observe :

- Pour ce qui est de l'aventure, ma cousine ne l'a jamais dit; c'est de toi, ça.

Elle est loin de nier :

- C'est ainsi que s'enrichit la pensée des hommes!

Un bon rire nous mène au ruisseau. Et même aux deux ruisseaux, devrais-je dire. Il a fait très chaud aujourd'hui. Nous, nous sommes au frais, près de l'eau qui court sans trop se presser, et à l'ombre de la colline aux arbres touffus, qui nous protège du soleil.

Le vieux chemin traverse les deux ruisseaux par deux gués; c'est plus commode que de traverser par un seul après le confluent, là où il y a plus d'eau - les bêtes y avaient pensé!

Nous nous installons sur l'herbe entre les deux ruisseaux, non loin de l'endroit où ils se rejoignent.

- Vous allez à la grande école, cette année...

Cela ne semble pas être une question. Ma cousine poursuit sans attendre :

- Mes parents m'avaient bien proposé d'aller à la grande école, mais j'ai préféré rester à la boulangerie. Ils m'ont approuvée, disant que ce qui comptait avant tout, c'était de faire au mieux ce qu'on était capable de faire, pourvu que ce fût quelque chose d'utile.

Les deux ruisseaux courent sans trop se presser. Personne ne passe plus ici depuis longtemps. Le vieux chemin et ses deux gués attendent-ils les bêtes qui traversaient là des milliers d'années auparavant? "Nous avez-vous tracés pour rien?" semblent-ils dire. Les deux ruisseaux courent sans trop se presser.

- Quelque chose me manque, quand je suis... a repris ma cousine.

Elle rit :

- Vous allez vous moquer de moi!

Elle ne nous laisse pas le temps de répondre :

- Le pain quand je suis à l'école, et l'école quand le pain est cuit!

Elle rit :

- C'est compliqué?

Elle ne nous laisse pas le temps de répondre :

- Je vais dans une bibliothèque.

Elle se reprend :

- Dans deux bibliothèques.

Elle sourit :

- Oui, ici il n'y en a pas.

Elle a fait une légère pause :

- Je vous ennuie...

Presque en même temps, Ecureuil lui a demandé :

- Où sont-elles?

Ma cousine sourit gaiement :

- De chaque côté!

Elle a accompagné sa réponse d'un petit sourire amusé; puis :

- Oui, le train, ou l'autobus, vont dans deux villes, à une trentaine de kilomètres chacune, à droite et à gauche.

- C'est là que tu les as trouvées? redemande Ecureuil.

- Oui...

Et elle reste pensive, sans rien dire. Je lui demande à mon tour :

- Tu y trouves de bons livres?

- Non, ce n'est pas ça... Si, bien sûr, j'y trouve de bons livres...

Elle s'est interrompue un instant, puis, rapidement :

- J'y trouve la grande école!

Et, sans transition, d'une voix calme, puis-je dire heureuse? elle ajoute :

- J'y vais une fois par semaine, tantôt à l'une, tantôt à l'autre; le jeudi, où elles sont ouvertes toute la journée.

Ses yeux brillent :

- C'est merveilleux, tout ce qu'on peut y trouver!

Elle s'est tue, comme si elle rêvait. Je remarque :

- C'est comme si tu allais...

Elle m'interrompt vivement :

- A l'école?... Oh non!

Elle sourit :

- Ici, je choisis... Ils sont très gentils... elle a même acheté un livre pour moi... enfin, pour la bibliothèque, mais c'est moi qui en avais parlé...

- Tu trouves que l'école nous apprend des choses inutiles? demande Ecureuil.

- Non, pas du tout; elle ne peut faire autrement, on ne peut pas créer une classe par élève.

Elle fait une moue :

- Même si on le pouvait, y aurait-il beaucoup d'élèves qui sauraient ce qu'ils veulent apprendre?

Nous nous regardons, Ecureuil et moi; savons-nous ce que nous voulons apprendre?

- C'est peut-être parce qu'ils ne le savent pas qu'ils vont à l'école.

Ma réponse a surpris ma cousine :

- Tu penses qu'ils y vont parce qu'ils ne savent pas quoi faire d'autre?

- Oh, pour ça, ils ont toujours envie de jouer!

Elle rit :

- Oui, c'est vrai; mais est-ce alors parce que leurs parents les y obligent?

- Peut-être aussi; mais je pense surtout que c'est pour découvrir ce qui peut les intéresser.

J'ajoute très vite :

- Je parle de ceux qui veulent y aller!

- C'est sans doute pour ça que tu vas à la bibliothèque, observe Ecureuil.

Ma cousine reste silencieuse un moment :

- A la bibliothèque, je découvre par moi-même au lieu d'apprendre ce qu'a découvert l'école.

- C'est aussi ce qu'a découvert la bibliothèque que tu apprends.

- Je ne peux pas apprendre autre chose que ce qu'ont découvert les hommes...

Elle hésite un peu :

- ...ou encore ce que je découvre seule.

Elle sourit :

- Mais ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, ici, je choisis moi-même.

Nous restons un moment en silence.

- Qu'aimes-tu choisir? demande Ecureuil.

- Ce qui est proche de ma vie.

Encore un silence.

- Un jour, reprend ma cousine, j'ai parlé à la responsable de la bibliothèque de ce qu'avait dit un auteur, et qui m'avait beaucoup plu; je me suis trompée en citant le nom de l'auteur.

Elle hoche la tête :

- Elle ne m'a pas fait de reproches, elle ne m'a pas dit que j'étais une mauvaise lectrice, elle ne m'a pas interdit l'entrée de la bibliothèque.

Je tente de protester :

- Si tu avais dit à un professeur...

- Et à un examinateur?

Lundi. C'est le jour où la boulangerie ferme, une fois par semaine.

Je plaisante :

- Alors, cousine, tu es en vacances comme nous?

- Hé oui, cousin!... me répond-elle distraitement.

Et d'ajouter aussitôt, comme s'il s'agissait d'une banalité :

- A quelle heure ouvre votre école, demain matin?

Je ne trouve évidemment rien à répondre. Ecureuil fait mine de bouder :

- Oh, non, pas demain!...

Ma cousine sourit.

- Eh bien, puisque nous sommes tous en vacances, allons nous promener! propose-t-elle gaiement.

Et nous partons!

Un chemin de terre. Tout autour, les champs sont jonchés de paille. La paille, c'est ce qui reste du blé qu'on a déjà engrangé. Elle attend au soleil d'être bien sèche, afin qu'on puisse la ramasser. Dans un des champs, un paysan la retourne; rien ne doit être caché aux rayons ardents du soleil!

Au bord de l'un de ces champs, voici deux arbres. Ils ne dorment pas, eux, au soleil; que font-ils donc? L'un d'eux s'est coiffé d'un chapeau en forme de grosse boule qui le fait ressembler à un énorme champignon; il a repoussé son chapeau sur la nuque et regarde avec admiration. Et qu'admire-t-il ainsi? Lui faisant face, son compagnon danse. Oui, il danse. Un chapeau large et plat sur la tête, son corps élancé rejeté en arrière, il fait un pas gracieux. Qui pourrait donc s'empêcher de l'admirer?

Le chemin de terre s'est mis lentement à descendre. Encore un ruisseau à traverser. Mais là, six chemins se rencontrent; dont une route importante. Je pense bien qu'elle est importante; elle va du village de ma cousine à sa boulangerie. Alors... Alors, pour tout ce petit monde qui prétend aller d'une rive à l'autre, et qui n'a pas le talent des bêtes des anciens temps, il a fallu construire un pont. Il n'est pas bien grand, mais grâce à lui on ne se mouille pas les pieds - ni surtout les roues, voyons!

Le chemin de terre est remonté sur la colline. Comme il ne va pas très vite, l'herbe a eu le temps de pousser en son milieu; et des deux côtés de l'herbe, la terre restée nue sous les roues des chars compose une sorte de voie de chemin de fer. Je ne pense malgré tout pas que notre petit train y serait bien à l'aise!...

Un bois longe le chemin qui s'est mis sagement du côté du soleil qui se lève, pour éviter de rester mouillé de rosée après que la nuit s'est enfuie. La clôture d'un pré, faite de vieux piquets de bois tout tordus, et dont aucun n'a voulu accepter de ressembler à l'un quelconque de ses voisins. Au loin devant nous, d'autres prés, d'autres bois, d'autres champs aussi...

Le chemin de terre s'enfonce peu à peu dans un bocage; il n'y fait certes pas aussi frais qu'auprès des deux ruisseaux où nous étions hier, cependant le soleil est plus paisible, qui filtre à travers les feuilles des grands chênes. Les hauts talus qui bordent le chemin de terre font pleuvoir sur lui les longues herbes touffues qui les recouvrent. Autour de nous, les oiseaux se parlent d'un arbre à l'autre, tranquillement, comme il est de coutume dans le milieu de l'après-midi.

A la sortie du bocage, le chemin de terre vient visiter des prés qui se tiennent compagnie tout du long d'un grand bois. La barrière de l'un des prés est grand ouverte; une barrière couchée nonchalamment contre une haie d'arbres serrés l'un contre l'autre, faite de vieux piquets de bois tout tordus, et dont aucun n'a voulu accepter de ressembler à l'un quelconque de ses voisins. Au fond du pré, le fermier est auprès de ses vaches; nul besoin pour lui de fermer la barrière, ses vaches l'aiment bien et ne pensent pas à le quitter.

Ma cousine connaît le fermier, et nous allons lui dire un petit bonjour.

La grande ville de notre future grande école. Une heure et quarante minutes de correspondance. Nous serons de retour dans notre petite ville pour le dîner.

- Que faisons-nous?

- C'est le moment de prendre notre quatre-heures, me répond Ecureuil; nous aurons au moins quelque chose d'agréable à faire!

Bonne idée! Mais où aller? Je ris :

- Je ne suppose pas que tu veuilles demeurer à contempler la sévère grande école de la cousine de Du pré!

Ecureuil fait une grosse moue :

- Oh, non! Déjà celle où nous devons aller n'est pas très folichonne, mais celle-là!...

Nous restons immobiles à la sortie de la gare... à contempler la sévère grande école de la cousine de Du pré!

- Bon, partons, nous verrons bien! finit par décider Ecureuil.

La large avenue qui part de la gare traverse la grande ville et ses sages maisons. Ce n'est pas non plus très folichon!

- Elle joue à la grande ville! bougonne Ecureuil.

Elle poursuit, d'un ton moqueur :

- Il faut moins de temps pour la traverser d'un bout à l'autre que pour aller de chez nous à la gare du petit train!

Je ris :

- Il y a plus de maisons...

- Aucune ne vaut notre cabane!

Je souris longuement :

- Oui...

Nous marchons, sans trop savoir où aller. La grande ville ne mérite peut-être pas tant de dédain.

- Tu as raison; j'exagère, admet de bonne grâce Ecureuil.

Elle ajoute, avec un soupir :

- C'est sans doute à cause de la grande école...

Elle s'interrompt un instant :

- Elle est trop grande... Le petit train n'osera pas s'en approcher...

Nous passons devant une église. Ecureuil s'est arrêtée :

- Notre grande école est prestigieuse; tout comme l'est celle de la cousine de Du pré.

Elle baisse légèrement la tête :

- Ces grandes écoles ordonnent.

Elle me montre la porte de vieux bois d'un clocher tout carré, tout droit; une porte qui paraît être restée ouverte depuis des siècles :

- Elle est ordinaire; elle s'est ouverte pour nous inviter.

Nous marchons, sans trop savoir où aller.

- Tu as vu le pré?

J'ai vu le pré :

- Derrière le pont?

- On y va?

- Pour sûr! Nous serons bien là-bas pour manger notre quatre-heures.

Le pont traversé, nous nous installons sur le pré, au bord de la rivière, une rivière assez importante, qui a évité de pénétrer plus avant dans la grande ville.

- La rivière n'ose pas plus y entrer que le petit train! note Ecureuil, avec un peu d'ironie.

Elle fait un geste vers le pont, un très vieux pont :

- Le pont et la rivière se connaissent depuis longtemps; elle est beaucoup mieux auprès de lui.

Sur la rive qui nous fait face, un très vieux château veille.

Chez la Fermière, ce ne sont pas les champs qui sont jonchés de paille, comme chez ma cousine où nous étions hier, Ecureuil et moi; ce sont les prés qui sont jonchés de foin. Le foin, c'est de l'herbe, ce sont même des herbes, beaucoup d'herbes; il n'y a qu'à demander aux vaches. Elles le savent bien, elles qui s'en repaissent à l'étable, l'hiver!

Eh bien, tout ce foin, à présent bien séché par un soleil encore brûlant malgré juillet qui se termine dans une bonne semaine, eh bien, tout ce foin, il faut maintenant le ramasser!

Tout notre petit groupe est venu participer au labeur. Certes, chez la Fermière, on n'avait pas vraiment besoin de nous, mais cela nous fait tellement plaisir d'être tous ensemble dans l'air embaumé par les foins!...

L'après-midi commence. La rosée s'est évaporée. Les foins sont secs et légers. Nous avançons à plusieurs de front, en cadence. Les hommes sont devant, ils ramassent le foin avec de solides fourches. Ils sont forts. D'un coup d'épaule, ils hissent les grosses fourchées de foin sur le char; le char grossit, le foin monte de plus en plus. Pendant ce temps, là-haut, un homme se saisit du foin avec sa fourche, et le range, le tasse, le range, le tasse... Les femmes suivent, et achèvent le labeur en prenant ce qui reste. Le râteau en bois au bout des bras, elles ratissent, elles ratissent avec énergie; rien ne doit se perdre, tout le foin doit être engrangé! Enfin, le char est prêt à partir pour la grange. Deux forts chevaux tirent le char qui s'ébranle lourdement. Il va basculer... non, il reste bien assuré sur ses roues! Et notre petit groupe n'a pas renâclé à la besogne. Il s'était partagé en deux, bien entendu; faut-il que j'ajoute, les garçons et les filles?

Jeudi.

- Pas d'école aujourd'hui! s'exclame Ecureuil.

J'ai un léger mouvement d'hésitation. Elle rit :

- Tu as eu peur qu'on ait raté le petit train?

Je prends un air... je ne sais pas trop lequel, d'ailleurs :

- Etant donné que nous sommes le vingt et trois du mois de juillet, ce qui permet de conclure sans craindre de faire d'erreurs que nous sommes en vacances, étant donné que le petit train est parti ce matin à sept heures et trente-trois minutes et que de plus il est déjà quatre heures de l'après-midi, ta proposition ne peut que mener à une impossibilité!

Elle me regarde, feignant un air médusé :

- Le soleil a tapé fort tout à l'heure! Tu n'aurais pas dû rester aussi longtemps à nager dans la rivière...

Je prends l'air offusqué :

- Comment peux-tu dire une chose pareille? Il faut bien que je sois près de toi si tu commences à couler!

Elle rit :

- Oui, c'est vrai; près du gué où nous nageons, la profondeur est bien au moins de...

Je l'interromps, avec gravité :

- Et les trous d'eau?...

- Oh ça, pour les trous, je te surveille; sois tranquille!...

Et ainsi de suite...

Oui, il fait très chaud cet après-midi; mais nous deux, Ecureuil et moi, nous sommes dans la belle ombre fraîche de notre cabane bien cachée sous un grand saule pleureur et entourée d'épais buissons.

Vendredi. Aujourd'hui, on moissonne chez Risette! La couleur tendre et prenante des blés mûrs attire le regard et ne lui laisse plus la force de s'échapper.

Tout comme pour la Fermière avant-hier, notre petit groupe est venu participer au labeur. Et certes encore, on n'a pas plus besoin de nous chez Risette que chez la Fermière, mais - j'ai vraiment envie de le répéter - cela nous fait tellement plaisir d'être tous ensemble dans l'air embaumé par les blés, qui sentent déjà le bon pain!...

Nous arrivons vers les sept heures du matin; le soleil est levé depuis presque quatre heures, et la traite des vaches est terminée.

Nous voici dans le champ; la fauche du blé commence. Le champ de Risette est beaucoup plus grand que le pré de fauche de la Fermière, et s'il fallait moissonner à la faux comme il n'y a pas si longtemps, ce serait bien long. Mais depuis peu, sont apparues des machines, qui font le travail plus vite que les hommes; et de plus, grâce à elles, les hommes sont moins fatigués.

La machine s'est mise à faucher! Les longues tiges qui portent les gros épis gonflés de grains de blé tombent net; la faux que tient la main de l'homme n'est pas là pour les retenir.

La machine est passée. Le champ, superbe il y a un instant, n'offre plus qu'un visage de désolation; les épis ne se dressent plus avec orgueil, ils gisent, apparemment sans vie, épars sur le sol. Et pourtant... et pourtant, ils vivent, ils vivent encore; ils vivent assez pour offrir leur vie aux hommes qui les ont blessés.

- Après ces durs travaux d'hier et de mercredi, nous avons bien mérité un bon repos! déclare sans ambages le Polisseur, lorsque nous nous retrouvons tous les huit chez les vaches de Du pré en ce début d'après-midi.

- Et comment allons-nous nous reposer? demande Du pré.

- Moi, je me repose très bien sur l'herbe! note tranquillement la Meunière.

- Sur l'herbe? Nous n'allons pas rester sur l'herbe toute la journée à ne rien faire! tempête l'Embroussaillé.

- On n'est pas trop mal ici, observe tout aussi tranquillement la Fermière.

- Oh! je vois avec plaisir que vous êtes parfaitement d'accord entre vous! rit Risette.

- Eh bien, propose quelque chose! bougonne Du pré.

- Eh bien, puisque vous paraissez fatigués de rester sur l'herbe à ne rien faire, je propose de faire une grande promenade!

- Oui, on y va! s'exclame l'Embroussaillé, sautant sur ses pieds.

- Loin? demande prudemment la Meunière.

Je lui réponds d'un ton naturel :

- Oh, nous serons rentrés avant minuit!

Et elle, du même ton naturel :

- Alors, nous pouvons aller moins loin; nous serons rentrés tout autant avant minuit!

- Si nous allions vers le moulin? ce n'est pas très loin, et nous aimons bien marcher le long de la rivière, intervient Ecureuil, sans prêter plus d'attention à nos valeureux assauts d'esprit.

- Oh oui! s'écrie la Meunière, en se levant vivement.

Elle se rassied aussitôt, et montre d'un geste le moulin de l'Embroussaillé :

- Et voilà, nous y sommes!

Là, nous ne pouvons nous empêcher de rire!

La Meunière se relève à nouveau :

- Allez, allons-y! conclut-elle, riant toujours.

Tout notre petit groupe s'est levé; nous voilà partis.

Le moulin où nous voulons nous rendre n'est évidemment pas celui de l'Embroussaillé; il se trouve à environ une heure de flânerie, en suivant notre rivière. Les vaches de Du pré, qui s'ennuient à ruminer, nous accompagnent du regard jusqu'au petit bois qui borde leur pré. Cinquante pas pour traverser le petit bois, vingt pour descendre à la rivière. Sans crier au tragique, la pente est malgré tout assez raide, beaucoup plus raide que celle qui menait au ruisseau de la fontaine, lorsque nous étions, il y a une quinzaine de jours, chez la cousine de Du pré. Nous descendons donc comme d'habitude, en nous retenant à un arbre ou à un autre.

- Une rivière est un cours d'eau... commence le Polisseur, voix du professeur de géographie.

Notre petit groupe :

- Nooon!...

Voix du professeur :

- Ceci pour vous faire remarquer, élèves inattentifs, qu'un cours d'eau sans eau n'est pas une rivière.

Le Polisseur n'a pas tout à fait tort, et nous nous mettons tous à rire. Eh oui, c'est l'été! et il a fait bien chaud ce mois de juillet...

- Tu dis ça parce que tu n'as pas réussi à attraper un seul poisson, l'autre jour, glisse plaisamment Du pré.

- Bien sûr; dès qu'ils t'ont vu arriver, ils se sont enfuis! répond le Polisseur, voix d'un homme offusqué.

- Je proteste! Le sauvage des temps depuis longtemps oubliés, c'est toi!

Et d'ajouter, avec une ironie emphatique :

- Un sauvage pas très futé, d'ailleurs; tu serais mort de faim avec ta pêche!

Le Polisseur répond par un sourire superbement condescendant... et nous continuons notre route.

Autour de nous, des collines, et des bois qui se sont arrêtés sur les versants, sans doute pour mieux contempler la rivière, qui s'est mise à paresser sur la faible pente qui s'offre à elle. Elle hésite, la rivière; "Vais-je à droite, vais-je à gauche?" encore un peu, elle reviendrait en arrière... puisqu'on ne paraît pas souhaiter la voir en avant. "Tiens, ça descend un peu; j'y vais!" Et la voilà repartie, tout doucement, jusqu'au méandre prochain. Pourquoi se presserait-elle? Et nous, nous faisons de même, suivant en flânant les méandres, alors qu'il serait si simple de couper par l'herbe, sur une trentaine de pas tout au plus.

- Pourquoi aimons-nous nous promener ici?

La question d'Ecureuil nous a tous surpris.

- En voilà une question! Parce que cette vallée nous plaît! constate l'Embroussaillé.

- En voilà une réponse! proteste sa soeur; et pourquoi cette vallée nous plaît-elle?

Ah! Petit silence. La Fermière :

- Je ne me suis jamais vraiment demandé pourquoi...

Elle laisse sa phrase en suspens. La Meunière :

- Pourquoi aime-t-on le chocolat?

J'ai trouvé une réponse :

- Parce qu'on nous le donne tous les jours au petit déjeuner!

- Alors, si on te donnait des coquilles de noix vides? rit Risette.

J'avoue ne pas savoir quoi dire.

- C'est exagéré, mais ce n'est pas faux, remarque Du pré.

- S'il y a choix, il y a raison, approuve doctement le Polisseur.

- Dans quelle rivière as-tu pêché ça? plaisante Du pré.

- Dans le grand fleuve éternel de la sagesse! rétorque le Polisseur avec grandiloquence.

- Il n'en reste pas moins que nous n'avons rien trouvé à répondre à la question d'Ecureuil! reprend Risette.

Petit silence; rompu par l'Embroussaillé :

- Si personne ne trouve rien à répondre, c'est peut-être parce qu'il n'y a pas de réponse.

- Ce serait affreux! prononce tristement la Meunière.

Elle s'est arrêtée. Nous ne disons rien. Nous avons maintenant dépassé le moulin vers lequel nous étions partis. Un moulin qui ne fait pas de farine, comme celui de l'Embroussaillé, mais qui foule les draps de laine afin de les rendre plus fermes et plus serrés. A cet endroit, la rivière passe tout au bord d'une colline qui commence par un versant escarpé, du haut duquel on voit la vallée presque jusqu'à notre petite ville, et où nous avons coutume de nous installer pour bavarder.

- Montons-nous? propose Ecureuil, au bout d'un moment de silence.

Nous grimpons, comme toujours avec l'aide des arbres. "On était bien en bas..." commente la Meunière, tout en s'accrochant à une grosse branche. Et la voilà à présent bien contente d'être tranquillement assise dans l'herbe.

- Au moins dans ce cas, la réponse à Ecureuil est facile; tu préfères être là plutôt que grimper parce que ça te fatigue moins! commente en écho Du pré.

Risette, ironiquement :

- Et c'est sans doute parce que cela te fatigue moins que tu préfères contempler la vallée plutôt que...?

- ...le tableau noir de la classe? Oh oui! riposte-t-il en riant.

- Sur lequel il faut de plus répondre aux questions du professeur de géographie sur les vallées et les rivières! renchérit le Polisseur.

- C'est bien ce que je disais, le gouaille l'Embroussaillé; si tu ne trouvais rien à répondre, c'est certainement parce qu'il n'y avait rien à répondre!

- Oui, j'aimerais bien t'entendre dire ça à notre professeur de géographie! s'exclame la Fermière.

- Entendu! l'année prochaine...

Je proteste :

- Ça ne compte pas; l'année prochaine, tu n'auras plus le même professeur!

Quelques rires allaient se faire entendre, mais...

- Il n'en reste pas moins que nous n'avons toujours rien trouvé à répondre à la question d'Ecureuil! a répété Risette.

Une heure vingt-sept. Le petit train vient de partir pour l'école.

- Eh bien, il y ira tout seul; moi, je ne l'accompagnerai pas! déclare l'Embroussaillé, d'un ton qui montre clairement que sa décision est définitive.

Inutile de dire que notre petit groupe l'a bruyamment approuvé!

Alors, que faisons-nous dans le petit train? C'est très simple; nous allons voir des camarades de notre ancienne école qui habitent dans la ville même.

Le trajet se fait comme d'ordinaire. Pourtant, tout me semble différent lorsque je regarde par la fenêtre. Les prés et les vaches qui les habitent, les haies qui les entourent, les ruisseaux, les petits bois, les villages et les chemins qui y mènent, tout est proche, et dans le même temps tout s'éloigne de moi. Cette vie et la mienne se quittent. J'ai senti la main d'Ecureuil serrer ma main.

Les camarades nous attendent sur la grande île formée par la rivière qui prend sa source, comme je l'ai déjà dit, à la fontaine de la cousine de Du pré. Ile où se trouve le terrain de jeu de l'école. Aujourd'hui, c'est dimanche, et par ce beau temps chaud, l'île, ouverte à tous pendant l'été, est emplie d'enfants, de jeunes gens, et aussi de gens qui ne sont plus jeunes depuis longtemps. Et ces derniers ne prennent pas moins de plaisir que les autres à profiter de l'île; bien calés sur leurs bancs, ils se reposent, causent entre eux, dans un calme que ne troublent pas le moins du monde les jeux et les cris des enfants.

Les camarades nous abreuvent de questions; nous abreuvons les camarades de questions. Les camarades nous racontent ce qu'ils font; nous racontons aux camarades ce que nous faisons. La conversation est animée, agréable. Plaisanteries, reparties, tout fuse! Pas un instant pour s'ennuyer...

Ils étaient tous en classe avec moi. Nous partagions nos connaissances, nous jouions pendant l'heure du déjeuner, nous étions penchés sur nos cahiers pendant les cours qui duraient tous une heure, et qui étaient plus ou moins longs selon ce qu'on nous faisait apprendre, ou selon le professeur qui nous le faisait apprendre. Ils étaient tous en classe avec moi; ils ne le seront plus. Aujourd'hui, ils sont là, devant moi, sans que je ressente leur présence. Il est bien possible que j'en revoie un ou un autre, mais ils ne seront plus les camarades de l'école avec qui je partageais les événements qui entouraient ma vie. Etaient-ils encore vraiment là, eux qui ne le seront plus demain?

A travers leurs visages, c'est notre école que je revois. La classe, avec mon banc légèrement écorné de mon côté - j'avais poussé Ecureuil vers l'autre bord - le tableau noir de la classe, dont avait parlé Du pré hier, et "sur lequel il faut de plus répondre aux questions du professeur de géographie sur les vallées et les rivières!" avait renchéri le Polisseur, la cour de récréation, dans laquelle j'étais quelque peu séparé d'Ecureuil par les camarades, les siens comme les miens - "Alors, les jumeaux, vous venez jouer?" - en attendant avec un peu d'impatience le retour dans la classe où nous étions assis l'un près de l'autre, cette classe que je verrai toujours, comme aujourd'hui, alors qu'elle n'est déjà plus là.

- Koâ! Koâ!

- Bonjour! Comment vas-tu? répond Ecureuil.

- Koâ! Koâ!

- Nous aussi! Il fait assez chaud, ne trouves-tu pas?

La petite grenouille toute verte, qui vient souvent en voisine nous rendre d'amicales visites à notre cabane, s'est arrêtée de sautiller, et réfléchit posément à la question d'Ecureuil.

- Koâ! Koâ!

Et, nous ayant aimablement exprimé l'opinion demandée, elle nous quitte, toujours en sautillant, après nous avoir adressé un gentil petit salut de la tête, pour retourner à ses occupations. Gare, les mouches!

Nous, nos occupations ne reprendront que le vendredi dix-huit septembre, premier jour de notre grande école.

Ecureuil hoche la tête :

- Quant à l'école où nous étions, elle ne sera désormais pour nous qu'une simple bâtisse!

- Oui, une simple bâtisse; si nous y entrons un jour, elle n'aura rien à nous dire, et nous non plus nous n'aurons rien à lui dire.

Elle reste un moment en silence :

- Si nous lui parlons, à qui parlerons-nous?

Je reste un moment en silence :

- Tu veux dire que l'école ne sera plus l'école?

- Le mot école sera toujours écrit sur la façade; et même ce sera toujours l'école...

Elle laisse un temps :

- L'école, ou une école; pour nous, elle ne sera qu'une simple bâtisse, pour d'autres, elle sera leur école.

- Ce seront aussi d'autres écoliers?

- Ils ne pourront nous parler de ce qu'on apprend dans la grande école.

- Et nous, pourrons-nous leur parler de ce que nous avons appris dans l'école où nous n'irons plus?

Ma question est suivie d'un petit silence. Ecureuil a soupiré :

- Nous pourrons toujours leur en parler, mais nous serons des grands.

- Des grands?...

- Nous ne serons pas dans la même cour de récréation qu'eux.

- Ce que nous dirons...

- ...sera pour eux une simple bâtisse.

Sa réponse est suivie d'un long silence. J'ai soupiré :

- Alors, chaque homme qui part ou que l'on quitte devient une simple bâtisse...

Le soleil s'est caché derrière les collines, et il fait un peu brun.

- Il doit être sept heures et demie; nous sommes en retard pour le dîner! s'inquiète Ecureuil.

- Tu as faim?

- Non, il fait trop chaud!

- Courons à la maison pour dire...

Elle se lève vivement :

- Courons!

Nos parents ont tenu à ce que nous emportions au moins... Nous revenons dans notre cabane nantis d'un panier empli d'une belle miche, de fromage, de pêches bien mûres et bien juteuses, sans oublier un grand pot plein d'eau!

Faim ou pas faim, cela ne nous empêche pas de faire rapidement disparaître le dîner, surtout les succulentes pêches, si rafraîchissantes! Il fait encore très chaud, et nous dînons au bord de la rivière, les pieds dans l'eau. Une eau sombre qui ne reflète plus que les étoiles, le soleil étant parti pendant que nous courions jusqu'à nos maisons. Et le soleil étant parti, nous n'avons plus à nous protéger du soleil. Et n'ayant plus à nous protéger du soleil, nous restons au bord de la rivière, les pieds dans l'eau. Pieds qui finissent malgré tout par revenir sur l'herbe au bout d'un moment, l'eau devenant peu à peu bien trop mouillée à notre goût.

Le temps passe doucement, que la nuit cache. La rivière ne se lasse pas de nous conter des contes inconnus. Le vent s'est perdu dans les feuilles des arbres. De temps en temps, nous entendons notre petite grenouille toute verte échanger des propos secrets avec ses amies. "Koâ! - Koâ! Koâ! - Koâ!" Puis, tout se tait, jusqu'à la prochaine causette.

Il fait toujours très chaud. Nous sommes sur l'herbe, près de la rivière...

- Que dirait-elle à l'école?

Notre petite grenouille toute verte? Je réponds pensivement :

- Elle dirait ce qu'elle nous dit quand elle vient nous voir.

- Qui comprendrait ce qu'elle dirait?

- Les autres petites grenouilles toutes vertes de sa classe.

Elle sourit :

- Oh oui, ce serait bien!

Elle s'interrompt, et baisse un peu la tête :

- Et s'il n'y a pas d'autres petites grenouilles toutes vertes dans sa classe?

- Petites et vertes, peut-être pas, mais il y aura certainement des grenouilles.

- Elles comprendraient...?

Je secoue la tête en signe de doute :

- C'est possible, mais je ne le pense pas.

Un silence. Elle reprend :

- Il y a beaucoup de petites grenouilles toutes vertes dans les écoles?...

J'ai un rire bref :

- Pas plus qu'ailleurs.

Un silence. Elle déclare d'un ton décidé :

- Il y aura nous deux!

J'ai serré sa main...

Nous sommes restés sans rien dire, longtemps, longtemps...

Un oiseau vient de chanter. Dans le fond du ciel, je vois une pâle lueur. Ecureuil dort auprès de moi.

Mardi. Notre petit groupe - réduit à cinq - va chez le Polisseur passer la journée... par là, peu importe où.

Nous arrivons au pont du petit train, sous lequel coule la rivière qui s'en va vers notre cabane. De là, une bonne côte va nous mener chez le Polisseur. Combien de fois ne l'a-t-il parcourue durant les jours d'école en revenant de la gare de notre petite ville! "Quand j'étais petit, et que je tardais en revenant de l'école, mon père venait à ma rencontre; il n'était rassuré que lorsqu'il me voyait sur la route du pont", nous a-t-il raconté un jour. En montant la côte, j'aperçois au loin deux toutes petites filles, comme dans les livres d'images pour les enfants; ce sont Risette et la Fermière! Mais je viens de le dire, elles sont loin, il faut bien dix minutes pour y aller d'un bon pas. Les voilà qui traversent la voie; elles peuvent le faire sans crainte, il est une heure et demie, les deux petits trains qui se croisent dans notre petite ville viennent de passer. Ce n'est pas une surprise de voir nos deux amies, elles doivent nous rejoindre chez le Polisseur.

Lequel Polisseur tord un malheureux tuyau de plomb dont on peut se demander ce qu'il a bien pu lui faire - le tuyau au Polisseur, et non le Polisseur au tuyau, bien sûr! Et son père - le père du Polisseur s'entend, pas celui du tuyau, voyons! - s'acharne à projeter de furieuses flammes sur le pitoyable tuyau, pour achever de le détruire, sans doute! A propos, ai-je dit que le père du Polisseur était plombier?

Le père nous parle de ce qu'il fait, de son fils qui travaille très bien - je crois qu'il fait allusion à la plomberie, pas à l'école... - et nous fait part, comme du reste à chaque fois que nous venons ici, de son souhait que son fils lui succède : "C'est un bon métier; c'est agréable de voir une femme heureuse de pouvoir - enfin! - se servir de son robinet de cuisine, sans avoir à se démanteler le poignet!"

Nous partons... par là, peu importe où.

- Nous pourrions aller à la source, propose malgré tout la Meunière.

- Nous pourrions suivre le ruisseau, ajoute Risette.

- Oh, c'est bien trop long! s'écrie l'Embroussaillé, feignant une grande peur.

Sa soeur se tourne vers le père du Polisseur :

- Votre fils peut-il venir avec nous? Notre meunier a très envie de le remplacer!

Le père n'hésite pas :

- Tiens, attrape la scie là; tu couperas ce tuyau!

Eclat de rire général. Mais... l'Embroussaillé s'est saisi de l'outil, et s'empare du tuyau :

- Où coupe-t-on?

- Coupe en tranches; on le mangera au quatre-heures! plaisante Du pré.

Le père reprend vite la scie :

- Il faut d'abord que tu viennes apprendre.

Il ajoute, riant à moitié :

- Tu peux venir tous les jours si tu veux!

- Ce serait avec joie; mais mon moulin ne peut absolument pas se passer de moi! se défend gaiement le meunier.

Nous partons... enfin! Et nous partons en sachant où aller. Nous suivrons le ruisseau.

Une bonne descente par un chemin de terre. En courant, cinq minutes! Nous sommes à la source. Une source qui n'en est pas plus une que celle de la fontaine de la cousine de Du pré. Que penser, en effet, d'une source qui puise son eau, comme à la fontaine, dans un capricieux ruisselet, que nous sommes encore bien bons d'appeler ruisseau?

- Cette fois-ci, nous allons nager dans un ruisseau de cailloux! constate avec juste raison le Polisseur.

- Au moins, nous ne nous mouillerons pas, observe judicieusement la Fermière.

- Tu aurais dû dire à tes poules de venir avec nous; pour une fois qu'elles auraient pu nager sans craindre de se noyer! ironise l'Embroussaillé.

- Tiens, tu sais comment est faite une poule autrement que dans ton assiette? rit Risette.

Cependant, nous continuons à marcher dans le ruisseau, en faisant bien attention à ne pas nous tordre les pieds sur les gros cailloux d'un ocre délicat qui le tapissent.

Le ruisseau monte lentement entre les collines. Nous pénétrons dans un bois épais.

- Soyons prudents! conseille Du pré à voix basse.

- Que se passe-t-il? demande la Meunière, étonnée et un peu inquiète.

- Pas si fort, il peut t'entendre!

Pour le coup, nous voici tous étonnés, et - pourquoi pas? - un peu inquiets, nous aussi.

- Tu as vu un sanglier? s'informe l'Embroussaillé.

- Les sangliers ne sont pas dangereux si on ne les importune pas, le rassure la Fermière.

- Reste à savoir ce qu'ils considèrent, eux, être importunés! objecte-t-il.

- Il n'y a pas de sanglier, on l'entendrait! affirme Risette.

- Bon, tu pourrais nous dire ce qu'il y a! s'impatiente le Polisseur.

Du pré a pris un ton taquin :

- Nous ne sommes pas très loin de l'endroit où l'on trouve des sauvages!

Un tout petit temps :

- Des sauvages des temps depuis longtemps oubliés!

- Oooh!...

Nous avons tous protesté.

- Très drôle! a conclu la Fermière.

Et chacun de tout faire pour s'empêcher de rire...

- Eh bien, puisque nous sommes déjà là, pourquoi ne pas aller rendre visite aux confrères de notre polisseur? propose Risette.

En route! Une côte pas trop raide à monter, et nous apercevons le polissoir.

- C'est malgré tout curieux, cet... atelier de fabrication qui demeure ici depuis des milliers d'années, remarque pensivement le Polisseur.

- C'est surtout triste qu'il soit là sans vie, ajoute la Fermière.

- J'ai vraiment eu l'impression de le voir revivre lorsque notre Polisseur... commence Risette.

Elle n'achève pas, et reste rêveuse.

Nous approchons du polissoir.

- Il n'y a personne...

Sur quel ton la Meunière a-t-elle prononcé ces mots; soulagement, regret? Je ne sais pas.

- Raconte-moi une histoire!

Une petite fille, au visage tout rond, calme et gentil, a attrapé la jupe d'Ecureuil, et la tire doucement.

Nous sommes tous chez la tante du Polisseur. Elle est douce, bien qu'un peu sévère. Les six enfants sont là. Lorsque nous sommes arrivés - après la sieste! - ils jouaient, qui tranquillement, qui de manière plus alerte. Et les filles ne jouaient pas toutes plus tranquillement que les garçons, tant s'en faut!

- Raconte-moi une histoire!

C'était pour tout de suite. La petite fille tire toujours sur la jupe d'Ecureuil.

- Tu dois attendre sagement, la réprimande la tante.

La petite fille ne dit rien, baisse la tête, mais ne lâche pas la jupe d'Ecureuil.

- Que veux-tu que je te raconte? lui demande en souriant Ecureuil.

La petite fille fait errer ses yeux, comme si elle cherchait quelque chose :

- Une histoire avec...

Elle ne trouve pas comment continuer.

- Veux-tu que je te raconte l'histoire d'un petit chat?

Pour toute réponse, la petite fille bat des mains, et fait un large sourire. Ai-je entendu un souffle qui disait "Oui..."?

Les autres enfants se sont arrêtés de jouer, et attendent.

Assise par terre, Ecureuil raconte :

- Un petit chat vivait chez une petite fille. Le petit chat aimait beaucoup la petite fille, et la petite fille aimait beaucoup le petit chat. Le petit chat était très curieux, et il allait partout dans la ferme. Un jour, il est monté dans une charrette de foin qui partait chez un fermier habitant assez loin.

Le petit chat s'était endormi, et se réveilla chez le fermier, loin de chez lui. Il ne savait pas comment revenir, et il était tout triste, car il voulait être près de sa maîtresse.

Le fermier avait des enfants; ils virent que le petit chat était perdu, et comme ils étaient tous très gentils, ils prirent grand soin de lui, lui donnant tous les jours un bon bol de lait. Le petit chat avait tout ce qu'il voulait, et pourtant, il était triste.

Un jour, la charrette revint apporter de nouveau du foin. Le petit chat la reconnut aussitôt, et monta se cacher dedans. Revenu à sa ferme, il vit que la petite fille aussi était triste, et il sauta vite, vite dans ses bras. Et alors, ils furent heureux tous les deux.

Sept heures cinquante-huit du matin. Deux minutes pour descendre du petit train et ensuite aller à l'école!

- C'était bien; c'était notre jeunesse... récite Ecureuil d'une voix traînante et monotone, à demi appuyée, un peu chantante et tremblée, comme le font les vieilles personnes qui n'ont plus qu'un passé.

Je secoue lentement et lourdement la tête :

- Eh oui, grand-mère! le passé ne revient plus...

Et nous restons là, à dodeliner la tête...

Le petit train vient de quitter la ville où se trouvait notre école. Ecureuil me fait un sourire couvert d'un voile de tristesse :

- Nous avons eu tort d'avoir voulu nous moquer; une vie n'en remplace pas une autre.

Non, nous n'allions pas à l'école. Nous nous rendons chez une mienne tante qui demeure dans un village situé au bord d'une grande rivière. Le village est terne, fade, et qui le connaîtrait s'il n'y avait un pont sur la rivière? Un pont? Mais des ponts, on en trouve partout! Même si c'est un très joli pont... Oui, mais des ponts comme celui-là, on n'en trouve guère. En tout cas, moi, je n'en connais pas d'autres. Et j'ai pourtant voyagé... dans mes livres; ils m'en auraient parlé.

- Et c'est un pont bien particulier, me fait remarquer Ecureuil, personne ne peut y passer!

Je prends un air faussement important :

- Mais si; mon oncle y passe!

Elle prend un air faussement important :

- Et nous aussi, nous y passons!

Quel est donc ce mystère? C'est simple...

- C'est simple, répète Ecureuil, le pont est un ancien moulin.

- Parfaitement! Un moulin qui traverse la rivière.

- Comme le moulin de l'Embroussaillé!

- Comme le moulin de l'Embroussaillé!

- Les gens s'étonnent pour si peu de chose...

- Cela leur suffit pour venir voir ce pont du monde entier!

Le petit train passe par-dessus une rivière. La rivière revient, puis s'en va. Où va-t-elle?

- Sous le moulin, complète Ecureuil.

- Une si grande rivière?

- Oui, pour un si grand moulin.

Oui, oui, le moulin, nous le connaissons nous aussi tous les deux; le monde entier n'est pas seul à le connaître!

Il faut quitter notre petit train pour en prendre un grand. Celui-là se rend dans une grande ville. Les voyageurs ne sont pas les mêmes. Ils sont plus sages. Une bonne demi-heure, et nous arrivons dans le village au pont.

- Bonjour les jumeaux!

C'est mon cousin, tout joyeux de nous voir, qui est venu nous attendre sur le quai. Il est simple et franc. On s'embrasse. La maison est à trois quarts d'heure à pied. Il y a bien une gare beaucoup plus commode qui est à cinq minutes, mais elle a un petit défaut, le train ne s'y arrête pas.

Ma tante nous accueille à bras ouverts :

- Quel plaisir de vous voir!

Elle ajoute, avec un regret dans la voix :

- Quel dommage que ma soeur n'ait pas pu venir!

- Maman m'a dit qu'elle aurait bien voulu venir, mais qu'elle avait beaucoup de travail à son atelier de meubles.

Nous parlons de choses et d'autres. Ma tante est dans les confitures d'abricots. Nous en emporterons quelques pots.

Déjeuner.

- Qu'allez-vous faire cet après-midi? nous demande mon oncle.

- Nous allons nous promener sur les hauteurs, lui répond mon cousin.

- N'oubliez pas de revenir pour sept heures au plus tard; nous aurons encore une bonne heure pour pêcher le dîner!

- Mais ne vous inquiétez pas trop, sourit ma tante, j'ai prévu d'autres choses si vous revenez bredouilles!

- Comment cela, bredouilles! de grands pêcheurs comme nous le sommes tous les quatre? réplique mon oncle, prenant de façon comique un ton offusqué.

Et nous voilà partis pour les hauteurs. Elles ne sont pas très loin; une grande heure de marche. Cependant, ça monte, ça monte...

Ici, c'est le pays des chèvres; elles sont agiles, elles aiment bien monter, et il y en a partout, et leur fromage est délicieux, c'est celui que j'ai mangé à midi.

Voir au loin n'est pas toujours facile; il y a encore plus de bois que de chèvres. Mais quel agrément lorsqu'on arrive à passer entre les arbres! Rien ne griffe, la douceur règne dans tout le paysage qui s'offre paisiblement à nous. La rivière est lisse, lisse, sans faire aucun remous qui puisse troubler la quiétude du regard. Au milieu de la rivière, dort l'ancien moulin.

Dors, ancien moulin, dors, ne te réveille pas! Tu n'auras pas à voir ce que la vanité des hommes a fait de toi. Tu ne peux plus donner le pain, le pain qui nourrissait les hommes, tu n'es plus désormais, depuis longtemps déjà, qu'un décor dont la vie est absente.

Dors, ancien moulin, dors, ne te réveille pas! A quoi te servirait de voir les richesses accumulées par les hommes pour glorifier un faste inutile? A quoi te servirait de voir les grands murs percés de hautes fenêtres qui font entrer le jour dans un long couloir qui ne sert plus qu'à une promenade sans but?

Dors, ancien moulin, dors, ne te réveille pas! Ce n'est plus le blé qu'on entasse dans ton enceinte, ce sont des objets somptueux et futiles, auxquels seul l'orgueil des hommes donne une valeur.

Dors, ancien moulin, dors, ne te réveille pas!

Ce matin, nous allons avec mon cousin passer la journée chez sa cousine. Elle habite une ville agréable, qui se trouve sur la ligne de notre petit train. Nous repartirons ce soir vers quatre heures et demie, mon cousin repartant chez lui à sept heures.

La cousine est venue nous prendre à la gare. Visite à ses parents. Conversation habituelle; examens, avenir... Midi s'approche, et la cousine nous emmène tous les trois déjeuner sur l'herbe dans le grand parc de la ville, à l'ombre des arbres touffus qui composent une véritable petite forêt à l'intérieur du parc.

- Cette année, vous irez à l'école dans une grande ville, comme mon cousin, déclare la cousine d'une voix calme.

Je précise :

- Sa ville est beaucoup plus importante que celle où nous irons; il y a cinq à six fois plus d'habitants.

- Oui, reprend-elle de sa voix calme, mais votre école ne sera pas à l'endroit où vous habitez.

- Ce n'est pas très loin, remarque Ecureuil.

- Ce que veut dire ma cousine, intervient mon cousin, c'est que vous serez dans une ville où vos parents n'habitent pas.

- Nous rentrons le soir...

La cousine interrompt Ecureuil, sans perdre sa voix calme :

- Dans la journée, vos parents ne seront pas là.

Un moment de silence. La cousine reprend de sa voix calme :

- Mon père n'aime pas qu'on vive en dehors de lui.

Elle écarte un peu les longs cheveux, aussi calmes que sa voix, qui lui cachent le visage :

- C'est fatigant de vouloir être seule.

- Ma cousine a beaucoup d'amis... intervient de nouveau mon cousin.

- Ils ne m'obligent pas à vivre comme eux, l'interrompt-elle sans perdre sa voix calme.

- Et... ton père t'oblige... commence Ecureuil, un peu gênée.

- Si tu crois qu'on peut arriver à l'obliger! la coupe mon cousin, en faisant une belle grimace.

Ce n'est pas la première fois que nous la voyons, Ecureuil et moi, mais - nous en avons déjà parlé entre nous - nous avons à chaque fois l'impression curieuse de découvrir, comme si c'était pour la première fois, que, contrairement à ce qu'on devait penser en l'écoutant, rien ne l'affecte.

Samedi. Nous venons de nager un bon moment, et maintenant nous sommes au soleil, près de notre cabane.

- C'est le premier jour du mois d'août, aujourd'hui, m'annonce pensivement Ecureuil.

Je suis un peu étonné de la révélation :

- Oui, je sais; qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela?

Elle reste pensive :

- Un mois, déjà...

- Les vacances? Il reste encore...

- Un mois et demi.

- Tu comptes bien; c'est le dix-huit, je crois.

- Oui.

- Bon; eh bien, cela nous laisse encore du temps!

Elle ne répond rien. J'insiste :

- Pourquoi parles-tu de cela? L'école...

- Ce n'est pas l'école...

Je suis de nouveau un peu étonné. Je ne suis apparemment pas le seul, car une petite voix, tout près, s'est fait entendre.

- Koâ! a dit la petite voix.

Ecureuil a souri à la petite voix :

- Ne t'inquiète pas; l'école ne nous empêchera pas de venir te voir!

La petite grenouille toute verte, qui vient souvent en voisine nous rendre d'amicales visites à notre cabane, est repartie en sautillant gaiement, contente de la rassurante réponse.

J'ai pris la main d'Ecureuil :

- Nous serons ensemble à l'école, comme nous l'avons toujours été!

Elle m'a serré la main, doucement, sans rien dire.

Dimanche. Déjeuner plaisant avec mes parents.

- Tu te fais rare à l'atelier! m'accuse en riant mon père.

- Par bonheur, il a des passe-temps plus attrayants, me défend, en souriant, ma mère.

Je proteste un peu :

- J'aime beaucoup le travail du bois; et j'aime bien aussi voir se faire les meubles dont on pourra se servir.

J'ajoute, sans trop savoir pourquoi :

- Là, au moins, on sait que ça sert à quelque chose.

Ma mère paraît légèrement surprise. J'ai presque envie de dire, autant que moi-même. Mon père paraît tout simplement très satisfait de ce que j'ai dit :

- Hé! hé! A quand l'entreprise "Père & Fils"?

Je corrige, en souriant :

- "Père, Mère & Fils"!

Le déjeuner, plein d'entrain, se poursuit.

Quatre heures. Nous sommes chez les vaches de Du pré, assis sur l'herbe, au milieu d'un petit verger tout plein de reine-claude. Mais c'est le mois d'août, et cette fois-ci, les reine-claude ne sont pas seulement sur l'arbre; il y en a aussi sur deux belles tartes que la mère de Du pré a préparées pour notre petit groupe!

- J'ai une petite difficulté en chimie... commence la Fermière.

- Ah non, pas d'école! s'écrie aussitôt l'Embroussaillé.

- Laquelle? coupe Risette; celle...

- Oui, dont je t'ai parlé...

- Moi non plus, je n'y arrive pas!

- On peut être mis au courant, les deux voisines? tente de s'informer, très intéressée, la Meunière.

Les deux voisines - leurs fermes sont à un quart d'heure l'une de l'autre, en marchant tranquillement sur les petits chemins de terre qui passent par les prés et les champs - mettent au courant. Comme nous tous, elles revoient de temps en temps, dans la matinée, les cours de l'année écoulée. Oh! ce n'est pas vraiment une passion, mais c'est loin d'être déplaisant de butiner, à sa convenance, telle ou telle petite chose qui avait soulevé une pointe de curiosité. Et pour ce qui est de la chimie, cela touche toujours la terre, de près ou de loin.

Pour le coup, c'est la ruche! Chacun veut voir, chacun s'exclame, chacun donne des conseils, chacun proteste! Sommes-nous arrivés à un résultat? je ne sais pas trop. Mais tout le monde est content. Et puis, je suis sûr que nous avons appris quelque chose...

- Regarde!

La petite fille s'est précipitée sur Ecureuil, à peine l'a-t-elle vue entrer.

- Oui, oui... lui sourit Ecureuil.

Mais elle ne peut en dire davantage, les autres enfants s'étant mis à parler tous à la fois, sans qu'on puisse rien comprendre. Et la tante du Polisseur, qui vient de nous ouvrir la porte, remercie tout notre petit groupe d'être venu la voir, et prononce des paroles que nous ne pouvons entendre.

- Regarde!

La petite fille tire avec insistance sur la jupe d'Ecureuil, et lui montre une petite pelote de laine de forme indéfinie :

- C'est le petit chat!

Elle ajoute, avec le ton qu'impose une nouvelle d'importance :

- Il n'est pas parti!

Et elle confirme la nouvelle, afin d'être sûre d'avoir été bien comprise :

- Il est toujours là!

A y regarder de près, rien n'interdit à la petite pelote de laine de ressembler à un petit chat, et surtout, je crois, au petit chat de l'histoire qu'avait racontée Ecureuil à la petite fille mercredi dernier. L'un des bouts de la pelote, enserré par un ruban, a formé une petite boule qui peut fort bien être la tête du petit chat. Un fil sort de l'autre bout; c'est la queue. Et les quatre brindilles plantées dans la pelote ne peuvent être que les pattes de la mignonne petite bête.

Ecureuil a caressé le petit chat, et la petite fille, toute contente, est allée s'asseoir dans un coin, et elle parle à son chat d'une voix douce...

Les autres enfants ne sont pas en reste. Qui a dessiné, qui a modelé... le petit chat est partout!

Cet après-midi, notre petit groupe est à la pêche. Oh! il ne peut être question, dans notre modeste rivière, de nous retrouver avec un sandre de deux pieds et de trois livres, se débattant au bout de notre ligne ou dans notre épuisette. Et du reste, il est à noter que nous n'avons pas d'épuisette. Nous sommes venus nous installer parmi les nombreux méandres où nous étions il y a une dizaine de jours. Le poisson, voyant que la rivière prend son temps, prend le sien. Erreur fatale! Et nous avons, nous, tout notre temps pour prendre goujons, gardons, et autres vairons!

La pêche a été bonne, très bonne même; et nous décidons - la chose avait été préparée de longue date, c'est-à-dire hier - de nous régaler des poissons, séance tenante!

- Il faut aller chercher du bois pour allumer le feu!

- Il faudrait peut-être aussi des allumettes... me fait remarquer l'Embroussaillé.

- Tu ne les as pas apportées? lui demande, un peu inquiète, la Fermière.

Il prend un air penaud :

- J'ai oublié de les prendre!...

Protestations du petit groupe :

- Tu avais dit...

- Ça ne fait rien, je vais en demander au moulin; par le gué, j'en ai pour un instant, j'y cours!

Je le taquine :

- Pour quoi faire, des allumettes? Tu ne sais pas battre le briquet?

- Si, bien sûr...

- On est sauvé alors! se félicite la Meunière.

- ...mais c'est un peu long.

- Oh! notre polisseur devrait être capable de le faire vite; il a des milliers d'années d'expérience! s'exclame Du pré.

- Ce ne sont pas du tout les mêmes pierres, explique savamment l'homme aux milliers d'années d'expérience.

- Certains courent avec la langue, d'autres courent avec les jambes! rit Risette.

Et elle nous désigne Ecureuil, qui revient à toutes jambes du moulin, une boîte d'allumettes à la main!

L'Embroussaillé prend un air penaud. Tout le monde rit!

- Et à présent, nous pouvons aller chercher du bois pour allumer le feu! reprend-il, ragaillardi.

Il y a toujours des petites branches sous les arbres; et les brindilles pour faire prendre le feu sont faciles à trouver.

- Voilà quatre bûches qui grilleront bien nos poissons!

Le Polisseur nous montre des branches assez grosses qu'il a été chercher un peu plus loin.

- Avec ça nous aurons une belle braise qui tiendra suffisamment longtemps pour que nos poissons soient bien grillés, ajoute-t-il tout souriant.

Pour avoir de la braise, il faut allumer le feu. Sans incendier tout le pays, bien sûr.

- L'herbe est sèche aujourd'hui; nous devons être prudents! nous avertit la Fermière.

- Près de notre rocher, il n'y a pas de danger, la rassure Du pré.

Nous sommes au pied de la colline qui commence par un versant escarpé, du haut duquel on voit la vallée presque jusqu'à notre petite ville, et où nous avons coutume de nous installer pour bavarder. Au bas du versant escarpé, on trouve quelques rochers, qui aident, autant que les arbres, à grimper la colline. C'est dans le creux d'un de ces rochers que nous avons coutume d'établir notre feu.

La braise est rouge; les poissons grillent avec des petits crépitements qui aiguisent l'appétit, et nous n'attendons pas pour les avaler. La Fermière a apporté des grosses pommes de terre que nous avons gardées dans leur savoureuse robe des champs et que je vois se rider et prendre une belle teinte sombre au milieu de la braise. Recouvertes d'épaisses trémies de sel, les grosses pommes de terre mêlent avec bonheur leur goût agreste au goût exquis des poissons. Quel autre repas pourrait être meilleur?

- Tu ne vas pas me dire que ça monte!

- Tout à l'heure, tu ne me diras pas que ça descend!

L'Embroussaillé taquine sa soeur qui ne roule pas très vite en montant la faible, mais longue pente - six bons kilomètres.

La Meunière taquine son frère qui va rouler très vite tout à l'heure en descendant la faible, mais longue pente - six bons kilomètres.

Cet après-midi, nous trottons à cheval - sur nos bicyclettes - pour nous rendre chez un paysan du voisinage - seize bons kilomètres, donc. Autant dire une toute petite heure par la grand route qui passe devant le village de Risette. C'est-à-dire pour nous, les garçons; les filles étant, malgré leurs grands talents, un peu plus lentes. Mais nous avions surtout envie de faire une bonne promenade à bicyclette, et, quand nous reviendrons, nous passerons par les petits chemins qui enlacent les collines.

Une petite route bordée d'arbres, et nous arrivons à la ferme du paysan. Elle est beaucoup plus grande que celles des deux voisines et que celle de Du pré. Tout autour, de vastes prés, de vastes champs font partie du domaine du paysan.

Nous voici dans la grande cour - tout est grand, ici. Une mare, où barbotent des canards. Deux trois poules sont en quête d'un ver à déterrer. Une procession bruyante. Quel vacarme! Dix-huit oies blanches et grises se dandinent en criaillant sous la conduite d'une petite fille d'une dizaine d'années, tenant à la main une baguette souple et légère!

Que de monde dans cette cour toute couverte d'herbe! Un vieil homme en pantalon défraîchi, le chapeau sur la tête, mène sans se presser quatre boeufs blancs - allez donc presser des boeufs! - qui tirent une charrette de foin aux deux roues plus hautes que les bêtes et lui-même; ils se préparent à entrer dans la vaste grange par une haute entrée surmontée d'une arcade. Près de la grange, un cheval noir attelé à une petite charrette vide paraît dormir. Devant lui une petite fille tire un tonneau d'eau ventru, cerclé de fer, monté sur roues. Des hommes et des femmes traversent la cour; un homme est grimpé au grenier par une échelle.

Ce n'est pas la première fois que j'entre dans une ferme; ni même dans celle-là; pourquoi cette impression aujourd'hui d'un mouvement incessant, sans doute d'une incessante vie? Les vacances, peut-être? Les vacances, pendant lesquelles ma vie se ralentit? Ce n'est pas la première fois non plus que je suis en vacances. J'ai grandi; la vie des hommes s'approche de moi, peut-être, alors que les vacances s'en éloignent? Je ne sais pas. Le vieux wagon de marchandises, à moitié caché par les grandes herbes de notre petite gare, ne bouge jamais; c'est dans ce vieux wagon que nous faisons, Ecureuil et moi, de merveilleux voyages.

Le paysan chez qui nous allions - d'ailleurs, nous y sommes - se tient devant nous. Costume sombre, chemise blanche. Le Polisseur lui annonce qu'il est venu changer le joint du robinet. Le paysan l'écoute sans rien dire, l'accompagne à la cuisine, le regarde avec attention exécuter le travail attendu, le remercie avec politesse, lui demande de passer le bonjour à son père, puis s'en va. Nous partons, nous aussi.

Le déjeuner terminé, nous allons rejoindre Du pré qui garde ses vaches.

- Elles sont bien calmes; je crois qu'elles n'ont pas besoin de toi! observe l'Embroussaillé.

- L'herbe est bonne, aujourd'hui; elles sont trop occupées à brouter, explique Du pré.

- Elle a bien repoussé; il a plu ces dernières nuits, l'approuve la Fermière.

- Tant qu'il ne pleut que la nuit, nous pouvons nous promener, remarque judicieusement le Polisseur.

- Il a fait très chaud, cet été; il faut qu'il pleuve un peu, souhaite Risette.

- Surtout que vos blés à toutes les deux sont déjà rentrés, note la Meunière.

- Je vois que tu attends ton grain, plaisante Ecureuil.

Je m'exclame :

- Moi, j'attendrais plutôt la tarte!

- Eh bien, viens la chercher avec moi! me lance Du pré en se levant d'un bond.

- Ne la mangez pas en route, nous aussi, nous aimons ça! rit Risette.

Deux minutes pour aller, une minute et demie pour revenir - Hé, ça descend! - et nous revoilà un peu essoufflés, mais les deux tartes aux reine-claude de la mère de Du pré à la main!

- Ce ne sont pas tes vaches qui seraient capables de faire de pareilles tartes! analyse avec précision l'Embroussaillé.

- Je ne pense pas que ce soient non plus tes meules! analyse à son tour avec une égale précision Du pré.

- Je dirais que le plus intéressant serait de savoir si vous deux seriez capables de faire de pareilles tartes, rit Risette.

- Oh, pour ce qui est de mon frère, sûrement pas; il ne sait même pas où se trouve la cuisine! porte à notre connaissance la Meunière.

- Sans moi, il n'y aurait même pas de tarte; c'est moi qui ai fait la farine! répond le frère avec superbe.

Force nous est d'admettre en toute bonne foi l'exactitude indiscutable de cette affirmation péremptoire; et notre petit groupe, convaincu, manifeste bien haut toute sa reconnaissance :

- Merci à toi, Maître Meunier!...

La tarte aux reine-claude n'est plus qu'un souvenir. Le Polisseur reprend à son compte la proposition de l'Embroussaillé :

- Il n'en reste pas moins que ce sont les hommes et non les vaches qui font les tartes!

- Il n'en reste pas plus moins que ce sont les vaches et non les hommes qui font le lait! réplique la Fermière.

Sa phrase nous a quelque peu fait rire, ce qui n'a cependant pas du tout ralenti la joute. Du pré rompt lance contre le Polisseur :

- Si tu restes à disputer en tête à cornes avec mes vaches, elles te diront : "Pas de lait, pas de tarte aux reine-claude!"

L'argument est irréfutable. Chacun médite.

- Koâ!

La petite grenouille toute verte, qui vient souvent en voisine nous rendre d'amicales visites à notre cabane, nous fait part de sa satisfaction; il a bien plu cette nuit, et la terre est encore un peu humide. C'est agréable pour elle, ce l'est un peu moins pour nous, car après avoir nagé, se sécher n'est pas facile. Bah! le soleil est chaud. Et pour finir, nous allons dans notre cabane; le toit a été bien fait, et tout est sec à l'intérieur.

- Il faudra la refaire l'année prochaine.

L'année prochaine...? Ah oui!

- La cabane?

- Oui; l'inondation.

Je propose une solution grandiose :

- Nous allons construire un grand barrage...

Ecureuil sourit :

- Et pourquoi pas aussi un grand parapluie?

Je me laisse prendre :

- Ce serait beaucoup plus difficile à construire.

Elle répond d'un ton banal :

- Alors qu'un barrage...

Je fais une moue :

- Tant pis; il n'y aura donc qu'à refaire la cabane!

Nous restons un bon moment sans parler. Je cherche d'autres solutions... moins grandioses.

- Tu te souviens des maisons sur pilotis? il y avait des dessins dans le livre de géographie, me demande soudain Ecureuil.

Je me souviens vaguement :

- Ce sont des maisons au-dessus de l'eau, je crois.

- Oui; posées sur de gros pieux.

L'idée me paraît bonne :

- Ah, je crois que tu viens de trouver une bonne idée! Tu veux que nous construisions une cabane sur pilotis?

- Non, une maison; il y a longtemps que j'y pense.

Sept heures trente-trois. Le petit train est parti. La gare de notre ancienne école est dépassée. La correspondance. Plus d'une heure d'attente. La petite ville? Autant dire qu'il n'y en a pas. Nous partons, Ecureuil et moi, à travers les vergers entourés de bois, en suivant la voie du petit train. C'est de là que doit venir la cousine de mon cousin, chez qui nous étions la semaine dernière. Puis, après avoir pris mon cousin en route, nous irons tous les quatre dans la grande ville où mon cousin va à l'école. Nous passerons la journée là-bas, ensuite, retour chez mon cousin pour la nuit, la cousine continuant jusque chez elle. Demain, Ecureuil et moi rentrerons chez nous. C'est bon, de savoir ce qu'on doit faire en détail, quand c'est simple.

Le voyage se passe en bavardages calmes et agréables. Du reste, lorsque la cousine est là, il ne peut en être autrement. Mon cousin l'aime bien, il dit - et ce, même si elle est présente - qu'avec elle, il se repose. Est-ce que cela plaît à sa cousine, est-ce que cela lui déplaît? Personne n'a jamais pu le savoir - ni même le deviner.

La grande ville. La grande gare de la grande ville. La très grande gare. On n'a pas dû savoir où la mettre, alors, sans attendre plus longtemps, elle a fait irruption dans le coeur de la ville, encombrant une paisible petite place de sa lourde verrière.

Mon cousin passe à son école pour un renseignement... grand bien lui fasse! je n'ai pas suffisamment de curiosité pour ces choses-là, et je ne lui demande pas de quoi il s'agit. Il a la gentillesse de ne pas m'en parler.

- Elle est grande, cette ville, remarque la cousine au milieu d'un petit silence, alors que nous parlions d'autre chose.

- Tu me dis ça à chaque fois, remarque de son côté son cousin.

- On ne sait pas où se mettre... tout se ressemble.

- C'est ce que je voulais te dire; et alors, grande ou non, on l'a vite parcourue.

Il ajoute, avec un petit sourire ironique :

- Les surprises sont rares...

- N'importe comment, tu ne viens ici que pour l'école.

- Tiens, ça, tu ne me l'as encore jamais dit.

Elle ne paraît pas l'avoir écouté :

- Dans ma ville, je sais où me mettre; mais il n'y a qu'un seul endroit.

Elle ajoute, avec un petit sourire ironique :

- Elle est petite, ma ville.

Je m'étonne :

- Tu ne vas jamais dans les champs?

- C'est loin...

Elle a répondu aussitôt, mais son habituelle voix calme est restée calme.

Au bout d'un moment de silence, mon cousin propose une promenade :

- Allons au bord de l'eau.

Sa cousine a fait un petit signe de tête, probablement d'approbation.

L'eau, c'est un fleuve. Un vrai fleuve, celui-ci, pas comme celui où nous avions pêché un sandre avec le cousin d'Ecureuil, il y a un mois.

- Il n'arrivera jamais jusqu'à la mer, ce fleuve, plaisante mon cousin, au bout d'un moment de promenade, il est trop lent.

La cousine a ralenti sa marche, et regarde le fleuve. Puis, elle repart, sans rien dire. La promenade continue, silencieuse. Je déclare, pour dire quelque chose :

- Oh, il n'a pas de raison pour se presser!

Ecureuil observe d'un ton rassurant, celui qu'on prend lorsqu'une catastrophe est à craindre :

- Il faudra bien qu'il obéisse à mon livre de géographie, qui affirme qu'un fleuve se jette dans la mer.

Le cousin a fait un petit rire, la cousine n'a rien dit.

Dix heures dix du matin. Cela fait trois quarts d'heure que nous sommes partis de chez mon cousin, Ecureuil et moi. Correspondance. Deux heures et vingt et deux minutes d'attente avant que le petit train vienne nous ramener chez nous. Attendre? Ah, non! Nous partons à l'instant, à pied, sur la voie!

- En tout cas, pas le dix heures et quart, ronchonne Ecureuil; il serait bien capable de nous faire descendre dans la cour de l'école!

Je ris :

- Attendons qu'il parte; après nous serons tranquilles, plus d'autre train sur la voie!

Au reste, cela n'aurait servi à rien de prendre ce train, il n'allait pas plus loin.

A propos, où allons-nous? Tout simplement à la station suivante. Et pourquoi? Parce que la voie longe une agréable rivière qui s'étire dans les prés. Bon, et puis? Et puis, nous avons emporté de chez mon cousin de quoi faire un plantureux repas... Qu'on en juge : tomates, oeufs durs, pêches, biscuits! Et pour reprendre le petit train? Il nous restera tout le temps que nous voudrons; notre trajet à pied ne dure qu'une heure, et nous en avons beaucoup plus!

- Je commence par l'oeuf! me déclare Ecureuil, à qui je tendais une tomate.

- Moi par la tomate!

Et nous rions, sans raison, assis dans l'herbe au bord de la rivière.

Lundi. Notre petit groupe se retrouve au bord du ruisseau qui va de la gare du petit train jusque chez la Fermière.

- Eh bien, cela me plaît d'être ici, là!

La proclamation de l'Embroussaillé nous a tous fait sourire.

- Ici, ou là? a ri Risette.

L'Embroussaillé ne s'est pas laissé démonter.

- Partout! a-t-il répondu avec solennité.

- Oh! voilà qui fait apparaître la question soulevée il y a une quinzaine de jours par Ecureuil sous un nouvel aspect; tu te plais donc là où tu ne te plais pas! s'empresse de souligner Du pré.

- Parfaitement! Si cela me plaît!

La boutade de l'Embroussaillé nous fait sourire de nouveau.

- Pourquoi?

La question sèche d'Ecureuil arrête brusquement les rires.

- Pourquoi...? commence le Polisseur, qui cherche ses mots.

- Ecureuil avait demandé pourquoi nous aimions nous promener près du moulin, nous rappelle la Fermière.

- Oui, je m'en souviens très bien aussi, confirme la Meunière.

- Parce que les poissons étaient bons! lance le Polisseur.

Je réfute :

- Je te ferais remarquer que le jour où Ecureuil avait posé sa question, nous n'avions rien pêché du tout.

Il fait un geste de regret :

- C'est vrai...

Il s'anime :

- C'est la faute d'Ecureuil; elle n'a pas assez réfléchi à sa question.

Nous attendons des explications. Après nous avoir fait languir un moment, il expose, sur un ton d'évidence :

- Il lui fallait attendre le jour de la pêche!...

Protestations unanimes.

- Tu n'as peut-être pas tout à fait tort, intervient Risette; ici, près du ruisseau où nous sommes...

Elle ne trouve pas comment continuer. La Fermière vient à son aide :

- Je me plais près de ce ruisseau...

- Tu es chez toi, ici, l'interrompt l'Embroussaillé.

- Dans notre petite ville, je connais des gens qui ne s'y plaisent pas.

Nous restons quelque temps sans rien dire.

- Je vais attraper un gardon, annonce le Polisseur, d'un ton qui se veut convaincant; ainsi, nous aurons une bonne raison de nous plaire ici.

- Des poissons, on en trouve partout, et on peut les pêcher autant qu'on veut, déclare la Meunière; l'autre jour, nous étions contents de les manger ensemble, cela nous plaisait.

- Et ici, pourquoi sommes-nous contents? observe Du pré; nous nous voyons souvent ailleurs.

Un silence.

- Vous vous souvenez du jour où nous avons eu les résultats de nos examens? demande Ecureuil.

Un temps.

- Pourquoi parles-tu de ça? s'étonne l'Embroussaillé.

- Je me souviens! s'exclame la Fermière; nous étions ici, sous l'aulne...

- ...et nous avions tous réussi nos examens, continue le Polisseur.

- C'est plaisant, les bons souvenirs... achève Risette.

Cet après-midi, alors que notre petit groupe se prélassait au bord de la rivière, près du moulin où l'on foule les draps de laine afin de les rendre plus fermes et plus serrés, et où surtout nous grillons les poissons que nous avons pêchés, une idée nous est venue en tête. L'idée? Faire jouer des marionnettes devant les enfants confiés à la tante du Polisseur.

- Il faut d'abord choisir les personnages, déclare le Polisseur.

- Je crois qu'il y a toujours un bon et un méchant, assure l'Embroussaillé.

Tout le monde paraît être du même avis. Discussion animée sur le choix d'un bon et d'un méchant, brusquement interrompue par Ecureuil :

- Si nous faisions des marionnettes sans méchant?

Court étonnement.

- Personne ne comprendra... commence Du pré.

- C'est vrai; puisque d'habitude... renchérit la Meunière.

- Les petits enfants n'ont pas d'habitudes! coupe Ecureuil; on les leur donne.

Court étonnement.

- Elle a raison! approuve Risette; l'habitude, c'est ce qu'on nous apprend.

- Alors, cela veut dire qu'on apprend mieux quand on n'a pas d'habitudes? demande la Fermière.

- On écrit mieux sur une feuille blanche que sur une feuille barbouillée de mots.

- Ça oui! me soutient vivement l'Embroussaillé; sur ta feuille, on ne pourra lire ni ce qui était écrit avant, ni ce qu'on aura écrit après.

Tout le monde paraît être du même avis. Discussion animée sur le choix d'un bon et d'un bon. Le Polisseur s'inquiète :

- Ça ne va pas être commode; s'ils sont bons tous les deux, que vont-ils faire?

La question reste sans réponse un certain temps. Enfin, Risette :

- Les bons, ce sont ceux qui sont sages, obéissants, qui ne gênent pas les autres; si on n'a pas besoin d'eux, on ne les voit même pas.

Elle prend un temps :

- Et si on en fait des personnages, on ne les verra pas non plus.

Personne ne dit rien. Elle ajoute, en hésitant :

- A moins que...

Elle cherche ses mots :

- Je crois...

- Je crois que tu voulais dire : "On les voit si on les aime".

Risette fait un grand sourire à Ecureuil :

- Oui, c'est bien ça!

Tout notre petit groupe est souriant. L'Embroussaillé résume notre contentement :

- Nos personnages seront comme nous; et ne regarderont que ceux qui voudront!

La gaieté est revenue. Le Polisseur ironise :

- Bravo l'Embroussaillé! Il a découvert que ceux qui ne voudront pas ne regarderont pas!

Rires!...

Du pré tempère un peu la déclaration de l'Embroussaillé :

- Quant à prétendre que nous sommes sages et obéissants...

La Fermière hoche la tête :

- Il reste à souhaiter que nous ne gênions pas les autres sans le savoir.

S'ensuit un silence, rompu par l'exclamation décidée du Polisseur :

- Bon; si nous commencions à nous occuper des personnages?

On réfléchit dans le petit groupe. On réfléchit...

- Il faut aussi une histoire, nous avise Risette.

On réfléchit dans le petit groupe. On réfléchit...

- Un enfant cherche à reprendre un jouet qu'un autre enfant lui a pris, propose l'Embroussaillé.

- Non, il ne doit pas y avoir de méchant! l'interrompt sa soeur.

Il prend un air un peu dépité :

- S'ils jouent ensemble, il n'y a plus d'histoire; il ne se passera rien.

- Il se passera qu'ils joueront ensemble, corrige la Fermière.

- Ce n'est pas une histoire, il n'y a pas de but à atteindre, conteste Du pré.

Je demande :

- Pourquoi dans une histoire doit-il y avoir un but?

- Pour qu'on attende quelque chose, répond le Polisseur.

- Quand tu écoutes de la musique, tu attends la fin?

- Oui, me répond-il en riant; lorsque la musique ne me plaît pas beaucoup!

Nous rions tous un peu.

- Quand tu es en récréation, tu attends la classe, ironise l'Embroussaillé.

- Hélas!...

Nous rions tous un peu plus. Ecureuil reprend :

- Nous avons dit hier que cela nous plaisait d'être au bord du ruisseau parce que c'était là que nous avions parlé du succès à nos examens.

Elle laisse un temps :

- Il ne s'était rien passé ce jour-là, et pourtant nous nous racontions ce souvenir.

- Il y avait un but, nos examens, réplique Du pré.

- Non, je parle du moment où les résultats nous étaient déjà connus; et c'est de ce moment-là dont nous nous souvenions hier.

On réfléchit dans le petit groupe. On réfléchit...

- Oui, mais cela nous concernait nous! observe l'Embroussaillé.

- Et alors, si cela concerne d'autres que nous-mêmes, nous devons, nous aussi, ne pas les voir? rétorque vivement Risette.

- Et tu peux ajouter, renchérit tout aussi vivement la Fermière, que nous ne devons jamais parler des hommes, mais seulement des choses!

- Pourquoi cela? s'enquiert la Meunière, un peu surprise.

- Si on ne parle pas des sentiments, on ne peut plus parler que des choses, répond le Polisseur.

- Ne peut-on parler de ce que les hommes font? insiste la Meunière.

- Si; mais ce serait ramener les hommes à leurs seules fonctions, indique Risette.

- Et une fonction n'est jamais qu'une chose, précise le Polisseur.

- C'est pourtant vrai que lorsqu'on nous parle d'un boucher ou d'un médecin, nous ne pouvons savoir de quelle sorte d'homme il s'agit, ni quels sont ses sentiments.

On réfléchit dans le petit groupe. On réfléchit...

Je tente de résumer la situation :

- Bien, nous préférons donc parler des hommes et de leurs sentiments même si ces hommes ne font rien.

- Parfaitement; à condition, bien entendu, de trouver des hommes qui s'intéressent aux hommes, prononce d'une voix assez pessimiste l'Embroussaillé.

Petit silence, guère plus optimiste.

- Nos marionnettes, c'est pour des petits enfants, rappelle la Fermière.

Nous attendons la suite.

- Oui?... s'impatiente Du pré.

La Fermière hésite un peu :

- Si ce que nous ferons sera trop compliqué...

- Eh bien, pourquoi ne pas donner un but à ce que feront nos marionnettes? reprend Du pré.

- Encore faudrait-il en trouver un, note Risette.

- Sans qu'il y ait de méchant, rappelle la Meunière.

- Un enfant cherche à empêcher un autre enfant de faire une méchanceté, propose l'Embroussaillé.

- Un enfant cherche à faire mieux que les autres enfants, propose presque en même temps le Polisseur.

Les deux idées paraissent contenter tout le petit groupe. Cependant...

- Un but ne peut donc être atteint qu'en combattant... remarque pensivement Ecureuil.

- Comment veux-tu atteindre un but sans combattre? lui demande Du pré.

Elle reste pensive un moment :

- Quel dommage qu'il faille combattre un autre homme si l'on veut atteindre un but...

Nous restons tous pensifs. Soudain, les yeux d'Ecureuil s'illuminent :

- On peut atteindre un but sans combattre personne!

Elle ajoute vivement, sans nous laisser le temps de réagir :

- Maman hirondelle annonce à papa hirondelle qu'elle va bientôt avoir des oeufs. Papa et maman hirondelle se dépêchent de construire un nid; ils ne doivent pas tarder, sinon les oeufs se casseront. A peine le nid est-il achevé, que maman hirondelle pond ses oeufs!

L'histoire a conquis notre petit groupe.

- Nous allons faire des hirondelles en chiffon, suggère la Fermière.

- Il faut qu'elles volent! s'exclame Risette.

- Fais-leur battre les ailes! la taquine l'Embroussaillé.

- Oh oui! s'écrie sa soeur, comme si elle avait trouvé l'idée excellente.

Mais elle poursuit avec candeur :

- Tu nous fabriques le mécanisme, bien sûr!

Le frère cherche une bonne réponse; n'en trouve pas. Alors, le Polisseur :

- C'est très simple; je te fournirai ce qu'il faut.

Riant sous cape, il continue, avec le plus grand sérieux :

- Tu prends un bâton, et tu lui fixes un crochet amovible; ensuite, tu prends du fil, pas trop gros pour qu'on ne le voie pas, et tu attaches au-dessous des ailes...

- Impossible! le coupe l'Embroussaillé, qui a tout écouté avec l'air du bon élève qui apprend sa leçon.

- Comment cela? s'étonne le Polisseur, qui n'a pas vu le piège.

- Les ailes bougent.

- Eh bien, tu les retiens!

- Impossible!

- Comment cela? Je crois que tu n'as pas compris...

- Moi, peut-être pas, mais l'hirondelle, si; et il y a longtemps qu'elle s'est envolée!

Nous rions tous de bon coeur. Sauf le Polisseur. Si, si, il finit par rire lui aussi!

Du pré a retenu l'idée :

- Sans toutes ces passionnantes complications, nous pouvons tout de même accrocher les hirondelles au bout d'une branche bien droite.

Quant au nid nous savons tous le faire; et ce ne sont pas les brindilles qui manquent. Les oeufs, je m'en charge :

- Et les oeufs, nous les ferons en bois!

Demain, nous irons conter tout cela à la tante du Polisseur.

- Raconte-moi l'histoire du petit chat!

La petite fille au visage tout rond, calme et gentil, a attrapé la jupe d'Ecureuil, et la tire doucement.

Je suis surpris; l'histoire du petit chat, Ecureuil l'a déjà racontée il y a deux semaines. La petite fille l'a-t-elle oubliée, ou veut-elle une autre histoire d'un autre petit chat? Eh bien non, elle insiste, c'est bien cette histoire-là qu'elle réclame! Ecureuil, elle, ne paraît pas le moins du monde surprise. Et sans plus attendre, elle commence :

- Un petit chat vivait chez une petite fille. Le petit chat aimait beaucoup la petite fille, et la petite fille aimait beaucoup le petit chat.

La petite fille écoute avec attention, comme si c'était la première fois qu'elle entendait l'histoire. Inquiétude, joie, tout y passe. Les autres enfants se sont approchés, et écoutent de la même manière. Le récit se termine. Ecureuil se tourne vers moi, et, à voix basse :

- Les petits enfants aiment qu'on leur raconte les histoires qu'ils connaissent.

C'était donc ça! Je souris :

- Pour les petits enfants, cela s'appelle répéter la même chose; en classe, cela s'appelle approfondir une oeuvre!

- Oui! m'approuve-t-elle en souriant de même.

Nous sommes sur le champ de foire, devant la maison de la tante du Polisseur. Les enfants sont repartis jouer. Ils ne sont pas les seuls, ici. D'autres enfants, de tous âges, les tout petits avec leurs mamans, mamans qui tricotent, qui bavardent entre elles, tranquillement assises sur les bancs en bois, à la belle ombre des marronniers qui commencent à brunir, tout en profitant de la fraîcheur de l'eau qui sourd d'une vénérable pompe en pierre à balancier. Les cris, les jeux des enfants emplissent de gaieté le champ de foire. Qui participe à une grandiose course de vélos, qui fait courir les billes d'agate dans l'espoir d'une victoire fabuleuse, qui fait monter sa balançoire à des hauteurs vertigineuses, qui encore jongle du pied avec un beau ballon rouge, et qui enfin se contente de courir, courir, jusqu'à ce que l'haleine lui manque!

Nous avons parlé de notre petit théâtre de marionnettes à la tante du Polisseur. Elle a été ravie.

Ce matin, nous allons, Ecureuil et moi, voir une mienne cousine qui habite dans une ville pas très éloignée, mais où les trains marchent quand ils veulent. J'exagère un peu, mais le fait est que pour un déjeuner et une simple après-midi, ma tante devra nous emmener dans la ville où se trouve notre nouvelle école, pour que nous puissions reprendre notre train. Certes, ce n'est pas loin, vingt minutes de voiture, mais enfin...

Je suis malgré tout un peu sévère, car un excellent train, à vrai dire trois trains, y compris notre petit train, nous dépose sans encombre sur le quai de la gare où nous attend ma cousine.

A cet endroit de mon texte, je suis allé voir Ecureuil.

- Dépose au singulier ou déposent au pluriel? lui ai-je demandé.

- Je ne sais pas; tu n'as qu'à mettre : "A l'arrivée, nous descendons du train".

Et comme je tentais de protester, elle a ajouté :

- Mets le pluriel, puisque nous sommes deux!

Et comme je tentais de nouveau de protester, elle a ajouté :

- Le train ne peut nous déposer, ni au singulier ni au pluriel...

- C'est une figure de rhétorique, l'ai-je interrompue.

Le professeur de littérature nous avait expliqué ce mot, mais je dois avouer que nous n'avons pas très bien compris, ni Ecureuil ni moi. Mais ouiche, cela fait chic!

- Il est malgré tout certain, continue imperturbablement Ecureuil, que le train ne peut faire ce que tu as écrit.

Elle attend manifestement que je demande pourquoi.

- Pourquoi?

- Parce que le train, ainsi que nous l'avons défini avant-hier, est une chose, et ne peut donc avoir de sentim...

Elle n'a pas réussi à terminer sa phrase; nous avions déjà éclaté de rire tous les deux!

Donc nous sommes sur le quai de la gare où nous attend ma cousine.

Ma cousine est toute contente de nous voir. Elle nous embrasse affectueusement, et nous partons. Je sais qu'elle est contente de nous voir, et si je ne le savais pas, je pourrais presque en douter, tellement elle est calme, sans rien montrer d'autre qu'un sourire tranquille, je dirais même, immuable.

Donc nous partons. Nous sommes arrivés à onze heures et quart, et nous avons largement le temps avant le déjeuner, la maison de ma cousine se trouvant à une vingtaine de minutes de flânerie. Nous sortons de la maison. Une agréable petite place. Oh! je voulais dire que nous sortions de la gare. Mais comment ne pas penser à une maison lorsqu'on voit ces belles arcades qui soutiennent les appartements, certainement confortables selon les apparences - du chef de la gare? Et la... gare a de si calmes proportions, aussi calmes, ai-je envie de dire, que le sourire de ma cousine.

Est-ce encore une figure de rhétorique? Toute la ville ressemble au calme sourire de ma cousine. Devant nous une rue large, pleine d'air. Oui, pleine d'air est curieux, mais comment empêcher les sensations? Des maisons claires, pas très grandes, faites pour que les hommes s'y sentent heureux. Oui, je sais, le bonheur n'est pas seulement enfermé dans une maison, mais un chez-soi n'est pas une chose indifférente... Voici une autre maison, qui nous regarde passer, puis-je dire, avec bienveillance. Cette fois, la maison est grande, très grande. Oui, c'est un château. Dans lequel je sens qu'il fait bon vivre. Un beffroi, qui va avec. Une tour, blanche, impassible. Une rue qui longe une rivière aux abords verdoyants, comme si la ville s'était offert un moment de vacances. Un grand hospice, prêt à accueillir celui qui a besoin de réconfort. Le calme n'a pas quitté la ville. C'est comme si elle refusait les bouleversements qu'apportent si souvent les temps nouveaux.

Une fois traversé la rivière, une rue, large et claire, qui se divise en deux, comme une fourche ancienne. Dans l'angle des deux rues, une maison. Une maison dont les murs se rejoignent presque là où les deux rues se séparent. J'allais dire les deux routes, tellement elles paraissent partir au loin. La maison est-elle là pour souhaiter un bon voyage à ceux qui partent? Et dès que nous entrons dans la maison, Ecureuil et moi, comme à chaque fois que nous venons ici, nous ressentons que le sourire de bienvenue que nous adressent ma tante et mon oncle fait aussi partie de la maison.

Nous prenons la rue qui part sur la gauche, après être passée le long de la maison. Elle n'est pas très large; elle monte sur la colline, doucement, sans courir, tout droit devant elle. C'est une des plus anciennes rues de la ville. Les habitants sont là depuis longtemps. Le passé est encore vivant.

Dans cette rue, pas très loin, se trouve une petite boutique. La vitrine est bordée de vieux bois. On y entre en faisant danser de longs tubes de verre fixés sur le mur derrière la porte, qui font entendre une musique qui chante la gaieté et que personne n'a composée.

Dans la boutique une jeune fille s'empresse à servir une cliente, et une femme plus âgée, pleine d'attentions, donne des conseils à une autre cliente occupée à se décider entre les deux rubans qu'elle tient dans la main.

Des rubans, dans la boutique, on en trouve partout. Et des pelotes de laine aussi. Et des aiguilles, dans leurs noires petites pochettes, et des épingles, dans leurs simples petites boîtes en carton rouge, et des aiguilles à tricoter, de couleurs irréelles, presque translucides. Des boutons. Les boutons; c'est une aventure. Carrés, ronds, triangulaires - en ai-je vraiment vu? - bombés, creux, plats, sans forme; et même sans formes! En bois, en cuivre, en... tout ce qu'on voudra! Tout nus, ou tout habillés. Les tout nus, on les habille soi-même; comme on veut. Et tellement d'autres choses... Des fils d'or et d'argent, par exemple.

La boutique? c'est une mercerie. La femme plus âgée, c'est ma tante. On s'embrasse. C'est l'heure de fermer. Nous allons dans la maison.

Déjeuner.

- Vous avez eu beaucoup de travail à l'atelier cet été? me demande mon oncle.

- Il y avait des commandes pour le mois de septembre.

- Tu as eu à t'occuper, alors?

- Oui, j'aime bien le bois.

Il fait une moue de satisfaction :

- C'est bon, quand une entreprise ne quitte pas la famille.

Nous mangeons en silence. Ma tante est attentionnée. Le traditionnel pâté d'alouette est toujours aussi bon.

- Vous avez eu aussi beaucoup de travail à l'atelier cet été? demande mon oncle à Ecureuil.

- Oui. Nous aussi nous avions des commandes pour le mois de septembre.

Il secoue plusieurs fois la tête :

- C'est bien; vous êtes bien occupés tous les deux.

Nous mangeons en silence. Ma tante est attentionnée. Le traditionnel massepain plein d'amandes est toujours aussi bon.

Mon oncle se tourne vers Ecureuil :

- Tu travailles bien, c'est bien.

Le déjeuner terminé, ma cousine nous emmène en promenade, Ecureuil et moi. Nous devons repartir vers cinq heures, et nous avons donc environ quatre heures devant nous.

Calme flânerie dans les rues calmes. Je sais bien qu'une flânerie est calme par définition, mais ici, je n'ai pu m'empêcher d'ajouter qu'elle était calme. Ici, le calme est une institution. C'est agréable, au reste. Pendant un certain temps. Je crois qu'une calme flânerie, en classe, cela s'appelle un pléonasme. J'espère ne pas me tromper. Je demanderai à Ecureuil plus tard. Si j'y pense.

- Regardez! s'écrie Ecureuil, brisant le calme.

Ma cousine aurait normalement dû sursauter, mais cela ne fait pas partie de ses habitudes.

Que se passe-t-il donc? Tout en s'écriant, Ecureuil nous a désigné une vitrine de magasin. Le spectacle est curieux. Que vois-je derrière la vitre? Une fillette. C'est banal. Encore qu'il me soit impossible de distinguer si c'est une vraie fillette, comme celles qui jouent dans les cours de récréation, ou si c'est un mannequin qui présente un corsage et une jupe. Comment cela peut-il se faire que je ne puisse?... Eh bien, une chose incroyable se trouve devant mes yeux qui n'en croient pas leurs yeux! Derrière la vitre, à l'intérieur du magasin donc, roule un autobus. Oui, un autobus. Il va écraser la fillette... non, le mannequin... je ne sais plus! Pendant ce temps, deux jeunes garçons courent... à travers l'autobus. Enfin, pour finir - je ne sais plus ce que je dis! - une grande maison se dresse dans la vitrine! Et alors?...

- C'est amusant ce reflet, s'écrie de nouveau Ecureuil, on dirait que l'autobus est dans la vitrine!

Eh oui, moi aussi j'avais vu que c'était un reflet! Ma cousine a calmement souri.

Notre promenade s'achève au bord de la jolie rivière qui traverse la ville et ses vergers. Assis à l'ombre d'un aulne, nous bavardons. Ma cousine nous parle de sa vie de tous les jours, de la prochaine école; elle nous demande de lui parler de notre vie de tous les jours, de notre prochaine école... Conversation reposante, sans aspérités. Conversation agréable, oui, vraiment agréable. Ma cousine est gentille, oui, vraiment gentille.

- Te voilà enfin!

- Un joint de robinet qui s'opposait à moi!

- Tu l'as maté?

- Il n'y reviendra plus!

Le Polisseur vient d'arriver à toutes pédales. Il est un peu en retard à notre rendez-vous, et moi, je me suis empressé de le lui faire remarquer. Cela ne sert absolument à rien, mais cela donne de l'animation!

La Fermière et Risette, venues un peu plus tôt, ont déjà rangé leurs bicyclettes devant la maison d'Ecureuil, et, notre petit groupe étant maintenant réuni, nous pouvons partir.

En route pour le moulin où l'on foule les draps de laine afin de les rendre plus fermes et plus serrés. Nous suivrons la rivière, à pied évidemment.

La pêche fut bonne; le feu s'alluma sans s'opposer à nous, les poissons furent bien grillés, les pommes de terre furent bien carbonisées, et nous mangeâmes brûlant!

- Et à présent, une bonne sieste!

La proposition inattendue de l'Embroussaillé nous fait rire.

- Toi, tu dors, nous, on monte!

Et nous grimpons, comme toujours avec l'aide des arbres.

Cependant, la contre-proposition du Polisseur n'a pas fait rire la Meunière, qui commente, comme d'habitude, tout en s'accrochant à une grosse branche :

- On était bien en bas...

Nous voici en haut de la colline, d'où l'on voit la vallée presque jusqu'à notre petite ville, et où nous avons coutume de nous asseoir dans l'herbe pour bavarder.

- Je n'ai plus faim, constate d'une voix égale l'Embroussaillé.

- Nouvelle du plus grand intérêt! constate à son tour Du pré d'une voix égale.

- Plus que tu le penses! Cela explique pourquoi j'aime être ici!

- Ma cousine t'aurait dit de nouveau que tu apprécies la beauté du paysage!

- La beauté du paysage ne nourrit pas, et sans manger, on ne peut vivre; alors, j'aime être là où je mange.

Du pré, comme nous tous, ne sait trop quoi dire, et nous restons en silence, à apprécier la beauté du paysage...

- Il y a trois semaines, je crois, Ecureuil nous avait demandé pourquoi nous aimions nous promener ici, reprend au bout d'un moment Risette.

- Oui, ajoute la Fermière, et nous en avons reparlé lundi dernier.

- La réponse est peut-être dans la faim, suggère Ecureuil.

- A la fin, tu veux dire? corrige le Polisseur.

La malencontreuse ressemblance de mots provoquée par la réflexion de Risette est vite tirée au clair. Du reste, personne ne pense à plaisanter, et Risette reprend aussitôt :

- Si la beauté du paysage ne nourrit pas, ce qu'il y a dans le paysage peut nourrir.

- Tu veux dire que si nous trouvons beau un champ de blé, c'est parce que le blé est notre nourriture? observe la Meunière.

- Et le blé, c'est bon! renchérit la Fermière.

- Et les poissons, donc! intervient gaiement l'Embroussaillé.

- Alors, Ecureuil a raison; c'est la faim qui... commence Risette.

- La nourriture n'est pas la seule chose... l'interrompt Du pré.

J'interviens :

- Ecureuil pensait à tout ce qui nous fait vivre!

Après un moment de réflexion...

- Le bleu du ciel nous fait-il vivre? demande le Polisseur.

Chacun cherche une réponse. Et lui, d'ajouter, comme s'il s'agissait d'une banalité :

- Bien entendu, le bleu du ciel, c'est ainsi que nous voyons l'air, nous l'avons appris en classe de physique.

Il poursuit vivement :

- Et comme nous avons besoin de respirer, nous aimons donc le bleu...

Approbation générale.

- ...le bleu de ma bicyclette, par exemple!

Nous restons cois.

- Bien sûr, on pourrait supposer...

La Meunière n'a pas achevé sa phrase.

- ...que le bleu de la bicyclette du Polisseur... se lance l'Embroussaillé.

Il n'achève pas non plus.

- Que d'excellents raisonnements! ironise la Fermière.

- ...nous fait penser au bleu du ciel, achève enfin Du pré.

- Pas du tout; c'est la bicyclette du Polisseur qui nous a nourris, en apportant les pommes de terre! rit Risette.

Aujourd'hui, nos amis du petit groupe sont tous occupés chez eux. La ferme réclame Risette et la Fermière, les vaches appellent Du pré, la turbine du moulin a décidé de ne pas tourner tant que l'Embroussaillé ne l'aura pas soignée, la mère de la Meunière demande de l'aide à sa fille, et les robinets fuient obstinément si le Polisseur n'est pas là pour leur faire entendre raison. Ecureuil et moi avons, nous aussi, aidé père et mère ce matin dans leurs ateliers respectifs. Le déjeuner s'est passé en famille, et deux heures plus tard, Ecureuil et moi étions en train de faire la course avec les poissons. Et nous voilà maintenant au soleil près de notre cabane.

- Nous avons encore trois ans d'école.

Ecureuil a prononcé ces mots d'une voix pensive.

- Pourquoi dis-tu ça?

Elle ne me répond pas tout de suite. Je lui demande :

- Tu penses à après l'école?

Elle me sourit :

- Toi aussi.

Oui, c'est vrai que nous avons quelquefois parlé de...

- Tu vas travailler avec ton père...

Elle s'interrompt un instant :

- Tu te souviens : "Père, Mère & Fils"?

- Je m'en souviens; c'était le premier jour du mois d'août.

Elle ne dit rien. Au bout d'un moment de silence, je reprends :

- Tu penses à l'atelier de confection?

- Oui; on pourrait y faire des modèles pour habiller tes fauteuils.

- Mon père les fait faire...

Elle me coupe :

- Je sais ce que fait ton père...

Je la coupe :

- Tu veux que ce soit fait chez toi?

Elle m'a à peine laissé le temps d'achever ma phrase :

- Chez nous!

Chez nous... J'ai compris :

- Dans notre atelier à nous deux?

- Oui.

Je réfléchis :

- Nous pourrions faire des modèles pour tous les meubles!

- Oui, pour ceux qui s'habillent.

- Bien sûr!

- Nous pourrions trouver des modèles nouveaux, des modèles à nous...

- Et les proposer aux clients.

- Oui.

Elle s'est arrêtée sur son oui, comme si elle attendait...

Dimanche. Nos ateliers, celui d'Ecureuil et le mien, ne travaillent évidemment pas. Erreur! Ils travaillent!... Et ils travaillent même dans l'enthousiasme! Et de plus, avec un personnel d'une qualité incomparable!

- Oh ça, me modère Ecureuil, ce n'est aussi sûr!

- Tais-toi; c'est pour donner du courage à...

- Pourquoi; tu en manques? m'interrompt plaisamment l'Embroussaillé.

- Reprends plutôt ton aile, au lieu de dire des bêtises; elle ne tient pas! le gourmande la Fermière.

Et elle lui tend une hirondelle, pas encore très capable de bien voler.

L'hirondelle? c'est bien entendu la marionnette que nous préparons en vue de notre représentation pour les enfants confiés à la tante du Polisseur. Elle est toute belle l'hirondelle! Un tissu satiné, couleur bleu de nuit, bien rembourré avec du coton... quelle élégance!... Elle volerait vite, si la couture de son aile droite n'avait pas été cousue trop lâche! Qui a fait ça? Chuut...

Et voilà une hirondelle prête à prendre son vol! A la suivante...

- Attention à ta couture!

C'est celle qui a cousu un peu lâche qui avertit celle qui va coudre! Nous rions. Cette hirondelle-là, c'est papa hirondelle; il faut qu'il vole bien, sinon, il n'y aura pas assez de brindilles pour le nid! Certes, maman hirondelle fera ce qu'elle pourra, mais à deux, c'est toujours mieux.

- Oui, m'a soufflé Ecureuil.

Les deux hirondelles n'auront pas de mal à se diriger; elles ont chacune deux jolies petites perles noires, brillantes, qui leur servent d'yeux!

Le travail est terminé, tout au moins dans l'atelier d'Ecureuil. Au tour de mon atelier maintenant, pour tout ce qui est en bois.

En bois? Ce sont les oeufs. Et ce n'est pas facile! Comment font-elles, les hirondelles, pour les si bien réussir?

- Elles pondent des oeufs durs, tes hirondelles ! se gausse l'Embroussaillé.

- Eh bien, tu n'as qu'à en prendre; tu n'auras pas besoin de les faire cuire! ironise le Polisseur.

Cet après-midi, nous allons chez le Polisseur faire une belle promenade dans les bois, qui commencent déjà à roussir.

- Dans un mois, c'est l'automne... prononce la Fermière, une teinte de nostalgie dans la voix.

Je corrige, sans beaucoup d'entrain :

- Un peu plus d'un mois.

Mais cette correction est bien insuffisante pour faire apparaître une joie délirante sur les visages.

- Ce sont surtout les vacances qui se terminent dans un mois, souligne la Meunière.

L'Embroussaillé ajoute, comme pour conjurer le sort :

- Jour pour jour!

Nous nous sommes retrouvés à cinq chez Du pré, et nous avons choisi de suivre la rivière jusqu'au petit pont près de chez Risette où elle nous rejoindra, ainsi que le Polisseur. Au passage, nous aurons pris Risette, au confluent de la rivière et du ruisseau le long duquel elle sera venue. Et de là, notre petit groupe étant réuni, nous irons du côté du polissoir, où nous aimons bien nous installer bavarder.

Partis! Ecureuil et moi avons pris le gué, et nous voilà chez Du pré, où nous attendent déjà l'Embroussaillé et sa soeur. Un peu plus loin, nous descendons vers la rivière qui, après être passée sous le pont du petit train, arrive tout doucement - y a-t-il seulement de la pente, par là? - au ruisseau de la Fermière. Nous repartons tous les six. Un moulin. La rivière longe à présent la voie du petit train. Elle arrive bien, la voie! Car pendant environ quatre centaines de pas, suivre la rivière n'est pas aisé, à cause de l'eau qui s'étale tout autour, envahissant les prés. Alors, puisque la voie est toute proche... nous prenons le petit train, qui est passé depuis un bon quart d'heure! De nouveau la rivière. Et voici le petit pont près de chez Risette. Et voici Risette. Et d'ailleurs, voici aussi le Polisseur, dont le village n'est pas tellement plus loin. La rivière est devenue maintenant un ruisseau, que nous suivons jusqu'au bois. Et voici enfin le polissoir.

Bien installés dans l'herbe, nous bavardons de choses imprécises. L'esprit se repose quand les pensées s'envolent avant que les discours s'achèvent. Mais soudain, le Polisseur pose une question. Pose-t-on des questions lorsqu'on bavarde près d'un polissoir qui dort? A vrai dire, je n'en sais rien, et je ne compte pas chercher à le savoir. Cependant, il se trouve que c'est justement du polissoir que veut parler le Polisseur.

- Pourquoi continuer à venir puisqu'il ne reviendra plus jamais?

La question du Polisseur tombe à un moment où personne n'est vraiment présent. Lent réveil.

- C'est encore, pourquoi aimons-nous...? commence la Meunière, un peu engourdie.

- Pas du tout; tu n'écoutes rien! la réprimande-t-il.

Le Polisseur, lui, est bien réveillé.

- Eh bien, expose-nous la situation sans détours! implore la Fermière.

- Tu dois bien le savoir toi-même, puisque lui c'est toi, déclare sérieusement Du pré.

- Et c'est pour nous un grand plaisir de venir te voir, affirme l'Embroussaillé.

- Bon, les garçons, tout ça parce que vous ne savez pas répondre à la question! conclut Risette.

Je proteste :

- Les garçons, les garçons... Comme tu y vas; moi, je n'ai rien dit!

Elle fait un geste d'impuissance :

- Ah, si personne ne veut rien dire...

- Pourquoi continuer à lire des livres anciens puisqu'ils ne reviendront plus jamais? demande tranquillement Ecureuil.

A peine l'Embroussaillé a-t-il ouvert la bouche qu'elle a répliqué :

- Non, les auteurs!

Abîme de réflexion. Le petit groupe est maintenant entièrement réveillé.

- On était bien à ne rien faire... regrette malgré tout un peu la Meunière.

Sa réflexion sombre dans l'abîme de réflexion.

- Nous lisons les livres pour apprendre des choses, propose la Fermière.

- Nous les apprenons aussi bien dans les livres plus récents, conteste Du pré.

- Dans les livres récents, par exemple ceux de notre époque, nous pouvons avoir l'impression que c'est de nous qu'on parle, suggère Risette.

- Tu crois que les livres ne parlent que de toi? la taquine l'Embroussaillé.

- J'ai dit de nous! se récrie-t-elle.

- Ah bon, ils parlent donc aussi de moi! Me voilà devenu un homme universellement connu!... enchérit-il en riant.

- Et voilà! s'exclame le Polisseur, prenant le ton du chercheur de bibliothèque qui vient de faire une découverte d'un intérêt tout aussi universel. Voilà pourquoi nous aimons lire les livres anciens, ils ne parlent pas de toi!

- Je pourrais te faire remarquer, répond dignement l'Embroussaillé, que les livres anciens ne parlent pas de toi non plus!

- Comment cela? explose le Polisseur; voilà déjà plus de dix mille ans que toute la littérature mondiale glorifie mes talents!

Force est à tout notre petit groupe - y compris, faut-il le noter, l'Embroussaillé! - d'admettre la véracité de l'argumentation.

- Vous vous êtes bien amusés, tous les deux? demande, impassible, la Fermière.

- Nous, oui! répond, impassible, l'Embroussaillé.

Personne ne peut s'empêcher de rire.

- De quoi parlions-nous? s'enquiert innocemment la Meunière.

- Pourquoi nous intéressons-nous au passé? annonce froidement Ecureuil.

Petit flottement dans le groupe.

- Enfin, si toutefois nous nous y intéressons toujours, ajoute-t-elle d'une voix neutre.

Petit flottement dans le groupe.

- La récréation est terminée; au travail, le professeur nous appelle, avertit Du pré, prenant un air obéissant.

Qui rit, qui proteste. Je reprends, m'efforçant d'être le plus sérieux possible :

- Risette a suggéré que les livres de notre époque parlaient de nous.

Je me tourne vers elle :

- Et les livres anciens?

Elle prend un temps :

- Peut-être parce qu'ils ne parlent pas de nous.

Elle se reprend :

- Oui, c'est un peu bête de dire ça; mais je voulais dire qu'ils parlent d'autres que nous.

- Les livres de notre époque parlent aussi d'autres que nous, lui fait remarquer la Fermière.

- Oui, précise Risette, mais ceux-là, nous savons que nous ne les reverrons jamais.

- Il ne suffit quand même pas que quelqu'un ne revienne plus jamais pour qu'on ait envie de le connaître! conteste la Meunière.

- Les hommes du passé ont parlé; c'est peut-être cela que nous voudrions connaître, déclare le Polisseur.

- Connaître leur vie, ajoute Du pré.

- Connaître une autre vie que celle que nous connaissons, ajoute encore Risette.

Un silence.

- Les arbres sont-ils comme ceux qui ne reviendront jamais? demande au bout d'un moment Ecureuil.

- Les arbres?... s'étonne l'Embroussaillé.

Il n'est pas le seul à être étonné. Elle poursuit :

- Les arbres n'ont jamais parlé, et pourtant ils nous ont appris qu'une autre vie existait.

- Alors, ce sont les hommes qui n'ont jamais parlé que nous voudrions connaître, conjecture la Fermière.

Nous méditons.

- Eh bien, nous en connaissons un! s'exclame, riant à moitié, l'Embroussaillé.

Tout le monde se met à rire; c'est plus reposant de rire que de se fatiguer à réfléchir!

- Parle-nous de ta vie passée, ô Polisseur antique! l'interpelle cérémonieusement Du pré.

Et tous de rire à nouveau!

Le Polisseur répond gravement :

- Je polissais, je polissais, je polissais...

L'Embroussaillé lève les bras au ciel :

- Et c'est vraiment pour entendre ça que nous voulons connaître un homme du passé?

Il poursuit aussitôt :

- Et c'est bien vrai, ce qu'il nous dit, notre Polisseur, nous l'avons tous lu dans nos livres!

Nous restons un bon moment sans rien dire.

- C'est sa vie, ce n'est pas la nôtre, observe enfin Ecureuil.

Le Polisseur prend un air offusqué :

- Voilà; on me rejette, à présent!

Elle s'empresse de le rassurer, en lui montrant, ainsi que nous tous, les plus grandes marques d'amitié.

Il nous fait un large sourire :

- En ce cas, je reste avec vous, et je ne repars pas polir dans mes lointains millénaires!

Nous lui témoignons toute la gratitude que mérite sa courageuse décision!

Le calme revenu, Ecureuil reprend pensivement :

- Peut-être voudrions-nous vivre une vie dans un autre temps; un temps qui n'est plus, et dont les hommes n'ont jamais parlé.

Et elle ajoute doucement :

- Pourquoi?...

Sept heures trente-trois du matin. Le petit train est parti.

- J'ai presque le sentiment d'être triste, prononce lentement Ecureuil.

- Qu'il n'aille pas à l'école?

- Oui; nous n'aurons pas à descendre...

Le petit train a pris de la vitesse - pas beaucoup, il est vrai.

- Tiens, c'est ton oncle!

Ecureuil a aperçu mon oncle, dont la ferme n'est pas loin de la voie; ses vaches font des taches blanches autour de lui.

Une petite ville. La gare est toute proche de la rue qui traverse la voie. Qui court donc à perdre haleine? Mais, c'est un des camarades de notre ancienne école! Le voici qui saute dans le petit train au moment où celui-ci démarre.

- Tu vas à l'école?

Il ne nous avait pas vus et, surpris par ma question, il se retourne vers nous :

- Ah, c'est vous, les jumeaux!

Et, sans même respirer :

- A l'école? Ah, non!

Il ne nous demande pas ce que nous faisons là, et se lance dans les explications détaillées de la façon dont il vient de faire un pâté de foie de porc. Son père - celui de notre camarade, pas celui du cochon! - est charcutier, et il - notre camarade, pas son père, et encore moins le cochon! - ne retournera pas à l'école, mais restera travailler à la charcuterie avec son père - là, aucun doute, c'est avec certitude le père de notre camarade, et non celui de la charcuterie!

Après avoir écrit ce chapitre, je n'ai pu résister à l'envie de le montrer à Ecureuil. Elle a bien ri :

- Pour sûr, tu exagères, mais enfin, si la grammaire qu'on nous a apprise à l'école était plus claire!...

Je reprends mon récit.

Huit heures. Nous sommes arrivés il y a deux minutes dans la ville de notre ancienne école. Le petit train repart, le camarade reste. En sautant du train, il nous a lancé :

- Passez me voir, je vous en ferai goûter!

Qui ça, en? Le...

- Non! Là, ce serait trop! est intervenue Ecureuil, avec vivacité.

Et de m'enlever la plume des mains!

Bon, bon, tant pis!

Ecureuil partie, je reprends mon récit.

Où en étais-je? Ah, oui! le petit train roule...

Mais peut-être faudrait-il dire où nous allons!

Eh bien! nous allons tout d'abord prendre mon cousin qui habite près du pont qu'on vient voir du monde entier; il sera déjà sur le quai de la gare à nous attendre. Et le train, après un long périple et même une correspondance dans la grande ville où nous avons été avec mon cousin il y a une dizaine de jours, le train donc nous amènera dans une autre grande ville, tout aussi importante. Nous y passerons l'après-midi. Mon cousin a une course à y faire, puis nous nous promènerons. Au retour, nous resterons pour la nuit chez lui - à cette heure-là, il n'y a plus de train pour aller chez nous - et nous rentrerons le lendemain matin.

Des tours! Des tours! De grosses grandes tours! Entre les tours, des murailles! Et puis, plus rien. On n'habite pas, on regarde. Toujours en venant du monde entier.

La course du cousin est vite faite. Promenade. Nous allons sur les bords de la rivière qui coule le long des tours. Une rivière aussi large que les tours sont grosses. Cependant, la rivière n'est pas un fleuve, même si elle veut s'en donner l'apparence. Enfin, elle se jette un peu plus loin dans le fleuve, celui qui coule dans l'autre grande ville; cela doit la consoler. Nous nous promenons...

Dix heures dix du matin. Même correspondance que dimanche, il y a une dizaine de jours. Et comme cette fois-là, pour ne pas nous ennuyer à attendre à la gare pendant deux longues heures, agrémentées de vingt et deux minutes de plus, nous allons à pied, le long de la voie jusqu'à la station suivante du petit train qui doit nous ramener chez nous. En cours de route, nous nous installerons dans l'herbe au bord de l'agréable rivière pour faire un bon repas. La voie est libre, le petit train de dix heures et quart ne roule que le dimanche, et nous sommes mercredi.

Nous voici sur place, assis dans l'herbe au bord de l'agréable et paresseuse rivière; aussi paresseuse que nous ce matin.

Le repas? Il n'est pas à dédaigner. Pour le voyage, ma tante nous a donné un savoureux saucisson venant d'une ferme voisine, un concombre bien juteux, et deux poires qui sentent bon le verger!

- Dans les grandes villes, les habitants se promènent toujours sur le bord des rivières, ou dans les parcs, prononce Ecureuil, d'une voix étonnée.

- Pourquoi as-tu l'air d'être étonnée?

- Si c'est pour se promener dans la campagne, à quoi ça sert d'habiter dans une ville?

Là, c'est moi qui suis étonné :

- On ne fait pas que se promener dans une ville!

Elle secoue la tête :

- Nous non plus, nous ne nous promenons pas toujours dans notre petite ville.

Elle ajoute, sans me laisser le temps de répondre :

- Risette, la Fermière et le Polisseur n'habitent pas même une petite ville.

Elle fait un sourire amusé :

- Encore moins une grande!

Nous restons un moment sans rien dire. La rivière préfère-t-elle couler en ville ou à la campagne?

- A la campagne! affirme péremptoirement Ecureuil.

Je ris :

- Tu es sûre?

- Oui.

- Comment le sais-tu?

- A la campagne, elle peut déborder.

Je remarque :

- Notre cabane est à la campagne dans notre petite ville.

- Oui.

- Et nous devons la reconstruire tous les ans.

- Oui.

- C'est ennuyeux.

- Oui.

Elle reprend aussitôt :

- Mais nous aimons bien notre cabane.

- Oui.

Le saucisson et le concombre sont terminés; au tour des poires.

- Nous faisons venir beaucoup de choses de la grande ville.

- La ville fait venir beaucoup de choses de la campagne, réplique Ecureuil.

Un silence.

- Notre future école est dans une grande ville.

- Tout le monde n'y va pas, observe-t-elle.

- Nous préférons la campagne, mais nous irons à l'école dans la grande ville.

Un silence.

- Du temps du polisseur, il n'y avait pas de grande ville, reprend Ecureuil.

- On ne vivait pas seul, pourtant.

- On polissait...

Elle pousse un soupir :

- Etait-on seul lorsqu'on polissait?

- Plus seul que dans une grande ville.

Un long silence.

- Tu crois qu'on n'est pas seul dans une grande ville? me demande-t-elle.

Elle murmure :

- Une petite grenouille toute verte n'est jamais seule lorsqu'elle est avec une autre petite grenouille toute verte.

Jeudi. Cours de chimie. Comment ça, cours de chimie? Mais nous sommes en vacances! Et de plus, un jeudi, le jour attendu de la semaine, celui où il n'y a pas classe! Alors, que se passe-t-il donc? "Les blés et les vaches ne connaissent ni les vacances, ni les jeudis", avait répondu Risette à l'Embroussaillé, lorsqu'il s'était étonné - par plaisanterie, comme il a coutume de le faire - du jour choisi pour le cours dont il est question, et auquel nous assistons studieusement, assis en rond sous l'aulne du ruisseau qui coule près de chez la Fermière.

L'été a été chaud, et peu à peu, depuis quelque temps déjà, les arbres des collines ont perdu le doux moelleux de leurs feuilles. Les blés ont fait place à la terre, qui se dessèche lentement. Les prés, ceux, les plus nombreux, qui sont venus habiter aux alentours de l'eau des ruisseaux et des rivières, ont gardé un vert, un peu pâle parfois, qui peut encore donner aux vaches l'envie de se repaître avec agrément. Et notre aulne, que le ruisseau désaltère, a gardé, contrairement aux arbres des collines, l'aspect hospitalier qui nous invite si souvent à venir profiter de son ombre accueillante.

Le cours de chimie n'est pas vraiment un cours de chimie. Plutôt une promenade à travers tout ce qui peut toucher à la terre. Et, dans notre petit groupe, des protestations s'élèvent. Risette est mécontente :

- Cela fait très savant de parler de formules chimiques, et de vouloir nous faire croire que ce qui est chimique n'est pas naturel.

- A croire que la terre appartient aux savants! approuve la Fermière.

- Même le plomb du tuyau de notre Polisseur vient de la terre! renchérit Du pré.

- Dommage que le tuyau ne vienne pas de la terre tout formé! plaisante le spécialiste du tuyau.

Le petit groupe n'est pas déridé pour autant.

- Je n'apprends plus les formules! décide l'Embroussaillé.

- Bonne nouvelle; je n'aurais plus besoin de te les faire répéter! se félicite sa soeur.

L'air moyennement enthousiasmé du frère à cette perspective nous fait enfin tous rire. Nous restons un moment à regarder couler le ruisseau.

- La terre a sa vie...

Ecureuil a laissé sa phrase en suspens. Elle reprend pensivement :

- Les hommes l'empêchent de vivre comme elle veut.

Personne ne sait trop quoi dire. Si, l'Embroussaillé :

- Et nous, les hommes nous permettent-ils de vivre comme nous voulons?

Je remarque :

- Le ruisseau ne va pas où il veut; c'est la pente qui commande.

Du pré est d'un avis similaire :

- Et l'herbe commande à mes vaches de la brouter.

- L'herbe, par contre, les hommes ne l'ont pas laissée pousser comme elle voulait, note la Meunière.

- Les hommes n'ont pas non plus laissé pousser tes vaches comme elles voulaient, rajoute le Polisseur.

- Les vaches ne poussent... commence la Fermière.

Elle rit :

- Tu me fais dire des bêtises!

Risette entre dans le jeu :

- Tu n'as qu'à les semer autour de ton polissoir, tu verras bien si elles poussent!

- Tu serais bien surprise si elles poussaient; mais elles ne pousseraient pas comme celles qui sont chez toi!

- Le tout, c'est qu'elles donnent un bon lait! plaisante l'Embroussaillé.

- Toute la question est là; quel serait le lait que tu préférerais? lui demande Du pré.

- Aucune hésitation; le tien quand ta mère nous fait un clafouti!

- Combien donnes-tu de litres par jour? demande le Polisseur, avec grand sérieux.

- J'en garde un peu pour le clafouti; pour le reste, je donne à mes clients tout ce que mes vaches me fournissent, lui répond Du pré avec aplomb.

Ecureuil ne paraît pas avoir écouté cette brillante conversation :

- Dans les prés, il n'y a pas qu'une seule sorte d'herbe; les vaches peuvent choisir.

Elle laisse un temps :

- Que nous laisse-t-on choisir?

La question, ce n'est pas surprenant, ne paraît facile à personne.

- Nous pouvons évidemment faire un plan, comme on nous le dit à l'école... propose Risette.

Je la coupe :

- Moi, je ne sais jamais les faire!

J'ai vu Ecureuil me jeter un petit regard entendu.

- Ah oui, un tableau!... reprend la Meunière.

- A droite ce que nous avons le droit de faire... continue la Fermière.

- A gauche, nous n'aurons jamais assez de place! plaisante l'Embroussaillé.

Un petit temps d'arrêt.

- Et si c'était vrai? prononce avec une légère hésitation le Polisseur.

Autre petit temps d'arrêt.

- Comment savons-nous ce que nous avons le droit de faire? demande Du pré.

- Surtout de ne pas faire! insiste l'Embroussaillé.

- Quand nous n'avons pas le droit de faire quelque chose, on nous le dit, répond la Meunière.

- Qui ça, on? l'interroge le Polisseur.

- Je ne sais pas... les parents, les professeurs...

J'émets un doute :

- D'où le savent-ils, ce que nous avons le droit de faire, ou de ne pas faire?

Un silence suit ma question.

- D'après ce qu'on nous dit, c'est l'expérience... suppose la Fermière.

- Et lorsqu'on ne nous dit rien, comment pouvons-nous le savoir, ce que nous avons le droit de faire, ou de ne pas faire? questionne Ecureuil.

- Je pense que si je sème du blé là où il y a trop d'eau, la terre me le dira, déclare tranquillement Risette.

Ce matin, nous allons chez une ancienne camarade de classe qui habite une ferme perdue dans la campagne. Elle venait à l'école par le petit train comme nous, mais elle le prenait à mi-chemin, son père l'amenant à la gare en voiture. Dix minutes de route, un quart d'heure de train. Elle était très bonne élève, avait réussi ses examens, et ses professeurs l'avaient encouragée à poursuivre ses études. Ses parents l'avaient laissée libre de choisir. Elle avait préféré rester à la ferme. "Ici, je sais où je vis", avait-elle dit. "Ici, je sais comment vivre", avait-elle dit encore. Elle avait acheté des livres, pas vraiment de classe, mais qui s'y rapportaient. Elle lisait en gardant ses vaches. Un jour, Ecureuil et moi, passés lui dire un petit bonjour, et voulant lui faire une surprise, nous nous sommes approchés d'elle en silence par derrière; elle lisait, assise non loin d'une de ses vaches qui broutait consciencieusement. Au moment où nous arrivions près d'elle, nous l'entendîmes s'adresser amicalement à sa vache : "Je vais te raconter ce que j'ai appris!" La vache leva la tête, nous vit, meugla, et notre camarade, se retournant aussitôt, rougit de confusion. "Les hommes n'écoutent pas toujours ceux qui ont envie de leur parler", lui dit Ecureuil, avec un doux sourire. Je regardai la camarade; son visage s'était éclairé.

La ferme de notre camarade se trouve entre notre petite ville à Ecureuil et à moi, et une bourgade un peu moins importante, où s'est établi l'atelier de tapisserie qui habille les meubles que fabriquent mes parents. Et quelquefois, lorsque mon père se rend chez le tapissier, nous en profitons, Ecureuil et moi, pour rendre visite à notre camarade, que nous aimons bien.

Ce matin, donc, nous partons. Notre camarade, nous irons la voir après le déjeuner - durant la matinée, elle est toujours très occupée avec ses vaches. Et quant au déjeuner, puisque nous passons par le moulin qui foule les draps de laine afin de les rendre plus fermes et plus serrés, nous ferons comme d'habitude; chacun, s'il y arrive, pêchera ses poissons - sinon, un courageux s'en chargera! - et ensuite, la braise, les pommes de terre calcinées, les poissons bien grillés... que désirer de plus?

Après avoir éteint le feu - "L'herbe est sèche aujourd'hui; nous devons être prudents!" nous a évidemment avertis la Fermière - nous partons.

Un petit ruisseau nous a rejoints, nous et la rivière, et tout ce petit monde se promène paisiblement à l'ombre des ormes, des aulnes et des peupliers qui bordent l'onde fraîche. Nous marchons dans l'étroite vallée prise entre les versants des collines, abrupts à droite, un peu moins raides à gauche, passant entre les vaches qui paissent l'herbe encore verte - ici, elle a de quoi s'abreuver. Un autre moulin, un hameau que nous laissons dormir. La rivière, elle aussi, a décidé de se reposer - tout est plat, ou presque, sur son chemin. Elle flâne par-ci, elle flâne par-là. "Et pourquoi irai-je toujours dans la même direction? Tiens, je vais revenir là d'où je suis partie! Oh, et puis non, je connais déjà! Oh, et puis si! Oh, et puis non! Allez, on continue!..."

Oh, ma belle! Mais nous, nous savons où nous allons; alors adieu, ma belle! On se reverra!

A présent, nous grimpons le versant escarpé, en nous accrochant aux arbres, comme de coutume. La Meunière n'a rien dit - le but est proche! Encore quelques pas, et apparaît la ferme de notre camarade!

Notre Liseuse nous a vus, et la voici qui vient en courant à notre rencontre :

- Ah, vous venez par la rivière, vous faites bien; c'est beaucoup plus agréable que par la route!

Nous lui parlons de notre pêche.

- Tu devrais venir avec nous... l'invite Risette.

Nous faisons chorus.

- Oui, je sais, je vous ai déjà promis... mais j'ai tant à faire!

Elle sourit :

- Mais comme vous n'avez jamais de dessert après votre pêche, je vous ai fait une tarte...

L'Embroussaillé ouvre deux grands yeux gourmands. Elle rit :

- Deux grosses tartes!

L'Embroussaillé quête visiblement des renseignements complémentaires. Elle rit encore :

- Au citron... avec beaucoup de crème!

Mine réjouie de l'Embroussaillé, et de tout notre petit groupe!

Le père de la Liseuse est dans les prés; la mère nous parle de sa fille :

- C'est peut-être dommage qu'elle n'ait pas continué...

Elle secoue la tête :

- Elle aime bien rester ici... Elle aime bien le travail de la ferme... Je suis contente qu'elle reste avec nous... Son père aussi est content.

Elle nous regarde tous, l'un après l'autre :

- Vous croyez qu'elle a bien fait...?

Mais sa fille l'interrompt vivement :

- Je suis très contente aussi!

Et, sans laisser de temps :

- Nous allons dans le verger; je vois qu'ils ont très faim... de tarte!

La mère secoue la tête :

- Ma fille fait de la bonne cuisine...

Nous nous installons sous le grand poirier - il faut monter une bonne quinzaine de barreaux sur l'échelle pour aller chercher les poires tout là-haut!

Devant nous, se détachant sur l'azur du ciel, les collines cisèlent l'horizon. Entre les collines, les reflets du soleil nous font suivre la rivière qui nous quitte peu à peu. Une ferme, près d'un pont. Et au loin, on devine la bourgade où se trouve le tapissier.

- Tiens, c'est pour toi!

Ecureuil a sorti un livre, et le tend à la Liseuse. Celle-ci, surprise - c'était le but recherché - regarde la couverture du livre... et un large sourire s'épanouit sur son visage :

- Il y a longtemps que je le voulais; le professeur de botanique me l'avait conseillé, mais avait ajouté qu'il était difficile à trouver.

Elle contemple longuement le livre, l'ouvre, tourne deux trois pages :

- J'avais commencé à le chercher au début de juillet, mais même dans la grande ville, je ne l'avais pas trouvé.

Elle tourne encore deux trois pages :

- Merci...

Ecureuil lui sourit :

- Nous l'avons tous cherché pour toi.

La route va vite quand on est en voiture. Trois minutes pour parcourir - sans trop se presser - la route par laquelle notre petit groupe est rentré hier à pied en trois quarts d'heure - sans trop se presser non plus, il est vrai - de chez la Liseuse. Voici sa ferme, sur notre gauche, qui disparaît l'instant d'après. La bourgade du tapissier, trois minutes plus loin. Et maintenant, une route assez grande, mais pas trop, qui suit le cours capricieux d'une rivière en montant de temps à autre sur les collines voisines, et qui nous mènera à la grande ville, d'ici une heure environ.

Mais qui donc, nous? Et pourquoi allons-nous à la grande ville? Eh bien, nous, ce sont mes parents, Ecureuil et moi, et nous allons chez le grossiste en tissus d'ameublement! La grande ville, c'est celle où coule un vrai fleuve, et où nous sommes allés il y a quinze jours, Ecureuil et moi, avec mon cousin du pont où personne ne peut passer, et sa cousine. Et enfin, arrivant par la route, nous avons l'immense plaisir d'éviter la très grande gare qu'on n'a pas dû savoir où mettre, et qui, sans attendre plus longtemps, a fait irruption dans le coeur de la ville, encombrant une paisible petite place de sa lourde verrière.

- Ah, bonjour, entrez donc!

Nous acceptons l'invitation toute souriante et cordiale... non, non, aimable... non... et puis, je ne sais pas! l'invitation toute souriante du grossiste.

On se serre les mains.

- La route a été bonne? demande, de même façon, le grossiste.

Mon père le rassure, s'il en est besoin, lui donne quelques rapides détails - "Il y avait peu de monde...", ma mère se tient un peu de côté, nous, les petits, sommes... eh bien, nous sommes là, quoi!

- Vous êtes venus voir les échantillons? demande... - Ah oui, tiens! j'ai trouvé : poliment! - demande poliment le grossiste.

Pour autant qu'il m'en souvienne, le rendez-vous avait été pris pour voir les échantillons. Ecureuil garde, depuis notre arrivée, les yeux baissés.

Mes parents choisissent les échantillons. Il y en a beaucoup. Certains tissus sont privilégiés; sans doute plaisent-ils plus que les autres aux clients.

- Sans doute... me répond Ecureuil, d'un ton plus que dubitatif.

- Tu crois que...

- Je ne sais pas; mais ce ne sont pas ceux-là qui me plaisent le plus.

Je montre mes parents en train de choisir :

- Je crois que mes parents sont comme toi...

- Oui, ta mère, surtout; ton père est plus crédule.

Je m'étonne :

- Nous sommes déjà venus ici; tu n'avais pas...

- J'ai grandi!

- Grandi?

- Grandi; oui.

Je la regarde. Oui, elle a grandi. Moi aussi, j'ai grandi; certainement...

- Nous avons grandi tous les deux...

Elle m'interrompt :

- Oui.

Et elle poursuit, presque aussitôt :

- Samedi dernier, nous avons parlé...

Je m'en souviens très bien :

- ...de notre atelier à nous deux...

- ...pour habiller les meubles.

Elle reprend aussitôt :

- Eh bien! si nous allions voir...

- ...les échantillons!

- Oui.

- Oui.

Des échantillons, il y en a beaucoup. Cependant, à présent, il y en a beaucoup moins! Et c'est bien ce que constate Ecureuil :

- Ce n'est pas la peine...

- ...de choisir parmi ceux qui ne nous plaisent pas.

- Oui.

- Oui.

Je regarde Ecureuil; elle me regarde... et nous nous mettons à rire!

Le grossiste en tissus d'ameublement est un grossiste sérieux, qui prend son commerce au sérieux. J'ai vu que notre rire lui avait paru incongru en ce lieu sérieux. Mais mes parents sont des clients. Il nous adresse un sourire... un peu forcé :

- Je vois que vous vous amusez bien! Je craignais de vous voir vous ennuyer!

Il craignait? Non?... Nous nous étions... poliment arrêtés de rire, Ecureuil et moi, mais nous avons bien failli pouffer de nouveau! Enfin, nous avons surtout évité de nous regarder... pour ne pas pouffer!

Et nous voici à fouiller dans les échantillons! Certes, ce n'est pas encore pour aujourd'hui...

- L'avenir, ça se prépare... chuchote Ecureuil.

Midi.

- Les enfants doivent avoir faim!

Nous acceptons l'invitation toute souriante et cordiale... non, non, aimable... non... et puis, je ne sais pas! l'invitation toute souriante du grossiste.

- Ça fait toujours plaisir aux parents lorsqu'on s'intéresse à leurs enfants, il le sait bien! me souffle Ecureuil, tout en faisant un sourire poli au grossiste en tissus d'ameublement.

Le grossiste a invité ses clients à déjeuner, je veux dire mes parents. Il nous a proposé, à Ecureuil et à moi, d'aller ensuite visiter le grand château pendant qu'il parlera de choses sérieuses avec mes parents.

Ledit grossiste habite une petite ville à une demi-heure de voiture d'ici. Ecureuil et moi n'y sommes jamais allés. Dans la petite ville, il y a un grand château.

La route est vite faite, et, comme le grossiste habite sur un bord de la ville, nous ne pouvons guère apercevoir que quelques bribes du grand château que nous devons visiter. Oui, cela paraît grand. Mais après tout, nous aussi nous avons un grand château dans la ville de notre ancienne école.

Pendant le déjeuner, nous restons bien sages, Ecureuil et moi, écoutant - ça, ce n'est pas vrai! - poliment, et répondant tout aussi poliment aux questions que nous pose de temps à autre le grossiste - toujours les mêmes questions, école...

La femme du grossiste ne parle pas souvent, nous sert lorsque quelque chose nous manque, et nous sourit d'un sourire doux et timide. "Comment est-elle venue là?" me dira Ecureuil un peu plus tard.

Après le déjeuner, nous laissons donc le grossiste parler de choses sérieuses avec mes parents.

Nous traversons la petite ville. Des maisons, chacune chez soi, des rues, n'ayant pas particulièrement envie d'aller quelque part, des... non, rien d'autre. Que puis-je encore ajouter?

- Rien! me conseille Ecureuil, qui lit par-dessus mon épaule.

Je reprends mon récit.

Une longue allée enfouie dans de grands arbres. Je sens la présence du château à la tête épanouie des visiteurs qui en sortent. Soudain, un essart. Lumineux. Un large étang, d'où sortent par endroits des joncs d'un vert tendre qui paraissent heureux d'être ensemble dans l'eau calme qui s'irise au soleil.

Je lève les yeux. Devant moi, une maison. Une maison qui vous attend pour que vous veniez vous y reposer. Ses murs épais vous protègeront du froid des mauvais jours, et garderont la chaleur de la spacieuse cheminée que je devine dans la salle que me laissent apercevoir les hautes fenêtres qui décorent le mur entre les tourelles d'angle. Peut-être les tourelles s'imposent-elles un peu trop lourdement...

Le guide, qui attend ses visiteurs, m'a entendu le dire à Ecureuil. Affable, il s'est approché de nous :

- La tourelle que vous voyez devant vous n'est qu'une invention regrettable. A l'origine, elle était tout élancée et laissait vivre le château.

La spacieuse cheminée était bien là. On pouvait y rôtir un cerf.

Dimanche. Le champ de foire est empli de monde. Ce n'est pourtant pas le jour du foirail. Et d'ailleurs, on ne voit ni vaches, ni paysans venus les vendre ou les acheter. Pourquoi ce monde, alors? C'est qu'il se passe un grand événement, sur ce champ de foire. Quel événement, donc? Rien, sur le calendrier des festivités traditionnelles, ne l'indique. Eh bien? eh bien, l'événement est trop exceptionnel pour se contenter d'une simple citation sur un banal calendrier! Et c'est?... C'est l'unique représentation du célèbre spectacle de marionnettes Maman hirondelle attend de petites hirondelles jouée par la non moins célèbre troupe théâtrale Le petit groupe du petit train!

Après avoir écrit ce chapitre, je n'ai pu résister à l'envie de le montrer à Ecureuil. Elle a souri :

- Il n'y a même pas quinze jours que nous avons composé la pièce...

- Que tu l'as composée!

- Oui? Peut-être...

Elle a aussitôt repris :

- Nous ne l'avons jamais jouée.

Elle s'est interrompue un instant :

- D'ailleurs, nous n'avons jamais rien joué du tout.

Et elle a ajouté, d'une voix pleine d'analyse réfléchie :

- Comment sais-tu que notre pièce et notre troupe théâtrale sont célèbres?

J'ai répondu d'une voix assurée, pleine d'évidences :

- Notre troupe, tout le petit train la connaît depuis toujours; et quant à notre pièce...

J'avais bien commencé, mais je n'ai pas su comment continuer. Ecureuil a pensivement achevé :

- Tout le monde pouvait voir cette pièce, il suffisait de regarder; elle se joue partout chaque printemps.

Je reprends mon récit.

Maman hirondelle attend de petites hirondelles

(Sur le champ de foire. Parents et enfants.)


Maman hirondelle :

- Je vais avoir très vite des oeufs!

Papa hirondelle :

- C'est magnifique!

Maman hirondelle :

- Nous n'avons pas encore fait le nid!

La petite fille, celle de l'histoire du petit chat, interrompant les artistes - Ecureuil et moi-même :

- Il faut vite faire le nid!

Quelques enfants :

- Oui!... Oui!...

Papa hirondelle :

- Je vais le faire!

La petite fille :

- Il faut des brindilles pour faire le nid!

Papa hirondelle :

- Je vais m'envoler pour chercher des brindilles!

Maman hirondelle :

- Je viens avec toi, il faut faire vite!

Une petite spectatrice :

- Venez, j'ai une brindille!

Papa hirondelle et Maman hirondelle arrivent à tire-d'aile.

Maman hirondelle :

- C'est juste ce qu'il nous faut!

Les enfants s'éparpillent, qui à travers le champ de foire, qui dans la maison de la tante du Polisseur. Et les voilà qui reviennent en courant à toutes jambes. Désormais, nos deux hirondelles ne sont plus dépourvues. Brindilles ramassées sous les arbres, fils de laine pris dans la maison, plumes perdues par les poules qui cherchent souvent sur le champ de foire de bonnes choses à manger - de beaux vers de terre, par exemple - feuilles mortes afin que le nid soit bien douillet...

Papa hirondelle :

- C'est magnifique! Nous avons tout ce dont nous avons besoin!

Maman hirondelle :

- Je vais bientôt pondre mes oeufs!

Les petits spectateurs crient à Papa hirondelle :

- Dépêche-toi!

La petite fille :

- Ils sont fatigués! Ils ont faim!

Et elle met dans le bec de chacune des deux hirondelles un petit morceau d'élastique trouvé dans la maison de la tante du Polisseur. De véritables vers de terre, à s'y méprendre!

Papa hirondelle, attrapant vivement le ver de terre :

- Oh, c'est bon! j'avais très faim!

Maman hirondelle, attrapant vivement le ver de terre :

- Oh, c'est bon! j'avais très faim!

On entend encore :

- Vite! Vite!

Papa hirondelle et Maman hirondelle font de leur mieux.

Un petit spectateur, qui s'y connaît :

- Il est trop bas, le bord du nid! Les oeufs vont tomber! Il faut relever le bord du nid!

Ainsi fut fait.

On parla longtemps, dans notre petite ville et dans les fermes avoisinantes, de l'inoubliable et unique représentation du célèbre spectacle de marionnettes Maman hirondelle attend de petites hirondelles jouée par la non moins célèbre troupe théâtrale Le petit groupe du petit train!

Il ne reste plus qu'une semaine avant que le mois d'août se termine. Le temps est encore resté beau et chaud. Cependant, certains soirs, on commence à ressentir l'approche de jours qui tiendront moins que dans le coeur de l'été les promesses de lendemains où nous trouvons si bon de rester tranquillement à bavarder à la belle ombre d'un grand arbre qui nous protège du brûlant soleil. Les ombres se sont allongées peu à peu durant ces dernières semaines, sans que, d'un jour à l'autre, nous ayons pu nous en apercevoir. Faut-il avouer, pour dire la vérité, que nous n'avons peut-être pas vraiment cherché à nous en apercevoir? Aujourd'hui, les ombres sont là, et parcourent notre île, à mesure que le soleil quitte le midi.

Le temps raisonnable après le déjeuner étant passé, nous plongeons dans la rivière pour faire la course avec les poissons.

- Les poissons iront toujours plus vite que nous, me répond Ecureuil, la tête hors de l'eau.

Je retourne une plaisanterie :

- Tu crois? Je vais leur montrer, tu vas voir!

Et elle, comme si je n'avais rien dit :

- Ils ont à faire...

- Ils ont à faire?

Elle allonge une bonne brasse :

- Nous, on se promène.

Nous... Je lève la tête hors de l'eau :

- Oui, on va moins vite quand on se promène; mais ne pourrions-nous pas...?

- Ils cherchent leur nourriture.

Je laisse un temps :

- Tu veux dire que nous n'avons pas de raison d'aller vite?

Elle fait une longue brasse, la tête sous l'eau. Une fois émergée :

- En vacances, le temps ne compte pas comme pendant l'école.

- Bien sûr; il n'y a pas de devoirs à faire.

Elle laisse un moment de silence :

- Pourtant, pour notre représentation...

- Nous avons nous-mêmes choisi de le faire.

- Les poissons vont vite quand ils cherchent à manger...

- ...et quand ils ont mangé, ils ne bougent presque pas.

Je me mets debout dans l'eau :

- Quand nous avons mangé l'école, nous n'allons pas vite, pendant les vacances.

Elle se met debout dans l'eau :

- Nos hirondelles allaient vite.

Maintenant nous pédalons dans l'eau un bon moment sans rien dire. Je remarque :

- Elles avaient quelque chose à faire; elles cherchaient à amuser les enfants.

- Et la Liseuse lit sans que cela soit un devoir.

- Nous aussi, nous lisons; nous ne sommes pas obligés non plus.

Ecureuil a frappé l'eau d'un grand geste des bras et sort la tête et les épaules de l'eau :

- Nous allons vite, tout en étant en vacances!

Je fais le même mouvement; j'ai plus de forces, et je sors de l'eau encore plus qu'elle :

- Pas tout le temps! Pas tout le temps!

Elle rit, je ris...

Une bonne suite de longues brasses - nous revoilà partis...

- ...faire la course avec les poissons! rit encore Ecureuil.

Les poissons sont gens prudents, et ils ont vite fait de céder leur place à ces importuns qui troublent leur eau.

- Nous avons bien nagé.

- On arrête? demande Ecureuil.

- Volontiers; j'allais te le proposer.

N'étant pas des poissons, nous ne pouvons nous arrêter bêtement sur place. Mais comme nous avons nagé tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, pour rester à l'abri de la grande haie qui borde notre rivière, nous ne sommes pas très loin de notre cabane. Et nous voici en train de nous sécher au soleil, qui, à l'heure où nous sommes, quatre heures sans doute, vient nous réchauffer sans trop s'accrocher aux feuilles de notre saule.

- A l'école, nous allons vite, en vacances...

Je continue la phrase d'Ecureuil :

- ...nous n'allons pas vite...

- ...ou bien nous allons vite si nous le voulons.

J'observe :

- Nous aurons fini l'école dans trois ans; nous n'aurons plus de devoirs à faire.

Ecureuil m'interrompt presque :

- Les clients n'aiment pas attendre!

- Les clients? Ah, oui! Ceux de notre atelier à nous deux!

- Oui.

- Si nous proposons nos modèles trop tard, nous ne les vendrons pas!

- Et si les meubles qu'ils ont choisis ne sont pas habillés à temps, les clients seront mécontents...

- ...et ils ne reviendront plus!

Je prends une mine désolée :

- Et notre atelier...

Elle prend une mine désolée :

- ...devra être fermé!

D'ordinaire, après ce genre de conversation, nous nous mettons à rire. Eh bien, non! Chose curieuse, non seulement nous ne rions pas, mais je crois pouvoir dire que nous avons vraiment, et non simplement pour jouer, l'air d'être désolés.

Après un long silence...

- Donc, il nous faudra aller vite! déclare Ecureuil, avec un vrai sérieux.

Elle s'est soulevée sur les deux bras :

- Nous sommes secs maintenant.

Et après s'être levée, elle va dans la cabane pour se rhabiller. Je la suis.

- Il nous faudra toujours aller vite, alors...?

Elle a laissé sa phrase en suspens. Je lui réponds, avec, moi aussi, un vrai sérieux :

- Je le crois.

Il pleut. Il a plu toute la nuit. L'air s'est rafraîchi. Nous venons de passer devant la ferme de la Liseuse. Nous venons de passer la petite ville où se trouve l'atelier du tapissier. Nous allons chez le responsable des achats d'habillement d'un grand magasin d'une grande ville. D'habillement? Oui; mais pas de meubles, non, de femmes! Oui, de femmes, car il s'agit des robes et autres vêtements qui sortent de l'atelier des parents d'Ecureuil. Lesquels parents vont déjeuner chez ledit responsable, et nous ont emmenés, Ecureuil et moi, avec eux. Il faut préciser que c'est nous qui leur avons demandé de venir avec eux. Ils ont été un peu étonnés, mais ont accepté volontiers. "Vous allez vous ennuyer, là-bas; nous allons parler affaires!" nous a dit le père d'Ecureuil. "Vous pourrez vous promener, là-bas; c'est très joli!" nous a dit la mère d'Ecureuil. "Nous aussi, nous sommes à présent dans les affaires; il nous faut être bien renseignés!" nous sommes-nous dit sans parler, en nous faisant un sourire entendu.

La route est soit longue, soit pas longue, selon ce qu'on ressent en la parcourant. Les gens qui viennent des grandes villes la trouvent... "Oh, elle est charmante!" Nous, elle nous ennuie, tout simplement. Deux heures environ pour arriver aux abords de la grande ville... ennuyeuse, elle aussi. "On ne sait jamais où on est!" dit Ecureuil. "Malheureusement si! on le sait qu'on y est!" lui ai-je répondu un jour. Cela nous avait un peu fait rire; ça compense...

Nous voici donc aux abords de la grande ville; une colline nous en sépare encore. Du haut de la colline, nous découvrons la massive cathédrale qui règne sur la ville et ses alentours. Ecureuil me la désigne d'un geste... encourageant :

- Allons, ne jetons pas le manche après la cognée; elle est malgré tout imposante, cette cathédrale!

- Oui, elle est imposante...

Ecureuil me sourit :

- La rivière va nous consoler!

Je lui souris en retour :

- Oui, c'est vrai; je crois même que c'est le seul souvenir que j'aie gardé de la ville.

Nous longeons la rivière. La pluie a cessé par endroits. Le soleil, qui tente de revenir, parsème la rivière de taches claires, bien que peu lumineuses. Le ciel est fait de grosses boules d'un gris fort sombre, et de déchirures bleues, à travers lesquelles le soleil glisse un oeil de temps à autre. La rivière se promène tranquillement entre les herbes qui poussent en désordre, donnant un peu d'attrait à la morne ville.

- Cela ne fait pas beaucoup d'attraits! a commenté Ecureuil.

- De quoi parlez-vous donc? a demandé le père - ou la mère, je ne sais plus - d'Ecureuil.

- La rivière est très jolie, avons-nous répondu presque en même temps.

Nous avons étouffé un petit rire.

- Oui, elle est vraiment très jolie! a approuvé la mère - ou le père, je ne sais plus - d'Ecureuil.

Mais, toute plaisanterie mise à part, c'est vrai, la rivière est très jolie, qui se promène tranquillement entre les herbes qui poussent en désordre, donnant un peu d'attrait à la morne ville.

Le responsable des achats d'habillement de femmes du grand magasin de la grande ville nous attend dans son entrepôt. Sa femme est déjà partie avec la voiture pour préparer le déjeuner, et nous ramènerons l'acheteur avec nous.

Pendant qu'il bavarde avec les parents d'Ecureuil - "Heureusement que la pluie a cessé", "La route a été bonne" - nous allons regarder les marchandises qui emplissent l'entrepôt. Des grandes caisses ouvertes, des grandes caisses fermées - "Tiens! les modèles secrets, qu'on ne dévoilera qu'au dernier moment!" me souffle Ecureuil - un amas de robes sur cintre - Ecureuil fait une moue condescendante : "Le tout-venant!" - et puis des habits défraîchis et froissés - "Les invendus..." soupire Ecureuil. Je sais pourquoi elle soupire. Les invendus, cela arrive aussi quelquefois pour les vêtements que ses parents vendent aux grands magasins. Et ce qu'on n'a pas vendu revient sans bénéfice...

- Où êtes-vous, les jumeaux?

C'est la mère d'Ecureuil qui nous cherche. L'entrepôt est vaste. Nous revenons. Nous partons.

De nouveau la massive et imposante cathédrale. On ne la voit pas bien, elle se présente par le portail. L'entrepôt étant sur le haut d'une colline, nous descendons. Descente calme, puis raide. De nouveau la rivière, qui se promène tranquillement entre les herbes qui poussent en désordre, donnant un peu d'attrait à la morne ville. La rivière, on la voit très bien, elle se présente de tout son long. Montée sur la colline par laquelle nous sommes arrivés, et par laquelle, donc, nous repartons. Trois minutes de route. Au milieu de la lénifiante campagne, juchée sur une colline, l'église du village où nous allons déjeuner.

- Regarde, c'est Du pré!

L'exclamation chuchotée d'Ecureuil m'a fait sursauter. Du pré? Je regarde de tous mes yeux. Où ça, Du pré? Sur le petit chemin de terre où nous sommes, une carriole tirée par un cheval vigoureux et conduite par un paysan somnolent vient vers nous. Point de Du pré. Un pré, à droite. Dans le pré, une vache qui broute avec appétit. A quelques pas de la vache, une petite fille qui la garde, tenant à la main une baguette longue et flexible. J'ai compris! Je me tourne sans hâte vers Ecureuil, et je m'exclame en chuchotant :

- Mais non voyons, c'est sa petite soeur!

Malgré tous nos efforts, nous n'avons pas pu nous empêcher d'éclater, bruyamment, de rire. Les parents d'Ecureuil ont tourné la tête vers nous, un peu surpris, mais n'ont pas fait de réflexion. Les jumeaux s'amusent, tant mieux!

Déjeuner. C'est varié, c'est bon. On voit que la femme de l'acheteur a mis du temps pour préparer le repas. Rien de plus normal. Chez nous aussi, on fait de bonnes choses, oh, combien bonnes! Mais ici, on voit des plats dont on ne voit pas ce que c'est au premier abord. Dirais-je que l'Art de la Table passe avant le repas lui-même? Peut-être, mais sans doute ai-je tort, car quoi que je puisse dire, c'est excellent.

- Vous vous êtes bien amusés pendant les vacances? nous demande, à Ecureuil et à moi, la femme de l'acheteur, d'une voix fort aimable.

Ecureuil commence une réponse, mais...

- Nous n'avons pas pu en prendre encore; il y avait trop de travail, informe l'acheteur.

Suit un dialogue, ou plutôt une série d'interventions, de la part de l'acheteur et de sa femme. Sa femme :

- L'année dernière, nous avions eu un ennui de voiture...

- C'est rare de trouver un si bon mécanicien...

- Tu te souviens de l'endroit? J'avais vu une robe...

- A propos, tu me feras penser à la livraison des robes de demain?

- Absolument! C'est une très belle boutique...

- Je crois que le vendeur...

- Lequel? Celui qui s'est blessé au bras?

- Oui; on l'a très bien soigné à l'hôpital...

- Il y a un excellent hôpital à... Ah! je ne me souviens plus; c'est la voisine...

- Oui, oui, je ne m'en souviens plus non plus...

Ils s'abîment tous les deux dans la recherche de cet excellent hôpital.

La femme de l'acheteur se tourne soudainement vers la mère d'Ecureuil :

- Voulez-vous en reprendre?...

- Oh, merci, c'était très bon!

- C'est le boucher qui m'a donné la recette...

- Il a bien augmenté ses prix!

Ça, c'est l'acheteur. On repart. La viande du boucher est meilleure que celle... Il fait venir ses bêtes de... Quel joli endroit pour les vacances...

La femme de l'acheteur se tourne vers Ecureuil et moi et nous demande d'une voix fort aimable :

- Vous vous êtes bien amusés pendant les vacances?

Le soleil a décidé de faire un effort, et nous décidons de festoyer au bord de la rivière, près du moulin qui foule les draps de laine afin de les rendre plus fermes et plus serrés.

- Il faut faire venir la Liseuse! déclare avec décision l'Embroussaillé.

- Ah oui, ce serait bien; mais elle ne veut jamais! regrette Du pré.

- Et si nous allions la chercher? propose le Polisseur.

- Bonne idée! approuve Risette.

- Bonne idée! approuve la Fermière.

- Par où allons-nous passer? demande la Meunière.

Je m'étonne :

- Comme toujours, par la rivière.

- Si nous allions d'abord chez elle à bicyclette? comme cela, nous ferions tout le chemin de la rivière ensemble.

- Et nous aurions moins à marcher, la taquine son frère.

Sa soeur fait mine de vouloir répondre, mais Ecureuil l'interrompt d'un large sourire :

- Tu as bien fait de proposer un chemin plus court; ton frère a l'air un peu fatigué aujourd'hui...

Le frère a levé les bras au ciel, et se prépare à protester, mais Ecureuil ne lui en laisse pas le temps :

- ...et il ne veut pas le dire!

Le frère a beau tenter de protester à nouveau, nous rions trop pour qu'il puisse le faire!

Nous voilà donc partis à bicyclette. Tout bien considéré, la proposition de la Meunière n'était pas aussi mauvaise qu'on aurait pu le croire. Dix minutes de route à peine, et nous arrivons chez la Liseuse.

Elle est toute joyeuse de nous voir :

- Je viens de terminer la vaisselle du midi, et...

- ...et n'ayant plus rien à faire, tu viens avec nous à la pêche! l'interrompt gaiement l'Embroussaillé.

- Oh! rien à faire... se défend la Liseuse.

- C'est vrai qu'il y a toujours de l'ouvrage dans une ferme... commence la Fermière.

- Tu vas nous faire honte! intervient Risette.

- Oh non! se récrie vivement la Liseuse; vous irez bientôt à l'école, moi, je pourrai continuer à...

Elle laisse sa phrase en suspens :

- Je veux dire que je pourrai faire comme je voudrai...

Elle hoche la tête :

- Je veux dire...

- Ne dis rien! la coupe Ecureuil; c'est toi qui auras le plus de travail à faire.

La Liseuse a légèrement rougi... L'Embroussaillé s'exclame énergiquement :

- Allez viens! nous allons te pêcher de beaux gardons pour ton dessert!

Elle a souri :

- Ça me fera un très grand plaisir!

- On y va! s'est écrié en écho le Polisseur.

Et nous sommes partis! Enfin, après que la Liseuse a été dire à sa mère qu'elle venait avec nous. Et sa mère est sortie nous souhaiter une bonne promenade :

- Cela va distraire ma fille, elle en a si peu l'occasion...

Et elle nous a fait un long sourire...

Nous partons pour la rivière.

- Tu n'y vas pas à bicyclette? demande innocemment l'Embroussaillé à sa soeur.

- Si, bien sûr! mais je pensais que tu me la descendrais jusqu'à la rivière!

De petits rires s'élèvent de nouveau - pauvre frère! - mais l'Embroussaillé a déjà empoigné la bicyclette, et se l'est mise à l'épaule :

- Ne t'inquiète pas; je te tiendrai pour que tu ne tombes pas dans la rivière quand nous serons en bas!

Nous rions tous de bon coeur de l'amusante petite querelle familiale!

Nous voici descendus - sans la bicyclette! Heureusement, du reste, car il n'aurait pas été très facile de rouler dans l'herbe haute sur les bords des méandres de la rivière. Et de plus, le sol est parfaitement irrégulier!

Le moulin. Notre matériel spécialisé en main, nous poursuivons sans répit le poisson! A dire vrai, notre matériel spécialisé n'est pas - et de loin! - aussi spécialisé que celui avec lequel le cousin d'Ecureuil a pêché le sandre. Il s'en faut même de beaucoup! Notre matériel spécialisé à nous se compose de longues branches fines, mais solides, qu'un peuplier obligeant nous a aimablement offertes; de gros fil, bien assez fort pour résister à un malheureux gardon ou autre vairon, trouvé à l'atelier d'Ecureuil; et de bouchon, taillés par moi-même dans des chutes de bois ramassées dans l'atelier de mes parents, bouchons joliment peints par Ecureuil. Et tout ce matériel spécialisé nous attend sagement dans le fourré tout proche où nous le rangeons soigneusement après notre pêche. Mais bah! le principal, n'est-il pas d'attraper le poisson? Et puisque nous y arrivons - et fort bien même!

Le feu crépite. La braise a rougi. La Liseuse grille son gardon - le plus beau, celui que lui a pêché l'Embroussaillé. Les pommes de terre brûlent - "Vite, vite, il faut les retirer!" s'est écriée la Liseuse. Les doigts, eux, n'attendent pas d'être brûlés, ils se brûlent bien tout seuls!

Et qu'avons-nous donc pour terminer le festin? D'ordinaire, rien; nous nous contentons de notre pêche et de nos pommes de terre - généralement calcinées! Mais aujourd'hui...

- J'ai apporté du fromage...

Cris de joie! Nous le connaissons bien, le fromage de la Liseuse, si bon, et dans lequel on retrouve la saveur du lait qui vient de ses vaches!...

- J'ai eu du plaisir à être avec vous...

La Liseuse a poussé un long soupir :

- Cela va me manquer d'être avec vous en classe...

Un petit silence. Risette lui a souri :

- Nous viendrons te voir souvent!

- Je sais; j'en suis contente d'avance...

Elle fait une pause :

- Chacun sera occupé de son côté...

Un autre silence, plus long.

- Je ne comprends pas très bien; je suis contente...

Elle s'arrête un instant :

- Oui, très contente, de rester à la ferme...

Encore un court arrêt :

- Je regrette de ne plus aller avec vous à l'école... plus que l'école elle-même, je crois...

Elle secoue lentement la tête :

- Je ne suis pas capable de vivre deux vies.

Elle n'ajoute rien. Du pré demande, comme pour une confirmation :

- La vie à l'école, et la vie à la ferme?

Elle fait un pâle sourire :

- Oui.

Nous restons un long moment sans rien dire. Elle reprend :

- En géographie, on nous parle d'autres pays; j'ai toujours eu du mal à me représenter des vies différentes de celle que je connais.

Elle ajoute presque aussitôt :

- Celle que nous connaissons tous.

- Ça doit être pour connaître ces vies qu'il y a des hommes qui partent voyager au loin.

- Et même dans les récits d'aventures, les héros partent découvrir des contrées inconnues, m'approuve le Polisseur.

- Toi, tu les connais, ces vies, plaisante Du pré, parle-nous-en!

Le Polisseur répond sans gaieté :

- J'étais à mon polissoir, comme la Liseuse est à sa ferme; mes voyages étaient aussi courts que les siens.

- En voyageant, tu aurais découvert d'autres polissoirs, plaisante à son tour l'Embroussaillé.

- Ce serait tout de même des polissoirs, remarque sa soeur; et il polirait toujours.

- Au moins, ce ne serait pas au même endroit.

- Pendant que je trais mes vaches, je ne regarde pas tellement l'endroit où je suis, intervient la Fermière.

- Pendant qu'on voyage, on ne trait pas les vaches! rétorque l'Embroussaillé.

Risette hoche la tête :

- Alors, pendant qu'on voyage, on ne vit pas?

Je crois que nous sommes tous un peu étonnés. Non, apparemment pas Ecureuil :

- On vit, mais seulement pour soi-même.

Un moment de silence. Le Polisseur s'inquiète :

- Donc, d'après toi, le héros qui découvre des contrées inconnues ne vit que pour lui-même?

- Tout dépend de ce qu'il fait de ses découvertes.

- Tu veux dire s'il les garde pour lui ou non? s'enquiert Risette.

- Oui, confirme Ecureuil.

Un moment de silence.

- Découvrir des contrées inconnues, c'est intéressant, observe l'Embroussaillé; on voit ce qu'on n'a jamais vu.

La Liseuse sourit :

- Les fleurs de mes pommiers que j'ai vues au printemps, je ne les avais jamais vues auparavant.

- Tu les avais déjà vues l'année dernière!

- Ce n'étaient pas les mêmes.

- Il faut malgré tout avouer qu'elles ressemblaient à s'y tromper aux fleurs du printemps de cette année.

La Liseuse a poussé un petit soupir :

- C'est vrai, tu as raison.

Elle hésite légèrement :

- Peut-être espérons-nous que l'inconnu ne ressemble à rien de ce que nous connaissons déjà?...

Il pleut.

- Ça ne durera pas; demain, le soleil sera revenu, nous rassure la Fermière.

Tout notre petit groupe est réuni chez moi.

- Qu'allons-nous faire? demande le toujours impatient Embroussaillé.

Chacun cherche.

- Nous pourrions faire une promenade sous la pluie, suggère Risette.

- Pourquoi pas? c'est amusant! approuve le Polisseur.

- Il pleut vraiment très fort, remarque, sans trop insister, la Meunière.

- Oh, nous allons tous prendre de grands parapluies! la taquine son frère.

Quelques petits rires se font entendre. Ecureuil coupe court :

- Elle a raison; il pleut vraiment très fort!

Ecureuil aime beaucoup la pluie; même forte... Moi aussi. Mais je renchéris tout de même :

- Nous allons être mouillés jusqu'aux os!

Oui, cela n'est pas évident de savoir si je plaisante ou non... La Meunière fait contre fortune bon coeur :

- Bon, bon, allons-y!

- Si nous allions chez la tante du Polisseur? propose Ecureuil.

- Oh oui! et nous pourrions apporter des gâteaux pour le goûter des enfants! approuve la Fermière.

- Excellente idée! s'exclame Risette; et d'ailleurs il est déjà trois heures passées.

- Et de plus, nous sommes jeudi, prononce tranquillement Du pré.

Jeudi? Pendant un court moment, nous restons déconcertés. Cependant, Risette ne s'en est pas laissé conter :

- Jeudi? Oh, que c'est ennuyeux! Nous ne pouvons aller voir les enfants!

Pour le coup, même Du pré est déconcerté.

- Et pourquoi donc? proteste-t-il; au contraire, jeudi...

- ...est la veille du vendredi! répond imperturbablement Risette.

Des voix s'élèvent :

- Bien oui!

- Nous le savons!

- Et alors?

- Explique!

Et elle, comme si la chose était évidente :

- Il nous faut faire nos devoirs pour demain!

Réaction immédiate :

- Hooou!...

La boulangerie n'est pas loin, et nous choisissons, bien sûr, les meilleurs gâteaux! La tante du Polisseur n'est pas loin, elle non plus, mais comme il pleut toujours, et que nous n'avons, bien entendu, pas de parapluie, nous arrivons tout trempés chez elle.

- Ils ne sont pas tombés du nid, les oeufs?

La petite fille au visage tout rond, calme et gentil, a déjà attrapé la jupe mouillée d'Ecureuil, et l'a doucement tirée.

- Papa hirondelle a apporté à manger à Maman hirondelle?

Et, comme si elle craignait une réponse négative, elle poursuit vivement :

- Maman hirondelle doit rester dans son nid; elle a faim!

Ecureuil, qui, comme nous tous, n'est pas encore véritablement entrée dans la maison, la rassure :

- Papa hirondelle vient souvent apporter à manger à Maman hirondelle.

La petite fille fait un sourire satisfait, mais ne lâche pas pour autant la jupe d'Ecureuil :

- Tu me diras quand il y aura des petites hirondelles?

Elle prend un air absorbé :

- C'est bientôt, tu sais!

Elle s'éclaire d'un immense sourire :

- Il y a trois oeufs!

La petite fille a soudainement lâché la jupe d'Ecureuil, et s'est sauvée avec toutes ses petites jambes. Quelques instants plus tard, elle revenait tout aussi vite, et tendait un petit morceau de pain à Ecureuil :

- Tu le donneras à Maman hirondelle!

Huit heures du matin. Le petit train est parti pour la grande ville de notre future grande école. Future, car ce n'est pas du tout aujourd'hui que nous y allons, Ecureuil et moi. Nous nous contentons d'une correspondance avec un autre train, qui nous amènera à la scierie.

Pourquoi donc une scierie? C'est parce qu'une scierie vend du bois. Et le bois, c'est ce qu'achète mon père pour fabriquer ses meubles. Et mon père, ayant eu besoin rapidement d'une petite pièce de bois particulière, voulait envoyer un compagnon à la scierie. "Et si nous lui proposions d'y aller nous-mêmes! Ce serait amusant", m'avait suggéré Ecureuil. Mon père fut enchanté de la proposition - le compagnon avait bien autre chose à faire! Et ceci explique cela, je veux dire, que nous soyons dans ce train.

- Il va plus vite que les trains que nous prenons d'ordinaire, remarque Ecureuil.

- Oui, tu as vu sur l'horaire, c'est un express.

- Oui, j'ai vu...

Elle sourit gaiement :

- Un express! Je ne sais même pas ce que ce mot veut dire!

- Moi non plus.

- Ça veut dire que ça va vite!

- Tu as parfaitement raison!

- Qu'en sais-tu?

- Je n'en sais rien!

Et nous rions joyeusement!...

- Nous pourrons dire à la Liseuse que nous avons fait un grand voyage... continue Ecureuil.

- ...et que nous avons découvert des contrées inconnues...

- ...que nous ne garderons pas pour nous, puisque nous la donnerons à ton père!

- Les contrées inconnues?

Elle rit :

- Non, la pièce...

Nous terminons ensemble :

- ...de bois!

- Non seulement le train va vite, mais il ne s'arrête jamais!

- Tu es sûr qu'il s'arrêtera là où nous allons? me demande Ecureuil, d'une voix très inquiète.

Je prends la voix du Chef de train :

- Mademoiselle, soyez sans crainte; ce train ne va pas plus loin que votre station.

Je prends un temps, tout en me gonflant de mon importance :

- Et même si vous oubliez de descendre du train, un employé, préposé à cet effet, viendra vous prévenir!

- Oh, merci, Monsieur le Chef de train, me voici pleinement rassurée! me répond Ecureuil, d'une voix reconnaissante.

Nous rions, pas trop fort cependant, de peur de finir par incommoder les voyageurs de notre compartiment.

L'express file maintenant entre de hautes collines couvertes de grands bois. L'express n'est pas un autorail. Il vient de très loin. Il a de confortables compartiments.

Soudain, la nuit! Le compartiment s'est éclairé de lumière électrique. Je prononce d'une voix ensommeillée :

- J'ai dormi si longtemps? Le soleil est déjà couché! Tu aurais dû me réveiller!

- Moi aussi, je viens de me réveiller! m'annonce Ecureuil d'une voix faible.

Un temps. Je reprends d'une voix bien réveillée, cette fois-ci :

- Regarde! le train va de plus en plus vite! C'est pour que le matin se lève le plus vite possible!

- Oui!... Tu as raison! Voilà le soleil qui se lève!

La lumière du soleil pénètre dans le compartiment. Nous sortons du tunnel.

Onze heures vingt-quatre. L'express est entré en gare. La scierie n'est pas très loin, et nous nous y rendons tranquillement à pied. Je cherche quoi noter sur la traversée de la ville... Le patron nous avait fort aimablement invités à déjeuner, et nous arriverons à midi à peine passé. Le déjeuner terminé, nous irons à la scierie, et nous repartirons un peu après quatre heures. Nous serons chez nous vers sept heures ce soir. Si ce n'est pas un grand voyage à raconter à la Liseuse, ainsi que l'avait dit Ecureuil!

Le patron de la scierie et sa femme ne sont plus très jeunes, ni l'un ni l'autre, et ils doivent du reste bientôt passer la main à leur fils. Ils sont très affables tous les deux. Le déjeuner est simple, mais bon, et se passe agréablement à parler de notre réussite à nos examens et de notre avenir bien sûr, mais aussi de la vie de leur ville qu'ils aiment, et qu'ils nous font mieux découvrir que lorsque nous l'avons traversée nous-mêmes. Un regard jeté distraitement ne peut voir ce que voit le coeur. Que pensent les gens de passage de notre petite ville que nous aimons tant, Ecureuil et moi?

La scierie. Du bois. Du bois partout. Bien sûr, que peut-il y avoir d'autre? Eh bien si, il y a autre chose! Les bois parlent. Racontent-ils des histoires, comme celle du petit chat ou celle de Papa et Maman hirondelle? Non, ils ne parlent pas du monde et de sa vie, de ce monde où pourtant ils vivaient eux-mêmes, de ce monde qu'ils ont quitté à jamais pour venir offrir leur corps aux hommes. Et à ces hommes, ils disent : "Que veux-tu? Un beau salon pour y recevoir tes amis? Voici de l'acajou précieux, calme et chaud, où ils se sentiront dans le plus riche des palais. Veux-tu les inviter à partager le repas familial, sans cérémonie? Voici une belle planche en hêtre dans laquelle tu pourras tailler la table à laquelle tu t'installeras avec ta famille et tes amis. Une armoire, solide et fidèle, qui vieillira auprès de toi, tout en résistant au temps qui passe? Prends ce chêne, tu peux lui faire confiance. Et ce noyer, pour ta petite commode, qui reposera tes yeux? Et cette jolie planchette en merisier? tout ce que tu feras d'elle sera si beau!... Ah, j'oubliais! Tu ne sais pas faire toi-même ce que tu désires? Fais venir l'ébéniste dans cette abondante scierie; il saura, lui!"

Le patron de la scierie est parti chercher la pièce de bois que nous devons rapporter à mon père. Son fils vient d'arriver.

- Ah, c'est vrai, c'est vrai, c'est vous deux qui deviez venir! déclare le fils après un moment d'hésitation.

Je dirais même d'incompréhension; mais je peux me tromper...

Il a attrapé une planche, et la porte à pas vifs un peu plus loin, tout en s'informant :

- Le voyage s'est bien passé? Vous ne vous êtes pas perdus?

Je suis sûr d'avoir entendu Ecureuil prononcer dans un souffle : "Oh, si!..."

- Ton père nous a bien expliqué ce qu'il voulait. Tu n'as pas besoin...

Il met sa planche contre le mur :

- ...de t'inquiéter!

D'une part, je ne vois pas pourquoi je m'inquiéterais, et d'autre part, c'est à son père que mon père a tout expliqué; nous étions là tous les deux, Ecureuil et moi, et nous avons entendu.

- Elle ne va pas se casser!...

Il a haussé les épaules, et secoue la tête en signe de désapprobation condescendante.

Ecureuil avait un peu rapproché la planche du mur, afin d'éviter une possible chute, et c'est ce qui lui a valu cette apostrophe. Le fils a même ajouté négligemment :

- Elle n'est pas en céramique, comme tes assiettes!

Ni Ecureuil, ni moi, n'avons, bien entendu, rien dit.

Le père revient avec la pièce de bois, emballée dans un épais carton, et soutenue par ses deux mains; puis il pose doucement le carton sur l'établi.

Je touche le carton de la main :

- C'est du tilleul. Les bords sont fragiles; nous y veillerons.

Il m'a souri :

- Je sais que je n'ai pas besoin de vous le dire.

La Fermière avait eu raison; le beau temps chaud est revenu. Nos bicyclettes se sont élancées sur la route toute droite qui mène à la ferme de la Liseuse. Notre petit groupe n'a pas laissé les bicyclettes partir seules, et il est venu, lui aussi...

- C'est malin! ironise Ecureuil, qui me regarde écrire; et ce n'est pas la peine d'achever ta phrase, elle est vraiment mauvaise!

Je reprends mon récit.

Nous allons donc chez la Liseuse.

Nous arrivons alors qu'elle vient de terminer la vaisselle du midi.

- Tu viens à la pêche? lui demande, sans attendre, Du pré.

Elle hésite longuement.

- Va, va! l'encourage sa mère, qui sort de la ferme, et qui a dû entendre.

- Je dois encore...

- Ce n'est pas pressé; et je commencerai moi-même!

Et sa mère ajoute, en accompagnant son conseil d'un mouvement appuyé de la tête :

- Va te promener, cela te fera du bien!

L'Embroussaillé prend l'air sévère d'un professeur sévère :

- Il faut toujours obéir à sa mère!

La Liseuse sourit calmement :

- Eh bien, me voilà en vacances!

Un petit saut discret dans la maison - prendre le fromage, pour sûr! - et elle part en courant le long de la descente qui mène à la rivière. Nous la suivons, à qui arrivera le premier. Mais elle a pris de l'avance, et nous crie d'en bas :

- Hé bien, on dort là-haut?

Mais elle n'a pas encore achevé sa phrase que nous lui tombons dessus.

- Tiens, c'est toi? Que fais-tu là? lui lance le Polisseur, jouant l'étonné.

- J'allais à la pêche; voulez-vous venir avec moi? La rivière est très poissonneuse, vous pouvez me croire!

Je fais mine d'être désolé :

- Quel dommage, nous n'avons pas de canne à pêche!

Elle se compose un petit sourire entendu :

- Aucune importance; je sais où en trouver!

L'Embroussaillé exulte :

- Quelle chance! Nous ne savions pas comment faire!

Comme de coutume, nous recevons une admonestation de la Fermière :

- Vous avez bientôt fini? Puisque à présent nous avons l'inestimable chance d'avoir des cannes à pêche, nous pourrions peut-être y aller!

- Oui, maman! répond l'Embroussaillé, en baissant la tête, comme un petit enfant pris en faute.

Sa soeur remarque, d'une voix amusée :

- Tiens! il est devenu bien obéissant; je n'en crois pas mes oreilles!

- Allez! La Fermière a raison; allons-y! conclut Risette.

- Et nous ferions bien de nous dépêcher; sinon, les poissons ne vont pas nous attendre plus longtemps, ajoute tranquillement Du pré.

- A quelle heure avions-nous rendez-vous avec eux? s'informe le Polisseur, paraissant très intéressé.

Apparemment, personne ne connaît l'heure du rendez-vous, et il ne nous reste plus qu'à partir.

- J'espère que nous trouverons au moins quelques beaux gardons; l'Embroussaillé les a promis à la Liseuse, rappelle d'une voix calme Ecureuil.

Les gardons étaient là. Et les beaux gardons pour la Liseuse, et les vairons, et les goujons!...

La pêche a commencé. Qui prendra le premier poisson?

On ne le saura jamais. Deux gardons et un goujon ont sauté en l'air en même temps, ou presque! Le goujon, c'est la Liseuse elle-même qui l'a sorti de l'eau, Ecureuil lui ayant prêté sa canne à pêche. La Liseuse ne pêche pas souvent, et ne sait plus où elle a pu mettre la sienne.

Le feu de bois, la braise, la grillade, les pommes de terre... et, comme attendu, le fromage!

Nous sommes montés, comme d'habitude, presque en haut de la côte d'où l'on voit la vallée et les collines au loin, et nous voici assis dans l'herbe jaunissante, à nous prélasser après le copieux repas!

- Il vous reste encore dix-neuf jours de vacances.

La Liseuse nous sourit, et ajoute gaiement :

- Moi, je retourne à l'école demain!

Surpris, je m'exclame :

- Comment ça, à l'école demain?

Surpris, nous le sommes tous.

- Je croyais que tu... commence Du pré.

- Tu as changé d'avis? poursuit la Meunière.

La Liseuse fait un petit signe de tête amusé :

- Non, non, je n'ai pas changé d'avis!

Elle rit :

- Je n'ai pas à aller loin; l'école est chez moi!

Petit flottement dans notre petit groupe. Mais Ecureuil :

- Ton école, ce sont tes livres?

La Liseuse fait oui de la tête. A présent, nous avons tous compris.

- Et si les livres ne te suffisent pas, nous te parlerons de ce que nous apprendrons à l'école, ajoute la Fermière.

"Absolument!" "Parfaitement!" jaillissent de toutes parts.

La Liseuse paraît toute contente, c'est un plaisir de la voir!

- Par contre, pour ce qui est des découvertes des contrées inconnues... remarque cependant le Polisseur.

- Et nous, ce n'est pas non plus à l'école que nous les découvrons, rétorque Risette.

- C'est vrai, ce sont les livres qui nous les font découvrir, la soutient l'Embroussaillé.

- Notre Polisseur, lui, peut découvrir des contrées inconnues auprès de son polissoir, plaisante Du pré.

Le Polisseur fait une grosse moue :

- Si c'est seulement pour continuer à polir...

- Et ce n'est sûrement pas dans le wagon de notre petit train que nous...

Je n'ai pas entendu le reste de ce qu'il disait, je n'étais plus là. Je crois - je sais - qu'Ecureuil a eu la même pensée que moi. Nous nous sommes regardés. Nous étions dans le wagon merveilleux...

- Et nous, ce n'est pas non plus à l'école que nous les découvrons, rétorque Risette.

- C'est vrai, ce sont les livres qui nous les font découvrir, la soutient l'Embroussaillé.

- Notre Polisseur, lui, peut découvrir des contrées inconnues auprès de son polissoir, plaisante Du pré.

Le Polisseur fait une grosse moue :

- Si c'est seulement pour continuer à polir...

- Et ce n'est sûrement pas dans le wagon de notre petit train que nous...

Je n'ai pas entendu le reste de ce qu'il disait, je n'étais plus là. Je crois - je sais - qu'Ecureuil a eu la même pensée que moi. Nous nous sommes regardés. Nous étions dans le wagon merveilleux...



LES JUMEAUX ASSOCIÉS


Le Président : Moi.
La Présidente : Ecureuil.
Les parents du Président.
Les parents de la Présidente.

Représentation unique le dimanche trente août 1959.


Scène unique

La salle à manger des parents du Président. La table est apprêtée comme pour un grand déjeuner. Sur la table ornée de fleurs, resplendissent des assiettes de fine porcelaine et des verres de cristal. Déjeuner sous la présidence des Jumeaux.


La Présidente

Le tapissier se retire dans cinq ans.

Le Président

Ecureuil et moi nous retirons de l'école dans trois ans.

La Présidente

Si le tapissier le veut bien, nous irons travailler dans son atelier.

Le Président

Quand le tapissier sera parti, nous voulons nous occuper nous-mêmes de l'atelier.

La Présidente et le Président
(ensemble) (Ils avaient soigneusement répété cette déclaration solennelle)

Ô chers parents, que pensez-vous de nos prétentions?

Les parents, un peu amusés au début, écoutent avec une attention croissante. Un long silence.

Le père du Président

Vous en avez parlé au tapissier?

Le Président

Non, pas encore.

La Présidente

Nous comptons aller le voir cet après-midi.

La mère de la Présidente
(avec un soupçon d'étonnement)

Il est prévenu?

La Présidente

Oui, il nous attend.

Un silence. Les parents se sont regardés
avec un sourire appréciatif.


Le père de la Présidente

De véritables chefs d'entreprise!

La mère du Président
(souriant affectueusement)

Me voilà avec deux hommes à la maison!

Le deuxième homme en question, flatté, ne trouve cependant rien à répondre.

La mère de la Présidente
(à sa fille)

Les tissus d'ameublement ne sont pas les mêmes que les tissus d'habillement.

La Présidente
(à sa mère)

Si tu veux bien... (se tournant vers son père) et toi aussi, nous pourrions aménager une petite partie de l'atelier pour y coudre nos tissus.

Le père du Président
(laissant sa phrase en suspens)

Cependant, le tapissier...

Le Président
(continuant la phrase)

...fait coudre ses tissus par une couturière d'un village voisin.

La Présidente

La couturière n'est pas plus jeune que le tapissier; nous savons qu'elle aussi veut bientôt se retirer.

Le père de la Présidente
(admiratif)

Je disais bien qu'ils étaient de véritables chefs d'entreprise!

La mère de la Présidente

C'est une bonne idée de coudre vos tissus chez nous; aménager une partie de l'atelier n'est pas difficile. (Un silence) Avez-vous pensé au matériel nécessaire?

La Présidente

Une des machines à coudre n'est pas toujours utilisée. Il faudra simplement acheter des aiguilles plus fortes. Ce n'est pas très cher.

Le père de la Présidente
(admiratif)

Je disais bien qu'ils étaient de véritables chefs d'entreprise!

Le Président

Les aiguilles, on les trouve chez le grossiste en tissus d'ameublement où nous avons été il y a une semaine.

La mère de la Présidente
(étonnée)

Vous avez déjà été...?

Le Président

Oui, avec mon père, la semaine dernière.

La Présidente

On y trouve aussi les fournitures dont nous aurons besoin.

Le père du Président

Vous avez regardé tout ça? Je ne m'en étais même pas aperçu!

Le Président

Tu étais occupé avec le grossiste.

La Présidente

Et nous étions au fond de la salle.

La mère du Président

Qu'avez-vous vu?

La Présidente

De la passementerie, de la dentelle, des effilés de soie, des volants multicolores, des piqués de coton, et des fleurs de soie.

La mère du Président

Nous n'aurons jamais eu d'aussi beaux ouvrages de tapisserie!

Le Président

D'autant que nous avons l'intention de proposer des pièces sur mesure.

La Présidente

Et certains travaux de couture pourront se faire à la main : embrasses, ruflette, cordons, voilages et jetés de lit.

Le père de la Présidente
(caustique)

Et vous allez dire tout ça au tapissier?

Le Président
(candide)

Oui. Pourquoi?

Le père de la Présidente
(retenant un sourire)

Il va en tomber sur son siège!

La mère de la Présidente
(un fin sourire sur les lèvres)

J'espère que le sien sera aussi rembourré que ceux que feront les jumeaux!

Le Président et la Présidente
(heureux, et en choeur)

L'entreprise "LES JUMEAUX ASSOCIÉS" vient de naître!

RIDEAU




- Et comme nous n'avons pas de rideau, nous allons donc le chercher chez le Tapissier... a commenté Ecureuil après sa lecture.

Je reprends mon récit.

Une demi-heure plus tard, nous déposons nos bicyclettes contre le mur de l'atelier du Tapissier. Le Tapissier nous attendait.

- Bonjour, les jumeaux; cela me fait toujours plaisir de vous voir! nous salue-t-il en souriant gaiement.

Madame Tapissier nous a préparé un bon gâteau pour notre goûter - il n'est pas loin de quatre heures.

Quelques mots sur le temps - "La journée est maussade, aujourd'hui!" a dit Madame Tapissier. "Il fera meilleur demain!" a dit le Tapissier. "Comment vont vos parents?" a demandé Madame Tapissier.

- Alors, vous êtes venus parler affaires? se décide à s'enquérir avec curiosité le Tapissier.

- Je ne sais pas de quoi il s'agit, mais vous avez bien fait de venir aujourd'hui. En semaine, mon mari ne sait où donner de la tête! observe Madame Tapissier.

- Hé bien, les jumeaux, nous vous écoutons!

Ecureuil fait un grand geste théâtral :

- Pardon; Les Jumeaux Associés, depuis ce dimanche à deux heures de l'après-midi!

Le Tapissier et Madame Tapissier, d'une seule voix :

- Les jumeaux associés?

J'explique :

- C'est le nom de l'entreprise que nous venons de fonder.

- Vous avez fondé une entreprise! s'exclame Madame Tapissier.

- Ah! c'était ça, les affaires! s'exclame le Tapissier.

Madame Tapissier nous sert le bon gâteau qu'elle nous a préparé.

- Quelle entreprise avez-vous fondée? s'enquiert avec curiosité le Tapissier.

Ecureuil sourit gaiement :

- La vôtre!

Le Tapissier et Madame Tapissier ne comprennent visiblement pas. J'explique :

- Je crois que vous avez dit à mes parents que vous comptiez vous retirer dans...

Le Tapissier m'interrompt en souriant :

- Vous voulez continuer notre atelier?

Nous faisons tous deux un oui énergique de la tête. Madame Tapissier nous sert le bon gâteau qu'elle nous a préparé.

- Il vous faudra d'abord apprendre... commence pensivement le Tapissier.

- Nous aurons terminé l'école dans trois ans, l'interrompt Ecureuil; si vous êtes d'accord avec notre idée, nous viendrons travailler chez vous pour apprendre.

Un silence. Nous n'avons pas encore touché au gâteau. Le Tapissier secoue longuement la tête :

- Vous avez déjà pensé à tout...

- Vous êtes des enfants sérieux, ajoute Madame Tapissier.

- Ce ne sont plus des enfants, déclare le Tapissier; quand on prend en main son avenir, on n'est plus un enfant.

Un silence. Ecureuil reprend, un peu timidement :

- Vous pensez que...

- Nous avons déjà pensé, mon épouse et moi, qu'il serait bon de voir notre atelier continuer à vivre sans quitter l'endroit où nous avons toujours été, et sans quitter non plus les amis que nous avons toujours connus.

Il se tourne vers sa femme, sans rien dire.

Elle cherche ses mots :

- Je serai contente que... Eh bien! vous avez mérité du gâteau; qu'attendez-vous?

Notre petit groupe s'est réuni chez moi un peu après l'heure du déjeuner.

- Il fait beau; allons faire une promenade, propose aussitôt Risette.

- A pied? demande aussitôt la Meunière.

- Si c'est loin, à bicyclette, la rassure aussitôt la Fermière.

- A la pêche? suggère Du pré.

- Non; à la pêche, allons-y plutôt avec la Liseuse, je crois que ça lui plaît beaucoup, suggère à son tour l'Embroussaillé.

Nous sommes tous du même avis.

- Je sais! s'exclame le Polisseur; allons très loin, tout en restant tout près!

Je plaisante :

- Comme ça, la Meunière ira à bicyclette, et nous, nous suivrons à pied!

- C'est la meilleure idée que j'aie jamais entendue! s'est écriée joyeusement l'intéressée.

- Si je marche à côté de toi, il te faudra pédaler ferme, assure son frère, contre toute évidence.

- J'ai trouvé!

C'est Ecureuil; qu'a-t-elle donc trouvé?

- Qu'as-tu trouvé?

C'est nous tous. Ecureuil répond calmement :

- Au polissoir, puisque le Polisseur nous y invite si aimablement.

- Au polissoir? s'étonne Du pré; bon, il est assez près, mais en quoi est-il très loin?

- Il est à dix mille ans d'ici! nous révèle Risette, qui a compris, elle aussi.

Ceux qui n'avaient pas compris :

- Aaah!...

Tout notre petit groupe étant d'accord, même la Meunière - "Non, ce n'est pas très loin", a-t-elle admis sans protester - nous partons pour le polissoir.

- Montons par le ruisseau, propose Risette; je n'ai pas envie de revenir par le chemin que je viens de prendre.

Le cas est le même pour la Fermière et le Polisseur. Nous prenons donc par le ruisseau des Champs qui longe la maison d'Ecureuil, et qui guette le ciel en espérant les pluies, encore si rares, qui lui rendront sa raison de vivre. Une fois passés entre les deux collines à pente assez raide qui bordent le ruisseau, nous côtoyons le petit village à partir duquel nous avons coutume de traverser les prés qui mènent chez le Polisseur. Mais comme nous avons décidé de ne pas aller de ce côté, nous continuons par le cours d'eau sans eau qui, par conséquent, n'est pas un ruisseau, ainsi que l'affirmerait péremptoirement le Polisseur, lorsqu'il se pose en professeur de géographie.

Le ruisseau, avec ou sans eau, est bien contrariant. Nous voulons aller à gauche, mais nous avons beau l'en informer, il n'en fait qu'à sa tête, et part à droite. Cependant, nos véhémentes protestations finissent par le persuader de changer de route. Il était temps! Mais il n'y a guère lieu de le féliciter; ce n'est pas du tout pour nous être agréable qu'il est reparti vers la gauche. Non, non! Une grosse ferme est venue un jour habiter en cet endroit, et lui a demandé de venir l'arroser - du temps où il était plein d'eau, bien sûr. Les arguments de cette ferme étaient certainement meilleurs que les nôtres! Voici une autre ferme. Elle est bien heureuse, le ruisseau qui nous avait dédaignés a accepté sans réticence de venir tout près d'elle. Je dis sans réticence, car il a filé tout droit pour aller lui rendre visite! Et si, moi aussi, je voulais me poser en professeur de géographie, je dirais bien volontiers que c'est pour cela qu'il y avait des vaches. Autant qu'on en voulait!

Nous quittons le ruisseau. Ou plutôt c'est lui qui nous quitte. Pourquoi? Il ne l'a pas dit. Il a disparu, c'est tout. A vrai dire, c'est d'ici qu'il vient, et non ici qu'il s'en va. C'est sa source.

Un chemin de terre, une courte route se cachant sous les arbres, une ferme. Tiens! le ruisseau n'est pourtant pas là. Mais si! Enfin, pas tout à fait. C'est un ruisselet qui baigne les environs de la ferme et donne capricieusement son eau à... la source! tout comme le ruisselet près de chez la cousine de Du pré. Quelle source? Tout simplement la source de la rivière qui passe près de notre cabane, et dans laquelle nous nageons, Ecureuil et moi; celle-là même où notre petit groupe a coutume de pêcher.

Il ne nous reste plus qu'à suivre le ruisselet jusqu'au grand bois qui protège notre polissoir.

Nous voici maintenant dans l'herbe un peu fanée, parmi les feuilles sèches que les arbres commencent à perdre.

- Où sommes-nous? demande, avec un air profondément pensif, le Maître des lieux, titre qu'avait décerné un jour Du pré au Polisseur.

Lequel Du pré lui demande, avec un air profondément étonné :

- Comment se fait-il que tu ne le saches pas, toi qui règnes en ces lieux?

- Je règne sur des lieux qui s'effacent lorsque je les touche.

- Ton polissoir est toujours là.

- Il ne reste que la pierre; les beaux cailloux que je polissais et que j'avais laissés près des rainures, je ne les retrouve plus.

- Quelle imagination! s'émerveille la Fermière.

- Pourquoi penses-tu que nous venions ici? observe le Polisseur; seulement pour contempler cette pierre sans vie?

La question qu'il a posée ne paraît simple ni pour la Fermière, ni pour aucun de nous. Nous restons donc là en silence pendant un bon moment. Enfin, Risette se tourne vers le Polisseur :

- Je crois me souvenir qu'il y a une quinzaine de jours, alors que nous nous trouvions ici, tu avais demandé pourquoi nous venions ici, puisqu'il ne reviendrait plus jamais.

- Oui, approuve la Meunière. Et Ecureuil avait répondu que nous voulions peut-être vivre une vie dans un temps qui n'est plus, et dont les hommes n'ont jamais parlé.

L'Embroussaillé a un petit rire bref :

- Malheureusement, elle avait aussi demandé pourquoi!

La remarque de l'Embroussaillé entraîne un silence encore plus long que le précédent. La voix d'Ecureuil ne le rompt pas vraiment :

- De quel passé sommes-nous faits? Le passé que nous connaissons nous ressemble, et celui que nous ne connaissons pas... c'est notre passé inconnu; c'est peut-être celui-là que nous venons chercher dans ce polissoir.

Mardi. Mardi premier septembre. Le mois de l'automne et de l'école. Sept heures trente-trois du matin. Le petit train est parti. Il ne nous laissera pas descendre dans la ville de l'école où nous n'irons plus jamais. Il nous emmène au loin, dans la grande ville où demeure l'oncle d'Ecureuil chez qui nous allons. Cependant, lorsque je dis que le petit train nous emmène au loin, c'est vrai et c'est pas vrai. Il ne nous emmène qu'à la correspondance à quarante-neuf minutes de chez nous. Nous la connaissons bien, cette correspondance, nous l'avons déjà prise, ne serait-ce que pour nous rendre chez mon cousin du pont où personne ne peut passer. Et comme nous avons je ne sais combien de temps d'attente - deux heures moins douze minutes exactement - nous décidons, ainsi que nous l'avons déjà fait par le passé, de descendre à la station précédente et de terminer le chemin à pied. Une heure de marche le long de la voie, aucun train ne passant à cette heure, et il nous reste presque une heure pour nous asseoir dans l'herbe au bord de la rivière qui danse en jolies boucles pour notre plaisir.

La matinée s'est avancée, et nous commençons à avoir un peu faim. Pas vraiment faim, mais Du pré, ayant été dimanche chez sa cousine, en a rapporté, à chacun d'entre nous, des rillettes, dont la seule chose à dire est qu'elles ne demandent qu'à être mangées. Et voilà pourquoi nous avons faim!

- Aujourd'hui, nous allons nous régaler... prononce non sans mal Ecureuil, la bouche pleine de rillettes; nous arrivons pour le déjeuner... ma tante fait de bonne cuisine...

Une autre bouchée de rillettes :

- Mais il y a mieux... dans la rue qui descend...

Ah, c'est vrai! Je prononce à mon tour non sans mal :

- La confiserie... les bonbons fourrés...

- ...fourrés de praliné...

- ...moelleux...

- ...enrobés de sucre satiné...

- ...et croustillant...

- ...fait d'une pâte longuement battue...

- ...pleine de milliers de bulles d'air microscopiques...

- ...et ces bonbons multicolores furent inventés...

- ...il y a quatre-vingts ans tout juste...

Ayant cependant épuisé mes connaissances bonbonnières, je me tais. Ecureuil, étant manifestement dans le même cas, n'a rien ajouté, mais a commenté avec un étonnement conséquent :

- Nous la savons par coeur!

Sur quoi, j'ai dévoilé la cause profonde de cet extraordinaire savoir :

- Ce n'est pas surprenant; ton cousin nous la récite à chaque fois que nous venons chez ton oncle!

Et nous avons médité en terminant nos rillettes...

Dix heures dix. Nous repartons pour un long voyage de trente minutes. Long parce qu'ennuyeux; ni Ecureuil ni moi ne trouvons rien qui nous attache dans ce paysage. Par contre, il nous est offert une nouvelle correspondance. Quelle joie! Heureusement, elle ne dure que vingt-trois minutes. Nous attendons sur le quai... Puis vingt et une minutes d'un dernier long voyage. Long parce qu'ennuyeux; ni Ecureuil ni moi ne trouvons rien qui nous attache dans ce paysage.

La grande ville. La gare. Le cousin d'Ecureuil nous attend sur le quai.

- Vous avez fait un bon voyage? nous demande-t-il distraitement.

Et, sans attendre la réponse sur laquelle il ne comptait visiblement pas, il ajoute :

- Content que vous soyez là; nous serons ensemble à nous ennuyer.

Il rit :

- A force de m'ennuyer, je n'ai plus que ce mot-là à la bouche; j'espère que maintenant que nous sommes ensemble, nous ne nous ennuierons pas.

Il ne laisse même pas un temps :

- Mon père va vous parler d'agriculture; mais ça, vous vous y attendez bien!

Encore sans laisser de temps :

- J'admets que ce qu'il dit est très intéressant, mais ça ne m'intéresse pas, je n'y peux rien.

Encore :

- Ici, je passe pour anormal; je ne dors pas assez dans la journée.

Encore :

- Ma mère est comme moi...

Il rit :

- Elle n'est pas d'ici, comme vous savez; elle ne dort pas non plus!

Tiens! il laisse un temps; trop court pour nous puissions intervenir :

- Vous me pardonnerez de parler tant, mais ce sont les réserves accumulées depuis des mois...

Toujours pas de temps :

- Demain nous allons chez le directeur de l'école d'agronomie où professe mon père; c'est en pleine campagne.

Petite réflexion; trop courte pour nous puissions intervenir :

- Il a une fille...

Il a un petit rire :

- Elle, elle est d'ici.

- Vous avez fait un bon voyage? nous demande avec sérieux l'oncle d'Ecureuil.

- Oui mon oncle! lui répond Ecureuil.

Sans me laisser le temps de répondre à mon tour, il se tourne vers moi :

- Tu parais en bonne santé!

Et nous allons déjeuner.

Ecureuil a raison, sa tante fait de bonne cuisine. Je la complimente. Elle me sourit :

- Les gens d'ici prennent leur temps pour la table... quand j'étais jeune fille, je ne mangeais pas aussi bien.

L'oncle d'Ecureuil est un bon professeur d'agronomie. Il sait parler de la terre sans la blesser. "La terre a sa vie", avait dit Ecureuil, alors que nous parlions de chimie et de terre chez la Fermière. Elle avait ajouté...

Je cite de mémoire :

- Ecureuil avait demandé un jour si les hommes empêchaient la terre de vivre comme elle voulait.

- Oui, les hommes ne tiennent pas à mourir de faim.

L'oncle a répondu, comme il le fait toujours, avec netteté, avec sérieux.

- Quand la terre faisait ce qu'elle voulait, ce sont nous, les hommes, qu'elle a faits.

Ecureuil a répliqué, comme elle le fait toujours, avec netteté, avec calme.

Son oncle réfléchit posément. Sa tante repropose un plat. Ecureuil en reprend. Son oncle tarde à se décider s'il reprendra ou non du plat.

- Nous irons nous promener en ville, après le déjeuner, annonce le cousin.

Sa mère a levé sur lui des yeux légèrement désapprobateurs :

- Le déjeuner n'est pas encore fini.

L'oncle paraît ne rien avoir écouté de tout cela. A-t-il seulement entendu la tante reproposer le plat? Il pose délicatement dans son assiette la fourchette oisive qu'il tient en main :

- Tu as parfaitement raison.

Et il poursuit, en regardant sa nièce :

- Cela m'est agréable de voir que tu t'intéresses à ces questions.

Il fait un petit mouvement de la tête :

- Je sais que tu es une bonne élève.

Il a piqué sa fourchette dans un morceau de viande :

- Tu as parfaitement raison; mais on ne peut jamais agir sur le passé.

- Tout ça, pour que nous mangions tes inventions! s'agite le cousin.

- Eh, toujours tes plaisanteries! rétorque son père avec un sourire condescendant.

- Ce ne sont pas ceux qui mangent qui choisissent ce que tu inventes! rétorque à son tour le fils.

- Tu es si mécontent de ce que tu manges? proteste le père.

- Pourquoi dis-tu toujours que les plats traditionnels sont les meilleurs?

Le père réfléchit posément. La mère soutient son fils :

- Et tu me demandes toujours de les préparer!

Le père hoche la tête :

- S'il n'y a plus assez de plats traditionnels pour tout le monde, et si la terre recommence à vivre comme elle veut, elle pourra faire apparaître d'autres êtres vivants que nous.

Le fils ne paraît pas y voir beaucoup d'inconvénients :

- Et pourquoi pas?

- Les hommes pourraient disparaître, prévient le père.

Perspective peu réjouissante. Un silence qui se prolonge souligne cette perspective.

- Donc, si les hommes empêchent la terre de vivre comme elle veut, c'est pour ne pas disparaître eux-mêmes, résume Ecureuil.

Elle laisse un temps :

- Alors, c'est dans la terre que les hommes n'ont pas confiance.

Promenade à travers la ville. Pourquoi ai-je souvent cette impression curieuse, que dans une grande ville il y a moins de choses à voir que dans notre petite ville, à Ecureuil et à moi, et même dans notre campagne? Ecureuil m'avait dit un jour, lorsque nous en avions parlé ensemble : "C'est parce que nous vivons ici". Son cousin aussi vit ici, chez lui. L'envie me prend de lui demander son opinion.

- A la campagne, je n'y vais jamais.

Le cousin ajoute, en montrant un grand jardin, devant lequel nous passons :

- La voilà, ma campagne!

Je regarde. C'est joli, bien arrangé, des fleurs partout - eh non, elles ne sont pas venues dans ce jardin toutes seules! - de belles allées toutes droites recouvertes de petits cailloux blancs. "C'est aéré", a commenté le cousin... Le joli jardin s'étale devant nous, bien visible. "Ce n'est pas ici que nous pourrions construire notre cabane..." m'a soufflé Ecureuil.

- La ville, tu y vis, ai-je fait remarquer au cousin.

- Les endroits où je vis, il n'y en a pas beaucoup; le reste est pour les autres.

Il poursuit, en nous indiquant la fameuse confiserie :

- Elle est à tout le monde...

Il reprend aussitôt :

- Votre boulanger fait le pain pour vous et pour ceux qu'il connaît.

Je me suis souvenu du flan aux poires de ma cousine...

Il fait un geste d'impuissance :

- C'est peut-être pour cela que je m'ennuie ici; rien n'est à moi.

Arrêt à la fameuse confiserie. Il faut avouer que les bonbons sont bons. Nous en emportons pour les croquer en marchant. Je n'ose pas lui dire que si la fameuse confiserie n'était pas à tout le monde, et si nous ne connaissions personne dans cette grande ville où le reste est pour les autres, nous n'aurions jamais pu goûter ces bons bonbons.

Nous montons vers la cathédrale. Le cousin nous montre une grande bâtisse toute noire :

- Qui voulez-vous qui puisse habiter là?

La bâtisse porte le nom de Palais. Un homme très riche y habitait.

Soudain, sans transition :

- Dans vos prés habitent vos vaches!

Nous entrons dans la cathédrale. Il est environ quatre heures. Le soleil a pris possession des vitraux. Pas tous, bien sûr. Ceux de la monumentale façade. Ceux qui jouent à cache-cache au milieu de la forêt d'arcs-boutants; s'ils échappent au soleil, ils gagnent au jeu et nous font perdre le nôtre, qui consiste à les attraper dans l'éclatante lumière. Dans la sobre nef, un ciel noir fait de pierres laisse voir les étoiles lumineuses de toutes couleurs que sont les lourds et épais vitraux. Et d'un autre univers, des personnages mystérieux viennent conter leurs vies, leurs bonheurs, leurs souffrances. Leurs paroles muettes ne sont pas destinées à être entendues, mais à pénétrer l'esprit. Immobiles dans leurs resplendissantes couleurs, les personnages attendent avec patience d'avoir convaincu. Quel sera le destin de celui qui leur cédera?

Ainsi que nous l'a annoncé le cousin hier, nous allons passer la journée chez le directeur de l'école d'agronomie où professe son père. C'est en pleine campagne. Et le directeur a une fille. "Elle, elle est d'ici", nous a-t-il même précisé avec un petit rire.

Le père du cousin et le directeur de l'école d'agronomie ont à parler. Et nous, les enfants, avons à tenir compagnie à la fille du directeur de l'école d'agronomie, tout en nous promenant dans la très belle campagne. C'est ainsi que le cousin a adapté pour nous l'organisation prévue par son père. "Il a pensé que cela vous ferait plaisir de voir des endroits que vous ne connaissez pas", nous a expliqué le cousin. Et pour le déjeuner qui devait avoir lieu près d'une très jolie rivière, il était prévu un panier avec tout ce qu'il fallait. "Mon père prend toujours un grand soin des détails!" nous a fait savoir le cousin. Et de conclure : "La demoiselle mérite d'être connue; elle devrait être élue symbole de ce pays!"

Le cousin s'en va aider sa mère à finir de préparer le panier.

- Rien n'est à moi... prononce doucement Ecureuil.

Surpris, je la regarde. Elle me regarde :

- Ce qui est à nous, c'est là où nous sommes tous les deux ensemble, où que ce soit.

L'oncle d'Ecureuil a mis la voiture en marche, et nous partons tous les quatre chez le directeur de l'école d'agronomie... et sa fille. La tante n'est pas du voyage. "Je ne tiens pas à m'ennuyer!" a-t-elle dit. La route, trois quarts d'heure environ, est monotone; on a l'impression d'être toujours au même endroit. Pourtant non, nous finissons par arriver sur place. L'endroit n'est pas désagréable. L'école est dans les prés. Des petits vallons verdoyants. Une jolie rivière qui va vers un village.

Le directeur est un homme occupé, affable lorsqu'il en a le temps. Questions rituelles, quoiqu'un peu plus détaillées que d'habitude, sur nos études - un directeur d'école, que voulez-vous! Pas de questions par contre sur notre avenir - apparemment les études sont faites pour elles-mêmes.

La fille du directeur vient d'entrer. Voyons-la, puisque "La demoiselle mérite d'être connue; elle devrait être élue symbole de ce pays!" Pas très grande, pas très fine, blonde, une nappe de cheveux soigneusement lissés, les yeux d'un bleu pâle, des yeux qui cherchent paresseusement en espérant ne rien troubler. Elle nous dit bonjour d'une voix faible, puis nous regarde longuement sans rien dire.

Le directeur reprend la conversation. Quelle conversation? je ne sais pas trop. Au bout d'un moment, la décision est prise - par qui? - de partir déjeuner au bord de la rivière. Nous partons, laissant l'oncle d'Ecureuil et le directeur à leurs conversations.

Nous traversons un grand pré. Les vaches ne se donnent pas la peine de venir nous voir, elles ruminent. La rivière paraît immobile; et pourtant, les feuilles tombées des arbres s'en vont, sans pour autant se presser, vers une mer encore lointaine.

Le panier nous offre le déjeuner. Symbole fait le service, avec une sorte d'étonnement dans les yeux. Cependant, je pense que ce sont les arrêts que font ses yeux qui donnent cette impression. A la réflexion, je dirais plutôt qu'elle n'est jamais étonnée. Peut-être cherche-t-elle à l'être.

Symbole s'est lentement tournée vers moi, et ne quitte plus mes yeux :

- Qu'est-ce que tu aimes?

Je réponds sans trop savoir quoi répondre :

- J'aime me promener dans la campagne...

Elle m'a interrompue sans que je m'en sois rendu compte, tellement sa voix est lente et faible :

- Oui... moi aussi... J'aime me noyer dans la nature... c'est comme si j'en faisais partie...

Ce n'est pas très simple à comprendre. Mais elle continue :

- Je ne suis pas la même dans la nature; c'est comme si... Il y a moi telle qu'on me voit, et moi si on me voit à travers la nature.

Ce n'est pas très simple à comprendre. Mais elle continue :

- Tu rêves? Quand tu rêves, es-tu toi-même ou es-tu un autre?

Je tarde à répondre, et pour cause! Elle reprend :

- Moi, je suis moi quand je rêve; c'est quand je ne rêve pas que je ne suis pas moi.

Soudain, Symbole se met à parler de choses absolument ordinaires, en s'adressant à présent au cousin.

Matinée fraîche. Ciel gris. Et ce n'est pas le vent qui vient de se lever qui va nous réchauffer. L'été s'éloigne. Nous avons fait une petite promenade jusqu'au grand jardin. Quelques camarades du cousin sont là à bavarder. Des garçons, des filles. Les filles attendent. Les garçons ne viennent pas. La conversation est toujours inachevée. Toutes les conversations sont toujours inachevées, me dira-t-on. C'est vrai; et encore, ai-je envie d'ajouter, sauf en classe. Mais en classe, on s'est fixé un but, ce n'est pas la même chose. Oui, lorsqu'on parle d'un sujet ou d'un autre entre camarades, on n'a pas la prétention d'épuiser ce sujet; on serait bien les seuls au monde à le faire. Mais ici, l'inachevé ne touche pas les paroles prononcées, les choses dites; c'est le désir de faire connaître sa pensée à celui à qui on parle qui s'évanouit pendant qu'on parle. Chacun reste seul.

Quelques gouttes de pluie sont venues voltiger dans le vent de plus en plus froid. Après être passés nous réchauffer à la fameuse confiserie - oh oui, les bons bonbons, ça réchauffe bien! - nous allons terminer la matinée chez le cousin. Après le déjeuner, nous partirons vers deux heures, et le petit train nous ramènera chez nous un peu avant six heures. Sur le chemin, nous croisons un de ses camarades de classe. Le cousin lui lance un gai bonjour. L'autre, sans s'arrêter : "Il pleut, je rentre!"

Nous restons à bavarder au salon en attendant midi. Vacances, école prochaine...

- Avec vous, j'ai l'impression de parler... nous confie le cousin.

- Pourtant, tu as des... commence gentiment Ecureuil.

- Tu les as vus!

Je tente de protester :

- Ils ne sont pas désagréables...

Il fait une grimace :

- Oh non! ils ne sont pas désagréables...

Il laisse un temps :

- Ils ne sont pas agréables non plus, enfin, pas toujours; ils sont ce qu'on appelle en chimie des corps neutres.

Au déjeuner, l'oncle d'Ecureuil nous parla d'agronomie. C'était intéressant. Beaucoup de renseignements servant à la connaissance de la terre et de ses fruits. C'était très intéressant. Il manquait la terre, celle où on vit.

Dans le train, pendant le retour, nous avons parlé de tout, en désordre, l'école prochaine, la pêche aux gardons, le polissoir, notre futur atelier, les hirondelles, notre cabane, nous...

Le train roulait vite, tout était immobile autour de nous. Nous parlions de tout, en désordre, notre cabane...

Après être passés par la maison - chacun la sienne - prévenir que nous n'avons pas faim, nous allons chez nous, dans notre cabane.

Il n'est pas loin de sept heures; le jour est parti depuis peu. Les ombres de la nuit nous recouvrent insensiblement. Où est le monde? Il fait froid. Nous avons chaud.

Il pleut, il pleut pas. En tout cas, il fait froid.

Chacun de nous a choisi le bon moment - celui où il ne pleut pas, pardi! - et poussant sur les pédales, notre petit groupe a fini par se réunir chez la Liseuse un peu après le déjeuner. Un bon feu de bois flambe dans le grand fourneau de fonte de la vaste cuisine. Il fait bon. Il fait bon aussi de suivre d'un regard indifférent les larges gouttes de pluie qui se promènent sur les carreaux en hésitant sur le chemin à prendre - "Je descends, j'attends, je zigzague..." La Liseuse nous a apporté son bon fromage, et nous devisons, commodément assis sur les bancs et les chaises de bon bois bien souple.

- Je suis en train de lire le livre de botanique que vous m'avez donné, nous confie la Liseuse; il est magnifique, j'apprends beaucoup de choses.

Elle poursuit en souriant :

- C'est grâce à vous!

- C'est surtout grâce à ton professeur de botanique qui te l'avait conseillé, remarque Ecureuil pour la mettre à l'aise.

- Il était malgré tout très difficile à trouver!

Il m'est curieusement venu une réflexion; la Liseuse n'a pas besoin de rêver ou de ne pas rêver pour rester elle-même. Mais peut-être est-ce parce qu'elle n'atteint pas les sommets, ou encore les profondeurs, de Symbole. C'est agréable d'être avec quelqu'un qui est toujours lui-même, et qui ne s'évanouit pas dans les sommets, ou encore dans les profondeurs, lorsqu'on veut lui parler.

La Liseuse a repris :

- Sans doute qu'à l'école j'aurais aussi appris beaucoup de choses, mais ici, on a besoin de moi; et si je ne suis ici que le soir après l'école, je ne serai plus bonne à rien.

- L'école te fatigue tellement? s'étonne la Meunière.

- Non, ce n'est pas ça; une journée ne dure qu'une journée, elle commence le matin et se termine le soir.

D'ordinaire, cette sorte de déclaration déclenche dans notre petit groupe un rire franc et joyeux. Pourquoi dans ce cas-là, le rire fut-il absent? Avons-nous senti que, sous des dehors ridicules, se cachait une vérité inquiétante? Toujours est-il que personne n'a ri.

La Liseuse, comme si elle ne s'était rendu compte de rien, continue le même genre de discours :

- Le matin, on est frais et dispos; la journée se passe au travail, les forces, qu'on n'épargne pas, faiblissent, et le soir arrivant, on est fatigué.

Je sens l'Embroussaillé prêt à ironiser, mais, ainsi que nous tous, il ne dit rien. La Liseuse poursuit :

- Il faut réparer ses forces pour un lendemain laborieux. Il n'est plus temps de faire, et si on fait, on ne peut plus bien faire.

Elle sourit à la Meunière :

- Je t'ai mal répondu; oui, l'école me fatigue.

Elle s'est tue. Je crois que nous avions bien fait de ne pas rire. Intervention de Risette :

- L'école est faite pour la pensée; quand tu parles des forces, sont-elles celles de la pensée?

La Liseuse répond simplement :

- Oui, je le pense.

Samedi. Le soleil est revenu, mais ce n'est pas la grande chaleur, il faut se vêtir. Cet après-midi, les rues de notre petite ville sont animées. Des maisons voisines, des villages voisins, les habitants sont venus faire des courses. On va d'une boutique à l'autre, on se rencontre entre paysans dont les fermes sont aux deux bouts de la campagne et qui profitent de l'occasion pour parler de la vie de tous les jours. Les enfants, venus des environs avec leurs parents, emplissent la grand place et le champ de foire; on court, on joue, on s'entretient d'affaires importantes qui feraient sourire de condescendance - "Oh, ils sont petits!" - les grandes personnes si elles les entendaient. Notre petit groupe flâne par-ci, par-là; bavardages avec des camarades ou avec des cousins que nous ne voyons que de temps en temps. Ici, pas de cathédrale à visiter, pas de palais. Pas de bons bonbons non plus. Mais je suis chez nous; chez Ecureuil et chez moi. Chez nos amis, nos parents... Chez notre petite ville; chez notre campagne. Je sais, tout cela est vrai pour la grande ville de l'oncle d'Ecureuil, pour toutes les villes du monde entier. "Vous énoncez un truisme!" remarquera sévèrement mon professeur de littérature. Il aura raison, mais il est des truismes qui ont un meilleur goût que le meilleur des bons bonbons.

- Raconte-moi l'histoire du petit chat!

La petite fille que garde pendant les jours de semaine la tante du Polisseur vient d'accourir avec toutes ses petites jambes et tire avec insistance sur la jupe d'Ecureuil.

Ecureuil lui sourit :

- Tu veux une autre histoire avec un petit chat?

La petite fille secoue énergiquement la tête :

- Non, je veux la même histoire!

- Tu l'as oubliée?

La petite fille paraît décontenancée pendant un moment. Puis, résolument :

- Je veux savoir si le petit chat a retrouvé sa maîtresse...

- Mais tu le sais déjà; il l'a retrouvée.

La petite fille a baissé la tête et réfléchit. Enfin, elle relève vivement la tête :

- Je veux être sûre que le petit chat a retrouvé sa maîtresse!

Ecureuil a dû raconter de nouveau l'histoire du petit chat qui avait perdu sa maîtresse et qui l'avait retrouvée. La petite fille a écouté avec une grande attention. Ensuite, elle a souri à Ecureuil :

- Je suis contente que le petit chat a retrouvé sa maîtresse...

Le déjeuner s'étire. Durant toute la semaine, mes parents avaient été très pris à leur atelier. Et comme je n'avais pas beaucoup été là, je ne les avais pas beaucoup aidés. Aujourd'hui, dimanche, ils ont plus de loisir, et nous parlons d'abondance de tout ce qui se présente à l'esprit. Ecureuil est avec nous. Je raconte notre voyage chez son oncle. Mon récit les fait rire; ils n'aiment pas vraiment, eux non plus, la grande ville aux monuments remarquables et aux habitants qu'on remarque moins. Nous parlons, bien sûr, de notre atelier, je veux dire des "Les Jumeaux Associés". L'affaire les a séduits, et nous abordons déjà divers détails pratiques. "Ce ne sont plus des enfants", avait déclaré le Tapissier dimanche dernier, jour de la création de notre association. C'est vrai, à présent je ne me sens plus du tout un enfant. Et il y a déjà longtemps que je ne considère plus Ecureuil comme un enfant. Nous avons pris en main notre avenir, ainsi que l'avait constaté lui-même le Tapissier.

Après le long déjeuner, nous nous rendons, Ecureuil, moi, et tout notre petit groupe, chez Risette. Le chemin, à bicyclette, n'est pas long, un quart d'heure, ce qui nous permet d'arriver pas trop mouillés par une pluie qui a perfidement choisi le moment où nous étions en pleine route pour nous asperger de ses bontés. Comme chez la Liseuse avant-hier, un bon feu de bois flambe dans le grand fourneau de fonte de la vaste cuisine, et nous sommes bientôt tout secs. Quant à la Fermière et au Polisseur, nul besoin de se sécher, ils sont venus un peu plus tôt, avant la pluie.

- Elle est courageuse... prononce pensivement Risette.

Comme elle n'ajoute rien, l'Embroussaillé s'impatiente :

- Qui ça?

- La Liseuse...

Comme elle n'ajoute rien, le Polisseur s'impatiente :

- Oui, eh bien, la Liseuse?

- Elle continue ses études...

Comme elle n'ajoute rien, Du pré se met à rire :

- C'est un jeu?

Risette pousse un soupir :

- Peut-être que nous ne nous rendons pas compte de ce que représentent les études...

Comme elle n'ajoute rien, et que personne ne trouve plus de questions à poser, le silence s'établit. Pas vraiment pour longtemps.

- Les études sont faites pour apprendre des choses, constate la Fermière.

- Des choses utiles pour la vie, approuve la Meunière.

J'ajoute ma pierre à l'édifice :

- L'école apprend à penser...

Heureusement, j'ai le temps de rattraper mon lapsus avant les protestations du petit groupe :

- ...à connaître les pensées des hommes.

L'Embroussaillé se jette sur mon lapsus :

- Je préfère ta première idée! Essaie de penser autrement que ce que l'on te dit!

Eh bien, lui, il n'a pas échappé à la protestation du petit groupe! Lequel, unanime :

- Tu exagères!...

Il fait amende honorable :

- Bon, bon, c'est une image; mais avouez que nos professeurs aiment bien que...

Il achève sur un ton plein d'ironie :

- ...nous prenions exemple sur ceux qu'ils appellent les bons auteurs!

Nous méditons. L'argument ne paraît pas mauvais. Ecureuil demande :

- Les vaches connaissent-elles les pensées des autres vaches?

- Oui, se précipite l'Embroussaillé; "Je broute, fais comme moi!"

Nous rions. Le Polisseur ne trouve pas cet argument-là très bon :

- C'est brillant, ce que tu dis, mais une vache n'a pas besoin qu'on lui dise de brouter; elle broute d'elle-même dès qu'elle est née.

Nos trois fermiers éclatent de rire.

- Moi, ma vache, quand elle était petite, elle tétait sa mère, elle broutait pas! fait remarquer la Fermière.

Sans tenir compte de l'intermède, Ecureuil insiste :

- Comment vivrions-nous si nous ne connaissions pas les pensées des autres hommes?

- Meuh!... fait l'Embroussaillé.

Nous n'avons pas eu le temps de rire, car Du pré a observé doctement :

- Vous aurez une bonne note, élève Embroussaillé; en effet, ainsi que vous l'avez justement énoncé dans votre langue si précise et pleine de nuances, si nous ne connaissions pas les pensées des autres hommes, il ne nous resterait plus qu'à affiner notre connaissance de votre langue, apprentissage difficile, étant donné la variété infinie de ses expressions, pour avoir l'avantage de pouvoir nous entretenir avec vous!

- Meuh!... fait l'élève Embroussaillé, manifestement très honoré de la récompense promise.

Nous rions, bien sûr. Mais Ecureuil ne perd pas le fil de ses idées :

- Ainsi, puisque nous ne nous contentons pas de la pensée bovine si bien exposée par notre distingué élève, il devient naturel de prendre exemple sur les pensées des autres hommes.

- Et pourquoi ne prendrions-nous pas exemple sur nos propres pensées? proteste le Polisseur.

- Comme le font les vaches, alors! fait mine de plaisanter Risette.

- Il est malgré tout pratique, observe la Meunière, d'apprendre comment marche un moulin plutôt que de le découvrir soi-même.

Petit silence. La Fermière est déçue :

- Alors, on ne peut jamais penser par soi-même?

Je proteste :

- On peut choisir ce qui nous convient dans les pensées des autres hommes.

- Ce ne sera pas tes propres pensées, rétorque l'Embroussaillé.

- Ce sera mon propre choix.

- Alors, c'est tout ce que nous pouvons faire; choisir! regrette Du pré.

Le Polisseur paraît très satisfait :

- A la réflexion, ce n'est pas si mal de se contenter de choisir; au moins je pourrai choisir de ne pas polir!

Nous rions un peu; pas trop. La Fermière secoue lentement la tête :

- Et j'explique comment à mes vaches que je veux choisir?

- Je crois que ce sont plutôt les vaches qui choisissent pour moi! renchérit Risette.

- Les hommes ont commencé par tailler les pierres, remarque Ecureuil; puis ils se sont mis à les polir.

- Hélas! bougonne le Polisseur.

Ecureuil ne se laisse pas distraire :

- Les hommes ont pris exemple sur les autres hommes et ils ont changé leur manière de faire; c'est une pensée nouvelle.

- Reste à savoir si elle est bonne, s'inquiète Du pré.

- C'est encore plus difficile de tailler les pierres que de les polir, note l'Embroussaillé; notre Polisseur en aurait beaucoup plus de mal.

- Peut-être, admet le Polisseur; mais en échange ce serait bien plus varié, et aussi plus joli, ce qui ne serait pas un mal!

Je crois qu'il n'a pas tort :

- Le professeur de botanique nous en a déjà montré, des pierres taillées; c'est vrai qu'elles étaient jolies.

- Oh oui, il y en avait de très belles! m'approuve la Meunière.

Du pré intervient :

- Je pense que si l'on s'est mis à polir les pierres, c'est que le polissage devait avoir un avantage sur la taille.

- Dommage, regrette Risette, que ce qui a le plus d'avantages soit le moins joli.

- Encore, pourquoi aimons-nous...? commente la Meunière.

- Pourquoi, je n'en sais rien, mais c'est curieux que nous soyons tous du même avis! s'emporte l'Embroussaillé.

Personne ne trouve malheureusement rien pour le contredire. Il reprend :

- Ecureuil nous disait, je crois il y a une quinzaine de jours de cela, que la terre avait sa vie...

- Oui, se souvient Ecureuil, j'avais même ajouté que les hommes l'empêchaient de vivre comme elle voulait.

- Et j'avais demandé si les hommes nous permettaient à nous de vivre comme nous voulions.

- Je suppose que tu veux dire qu'on m'obligera à polir, alors que je préfère tailler? s'inquiète le Polisseur.

L'Embroussaillé fait un signe d'assentiment.

Au bout d'un long silence, Ecureuil questionne pensivement :

- Et si on ne veut pas de mes pensées?...

Un soleil radieux, inattendu, salue mon réveil. Par la fenêtre, j'aperçois Ecureuil, déjà levée, dans le jardin.

- L'été est revenu! m'annonce-t-elle en battant des mains.

- Alors, allons nager!

Cela fait déjà un bon nombre de jours que la rivière n'a pas eu notre visite.

- Allons-y! me crie Ecureuil.

Je ris :

- Nous allons être gelés!

Elle rit :

- Et alors?

Ma foi, pourquoi pas? Je dégringole; et nous courons aussi vite que nous le pouvons afin de nous réchauffer autant que faire se peut. Le soleil a beau être radieux, à cette heure-ci il fait froid! Cette heure-ci? Il est à peine plus de six heures, et le soleil n'a qu'un peu plus d'une demi-heure d'existence!

- On gèle! crie Ecureuil, qui fait force de bras - et de pieds - pour ne pas se refroidir.

L'eau est glacée, mais c'est amusant d'étonner les poissons! Je lance :

- Les poissons sont très frais aujourd'hui!

- Allons pêcher cette après-midi! me répond-elle.

- Bonne idée!

Je ne sais pas si les poissons furent vraiment étonnés, mais nous, nous fûmes vraiment gelés. Vite rhabillés, mais restés trempés, toujours à toutes jambes, nous rentrons mettre des vêtements secs!

Le déjeuner matinal, que nous prenons chez moi, est le bienvenu. Le chocolat brûlant nous fait oublier l'eau glacée de la rivière.

- Si nous allions prévenir la Liseuse? propose Ecureuil.

Elle ajoute en riant :

- Cela lui sera plus commode pour se libérer de ses vaches!

- Et passer l'après-midi avec nous.

- Je pense que ça la reposera; c'est difficile d'étudier seul.

- Tout en s'occupant de la ferme.

Ecureuil va chercher sa bicyclette, et nous partons. Je me suis souvenu de la conversation d'hier :

- Elle a raison Risette, la Liseuse est vraiment courageuse; elle ne sait même pas si ça lui servira à quelque chose...

Ecureuil sourit :

- Ça lui sert déjà à donner des leçons à ses vaches... au lieu d'être seule avec elles.

- Tu veux dire que les livres sont leurs invités?

- Oui, je crois.

Elle poursuit, après un temps :

- Dans une classe, on ne connaît pas bien tout le monde.

Soudain, elle ralentit :

- Si on lui donnait le livre sur les animaux?

- Bonne idée; retournons le prendre!

Demi-tour. Je reprends :

- Alors, les livres ne servent pas seulement à apprendre le monde ou à connaître les pensées des hommes.

- C'est vrai; les livres nous accompagnent dans la vie.

Le livre pris, demi-tour de nouveau. La route n'est pas longue; un petit quart d'heure.

- Si nous lui faisions réciter ses leçons?

Ses leçons? Ah oui! J'approuve :

- Nous pourrions y aller à tour de rôle.

Ecureuil a encore ralenti. Je ralentis. Elle paraît réfléchir, je dirais, à une idée qu'elle vient d'avoir. Je lui demande :

- A quoi penses-tu?

Elle hésite :

- Tu sais, ses leçons...

Là, je crois que j'ai eu la même idée qu'elle :

- L'examen?...

C'était bien ça. Elle confirme :

- Elle passera l'examen en même temps que nous!

- C'est magnifique!

- Il vaut peut-être mieux ne pas lui en parler dès maintenant...

- ...pour ne pas l'inquiéter.

- Ce n'est que dans trois ans.

- Eh bien, nous avons le temps de lui en parler!

- D'ailleurs, cela dépendra aussi de ses notes...

- ...que nous lui donnerons nous-mêmes...

- ...et que nous garderons secrètes au début.

- Si c'est bon pendant un certain temps...

- ...nous le lui dirons.

- Sinon, il vaudra mieux ne rien dire...

- ...pour qu'elle ne soit pas déçue.

Parler a visiblement le même effet que pédaler. Et nous voici dans l'étable où s'affaire la Liseuse.

- Tu viens pêcher cet après-midi?

Elle sourit :

- Il ne reste plus beaucoup de temps avant l'école, et les beaux jours ne vont pas durer; entendu!

Nous lui donnons le livre sur les animaux. Elle passe la main sur la couverture :

- Merci.

Elle n'ajoute rien, et regarde longuement le livre sans l'ouvrir :

- Vous allez faire de moi une savante...

- Nous avons vu en arrivant que tu as déjà des pommes mûres, coupe Ecureuil, pour ne pas la gêner.

Elle fait un sourire radieux :

- Les pommes après le poisson, il n'y a rien de mieux!

Je m'exclame :

- Je te pêcherai le plus gros gardon de toute la rivière!

- J'aurais dû apporter l'épuisette de mon cousin! plaisante Ecureuil.

- Oh, elle sera bien trop petite, il n'avait pris qu'un sandre de trois livres seulement!

Et nous rions de bon coeur.

Nous laissons la Liseuse à ses vaches, et nous voilà repartis.

- Et si elle retournait à l'école?

La chose me paraît difficile :

- Elle a dit qu'elle ne voulait pas.

- Elle a envie d'apprendre.

Ecureuil fait une pause :

- Nous pouvons l'aider, bien sûr...

- Tu penses qu'il y a trop de...

- Oui; nous ne sommes pas professeurs.

- Comment s'y prendre pour qu'elle retourne...?

- Nous pouvons déjà faire comme nous l'avons dit tout à l'heure...

- ...et voir les notes que nous lui donnerons.

- Et voir surtout si elle continue à avoir envie d'apprendre.

Nos amis arrivent vers deux heures. Attendant que nos idées mûrissent, nous ne leur parlons de rien. Par contre, nous leur parlons de la pêche. Et tout notre petit groupe part à bicyclette pour la ferme de la Liseuse.

La Liseuse nous attendait. Sa mère vient nous remercier pour le livre sur les animaux, que nous avons apporté à sa fille ce matin :

- Elle a vraiment envie d'étudier; elle se sent...

Elle cherche ses mots :

- Vous êtes aussi l'école, pour elle.

Elle cherche encore ses mots :

- Elle est seule, ici...

Elle ajoute aussitôt :

- Avec vous, elle ne se sent pas seule!

La Liseuse nous a souri.

Les pommes réparties dans deux paniers, le fromage - qu'elle n'a pas oublié de prendre - dans un autre, les pommes de terre - que nous avons apportées avec nous - dans deux autres paniers, notre caravane lourdement chargée s'ébranle!

L'Embroussaillé est vivement parti le premier, et il nous crie de loin :

- Le chameau ouvre la route!...

Nous suivons le chameau, qui dévale la colline jusqu'à la rivière. Du pré arrive peu après, et s'assoit sur l'herbe.

- Déjà fatigué? ironise le Polisseur.

- Pas du tout; mais il faudra que nous attendions ici un bon moment.

Etonnement général.

- Pourquoi ça? demande la Meunière.

Du pré répond d'un ton de voix résigné :

- Le temps qu'il boive ses quarante litres d'eau...

Un léger flottement. Mais le chameau est un animal plein de vivacité :

- Je suis un chameau exceptionnel; je ne bois jamais tant que je ne suis pas confortablement installé devant un bon goujon grillant sur un feu de bois!

Nous applaudissons. Du pré n'a plus qu'à se lever!

La lourde caravane, dans laquelle le chameau exceptionnel a repris une place plus ordinaire, se fraie péniblement un chemin que les méandres innombrables de la rivière rendent hasardeux à suivre; sans parler des rives qui disparaissent sous les hautes herbes sauvages!

Le vaste et torride désert traversé, nous arrivons enfin à l'oasis, dont l'espérée fraîcheur...

- Il n'est pas encore quatre heures, nous avons bien le temps, remarque judicieusement la Fermière; le frais ne sera pas là avant une bonne heure.

L'oasis, tout comme le chameau, est exceptionnelle. Longue à la perdre des yeux, d'un côté comme de l'autre; un petit courant, pas très fort, mais suffisant pour emmener les herbettes qui ont décidé d'aller voyager au loin, peut-être même de traverser les océans. Et, ce qui n'est pas à dédaigner, puisque c'est pour cela que nous sommes venus, cette oasis exceptionnelle fourmille de petits poissons, justement ceux que nous aimons, goujons, gardons, et autres vairons! Fourmille, c'est ce qu'on dit, bien que je ne voie aucun rapport entre les fourmis et les poissons; et dois-je avouer qu'une friture de fourmis ne serait pas un plat sur lequel je me jetterais de bon appétit!

- Que rumines-tu? me demande Ecureuil.

- Des fourmis!

- C'est bon?

- Non, le feu n'était pas encore allumé!

- Tu les préfères grillées?

- Non, mais nous n'avons pas apporté de sauce!

Le petit groupe s'est immobilisé, et cherche visiblement à comprendre tout en ne voulant pas montrer qu'il ne comprend pas. Evidemment, Ecureuil non plus n'a pas pu comprendre, mais elle garde le secret :

- Je t'en ferai à la broche ce soir.

- Arrose bien avec du beurre.

Et nous faisons tous deux comme si tout était parfaitement naturel.

- Allons chercher du bois pour le feu! me jette-t-elle un instant après, en s'éloignant à pas vifs.

Je la suis. Parvenus hors de vue du petit groupe, nous nous arrêtons... et j'explique!

Elle rit :

- Monsieur, je vous donne une bonne note pour votre devoir!

Nous revenons avec le bois près de la rivière, Ecureuil se penche sur l'eau et, l'air dégagé :

- Nous allons faire une bonne pêche; la rivière fourmille de poissons.

Et elle commence, toujours l'air dégagé, à préparer le feu.

Le petit groupe a compris.

- Tiens, voilà pour embrocher tes fourmis!

Et l'Embroussaillé tend à Ecureuil une belle tige qu'il vient de ramasser.

Bien, scène suivante : la pêche!

Eh bien oui, la pêche fut bonne! J'avais présomptueusement promis à la Liseuse de lui pêcher le plus gros gardon de toute la rivière, mais c'est Risette qui le lui a pêché! Alors, comme acte de contrition, j'ai offert à la Liseuse une pomme de terre brûlante...

- Ah! je suis servie comme une princesse! s'exclame-t-elle joyeusement.

- Qui ça, la pomme de terre? me demande Ecureuil, en train de lire par-dessus mon épaule.

- Bien sûr! mais tu m'as interrompu trop tôt; voici la suite :

"Ah! moi aussi je suis servie comme une princesse! s'exclame joyeusement la Liseuse."

Ecureuil fait une moue amusée :

- Il n'y a rien à dire; la grammaire est irréprochable.

Elle poursuit avec ironie :

- Reste à savoir si la pomme de terre est vraiment de cet avis!

Je reprends mon récit.

Les pommes, les premières pommes, étaient délicieuses; bien mûres, juteuses, croquantes...

Nous voici en haut de la colline, d'où l'on voit la vallée presque jusqu'à notre petite ville, et où nous avons coutume de nous asseoir dans l'herbe pour bavarder.

- Vous avez fait vos courses pour l'école? demande la Liseuse.

- Pas encore, répond Risette.

- Viens avec nous! intervient vivement Ecureuil.

- Mais...

- Mais quoi? Tu en auras besoin, puisque tu as décidé de continuer à étudier!

Et Ecureuil ajoute en souriant :

- Cela nous fera plaisir; nous choisirons tout ensemble!

Le petit groupe :

- Oui, oui! Viens avec nous!

Ainsi que l'avait prédit la Liseuse, les beaux jours n'ont pas duré. Il pleut; il fait froid. Notre petit groupe s'est réuni chez la Fermière; là aussi, un bon feu de bois flambe dans le grand fourneau de fonte de la vaste cuisine.

- Comment allons-nous faire pour aider la Liseuse? commence Ecureuil.

- Nous pouvons lui expliquer ce qu'elle ne comprend pas, propose aussitôt le Polisseur.

- Tout au moins ce que nous comprenons nous-mêmes, tempère Du pré.

Je fais part de nos idées d'hier, à Ecureuil et à moi :

- Nous avons pensé l'interroger, comme en classe...

- Ça, c'est une excellente idée! s'écrie l'Embroussaillé; et nous pourrions même lui donner des notes!

Je ne dis pas que nous l'avions envisagé, nous aussi.

- Il ne faudra pas être trop sévère! recommande la Meunière.

- Au contraire! proteste Risette; il ne faudrait pas qu'elle soit déçue plus tard.

- Elle ne compte pas passer d'examens, remarque la Fermière.

J'interviens :

- Ecureuil a pensé que la Liseuse pourrait aller jusqu'aux examens de la fin de l'école...

- Mais c'est loin! m'interrompt Du pré avec étonnement.

Un moment de silence.

- Jamais nous n'y arriverons, s'inquiète la Meunière.

- D'où, nous avons pensé tous les deux, explique Ecureuil, que le mieux pour elle était de lui donner l'envie de retourner à l'école.

- Et tu crois que nous pourrons y arriver? s'inquiète à son tour la Fermière.

- Je pense qu'il faut commencer par essayer, suggère Risette.

- Si elle a de bonnes notes, cela peut la lui donner, l'envie de retourner à l'école, observe l'Embroussaillé.

- Elle pourrait aussi se dire qu'elle n'a plus besoin de l'école, si elle a de bonnes notes, remarque le Polisseur.

Un moment de silence.

- Et si elle a de mauvaises notes, ne pourrait-elle se dire que cela ne sert à rien d'aller à l'école, puisqu'elle n'est pas capable de réussir? insiste la Meunière.

Un moment de silence.

J'entame une analyse :

- Les bonnes notes entraînent l'envie de retourner à l'école, les bonnes notes entraînent l'envie de ne pas retourner à l'école; les mauvaises notes entraînent l'envie de ne pas retourner à l'école...

J'ai fait une petite pause, et Ecureuil a poursuivi, avec une moue qui ne respire guère l'optimisme :

- Il n'en reste plus qu'une, que personne n'a dite; les mauvaises notes entraînent l'envie de retourner à l'école.

- Comment cela? puisqu'on n'est pas capable de réussir? d'après ce que vient de dire la Meunière, s'étonne la Fermière.

- Elle a seulement posé la question, corrige Risette.

L'Embroussaillé s'impatiente :

- Si j'ai bien compris les brillants raisonnements des jumeaux, quoi que nous fassions, rien ne nous permettra de savoir si ce que nous ferons sera bon!

- Alors, il n'y a qu'à ne pas donner de notes, propose le Polisseur.

- Et aussi, ne jamais lui parler, constate Du pré.

Un moment de silence.

- Nous retournerons bien à l'école, nous! reprend Risette.

- Ce n'est pas la même chose, proteste la Fermière.

- Nous ne savons pas non plus si nous serons capables de réussir, précise Ecureuil.

- Nous l'espérons, en tout cas, réplique la Meunière.

- La Liseuse aussi l'espère! s'exclame l'Embroussaillé.

J'ajoute :

- Et puis surtout, cela lui plaît!

- C'est vrai, approuve le Polisseur; elle, personne ne l'oblige à étudier!

- Pourquoi? toi, on t'oblige? rit Risette.

- Mais non, pas du tout! Mais nous, nous y sommes à l'école!

- Pardon, nous y étions, tout comme elle; l'école n'a encore commencé ni pour elle ni pour nous! rétorque Du pré.

- Ce n'est malgré tout pas la même chose! répète la Fermière; nous, nous avions déjà décidé de continuer.

- Elle aussi a décidé; souvenez-vous, elle nous avait dit qu'à la ferme, elle pourrait faire comme elle voudrait, rappelle Risette.

- Alors, pourquoi l'ennuyer avec des retours à l'école? demande le Polisseur.

Ecureuil hoche la tête :

- Si elle veut vraiment étudier, seule ou avec nous, elle ne pourra pas; il lui manquera trop de choses.

Elle ajoute :

- Et nous, nous ne saurons jamais s'il faut ou non lui conseiller de quitter la vie qu'elle a choisie; celle de la ferme.

Risette fait un geste d'impuissance :

- Alors, que faire?

Ecureuil sourit longuement :

- Etre là.

Il ne pleut plus; il fait un peu moins froid qu'hier. Après le déjeuner, bien couverts, nous sommes allés dans notre cabane. Pas envie de nager aujourd'hui. Pourquoi? Pas envie, c'est tout. Notre petite grenouille toute verte est venue sautiller au milieu de notre cabane. Le doux clapotis de la rivière nous berce.

- Qu'est-ce que c'est, réussir? demande doucement Ecureuil.

- Tu veux parler de ce que nous avons dit hier pour la Liseuse?

- Oui, bien sûr; mais je pensais à nous aussi.

- Tu as peur que nous ne réussissions pas?

- Tout est possible, mais franchement, je ne le pense pas.

Notre petite grenouille toute verte a fait "Koâ!" pour nous demander la permission de se retirer; puis elle est partie vaquer à ses occupations. Nous lui souhaitons bonnes mouches!

- Pourquoi voulons-nous continuer nos études? reprend doucement Ecureuil.

- Nous aimons apprendre...

- La Liseuse aussi.

- Nous aurons besoin de plus de connaissances qu'elle.

Elle réfléchit :

- Elle n'aura pas besoin de toutes les connaissances qu'elle apprend dans ses livres.

Je réfléchis :

- Nous n'aurons pas besoin de toutes les connaissances que nous apprendrons à l'école.

- Alors, les connaissances qu'on apprend à l'école sont sans doute celles dont on a besoin...

Elle se reprend :

- Celles dont ont besoin ceux avec qui on travaille.

- Mais dans ce cas, notre vie dépendra de ceux avec qui nous travaillerons!

Nous nous regardons un long moment.

- Il est heureux que la vie de la Liseuse ne dépende que de ses vaches, puisque c'est ce qu'elle a choisi elle-même! constate Ecureuil.

- Quant à nous, notre vie dépendra des "Jumeaux Associés"!

Nous nous sommes regardés un long moment...

Une heure et vingt et six minutes. Le petit train démarre. Notre petit groupe, renforcé de la Liseuse, est parti pour la grande ville de notre future grande école, ainsi que nous l'avions décidé lundi. Et ce n'est pas tout; la cousine de Du pré vient aussi avec nous. Elle, c'est à la grande école de filles qu'elle ira la semaine prochaine. Alors, nous ferons nos courses tous ensemble. Plus on est de fous, plus on rit! Une heure et quarante et une minutes. Le petit train s'est arrêté. En voiture! Et la cousine est montée! Embrassades, rires joyeux, cris divers! Vingt-six minutes de correspondance; mais cela ne nous laisse pas le temps pour nous ennuyer. Le train est reparti. Deux heures cinquante et une. La gare de la grande ville. Nous avons jusqu'à cinq heures cinquante-quatre pour faire nos courses. Et nous serons de retour, la cousine de Du pré à six heures quarante-neuf, et nous à sept heures quatre. Quelle précision! Mais il faut bien ça pour se préparer à la grande école!...

- Si c'est vraiment ça la grande école, achetons vite des livres et allons étudier chez la Liseuse auprès de ses vaches! déclare Ecureuil d'une voix tragique, qui lit ma prose.

- J'espère bien que ce ne sera pas comme ça... dis-je en posant ma plume un instant.

Je reprends mon récit.

En sortant de la gare, la Fermière désigne la sévère grande école de la cousine de Du pré. Tout à côté, une petite chapelle; tout autour, un grand mur.

- C'est ton école? demande-t-elle à la cousine.

- Oui; ce n'est pas dans celle-ci que vous irez.

- Ah oui? il n'y a que des filles! ponctue la Meunière.

L'Embroussaillé déclare d'un ton neutre :

- J'ai préféré l'autre école; s'il n'y a que des filles, quel ennui...

Il n'a pas eu le temps d'achever que la cousine l'approuve déjà d'un ton tout aussi neutre :

- Tu as eu raison; c'est toujours désagréable d'être le dernier de sa classe.

De petits rires se sont fait entendre. Du pré se tourne vers l'Embroussaillé :

- J'aurais dû te prévenir, elle n'en rate jamais une; j'en sais quelque chose!

Nous ne sommes pas les seuls dans les rues de la ville à nous rendre dans les boutiques où l'on trouve ce qu'il faut pour l'école. Les rues ne sont pas vides, et les boutiques sont pleines. Il y a aussi bien des enfants que des plus grands. Nous, nous sommes entre les deux. "Adieu enfance, à nous la vie des hommes!" s'est théâtralement écrié le Polisseur. Les plus grands l'ont regardé avec commisération, les enfants ont fait de larges sourires, comme s'ils étaient les spectateurs de la pièce.

C'est extraordinaire, ce qu'il y a de livres dans une boutique de livres! Oui, je sais, c'est bête de dire ça. Mais si je le dis, c'est que...

La Liseuse a pris un livre, et le regarde sans l'ouvrir :

- Je suis déjà venue ici...

Elle laisse un temps, et reprend, comme si elle découvrait quelque chose d'inattendu :

- Je n'avais jamais vu qu'il y avait des livres...

Elle se reprend aussitôt :

- Si, si; je l'ai vu...

Elle laisse encore un temps :

- Ce n'était pas des livres pour moi... je veux dire pour que je les lise moi-même, pas à la suite du professeur.

Encore un temps :

- Que je peux choisir moi-même.

Elle repose le livre, en prend un autre, qu'elle n'ouvre pas non plus. Elle le regarde longuement :

- A présent, ils existent... c'est pour ça que je les vois.

Les courses faites, il nous reste une bonne heure avant le train.

Je propose d'aller attendre dans le pré où nous étions en juillet, Ecureuil et moi, en revenant de chez ma cousine, celle qui fait un si bon flan aux poires; nous étions dans le pré qui se trouve en face du très vieux château, près du très vieux pont sur la rivière qui n'ose pas plus traverser la ville que notre petit train.

- Nous n'aurons jamais le temps, me répond la cousine de Du pré.

- Et puis, l'herbe doit encore être mouillée, remarque craintivement la Meunière.

- Toi qui connais la ville, où pouvons-nous aller? demande le Polisseur.

- Ici, nous avons l'habitude de nous réunir dans un café proche de mon lycée, sur la place de la Gare.

- Un café?... s'étonne Risette.

Il y a eu un petit flottement dans notre petit groupe. La cousine de Du pré sourit :

- Ici nous ne sommes pas à la campagne, chez nous; ici, nous sommes dans une ville.

La gare n'étant pas loin, le café en question n'est donc pas loin non plus. Nous entrons. Une salle assez grande, si je la compare aux salles des cafés de notre petite ville. Des tables, des chaises... bien sûr. Est-ce vraiment un endroit où on se sent libre pour bavarder tout à son aise? Peut-être personne ici n'a-t-il de maison assez grande pour y recevoir ses camarades de classe. La salle n'est pas vide; des écoliers paraissent fort contents d'être là. Les chaises ne sont pas mouillées, comme aurait pu l'être l'herbe du pré. Le pré où l'air frais n'a pas la tiédeur de cette salle. Cette salle où il fait si froid!

- D'après ce que nous avons vu dans la boutique de livres, nous allons avoir des choses toutes nouvelles à apprendre, remarque Du pré.

- Tous les ans nous avons appris des choses nouvelles, proteste la Fermière.

- Mon cousin n'a pas tort; jusque-là vous appreniez, à présent vous allez réfléchir.

- Comment ça, réfléchir? Il est difficile de penser que nous n'ayons jamais réfléchi depuis que nous sommes nés!

- Peut-être n'avons-nous réfléchi qu'à nos propres idées, suggère la Liseuse.

- Pourtant n'avons-nous pas déjà parlé de connaître la pensée des autres hommes? observe Ecureuil.

- Connaître n'est pas réfléchir! réplique la cousine.

- Tu veux dire que nous pourrons aussi leur répondre? raille l'Embroussaillé.

- Réfléchir n'est pas contester.

- Mauvais début! J'ai déjà une mauvaise note!

D'ordinaire, cette sorte... d'échange de vues finit par nous faire rire. Oui, d'ordinaire...

- Nous ne pouvons nous passer des pensées des hommes, avions-nous dit... commence Risette.

Je l'interromps :

- Et voilà que les pensées nous inquiètent, c'est cela que tu veux dire?

- Oui, oui... me répond-elle sans son habituelle gaieté.

Un long silence, rompu par la cousine de Du pré :

- C'est l'heure du train!

Le train est parti; nous sortons de la grande ville, dont les maisons se dispersent peu à peu dans la campagne. Dix minutes plus loin, un arrêt; il n'a servi à rien, personne n'est descendu, personne n'est monté. Je regarde, sur ma gauche, par la fenêtre; le soleil, paré de tous les rouges du monde, m'annonce qu'il va se coucher d'ici une demi-heure. Correspondance; il faut aller vite, nous n'avons que deux minutes! Mais pas d'inquiétude à avoir; personne ici n'a jamais été abandonné sur le quai. S'il le faut, on nous attendra!

Nous repartons. Le soleil vient de nous quitter. Nous ne sommes plus dans le café qui fait face à la grande gare de la grande ville où se trouve notre future grande école. Nous sommes dans notre petit train. Nous sommes chez nous.

Mon cousin du pont où personne ne peut passer, et sa cousine, sont allés pour quelques jours chez un cousin de la cousine. Il est plus âgé que nous, est étudiant dans une école qui apprend à commander les navires, et habite une grande ville baignée par un beau fleuve. Ce fleuve, nous le connaissons tous les cinq; c'est celui qui s'en va arroser la très grande gare encombrant une paisible petite place de sa lourde verrière. "Venez déjeuner avec nous demain!" nous ont-ils proposé hier au soir. Demain, c'est aujourd'hui, et nous partons, Ecureuil et moi, par le petit train de sept heures trente-trois, celui que nous avons pris durant les quatre dernières années pour nous rendre à notre école.

Huit heures moins deux. Nous ne descendons pas. Adieu école! Huit heures vingt. Ecureuil me montre la rivière près de laquelle il nous arrive de nous asseoir sur l'herbe, en attendant une longue correspondance :

- Regarde! nous allons dire au petit train de s'arrêter, le temps de manger les rillettes de la cousine de Du pré!

Elle fait un sourire piteux, et poursuit :

- Nous n'avons pas de rillettes...

Et comme elle n'a rien dit au petit train, il ne lui reste plus qu'à continuer sans hâte sa route pour nous amener... à une autre correspondance!

Un grand train; un train qui va loin.

- Nous n'avons jamais été très loin, remarque Ecureuil.

C'est vrai que nous sommes toujours près de notre petite ville. Cependant...

- Très loin, non; mais très très loin, si!

Elle n'hésite qu'un instant :

- Au polissoir?

- Au polissoir; là où tu voulais savoir de quel passé nous étions faits.

- Notre passé inconnu...

Je reste songeur un moment :

- Les rêves vont plus vite que la vie...

Elle reste songeuse un moment :

- Ce sont peut-être les rêves qui nous font découvrir les contrées inconnues...

- Celles dont parlait le Polisseur lorsque nous étions à la pêche, quelques jours avant le polissoir?

- Oui; et la Liseuse nous avait dit que nous espérions peut-être que l'inconnu ne ressemblât à rien de ce que nous connaissions déjà.

Pendant ce temps-là, le grand train qui va loin, n'ayant aucune raison de s'intéresser à notre conversation, s'est contenté d'arriver, vite, vite, à la gare où nous devons descendre. Enfin, c'est presque la gare; ce qui explique que personne ne nous attende. Oui, il faut encore prendre une sorte de train d'un ou deux wagons qui nous amènera, lui, en quelques minutes, à la vraie gare. La gare où nous sommes, c'est pour les grands voyages. Les grands voyages... Nous nous sommes regardés, Ecureuil et moi; je crois que nous avons pensé tous les deux à notre wagon merveilleux...

Dix heures trente-cinq. La vraie gare. Un peu avant que le train s'arrête, cousins et cousine nous ont déjà fait de grands signes, tout joyeux!

- Vous nous avez apporté le soleil! s'exclame la cousine; il y a longtemps qu'il n'a pas fait si beau!

- Et nous avons pensé qu'un déjeuner sur une île déserte serait plus agréable qu'un déjeuner à la maison! nous annonce mon cousin.

Sur une île déserte? C'est moins loin que le polissoir, certes, mais tout de même...

- A la vapeur, alors; pour ce qui est de la voile, le vent est tombé, nous serions en panne, observe calmement Ecureuil.

Le cousin de la cousine de mon cousin, celui qui est étudiant, fait un salut réglementaire :

- A vos ordres, Capitaine!

Il ajoute, avec toute la déférence due au Capitaine du navire :

- La chaudière a donné des signes de défaillance lors de sa mise en route ce matin; je me suis empressé de recruter un équipage de marins éprouvés pour naviguer à la rame!

Il désigne mon cousin et sa cousine :

- Les marins sont à votre disposition, Capitaine!

Mon cousin et sa cousine protestent énergiquement, tout en étouffant leur rire.

Mon cousin - salut réglementaire :

- Impossible! blessé au poignet, Capitaine!

Sa cousine - salut réglementaire :

- Impossible! blessée à la cheville, Capitaine!

L'Etudiant élève une voix sévère :

- Ah, c'est comme ça! On tire au flanc! A fond de cale, tous les deux!

Et, se tournant vers le Capitaine - salut réglementaire :

- N'ayez crainte, Capitaine; le service sera assuré, je ramerai seul!

Personne n'a réussi à étouffer son rire!

Pour déjeuner sur une île déserte, il faut déjà avoir abordé dans l'île déserte; et pour cela, il faut d'abord se rendre au port où se trouve amarré le navire.

La route jusqu'au port est longue et difficile. Nous commençons par nous frayer un chemin qui s'enfonce dangereusement entre de hautes falaises, certainement habitées par des Troglodytes, étant donné les nombreuses cavernes qu'on y a creusées. Dans le langage des habitants de ce pays, cela porte le nom de maisons à arcades. Au bout d'un interminable quart d'heure, nous débouchons enfin sur le beau fleuve que nous suivrons en une longue et pénible marche d'une heure tout entière, et qui nous mènera à l'océan qu'il faudra traverser pour arriver - si la traversée est heureuse - à notre île déserte. Et comment voulez-vous qu'elle ne soit pas déserte? Les intrépides explorateurs de notre trempe sont rares.

Le long du beau fleuve court le large sentier de terre que nous allons emprunter.

- C'est là que les bateliers tiraient les grands bateaux à voile chargés de marchandises quand il n'y avait pas de vent ou quand le courant était contraire, nous apprend l'Etudiant.

Il ajoute, devant notre étonnement :

- Ici, c'était un port très important il y a longtemps...

Il se reprend :

- Et même depuis des millénaires.

Je m'exclame :

- Oh, alors le Polisseur doit connaître!

Au tour de l'Etudiant d'être étonné :

- Le Polisseur?

Je réponds d'une voix indifférente :

- Oui; il devait être ici il y a dix mille ans.

Mon cousin, qui est au courant, rit sous cape. La cousine s'étonne elle aussi :

- De qui parles-tu?

Mais l'Etudiant a de la ressource, et il m'indique, d'un ton négligent :

- Oui, l'âge de la pierre polie.

Bon, maintenant ils ont compris tous les deux. La cousine en profite pour préciser :

- Juste après la pierre taillée.

- Et juste après la pierre ponce, ajoute mon cousin d'un ton très sérieux.

- La...

Mais la cousine, d'abord interloquée, ne reste pas dupe longtemps :

- Non, la pierre ponce, c'était juste avant la pierre philosophale.

- C'est vrai; c'est d'ailleurs ce que nous a dit le Polisseur.

- Et vous avez fait un bon voyage? intervient l'Etudiant, d'un ton intéressé.

Je proteste dignement :

- Tu plaisantes! Comment veux-tu que nous puissions aller dans le passé?

- Ah, c'est vrai, je suis bête; c'est lui qui est venu jusqu'à vous!

- Parfaitement! affirme sans ciller mon cousin.

Là, l'Etudiant et la cousine marquent un temps d'arrêt.

- Ils se moquent de vous! les rassure Ecureuil.

Et d'expliquer toute l'affaire.

L'Etudiant et la cousine, sans rancune, se déclarent passionnés par ces...

- C'est comme un souvenir des temps passés, prononce pensivement la cousine.

- Pauvre Polisseur, s'apitoie l'Etudiant; je ne voudrais pas être à sa place!

Et il ajoute en riant bien fort :

- Vive la pierre ponce!

La longue et pénible marche continue sur l'agréable sentier de terre douce sous le pied. Les maisons de la ville s'espacent, et de grands arbres viennent flâner avec nous. Sur notre gauche, le beau fleuve s'écoule sans hâte, en embrassant les bancs de sable couverts de buissons, qui s'étirent paresseusement. Le beau fleuve est large, très large même, et pourtant, je le sens aussi proche de moi que les rivières qui parcourent les alentours de notre petite ville.

Nous voici dans l'important port où se trouve le navire de l'Etudiant. Cinq navires sont amarrés, prêts pour la pêche en haute mer. Son navire fait bien quatre bons pas de long. Deux banquettes, et on peut s'asseoir sur la poupe. Nous sommes cinq, donc tout va bien. Nous prenons place.

- Mais ton bateau n'a pas de gouvernail, remarque mon cousin.

- Nous allons naviguer à la baisse, vers l'aval, lui répond l'Etudiant; notre vitesse par rapport au courant sera nulle, le gouvernail ne servirait de rien.

J'observe :

- Alors, il vaut mieux ne pas perdre les rames!

- Oh oui! c'est bien pour cela que j'en ai une de secours.

Et il ajoute, tout en nous montrant les trois rames :

- Le fleuve est très dangereux; on peut s'y noyer...

- Heureusement, tu le connais, fait mine de se rassurer mon cousin.

Il prend un ton inquiet :

- La traversée sera longue? As-tu pensé aux provisions?

L'Etudiant prend un air digne :

- Je ne m'embarque jamais sans biscuit! J'ai pêché un brochet...

Je ne le laisse pas achever :

- Ah, c'est donc le déjeuner!

- Oui; j'espère que nous n'aurons pas à le manger au milieu du fleuve! s'inquiète de nouveau mon cousin.

Et d'insister :

- La traversée sera longue?

L'Etudiant fait semblant de sortir une boussole :

- Plein sud, c'est là-bas!

Puis une longue longue-vue :

- L'île est à un huitième de mille marin; nous allons naviguer à deux noeuds, et nous mettrons donc...

Il s'interrompt, sort d'une poche invisible d'une veste tout autant invisible une règle à calcul de même matière :

- C'est la règle que m'a offerte un vieil ami ingénieur; ivoire et bambou.

Il fait les gestes nécessaires au calcul, puis :

- Trois minutes et quarante-cinq secondes au chronomètre de bord!

- Et le dangereux courant, ne nous entraînera-t-il pas loin de toute terre? fait mine de s'inquiéter, elle aussi, Ecureuil.

- Non! Je tiendrai ferme la barre!

- Tu n'en as pas.

- Je braverai les tempêtes!

- Le vent est tombé.

Les rires commencent à fuser de toutes parts.

- Nous naviguerons beaucoup plus qu'un huitième de mille, déclare savamment mon cousin.

Et il demande :

- Quelle est la vitesse du courant?

- Environ deux noeuds, répond l'Etudiant.

- Alors... commence à calculer mon cousin.

Mais sa cousine est plus vive :

- Pi sur quatre, racine de deux, nous voguerons sur environ un sixième de mille.

- Eh bien, cousine! s'exclament ensemble les deux cousins.

Moi aussi je calcule; la vitesse du navire, compte tenu du courant. Mais Ecureuil est plus vive :

- La même racine de deux; cela fait trois noeuds!

L'Etudiant - salut réglementaire :

- Permission de prendre la mer, Capitaine?

Permission accordée. Nous quittons le port. L'Etudiant souque sur la rame. Ainsi qu'il l'avait annoncé, nous filons deux noeuds. Le port est perdu de vue, nous sommes en plein milieu de l'océan. La mer, seule, nous entoure...

- Si du port, on voyait déjà l'île à la longue-vue, tu ne pouvais pas voir seulement la mer, puisque l'île s'était déjà rapprochée, me fait remarquer Ecureuil, qui lit par-dessus mon épaule.

- Tu ne te souviens donc plus que notre navire avait perdu son chemin, et que par conséquent...

- Si, bien sûr, mais je pensais que nous n'en étions jamais revenus, et que par conséquent...

Je reprends mon récit.

Le courant est violent. Pensez donc, deux noeuds! Nous guettons les dangers.

L'île a réapparu : "Terre! Terre!..." s'écrie joyeusement la vigie du haut du grand mât.

- Tu vois, nous en sommes revenus! fais-je remarquer à Ecureuil, qui lit par-dessus mon épaule.

- Oui, bien sûr, puisque mes parents nous attendent pour dîner.

Je reprends mon récit.

Un cri d'épouvante retentit :

- Regardez! Là-bas, à bâbord! Quelque chose de blanc sur le rivage!...

L'Etudiant plonge sur sa longue-vue :

- Un récif!

- Nous allons faire naufrage! s'écrie la cousine de l'Etudiant, qui connaît bien son cousin.

- Aux chaloupes de sauvetage! crie mon cousin, l'air complètement affolé.

J'emboîte le pas :

- Les fusées de détresse!...

- Les chaloupes de sauvetage se sont détachées, et les fusées de détresse étaient dedans, nous apprend d'une voix parfaitement calme Ecureuil.

Panique. Tout le monde court autour du navire en perdition.

- Sauvons les femmes d'abord! s'exclame l'Etudiant.

Et il poursuit fièrement, debout, droit, les bras croisés, les yeux fixant le large :

- Je suis responsable du naufrage! Je serai le dernier à quitter le navire!

Peu à peu, nous approchons de l'île, et le redoutable récif tout blanc devient suprêmement menaçant. Nous sommes muets...

Soudain, Ecureuil claque fort, très fort dans ses mains. Le redoutable et suprêmement menaçant récif tout blanc s'envole!

- Les mouettes aiment bien venir se reposer sur les îles désertes après une longue et fatigante traversée, déclare-t-elle calmement.

Nous voici maintenant dans l'inextricable forêt de notre île déserte. Il y a bien au moins une dizaine d'arbres. Midi vient de sonner de l'autre côté de l'océan. Nous nous installons pour le déjeuner.

Le large fleuve s'écoule sans hâte autour de notre petite île aux dix arbres. Là-bas, vers la mer encore lointaine, de nombreuses petites îles se sont arrêtées elles aussi, les unes, que les feuillages recouvrent, dormant dans l'ombre; les autres, dont le sable n'a pas encore reçu la visite des premiers buissons, dormant au soleil.

Après toutes ces émotions épuisantes, et puisque nous sommes tous sains et saufs, nous ne demandons plus qu'à déjeuner; la cousine de l'Etudiant a déjà déballé les victuailles.

Nous commençons par une jardinière de légumes au fameux vinaigre de la région. J'ai aussi vu que les premières poires nous attendaient pour le dessert. Et à présent...

Les mouettes, qui volent en criant tout au long du fleuve à la recherche de leur repas, partageraient sans doute volontiers notre plat principal. Le voici :

PETITS PÂTÉS DE BROCHET.

Faire d'abord la farce.

Pour cela, faire cuire un brochet...

- Le brochet! prétend Ecureuil qui lit par-dessus mon épaule.

- Comment ça, le brochet?

- Eh bien, oui; le brochet pêché le matin même par l'Etudiant!

Je reprends ma recette.

Faire cuire le brochet pêché le matin même par l'Etudiant!

Le faire cuire...

- Qui ça, l'Etudiant?

Je reprends ma recette.

Faire cuire le brochet au court-bouillon.

Piler la chair et l'incorporer à une sauce blanche épaisse.

Assaisonner.

Ajouter deux oeufs durs et des champignons des bois en petits morceaux.

Ensuite prendre de la pâte feuilletée et y découper des ronds avec un verre.

Placer sur chaque rond un peu de farce, puis poser dessus un deuxième rond et souder les bords avec de l'eau.

Faire cuire à four chaud 35 minutes.

Servir chaud.

- Non, servir froid!

Je soupire :

- Eh oui, malheureusement!

- Tu pourrais tout de même indiquer que c'est la cousine de l'Etudiant qui a accommodé le brochet.

- Dans ce cas, j'indiquerai aussi que mon cousin a chaudement encouragé sa cousine de la voix et du geste.

Je reprends mon récit.

Eh bien, mon récit, c'est qu'aujourd'hui il fait froid, c'est qu'il pleut, c'est que nous sommes le samedi douze septembre, c'est que l'école, la grande école, celle de la grande ville, commence vendredi prochain!

A vrai dire, j'aime bien l'école, tout comme Ecureuil, tout comme notre petit groupe, mais changer de vie n'est pas une chose simple. Comme l'avait bien dit la Liseuse, alors que nous parlions de l'école et de sa ferme : "Je ne suis pas capable de vivre deux vies." Et, un jour que nous étions encore en classe, j'avais parlé à Ecureuil de mon père et de son compagnon qui ne parlent que de l'atelier de meubles, et de la femme du compagnon qui ne parle que de couture avec ma mère. J'avais ajouté que nous, dans notre petit groupe, nous ne parlions pas seulement de l'école, mais aussi d'autres choses. Ecureuil s'était demandé : "Aurions-nous deux vies?" Je m'étais demandé, moi aussi : "Pourquoi n'auraient-ils qu'une seule vie?" Et Ecureuil avait posé la question : "Perd-on une vie lorsqu'on grandit?"

C'est de tout cela que s'entretient notre petit groupe cet après-midi chez la Fermière.

- Tu disais qu'on perdait une vie quand on grandissait; laquelle? demande Du pré à Ecureuil.

- Peut-être la sienne propre, répond-elle pensivement.

- Pourquoi dis-tu ça? s'inquiète la Meunière.

- Nous dépendrons de ceux pour lesquels nous travaillerons.

- Nous n'avons qu'à les choisir! déclare avec décision l'Embroussaillé.

- Ce sont les robinets qui fuient qui viennent voir mon père, pas ceux qui ne fuient pas, observe fort justement le Polisseur.

Je lance une fine plaisanterie, histoire de ramener un peu de gaieté :

- Si je comprends bien, ce sont ceux qui marchent qui ne viennent pas!

Espoir déçu; à vrai dire, je savais bien que ma plaisanterie n'était pas fine...

- Ton père fait quelque chose d'utile... commence la Fermière.

- Bien, bien, où est-il ton robinet qui fuit? plaisante à son tour le Polisseur.

Sa plaisanterie a plus de succès que la mienne.

- Oh! passe aussi chez moi, rit Risette.

La gaieté revient... un peu.

Du pré se tourne vers le Polisseur :

- Tu penses continuer avec ton père?

- Je n'y ai pas encore vraiment réfléchi, mais je crois que cela me plairait. Pourquoi me demandes-tu ça?

Du pré sourit :

- Mes robinets ne fuient pas, rassure-toi! Mais je suis en train de penser que nous sommes très heureux de pouvoir rester tous ensemble.

L'Embroussaillé hésite légèrement :

- Oui, moi je resterai au moulin...

- Mais moi aussi! l'interrompt vivement sa soeur.

Le frère hésite encore :

- Tu crois que ton mari sera un bon meunier?

La soeur baisse un peu la tête, laisse passer un temps :

- Oh oui, j'aimerais bien!...

Nous restons un moment à ne rien dire, puis à parler de ci et de ça, rien de précis. La Fermière nous apporte des fruits, des pommes, des poires... Un bon feu de bois flambe dans le grand fourneau de fonte de la vaste cuisine. Il fait bon.

- Dans les grandes villes, reprend Du pré, tout en mâchonnant sa pomme, il arrive souvent que les gens ne travaillent pas au même endroit...

- Tu veux que toute la ville travaille au même endroit? s'exclame l'Embroussaillé.

- Mais non, il veut parler du père et de la mère! le coupe sa soeur.

- Ça ne doit pas être très agréable! commentent, presque en même temps, les trois autres futures épouses.

Les quatre futurs époux font entendre avec détermination le même avis.

- Mais alors, ils ne sont tout simplement pas mariés! constate avec fermeté le Polisseur.

Accord unanime.

Nous croquons pommes et poires. Le bon feu de bois flambe dans le grand fourneau de fonte de la vaste cuisine. Il fait bon. Nous sommes ensemble.

- S'ils ne sont pas mariés, comment vivent-ils? cherche à comprendre Du pré.

- Ils vivent de temps en temps l'un à côté de l'autre, répond Ecureuil; chacun avec sa vie à soi.

- Mais enfin, c'est... Ils se parlent, au moins le soir ou le dimanche, s'étonne la Fermière.

- Ecureuil a raison, intervient le Polisseur; j'en ai vu chez les clients de mon père, ils ne parlent pas chacun de la même façon.

- Chacun a parlé une langue toute la journée; il l'a apprise, il la connaît, c'est la sienne, poursuit Ecureuil.

- Et alors, la langue de l'autre lui est étrangère, ajoute Risette.

- Chacun ne comprend même pas la langue de l'autre, renchérit la Meunière.

J'approuve :

- Moi aussi, j'en ai vu; c'était chez un fournisseur de mon père.

Je hoche la tête :

- L'un parle, l'autre se tait.

- Vous exagérez! proteste l'Embroussaillé; si les hommes ne se comprenaient pas...

- Ils traduisent, l'interrompt la Fermière; et pas toujours bien!

- Il n'y a qu'à écouter le professeur de littérature, et celui de mathématiques! rit Risette.

- La pensée aussi s'apprend; nous l'apprenons à l'école, observe Ecureuil.

- Eux l'apprennent chacun de son côté! ponctue la Meunière.

- Et si l'un d'eux apprend une pensée différente de celle qu'apprend l'autre... continue la Fermière.

Ecureuil prononce pensivement :

- Dans quelle maison vivront les enfants?...

Dimanche. Dernier dimanche de vacances. Une autre vie va donc commencer. Se rend-on vraiment compte qu'une autre vie commence? Ne s'en rend-on compte que lorsqu'elle a déjà commencé depuis longtemps? Et si cette autre vie, on l'a choisie soi-même, et qu'on s'aperçoive qu'elle ne convient pas, n'est-il pas trop tard pour revenir en arrière? Nous avons choisi l'école, la Liseuse a choisi sa ferme, qu'adviendra-t-il?

Un client de mes parents possède une boutique de meubles dans une petite ville au bord du fleuve dans lequel on trouve une île déserte perdue au milieu de l'océan. Profitant de cette calme journée, mes parents sont allés passer l'après-midi chez leur client. "Venez-vous avec nous, les jumeaux? vous aimez bien vous promener au château", nous a demandé ma mère. Nous avons aussitôt acquiescé. Le château n'a rien d'extraordinaire, il serait même un peu disparate, mais ainsi que l'a dit ma mère, les jumeaux aiment bien s'y promener.

Nous partons. La route passe non loin de chez mon cousin du pont où personne ne peut passer - dix minutes de voiture. Ecureuil et moi proposons d'emmener le cousin. Le cousin est sur son bateau, en train de pêcher. Nous l'allons chercher, pendant que ma mère parle avec sa soeur. Il accepte avec joie.

Le château.

- A l'assaut! crie mon cousin.

Nous avons l'habitude; il fait ça à chaque fois. Et aussi, à chaque fois :

- Il ne sert à rien, ce pont-levis!

Et d'ajouter, toujours à chaque fois :

- Je passe par la fenêtre de la tour!

C'est vrai que la fenêtre de la tour est à portée de pied.

Ecureuil, à chaque fois elle aussi :

- As-tu vu que le pont-levis est baissé?

Et, toujours à chaque fois :

- A l'assaut! crie mon cousin.

Et il franchit le pont-levis d'un pas gaillard.

A l'intérieur du château, il n'y a rien à voir. Mais il y a quelque chose à vivre. Nous sommes à la fenêtre de l'immense salle à manger, plus grande que le château lui-même, au milieu de laquelle règne une table d'énorme chêne, pleine de grosses moulures, une table, elle aussi, plus grande que la salle à manger elle-même.

Nous sommes à la fenêtre.

- Regardez là-bas, à l'horizon, venant de la mer, les navires qui se dirigent vers la ville où habite notre Etudiant! s'exclame mon cousin.

Et, s'adressant - salut réglementaire - à Ecureuil :

- Faut-il attaquer, Capitaine?

Il observe longuement le fleuve avec sa longue-vue :

- Les navires sont prêts à combattre! Voyez leurs canons!

Ecureuil a gardé son calme :

- Tu n'as pas pris la bonne longue-vue, celle-ci ne voit que le passé d'il y a trois siècles; ce ne sont pas des canons, ce sont des cannes à sucre, que les navires rapportent de l'autre côté de l'océan.

Mon cousin a pris un air dépité, a soigneusement rangé sa longue-vue :

- Allons nous promener! a-t-il dignement proposé.

Lundi. Un vent, qui ne vient pas du soleil, souffle en rafales. Notre petit groupe a bien tenté une promenade à bicyclette - "Puisque nous sommes encore en vacances!" a précisé l'Embroussaillé. Il s'est aussitôt attiré une précision encore plus précise de la part du Polisseur : "Oui, quatre jours, c'est tout!"

La tentative de promenade n'a pas duré. Comme nous passions non loin de la ferme de Risette, la Meunière proposa, avec une certaine insistance, d'aller nous réchauffer chez elle. Les garçons lancèrent bien quelques moqueries destinées à montrer qu'ils ne savaient pas ce que le mot froid voulait dire, mais lorsque la Meunière, suivie au reste par la Fermière, se dirigea vers ladite ferme, suivie de même par la maîtresse de maison "qui ne pouvait faire autrement que les accompagner", lesdits garçons emboîtèrent vivement la roue sans rechigner le moins du monde.

Et je crois que maintenant, personne ne proteste contre le bon feu de bois qui flambe dans le grand fourneau de fonte de la vaste cuisine de Risette.

- Je vais faire un chocolat chaud! annonce Risette.

Manifestations de vif contentement. La Fermière, en bonne voisine, vient l'aider. Et bientôt, le chocolat fume dans nos bols!

- Pourquoi nos professeurs voulaient-ils devenir professeurs?

La question inattendue d'Ecureuil laisse les bols immobiles.

- Si je dis que c'est parce qu'ils voulaient enseigner, vous me direz que c'est un pléonasme, constate le Polisseur.

J'interviens savamment :

- Si ce n'est qu'une simple répétition, c'est inutile; si c'est pour indiquer que le professeur veut transmettre ses connaissances à des élèves, tu as bien fait d'abonder.

- J'ai dû rater le cours ce jour-là; explique! s'enquiert plaisamment l'Embroussaillé.

- Je pense qu'il veut dire qu'on peut être professeur sans avoir envie d'enseigner, me vient en aide Risette.

Charitablement, personne ne cite l'exemple qui vient de suite à l'esprit de notre petit groupe.

- Bon, tempère Du pré, ne parlons pas de cas particuliers; faisons ainsi que nous l'a enseigné notre professeur de mathématiques, et étudions le cas général.

- Comment veux-tu faire? lui demande candidement l'Embroussaillé, nous n'avons jamais été dans une école militaire!

- Vous avez bientôt fini? les admoneste comme de coutume la Fermière.

- Après les examens que nous passerons dans trois ans, a-t-on le droit d'être maîtresse d'école? demande soudain la Meunière, qui paraissait distraite depuis un moment.

- Tu veux devenir maîtresse d'école? lui lance plaisamment son frère.

Elle reste songeuse un moment :

- Je crois que les enfants n'ont pas seulement besoin de connaissances.

- Oui, grand-mère! continue tout aussi plaisamment le frère.

Elle reste encore songeuse un moment :

- Je pense à ce dont j'avais envie à l'école quand j'étais petite...

Elle ajoute vite, avant que son frère ait eu le temps d'ouvrir la bouche :

- Quand j'étais très petite!

- Je crois que j'étais comme toi! intervient vivement Risette.

Et tout notre petit groupe - y compris l'Embroussaillé! - découvre que ses aspirations étaient les mêmes que celles de la Meunière.

- Eh bien, voilà déjà deux raisons pour devenir professeur! résume Du pré; enseigner...

Il s'est interrompu :

- Et je ne sais pas comment appeler l'autre raison dont nous venons de parler!

Personne ne trouve.

- Considérer que les élèves sont des hommes, avance Ecureuil.

- Je le crois aussi, l'approuve Risette; et je pense que c'est vrai pour tout le monde.

La Fermière approuve aussi :

- Oui, lorsque nous sommes avec n'importe qui, pas seulement les enfants.

Je poursuis :

- Dans les grandes classes.

- Et même ailleurs qu'à l'école, confirme le Polisseur.

Nous méditons.

- Alors, tout le monde est professeur, que ce soit à l'école ou ailleurs, reprend l'Embroussaillé.

- Oui; et pourquoi choisit-on l'école? insiste Risette.

- Papa et maman hirondelle prennent soin de leurs petites hirondelles, prononce doucement Ecureuil.

Mardi. Un vent, qui ne vient pas du soleil, souffle en rafales. Notre petit groupe a bien tenté une promenade à bicyclette - "Puisque nous sommes encore en vacances!" a précisé l'Embroussaillé. Il s'est aussitôt attiré une précision encore plus précise de la part du Polisseur : "Oui, trois jours, c'est tout!"

La tentative de promenade n'a pas duré. Comme nous passions non loin de la ferme de la Fermière, la Meunière proposa, avec une certaine insistance, d'aller nous réchauffer chez elle. Les garçons lancèrent bien quelques moqueries destinées à montrer qu'ils ne savaient pas ce que le mot froid voulait dire, mais lorsque la Meunière, suivie au reste par Risette, se dirigea vers ladite ferme, suivie de même par la maîtresse de maison "qui ne pouvait faire autrement que les accompagner", lesdits garçons emboîtèrent vivement la roue sans rechigner le moins du monde.

Et je crois que maintenant, personne ne proteste contre le bon feu de bois qui flambe dans le grand fourneau de fonte de la vaste cuisine de la Fermière.

- Je vais faire un chocolat chaud! annonce la Fermière.

Manifestations de vif contentement. Risette, en bonne voisine, vient l'aider. Et bientôt, le chocolat fume dans nos bols!

- Pourquoi décidons-nous de ce que nous voulons faire plus tard?

La question inattendue d'Ecureuil laisse les bols immobiles.

Au bout d'un long moment, le Polisseur secoue lentement la tête :

- Peut-être le professeur a-t-il choisi comme moi...

Nous sommes un peu étonnés.

- Et comment as-tu fait, toi? réponds, ne nous cache rien! le questionne emphatiquement Du pré.

Le Polisseur tarde à répondre.

- Courage! l'encourage l'Embroussaillé.

Le Polisseur tarde à répondre.

Je l'aide :

- Le père du professeur était professeur?

Il sourit :

- J'en sais rien, mais tu as bien fait de le supposer.

- C'est vrai que cela arrive souvent, commente la Meunière.

- C'est vrai, reprend la Fermière; voyons comment c'est pour nous!

- Comptons! Je suis sûre que tu as raison, affirme Risette.

Nous comptons.

- Nous avons trois demoiselles qui ont leurs vaches depuis qu'elles sont nées... commence Du pré.

- Et toi, tu viens de les acheter au foirail du onze juin! le taquine l'Embroussaillé.

- Je ne te savais pas aussi observateur!

- Vous allez nous faire perdre notre compte, proteste La Fermière.

- Les jumeaux ont chacun leur atelier, reprend la Meunière.

- Sans le Polisseur, notre petite ville serait inondée par les robinets qui fuient! constate Risette.

- Les meuniers ont leur moulin, fait savoir l'homme aux robinets qui fuient.

Le Meunier prend un air soucieux :

- Je vais avoir du mal tout seul à faire tourner le moulin...

Et il ajoute, avec un geste de désespoir :

- Puisque ma soeur sera maîtresse d'école?!...

La soeur fait une moue :

- Il n'y a pas eu de professeur dans la famille.

Le frère se désole :

- Ma soeur a détruit toutes nos hypothèses!

Nous tentons bien de rire un peu, mais le coeur n'y est pas.

- Alors, si nous étions nés ailleurs... commence le Polisseur.

- Belle découverte! l'interrompt Du pré; si nous étions nés sur la Lune...

J'interviens :

- Sans aller si loin, la conclusion à craindre est que nos décisions se prennent par pur hasard.

Petit silence.

- Adieu les vocations!... s'écrie l'Embroussaillé.

- La Liseuse aussi est née dans sa ferme, ainsi que nous l'a rappelé Du pré, remarque Ecureuil.

La Fermière s'étonne :

- Pourquoi dis-tu ça? puisqu'elle a choisi, elle aussi, de rester à la ferme.

- Oui, mais elle n'a pas quitté les livres, constate Risette.

- C'est vrai, la soutient la Meunière; et nous, nous avons même pensé à lui faire reprendre ses études!

Un moment de silence.

- Allons demain chez elle; nous lui en parlerons.

La proposition d'Ecureuil obtient l'unanimité.

- Nous sommes mardi; l'école, c'est vendredi, précise Du pré.

- Il ne nous reste donc plus que deux jours, explique le Polisseur.

- Tu révises déjà tes mathématiques! lui lance l'Embroussaillé.

Mercredi. L'école, c'est après-demain.

Le soleil est revenu, le vent est reparti; il fait doux. Nous sommes cet après-midi dans le verger de la Liseuse.

Vendredi, la rivière, qui coule devant nous dans la vallée, sera toujours là; pas d'école, pour elle. Vendredi, les collines, de l'autre côté de la vallée, seront là; pas d'école, pour elles. Et nous?...

Certes, ce n'est pas la première fois que nous y allons, à l'école. Pourquoi est-ce si différent aujourd'hui? Au bout des trois années qui nous attendent, la vie viendra. Sans professeurs, sans examens, mais avec les hommes autour de nous. Avec les hommes autour de nous? Oui, bien sûr. Je ne sais pas pourquoi j'ai écrit cela. C'est curieux. Il y a peut-être une raison que je découvrirai plus tard. Quand je serai grand, comme on dit.

La rivière coule sans se lasser, sans bruit. Oui, nous sommes trop loin pour l'entendre. Les collines se reposent; se parlent-elles? Je sais, écrire cela n'a aucun sens, mais j'écris ce que je ressens. Qu'y puis-je si je le ressens?

- Après-demain... a prononcé pensivement la Liseuse.

- Tu viens avec nous? lance le Polisseur.

Elle relève la tête, un peu surprise :

- A l'école?...

Elle sourit :

- Ou à la pêche?

- Oui, oui, à la pêche! s'écrie l'Embroussaillé; à la pêche, après-demain!

Nous avons tous souri, nous aussi; mais sans rire, comme nous le faisions d'habitude, dans cette sorte d'occasion.

Risette reprend l'idée de l'école :

- Tu peux y aller, à l'école, puisque tu as réussi ton examen, tout comme nous!

La Liseuse fait un signe d'acquiescement :

- Oui, je sais; et je crois que j'aurais vraiment été très contente...

- Alors, viens! coupe la Fermière.

- Tes parents n'y ont jamais été opposés! renchérit la Meunière.

La Liseuse ne dit rien pendant un moment; puis, avec un soupir :

- Je suis bien, ici...

Elle ajoute aussitôt :

- Et puis, j'ai mes livres!

Après un moment de silence, Du pré lui demande en hésitant :

- Tu crois que tes livres te suffiront?...

Elle hésite aussi :

- Je l'espère...

Elle s'interrompt un instant :

- Mais je ne peux pas en être sûre...

Je cherche à la rassurer :

- Nous t'aiderons!

Elle me fait un large sourire :

- Oh, cela me fait tellement plaisir que vous vouliez vous occuper de moi!

Elle secoue la tête :

- Mais vous n'aurez jamais assez de temps...!

Ecureuil l'interrompt vivement :

- Nous travaillons quelquefois ensemble; et je pense que dans la grande école, où ce sera sûrement plus difficile, cela nous arrivera certainement encore plus souvent; tu viendras travailler avec nous!

Tout notre petit groupe approuve chaleureusement.

Nous passons un bon moment à bavarder gaiement, en croquant les bonnes pommes du verger; la rivière coule sans bruit, les collines se reposent.

Cependant, depuis quelques instants, la Liseuse a paru un peu distraite.

- A quoi penses-tu? lui demande Risette.

- Je pense à la boutique de livres où nous avons été jeudi dernier...

Elle s'est tue. L'Embroussaillé ne résiste pas à sa curiosité :

- Qu'y avait-il dans cette boutique?

Le Polisseur ne résiste pas à l'occasion d'une bonne plaisanterie :

- Je vais te livrer le secret; mais ne le répète à personne...

Il n'a pas le temps d'achever; la Fermière l'a déjà admonesté :

- Nous le connaissons, ton secret! Je pense que nous préfèrerions connaître celui de notre Liseuse.

Notre Liseuse sourit :

- Oh, ce n'est pas un secret! Je pensais à tout ce qu'il y avait dans ces livres...

Elle se reprend très vite :

- Oui, oui! Non, je voulais dire qu'il y avait plus de choses dans tous ces livres que ce qu'on nous apprend à l'école.

Du pré proteste :

- Ce qu'on nous a appris; mais on continuera à nous apprendre!

- Ce que l'école a choisi.

- C'est vrai; tu nous avais dit jeudi que tu voulais choisir toi-même, rappelle la Meunière.

- Les écoles, il n'y en a pas seulement une; on peut aussi choisir son école, remarque Risette.

- Tu as raison; mais quelle que soit l'école, il faut apprendre tout ce qu'elle nous enseigne, réplique la Liseuse.

- Je suppose que si le Polisseur veut être capable de bien réparer les robinets, il faut qu'il sache tout sur les robinets, observe la Fermière.

- Oui, mais pas sur la géographie d'un pays éloigné.

- Tu te plaignais qu'à l'école tu apprenais moins de choses que dans les livres, maintenant tu te plains du contraire, proteste Du pré.

La Liseuse réfléchit :

- Il y aura toujours un livre qui m'enseignera ce qu'on ne m'enseigne pas à l'école.

- Il ne te reste plus qu'à faire toutes les écoles! plaisante l'Embroussaillé.

- Il y aura toujours un livre qu'on vient d'écrire.

Je remarque :

- Tu ne pourras pas non plus acheter tous les livres du monde.

- Et puis, intervient Risette, il y a le professeur...

- Sans un professeur on ne comprend pas toujours soi-même, l'approuve la Meunière.

La Liseuse fait un geste d'impuissance :

- C'est bien ce qui est le plus difficile...

- Nous avons dit que nous allions t'aider, rappelle le Polisseur.

- Nous ne sommes pas, malgré tout, des professeurs, tempère la Fermière.

Personne ne dit rien pendant un long moment.

- A quoi cela me servira-t-il, l'école, ou les livres, pour m'occuper de mes vaches? demande la Liseuse.

- C'est agréable de connaître le monde! s'exclame Du pré.

- Quel monde, celui que je choisis ou celui qu'on me propose?

- Les livres aussi, on te les propose, souligne Risette.

- Je sais; le monde est trop vaste...

Un silence qui se prolonge. La Liseuse reprend :

- La boutique de livres, j'y vais quand je veux; elle ne m'empêche pas de vivre avec mes vaches; l'école... c'est à l'école que je devrais vivre.

Le verger nous offre ses pommes; la rivière coule sans bruit, les collines se reposent...

Jeudi. Dernier jour de vacances.

Le vent, qui soufflait en rafales tout au long de ces derniers jours, n'a pas mis par terre notre cabane. Tout au plus, quelques branches ont-elles été enlevées du mur de branchages du côté où s'attarde le vent. Les feuilles, parsemées d'or, qui abandonnent de plus en plus souvent les arbres encore restés épais, sont venues se poser sur l'île tout autour de notre cabane. Le grand saule pleureur qui recouvre affectueusement notre cabane a gardé, lui, son vert feuillage; comme nous durant le temps de l'été, ses racines sont allées nager dans la rivière. Il fait doux. La terre est restée un peu humide, et pour nous installer à notre aise, nous avons été chercher du foin.

- Koâ! Koâ!

La petite grenouille toute verte sautille au milieu de notre cabane.

- Tu viens nous dire au revoir? lui demande doucement Ecureuil.

- Koâ!

- Oui, nous allons demain à l'école; nous ne savons pas de nous-mêmes comme toi tu le sais depuis toujours, ce qu'il faut savoir pour vivre.

La petite grenouille toute verte s'est arrêtée de sautiller, et réfléchit.

- Tu vivras demain comme tu vis aujourd'hui; peux-tu nous dire comment nous vivrons demain?

La petite grenouille toute verte a longuement regardé Ecureuil, puis elle a dit :

- Koâ! Koâ!

Elle est restée un long moment à regarder Ecureuil, puis est partie, en faisant de lents, lents petits sauts.

- Nous voilà seuls... a murmuré Ecureuil.

- Seuls devant la vie, ai-je aussi murmuré.

Un silence. Je reprends :

- L'école nous guidait; nous n'avions qu'à la suivre.

Ecureuil fait un signe d'acquiescement :

- A présent, l'école me paraît...

Elle sourit, un sourire presque gai :

- ...un grossiste en connaissances...

Je souris, un sourire presque gai :

- ...comme le grossiste en tissus d'ameublement...

- ...qui nous fournit le tissu...

- ...dont nous avons besoin...

- ...pour habiller nos meubles...

- ...que nous créons nous-mêmes...

- ...qui est donc seulement notre fournisseur...

- ...tout comme l'école qui nous...

- ...fournira des connaissances...

- ...pour habiller notre vie...

Ensemble :

- ...que nous créerons nous-mêmes!...

Nous sommes restés longtemps à rire, un rire franchement gai!...

 

F I N

 

 

 






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