FOTO di VENEZIA e di FRANCIA

TUTTI  I  TESTI

 

 

ELLE  VENAIT  D'APPARAITRE  HORS  DU  BOIS.


Elle venait d'apparaître hors du bois. Elle courait. Elle courait vite. Elle courait avec grâce.

- Qui est-elle?

- C'est la petite-fille de nos voisins du village d'en haut, me répond mon grand-père; elle vient tous les ans passer ses vacances chez ses grands-parents.

- Tu ne viens chez nous que pour quelques jours par an; c'est pour cela que tu ne l'as jamais vue, ajoute ma grand-mère, prévenant ma question.

- Et puis, elle est toujours seule; elle ne voit personne, reprend mon grand-père.

Dimanche vingt-huit juin 1964. Je suis venu, ainsi que l'a dit ma grand-mère, passer ici les premiers jours de mes vacances. Ensuite, j'irai chez des camarades d'école, chez d'autres membres de la famille... Je vais m'ennuyer, loin de mes occupations ordinaires, loin de ma grande ville, à la campagne. Elle doit s'ennuyer aussi, seule. Je ne sais pas son nom. J'ai oublié de le demander. Cela n'a pas d'importance.

Au déjeuner, je raconte ma vie - celle de l'école, la mienne n'intéresse en général pas grand monde, même pas, je crois, mes camarades; avec eux, il faut faire quelque chose. Ma vie d'école n'est pas sans intérêt - pour mes grands-parents - très bon élève, et les examens de fin d'école l'année qui vient. Il va d'ailleurs falloir recommencer ces récits à travers toute la famille - celle où j'irai pendant les vacances.

Après le déjeuner, j'ai pris mon vélo - celui de mon grand-père - et je suis allé me promener; que faire d'autre? J'ai apporté quelques livres; sur la vie des hommes des temps passés. Vais-je rencontrer Seule sur la route en train de courir? Elle ne court peut-être que dans les bois... N'importe, puisque je repars dans quelques jours et qu'elle ne parle à personne.

Ça monte, ça descend. Heureusement que j'ai l'habitude de courir, moi aussi; je participe à des courses à l'école. Tiens, sans doute, elle aussi... elle courait vite, très vite, même. C'est une fille, je ne vais pas faire la course avec elle. D'autant plus qu'il m'a semblé qu'elle était un peu plus jeune que moi. Je roule. Ça monte, ça descend.

L'année d'école, comme toujours, s'est bien passée. Bons professeurs. Bons camarades. Etudes nourrissantes. Distractions amusantes. Causeries agréables. J'écris mon journal - pas tous les jours cependant, ainsi que le nom ne l'indique pas. Pourquoi? Je ne sais pas vraiment. C'est du passé. Quelle distinction entre le passé d'il y a une heure et le passé d'il y a quelques millions d'années? Que ferai-je de mon journal? Qu'ont-ils fait de leurs pensées - puisqu'ils n'écrivaient pas encore?

Je me suis assis sur l'herbe sous un arbre, au bord de la route déserte - nous ne sommes pas en ville. J'avais emporté un livre; j'ai lu. J'ai encore un peu roulé, puis je suis rentré pour le dîner. Mes grands-parents m'ont demandé si j'avais fait une bonne promenade. J'ai répondu que j'en avais été fort satisfait.

La conversation s'est prolongée un moment après le dîner, puis mes grands-parents sont montés se coucher. Je suis sorti. J'aime la nuit, et je suis allé marcher un peu au hasard en dehors du village. Comme je préfère monter plutôt que descendre, je me suis retrouvé tout à côté du village près duquel j'avais vu courir Seule. Le village dormait. J'étais dans un grand verger empli de poiriers. Les poires, on ne peut encore les voir, c'est bien trop tôt, mais je les connais, elles sont succulentes et un peu acides; je les aime beaucoup. Le verger monte en pente assez raide jusqu'à un chemin pavé des temps anciens, qui va tout droit, tout droit, loin, loin. Me voici en haut du verger, sur le chemin. Continuer de l'autre côté du chemin ne me tente pas, car il faudrait descendre une pente, raide elle aussi. Je décide donc de faire quelques pas sur le chemin. Je reviendrai en courant par les vergers jusque chez moi. Je marche sur le chemin. Il est aussi bon qu'une grande route de notre époque. On savait déjà construire, dans ces temps-là.

Voit-on les ombres dans la nuit? Quelle est celle que je crois apercevoir aux environs de l'endroit où je suis arrivé sur le chemin? Une ombre qui court, qui court très vite. Une ombre qui s'est jetée dans les vergers qui descendent en pente raide jusqu'au village près duquel j'avais vu courir Seule.

Tôt dans la matinée, après le déjeuner, je partis lire à l'entour du village. Où aller? Ma curiosité, la simple curiosité, me mena dans le tout petit bois d'où l'on pouvait voir l'endroit où Seule était apparue hier. Mon livre parlait des temps où les hommes du passé marchaient sur les chemins anciens. Je lisais d'un oeil, je guettais de l'autre. Je ne vis rien, ni Seule ni le livre. Je rentrai pour le déjeuner.

Au déjeuner, mes grands-parents me demandent ce que je compte faire pendant les vacances. Qui d'autre dois-je aller voir, famille, amis...? Est-ce que je m'entends bien avec mes professeurs, mes camarades de classe? Est-ce que je suis content de mes études? Je crois qu'ils m'ont déjà demandé cela hier, mais je leur réponds comme si c'était la première fois. Grand-mère compare les légumes de son potager aux légumes qu'on trouve au marché de la petite ville distante d'un quart d'heure d'auto tout au plus. "Les miens, je les connais!" dit-elle. La petite ville, je la connais. Très belle vue sur la ville où j'habite, mais qui est trop loin pour que je puisse la voir, sinon en esprit. Grand-père compare les beautés des paysages qui se trouvent dans les environs du village avec les embarras des villes - il n'aime pas les villes, et en informe souvent ses auditeurs. Et comme aujourd'hui les auditeurs c'est moi... Je pars me promener.

Ça ne monte pas, ça ne descend pas, ou si peu; je roule sur le chemin ancien, et le chemin suit la crête. Vallée à droite, vallée à gauche. Ce sont les paysages que Grand-père m'a vantés tout à l'heure. Ils sont attrayants. Je préfère les embarras de ma ville. Mais c'est vrai, ces paysages sont attrayants.

Trois heures. Je redescends vers mon village. De l'autre côté de la vallée, un assez grand village, un peu morne d'aspect, sur le flanc de la colline. J'y suis déjà allé bavarder - c'est le mot, je ne sais quoi dire avec lui, c'est mon grand-père qui me l'a fait connaître l'année dernière. Je retourne bavarder avec lui; si je ne sais pas quoi lui dire, lui, il me dira peut-être quelque chose.

- Tu viens pour longtemps?

- Quelques jours.

- Demain, je vais au cinéma avec des copains; tu viens avec nous?

J'ai une légère hésitation; je sais quels films ils vont voir :

- Pourquoi pas? Je te dirai...

- Qu'est-ce que tu as fait depuis que tu es arrivé?

- Je suis arrivé hier...

J'ajoute rapidement :

- Je me suis promené du côté du chemin ancien, celui en haut...

- Ah oui! après le petit village...

Il s'interrompt un instant, puis, avec une moue :

- Là où habite la fille...

Je fais l'innocent :

- Quelle fille?

Il ne paraît pas surpris :

- Ah oui! bien sûr, tu ne l'as pas vue...

Cela peut ne pas être pris pour une question; je le laisse continuer. Il continue sans attendre :

- Nous l'avons déjà invitée à venir avec nous... l'année dernière, souvent...

Je fais l'indifférent. Il reprend :

- Elle ne vient jamais...

Il poursuit après un temps :

- Elle a pourtant l'air...

Encore un temps :

- Nous, nous aurions bien aimé...

Il cherche ses mots :

- Je ne sais pas...

Eh bien, il m'a dit quelque chose!

L'invitation d'hier pour le cinéma évitée sous un bon prétexte, je ne sais même plus lequel, je passe la matinée avec mes grands-parents, à parler d'eux, de moi, de la campagne, de la ville, du déjeuner; sujets variés et emplissant correctement le temps.

Après le déjeuner, je suis sorti sans me presser pour aller faire une calme promenade à vélo. Il n'y avait aucune raison de se presser particulièrement. Non, je ne suis sorti nulle part, remettons les choses dans l'ordre. La chaîne du vélo était mal graissée, et pleurait à fendre l'âme. Donc, je me mets à graisser, huiler, et tant que j'y suis, régler ce qu'il y a à régler; freins!... Oh oui, ils en ont besoin! sur ces routes montagneuses... Reprenons. Je suis sorti...

J'arrivai sur le chemin ancien. Tout au loin, à peine visible, Seule marchait sur le chemin, en venant vers moi. Je m'arrêtai. Les vergers dans lesquels j'avais vu avant-hier soir se jeter une ombre se trouvaient entre Seule et moi. Je réfléchis. Si elle ne voulait pas me rencontrer, elle pouvait descendre par les vergers qui menaient tout droit à son village. Je m'assis sur l'herbe au bord du chemin après avoir déposé mon vélo par terre, et j'attendis. Elle marchait d'un pas ferme, ni rapide ni lent. La voilà devant les vergers. Son pas n'a pas changé. Je la vis continuer droit devant elle. Elle s'approchait maintenant. Lorsqu'elle arriva à ma hauteur, elle s'arrêta. Elle me sourit. Un sourire long, calme, gracieux.

- Restes-tu longtemps chez tes grands-parents?

Elle m'avait posé la question comme si nous nous étions quittés hier. Je répondis sur le même ton :

- J'étais venu pour quelques jours.

- Etais?

Je me levai :

- Etais.

Un bref silence.

- Que lisais-tu?

Je fus à peine surpris :

- Un livre qui parlait des temps où les hommes du passé marchaient sur des chemins anciens comme celui-ci.

Elle me regarda avec attention :

- J'ai un livre sur celui-ci; tu le prendras ce soir.

- Après le dîner?

- Oui; là où tu m'as vue avant-hier.

De retour à la maison, je m'affaire à mon vélo; n'y aurait-il pas encore quelque réglage à faire? Grand-père me félicite :

- Que tu es soigneux! Dommage que tu t'en serves si peu...

Je vais pour répondre; il me précède :

- Tu repars bientôt?

Je réponds de suite :

- Je vais rester encore quelque temps.

Je poursuis, voyant sa légère surprise :

- J'ai envie d'aller me promener un peu plus loin.

Apparemment, il ne sait pas s'il doit être étonné ou non. J'ajoute, avec un sourire taquin :

- Si cela ne vous dérange pas, Grand-mère et toi!

Il ne réagit guère à la taquinerie, mais s'épanouit en un large sourire :

- Reste autant que tu voudras; toutes les vacances si tu veux!

J'ai failli dire : "Pourquoi pas?"

Il exulte :

- Répare ton vélo! Et je te souhaite de bonnes routes! Il y a tant à voir ici! Je t'indiquerai! Je vais annoncer la bonne nouvelle à ta grand-mère!

Je souris - sans taquinerie :

- Je viens avec toi!

Grand-mère m'a couvert de sa joie!

Le soleil s'en était allé depuis plus d'une heure. Les dernières pâleurs du ciel s'étaient effacées. La lune n'avait certes plus le bel éclat qui éblouissait la nuit de jeudi dernier, mais elle pouvait encore guider notre marche, à Seule et à moi, de la lumière soyeuse qu'elle étendait sur le chemin ancien. La nuit, silencieuse, s'était assoupie.

- La nuit ne vient pas distraire, comme le fait le jour, prononça lentement Seule au bout d'un moment.

Elle reprit presque aussitôt, d'une voix un peu plus animée :

- La pensée des hommes du passé est-elle encore présente?

Nous allions d'un pas assez vif; je ralentis légèrement. Elle continuait sans céder. Je revins près d'elle :

- J'aime, comme toi, la pensée des hommes; mais d'un garçon, on attend toujours...

Elle poursuivit ma phrase sans m'interrompre :

- ...des actions...

Elle fit une pause imperceptible :

- ...et des filles, des actes.

- Oui; pour les garçons, pourvu qu'ils fassent quelque chose, et pour les filles, pourvu que ça marche.

Elle approuva d'un rapide signe de tête.

- Tu vois le bois, là?

Je voyais le bois :

- Oui.

- En courant pendant dix minutes, on sort du bois...

- Partis!

Et, joignant le pied à la parole, je m'élançai.

Mercredi. Premier jour de juillet.

Le déjeuner du matin a failli tourner court. La bonbonne de gaz s'est retrouvée un peu fatiguée lorsque l'eau a commencé à bouillir. "Je vais aller acheter une bonbonne", a dit Grand-père. Je vais avec lui; je sais que cela lui fera plaisir. Moi, à choisir...

La route n'est pas longue. La route n'est pas exaltante. Le chemin ancien se garde bien d'y passer. Grand-père a beau ne pas conduire vite, nous sommes déjà en ville... si je puis dire. La ville, c'est celle d'où l'on ne voit la grande ville où j'habite qu'en esprit. Ces petites villes ont tous les désavantages des vraies villes - ce ne sont pas vraiment des embarras, mais il s'en faut de si peu... Quant aux avantages... ne cherchons pas, ce serait peine perdue.

Grand-père aime regarder au loin. Nous traversons une large esplanade, du bord de laquelle on découvre la vaste vallée. Grand-père s'est arrêté, et regarde :

- Tu n'aimes pas quitter ta ville, d'habitude...

- Mes camarades sont tous partis; une ville vide n'est plus une ville.

- Ici, tu n'as jamais eu de camarades...

Je n'ai pas répondu tout de suite, il reprend :

- Tu es comme la petite-fille de nos voisins du village d'en haut; elle non plus n'a pas de camarades ici.

- Je me suis promené avec elle, hier soir.

Grand-père fait un long signe de tête affirmatif :

- C'est pour cela que tu restes?

- Oui.

J'ajoute, comme si je considérais que c'était nécessaire :

- J'aurai tout le temps pour voir mes camarades quand l'école aura commencé.

Grand-père fait un long signe de tête affirmatif :

- Notre village n'est plus vide, alors?...

Je réponds posément, en prenant tout mon temps :

- Non, il ne l'est plus.

Nous faisons quelques pas sur l'esplanade, le long de la balustrade qui longe la vaste vallée.

- Ta grand-mère sera heureuse que tu restes avec nous.

Et Grand-père ajoute, en souriant longuement :

- Et puis, elle aime bien la petite-fille de nos voisins du village d'en haut.

Grand-père fait un long signe de tête affirmatif :

- Leur petite-fille est très sérieuse...

La petite-fille vient d'entrer :

- Mes grands-parents t'invitent à dîner ce soir.

Nous venons tout juste de rentrer de l'expédition bonbonne de gaz. Ma grand-mère remercie pour l'invitation. La petite-fille entretient une conversation décorative - le temps qu'il fait, les vacances, le potager, la santé...

Le dîner chez Seule s'est passé de façon assez neutre. Conversation qu'on appelle générale, parce que rien de particulier n'est abordé. Conversation affable, imprécise. Les grands-parents ont paru provisoirement satisfaits de l'examen qu'ils m'ont fait passer. Sans qu'il me soit paru clair si leur intérêt pour la chose était profond ou de circonstance. Dois-je avouer qu'il m'a plutôt semblé qu'ils ignoraient tout ce qui pouvait faire partie de la vie profonde de leur petite-fille?

Et moi, que savais-je?

- Le sait-on pour soi-même? me répondit Seule, alors que nous marchions dans les vergers après le dîner.

- Si on ne peut connaître personne, alors on vit seul.

- Oui; et si on ne se connaît pas soi-même, avec qui vit-on?

Le garçon qui habite le grand village de l'autre côté de la vallée, et avec qui on ne peut que bavarder, est venu me voir ce matin.

- Tu aurais dû venir au cinéma avant-hier! commence-t-il, à peine entré.

Comme je ne me souviens plus du tout du prétexte que je lui avais donné, je marmonne quelque chose de convaincant, du moins qui paraît le convaincre, puisqu'il décrète :

- Oh, c'est vraiment malheureux! C'était on ne peut plus amusant!

Et d'ajouter aussitôt en levant les bras en signe de bienveillance :

- La prochaine fois, je te préviendrai plus tôt, pour que tu puisses t'arranger!

La prochaine fois? Malheur!... Si on ne peut connaître personne, alors on vit seul, avais-je dit. Et si on connaît quelqu'un, ne court-on pas la chance de se retrouver tout autant seul? Etait-ce son cas, à elle?

Le Bavard a déjà repris :

- Tu ne l'as toujours pas vue?

Je fais semblant de ne pas bien comprendre. Il poursuit, sans attendre de réponse :

- Je me demande pourquoi elle ne veut jamais venir...

Je fais un geste vague. Il me répond, d'un ton empli d'un grand sentiment d'évidence :

- Nous l'aurions emmenée au cinéma!

Ça, elle s'en est certainement doutée!

- Tu n'aimes pas le cinéma? me demande mon grand-père après le départ du Bavard.

- Si, je l'aime bien.

- C'est le garçon que tu ne trouves pas plaisant?

- Oh, non, pas particulièrement!

- Alors, pourquoi n'y vas-tu pas? Cela te distrairait!

- Dans le genre de films qu'il aime, il se passe toujours quelque chose.

Grand-père paraît très étonné :

- Ah bon!... Ce qui se passe est ennuyeux?

- Non, pas du tout.

- Eh bien...?

- Quand il se passe quelque chose, cela m'empêche de penser.

Grand-père n'a plus rien dit. Grand-mère m'a regardé avec des yeux pleins de curiosité.

Après-midi.

- Je t'attendais pour courir, m'annonça Seule lorsque j'arrivai sur le chemin ancien.

Nous fîmes un petit échauffement d'une demi-heure. Elle avait l'habitude des courses. Je le lui demandai :

- Tu participes à des courses à l'école?

- Comme toi.

- Comme moi?

- Je t'ai vu courir!

Je laissai un temps :

- Oui, des courses entre les écoles.

J'ajoutai de suite :

- Comme toi!

Elle sourit :

- Comme moi!

Echauffement terminé.

- Vingt minutes jusqu'à la grande clairière par le chemin ancien!

- Partis!

Et, joignant le pied à la parole, je m'élançai.

La course - à belle allure - achevée, nous nous installâmes dans les vergers près de chez elle, sous un grand poirier aux branches épaisses et à l'abondant feuillage. "C'est celui-là qui donne les meilleures poires!" m'apprit Seule.

Repos bien mérité dans l'herbe.

- Il t'a invité au cinéma?

- Comme toi! répondis-je; comment as-tu fait pour...?

- Comme toi!

Nous nous mîmes à rire.

- Grand-père m'a demandé pourquoi je ne voulais pas aller au cinéma avec le Bavard...

- Le Bavard! cela lui convient assez, remarqua Seule.

- J'ai dit que je n'aimais pas le genre de films qu'il allait voir la plupart du temps.

- Ah oui! les films où ça bouge, comme il dit.

- Oui; et que cela m'empêchait de penser.

Seule réfléchit :

- Oh! pour le Bavard, ce n'est pas gênant; quand il n'est pas au cinéma, il n'a pas l'air de penser tellement plus.

Une cousine de Seule est venue pour quelques jours de vacances chez ses grands-parents dans un village qui se trouve à une demi-heure de marche de notre poirier. Deux routes pour rendre visite à la cousine, l'une deux fois plus longue que l'autre. Alors? la plus courte? Bien sûr, mais pas du tout pour gagner du temps; on en perdrait, plutôt. Pourquoi donc? Il n'y a point de mystère. La longue est une vraie route, avec chaussée pour automobiles, qui permet d'honnêtes vitesses. Seule fait ce trajet en courant en un peu plus de cinq minutes. Dans un sens, car dans l'autre il lui faut pas loin de dix minutes. Hé oui! elle habite la Montagne, et la cousine habite en bas, tout en bas. Oui, nous, nous habitons une véritable forteresse naturelle. Les hommes du passé, ceux qui marchaient sur les chemins anciens, le savaient. Et la route la plus courte? D'abord, ce n'est pas une route, c'est un simple sentier qui après avoir quitté le chemin ancien, serpente entre des vergers. Et ce n'est pas tout; arrivés en vue du village de la cousine, une descente. Raide. Il faut bien assurer son pas si on ne veut pas arriver au village plus vite que prévu.

Donc, sitôt après le déjeuné, nous prîmes, Seule et moi, par le sentier. Et, au lieu de la demi-heure annoncée, nous mîmes une bonne heure. C'était tellement agréable de flâner en devisant! Excepté dans la raide descente, où nous ne flânâmes pas du tout!

La maison de la cousine n'était certes pas un château fort, mais une simple, quoique très jolie, maison, entourée de verdure et d'églantines. Cependant, avec les yeux de l'imagination, on aurait pu s'y méprendre. Un fossé empli d'eau, un pont-levis, une cour d'honneur... Mais l'imagination est chose fort peu répandue. Et le passant ne retiendra que le ruisseau bordant le muret du jardin où il pourra entrer par une petite passerelle de belles pierres blanches.

La cousine de Seule - pardon, la Châtelaine - a baissé le pont-levis, et nous pénétrons dans la cour d'honneur du château fort.

- Tu restes aussi pendant tout l'été là-haut? me demande-t-elle.

Je suis surpris par la question. A vrai dire, ce n'est pas la question elle-même qui me surprend, c'est la réponse que je donne. Moi aussi, j'étais venu pour quelques jours, et lorsque je me contente d'un simple oui, je me rends bien compte que ce oui ne retrace pas l'histoire des raisons pour lesquelles je reste. Mais je dois dire que la Châtelaine ne m'a demandé aucun développement de nature historique.

- Tu te plais ici?

La nouvelle question de la Châtelaine rejoint la première dans son développement. Non, je ne peux pas dire que je me sois jamais plu ici, tout en admettant que je n'y ai jamais rien trouvé de désagréable. Quant à me plaire ici, c'est vraiment non. D'où ma réponse, en toute logique :

- Oui, beaucoup!

La Châtelaine fixe sur moi des yeux étonnés :

- Tu ne préfères pas la ville?

- Pour l'école, les distractions, si, bien sûr!

L'étonnement de la Châtelaine grandit encore :

- Qu'est-ce qu'il y a d'autre?

Je jette, assez vivement :

- Ce qu'on ressent là où on est, et qui ne sert à rien!

Elle éclate de rire :

- Tu es amusant; tu te moques de moi!

Elle poursuit gentiment :

- Tu as soif? J'ai des gâteaux; je les apporte!

Les grands-parents sont venus nous dire bonjour. Ils paraissent un peu distraits. Notre vie ne répond peut-être à rien dans leur vie? Ou bien ce sont eux qui pensent la même chose à notre sujet? Seule a une habitude consommée de la conversation appropriée :

- Le temps est beau et sec ces jours-ci; c'est excellent pour les rhumatismes!

Un camarade de classe est venu me voir tôt ce matin pour passer la journée avec moi. Il m'avait prévenu par lettre de son arrivée. J'ai été avec mon grand-père le prendre dans la petite ville qui possède des bonbonnes de gaz.

- Tu n'es pas venu, je suis venu! me déclare-t-il gaiement.

Je lui présente mes excuses :

- Je voulais venir, tu sais...

- Comment est-elle? me coupe-t-il plaisamment.

- Comment...?

Il rit :

- Oh, pardon, je me trompe! tu es en train de réviser tes cours pour l'année prochaine!

Comme je tarde à répondre, il poursuit, toujours riant :

- Pourra-t-on voir le... livre que tu étudies?

Je lui flanque une bourrade, qu'il me rend avec usure. Il reprend aussitôt :

- C'est joli, par ici!

A l'école, c'est lui notre boute-en-train. Toujours plein d'allant, toujours joyeux. Pas toujours premier de la classe, par contre, mais ce n'est certes pas ça qui lui enlèverait de sa gaieté. Les filles disent de lui qu'il est gai comme un pinson, et l'ont gratifié de ce surnom. Il fait mine de s'en offusquer, mais je le crois très heureux de cette distinction venant de la part des demoiselles de la classe.

Pinson a déjà sauté du coq à l'âne :

- Je n'ai jamais autant voyagé! je vais chez l'un, je vais chez l'autre; toute la tournée, quoi!

Chez l'un, chez l'autre... plutôt chez l'une, chez l'autre; inutile de lui demander ses prédilections, je les connais.

La matinée se passe à se raconter les dernières nouvelles. Je veux dire par là que c'est lui qui me raconte les dernières nouvelles de tous ceux, je veux dire de toutes celles, à qui il a rendu visite depuis une semaine. Il ne reste jamais longtemps à la même place. Moi, j'ai écouté. Oh, je ne me plains pas particulièrement; c'est distrayant!

Pinson a été tout aussi distrayant pour mes grands-parents pendant le déjeuner. Ils avaient l'air tout gai. Je me suis dit qu'avec moi, ils devaient s'ennuyer, et que je devrais faire un effort pour être plus amusant. A penser cela, je ne sais pas du tout ce qui s'est dit à table.

L'après-midi, nous sommes allés nous promener. J'ai pris par la route qui va vers la petite ville aux bonbonnes de gaz. Nous ne nous promenons jamais de ce côté-là, Seule et moi. Et quand elle court, elle va toujours de l'autre côté.

Une auto; c'est celle du grand-père de Seule. Il revient de la petite ville aux bonbonnes de gaz où il a dû faire quelques courses. Il s'est arrêté me dire bonjour : "Ah, tu étais avec ton ami; on ne t'a pas vu aujourd'hui!" Et d'ajouter aussitôt, persuadé de me faire plaisir : "Viens avec ton ami; ma petite-fille est là, vous goûterez tous ensemble!" Pinson accepte avec empressement. Il a compris; la petite-fille, c'est le "elle" auquel il avait fait allusion tout à l'heure.

Goûter. Pinson a déployé tous ses talents devant Seule. Elle l'a écouté sans rien dire avec le maintien attentif d'une parfaite maîtresse de maison. Puis, pendant un court temps de silence qu'il a fini par laisser, elle lui a aimablement demandé :

- Comment vont tes études?

Dimanche. La matinée est fébrile. Que de travail! Mes grands-parents ont invité Seule à déjeuner. Fruits, légumes du potager de Grand-mère, bien sûr, beau poulet de la ferme voisine, clafouti aux cerises. Eh bien, où se trouve la difficulté, donc? A vrai dire, il n'y a aucune difficulté, mais tout ça, il faut aller le chercher. Et voilà bien du travail, pour Seule et pour moi!

D'abord, nous passerons à la ferme, au bout de la rue, prendre des oeufs, du lait, du beurre et du fromage. Sans oublier le bon poulet que Grand-mère fera rôtir! Ah oui! des pommes de terre aussi. Ensuite, nous irons à la petite ville aux bonbonnes de gaz prendre du pain frais, la camionnette du boulanger ne passant pas le dimanche. Par la même occasion, nous prendrons le journal pour Grand-père, qui n'est pas non plus servi ce même jour. Ah! et Grand-mère n'ayant pas remarqué que la réserve de farine avait baissé, il sera prudent d'en reprendre, si nous voulons être assurés d'avoir un bon clafouti pour le dessert. Voilà une matinée fort occupée.

Seule est venue tôt matin. Nous commençons par la ferme. La ferme, devant laquelle nous sommes accueillis par... six oies, pas une de moins, qui s'allaient promener à travers le village, bonjour à l'un, je t'attrape le mollet à l'autre!... Seule s'est rangée sur le côté de la rue, et aussitôt les oies sont venues vers elle, battant fort des ailes, faire la causette, le cou tendu à se l'arracher : "Où vas-tu? - A la ferme? - Pour quoi faire? - Chercher des oeufs? - Pas les nôtres, en tout cas! - Eh bien, vas-y; nous aussi, nous allons!" Et les voilà reparties, l'une d'elles, sans doute perdue dans ses pensées, traînant derrière... Maintenant, entrons dans la ferme. Ah, mais... pas question! Nous ne sommes pas les seuls à avoir une matinée fort occupée. En voilà d'autres qui sortent pour aller faire leurs courses. Toutes blanches, les cornes hautes, les vaches de la ferme s'en vont au pré chercher leur herbe.

En route pour la petite ville aux bonbonnes de gaz! Nous roulons vite sur le chemin ancien. Je l'ai déjà dit, le chemin est aussi bon qu'une grande route de notre époque; on savait déjà construire, dans ces temps-là. Dans une demi-heure, nous serons sur place.

- Tu as lu le livre que je t'ai donné? me demande Seule.

- Je l'ai commencé.

Elle sourit rêveusement :

- Nous sommes seuls sur le chemin.

- Tu penses à la foule d'antan?

- Oui; quelquefois, j'ai l'impression qu'ils vont venir, que je dois faire attention... quand je cours...

- Tu as peur d'un...

- Non, non! mais je veux dire que je ne me sens jamais seule sur ce chemin.

- Le passé te hante...

Elle reste un moment sans rien dire :

- Le passé fait partie de nous; notre esprit est hanté par une pensée que nous croyons avoir oubliée.

Elle laisse un temps :

- Mais elle est là; elle ne nous abandonnera jamais.

Elle laisse encore un temps :

- Sinon, comment saurions-nous que le passé existe?

La petite ville aux bonbonnes de gaz grouille de monde. De toutes parts, on est venu ce dimanche matin faire ses emplettes. Ces hommes sont-ils plus réels que ceux du chemin ancien?

- Personne ne me parle, ici, me répond Seule.

Rien de remarquable à noter pour la suite de la journée. Seule a aidé ma grand-mère à la cuisine. Le repas est bon, le repas est agréable. Les couverts tintent sur les assiettes. La conversation est enjouée; nous ne parlons ni du chemin ancien, ni des hommes du passé, ni de...

Aujourd'hui, Seule est partie pour la journée avec ses grands-parents rendre visite à des gens de la famille, je ne sais pas précisément qui. Le matin, j'ai été faire une promenade à vélo, sur des routes quelconques. Les routes étaient désertes. Je n'ai rencontré ni hommes du passé, ni hommes du présent. Pinson m'aurait sûrement dit : "Ni hommes de l'avenir!" Qu'en sait-il?

Déjeuner calme. Mes grands-parents ont parlé du déjeuner d'hier. J'ai répondu par-ci, par-là.

L'après-midi, j'ai lu le livre sur le chemin ancien que m'a donné Seule. J'ai tout appris sur le chemin et sur ceux qui marchaient là. Mais ils ne vivaient pas comme lorsque Seule m'en avait parlé.

Vers le milieu de la matinée, Seule vient me prendre pour aller courir.

- Vous êtes bien courageux, commente ma grand-mère; ça n'arrête pas de monter, ici.

- On n'a pas besoin de courage, quand on aime ce qu'on fait, remarque Seule.

- Ils ne font peut-être que descendre! plaisante mon grand-père.

Il a eu raison. Dès la traversée du village, la route descend assez fort... lorsqu'elle rentre dans le village. L'ennui, c'est que nous voulons sortir. Alors, la descente monte. Le chemin ancien est là-haut, comme le sont assez souvent les chemins anciens. Les anciens aimaient bien voir ce qui se passait tout autour. On ne sait jamais; prudence... La descente - en montée - nous a suffisamment échauffés, et nous courons vivement, sans trop avoir le temps d'admirer le paysage, que d'ailleurs, nous connaissons déjà. Une petite demi-heure de course, retour en décontraction, déjeuner.

- Après, nous irons à la forge, m'a annoncé Seule avant de partir.

- La forge?

- La forge de l'âge du fer.

Seule n'a pas voulu m'en dire plus.

Nous partîmes vers deux heures. Un chemin assez court nous mena à une raide descente... que nous descendîmes. C'est vrai, au retour, il faudra la remonter. Bon, la descente dévalée, un village. Ah tiens! une montée, raide. Oui, mais celle-là, nous la redescendrons.

Nous arrivâmes enfin sur une petite butte.

- Tu vois, au fond? c'est la ligne de chemin de fer qui va dans ta ville, m'indiqua Seule.

- Oui, je vois; à vrai dire, je ne vois rien, c'est trop loin, mais je vois quand même.

- C'est heureux que tu voies sans rien voir, car maintenant tu vas voir la forge; c'est ici!

Et elle me désigna une forêt de vergers en contre-bas.

Je montrai tous les vergers qui nous entouraient :

- Il y en a d'autres par là, et par là; je les vois très bien.

J'ajoutai, avec un sourire amusé :

- Puisque je ne vois rien du tout.

- C'est très bien; maintenant, vois-tu le train sortir de la forge pour aller chez toi?

- Je le vois parfaitement.

- Entends-tu aussi ceux de la forge te dire que c'est pour toi qu'ils ont fait ce train?

- Je les entends parfaitement.

Un doute me vint :

- Comment savaient-ils que j'en aurais besoin?

- Ils ne le savaient pas.

- Pourquoi l'ont-ils fait, alors?

- Pourquoi nous voyons-nous?

Seule est partie avec ses grands-parents; encore de la famille. Moi, je passe ma matinée à la maison.

Je me suis réveillé très tôt, et qu'ai-je ouï? Notre poule, venue claironner triomphalement que l'oeuf de mon déjeuner était servi. Levons-nous, dans ce cas!

La matinée n'est pas oisive. Grand-mère s'affaire au potager, à la cuisine. Je l'aide à ci ou à ça. Apporter de l'eau, par exemple. L'eau est meilleure près de chez Seule, car sa fontaine est située plus haut que celle de notre village. Seulement, il faut y monter, et on n'en a pas toujours envie. Pour moi, c'est plutôt amusant. Encore un peu, et je courrais dans la montée, ce qui ne me demanderait qu'un peu plus de cinq minutes au lieu du double ou du triple. Mais je n'ai pas envie de courir, allez savoir pourquoi, alors je marche sans me presser.

Maintenant, grand-mère tricote. Quatre aiguilles en bataille vont bientôt faire apparaître une chaussette. Cette bataille est impressionnante; comment Grand-mère oeuvre-t-elle donc? J'ai essayé, mais ouiche!...

Grand-père lit le journal, et me tient au courant des événements qu'il a choisis, et qui, d'ailleurs, ont déjà été choisis par le rédacteur du journal. Les événements sont de nature diverse. La vie économique d'un grand pays est mise en cause en deux colonnes dans la première page. Une femme a égaré son chat en un quart de colonne seulement, et à la page six seulement. Je ne me souviens déjà plus si les exemples que je donne sont bien ceux que m'a lus mon grand-père, mais si on remplace l'économie par l'étude de l'activité des volcans de notre planète, et le chat par le temps qu'il fera demain, on ne sera pas trop loin du compte. Chacune de ces choses est importante. Pourtant, je me demande ce que le lecteur fera du chat d'une inconnue, et du volcan tout aussi inconnu. "Oh, mais ce n'est pas vrai; cela m'intéresse!" me dira celui-ci tout en replongeant le nez dans son assiette - hypothèse où il se trouve à table, bien entendu. Mais alors, pour qui écrit-on? Quelques personnes vraiment intéressées? Pourquoi tant d'exemplaires, dans ce cas? Je ne vais pas reposer la même question qu'hier, "Pourquoi l'ont-ils fait, alors?" elle n'aurait pas le même sens; les trains ne servent pas à ceux qui les prennent par simple distraction. Un jour j'ai regardé des fourmis; elles ne se promènent jamais, elles s'empressent toujours d'aller quelque part.

Déjeuner. Nous parlons de ce qui vient. Il est agréable de parler quand on n'a rien de précis à dire. Nous mangeons ce qu'il y a. Il est agréable de manger quand on a faim.

L'après-midi, Grand-père fait quelques courses dans la petite ville aux bonbonnes de gaz. Je suis allé avec lui. Il rencontre un tel ou un tel. On lui parle d'événements de nature diverse.

La journée est passée.

Ah, que c'était bon de courir ce matin sur le chemin ancien, entre les vergers!

La course terminée, nous allâmes dans l'herbe, sous notre poirier.

- Je mangerais un éléphant! s'exclama Seule en s'étirant.

- La course t'a ouvert l'appétit!

- Non, mais hier, je n'ai rien mangé; je n'avais pas faim.

Je lui souris gaiement :

- Tu crois que nous pourrons trouver deux éléphants, en ville?

- En ville? Qu'as-tu donc fait de ton fusil?

Rire à perdre haleine, sans raison!

Les éléphants mangés - il n'en restait plus une miette - nous repartîmes...

- Où allons-nous?

La question fut posée en même temps par Seule et par moi. Le départ fut donc remis jusqu'à décision obtenue.

- Après tout, on est bien, ici, observa Seule.

- Après tout, on est bien, ici, observai-je.

Décision obtenue; nous ne repartîmes nulle part.

- Est-ce ne rien faire que regarder la nature? me demanda Seule, après un long moment durant lequel nous nous étions parlé en silence.

- Si c'est par la fenêtre de la classe, c'est ce que dira le professeur.

- Celui de la ville, surtout.

Elle fit une petite pause :

- Ici, la nature paraît faire partie de notre vie.

- Moi aussi, je suis de la ville, comme ton professeur, et je dirais volontiers, tout en sachant que cela ne peut être vrai, que la nature dort.

Elle sourit :

- Tu as bien fait de prévenir que c'était faux, sinon, pas de poires sur ce poirier.

Je retournai le sourire :

- La nature ne dort sans doute pas, mais elle ne se réveille pas vite; on ne les voit même pas, tes poires!

Elle resta pensive un moment :

- La vie ne se voit pas.

Je restai pensif un moment, moi aussi :

- C'est peut-être pour cela qu'on est souvent surpris par ce qu'elle apporte.

Nous restâmes pensifs un moment, en nous regardant.

C'est l'heure du déjeuner. Je déjeune chez Seule. Une de ses tantes est là, avec son mari et leur fils.

Pendant le déjeuner, la tante, une personne emplie de curiosité, me pose quelques questions. Mes goûts, mes professeurs sont-ils contents de moi à l'école, mes occupations... Je réponds que j'aime bien me promener à la campagne, et que j'aime beaucoup courir. Ces réponses paraissent avoir une influence néfaste sur les questions de la tante, qui me demande mon âge, puis se met à parler d'autre chose. Toute la conversation se met à parler d'autre chose. Dessert. Très bon. Seule, son cousin et moi allons dans le jardin.

- Ma mère pose toujours des questions. Je ne sais pas ce qu'elle en fait, elle ne se sert jamais des réponses, m'informe le cousin.

Je suis un peu étonné. Les questions de la tante paraissent ordinaires pour quelqu'un qui a envie de connaître une personne. Seule est sa nièce.

- Elle veut savoir à quoi sert quelqu'un, pas le connaître, précise Seule.

- Et si elle te revoit, elle te reposera les mêmes questions; pour rien, ajoute le cousin.

- Ma mère lui a certainement demandé... Elle sait lire dans les récits de sa soeur, reprend Seule.

Elle achève calmement :

- Bien, on n'en parlera plus.

Le cousin me parle maintenant de ce qu'il fait, de ce qu'il aimerait faire et qu'il ne fait pas.

- Ce n'est pas toujours facile avec ma mère, me confie-t-il.

Un bon oeuf tout frais pondu, obligeamment offert, ainsi que tous les matins, par mon aimable poule, rien de tel pour se préparer à une excellente journée.

- Je prends mon auto, et j'y vais!

Le ton de voix bougon de mon grand-père montre clairement qu'il n'a aucune envie ni de prendre l'auto ni d'y aller.

Je lui demande les raisons de son ire. Il garde son ton de voix bougon :

- C'est un livre que je dois rendre...

J'ai compris :

- Je peux y aller; cela me fera une promenade.

Grand-père, ravi :

- S'il n'est pas là, tu peux le laisser à un voisin.

Heureux sont-ils, ceux qui n'ont pas à rendre de devoir de littérature! Si j'avais écrit ça...

- Tout de suite ou...

- Cela n'a pas d'importance; tu peux y aller cet après-midi si tu veux, me répond Grand-père.

Je fis un saut chez Seule, en courant par le verger.

- Oh, déjà prêt! s'exclama-t-elle en me voyant arriver; eh bien, allons-y!

Et, sans attendre un instant, elle s'élança.

Le déjeuner avec mes grands-parents terminé, nous partîmes sur nos vélos par le chemin ancien, qui m'était maintenant bien familier. Au bout de trois quarts d'heure, nous quittâmes le chemin pour passer par un village qui s'amusait à glisser sur une belle pente d'où l'on commençait à découvrir une vallée au pied d'une colline abrupte. A mi-pente de cette colline, une route, une très grande route, qui allait loin, loin... en passant, il faut le noter, par la ville où j'habitais.

Nous prîmes par la grand route. C'était inhabituel, nous préférions toujours rouler sur les petits chemins, c'est tellement plus agréable. Mais cette route n'était pas comme les autres routes, grandes ou petites, elle était un monde à part, on changeait d'univers lorsqu'on y pénétrait. Et puis, tout du long, que l'on allât vite ou que l'on flânât, on se sentait comme à bord d'un aéroplane, survolant des contrées où l'on ne pouvait aller qu'en quittant le ciel.

Nous roulions à présent sur une route qui n'était ni une grande route, ni un chemin, une route qui ne parle pas. En l'espèce, ce n'était pas un mal, nous pouvions, sans être distraits, contempler, dans la large vallée qui se perdait dans le lointain, les prés aux verts changeants, parsemés de taches blanches laissant deviner les vaches qui les habitaient.

Une route étroite nous mena au village. Personne dans les quelques rues; on était chez soi, ou au pré. Tout au bout du village, un sentier passait près d'un opulent buisson, d'où apparaissaient, comme venant aux nouvelles, de lourdes fleurs d'un rouge profond. Le sentier débouchait dans un petit pré qu'on venait de faucher. Des enfants y jouaient avec un ballon. Ils nous indiquèrent la maison où nous devions nous rendre. C'était une maison assez petite, dont la porte et une fenêtre mangeaient la façade. A vrai dire, c'était surtout la vigne qui mangeait tout, faisant une couronne à la porte. La porte était ouverte, mais, ainsi que l'aurait dit Grand-père, il n'était pas là, et nous pouvions le laisser à un voisin. Restait à trouver le voisin. Après avoir cherché vainement à droite et à gauche, nous décidâmes tout bêtement de le poser sur la table... chez lui.

Nous allions repartir...

- Bonjour!

Un solide jeune homme, portant sur les épaules deux seaux accrochés aux deux bouts d'un joug en beau bois lisse, nous salue avec un bon sourire :

- Vous cherchez quelqu'un?

Nous lui expliquons. Il fait une moue :

- Il n'est pas souvent chez lui.

En voyant les seaux, j'ai pensé à la côte que je monte pour aller chercher l'eau à la fontaine près de chez Seule :

- Elle est loin, la fontaine?

Il me désigne le sentier qui mène au pré où jouent toujours les enfants :

- Nous avons huit fontaines autour du village; mais je préfère aller au puits, là-bas, c'est plus commode.

- Oh, oui! approuve Seule; nous, nous n'en avons pas.

- Il est très ancien, reprend le jeune homme, et de bonne pierre.

- Nous ne l'avons pas vu... remarque-t-elle.

Il nous propose aussitôt, d'une voix attentionnée :

- Vous voulez le voir?

Si nous ne l'avons pas vu, c'est parce qu'il est invisible! A part du côté du pré, et encore, derrière un épais muret, on ne peut le voir du sentier, enfoui comme il est au milieu des buissons de ronces. Le puits est vraiment très beau. Belles pierres arrondies et bien ajustées entourant le puits, et surtout, formant la margelle, deux grosses dalles taillées en demi-cercle.

- Tu en as un beau puits; j'en ai rarement vu un aussi beau!

- Oui... me répond-il, un peu tristement.

Il poursuit :

- Vous venez de la ville, tous les deux?

Nous lui expliquons.

- Pas besoin de puits, là-bas...

Il a toujours l'air un peu triste. Au bout d'un moment, il reprend :

- Personne ne veut plus porter de l'eau; alors, on s'en va...

Un silence. Seule lui demande :

- C'est à toi, les vaches en bas?

Il se tourne vers la vallée :

- Oui; pas toutes, bien sûr.

Il fait une moue :

- Beaucoup de gens aiment venir à la campagne.

Il s'interrompt un instant :

- Pour quelque temps; pas trop.

Il refait une moue :

- Ils disent que c'est beau.

Un petit rire :

- A condition de ne pas porter d'eau!

Nous restons un moment sans rien dire. Je reprends :

- Nous vivons en ville, c'est vrai; mais quand nous sommes chez nos grands-parents, nous portons l'eau de la fontaine.

Seule ajoute avec fermeté :

- Elle est meilleure qu'en ville!

Il sourit avec contentement :

- Alors, vous n'êtes pas des promeneurs!

De petits grognements se sont fait entendre. Je me retourne. Un petit cochon, tout petit, arrive en courant à toutes pattes derrière une petite fille courant à toutes jambes.

- Je ne te voyais pas revenir!... s'exclame la petite fille, un tantinet confuse en nous voyant.

Le jeune homme lui sourit gaiement :

- Je reviens vite! Je montrais le puits...

- Tu n'as pas encore pris l'eau? Flonflon a soif!

- Flonflon, c'est ton cochon? demande Seule à la petite fille.

- Oui! répond la petite fille, en prenant un air important.

- Il est très gentil; il ne te quitte jamais?

- Non; et il dort avec moi dans mon lit!

C'est inattendu. Pour moi, en tout cas. Seule ne paraît pas du tout étonnée.

- A chaque fois qu'il naît un cochon, ma petite soeur s'en empare! nous apprend le jeune homme.

Il montre la vallée d'un large geste, sourit à sa petite soeur... et au petit cochon :

- Je suis heureux, ici!

J'ai passé ma matinée à lire. Quoique j'aie un peu aidé Grand-mère. Et que j'aie parlé à Grand-père du livre que je lisais. Ce qui fait que je n'ai pas lu grand chose.

Après le déjeuner, Seule est venue me prendre pour aller flâner. "Tiens, vous ne courez pas aujourd'hui!" a observé Grand-père avec justesse.

Nous partîmes donc en flânant. Le chemin montait à travers les vergers; à vrai dire, les vergers, il y en avait partout. Après avoir contourné le tout petit bois d'où l'on pouvait voir l'endroit où Seule était apparue pour la première fois, nous arrivâmes tout près de son village. Un peu avant les premières maisons, un petit cimetière. Je n'ai jamais vu un cimetière comme celui-là. Il était depuis longtemps à l'abandon. Deux croix marquaient l'emplacement des deux dernières tombes. Et puis un muret, un muret de belles pierres grises soigneusement rangées les unes contre les autres. Quoi d'étonnant? Eh bien, le muret était bas, mais bas!... On avait à peine besoin de lever le pied pour monter dessus. C'était comme un cadre entourant un vieux tableau que venaient parfois regarder les quelques habitants qui se souvenaient encore de leurs aïeux. Etait-ce pour qu'ils vinssent s'asseoir ici en paix qu'on avait laissé tout près un gros tronc d'arbre couché dans les herbes?

- Tu veux que nous allions par le ruisseau?

- Celui qui sort de ta fontaine?

- Oui.

- Volontiers; je n'y suis jamais allé.

J'ajoutai :

- On le voit bien descendre de ta fontaine; il arrive bientôt dans la vallée?

- Sans nous presser, nous mettrons environ une heure.

Le ruisseau s'écoulait de la fontaine en passant par des grands bacs pleins d'eau.

- Ce sont des auges, c'est là que les vaches viennent s'abreuver matin et soir en hiver; pendant les beaux jours, elles restent dormir dans les prés et ont de quoi boire au ruisseau.

Le ruisseau traversait ensuite le vieux lavoir avant de descendre dans la vallée.

- Le lavoir est très commode; on peut laver son linge à l'abri du toit, même quand il pleut.

J'approuvai :

- En tout cas, l'eau est claire.

- Oui, et la pierre est bien lisse pour frotter le linge.

Elle fit un petit geste de la main :

- Bien sûr, ce n'est pas comme en ville...

Elle laissa un temps :

- Bien qu'il soit commode, l'hiver on n'avait pas tellement envie d'y venir.

Elle laissa encore un temps :

- Lorsqu'on ne fait que passer, tout est beau, à voir de loin.

Je repensai au jeune homme d'hier :

- "Ils disent que c'est beau. A condition de ne pas porter d'eau!"

Le ruisseau courait vite. La journée était chaude, et nous n'étions pas mécontents de profiter de l'ombre des collines. Un peu plus loin, l'une des collines était coiffée d'un bois; un peu plus bas, un autre bois, un bois de saules. Sur le versant de l'autre colline, une route s'ennuyait; personne ne paraissait avoir besoin d'elle. Mais elle savait bien que ce n'était pas vrai; le passant, même rare, serait bien content de la trouver.

Seule avait retiré ses chaussures, et marchait dans l'eau fraîche. Glacée, à mon goût; je l'avais imitée.

- Il n'est pas toujours facile de ne pas croire ce qu'on vous dit.

J'étais bien du même avis :

- Il faut être comme le porteur d'eau. Il n'attend rien.

- Ou comme le Bavard; il ne croit pas perdre sa vie à ne regarder que celle des autres.

Le ruisseau, qui, jusque-là, était descendu en forte pente, se calmait peu à peu. Nous sortîmes de l'eau que même Seule commençait à trouver un tantet trop fraîche. Çà et là dans les prés, paissaient de petits troupeaux d'une douzaine de vaches.

- Un jour, reprit Seule, à l'entr'acte du récital d'un pianiste, j'entendais les spectateurs se féliciter d'avoir écouté "...cet extraordinaire pianiste..." Pourquoi ai-je eu l'impression de les voir sortir d'un profond sommeil?

Je souris :

- Je ne pense pas que tu aies eu tort; d'habitude, les gens écoutent de la musique en parlant d'autre chose.

Je pris un temps :

- Et lorsqu'ils en écoutent avec un tant soit peu d'attention, c'est toujours trop long; on passe vite à autre chose.

Seule hoche longuement la tête :

- Et lorsque les gens vous disent qu'ils sont contents de vous voir?

Dimanche. Midi est passé. Le soleil commence à chercher la terre. Nous roulons sur le chemin ancien vers un château, ou plutôt vers la terrasse d'un château d'où l'on voit jusqu'aux confins de la terre. Ce n'est pas le châtelain qui nous y attend, mais un professeur de philosophie. Non, l'école n'a pas encore commencé, il s'agit tout simplement d'un ami de mes parents qui passe l'été dans la petite ville où se trouvent le château et sa terrasse, à une bonne heure de vélo de chez Seule. L'ami - le devinera-t-on? - aime à parler de philosophie, et cela nous a décidés, Seule et moi, à aller passer l'après-midi avec lui. Pourquoi la terrasse? Aucun mystère philosophique; c'est là qu'aime méditer notre professeur.

La route est agréable. Nous commençons par le chemin où nous avons coutume de courir, puis des champs qui se succèdent. Un village, que traverse la ligne de chemin de fer qui se dirige vers ma ville - "Une de mes tantes y habite aussi", m'a appris Seule par la même occasion. Et quant à ma ville, elle s'est rappelée à notre bon souvenir en nous envoyant un train, qui, lancé à toute vitesse, a prétendu, et réussi, à nous faire attendre deux longues minutes au passage à niveau protégeant des dangers de l'expédition les hardis imprudents qui s'élanceraient pour franchir la quadruple voie ferroviaire - "ATTENTION! UN TRAIN PEUT EN CACHER UN AUTRE", avertit prudemment un panneau. Et, pour ceux qui, dans les premiers temps du chemin de fer, ne savaient pas lire, le panneau montrait, en un dessin expressif, l'imminente catastrophe - un homme s'est violemment rejeté en arrière pour éviter d'être écrasé par le train, lequel, caché jusqu'à présent, venait brusquement d'apparaître! Qu'est-il advenu ensuite? L'homme a-t-il réussi à éviter le drame? Le panneau, impassible, ne nous le conte pas. Aujourd'hui, tout le monde sait plus ou moins lire, mais personne ne s'attarde à lire le bienveillant panneau. Ni même à regarder l'expressif dessin.

Le Philosophe nous attend déjà sur la terrasse.

- Vous avez fait un bon voyage? nous demande-t-il distraitement, l'air intéressé.

- Les forêts périlleuses à traverser, les monts rudes à gravir, mais nous sommes sains et saufs, lui répond Seule d'une voix unie.

Le Philosophe secoue lentement la tête, un air pensif sur le visage :

- Il est heureux que le sort vous ait été favorable, et je m'en réjouis, assura-t-il avec un air pénétré, et la même voix unie que Seule.

Sourire discret des spectateurs qui connaissent bien leur Philosophe - les spectateurs, c'est moi, bien entendu.

La conversation reprend de la manière la plus naturelle du monde.

- L'école prochaine suscite des questions; peut-être vous demandez-vous quels professeurs seront les vôtres, moi, je me demande quels élèves seront les miens.

- Sans doute des élèves qui pensent que l'action est préférable à la méditation, présume Seule.

Le Philosophe paraît examiner avec attention la proposition :

- Action réfléchie ou irréfléchie?

J'interviens :

- Si l'action est réfléchie, la réflexion porte-t-elle sur l'action même ou sur la raison de l'action?

- A supposer qu'il y ait une raison, précise le Philosophe.

Nous restons un moment à parler de choses... plus ordinaires, dirais-je. J'en profite pour admirer le paysage qui s'étend, comme je l'ai déjà dit, jusqu'aux confins de la terre. Que dire de ce paysage? Paysage qu'un habitant de la ville, ainsi que je le suis moi-même, pourrait trouver monotone. Oui, monotone il l'est, sans contredit; des prés sur le versant des collines, des bois sur le haut des collines, que dire d'autre? Eh bien, dire le sentiment que j'éprouve, le sentiment d'être au milieu d'une grandiose forteresse! Et cette forteresse, ce n'est pas le château où je suis, il me ferait presque penser à une petite maison; non, c'est le monotone paysage qui s'étend devant moi et qui me défend. Contre quoi? Je ne sais pas, et je crois qu'il vaut mieux ne pas chercher à le savoir. Sinon, je pourrais peut-être découvrir que ce n'est pas contre quoi, mais contre qui.

Trois heures viennent de sonner quelque part en bas. La ligne de chemin de fer, au loin, s'est animée. Quatre trains se suivent, qui vont vers ma ville. Un quart d'heure de tumulte, et le calme est revenu. La conversation, qui se promenait le long de la terrasse, a retrouvé de quoi parler.

- Quelle est la différence entre un élève et un professeur? demande Seule.

Le Philosophe sourit :

- La question est adroitement posée.

- La réponse est adroitement faite.

J'observe :

- Puisque nous connaissons tous parfaitement la différence, il faut donc savoir si les deux mots veulent vraiment dire ce qu'il est admis d'en penser.

- Très bien; alors, je propose d'appeler élève celui qui permet à quelqu'un de devenir un professeur.

- Ce qui veut dire qu'on ne peut pas parler sans qu'on vous le demande, commente Seule.

Le Philosophe fait une moue ironique :

- Oh, parler, on peut toujours...!

Je note :

- Et en classe, un professeur est obligé de parler.

Il a un petit geste d'impuissance.

- Alors, on ne peut jamais rien offrir de soi-même, il faut seulement donner ce qu'on vous demande, reprend Seule.

- Oui; et que, au reste, on vous oblige à donner.

Je proteste :

- Vous n'êtes pas obligé d'être professeur!

- Crois-tu qu'ailleurs il en soit autrement? me répond-il.

- Le professeur s'offre à la demande, remarque Seule.

- Croyez-vous que le simple fait d'exister ne soit pas déjà une offre? lui répond-il.

Ma poule est venue manifester son étonnement de voir que je n'étais pas encore venu prendre l'oeuf qu'elle m'avait consciencieusement préparé. "Le soleil est pourtant levé depuis longtemps! Alors?" s'est-elle enquise auprès de moi. C'était vrai; je m'étais réveillé un peu plus tard que d'habitude. "Un peu de paresse; c'est permis, non?" lui ai-je répondu. Et je suis allé promptement prendre l'oeuf dans la paille sous son oeil attentif.

Matinée passée avec mes grands-parents. J'aide ma grand-mère au potager. Aide assez peu efficace, ce n'est pas en ville qu'on apprend à semer le persil, couper les salades avant qu'elles montent, récolter haricots verts et tomates sans les abîmer, ou cueillir les framboises sans les avaler sur place. Et c'est la première fois que je reste si longtemps ici.

Au déjeuner, mon grand-père me demande comment cela s'est passé avec le Philosophe. Je raconte. Mon grand-père paraît particulièrement content de l'intérêt que je porte à la philosophie. "Les sciences donnent le savoir; elles n'apprennent pas ce qu'il faut faire de ce que l'on sait", dit-il. Ma grand-mère est tout autant contente que je puisse m'intéresser à ce que pensent les hommes aussi bien qu'aux tomates du potager "...et d'avoir de bons amis!" ajoute-t-elle, secouant la tête en signe d'approbation.

Après le déjeuner, je me prépare à partir pour l'après-midi.

- De quel côté vas-tu? s'informe Grand-mère.

- As-tu besoin de quelque chose?

- Ce n'est pas important.

- Nous n'avons pas encore décidé où aller; nous pouvons aller où tu veux.

- Une voisine m'a demandé des semis de navets et d'épinards pour l'automne; ce n'est pas pressé, elle ne doit les semer que mercredi de la semaine prochaine.

- Ne t'inquiète pas; je les lui porterai avant de partir!

Grand-mère hésite un peu :

- Non, ce n'est pas au village...

- Peu importe; où est-ce?

Elle m'indique un village tout proche.

- C'est à deux pas; donne-moi tes semis, j'y vais tout de suite!

J'ajoute :

- Je crois que nous voulions un jour ou l'autre aller par là; le chemin est joli, m'a dit...

- Si vous passez par le grand bois, vous verrez toute la vallée avec la rivière!

Et me voilà parti prendre Seule.

- Elle a raison, ta grand-mère; c'est très joli par là.

Elle se rembrunit soudain :

- Mais toute seule, ce n'était pas...

- Tu t'ennuyais...

- Oh, je ne m'ennuie jamais! Mais...

- Moi aussi, je préfère y aller avec toi.

Elle me sourit. Je lui souris. Nous partîmes.

Redescente par les vergers. De mon village, nous prîmes un chemin qui montait doucement jusqu'au bout du grand bois d'où l'on voyait toute la vallée avec la rivière, ainsi que me l'avait dit ma grand-mère.

- Regarde là-bas, m'indiqua Seule, c'est le ruisseau qui vient de ma fontaine et que nous avons suivi avant-hier.

Moi aussi, je connaissais maintenant le pays! Je fis le savant :

- Et si tu regardes bien, tout près de ce troupeau de vaches, c'est là que le ruisseau se jette dans la rivière que nous longerons lorsque nous marcherons à la bordure du bois!

Elle me fit un sourire amusé :

- Oh, mais on voit que tu es du pays!

Elle m'indiqua à nouveau un autre confluent, un peu plus près :

- Tiens! Là aussi, il y a un ruisseau; qu'est-ce que ça peut bien être?

Je n'en avais pas la moindre idée! Je réfléchis rapidement. Mon village était plus proche que le sien; le ruisseau dont elle venait de parler, aussi. J'avais trouvé! Je l'espérais tout du moins. Je refis mon savant :

- Il sort de ma fontaine, voyons!

Elle me refit un sourire amusé :

- Tu réfléchis vite!

Je poursuivis l'avantage :

- Et devant nous, de l'autre côté de la vallée...

Elle me prit de vitesse :

- ...c'est le Bavard!

Je cherchai une bonne réplique :

- Facile! Tu viens de l'entendre parler.

Et nous nous mîmes à rire gaiement!

Nous marchions sans presse à la lisière du bois depuis un moment, en contemplant le haut des collines recouvert par de vaporeux épis d'avoine. Tout en bas, la rivière. La pente qui y menait était abrupte, et pas tellement propice aux calmes promenades. Seule s'était arrêtée :

- Tu vois le sentier qui va à la rivière?

- Celui qui va au moulin?

- Oui.

- Pas commode à prendre; il descend vite.

- C'est le sentier du facteur.

- Du facteur! Il a de bonnes jambes!

- Tu veux y aller?

- Part à deux; je descends, tu montes!

- Je ne monte pas; je prends mon bateau!

- Tu as un bateau?

- Non.

- Alors, allons-y!

Nous y allâmes. La pente était vraiment raide. Déjà pour descendre... Alors, quand le facteur y monte!

Arrivés au moulin, nous passâmes de l'autre côté de la rivière pour marcher à travers prés plutôt que sur la route. Mais le village où nous allions n'était pas de notre côté. Et pas de pont!

- Il y a un gué, m'apprit Seule.

Le gué franchi, les pieds séchèrent vite, il faisait très chaud.

- Il fait chaud depuis que nous sommes arrivés ici; nous aurons bientôt un orage, me prévint Seule.

Le village était à présent tout proche. Et pour y entrer, une belle côte. Pas aussi raide que celle du sentier du facteur, mais tout de même...

Nous étions maintenant dans la rue qui menait chez la voisine aux navets et aux épinards - d'après les explications de ma grand-mère. Devant nous, non loin de la maison, un cimetière. Un tout petit cimetière blotti dans l'angle de deux rues. La porte était rouillée, les herbes et les ronces avaient envahi les tombes depuis longtemps abandonnées. Une croix, cependant, se dressait encore à l'emplacement de la dernière tombe.

Nous arrivâmes chez la voisine alors que le soleil se préparait à rejoindre la terre. Elle nous remercia beaucoup de lui avoir apporté les semis, et comme c'était bientôt l'heure du dîner, elle nous proposa de manger la soupe avec elle. Nous acceptâmes avec plaisir; la marche avait été longue, et il restait encore à revenir. A vrai dire, ce n'était pas la vraie raison. Mais je crois que nous avions trouvé la voisine fort sympathique, et cela ne nous déplaisait pas de rester quelque temps bavarder avec elle. Nous avions prévenu nos grands-parents que nous rentrerions peut-être tard, il n'y avait donc aucun inconvénient à rester.

La soupe était bonne, préparée avec les légumes du potager. La voisine nous parlait de sa vie, sa vie de couturière. Son mari n'était plus. Elle paraissait avoir été bien appréciée, pour sa personne autant que pour son savoir-faire, car les demandes venaient non seulement de son village, mais aussi d'un grand nombre de villages avoisinants.

- Je savais faire des choses très différentes, nous expliquait-elle, toute contente d'être écoutée.

Seule lui demandait des détails, par curiosité certes, mais aussi pour lui faire plaisir.

- Pour les uns, nous apprenait-elle, c'étaient les vêtements de tous les jours; robes, jupes, corsages...

Elle nous regardait par instants pour voir si notre intérêt ne s'émoussait pas :

- Pour d'autres, les vêtements pour l'atelier, les champs; costumes, blouses de travail, manteaux...

Un petit temps :

- Les tabliers pour l'école...

Elle s'animait, à mesure qu'elle racontait ce qui était sa vie ordinaire :

- Les habits de dimanche; et puis les jours de fête...

Elle paraissait elle-même être en fête :

- La communion des enfants...

Elle continuait après une courte pause, les yeux pleins de rêve :

- La robe de mariée; celle qu'on garde toute sa vie...

Nous revînmes par la route. Le soleil effleurait déjà la terre. Le ciel se couvrait peu à peu des teintes sombres de la nuit proche. A la sortie du village, des feux étaient allumés, que le soleil avait fait prendre. A mesure que nous approchions du brasier, les feux prenaient des formes singulières, devenant des colonnes de pierre élancées, ou de larges pierres plates qui se dressaient devant nous, afin que nous puissions lire les inscriptions qu'elles nous présentaient. Sur l'une de ces pierres, avions-nous lu le nom du mari de la couturière que nous venions de quitter?

Le déjeuner terminé, nous nous retrouvâmes, Seule et moi, au bord du ruisseau qui sourd de sa fontaine, pour chercher un peu de la fraîcheur disparue depuis ce matin. Il faisait chaud, il faisait lourd, l'orage promis par Seule hier ne pouvait tarder.

- Peut-on être en même temps élève et professeur? me demanda Seule, alors que nous marchions au milieu du ruisseau glacé.

- Lorsque le professeur questionne et que l'élève répond, il se peut fort bien que le professeur apprenne quelque chose.

- Que fera le professeur de ce qu'il aura appris?

- Veux-tu dire qu'il pourrait ne pas l'enseigner à des élèves?

Elle fit signe que c'était bien cela qu'elle avait voulu dire. Puis, elle précisa :

- Selon que ce sera des élèves qu'on lui aura donnés, ou des élèves qu'il aura choisis lui-même.

- On peut aussi se demander quelle foi le professeur accordera à ce qu'il aura appris d'un élève.

- Il est difficile de prétendre qu'un professeur refusera ce qui vient d'un élève uniquement parce qu'il s'agit d'un élève.

Je souris :

- Difficile veut dire que cela te paraît fort possible.

- Restons donc sur le possible pour ne pas être accusés de juger sur un trop petit nombre de cas.

Nous restâmes un moment en silence. Elle reprit :

- Si le professeur n'enseignera pas à des élèves, quels qu'ils soient, ce qu'il aura appris, voudra-t-il apprendre?

- Tu prends le cas où ce qu'il apprendra ne lui servirait absolument à rien?

Elle baissa la tête en signe d'assentiment. Elle s'était soudain arrêtée :

- Un professeur doit-il enseigner ce qui peut lui être nuisible?

L'après-midi a été lourde, mais la soirée est étouffante. Je dîne chez Seule. En arrivant chez elle, nous n'avons pas pu entrer. Hé oui, la porte refusait de s'ouvrir! Bien sûr; Pot-à-colle - le menuisier du village - était derrière, en train de la réparer. "Je vais vous ouvrir dans un instant!" nous lance-t-il d'une voix rassurante. Mais sans rien dire nous passons par une fenêtre. Etonnement de Pot-à-colle lorsque nous venons lui taper sur l'épaule. Etonnement de courte durée. "Ah, vous voulez sortir? Je vais vous ouvrir dans un instant!" répète-t-il, comme si c'était pour la première fois. Nous rions. La grand-mère de Seule s'inquiète : "La porte ne peut pas s'ouvrir?" Pot-à-colle la rassure. Arrivée du grand-père de Seule : "La porte ne veut plus s'ouvrir?" Pot-à-colle laisse planer un doute. Tout se termine bien, et Seule et moi, nous ne sortons pas, puisque nous voulions entrer et que nous y sommes.

Le dîner s'est passé agréablement. Tout le monde a chaud, et la conversation est restreinte. Du reste, les grands-parents de Seule sont plus gens à observer qu'à questionner. Et les questions se lisent sur leurs visages. Je choisis de répondre. Oui, je suis resté parce que j'avais envie de passer les vacances en compagnie de leur petite-fille. Je suis bien sûr qu'ils savent que je ne viens d'habitude que pour deux ou trois jours. Oui, j'aimerais bien revoir leur petite-fille quand l'école aura recommencé. Cette question-là, ils n'avaient pas encore eu le temps de la disposer sur leurs visages. Distraction?... Non, mais leur petite-fille est beaucoup plus vive qu'eux. Seule les a regardés avec calme pendant que... je répondais à leurs questions. "Je pense comme lui", a-t-elle dit avec calme.

Après le dîner, nous sortîmes, Seule et moi, respirer un peu d'un air, que nous espérions trouver plus favorable. C'était encore pis. Nous montâmes sur le chemin ancien. Le ciel, du côté de mon village, avait pris une teinte encore plus noire que la nuit. Soudain, une brusque rafale nous apporta l'air frais, presque froid, tant désiré.

La montagne vient de s'écrouler! Un fracas crépitant a explosé sur nos têtes en un grondement qui roule sur les sommets illuminés par les zébrures éblouissantes d'un ciel effrayant. C'est l'orage... Maintenant, on ne voit même plus les gouttes de la pluie devenue un torrent qui écrase la terre. Nous ne sommes pas dans la pluie, nous sommes dans le fond d'un océan!

Je me réveille tardivement. Quand on se couche tard...

L'orage est loin, mais il a laissé des traces. Branches cassées, des feuilles partout, sillons sur les chemins...

Ma poule est venue sans bruit me parler de son oeuf; j'ai le sentiment qu'elle a été effrayée par l'orage. D'ailleurs ma grand-mère me l'a confirmé. Elle doit être malgré tout très courageuse, ma poule, car l'oeuf est aussi bon que d'ordinaire.

Matinée passée avec mes grands-parents. J'ai aidé Grand-mère au potager. Elle en avait grand besoin, le potager avait bien souffert.

Déjeuner. Nous en sommes aux fruits. Seule arrive en courant : "Des amis de mes grands-parents sont venus à l'improviste avec leur fille; je ne sais pas quoi lui dire". Elle repart en courant : "Je t'attends!"

Mes fruits avalés, je m'en vais... en courant, sous l'oeil amusé de mes grands-parents. "Amuse-toi bien!" me crient-ils en guise d'encouragement, alors que je suis déjà à la ferme aux beaux poulets.

Le temps ensoleillé est là de nouveau. Seule, la jeune fille et moi allons dans le jardin, sans cependant nous asseoir par terre - tout n'a pas encore séché.

La jeune fille est bien élevée. En soi, cela n'est pas désagréable. Elle se tient droite, écoute attentivement, répond sans se hâter ce qu'il faut répondre, d'une voix que l'émotion ne trouble pas. Elle pose aussi des questions; de la même voix. En voici des exemples :

- Vous passez de bonnes vacances?

- Vous ne vous ennuyez pas ici?

- Vous n'avez pas été trop dérangés par l'orage?

- Les voisins sont-ils agréables?

- Allez-vous en ville de temps en temps?

Nous répondons... ce qu'il faut répondre.

La jeune fille nous fait aussi part de quelques observations. En voici des exemples :

- Il n'y a pas grand monde par ici.

- Le paysage est très beau.

- On est assez loin de tout.

- La maison est très jolie.

- Il y a beaucoup de collines dans les environs.

La jeune fille est partie en souhaitant nous revoir bientôt :

- J'ai eu beaucoup de plaisir à parler avec vous.

Un de mes camarades de classe passe ses vacances à la ferme de son oncle, dans un village qui se trouve à une heure et demie de vélo. Il est toujours très pris à la ferme, et n'en bouge guère. Je lui avais promis de venir le voir lorsque je pensais occuper mes vacances à aller chez les uns et chez les autres. Et voici que je ne vais plus chez les uns et chez les autres. Pourtant, c'est un bon camarade, et je sais que cela lui ferait grand plaisir de me voir. "Pourquoi n'irions-nous pas? cela nous ferait une belle promenade", m'avait suggéré Seule dans la matinée. Et nous partîmes donc, en ce début d'après-midi.

Pour commencer, descente dans la vallée; puis, rude remontée vers le village du...

- Bonjour! Où allez-vous?

Eh oui, c'est lui, c'est le Bavard!... car nous sommes bien dans son village.

Force est de nous arrêter. Oh, ce n'est pas du tout un garçon désagréable, ce Bavard, non, pas du tout! Mais comme l'a dit un jour Seule, on a le sentiment qu'un morceau de la journée a manqué lorsqu'on est resté un moment à l'écouter. Bon, nous faisons contre fortune bon coeur et... bavardons de choses et d'autres. Quant à savoir lesquelles...

- Au revoir!

- Au revoir!

Et nous repartîmes. Chemin agréable. Une petite route qui menait jusqu'au village de mon camarade de classe. Petite route calme, à peine y rencontrait-on deux ou trois automobiles. Nous roulions sans nous presser, contemplant les prés, les champs et les bois.

Un muret de vieilles vieilles pierres courait le long d'un grand pré. Dans le muret, un creux qui faisait penser à une hutte. Etait-ce une hutte des temps où les hommes du passé marchaient sur les chemins anciens?

- Une hutte; c'est bien l'impression qu'elle donne, m'approuva Seule.

Nous nous étions arrêtés devant la hutte.

- Elle a été construite au Moyen Age, m'apprit-elle; c'était une cabane qui servait à ceux qui gardaient les vaches pour s'abriter de la pluie.

Elle ajouta gaiement :

- Ou des orages comme celui d'avant-hier!

Je déclarai sur le même ton :

- Jamais nous n'y serions allés; nous étions trop bien dans l'orage!

Nous repartîmes. Les prés, les champs et les bois paraissaient toujours être les mêmes, mais ils ne créaient pas de sentiment de lassitude. C'étaient d'autres prés, d'autres champs, d'autres bois, que nous avions plaisir à découvrir, Seule et moi, comme si nous ne les avions jamais vus.

Jusqu'ici, la route avait été assez plate. Mais à mesure que nous approchions du village de mon camarade de classe, les collines nous offraient de plus en plus l'occasion de montrer nos talents de coureurs, sinon à pied, du moins à vélo. Bah! un effort en valait un autre, et nous n'étions pas gens à rechigner. Une dernière côte pour satisfaire nos efforts, et nous arrivâmes au village. Un petit chemin nous conduisit à une ferme un peu à l'écart, où un gros tas de fumier trônait devant le mur arrondi d'un four à pain.

Au milieu de la grande cour, un robuste gaillard manie avec dextérité une fourche plus longue que lui. Sans doute nous a-t-il entendus venir, car il s'est vivement retourné :

- Ah! C'est toi! Voilà qui fait plaisir!

Et, donnant une vigoureuse poignée de main à Seule :

- C'est toi qui l'empêchais de me rendre visite?

Son reproche est aussitôt démenti par un gai et franc sourire.

- En plein travail?

- Oui, me répond-il, et je vois qu'il n'est pas loin de quatre heures; j'ai faim!

Et, à notre adresse :

- J'espère que la route vous a ouvert l'appétit?

Nous ne songeons pas un instant à refuser. Et nous voici en train de mordre à belles dents dans un cochon qui n'attendait que nous depuis l'hiver dernier!

Dans le petit pré où nous sommes, près d'un arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres, souvenir des deux branches coupées ras, quelques poules picorent. Mon camarade fait un geste dans leur direction :

- Gallinacés, ordre - le quatrième - de la classe des oiseaux; nom vulgaire, poules.

Il ne nous laisse pas le temps de parler :

- A la ferme, elles vont de-ci, de-là, elles picorent du grain, elles volent - fort mal - elles caquettent lorsqu'elles ont pondu; elles vivent.

- A l'école, on apprend...

L'Ami des poules m'interrompt :

- Il y a peut-être des choses qu'on n'a pas besoin d'apprendre.

- Tu veux dire qu'à l'école, on ne nous parle que de ce que nous devons apprendre? lui demande Seule.

- Oui; on ne parle jamais de choses inutiles.

Je remarque :

- Tu sais bien qu'on nous dit - et pas seulement à l'école - que si nous faisons quelque chose d'inutile, nous perdons notre temps.

- Oui, je sais cela; et on ajoute que nous ne devons jamais perdre notre temps, sinon nous ne pourrons pas faire ce que nous devons faire.

- Ou plutôt ce qu'on nous dit de faire, corrige Seule.

- Et tu te demandes sans doute s'il faut vraiment le faire? commente l'Ami des poules.

- Quelquefois, oui; mais je ne sais si je suis capable de le savoir.

Un petit silence. Je me tourne vers Seule :

- Tu disais tout à l'heure que lorsqu'on restait un moment à écouter le Bavard, on avait le sentiment qu'un morceau de la journée avait manqué.

- Le Bavard?

J'explique. Seule reprend :

- Un morceau de la journée manque-t-il également si on perd son temps à faire quelque chose d'inutile?

Moment de réflexion. L'Ami des poules se décide :

- Bien sûr, il est facile d'entamer une controverse sur le sujet : Qui décide que c'est inutile?

- Tu as raison, approuve Seule; considérons donc qu'il est inutile d'entamer cette controverse.

- J'en prends bonne note; je propose donc une autre voie : Inutile pour qui?

J'analyse :

- Deux cas; pour soi, ou pour d'autres?

- Et qui décide de ce qui est inutile pour soi? demande Seule.

- Cela ne revient-il pas à la controverse sur celui qui décide? s'inquiète l'Ami des poules.

- Parler de l'utilité du tir à l'arc ne se fait pas de la même façon si on est ou non devant le tireur, réplique Seule.

Je hoche la tête :

- Je pense qu'il faut d'abord se mettre hors de portée du tireur avant de commencer à parler.

- Tout ceci paraît indiquer clairement qu'on doit décider seul pour soi-même, conclut l'Ami des poules.

- Si on trouve qu'on en est capable, note Seule.

- Je pense que devant le tireur, tout le monde est capable de décider de se mettre hors de portée...

- Si on est enchaîné, on ne pourra pas se mettre hors de portée, lui répond-elle.

Je hoche de nouveau la tête :

- Et comme le tireur peut aussi tirer sur n'importe qui d'autre que lui-même...

Un silence a suivi.

- Alors, celui qui décide devient le tireur, reprend l'Ami des poules, et dans ce cas, mieux vaut s'exercer au tir à l'arc que perdre son temps à penser.

- Au moins, sommes-nous arrivés à une belle découverte; penser est inutile, constate Seule; cela n'aboutit qu'à empêcher de faire ce que nous devons faire et dont nous ne savons rien.

Le soleil s'est levé dès ce matin. Affirmation à laquelle je défie qui que ce soit de m'opposer un démenti. Bon, mais à part ça? A part ça, il est des jours où l'on n'est pas très sûr que le soleil soit vraiment levé. Qu'il suffise de se souvenir de quelque jour de fin d'automne... Mais aujourd'hui!... Bien qu'il soit encore tôt matin, l'impression est d'être déjà dans la chaleur de midi. Alors, lorsque midi sera là... Oublié, l'orage!...

Non, pas oublié, l'orage; nous étions si bien dans l'orage...

Pendant la matinée, j'accompagne mon grand-père qui va faire des courses à la petite ville aux bonbonnes de gaz. Beaucoup de monde. Sans doute est-ce parce que c'est l'été. Les gens vont dans les boutiques, se promènent. Mais qu'ils aient un but - des achats - ou qu'ils n'en aient pas, ils me donnent l'impression de savoir ce qu'ils ont à faire, et de le faire. Leur proposer soudain autre chose dérangerait-il leur va-et-vient de balancier d'horloge? Je me souvins des poules d'hier, qui, disait l'Ami des poules, allaient de-ci, de-là. C'étaient des poules...

Déjeuner. Après le déjeuner, des voisins sont venus voir les grands-parents. Ils sont aimables. Ils parlent de choses de voisins. Des événements du village, des événements d'ailleurs. Ce n'est pas sans intérêt. Ce n'est pas ennuyeux. Je ne me suis pas ennuyé.

Je partis vers deux heures. Nous allâmes courir sur le chemin ancien, Seule et moi, sans trop nous presser. Après avoir déjeuné, on ne peut courir vite.

Nous étions maintenant dans l'herbe au milieu des vergers, sur le bord de la colline qui descendait très vite jusqu'au village de la cousine de Seule chez qui nous avions été il y a deux semaines. Nous regardions au loin du haut de la colline.

- Nos yeux à tous deux s'emplissent de prés, de ciel... Est-ce donc inutile? murmura Seule.

Elle poursuivit, toujours à voix basse :

- Aucun morceau de la journée n'a manqué... Je suis près de toi...

Je la pris dans mes bras...

Dans la matinée, nous sommes allés, Seule et moi, courir sur le chemin ancien. Nous avons couru vite, très vite, pas comme hier.

Après le déjeuné, je montai chez Seule, et nous partîmes tous deux nous promener tranquillement le long du ruisseau qui sort de la fontaine.

Tranquillement est vite dit; le ruisseau court vite, et il fallait de temps en temps sauter d'une bosse à l'autre. Mais le mieux, comme il faisait toujours très chaud, était de marcher pieds nus au milieu de l'onde fraîche, ou plutôt de l'onde glacée. Une bonne heure de marche malgré tout nonchalante, et nous arrivâmes à la vallée se trouvant, jusqu'à leur confluent, entre notre ruisseau et la rivière qui venait du village de la couturière.

Quoi? D'autres athlètes? Seraient-ils des coureurs concurrents? Ils sont deux; le premier d'entre eux est largement en tête de la course. Mais, trop présomptueux, sûr de remporter la victoire toute proche, il court à petits pas lents, et, au moment où il va franchir la ligne d'arrivée, son poursuivant, refusant d'accepter une défaite presque certaine, le rattrape, et... l'empoigne par une corne!

- Bien, la Fourche! s'écrie Seule.

Le vainqueur, un vigoureux garçon d'une douzaine d'années, lui fait gaiement un large geste amical :

- Elle voulait passer le ruisseau, et aller chez le voisin! lui jette-t-il, en désignant la blanche et rousse porteuse de cornes.

Nous descendons jusqu'au pré. Le jeune garçon me dit un timide bonjour. Je lui souris, en cherchant quoi ajouter.

- Il a un solide coup de fourche, m'apprend Seule; il lance sa fourchée haut et fort dans la grange lorsqu'on rentre la paille!

La Fourche rougit de plaisir. J'ai compris pourquoi on l'appelle la Fourche!

Laissant nos athlètes à leurs joutes, nous repartîmes.

- Veux-tu que nous passions par le bois de saules? me proposa Seule.

- Celui qui borde le ruisseau?

- Oui, par la droite en montant.

- Volontiers, nous pourrons voir toute la vallée.

Le bois de saules commençait par une forte montée. Arrivés en haut de la pente, nous suivîmes l'orée du bois. Dans l'étroite et longue vallée profondément creusée, le ruisseau s'écoulait, descendant doucement entre les saules élancés qui le bordaient; face à nous, suivant la vallée de l'autre côté du ruisseau, une vaste forêt couvrait tout le haut de la pente.

Nous arrivâmes ainsi à la fin du bois, d'où l'on voyait le village de Seule. Le pré qui y menait était d'abord assez plat, puis montait quelque peu avant d'entrer au village. Quant au ruisseau, il lui fallait bien parvenir à la fontaine. Alors, prenant son élan, il escaladait la raide colline, vite, vite, sans prendre le temps de rêver. Cette façon de décrire le hardi ruisseau porte-t-elle un nom en rhétorique?

Le soleil était encore brûlant, malgré les quatre coups de cloche que nous venions d'entendre au clocher de l'église du village, et nous fîmes une halte à la lisière du bois, tout en restant à l'abri des grands saules touffus.

- En faisons-nous plus que le Bavard?

Seule ne me laissa pas le temps de répondre :

- Nous sommes en vacances, et je ne fais que lire! Certes, ce sont des livres sur les temps anciens...

- Je viens de terminer celui que tu m'as donné.

- Il t'a plu?

Je réfléchis longuement :

- Je ne sais comment te le dire; ce n'est pas qu'il m'ait plu, c'est qu'il m'a emmené avec lui loin dans le passé.

- Pourtant, tu avais déjà lu un autre livre sur les temps anciens.

- Il me parlait de ce que les hommes avaient fait, il ne me disait pas pourquoi ils l'avaient fait.

Elle sourit :

- J'ai d'autres livres...

- Alors, nous en parlerons dès que je les aurai lus.

J'ajoutai en riant :

- Nous arriverons bien à en faire plus que le Bavard!

Elle rit de même. Je repris :

- Lorsque nous sommes allés chez ta cousine, il y a une quinzaine de jours, j'ai eu l'impression que nous habitions une véritable forteresse naturelle, d'où nous descendions vers son village.

Elle me fit un sourire approbateur :

- Ton impression était bonne; je te montrerai la carte détaillée de notre... forteresse.

- Tu as aussi des cartes?

- Oui, toutes les cartes de la région; et même des cartes anciennes.

Je fis une moue admirative. Elle continua :

- Notre forteresse enserre les sources de plusieurs rivières, qui se rejoignent au pré de la Fourche. On dirait qu'un cercle invisible en marque les confins.

Je restai pensif un moment :

- Tu crois que nous pourrions aller voir...

- Cela me fera un très grand plaisir; toute seule, ça m'est plus difficile!

Je m'exclame, comme lorsque nous courons :

- Partis!

Elle sourit :

- Il nous faut d'abord choisir où aller.

Et moi, magnanime :

- Je te laisse t'en occuper!

- Je n'osais l'espérer!

Et nous nous mîmes joyeusement à rire.

Dimanche.

- La route était jonchée d'automobiles arrêtées en désordre au milieu d'une bonne côte recouverte de neige glacée. Le large bas côté de la route, en terre, était plein de neige encore fraîche. Je n'hésitai pas un seul instant. Et vous auriez vu la tête qu'ils faisaient tous en me regardant monter la côte à belle allure sur le bas côté!

Et Grand-père, ayant empli son verre avec le bon vin de notre région, le déguste, l'air satisfait!

Nous sommes six à table; les grands-parents de Seule et leur petite-fille sont venus chez nous à déjeuner.

Le temps s'écoule agréablement, la conversation est lisse. On parle un peu de nous, les enfants... l'école, sans insister. On parle des choses qui se passent dans les villages, de la petite ville aux bonbonnes de gaz qui est si commode, bien qu'on n'y trouve rien de ce que l'on trouve en ville, ce qui fait qu'on doit y aller de temps en temps, mais ici, c'est tellement calme, et rien ne vaut l'air de la montagne.

A propos, la montagne, c'est six cents mètres, mais enfin, c'est vrai qu'on s'y sent bien; auparavant, je ne l'avais pas remarqué, mais à présent...

Et puis, chaque grand-père a parlé des choses notables de sa vie; succès, échecs - les échecs, à condition qu'ils soient amusants et que ce ne soit pas trop de la faute du grand-père en exercice. Les grands-mères sont moins bavardes. Oui, mais elles se voient souvent pour parler de potager...

Et enfin, c'est là que Grand-père avait raconté la neige.

- Voilà qui montre une parfaite maîtrise des événements fortuits; cela vous a certainement évité une longue attente, commente le grand-père de Seule.

Il ajoute, après une gorgée du bon vin de notre région :

- Les routes sont difficiles, l'hiver...

Encore une autre gorgée :

- Je me souviens d'un hiver...

Il vide le verre, le repose lentement :

- Il y avait quinze jours que la neige était tombée. Au début, on ne roulait pas trop mal; sur la neige, on arrive plus ou moins à rouler. Quelques jours plus tard, le temps avait commencé à se réchauffer; puis, le gel, et un gel véritablement très fort. La neige a gelé. Peu à peu, la route s'était transformée en un épais tapis de glace. Il m'a fallu rouler sur les rails!

Il s'interrompt un instant pour jouir de l'effet :

- Et on n'avait pourtant pas fait rouler le train sur la route! Non, mais comme les automobiles roulaient encore pendant que le gel prenait, des sillons s'étaient formés sous les roues. C'étaient de vrais rails. Il n'y avait plus qu'à les suivre. Et voilà comment je suis devenu un train moi-même!

- Voilà qui montre une parfaite maîtrise des événements fortuits, déclare en souriant mon grand-père.

Et il poursuit en souriant, s'adressant toujours au grand-père de Seule :

- Je ne pense pas vous avoir étonné avec mon récit; vous en avez certainement connu de semblables.

Le grand-père de Seule sourit à son tour :

- Je ne pense pas non plus, pour les mêmes raisons, vous avoir étonné avec mon récit; mais les enfants...

Il laisse sa phrase en suspens.

Mon grand-père achève la phrase :

- ...ne le savent pas!

Les enfants savaient.

A peine réveillé, mon oeuf m'attend! Non, non, ce n'est pas ça du tout. Corrigeons. A peine ma fidèle poule avait-elle pondu son oeuf - ou plutôt mon oeuf - qu'elle m'a réveillé. Ce n'est pas du tout la même chose; il n'empêche que l'oeuf était bon!

Matinée avec mes grands-parents. Seule aussi est avec les siens. Elle aide sa grand-mère bien mieux, je pense, que je n'aide la mienne. Mais je crois que lorsque je reste un peu à la maison, cela leur fait déjà un très grand plaisir. Je lis. Les livres sur les temps anciens que Seule m'a donnés. J'aime lire, je lis beaucoup. Les temps anciens m'ont toujours plu, mais je me retrouve étonné d'être tellement pris par ce que j'apprends dans les livres de Seule. Du reste, ce n'est pas tant ce que j'apprends, c'est ce que je ressens. Quoi? La découverte d'une vie qui a fait la nôtre, il me semble.

Après déjeuné je montai chez Seule en passant, comme d'habitude, par les vergers. Evidemment, puisque la route est plus longue, et la côte à grimper, ô combien plus raide!

- Je vais te montrer mes cartes, m'annonça-t-elle dès que je fus entré.

- Notre petite-fille aime les livres sérieux qui parlent de notre région, me déclara aussitôt son grand-père.

Et la grand-mère se perdit en compliments sur ledit sérieux de sa petite-fille.

- Veux-tu que nous allions à notre poirier? me proposa Seule.

- Volontiers; il n'y a pas de vent, tes cartes ne s'envoleront pas!

Et nous partîmes.

- Notre poirier se trouve juste derrière le 547; c'est ce que nous appelons ici la Montagne.

- De l'autre côté du chemin ancien; le 547, c'est sur ta carte?

- Oui, c'est l'altitude du sommet.

Une fois sous notre poirier, Seule étala ses cartes :

- Voici le chemin ancien; et voilà le sommet.

- 547, je vois.

J'ajoutai :

- Et notre poirier?

- Chaque arbre n'est pas dessiné, mais ces petits ronds, ce sont les vergers.

Je regardai le village de Seule :

- Tu as vu? on dirait qu'il est tout en rond!

- Oui, c'est un très vieux village; il y en a quelques-uns dans notre région.

- Des forteresses?

- Je pense; mais aujourd'hui, il est difficile de s'en rendre vraiment compte, tout s'est tellement transformé.

Elle étala d'autres cartes :

- Regarde celui-là; et celui-là!

C'étaient des villages plus grands que celui de Seule. Toute une ligne de maisons encerclait une vaste place.

- Celui-ci est près d'une petite ville où passe encore un vieux train à vapeur, reprit Seule; l'autre n'est pas loin de chez moi.

- Oh! nous irons?

- Oui, il faudra en parler à nos grands-parents.

- Bien entendu!

Elle me désigna un rectangle dans lequel était dessinée une croix :

- Un cimetière.

- Comme celui de ton village; ou comme ceux près de la couturière, là où nous en avons vu un au soleil couchant?

- Non, un cimetière plus ancien.

Elle s'anima :

- Allons-y demain en vélo; nous partirons pour la journée en emportant un pique-nique pour midi!

- C'est très loin?

- Il faut une petite demi-heure en auto; mais il y a de belles côtes; même en auto on les sent.

Je souris :

- J'en conclus que nous mettrons plus d'une demi-heure en vélo!

- Oh, je n'y avais pas pensé!

- Heureusement que j'étais là!

Au lieu de répondre à ma plaisanterie, elle s'était arrêtée, puis me sourit longuement :

- Oui, heureusement...

Lorsque Seule arriva ce matin avec le pique-nique tout prêt, je lui montrai triomphalement l'oeuf dur frais pondu qui figurait la participation de ma fidèle poule à notre déjeuner. "J'espère qu'elle l'a bien cuit!" commenta Seule.

Et nous partîmes. Déjà une bonne côte pour arriver au village du Bavard.

- Tiens, il n'est pas là; il doit être au cinéma! remarqua Seule.

Et moi, je lui fis remarquer :

- Il n'y a pas de séance le matin!

Réponse du tac au tac :

- Il doit attendre l'ouverture!

Une route ordinaire; petites montées, petites descentes, rien de particulier.

- C'est ça, tes belles côtes?

- Nous verrons si tu seras aussi fier tout à l'heure! me lança Seule.

En attendant, que voyais-je devant moi? une belle... descente! Mais quelle descente! Seule rit :

- Tu veux peut-être prendre une autre route au retour?

- Absolument; je ne voudrais pas avoir à te tirer!

Et hop, à toute vitesse dans la descente!

Tout en bas, il fallait traverser une route. Rien d'extraordinaire. Et pourtant...

- Où va-t-elle, cette grande route?

Seule sourit :

- C'est celle où on vole en aéroplane; je vois que tu l'as reconnue!

La route traversée... la voilà la côte! Raide. Et ce n'était pas en aéroplane qu'il fallait la prendre!

- Tu veux que je te tire? me taquine Seule.

- Oh, là, ça va; c'est au retour que tu devras me freiner dans la descente!

Personne ne tirant personne, et pour cause... avec une pente pareille! nous arrivâmes, après d'autres routes, plates celles-ci, en bas d'une petite colline toute perdue au milieu de la plaine.

- Nous allons au 431 et nous sommes au 374; encore un beau raidillon!

Seule me sourit :

- Te voilà devenu un vrai géographe!

Toute la colline était couverte d'un bois touffu. Sur le haut, une petite clairière. Dans la clairière, le cimetière. Enfouies dans les hautes herbes, dans les ronces, quelques tombes à peine visibles. Nous entrâmes par une porte dont il ne restait que les montants. Une pierre tombale lui servait de seuil. Une grande croix, plantée dans la terre, sans qu'on puisse voir de tombe. Une grille de fer toute simple que rongeait la rouille avait sans doute entouré une tombe; la grille n'entourait plus qu'un arbrisseau qui sortait des herbes. Une haute pierre plate qui avait encore gardé sa blancheur s'effritait, et on ne pouvait plus lire les inscriptions dont les bords s'effaçaient.

- Un de mes aïeux gît quelque part ici, me confia Seule.

Installés parmi les hautes herbes, nous déballâmes notre pique-nique. Tomates et concombres du potager de Seule, cerises de son verger, le beau poulet de ma ferme voisine, et... l'oeuf dur frais pondu qui figurait la participation de ma fidèle poule à notre déjeuner!

- Donne, je vais le couper en deux!

Et Seule tendait déjà la main, quand...

- Je ne le puis!

Etonnée, elle suspendit son geste. Et moi, théâtral :

- Je ne le puis! Ma poule m'a prévenu avec insistance qu'elle avait cuit cet oeuf pour toi!

Seule, se montrant très flattée, tendit de nouveau la main :

- Eh bien, tu diras à ta poule que je lui suis extrêmement reconnaissante!

Elle écala promptement l'oeuf, mordit dedans :

- Tu lui diras de même que je n'ai jamais vu un oeuf aussi bien cuit!

Là-dessus :

- Me feras-tu l'immense plaisir de partager Mon oeuf avec moi?

Elle avait fortement appuyé sur "Mon". Je ne pouvais donc pas la désobliger :

- Ce sera pour moi une joie sans égale!

Et voilà comment nous mangeâmes tous les deux l'oeuf de ma fidèle poule!

Ce matin, nous prenons le train. Seule a promis à un oncle de lui rendre visite, et nous allons donc tous les deux chez lui pour la journée. Ce n'est pas très près. Une bonne heure et demie de train pour aller, deux petites heures pour revenir. Le grand-père de Seule nous emmène en auto jusqu'à la gare située à côté de la petite ville aux bonbonnes de gaz. Départ du train à six heures quarante-sept. Correspondance d'une demi-heure dans ma ville. Arrivée à huit heures vingt-quatre. Nous repartirons ce soir vers six heures pour arriver vers huit heures moins le quart, juste au coucher du soleil.

Notre train est parti. Pas pour longtemps; cinq minutes plus tard, il s'est déjà arrêté. Et ainsi de suite - encore deux fois - jusqu'à ma ville. Notre prochain train est déjà là à nous attendre, mais nous préférons faire quelques pas sur le quai.

- Pas assez de temps pour aller nous promener en ville!

- Nous y reviendrons, me répond Seule.

Elle ajoute au bout d'un moment :

- Grande ville, belle ville, on y respire moins que chez moi.

Vingt minutes après notre arrivée, entre en gare un autorail venant de là où nous allons. Un garçon à la mine bien éveillée vient de bondir avec agilité hors du wagon :

- En voiture, en voiture! Le train va partir dans onze minutes!

Et, accouru près de nous, il applique deux baisers sonores sur les joues de Seule. Sitôt après, m'ayant empoigné le bras, il me secoue énergiquement la main :

- Tu es aussi sympathique qu'elle me l'avait dit!

Seule lui sourit affectueusement, et me le présente :

- Mon cousin!

- Parfaitement! Et par conséquent, le fils de son oncle!

Nous montons dans le train.

- Là-bas, ce n'est pas toujours très gai; cela m'a fait une bonne occasion de sortir un peu.

Il se tourne vers moi :

- Et comme ça, je pourrai te faire visiter la ligne!

- La ligne?

- Mon cousin est un excellent guide, me prévient plaisamment Seule.

Cinq minutes après le départ, la visite a déjà commencé. L'Eveillé s'est composé un air de circonstance :

- Sur ta droite...

Et il me récite, main tendue à l'appui pour me les indiquer, tous les petits villages, tous les penchants des collines où je pouvais voir les vignes qui donnent le bon vin de notre région. Bien sûr, je les connais, tous ces petits villages, tous les penchants de ces collines, toutes ces vignes, puisque j'habite moi-même à cinq minutes d'ici, et bien sûr il le sait que je les connais, mais il paraît si content de me les faire découvrir, et il sait si bien faire vivre ce qu'il raconte... Eh bien, moi également je dirai qu'il est aussi sympathique que Seule me l'avait dit! Trois quarts d'heure de train, même pas trois quarts de seconde d'ennui, nous entrons en gare!

Bien que sa ville soit, tout compte fait, très proche de la mienne, je n'y suis jamais allé. Pourquoi? Je pense que ma ville étant plus importante, se targuant d'une renommée historique comme on dit, et la sienne ne vivant que d'industrie, il ne vient à l'idée de personne chez nous d'y aller. Sauf quand on a besoin de ladite industrie, bien entendu. Et sa ville, a-t-elle besoin de la mienne?

Une demi-heure de marche, et nous sommes chez l'Eveillé.

Chez lui... Est-ce vraiment chez soi, cet alignement de longs et hauts bâtiments qui n'arrivent pas à paraître grands? Je pense à un navire ancré pour quelque temps au port, ses larges hublots découvrant des cabines vides de passagers. Je sais où ils sont, ces passagers, à cette heure-ci. Ils travaillent au port, là où travaille le père de l'Eveillé.

- Vous boirez bien un chocolat?

On nous attendait. L'oncle et la tante de Seule sont restés pour nous accueillir. La tante s'empresse :

- Vous êtes partis tôt, vous devez avoir faim!

Je crois que ni Seule ni moi n'avons vraiment faim, mais refuse-t-on un bon chocolat bien chaud? Et puis, je vois plein de bonnes petites choses qui accompagnent le chocolat!

L'oncle et la tante de Seule travaillent tous deux dans l'entreprise qui se trouve à un quart d'heure à pied de chez eux.

- L'entreprise? Tu peux dire l'Entreprise! s'exclame l'Eveillé, faisant fortement ressortir le "En".

Je m'étonne un peu :

- Elle est importante à ce point?

- La ville elle-même devrait porter le nom de l'Entreprise; en exagérant - et je me demande de combien - toute la ville pourrait disparaître, cela ne changerait pas grand chose, l'Entreprise serait toujours là!

Seule m'en avait déjà touché un mot, et à vrai dire, certaines remarques qu'avait faites l'Eveillé dans le train, entre deux vins... Etait-ce pour quitter l'Entreprise qu'il était venu jusqu'à ma ville pour nous prendre, Seule et moi? Il avait bien dit : "Là-bas, ce n'est pas toujours très gai; cela m'a fait une bonne occasion de sortir un peu."

- Au reste, reprend l'Eveillé, si l'on me dit que c'est bête de parler de la sorte parce que les travailleurs ont besoin de se nourrir, de se vêtir, de... je répondrai qu'il suffit de faire comme dans les villages, comme dans le village du grand-père de ma cousine!

Et, la mine égayée :

- La camionnette - enfin, ici, le camion... - passera de temps en temps!

J'ai soudain entendu la voix du Bavard : "Et le cinéma?" Je répète donc :

- Et le cinéma?

Il rit :

- Le cinéma? Cela ne présente aucune difficulté; tu l'as vu toi-même tout à l'heure, ta ville n'est qu'à trois quarts d'heure de train!

Il médite un moment :

- Et puis a-t-on vraiment ici le loisir de penser à autre chose qu'à l'Entreprise?...

Seule est venue ce matin me dire que sa grand-mère voulait acheter quelques tuteurs pour son potager :

- J'ai proposé d'y aller à sa place avec toi.

- En voilà une bonne idée! nous pourrions en profiter pour faire une grande promenade à vélo.

- Entendu; nous partons de ton côté ou du mien?

- Oh, comme tu veux!

- Alors, du mien; les routes sont plus petites et plus agréables.

En partant, elle m'a lancé :

- Je t'attends après le déjeuné!

Nous partîmes vers les une heure, nantis de tout ce qu'il fallait savoir pour choisir les tuteurs. "Prends les mêmes!" avait recommandé sa grand-mère.

- A droite ou à gauche?

- A droite, me répondit-elle; nous passerons par le village de la Châtelaine.

- Tu crois qu'elle est encore là?

- Non, elle est déjà partie.

- J'ai dû l'ennuyer avec mes idées!

- Non, je ne le pense pas; mais elle ne savait pas quoi dire.

Seule resta pensive un moment :

- Elle n'est pas habituée à entendre parler.

Nous sortîmes du village de la Châtelaine en compagnie du ruisseau qui coule sous son pont-levis. Une montée, une descente; nous avions changé de vallée. Un autre ruisseau, qui allait rejoindre le premier. J'avouai mes doutes :

- Je ne suis pas encore devenu un vrai géographe; je ne sais pas lequel se jette dans l'autre.

- C'est une grosse lacune, observa Seule avec sérieux; il te faudra rester au confluent et mesurer les débits respectifs pour y remédier.

Je m'inquiétai :

- Pendant longtemps?

- Oh oui!

- Tu resteras avec moi pour m'indiquer comment faire? tu es plus savante que moi.

- Bien sûr!

- Alors, je resterai autant que tu le voudras!

Nous échangeâmes un sourire... et manquâmes de peu de tomber!

Un autre village. Une montée, une descente; nous avions de nouveau changé de vallée. Dans laquelle, un troisième ruisseau. J'avouai mes craintes :

- Et celui-là va-t-il lui aussi au confluent...?

- Parfaitement; non loin de chez le Philosophe.

- Alors, je devrai encore...?

- Parfaitement.

- Ce ne sont plus des vacances!...

- Elles sont à l'eau!

Ce triste constat établi, nous reprîmes gaiement la route.

- Tu es sûre que c'est par là?

Nous devions nous rendre dans la petite ville aux bonbonnes de gaz pour acheter les tuteurs, et la route ne me paraissait pas être celle...

- Non, absolument pas; mais comme tu m'avais dit que tu voulais faire une grande promenade...

- Nous faisons donc une grande promenade!

- Absolument!

Airs sérieux, rires étouffés.

La route, plutôt devenue un chemin, passait près de la ligne de chemin de fer qui menait à ma ville. Une courte côte nous mena au-dessus de la voie qui entrait dans un tunnel. Devant nous, les rails partaient loin, loin... Soudain, un train apparut de dessous nos roues, et fila loin, loin...

- Il vient de ta ville et va chez le Philosophe, m'apprit Seule.

A vrai dire, je ne savais plus trop où j'étais, la route ayant tellement tourné, de-ci, de-là! Elle poursuivit ses explications :

- Nous allons rouler au-dessus du tunnel, puis descendre sur la voie à la sortie du tunnel, et là, nous serons tout près de la gare où nous avions pris le train hier pour aller chez l'Eveillé.

- Et c'est à l'Entreprise que nous achèterons les tuteurs.

- Parfaitement.

- C'est loin; nous ne serons jamais rentrés ce soir.

- Pas du tout! une demi-heure en roulant bien; la route est bonne.

Je tentai de protester :

- Mais l'Entreprise...

- ...a des succursales dans le monde entier.

- Nous devrions peut-être prendre du repos avant un tel voyage?

- Arrêtons-nous à la sortie du tunnel; j'ai pris du pain et du chocolat.

- Voilà une heureuse nouvelle; et nous serons tout près pour prendre le train.

- Nous ne le prenons pas.

- Raison de plus.

Airs sérieux, rires étouffés.

Descendus - au 388 - par un sentier assez raide, nous nous installâmes sur l'herbe qui bordait la voie.

- Il est trois heures, les trains rentrent dans ma ville!

Seule sembla un peu étonnée :

- Tu connais les horaires par coeur?

Je ris :

- Non; mais je vois de temps à autre les trains chez moi.

J'ajoutai :

- Et puis, je les ai vus passer de la terrasse lorsque nous étions avec le Philosophe.

Quelques minutes plus tard, un grondement. Surgissant de la nuit du tunnel, une locomotive parut prendre son envol! A peine s'était-elle envolée, un autre grondement, un autre envol. Puis un autre, puis un autre... Un quart d'heure de tumulte, et le calme de la nature revint. Pain et chocolat surgirent du vélo de Seule!

Les rails, devant nous, attendaient. Les voit-on, si on n'a pas de train à prendre?

- Et quand on est dans le train, on ne peut pas les voir non plus, acheva Seule.

Les rails, devant nous, attendaient.

- Toi, tu m'as vue.

Seule resta un long moment sans rien ajouter.

Enfin, elle reprit, en faisant une pause entre chaque phrase :

- J'ai toujours le sentiment que personne ne me voit; on m'invite au cinéma, comme le fait le Bavard, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour ne pas être seul... Pour avoir quelqu'un à côté de soi... Pas trop près... Quelqu'un avec qui on n'a pas de lien... Quelqu'un qu'on regarde comme on regarde un film; en restant dans son fauteuil, alors que le film reste sur l'écran... Ou quelqu'un qu'on regarde comme une vitrine de magasin... Pour acheter - pas cher... Ou pour voler.

Elle resta un moment sans rien dire :

- Lorsque quelqu'un de cette sorte vient vers moi, j'ai envie de toquer comme à une porte, et de demander : "Il y a quelqu'un?"

Tout est mouillé ce matin. L'orage nous a rendu visite cette nuit. Mais un orage fatigué qui ne valait pas la peine de se lever pour aller en promenade. Rien de comparable avec l'orage d'il y a dix jours, ou plutôt d'il y a neuf nuits.

Dans la matinée, Seule reste avec ses grands-parents, je reste avec mes grands-parents. Cela leur fait tellement plaisir, aux uns comme aux autres! Et ne jouons pas les martyrs; les uns comme les autres sont très gentils, et nous sommes nous aussi, Seule et moi, très contents d'être avec eux.

Après déjeuné, je monte chez Seule en vélo; le chemin habituel par les vergers est encore bien humide, et le plaisir n'y serait pas. Et au reste, aujourd'hui, nous n'irons pas courir; nous courons assez souvent, et une journée sans courir n'est pas un gros ennui.

Seule a sorti ses cartes, et nous regardons les différents endroits que nous connaissons, là où elle habite, là où j'habite, là où nous nous sommes promenés, là où nous irons nous promener, là où nous n'irons sans doute jamais parce que c'est trop loin...

Et puis, nous parlons des temps anciens, des livres que Seule m'a donnés et que j'ai déjà lus, et d'autres livres, et de tout ce qu'elle sait, et elle sait beaucoup de choses sur les temps anciens... et je crois que je commence vraiment à m'intéresser à ces temps anciens qu'elle sait me faire vivre comme s'ils étaient d'aujourd'hui.

Quatre heures. La grand-mère de Seule nous a préparé un bon chocolat. L'après-midi se passe doucement dans une flânerie immobile...

Des amis des grands-parents de Seule habitant un village voisin viennent d'entrer. Ils ont avec eux une petite fille aux grands yeux tout ronds, qui hésitent entre l'étonnement et l'inquiétude lorsqu'on lui parle de choses qu'elle ne connaît pas. Et justement, Seule lui parle des cartes. La petite fille les a vues et a demandé ce que c'était. Elle n'en avait jamais vu auparavant :

- C'est beaucoup plus loin que sur ta carte; je sais où c'est!

Le problème, c'est l'échelle. J'interviens savamment :

- Tu ne te sers pas de l'échelle.

- Je m'en sers toujours pour monter au grenier! objecte Yeux tout ronds.

- Je veux dire que ce qui est petit sur la carte devient grand...

- Pour devenir grande comme toi, j'aurai besoin de la carte?

C'est Seule qui trouve la solution :

- La robe de ta poupée est plus petite que ta robe, mais tout est pareil.

Yeux tout ronds réfléchit longuement; soudain, son visage s'éclaire d'un grand sourire :

- La carte, c'est une poupée!

Le beau temps chaud est revenu. Ma poule, un peu triste hier, m'a manifesté son contentement par un joyeux caquet lorsque je suis venu lui demander d'avoir la gentillesse de m'offrir son oeuf. Ce qu'elle s'est empressée de faire de bonne grâce.

En fin de matinée, nous avons bien couru, Seule et moi, ce qui nous a mis tous deux en appétit. Et mes grands-parents, ravis de nous voir en de si bonnes dispositions, ont invité Seule à déjeuner. Et nous avons, Seule et moi, ainsi au reste que mes grands-parents, fort bien déjeuné.

La chaleur s'était emparée de l'après-midi. Ayant emporté nos cartes, nous nous étions mis à l'abri du soleil sous notre poirier. Un petit souffle d'air, qui pourtant aurait dû être chaud, nous rafraîchissait. Je m'en étonnai.

- Sous les arbres, le soleil ne brûle pas, et il y a toujours un peu d'air frais qui passe, m'expliqua Seule; alors, c'est comme lorsqu'on souffle sur un chocolat chaud pour le rafraîchir.

- Me voilà devenu une poupée en chocolat, comme dirait Yeux tout ronds.

- Yeux tout ronds?... Ah oui, c'est bien elle!

Les cartes étaient étalées sur l'herbe, avec des petits cailloux pour les empêcher de s'envoler. Peu à peu, j'apprenais à les lire. Les montées, les descentes, qui dessinaient les collines, les vallées. Les rivières, les bois. Les routes, comme celle où on vole en aéroplane, les sentiers, comme celui qui mène de chez moi au bois où Seule était apparue pour la première fois. Les villages. Les églises, les cimetières - Seule m'en avait déjà montré un, celui où nous étions allés mardi dernier et dans lequel gisait quelque part un de ses aïeux. Les fontaines, comme celle près de la maison de Seule. Et tant d'autres choses... Mais surtout, surtout, la recherche des mystères. Quels mystères? Ceux où l'on découvre les chemins anciens qui n'existent pas! Comment ça, qui n'existent pas?...

Seule, le doigt explorant la carte, me racontait :

- Regarde ce chemin, regarde là, plus loin, ce petit morceau d'un autre chemin, et puis, encore plus loin, ce petit bout de chemin; prolonge-les.

- Oui! Ils se raccordent; c'est le même chemin!

- Et les morceaux qui manquent...

- ...sont sous terre, oubliés.

- La charrue est passée par là...

Je regardai pensivement le chemin ancien qui n'existe pas :

- On bâtit souvent des routes nouvelles et on abandonne aussi celles qui ne servent plus; pourquoi les chemins anciens nous touchent-ils plus?

Seule réfléchit :

- Pourquoi nos ancêtres nous touchent-ils?

- Nous pensons peut-être qu'ils sont en nous.

- Oui, bien sûr, une partie de nous vient d'eux; est-ce la seule raison?

Je cherchais une autre raison. Seule reprit :

- Ce sont nos ancêtres qui ont fait notre monde; ne voudrions-nous pas l'avoir fait nous-mêmes?

- Même si nous le voulions...

- Peut-être rêvons-nous sans le savoir lorsque nous sommes sur ces chemins anciens que nous sommes nous-mêmes des hommes du passé?

Dimanche.

Nous sommes six à table; mes grands-parents et leur petit-fils sont venus chez les grands-parents de Seule à déjeuner. Lesquels étaient venus avec leur petite-fille chez mes grands-parents dimanche dernier à déjeuner. Les relations se nouent. Certes, ils se voyaient auparavant, mais comme me l'a dit Seule, leurs conversations étaient plus distraites. A présent, comme cela s'était passé dimanche dernier, on se raconte des souvenirs, des souvenirs d'un peu tout, travail d'hier, travaux d'aujourd'hui. Oui, apparemment, ils travaillent beaucoup plus aujourd'hui qu'hier. Sans doute, sans doute; quoique je n'aie pas encore vu de travaux ressemblant à un travail. Mais ça, c'est délicat, chacun considérant qu'il n'y a rien de plus important que ce qu'il fait. Il arrive que ce soit vrai. C'est ça qui est délicat.

Par petites touches, la conversation grand-parentale s'approche de nous, oui, oui, de Seule et de moi. Les chemins de traverse abondent, les biais font florès. Mes études se portent bien, laisse discrètement entrevoir mon grand-père. Seule sera-t-elle une jeune fille modeste et attentionnée? Quelques phrases, un peu embrouillées de sa grand-mère n'interdiraient pas de le penser. Le tout arrosé du bon vin de notre région et d'appréciations y afférentes. "C'est une très bonne année!" ou encore "L'année dernière j'avais bu un...!" Mais nous n'étions pas pour autant perdus de vue. D'ouïe par contre... en effet, nous, nous ne devions avoir que voix consultatives, car, n'ayant point été interrogés, nous n'avons point émis d'avis, ainsi que l'aurait certainement dit Georges Feydeau.

Pardon, un avis, émis par Seule :

- Nous comptons nous marier.

Fin de matinée. Une belle course sur le chemin ancien.

- Veux-tu que nous allions voir une forteresse? me proposa Seule.

- L'une de celles que tu m'as montrées lundi dernier sur tes cartes?

- Oui; celle qui est près de la petite ville où passe encore un vieux train à vapeur.

- Volontiers; et nous pourrions aussi aller voir le vieux train à vapeur.

- En espérant qu'il y en ait un en gare.

- Il n'y en a plus guère, de ces trains; je me souviens en avoir pris un il y a longtemps.

Je réfléchis :

- Je devais avoir sept ou huit ans; je ne suis pas près de l'oublier!

- C'était à ce point passionnant?

- Oh oui! Regardant par la fenêtre, j'ai attrapé une escarbille dans l'oeil; cela m'a fait mal durant tout le voyage, et je n'ai pas pu voir le paysage!

J'ajoutai, riant à moitié :

- Heureusement que le paysage n'était pas beau.

- Comment le sais-tu, puisque tu n'as pas pu le voir?

- Je n'en sais absolument rien, mais comme ça, je n'ai pas de regrets!

Elle secoua la tête, riant à moitié elle aussi :

- La méthode paraît excellente; mais je ne pense malheureusement pas qu'on puisse toujours l'appliquer avec un franc succès.

Rendez-vous pris pour l'après-midi; nous partirons aux alentours de deux heures.

Je déjeune avec mes grands-parents. Pendant le déjeuner, ils parlent d'autre chose. D'autre chose? D'autre chose que quoi? Laissons planer le mystère...

Nous partîmes donc - Seule et moi, pas les grands-parents - peu après deux heures. Passage par le village de la couturière, puis, un petit chemin de terre toute dorée, qui descendait en pente douce parmi une paisible verdure. Oui, eh bien, il faut se méfier des petits chemins de terre toute dorée, qui descendent en pente douce parmi les paisibles verdures, car soudain, nous fûmes précipités dans une descente vertigineuse où nous ne dûmes notre salut qu'aux freins de nos vélos que j'avais soigneusement réglés en prévision de nos explorations et autres aventures vélocipédiques! Et en conséquence...

Je fus interrompu dans mes pensées secrètes par le rire gai de Seule :

- ...nous vélocipédâmes sur nos vélocipèdes en vélocipédistes consommés, sans craindre les embûches et autres dangers de nos hasardeuses pérégrinations!

La route suivait son chemin, et nous, nous suivions la route. Nous approchions du penchant de la large colline sur laquelle nous roulions sans montées ni descentes depuis un moment. Et là, du haut de la colline, la plaine. La vaste plaine, jusqu'aux horizons; devant, à droite, à gauche...

- C'est ici! m'annonça Seule.

Je m'emplissais les yeux. Elle poursuivit :

- Voilà la petite ville où passe encore le vieux train à vapeur; et tu peux aussi voir les rails.

Elle me laissa regarder. J'ébauchai un geste en direction d'un curieux village que j'avais soupçonné être...

- Oui; c'est elle, c'est la forteresse, me répondit-elle en souriant.

Nous descendîmes. Point de pont-levis, point de fossé empli d'eau, point de muraille. Mais toute une ligne de maisons encerclait une vaste place, ainsi que je l'avais vu sur la carte que Seule m'avait montrée. J'avais déjà pensé à une forteresse. Seule avait ajouté qu'aujourd'hui, il était difficile de s'en rendre vraiment compte, car tout s'était tellement transformé.

Je fis, moi aussi, un sourire :

- Oui, je me rends vraiment compte que c'est une vraie forteresse; elle s'est transformée, mais elle n'a pas changé.

Un ruisseau bordé d'aulnes courait non loin de la forteresse. Un peu de fraîcheur ne nous aurait pas fait de mal, et il était temps de prendre un bon quatre-heures; du pain, du fromage et une pêche bien juteuse.

- Avec ce paysage devant nous, on se croirait sur les gradins d'un grand théâtre.

- La nature est un beau spectacle, même s'il paraît immobile à ceux qui ne le regardent pas, remarqua pensivement Seule.

Nous restâmes un long moment à contempler la scène.

- Près de chez moi, reprit Seule, il y a un autre théâtre, un théâtre très ancien, fait par les hommes...

Elle s'interrompit un instant :

- Bien moins ancien que ce que nous voyons là...

Elle fit une pause :

- On y entend des hommes parler; les hommes du passé qui marchaient sur les chemins anciens.

- Comme notre chemin ancien à nous, celui où nous courons?

- Oui; et je pense que c'étaient les mêmes hommes qui marchaient sur notre chemin et qui allaient dans ce théâtre.

- Ah oui! je me souviens avoir lu... et on nous en a parlé en classe; je crois qu'il était très grand.

- Le plus grand de tous.

Je souris :

- Alors, tu as un théâtre à toi! Tu y invites beaucoup de monde?

- Vingt mille personnes.

Je secouai la tête :

- Il devait être bien plein; il fallait sans doute réserver sa place longtemps d'avance?

Elle me fit un large sourire :

- Je donne bientôt une représentation... tu seras mon unique invité!

Elle ajouta... théâtralement :

- Et je serai l'unique actrice!

- Mon char est prêt! Quand dois-je venir?

Elle rit :

- Pour ça, il faudra en parler avec les Directeurs de mon théâtre.

- Les Directeurs?...

- Oui... mes parents.

Elle réfléchit un moment :

- Et ma tante.

- Tu as beaucoup de Directeurs; crois-tu qu'ils...

- N'aie crainte!

Elle poursuivit avec animation :

- Ma tante vit dans un village à une dizaine de minutes de train de ma ville.

- Ce qui fait une demi-heure de vélo...

- ...cipède, oui; et une heure et demie à pied.

- Nous irons à cipède.

- Si tu veux.

Elle reprit sans attendre :

- Ma tante m'a souvent invitée à venir passer quelques jours chez elle; mais comme c'est très près, je n'y suis jamais allée que pour la journée.

- Et tu crois que...

- J'en suis sûre!

Elle ajouta, avec une moue :

- Je n'aime pas être en ville, l'été.

Nous restâmes un long moment à contempler la scène.

- Avec mes parents, c'est plus simple qu'avec mes grands-parents, reprit Seule d'une voix calme.

Elle ajouta, toujours d'une voix calme :

- J'en ai déjà parlé à ma mère.

Je prononçai, d'une voix calme :

- Moi aussi.

Je l'ai serrée dans mes bras...

Le soleil nous a rappelé qu'il fallait bientôt rentrer. Nous descendîmes donc vers la petite ville. Le chemin arrivait à la gare. Il était sept heures, et un train attendait les voyageurs. La locomotive, à vapeur, avec un halètement lent et sourd, se reposait avant l'effort. Le soleil couchant éclairait, sur une voie de garage, un vieux wagon abandonné, qui paraissait avoir été fait d'un or pur.

Nous rentrâmes à la nuit.

Ce matin, ma fidèle poule m'a pondu son oeuf sans me poser de questions et ma grand-mère m'a servi mon déjeuner sans - pas plus que mon grand-père - me poser de questions. L'oeuf était très bon et le déjeuner aussi. Conversation agréable avec ma fidèle poule, et tout aussi agréable avec mes grands-parents. Qui donc avait jamais parlé de mariage?

Même chose chez Seule, mis à part la poule.

L'après-midi, nous allons chez l'Ami des poules. Nous lui avions promis de revenir le voir lorsque nous étions chez lui il y a une dizaine de jours.

Route calme. A vrai dire, les routes, ici, sont toujours calmes, et je n'y avais jamais prêté une attention particulière. Mais aujourd'hui, ce que je ressens, c'est mon calme, c'est celui de Seule. Comme une pause, entre ce qui est fait et ce qu'il y a à faire. La route s'est passée dans un silence empli de nos pensées communes.

- Ah, ça me fait vraiment plaisir de vous voir! nous accueille-t-il joyeusement.

Comme la dernière fois, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon nous attend. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous retrouvons l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres.

- Comment vont les vacances? nous demande gaiement l'Ami des poules; avez-vous trouvé à quoi penser? Ou bien vous exercez-vous au tir à l'arc?

Je ris :

- Avant de s'exercer, il faut apprendre; je ne saurais même pas où placer la flèche!

- C'est parce que tu ne te connais pas d'ennemis, riposte-t-il.

- Eh bien, j'en profite pour apprendre les chemins anciens!

Il se tourne vers Seule :

- C'est toi, son professeur?

- Oui, répond-elle; et il apprend très bien.

Il me taquine :

- Toujours bon élève, alors?

Et il se pare promptement de la bourrade qu'il a senti venir. J'étale ma science toute nouvelle :

- Tu habites un très ancien village.

- Oui; il y a beaucoup de choses anciennes, par ici; pourquoi apprendre celles-ci plutôt que d'autres?

- Le hasard.

La remarque de Seule nous a surpris.

- Alors, ce qu'on nous dit d'apprendre en classe, c'est aussi par hasard? lui demande l'Ami des poules.

- Les programmes de classe ne sont pas toujours faits par les mêmes personnes, ni par les mêmes pays.

Seule s'interrompt un instant :

- Ni aux mêmes époques.

Je commente, sur un ton mi-ironique, mi-désabusé :

- Alors, si j'avais été le premier de ma classe du temps où les hommes du passé marchaient sur les chemins anciens, je serais un cancre aujourd'hui!

L'Ami des poules, attristé :

- Hé oui, tu serais ce cancre-là!

Je fais un sourire condescendant. Seule ne s'attarde pas :

- Et si tu avais été le premier à avoir réalisé une hache en pierre taillée, qui te connaîtrait, seulement? me fait-elle observer.

- Lorsque vous êtes venus la dernière fois, rappelle l'Ami des poules, j'avais dit qu'il y avait peut-être des choses qu'on n'avait pas besoin d'apprendre parce qu'elles étaient inutiles; savoir faire une hache en pierre taillée paraît être aussi bien utile qu'inutile.

Je précise :

- Utile du temps où les hommes du passé marchaient sur les chemins anciens, inutile pour être le premier de ma classe aujourd'hui.

- En résumé, ça ne sert à rien d'apprendre ce qui ne sert à rien! conclut-il.

- Ce qui ne servira plus jamais à rien, corrige Seule.

- Là encore, note l'Ami des poules, il est facile d'entamer une controverse sur le sujet : Qui décide que cela ne servira plus jamais à rien?

- Tu as encore raison, approuve de nouveau Seule, considérons donc que cela ne sert à rien d'entamer cette controverse.

Je conclus à mon tour :

- Alors, il ne nous reste plus qu'à apprendre ce que nous avons envie d'apprendre.

Personne n'ayant rien d'autre à ajouter, et personne n'ayant d'autres questions à poser, la séance est levée.

N'ayant pas davantage de devoir à rendre en classe sur le sujet, nous ne ressentons pas l'obligation impérieuse d'étudier ledit sujet de manière académique, et nous parlons de ces choses qui volent au hasard dans l'esprit. Promenades, poule et oeuf dur, école, le Bavard, les grands-parents...

Matinée avec mes grands-parents. Ils paraissent très contents de la journée qui vient, quoiqu'elle n'ait rien de bien particulier. Déjà, au déjeuner, ils étaient très gais, ne tarissant pas d'éloges sur leur chocolat matutinal, certes très bon, mais pas plus bon que d'ordinaire. Et les voilà qui me parlent, très naturellement, de Seule, de ses qualités, de sa gentillesse... Le téléphone est passé par là! Je leur réponds de même, très naturellement, que je sais ses qualités, sa gentillesse... "Vous êtes très jeunes", dit ma grand-mère. "Vous ne vous connaissez pas depuis longtemps", dit mon grand-père. Je réponds que celui qui attend ne sait pas ce qu'il veut. Ils restent pensifs un long moment.

La conversation change, comme si une journée nouvelle venait de commencer. Il y a des commissions à faire à la petite ville aux bonbonnes de gaz, et je propose nos services, à Seule et à moi. Ce n'est pas pressé. Nous irons d'abord courir avant le déjeuner, et nous irons faire les commissions au début de l'après-midi avant de nous remettre à étudier nos cartes anciennes.

Nous voilà en train de courir sur le chemin ancien, sans trop nous presser cependant. Seule me fait le récit de la matinée. "Tu aurais pu t'en dispenser, c'est le même que le mien!" lui dis-je en riant. "Je m'en doutais bien!" me répond-elle en souriant.

Et qui donc nous attend dans la petite ville aux bonbonnes de gaz? A vrai dire, il ne nous attend pas, le Bavard, puisqu'il ne sait pas que nous devons venir, mais il est là! Il est là avec quelques camarades, garçons et filles. De quoi parlent-ils? Nous ne tenons pas vraiment à l'apprendre, mais nous l'apprenons tout de même. Ce n'est pas trop difficile à deviner, ils parlent de cinéma. A peine le Bavard nous a-t-il aperçus qu'il s'est jeté sur nous :

- Nous allons tous en ville demain pour voir...

Suit un titre de film dont je ne me souviens déjà plus au moment d'écrire. Il poursuit :

- Venez avec nous!

- Oui, venez donc! Il faut se distraire de temps en temps, renchérit un des garçons.

- Oh oui, le film est très bon! intercède une fille.

- Vous n'allez pas rester toujours là sans voir personne! ajoute une autre fille.

- C'est ennuyeux d'être toujours au même endroit! affirme un garçon.

- Allez, venez! insiste le Bavard.

- On laisse les vélos à la gare tout à côté; on a un train à une heure dix-huit! argumente quelqu'un.

- On est de retour avant huit heures, rassure quelqu'une.

Je dois avouer que leur sollicitude est gênante. Bien sûr, ni Seule ni moi n'avons aucune envie d'aller voir ce film dont nous ne soupçonnons que trop l'intérêt, mais par ailleurs, ils sont tellement touchants... Cependant, je n'ai pas besoin de m'appesantir plus avant sur le sujet, car Seule a déjà répondu :

- Cela nous fera grand plaisir!

Et, se tournant vers moi :

- N'est-ce pas?

- Oui... Absolument!

Ayant oublié de sourire au début de ma réponse ainsi que l'a fait Seule, je souris à la fin. Les vainqueurs fêtent leur victoire à grands cris. Nous allons faire nos commissions.

Nous étions à présent sous notre poirier, les cartes anciennes étalées sur l'herbe.

- Les hommes du passé qui marchaient sur le chemin ancien où nous courons n'étaient que des hommes du futur!

La réflexion de Seule ne me parut étrange qu'un court moment :

- Les hommes des temps encore plus anciens... Tu sais beaucoup de choses sur eux?

- Non, pas du tout; des bribes, mais pas suffisamment pour savoir ce qu'ils pensaient.

- En supposant qu'ils pensaient.

Seule eut une légère hésitation :

- Tu veux parler de ce que nous avons dit lorsque nous étions la première fois chez l'Ami des poules?

- De ce que tu as dit; penser est inutile, cela empêche de faire ce que nous devons faire.

- Oui, je m'en souviens; et j'ai ajouté que nous ne savons rien de ce que nous devons faire.

- Donc, s'ils pensaient, ils n'ont pas fait ce qu'ils devaient faire.

Nous restâmes quelque temps sans parler.

- Comme on dit en classe, nous avons deux cas, reprit Seule.

- Aboutissant à deux mondes différents.

- Le nôtre ou celui qui aurait pu l'être.

- Reste à savoir duquel des deux cas provient notre monde.

Seule réfléchit :

- Il me paraît difficile de le savoir.

Elle prit un temps :

- Par contre, d'après ce que j'ai dit, si ces hommes des temps encore plus anciens pensaient, notre monde provient donc soit d'erreurs, soit du hasard.

- Le hasard, c'est aussi ce que tu as dit, lorsque nous parlions d'apprendre ceci ou cela, la deuxième fois que nous étions chez l'Ami des poules.

Elle resta pensive un moment :

- Et si ces hommes des temps encore plus anciens ne pensaient pas?...

Je ris :

- Au moins pouvons-nous être sûrs que notre monde ne provient pas d'une erreur!

Elle resta toujours pensive :

- Alors, nous n'avons plus que le hasard...

Ce matin, venu au poulailler demander mon oeuf quotidien à ma fidèle poule, j'ai la surprise de m'en voir joyeusement offrir deux. Deux oeufs? J'en reste perplexe. Comment est-ce possible? Cependant, mes connaissances ès gallinacés étant faibles, se limitant à savoir qu'une poule pond des oeufs, et ayant constaté par ailleurs que ma fidèle poule ne pondait qu'un seul oeuf par matin, j'accepte l'évènement comme étant dans la nature, sinon de toutes les poules, du moins de celles qui, comme la mienne, sont de fidèles poules. Hélas! je n'ai plus qu'à supprimer tout ce que je viens d'écrire - mais je ne m'en sens pas le courage - car l'explication de cet événement surprenant était tout autre. N'ayant pas eu très faim hier au matin, j'avais tout bonnement oublié d'aller chercher mon oeuf...

Me voici donc avec deux oeufs. Que faire? Et c'est là qu'une idée me vient. Je vais galamment lancer une invitation pour partager ce rare festin. Le déjeuner n'est pas encore tout à fait prêt. J'explique l'affaire à mes grands-parents. Ils m'encouragent dans mon intention. Et me voilà parti en courant à perdre haleine pour proposer mon invitation à mon invitée.

Après avoir salué ses grands-parents, je me suis adressé à Seule :

- Mes respects, Mademoiselle; accepteriez-vous, avec l'autorisation de vos aimables grands-parents, de me faire le plaisir de venir en ma demeure partager avec moi les deux oeufs offerts généreusement ce matin même par ma fidèle poule?

Les grands-parents, amusés, accordent aussitôt l'autorisation sollicitée, et Seule me répond en souriant avec grâce :

- Monsieur, vous me voyez enchantée par votre invitation; je fais toilette, et vous suis sur l'heure!

Là-dessus elle enlève le tablier de cuisine qu'elle avait sur elle, et nous courons à perdre haleine jusqu'à ma susdite demeure.

Et voilà comment nous mangeâmes tous les deux les deux oeufs de ma fidèle poule!

Et voici l'épreuve! Tiens! je me suis souvenu du film. Des aventures avec deux Romains et une Egyptienne...

Une heure. Nous arrivons à la gare. Le Bavard et ses camarades nous attendent déjà. Nous sommes accueillis avec de grandes démonstrations d'amitié. Les vélos sont rangés dans la remise de la gare. Puisqu'il est une heure et dix-huit minutes, nous partons. Pendant le trajet, tout le monde parle fort. Difficile de suivre, les sujets s'entremêlent. Seule et moi, nous répondons au mieux aux questions disparates qu'on nous pose. Mais ils ont tous l'air tellement contents que nous soyons venus... que nous finissons par être contents, nous aussi. La gaieté s'est emparée du wagon!

Deux heures moins le quart. Le train est entré dans la gare de ma ville. Il faut courir, la séance commence à deux heures et quart. Et ce que nous ne savions pas, Seule et moi, c'est qu'elle se termine à sept heures moins le quart. Et que le film dure quatre heures! Bon, il ne reste plus qu'à espérer que les aventures avec les deux Romains et l'Egyptienne, déjà assez ennuyeuses en classe au cours d'histoire, le soient moins en classe de cinéma. Dans le fond, nous avons peut-être tort, tous les deux, de dénigrer ce film; il s'agit d'événements historiques, et de plus, d'événements historiques qui se placent au temps où les hommes du passé marchaient sur les chemins anciens. Ce Bavard serait-il un garçon épris de connaissances sérieuses, et que nous aurions méconnu, Seule et moi? Et si c'est le cas, cela mérite de courir de nouveau pour attraper le sept heures dix-huit du retour. Parce que courir en ville, ce n'est pas courir sur notre chemin ancien!

Le film a commencé. Et voici l'Egyptienne qui arrive chez le premier Romain. Il est de l'année dernière - je veux dire le film, bien entendu. L'écran est noyé dans les couleurs de la pellicule. Les images de l'entrée de l'Egyptienne dans Rome débordent largement l'écran. Heureusement, car des décors grandioses viennent de boucher ce même écran!

Petit intermède amusant. Un soldat romain portait une superbe montre à son poignet.

L'Egyptienne était une reine qui avait fait ce qu'elle avait pu pour faire vivre au mieux son peuple. Et ce n'était pas facile, avec tous ces Romains qui guettaient une faiblesse. Mais il est tellement plus distrayant pour les spectateurs de montrer cette Reine à son désavantage, en profitant des détails qu'on peut voir lorsqu'on regarde par le trou de la serrure... Les spectateurs ont applaudi.

La matinée s'est passée à lire un livre que m'a donné Seule au retour du cinéma, sur les temps encore plus anciens; pierre taillée... Course sur le chemin ancien avant midi.

Je déjeune chez Seule. A table, des amis de ses grands-parents venus en visite. Le grand-père de Seule parle du film d'hier.

- Ça t'a plu? demande l'ami à Seule.

- Je n'y comptais pas vraiment, mais je pensais malgré tout que ce serait un peu plus historique.

- Tu aimes l'histoire? s'enquiert l'amie.

- Oui, beaucoup; surtout l'histoire du passé.

- Eh bien, le film montrait comment on vivait dans le passé! note l'ami.

- Je pense que la vie des Romains avait des côtés plus... importants.

- La vie de tous les jours n'est pas non plus sans attraits, sourit l'ami.

Seule lève un regard étonné :

- La vie de tous les jours...?

- C'est agréable de voir de belles choses! remarque l'amie.

Elle ajoute :

- On ne voit pas tous les jours de si beaux costumes!

Seule paraît un peu perdue; enfin, pas vraiment, mais que répondre... et à qui? Je tente du secours :

- Dans les guerres, les costumes n'étaient pas si beaux...

J'allais dire : pendant les batailles. Mais l'ami m'a déjà interrompu :

- Pardon; on veille toujours à ce que les soldats aient des tenues et des armes d'une propreté irréprochable!

- Même lorsqu'ils sont tombés dans la boue, blessés?

Je ne pense pas trop m'avancer, en disant que ma question n'a pas plu. Au reste, je n'ai pas reçu de réponse.

- Le film était un peu long, tu n'as pas trouvé? demande l'amie, s'adressant délibérément à Seule au bout d'un moment de silence.

- Nous y avons été pour faire plaisir à des voisins, répond Seule, avec une petite ironie au coin des lèvres.

Les grands-parents et leurs amis prennent possession de la conversation.

Il faisait chaud. Notre poirier nous couvrait de son ombre.

- Lorsqu'on a soif, on tend la main vers son verre; qu'il soit empli d'eau ou de vin ne change rien à la pensée qui commande le geste, commença Seule.

Elle s'interrompit un instant :

- Les verres de notre époque ne sont pas emplis des mêmes choses que les verres des Romains; dans les nôtres on trouve une lampe électrique, dans les leurs, une lampe à huile.

- Tu veux dire que si on le lui expliquait, le Romain allumerait notre lampe électrique avec la même pensée que pour allumer sa lampe à huile; obtenir de la lumière?

Elle m'approuva d'un signe :

- Oui; lorsque je lis un livre sur les Romains, je ne vois pas grande différence entre eux et les amis qui sont venus voir mes grands-parents tout à l'heure. Il suffirait d'envoyer les Romains voir un film sur notre époque.

- Du genre de celui que nous avons vu hier, par exemple.

Elle sourit :

- Je constate que tu les as vus, ces films-là!

Je soupirai :

- Eh oui! les camarades...

Nous restâmes un moment sans rien dire.

- Et les hommes du passé qui marchaient sur les chemins anciens, reprit Seule, que pensaient-ils?

Nous restâmes à réfléchir. Je me souvins de la forge de l'âge du fer que Seule m'avait emmené voir au début de juillet :

- Tu te souviens de la forge?

- Là d'où les hommes de l'âge du fer faisaient sortir le train qui allait chez toi?

- Oui.

- Tu veux dire que si ces hommes savaient fabriquer les trains d'aujourd'hui, alors ils pensaient peut-être déjà comme nous?

Je fis un signe d'assentiment :

- Sinon, nos trains ne marcheraient pas.

J'ajoutai, avec un feint regret dans la voix :

- Et nous n'aurions pas pu aller au cinéma hier.

Seule hocha la tête :

- Si les hommes de l'âge du fer avaient pensé aux terribles conséquences de leurs actes, nous aurions échappé à l'Egyptienne.

Je fis un sourire narquois :

- Voilà qui prouve que les hommes de l'âge du fer pensaient comme les hommes d'aujourd'hui.

Après un moment de silence, Seule reprit :

- Et les hommes des temps encore plus anciens, ceux qui ne pensaient peut-être même pas, que pensaient-ils?

- Et même, comment pensaient-ils?

Ma question ne fut pas suivie d'un flot de réponses. Je finis pourtant par observer :

- Les hommes de l'âge de la pierre taillée n'ont pas fait sortir de train pour aller chez moi.

Seule était songeuse :

- La pierre taillée paraît n'avoir servi à rien pour les hommes de notre époque.

Elle prit un temps :

- Mais la hache qu'ils ont faite...

J'approuvai vivement :

- ...est toujours la même.

- Et la pensée qui commande de faire ce qu'il faut pour pouvoir couper un arbre est la même, qu'il s'agisse d'une hache en pierre taillée ou d'une hache en fer.

- Donc, ce n'est pas la pierre taillée que ces hommes nous ont transmise...

Seule acheva ma phrase :

- ...c'est la hache.

- Et la pensée de faire une hache.

- Et même la pensée de couper un arbre.

Je notai, dans les mêmes termes :

- Voilà qui prouve que les hommes de l'âge de la pierre taillée pensaient comme les hommes d'aujourd'hui.

- Si nos pensées sont à ce point anciennes...

Seule poursuivit, après un petit temps d'arrêt :

- Un vieil arbre a des racines profondes; il est difficile de le déraciner.

Samedi. Premier jour du mois d'août. Le soleil a pâli, mais la chaleur est devenue plus épaisse. "L'orage ne va pas tarder", m'a dit Seule alors que nous courions sans trop nous presser sur le chemin ancien.

Midi. Seule est venue chez moi pour le déjeuner. Nous avons un invité. C'est un écrivain public que connaissent bien mes grands-parents. Il avait été voir dans la matinée un fermier du voisinage. Seule et moi avons déjà entendu parler d'écrivain public, mais sans savoir précisément ce qu'il faisait. Il écrivait, certes, mais quoi? Et c'est la question que Seule vient de lui poser.

- Ce n'est pas tellement qu'ils ne sachent pas écrire, explique-t-il; "Tout le monde sait plus ou moins écrire", a écrit Georges Feydeau.

L'Ecrivain public a fait une petite pause. Est-ce pour laisser... mûrir la citation? Il poursuit :

- Mais c'est surtout que tout le monde ne sait pas plus ou moins parler, ni encore moins penser.

L'Ecrivain public a fait une petite pause. Est-ce pour laisser... mûrir le commentaire? Il poursuit :

- Et avant tout, ils ne savent pas clairement ce qu'ils veulent, et si ce qu'ils veulent est réalisable ou non.

Je me demande quelles sortes de lettres ils peuvent avoir à écrire :

- Ce sont des lettres à des amis...?

Je me suis brusquement arrêté en voyant l'expression plus qu'étonnée de l'Ecrivain public.

- Mais non, me répond-il au bout d'un moment d'apparente incompréhension, ce sont des affaires qu'ils prétendent traiter!

- Des affaires? s'étonne Seule; je pensais que pour vendre leurs produits...

- Non, non; pour leur commerce, ils sont groupés en organisations qui s'occupent de tout. Non, c'est lorsqu'ils veulent protester contre quelqu'un parce qu'il a fait quelque chose qui ne leur convient pas.

Il ajoute, avec un signe de tête malicieux, dans le genre "Vous m'avez compris?" :

- Toute occasion est bonne pour réclamer de l'argent!

- C'est une bonne chance, glisse négligemment Seule.

- Une bonne chance?... lui répond-il au bout d'un nouveau moment d'apparente incompréhension.

- Sinon, ils ne vous appelleraient pas.

L'Ecrivain public paraît avoir un peu perdu le fil de la conversation. Je repose ma question de tout à l'heure :

- Ils n'écrivent jamais à des amis?

Cette fois-ci, il cherche à répondre au mieux :

- Que veux-tu qu'ils leur écrivent?

Un instant après, il a trouvé :

- Ah, s'ils se fâchent avec eux un jour!...

Le déjeuné terminé, mes grands-parents et l'Ecrivain public vont s'asseoir au jardin. Nous ne les suivons pas, et nous allons flâner parmi les vergers.

Quatre heures. La nuit venait de tomber. Une nuit noire. Les oiseaux, surpris et inquiets, s'étaient arrêtés de chanter. Le temps attendait, sans trop savoir où aller. Vers demain? C'était trop tôt. "Voyons, il n'est pas encore sept heures et demie. Alors, qu'est-ce que c'est que cette affaire-là? Je vais, pensait le temps, demander à l'Ecrivain public de m'écrire une lettre de protestation. Mais à qui donc l'écrire?" Soudain, un assourdissant tonnerre donna la réponse. "Ah! je sais maintenant à qui écrire ma lettre de protestation!" Et le temps partit chercher l'Ecrivain public. Il n'arriva jamais, noyé par l'orage.

Dimanche. Ma fidèle poule, trouvant sans doute que je me lève un peu tard, est venue sous ma fenêtre me rappeler que son oeuf quotidien est déjà prêt au poulailler. "Je ne savais pas comment tu le voulais, et je ne l'ai donc pas fait cuire!" s'est-elle excusée. Je l'ai immédiatement rassurée et vivement remerciée. Elle s'en est allée, satisfaite et la queue haute.

La soeur jumelle de l'Ami des poules, arrivée hier au soir chez son frère, m'appelle peu après le déjeuner à l'oeuf. "Viens cet après-midi; je serai contente de vous voir tous les deux!" me dit-elle de son habituelle voix gaie. Oui, évidemment, elle est déjà au courant. C'est une fille aussi sympathique que son jumeau, et je pense que l'après-midi sera agréable pour nous tous. "Partis!" me répond Seule, ainsi que je le dis quelquefois.

La route a séché, les prés ne sont plus qu'à peine humides. Montées, descentes, comme à l'accoutumée. A mi-chemin, l'herbe devient plus fière, les feuilles des arbres plus libres de frémir dans la petite brise qui souffle par moments. "Il n'a pas plu ici, l'orage est passé au loin", commente Seule. Encore quelques tours de roue, et nous arrivons à la dernière côte, celle qui mène au village.

Nous sommes accueillis avec joie. La Jumelle nous embrasse affectueusement tous les deux.

- Tu es bien telle que mon frère t'a décrite! s'exclame-t-elle en souriant à Seule.

Seule lui rend son sourire :

- Toi aussi; cela me fait plaisir de te connaître!

Comme les dernières fois, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon nous attend tous. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous retrouvons l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres.

- Mon frère m'a dit que tu aimais l'histoire ancienne, entame sans préambule la Jumelle, s'adressant à Seule.

- Oui, beaucoup.

- Tu veux devenir historienne ou professeur d'histoire?

Seule réfléchit un moment, sans avoir paru surprise :

- Je n'y ai pas encore vraiment pensé, mais être professeur est très tentant.

- Oh oui! Moi, je veux être professeur des sciences de la nature; tout ce qui vit sur terre, les animaux, les plantes...

La Jumelle laisse un temps :

- Et la terre elle-même; de quoi elle est faite...

- Oh, la terre est faite de bonne terre et de mauvaise terre! déclare avec simplicité son jumeau.

- Et tu la choisis comment, ta bonne terre?

- Oh, c'est tout simple; je choisis celle où ont vécu mes aïeux!

La Jumelle le semonce sévèrement :

- Mauvais élève!

Mais son sourire dément entièrement sa sévérité.

Le cochon est bon; un moment se passe à ne s'occuper que de lui.

- J'ai toujours de la peine, reprend enfin l'Ami des poules, à m'imaginer être un professeur, alors que je suis un élève...

Il sourit à sa soeur :

- ...et encore, mauvais!

Il poursuit :

- Pour un élève, le professeur est un être qui ne fait pas partie du monde perceptible, ainsi que le disent les philosophes; l'élève ne perçoit que les conséquences de l'existence du professeur.

- C'est ce que l'élève croit peut-être, proteste la Jumelle, mais on peut aussi bien apprendre avec un livre; les connaissances s'acquièrent à travers quelqu'un, auteur du livre ou professeur.

Elle ajoute, au bout d'un instant :

- Bien entendu, l'avantage du professeur est qu'il a la possibilité de répondre aux questions qu'on lui pose.

- Je sais bien qu'on ne peut tout connaître par soi-même, intervient Seule, mais je me demande malgré tout si le professeur n'abuse pas quelquefois de son autorité, réelle ou morale, pour faire croire à son élève ce qu'il a décidé de lui faire croire, et ceci, même au détriment de la réalité que l'élève aurait peut-être pu constater par lui-même.

- Vous avez sans doute raison toutes les deux, remarque l'Ami des poules, ce que je sais, je l'ai appris soit du professeur, soit de l'auteur du livre; mais je crains qu'en classe, l'élève ne regarde que la note qu'il reçoit, et non celui qui la lui donne.

J'approuve :

- Je crains qu'il ne regarde même pas ce qu'il a appris!

- En somme, le professeur dit ce qui lui passe par la tête, et l'élève n'écoute rien, conclut la Jumelle.

- Tu vas décourager ma soeur, me taquine le frère.

- Ta soeur ne m'a pas paru fille à se décourager! réplique Seule.

Elle ajoute, après un moment de réflexion :

- Si on doit vraiment se décourager, autant le faire le plus vite possible; ça gagne du temps!

La Jumelle sourit à Seule :

- Voilà qui est bien parlé! Mais tu as raison, je ne suis pas fille à me décourager.

Elle prend un temps :

- Moi, ce que je crains, c'est d'être un mauvais professeur et de décourager mes élèves.

Cet après-midi, sur la proposition de l'Eveillé, nous allons nous baigner dans le vin. Dans le vin? Presque. Début août, le vin ne coule pas encore sur les ceps, et c'est seulement dans les vignobles que nous allons nous baigner.

Les vignobles, ils me font toujours le même effet, ils me donnent l'impression de traverser les ateliers d'une usine. Je connais aussi le vin, j'en ai déjà goûté, et à choisir, je préfère connaître le vin que les vignobles; mais enfin, sans vignobles, pas de vin, n'est-ce pas?

Pas le temps de bien déjeuner; le train part à une heure onze, et il nous faut une petite heure pour arriver à la gare, celle qui se trouve dans le voisinage du village de la Châtelaine, et non celle proche de la petite ville aux bonbonnes de gaz. Certes, cette route, celle que nous avons déjà prise pour aller au tunnel, est beaucoup plus calme que l'autre, mais il y a malgré tout trois solides côtes. Heureusement que nous pouvons nous rattraper avec trois non moins solides descentes!

Les vélos chargés sur le train, nous partons. Et même, nous arrivons; à la gare de ma ville où nous attend déjà l'Eveillé, arrivé dix minutes plus tôt.

Nous disposons d'environ cinq heures pour nous promener, et nous n'avons donc aucune raison de nous presser. Les vignobles? Ce sont ceux que nous avons longés en train, lorsque nous sommes allés chez l'Eveillé il y a une dizaine de jours.

Nous voici donc dans les vignobles, flânant sur les pentes des petites collines qui portent les ceps. Je n'ai garde de parler des ateliers d'usine; l'Eveillé paraît tellement aimer ces paysages, et je ne voudrais pas lui gâcher son plaisir.

Les vignobles se succèdent sans répit. Pas de place pour les vaches ou pour le blé. Le vin fait-il oublier qu'on a faim? L'Eveillé complète la première visite en furetant dans chaque coin, je veux dire en nous montrant chaque lopin de vigne - je sais, je sais, ici il ne faut surtout pas dire lopin, ce n'est pas respectueux; eh bien tant pis! - chaque lopin de vigne, donc, à condition bien entendu qu'il soit renommé. L'ennui, et cela je ne l'ai que trop entendu, est que chaque vigneron considère sa vigne comme la plus importante du monde... ou presque.

La flânerie a malgré tout d'autres avantages; nous bavardons sans retenue de choses et d'autres. Mais alors, me dira-t-on, pourquoi fustiger le Bavard, si vous en faites autant? Reproche juste. Et cependant, non, nous n'en faisons pas autant. Où est donc la nuance? Certes, nous ne faisons pas de philosophie, mais même en parlant de choses analogues à celles dont parle le Bavard, nous arrivons de temps à autre à voir une pensée surgir d'une conversation qui ne cherchait pas à éviter la banalité, ainsi qu'avait surgi la locomotive de la nuit du tunnel. Une question inquiétante s'est posée à moi. Que deviennent les locomotives qui, entrées dans un tunnel, n'en ressortent jamais?

Au pied de la colline, une vigne entourée d'un muret assez bas, un muret qui clame son importance par une pancarte bien visible, un muret qui a sans doute souhaité, sans jamais y parvenir, être aussi beau que le modeste muret entourant le cimetière du village de Seule.

Près de la vigne, deux hommes. L'un d'eux, de la façon dont il s'adresse à l'autre, paraît être le plus important des deux. Peut-être est-ce le vigneron? Ce n'est pas sûr. Il ne semble pas regarder sa vigne comme s'il la voyait vivre, il ne semble qu'être satisfait de la posséder. Certes, il a de bonnes raisons pour être satisfait; l'Eveillé nous a prévenus que cette vigne-là était particulièrement renommée.

Nous nous saluons, ainsi qu'il est de coutume dans les campagnes.

- Je leur fais visiter les vignobles, fait savoir l'Eveillé.

- C'est une heureuse idée, répond fort civilement celui des deux hommes qui paraît être le maître des lieux.

- Cette vigne est bien petite, mais le vin qui en sort est grand, déclare l'Eveillé, d'un ton mi-admiratif mi-plaisant.

- Oui, prononce le Maître des lieux d'un ton qui confirme une évidence.

- Et quelle est sa longueur, et...?

- C'est sa superficie que vous voulez...

- Evidemment! le coupe Seule.

Le Maître des lieux la regarde, légèrement agacé, et énonce le nombre demandé.

Je m'enquiers à mon tour :

- Et quelle est la surface... pardon, je veux dire la superficie de la vigne qui se trouve juste à côté?

Il promène un regard vague autour de lui :

- Où cela?

Je désigne la vigne en question qui côtoie la sienne. Il me jette un oeil offusqué :

- Je ne sais pas; ce n'est pas ma vigne!

- Elle n'est pas très lointaine... observe l'Eveillé.

Le Maître des lieux répète patiemment :

- Ce n'est pas ma vigne!

Il s'élance :

- Ma vigne, que vous voyez ici, à mi-coteau...

- Elle est sur du plat! s'étonne Seule.

- La pente est d'un et demi pour cent! profère un peu sèchement le Maître des lieux.

- Oh oui, c'est vrai! Et même plus loin, ça monte raide sur la colline! s'exclame l'Eveillé, sur un ton affectant une approbation sans réserve.

Notre cicerone hésite un instant :

- Toutes les vignes, ici, sont sur des coteaux...

Je dirais bien qu'il ne sait plus quoi dire, mais, bien sûr, je peux me tromper. Peut-être se dit-il simplement qu'il n'a rien à nous dire, et qu'il a autre chose de plus important à faire. Mais, très poli, il ne montre aucune impatience, et ne nous fait aucune remarque désobligeante.

- Personne n'a jamais cherché à détruire votre vigne? demande l'Eveillé.

Le Maître des lieux paraît étonné :

- Non.

- Jamais? Même dans les temps anciens?

- Non; absolument pas.

- Votre vigne est peut-être surveillée? suppose Seule.

- Non, pourquoi?

- Les hommes ne sont pas toujours très bons, constate-t-elle.

Il approuve de la tête :

- Oh, vous avez parfaitement raison!

Et il raconte :

- Tout près d'ici, il y avait une abbaye.

Il poursuit, après une courte pause :

- Les hommes l'ont détruite!

L'Eveillé, très surpris :

- Et pas la vigne?

- Oh, vous savez, ma vigne est très renommée; les hommes respectent ce qu'ils considèrent comme sacré!

Un silence suit.

- Vous n'êtes pas de la région? s'enquiert le Maître des lieux.

Aucun d'entre nous n'a envie de donner la réponse. Je tente de changer de sujet :

- Ce que vous nous avez appris est particulièrement passionnant.

J'ajoute, histoire d'expliquer ma curiosité :

- J'écris un journal...

- Vous comptez le publier? me demande-t-il, paraissant intéressé.

Publier?... Eh bien, pourquoi devrait-il penser que je ne publierai pas?

- Absolument.

- Vous m'en enverrez un exemplaire!

Il est à noter qu'il ne s'agissait pas le moins du monde d'une question, d'où le point d'exclamation. Je réplique aussitôt, avec le même point d'exclamation :

- Bien entendu; en retour, vous m'enverrez une bouteille de votre vin!

Un petit sursaut, à peine sensible; puis, sur un ton légèrement offusqué :

- Ah ça, c'est autre chose.

- Une oeuvre de l'esprit humain vaudrait-elle moins qu'un jus de raisin fermenté?

Petit temps d'arrêt. Réponse :

- C'est vrai qu'un livre, on peut le relire; le vin ne peut se boire qu'une fois.

La matinée s'est passée au calme. Ma fidèle poule m'a ponctuellement pondu son oeuf, j'ai aidé Grand-mère au potager - cela commence à me plaire, alors que jusqu'à présent... - j'ai parlé du temps qui passe avec Grand-père, nous avons couru, Seule et moi, sur le chemin ancien... Et maintenant, nous allons, toujours Seule et moi, déjeuner dans ma ville... chez mes parents.

Nous sommes passés par notre petite route tranquille pour prendre le train qui nous déposera devant ma porte - amusant, non? - vers deux heures. Nous reviendrons par le train de cinq heures vingt-trois.

- Voilà la plus gentille fille que j'aie jamais vue! s'exclame mon père, à peine sommes-nous entrés.

- Je suis très heureuse de te voir, sourit ma mère en embrassant Seule, après l'avoir détaillée rapidement, mais soigneusement.

Nous voici à table. Mon père entame une conversation qui court d'un sujet à l'autre, sans insister sur aucun d'entre eux. Ma mère parle de famille, la nôtre, s'enquiert de celle de Seule. Mon père pose des questions sur l'école - comment y échapper? - sur les éventuels projets d'avenir. Ma mère s'enquiert des goûts, des pensées de Seule, de ce qu'elle fait, de ce qu'elle aime faire, de ce qu'elle aimerait faire. Seule répond posément aux questions, développe même quelques réponses. Ce n'est pas toujours simple, les questions sont trop neutres.

Le déjeuner terminé, nous passons au salon. La conversation se libère un peu, bien que les sujets abordés restent les mêmes. Très peu de silences, père et mère se relaient. Cependant, une hésitation commune de mes parents laisse un passage libre. Seule en profite aussitôt, et parle, toujours posément, des études qu'elle aime faire sur les temps anciens. Courte interruption, mon père souhaite que cela ne nuise pas aux études de l'école, ma mère demande si ces études sur les temps anciens peuvent servir... Ma mère cherchant ses mots, Seule reprend son exposé, précisant que l'une des possibilités est de devenir professeur d'histoire, ancienne ou non. Mes parents paraissent brusquement soulagés d'une inquiétude imprécise, qu'ils avaient d'ailleurs vainement tenté de dissimuler jusque-là. La conversation ne roula plus que sur le professorat.

Pot-à-colle, ayant à faire dans la petite ville aux bonbonnes de gaz, nous a emmenés dans sa camionnette, Seule, moi et nos vélos, au train de six heures quarante-sept. Nous nous rendons dans la ville de Seule, déjeuner chez ses parents.

Et ensuite...

- Allons au théâtre la semaine prochaine! m'avait proposé Seule il y a quelques jours.

- Au théâtre? L'été, il n'y a pas de représentations en ville.

Elle avait ri, et j'avais compris :

- C'est toi qui joueras dans ton théâtre!

- Oui; et nous passerons quelques jours chez ma tante.

- Celle qui habite à une demi-heure de cipède?

- Celle-là même.

La semaine prochaine, c'est aujourd'hui; et nous voici dans le train qui va chez Seule. Enfin, avec quelques aventures... trois correspondances! La première dans ma ville - une demi-heure d'attente! - la deuxième quelque part - ce n'est pas très loin, mais je n'y suis jamais allé - la troisième...

- Une de mes camarades de classe y habite, m'apprend Seule; je lui avais promis de venir la voir pendant les vacances.

- Eh bien, passons-y!

- Nous pourrions peut-être l'emmener avec nous faire une promenade à cipède; elle est très gentille et nous travaillons souvent toutes les deux ensemble.

- Volontiers!

A la troisième correspondance, il faut faire vite, nous n'avons que trois minutes, et avec les cipèdes... heureusement, les deux trains sont sur le même quai!

Le train est reparti; dans dix-huit minutes, je serai dans sa ville, à l'heure pour le déjeuner. Je ne suis jamais venu dans sa ville. A quoi ressemble-t-elle?

- C'est une ville où vivaient les hommes du passé qui marchaient sur les chemins anciens, m'indique Seule.

Nous roulons depuis cinq six minutes. Une rivière est venue nous rejoindre.

- Elle va nous accompagner jusqu'à ma ville.

Je plaisante :

- Si elle arrive à la même gare que nous, nous allons nous noyer!

- Pas du tout; un peu avant d'arriver, notre train monte sur un bateau.

- Cette solution est mauvaise; il faut construire un train et un bateau.

J'ajoute négligemment :

- Il fallait construire un hydravion sur rails.

Seule répond négligemment :

- Les ailes prennent trop de place.

- Il n'y a qu'à ne pas mettre d'ailes.

- Impossible à cause des orages; l'hydravion ne pourra pas s'envoler pour les éviter.

- Il suffit d'établir les horaires en conséquence; "circule tous les jours sauf les jours d'orage".

Seule secoue la tête :

- Très gênant pour les prévisions de voyage; l'horaire ne peut être valable pour toutes les années.

- Je suis confus; j'avais oublié que les orages étaient capricieux.

- Plus que tu le penses; si un orage éclate sur la rivière une fois, tous les orages du pays tout entier éclateront sur cette même rivière pendant tout le reste de l'année.

Je proteste énergiquement :

- Pas ceux de ma ville!

- Oh, ceux-là sont de mauvais élèves; ils ont manqué la classe!

- Pas du tout, nous sommes en vacances.

- Nous, oui; eux, pas.

Le train s'arrête en gare. Nous descendons. Le quai est sec.

- La rivière a du retard, aujourd'hui, observe Seule.

Une large avenue. Une grande place qui prend le soleil. Sur la place, une école.

- C'est mon école, m'apprend Seule.

- Elle est loin de chez toi?

- Cinq minutes à pied.

- Ah, c'est bien; moi, je mets un quart d'heure!

- Et aussi comme tu l'as vu, cinq minutes de la gare; c'est commode pour ma camarade de classe dont je t'ai parlé tout à l'heure.

- Elle n'a pas trop à attendre le train?

- Non, pas du tout; le train part un quart d'heure après la fin des cours.

Elle ajoute :

- Même chose pour venir à l'école; un quart d'heure.

- Tout est prévu; c'est agréable.

Nous traversons la place; une petite rue vieillotte. La maison de Seule.

- Bonjour, jeune homme! me lance d'une voix ferme le père de Seule, en me serrant vigoureusement la main.

Nous entrons dans le salon. La mère de Seule me fait un long sourire sans rien dire, en me regardant droit dans les yeux. Est-ce un examen? Sans doute, et il n'y a là rien que de naturel, mais curieusement, je ne le ressens pas du tout comme tel. Non, pas un examen, une recherche plutôt. Une recherche de quoi? De mes qualités et de mes défauts, peut-être? Non, ce n'est pas ça; ce n'est pas ça non plus. Je me suis souvenu de la première fois où Seule m'avait parlé, sur le chemin ancien. Il n'y avait pas eu de sa part de préambule. Elle m'avait dit qu'elle était là, et m'avait demandé si j'étais là. Sa mère me disait-elle que sa fille était près de moi, et me demandait-elle si j'étais près de sa fille?

- Je suis heureux d'être chez vous, ai-je prononcé avec sérieux, sans la quitter des yeux.

- A table! nous a-t-elle invités presque aussitôt.

Vers les quatre heures, le train nous emporte chez la tante de Seule. Embrassades, "Ah, que je suis contente! - Vous êtes vraiment un bon jeune homme! - Restez autant que vous voudrez!"

Et que vois-je ce matin sur la table de la salle à manger, là où la tante de Seule m'indique ma place? Un oeuf, dans une petite corbeille en osier toute ronde, posée sur un joli napperon décoré de fleurs!

- Ma nièce m'a parlé de ta poule, et nous n'avons pas voulu te priver de ton oeuf matinal! s'exclame la tante, en riant de ma surprise.

Et voilà comment nous mangeâmes tous les trois les trois oeufs de la poule - était-elle fidèle? - du fermier voisin! Oui, les deux autres oeufs étaient apparus sitôt après.

La tante a cinq ans de moins que la mère de Seule. Elle travaille à l'économat de l'école de sa nièce, et déjeune souvent chez sa soeur. Elle paraît très animée, et ne laisse pas chômer la conversation. Sujets divers, certains attendus, l'école... - mais comment faire autrement lorsqu'on ne se connaît pas encore bien? - certains amusants - des anecdotes sur la vie de l'école vue par ceux qui la dirigent.

- Un élève a deux vies, me raconte la tante; celle qu'il pense vivre, et celle que l'école lui suppose.

Je souris :

- Vous allez m'inquiéter; devrai-je vivre ces deux vies en même temps, ou bien l'une après l'autre?

La tante sourit en retour :

- En même temps lorsque tu es en classe, l'une après l'autre lorsque tu es en vacances.

- Lorsque je suis en vacances, je ne suis pas à l'école.

- Lorsque tu es à la récréation, ton professeur t'attend; tu penses vivre un moment de liberté, le professeur pense que tu te reposes avant ton prochain cours.

Seule se tourne vers moi :

- Je t'avais prévenu; non que je ne sois pas souvent du même avis que ma tante, mais je pense qu'on peut forcer l'école - et il n'y a pas que l'école! - à ne pas toucher à notre liberté.

La tante hoche la tête :

- Pour l'école, l'élève se sera échappé de la vie qu'on lui a préparée; pour l'élève, il aura échappé à la vie qu'on lui a préparée.

La conversation change. Mais la tante n'est pas une personne avec laquelle on puisse s'ennuyer, quel que soit le sujet abordé. Je me suis souvenu que la ville où vivait Seule était jadis entourée de remparts inaccessibles. Seule était-elle, elle aussi, entourée de remparts inaccessibles à ceux qui ne pouvaient vivre que comme le Bavard ou comme ses camarades? Heureux étais-je de n'avoir pas eu à livrer de combats pour pénétrer dans ces remparts!

L'après-midi, nous partîmes, Seule et moi, nous promener tranquillement à pied. Pour commencer, une bonne course d'une demi-heure sur un chemin de terre qui bordait une petite rivière, qui, l'âme pleine de tourments - pour ceux qui ne sont pas poëtes, le cours plein de tournants - ne savait trop autour de quel pré danser. Rien de tel pour se préparer à une nonchalante promenade.

Vers le bout du village, non loin de la gare, deux paquebots couronnés de nuages s'étaient endormis après les longues traversées des siècles passés. Ils dormaient derrière un muret, fait de pierres massives brunies par le temps, ils dormaient entourés de hautes herbes, de buissons épars, qui veillaient paisiblement sur eux. "Emmène ton ami voir la vieille maison forte aux deux grands corps de bâtiment!" avait dit la tante.

Matinée en compagnie de la tante de Seule. La conversation est toujours aussi intéressante. Autre sujet. Les parents des élèves.

- Les parents des élèves ont deux vies... commence la tante.

Je souris :

- Celle qu'ils pensent vivre, et celle que l'école leur suppose.

Elle sourit :

- Celle où ils pensent être les parents de leurs enfants, et celle où ils s'aperçoivent qu'ils sont les parents des élèves de l'école.

Je souris de nouveau :

- Vous allez m'inquiéter; doivent-ils vivre ces deux vies en même temps, ou bien l'une après l'autre?

Elle sourit de nouveau en retour :

- En même temps lorsqu'ils sont devant le directeur de l'école...

Je poursuis sa phrase :

- L'une après l'autre lorsqu'ils sont en vacances.

- Attendus par l'école.

Seule interrompt ce dialogue :

- Et la liberté de nos parents ne dépend pas de nous.

Après le déjeuné, promenade à cipède. Le paysage était calme, calme. Le paysage, pas la route, nous avions pris la grand route.

- Nous n'allons pas très loin, m'expliqua Seule, un quart d'heure tout au plus, mais les autres routes ne sont pas très commodes; nous irons par les petites routes tout à l'heure.

- Je suppose que tu veux me montrer...

Elle approuva d'un signe de tête, et accéléra, afin, de toute évidence, de ne pas trop perdre de temps sur cette route sans caractère.

Un village. Ce n'était pas là que nous allions. Une toute petite route, qui montait en pente douce. Ce n'était pas comme chez nos grands-parents, à Seule et à moi, il n'y avait pas de vraies collines. Seule s'était arrêtée.

- C'est ici, m'annonça-t-elle.

Entourée par un bois épais, une clairière. Une clairière nue. Une clairière faite d'une terre pleine de creux et de bosses où l'on pouvait à peine marcher. Une clairière dévastée. Debout, immobile, solitaire, abandonné, perdu au milieu de ce vide, un enfant. Quatre ans, cinq peut-être. Etait-ce un garçon, était-ce une fille? On ne pouvait le savoir. Une longue blouse le recouvrait. Son visage était enfoui dans ses mains. Il pleurait.

- Mon arrière-grand-père ou mon arrière-grand-mère; c'est tout ce qui reste de l'ancien cimetière, m'apprit Seule.

Nous étions à présent par les petites routes. Le paysage respirait la paix. Les arbres touffus bordaient les prés verdoyants. Les rivières coulaient sans hâte. Le paysage était calme, calme...

A l'angle de notre route et d'un sentier, un petit pré habité par un chêne pensif et entouré d'une clôture de vieux pieux de bois trébuchants, somnolait en attendant sa vache qui tardait à venir.

- Non, non, pas par là; cipédons par le sentier, à gauche! m'avisa Seule, alors que j'allais droit devant moi.

Le sentier redevenait bientôt une petite route qui tournait encore à gauche à angle droit. Mais, mais...

- Tu l'as reconnu! sourit Seule.

- Parfaitement! C'est un chemin ancien, comme celui sur lequel nous courons d'ordinaire.

- Oui, Monsieur le professeur d'histoire ancienne!

- Et vous avez bien entendu remarqué, ma chère collègue, qu'il n'en reste qu'un petit morceau, et qu'il n'est que des spécialistes comme nous deux pour deviner le prolongement peu visible, ma foi, de ce chemin ancien!

- Eh bien, prenons ce petit morceau! rit Seule.

Les prés, jamais très grands, succédaient aux prés; les chemins, bordés de grands arbres au feuillage généreux qui nous couvrait par moments de son ombre, flânaient de-ci, de-là.

Nous cipédâmes ainsi jusqu'à un petit village. Petit, tout petit. Si petit qu'il ne paraissait avoir rien de vivant.

- Mais si, regarde! me lança Seule.

Je m'arrêtai et regardai. Sur le seuil d'une maison qui achevait ses jours, en haut d'un perron qui fut de pierre, je vis deux habitants, semblant être les uniques habitants de ce village qui fuyait son passé. L'un me regardait d'un air mi-ironique, mi-apitoyé, l'autre, trouvant que je ne méritais aucunement la moindre attention, se dirigeait déjà vers l'intérieur de la maison, ne me présentant plus que son dos poilu. "Bê-ê-ê!" me déclara, un peu agacée, l'une des deux chèvres.

Matinée en compagnie de la tante de Seule. La conversation est toujours aussi intéressante. Autre sujet. Les professeurs.

- Un professeur a deux vies... commence la tante.

Je souris :

- Celle qu'il pense vivre, et celle que l'école lui ordonne...

Elle sourit :

- Celle où il pense être le professeur de ses élèves, et celle où il s'aperçoit qu'il est le professeur des élèves de l'école.

Je souris de nouveau :

- Vous allez m'inquiéter; doit-il vivre ces deux vies en même temps, ou bien l'une après l'autre?

Elle sourit de nouveau en retour :

- En même temps lorsqu'il est devant les élèves de l'école...

Je poursuis sa phrase :

- L'une après l'autre lorsqu'il est en vacances.

- Attendu par l'école.

Seule interrompt ce dialogue :

- Et la liberté du professeur ne dépend pas des élèves.

Après le déjeuné, promenade.

- Où allons-nous cipéder aujourd'hui?

- Que penserais-tu d'une promenade à pied? me proposa Seule.

- Excellente idée! Je pense que tu connais un bon chemin.

- Oui; le chemin de fer!

- Le ch...?

Mais j'avais compris :

- Tu n'y penses pas! C'est beaucoup trop loin d'aller à pied jusqu'à la gare.

- Allons-y en courant; la distance sera plus courte.

- Oh, à notre vitesse habituelle, il nous faudra tout de même environ trois minutes et cinquante secondes!

Seule fit une grosse grimace :

- Je n'avais pas pensé que ce fût si loin! Alors, partons tout de suite, sinon nous allons rater le train!

Et nous partîmes en courant. Arrivés à la gare...

- Je n'ai pas de montre, toi non plus; comment saurons-nous s'il y a un train? s'inquiéta Seule.

- Suivons la voie, et nous rattraperons le train.

- Excellente idée! Dans ce cas, nous pouvons marcher, ce n'est plus la peine de nous presser.

Et nous partîmes à pied sur le chemin qui longeait la voie.

- Une de mes camarades de classe habite une belle ferme fortifiée pas très loin de la ligne; elle ne fait pas de philosophie, mais elle est très gentille; si tu veux, nous pouvons passer lui dire bonjour, elle sera très contente.

J'acquiesçai :

- Volontiers!

A peine sortis de la gare, Seule me désigna une voie de garage qui s'arrêtait contre un tampon.

- En voilà un banc confortable!

J'eus beau regarder, je ne vis pas de banc.

Seule rit :

- Et elle, tu ne la vois pas qui se prélasse sur le rail?

- Qui ça, elle?

Seule me mena jusqu'au tampon. Et là, je vis :

- Bonjour, Madame la ronce, avez-vous passé une bonne matinée?

- Je vous remercie, Monsieur, excellente!

- Vous êtes très bonne de vous donner la peine de me répondre, Madame la ronce, mais de grâce, ne faites pas de frais pour moi; restez vous-même!

La ronce étirait vers moi sa frêle tige sans rien dire. Cependant, je la sentais intriguée. J'ajoutai :

- Je vous entends fort bien sans que vous ayez besoin d'imiter la voix de ma fiancée!

La ronce me remercia avec une autre voix, et qui devait certainement être la sienne.

Voyant un possible danger, je l'avertis :

- Madame la ronce, vous devriez être prudente; un train peut vous écraser!

- Rassurez-vous, Monsieur, je suis tout près du tampon, et le train ne peut venir jusqu'à moi.

Nous nous saluâmes avec amabilité.

La ligne, toute droite, partait au loin, à travers des bois paisibles qui s'étaient ouverts avec bienveillance cent ans auparavant pour accueillir la voie.

- Presque cent ans, précisa Seule, qui venait de me conter l'histoire; il faut encore attendre quatre ans.

Nous marchions depuis une vingtaine de minutes, lorsque nous reçûmes une visite; un train venait à notre rencontre. Je remarquai d'un ton amusé :

- Il y a donc des trains sur cette ligne qui paraît pourtant être, comme nous, en vacances?

- Heureusement, sinon je ne pourrais jamais aller chez toi!

- Ce n'est pourtant pas par ici que nous sommes venus.

- Cela dépend des trains; quand tu viendras chez moi, c'est par ici que tu passeras en revenant par le train du soir.

Une demi-heure plus tard...

- Revoilà le chemin ancien!

Seule sourit :

- Les chemins anciens n'ont plus de secrets pour toi!

- Celui-ci, c'était facile; nous l'avons vu hier.

- Tu as une bonne vue; il est presque aussi loin d'ici que le village de ma tante!

Je désignai la voie par laquelle nous étions venus et, prenant un air assuré :

- Eh bien, je le vois, ton village!

Seule sourit plaisamment :

- J'avais bien dit que tu avais une bonne vue; le chemin ancien est derrière la colline!

Je cherchais en vain une réponse savante, lorsque soudain un train venant vers nous apparut, qui arrivait du village. Je tenais ma réplique :

- Ainsi que je l'avais annoncé dès notre départ de la gare, dans deux minutes nous allons rattraper le train!

Un grondement se fit entendre, et le train se trouva à nos côtés. Je triomphai :

- Et voilà, c'est fait! je te l'avais bien dit que nous rattraperions le train!

J'ajoutai, avec superbe :

- Le train s'est vexé; regarde-le s'enfuir à toute vitesse!

Un passage à niveau. Près d'une ferme, un fermier nous regarde passer. Nous nous lançons un petit bonjour. Il a une mine engageante. Une petite pause de bavardage ne fera pas de mal. Une conversation où rien ne suit rien. Et pourtant, nous ne nous ennuyons pas. On parle des prés, on parle du temps. On parle du travail à faire, de celui qu'on n'a pas eu le temps de faire. De la vie à la ville, si proche et si lointaine de la campagne. Du train, là où nous sommes.

- Tous les jours je dois aller de l'autre côté du chemin de fer, se plaint le fermier; ce n'est pas très commode.

Nous compatissons. Il poursuit :

- Et puis, le pré est coupé en deux, ce n'est pas très commode; avoir deux moitiés de pré au lieu d'un seul pré complique le travail.

Il hoche longuement la tête :

- Les bêtes ont moins de place pour paître; il faut les changer plus souvent de pré.

Nous compatissons. Moi, de signes de tête expressifs qui ne veulent rien dire - je ne comprends pas grand chose à l'affaire; Seule montre plus de participation - elle connaît mieux que moi la campagne - et cela paraît faire un grand, j'ai presque envie de dire un très grand, plaisir au fermier, qui semble n'avoir pas beaucoup d'occasions de se confier.

Il n'a rien dit, et j'ai tout entendu. Avec le Bavard, c'est tout le contraire.

La voie était de nouveau déserte. Nous marchions en direction de la ferme fortifiée de la camarade de classe de Seule.

- Regarde comme ils sont fins, les rails, me fit remarquer Seule.

- Fins? Oui, mais ils sont très solides!

Elle restait pensive :

- Je sais.

Un instant, je fus étonné; mais je me ravisai :

- C'est petit par rapport à un train?

Elle restait toujours pensive :

- L'ingénieur sait que le rail tiendra; mais celui qui ne sait pas, pourquoi a-t-il confiance?

J'allais répondre; elle me devança :

- L'habitude, bien sûr...

- Ça, oui; au début, je pense que sans doute personne n'avait confiance.

J'ajoutai aussitôt :

- A part l'ingénieur qui le construisait, je suppose.

Mais Seule ne laissait pas d'être pensive :

- L'habitude, le savoir, ne pas se contenter des apparences...

- L'instinct.

- Existe-t-il pour ce qui ne vient pas de la nature?

- Tu veux dire qu'on a confiance dans une branche d'arbre, mais pas dans un rail?

- Peut-être...

Elle fit un signe de tête, comme pour dire non :

- La peur de voir les doigts de tous pointés sur soi, et d'entendre : "Il est le seul à le dire!"

- Pourquoi ne pas les ignorer, ces doigts? ils ne sont pas dangereux.

Seule resta un moment silencieuse. Nous approchions d'un pont qui passait au-dessus d'un chemin de terre. Elle me désigna de la main, derrière la petite rivière qui, l'âme pleine de tourments - pour ceux qui ne sont pas poëtes, le cours plein de tournants - ne savait trop autour de quel pré danser, et qui nous avait suivis discrètement au cours de notre promenade le long de la voie du chemin de fer, deux tours carrées serrées l'une contre l'autre.

- C'est là qu'habite ma camarade, m'annonça Seule.

Nous descendîmes du pont sur le chemin de terre qui passait à travers les pâtures de la vallée, toute plate, où s'enroulait et se déroulait la rivière.

Une fois sur le chemin de terre, Seule reprit :

- Les doigts de tous pointés sur soi...

Elle laissa un temps :

- Je me souviens de mon école... j'avais six ou sept ans; l'école accueillait des pensionnaires...

Elle laissa encore un temps :

- Un matin, la maîtresse demanda : "Qui a fait pipi au lit cette nuit?" Sans qu'il se fût passé ne serait-ce qu'une minuscule seconde, tous les doigts de tous les enfants de la classe s'étaient pointés vers un des enfants. Lequel, effrayé, ahuri, éperdu, tentait de pointer son doigt quelque part, au hasard, passant de l'un à l'autre de ses accusateurs, qui se mettaient alors à le huer.

Seule resta silencieuse. Je n'interrompis pas son silence.

Sans que je m'en fusse rendu compte, nous étions arrivés à la rivière. Une passerelle, un gué. Nous prîmes par le gué. Encore cinq minutes de marche, et nous voici à la ferme de la camarade de Seule.

Les deux tours carrées serrées l'une contre l'autre pèsent contre la grande porte d'entrée de la cour.

- Oh, bonjour! nous crie la camarade de Seule dès qu'elle nous a aperçus.

La ferme fortifiée - de quelles puissantes armées a-t-elle à se défendre de nos jours? - est très importante; elle l'a d'ailleurs toujours été. La cour est pleine de monde, et la camarade ne paraissait pas chômer lorsque nous sommes arrivés.

- Il est bientôt quatre heures; vous boirez bien un bon chocolat?

Je plaisante :

- Après deux jours de marche sans rien manger, nous ne refuserons pas!

Elle me regarde avec un brin de curiosité, puis se tourne vers Seule :

- Il est amusant, ton copain; tu ne dois jamais t'ennuyer.

Elle poursuit, s'adressant à moi :

- Pour les sauvetages d'urgence, j'ai du fromage blanc, de la crème fraîche et de la confiture de myrtilles.

Je fais une grosse moue :

- Je ne sais pas si j'aurai la force d'avaler tout ça!

- Ne t'inquiète pas!

Elle se tourne de nouveau vers Seule :

- Emmène-le à la cuisine; je reviens dans un instant!

La camarade partie, Seule me prévient en riant tout bas :

- Attends-toi à une bonne farce!

La Farceuse est revenue, portant un gros récipient de fer-blanc de cinq à six litres, soutenu par une poignée de même métal. Le contenu doit sans doute s'écouler par le petit tuyau qui émerge du bas du récipient, et qui se termine par une tétine en caoutchouc.

- Tiens, puisque tu es si faible, je t'ai apporté un biberon à veau.

Je contemple l'ustensile :

- Beaucoup trop petit; j'ai faim!

- Ce n'est pas gênant; je vais t'apporter le pot-au-feu d'hier.

Perspective peu tentante. Je lève les bras au ciel :

- Battu!

Cette fois, nous rions tous!

Le bon chocolat est très bon; cependant, je ne dépasse pas les six litres!

Le quatre-heures terminé, nous allons nous asseoir sur un muret, non loin de la ferme. La Farceuse me parle de ce qu'elle fait à la ferme. D'habitude, ce genre de récit ne suscite pas chez moi de passion irrésistible, mais je dois avouer que les anecdotes qu'elle raconte sont amusantes. Ensuite, elle me pose question sur question au sujet de ce que j'aime faire...

- Il est sympathique, ton copain! a-t-elle fini par conclure doctement.

Matinée en compagnie de la tante de Seule. La conversation est toujours aussi intéressante. Autre sujet. Le directeur de l'école.

- Un directeur d'école a deux vies... commence la tante.

Je souris :

- Celle qu'il pense vivre, et celle que le règlement lui ordonne...

Elle sourit :

- Celle où il pense être le directeur de son école, et celle où il s'aperçoit qu'il est le directeur de l'une des écoles du pays où il vit.

Je souris de nouveau :

- Vous allez m'inquiéter; doit-il vivre ces deux vies en même temps, ou bien l'une après l'autre?

Elle sourit de nouveau en retour :

- En même temps lorsqu'il pense diriger son école...

Je poursuis sa phrase :

- L'une après l'autre lorsqu'il est en vacances.

- Attendu par l'école.

Seule interrompt ce dialogue :

- Et la liberté du directeur ne dépend pas de l'école.

Après le déjeuné, promenade.

- Où allons-nous cipéder aujourd'hui?

- Que penserais-tu de cipéder sur le chemin ancien que nous avons vu hier et avant-hier, et qui n'a plus de secrets pour toi? me proposa Seule.

- Excellente idée! Je te le ferai visiter!

- Et par où comptes-tu passer, comme hier, par le chemin de fer?

- Mais non, voyons; pas toujours par les mêmes chemins! Et puis, à cipède, le long de la voie, ce n'est pas très commode.

- C'est vrai; tu as un meilleur chemin?

- Par le 304, bien sûr!

Seule, comme si elle lisait une pièce de théâtre :

- SEULE, admirative : Monsieur le géographe, puis-je m'inscrire à vos conférences?

Moi, comme si je lisais une pièce de théâtre :

- LE GEOGRAPHE, flatté : Mademoiselle l'auditrice, j'en serai très honoré!

Seule, comme si elle lisait une pièce de théâtre :

- SEULE, empressée : Monsieur le géographe, j'aimerais assister à toutes vos conférences; combien comptez-vous en donner?

Moi, comme si je lisais une pièce de théâtre :

- LE GEOGRAPHE, bienveillant : Mademoiselle l'auditrice, j'en donnerai autant que vous m'en demanderez!

Tout souriants, nous partîmes vers le 304!

Le chemin ancien n'était pas comme celui où nous avions coutume de courir. Pas de vergers, pas de poiriers, donc. Des prés, des prés, des tout petits prés, où vivaient une ou deux vaches. Le chemin montait, montait bien. Puis, une bonne descente jusqu'à un gué. Nos cipèdes refusant de se mouiller les roues, nous prîmes la passerelle spécialement prévue pour les délicats. Des fleurs, des fleurs, des fleurs toutes petites, mais noyées de couleurs. Près d'un gué, ce n'était pas étonnant! Le chemin se remit à monter. Descente à gauche. Nous venions de quitter le chemin ancien. Rivière. Mais là, nous n'avions pas à parlementer avec nos cipèdes. Pas de gué, un pont! Montée raide. La route tournait et tournait. Entrée dans un village.

Etait-ce vraiment l'entrée dans un village? N'était-ce pas plutôt l'entrée dans une ferme? Le chemin par lequel nous arrivions était en terre, couvert d'herbe en son milieu, une ferme sur la droite, des arbres sur la gauche; où était donc le village? Nulle part et partout. Pour un habitant des villes comme je l'étais, un village devait être tout bonnement une petite ville, même toute petite, avec ses commodités, et non un simple assemblage de fermes. Pourtant, ce n'était pas le premier village de la sorte que je voyais autour de ma ville. Mais je ne faisais qu'y passer, sans y prêter la moindre attention. Et chez mes grands-parents et ceux de Seule, c'était aussi un assemblage de fermes. Ah oui, mais là j'y vivais; ce n'était pas du tout la même chose! Eh bien, les habitants de ce village-ci, eux aussi, y vivaient, et pour eux aussi, c'était un village et non un simple amas de fermes. Regarde-t-on ce qu'on voit lorsque sa propre vie n'y est pas? Et encore, ma ville n'était pas si grande que ça; il est des villes autrement plus importantes; d'où l'on ne sort peut-être jamais. Que représente donc la vie d'un village, pour les habitants de ces villes? Un simple nom; le village de... Peut-être même pas.

En sortant, la route montait. Seule tendit le bras vers le sommet de la côte :

- Lorsque nous serons là-haut...

- ...au 429...

Elle sourit :

- Tu as étudié toute la carte!

Je souris :

- Oh, seulement les alentours de l'endroit où nous devions aller!

Elle reprit :

- Du haut, on voit un très vieux village, tout en rond.

- Comme le tien?

- Oui, et comme celui près de la petite ville où passe encore le vieux train à vapeur.

- C'est aussi une forteresse?

Elle fit un signe d'assentiment :

- Comme tu l'avais dit là-bas, sans pont-levis, sans fossé empli d'eau, sans muraille.

- Avec une ligne de maisons encerclant une vaste place.

- Oui.

Une petite chapelle que protégeait un vieux gros chêne marquait l'entrée de la forteresse. Il devait faire bon s'asseoir méditer sur le large banc de pierre à l'ombre de l'arbre vénérable.

Et les maisons encerclant la vaste place du village n'étaient pas moins vénérables. Seule m'en désignait une :

- Regarde les pierres; elles paraissent déjà être des maisons.

Nous nous étions arrêtés, et je regardais. Exagérait-elle vraiment?

- Bien sûr, c'est une image; mais certaines sont tellement massives... imposantes...

Elle fit un geste vers les pierres et poursuivit :

- J'ai envie de dire qu'on sent toute la chaude intimité qu'elles apportent à ceux qui vivent là!

Je ne trouvais pas de mots suffisamment précis pour lui montrer que je partageais son opinion, mais le signe d'approbation que je fis...

- Ne dis rien!

Et elle serra ma main.

Un peu plus loin, dans une cour s'ouvrant sur la rue, au-dessus d'un tréteau de fer rouillé, une grande pierre plate, granuleuse, toute ronde.

- Une meule pour aiguiser les outils de la ferme, m'indiqua Seule.

Le soir n'était plus très loin; le soleil commençait peu à peu de rougir. Nous passions devant ce qui restait d'une fenêtre qu'on avait murée. Au-dessus de la fenêtre, un fronton de pierres disposées en arc de cercle. Seule me le désigna :

- Regarde la belle couronne toute dorée qu'on avait tressée pour la fenêtre qui n'est plus!

Matinée en compagnie de la tante de Seule. La conversation est toujours aussi intéressante. Autre sujet. L'école.

- L'école a plusieurs vies... commence la tante.

Je souris :

- Celle qu'elle pense vivre, et celles que lui voient vivre les élèves, les parents des élèves, le professeur, le directeur de l'école...

Elle sourit :

- Celle où elle pense être une école, et celle où elle s'aperçoit qu'elle est une caserne qui transmet des ordres aux élèves, aux parents des élèves, au professeur, au directeur de l'école.

Je souris de nouveau :

- Vous allez m'inquiéter; doit-elle vivre ces vies en même temps, ou bien l'une après l'autre?

Elle sourit de nouveau en retour :

- En même temps lorsqu'elle pense être une école...

Je poursuis sa phrase :

- L'une après l'autre lorsqu'elle est en vacances.

- Attendue par les élèves, les parents des élèves, le professeur, le directeur de l'école.

Seule interrompt ce dialogue :

- Et la liberté de l'école ne dépend pas des élèves, des parents des élèves, du professeur, du directeur de l'école.

Après le déjeuné, promenade.

- Où allons-nous cipéder aujourd'hui?

- Que penserais-tu de cipéder sur le chemin ancien que nous avons pris hier? me proposa Seule.

- Le même?

- Oui; il y a deux beaux villages de l'autre côté du chemin ancien.

- Partis!

Au début, notre route était la même que celle que nous avions prise hier. Jusque-là, je la connaissais bien. Nous arrivâmes au 304.

- Et ensuite, par où passes-tu?

- Veux-tu voir la carte? me demanda Seule.

- Je veux bien.

J'ajoutai :

- Je pense que je sais de quels villages tu parles; j'ai vu sur la carte qu'il y avait deux villages qui faisaient face à ceux où nous avons été hier.

- Oui, c'est bien eux.

- Une chose m'a étonnée; les quatre villages font un véritable carré coupé en deux par le chemin ancien.

Nous nous étions arrêtés, et Seule déploya sa carte.

- Je n'ai jamais su s'il y avait une signification attachée à ce carré, me confia Seule; j'ai demandé, personne ne m'a répondu.

Elle passa la main sur la carte pour la lisser :

- Ces quatre villages paraissent former une forteresse; et le village en rond semble le plus important.

- Nous devrions peut-être chercher à nouveau, en demandant à...

Je ne trouvais pas à qui.

- Il y a des sociétés d'historiens... commença-t-elle.

- Je suppose bien que tu leur as déjà demandé; que t'ont-ils dit?

- Que j'étais trop jeune!

Elle rit :

- Bien sûr, ils ne m'ont pas répondu ça...

- Mais ils n'ont pas jugé utile...

Elle fit un petit geste d'impuissance. Je repris :

- Eh bien, continuons de chercher!

Elle me sourit :

- Partis!

Sur la carte, étalée sur l'herbe, Seule me montra la route à prendre :

- Le chemin ancien; jusqu'au 369...

- Ah! c'est là que nous avons tourné à gauche hier; et aujourd'hui, il faut tourner à droite.

- Parfaitement.

- Et voilà le premier village; ensuite, je pense que nous irons au 407.

Seule fit un signe d'approbation :

- Et puis, la route continue vers le...

- ...365...

- Pas du tout!

- Ah bon! ce n'est pas le village...?

- Si; mais nous arriverons par un autre côté.

Elle me montra la carte :

- 418, à droite...

- Puis encore à droite...

- Non, tout droit, vers le 414!

- Ah! on voit mieux l'église; c'est pour ça...?

- Oui; elle est très vieille... tu verras.

Et nous repartîmes.

Une colline, sur le penchant de laquelle une ferme surveillait ses troupeaux. Le premier village. Quelques fermes, qui paraissaient vivre là depuis longtemps. Une maison s'était enfouie dans le feuillage. Une vieille charrette chargée de fagots se reposait des fatigues des longues années passées. Un gros tas de bois, fait de belles bûches soigneusement rangées pour un hiver qu'on avait peine à imaginer par les beaux jours où nous étions. Une plante s'était installée devant une grande porte qui n'avait pas dû servir depuis un certain temps. Pourquoi? Il était difficile de le deviner, car la maison était toujours bien vivante.

Nous cipédions à présent vers le deuxième village. Il n'y avait rien de remarquable à remarquer, des prés, des bois, des petites fleurs qui se promenaient... Mais j'étais envoûté. Par quoi? Par rien, peut-être. Un monde dans lequel j'avais pénétré sans le savoir, qui me donnait l'impression qu'il n'avait pas de limites et que je n'en sortirais jamais. Seule était de ce monde.

Nous étions maintenant tout près du 414. Je cherchai l'église. Elle était là, elle était là-bas. Derrière les prés que coupait une route à peine visible. La petite église dressait haut son clocher dont le soleil caressait les vieilles pierres.

Les maisons du village étaient bien plus grandes que celles du village d'où nous venions. Dès l'entrée, une rangée de maisons massives, serrées les unes contre les autres et formant un véritable mur, se présentèrent à nous. Un peu plus loin, adossé à un épais muret adopté par la mousse, un banc. Un banc solide, fait d'une lourde et large pierre. Au-dessus du banc, un noyer dont une branche descendait amicalement, préparait ses fruits pour les offrir à ceux qui viendraient se reposer là en automne.

Derrière un vieux muret, une maison; une grande maison. Mais des grandes maisons, il y en avait partout. Un toit sur la maison. Quelle découverte! Un grand toit. C'est heureux; comment pourrait-on avoir un petit toit sur une grande maison? Un beau toit, par ailleurs; avec ces petites tuiles aux teintes chaudes, couleur de bon pain bien cuit sortant du four. Il était haut, ce toit, il tombait avec élégance, sans brutalité, atténuant sa pente afin de ne pas vous heurter; il tombait de trois côtés. Voilà déjà un toit plus rare. Il est vrai que la maison formait un angle; cependant, deux côtés eussent suffi pour ce toit; mais c'eût été sans grâce. Non, le toit avait ménagé un troisième côté, de dimensions modestes, qui adoucissait la brisure de l'angle, un angle tout droit, sans imagination. Mais qu'était-ce donc, ce que j'apercevais comme par surprise, niché dans le creux tout intime qu'avaient formé les trois côtés du toit? C'était... oui, oui, c'était bien une petite fenêtre, une petite fenêtre timide, qui observait avec curiosité, sans trop se faire remarquer, ce qui allait et venait aux alentours. Nous passâmes, prenant bien garde de ne pas faire peser un regard indiscret sur cette si secrète intimité.

A la sortie du village, une grange.

- J'ai pris du pain et du chocolat; allons nous installer là! proposa Seule.

La grange, spacieuse, abritait des bottes de paille qui la remplissaient presque toute. Dans l'une de ces bottes, le paysan, son travail achevé, avait planté de biais sa fourche, qui se découpait dans la porte embrasée par le soleil.

- Montons tout là-haut; nous serons bien dans la paille! proposa encore Seule.

Matinée en compagnie de la tante de Seule. La conversation est toujours aussi intéressante. Autre sujet. La société des hommes.

- La société des hommes a plusieurs vies... commence la tante.

Je souris :

- Celle qu'elle pense vivre, et celles que chaque homme lui fait vivre.

Elle sourit :

- Celle où elle pense être la société des hommes, et celle où elle s'aperçoit qu'elle est tantôt un homme, tantôt un autre.

Je souris de nouveau :

- Vous allez m'inquiéter; doit-elle vivre ces deux vies en même temps, ou bien l'une après l'autre?

Elle sourit de nouveau en retour :

- En même temps lorsqu'elle pense être la société des hommes...

Je poursuis sa phrase :

- L'une après l'autre lorsqu'elle est en vacances.

- Attendue par les hommes.

Seule interrompt ce dialogue :

- Et la liberté de la société des hommes ne dépend pas des hommes.

Après le déjeuné, promenade.

- Où allons-nous cipéder aujourd'hui?

- Que penserais-tu de cipéder jusqu'à un village en rond? me proposa Seule.

- Le même?

- Non; celui-là est différent.

- Partis pour notre cipédage!

- Cipédons donc! rit Seule, prononçant "don-don".

- Par monts et par... veaux!

Seule me fit un gai sourire.

Après un petit bout de grand route, une petite route tranquille nous mena à...

J'avais un peu hésité. Seule désigna le chemin que je regardais :

- Oui, c'est bien un chemin ancien! me confirma-t-elle.

Je restai songeur :

- Il y a beaucoup de chemins anciens chez toi.

- Il y en a aussi chez toi.

Elle reprit aussitôt :

- C'est vrai qu'ici, il y en a beaucoup plus.

Je remarquai savamment :

- C'est tout naturel; on venait de partout à ton théâtre!

J'ajoutai en souriant :

- Tu devais être une artiste célèbre?

- C'est bien pour ça qu'on m'a construit ce théâtre.

Elle prit un temps, s'efforçant de ne pas rire :

- Puis la ville, la plus considérable de la région; puis les routes, innombrables!

- Et ma ville, alors?

- Petit hameau; quelques sentiers pour s'y rendre!

Je protestai vivement par de grands signes de la tête. Mais que dire? les livres que j'avais lus lui donnaient raison.

Un quart d'heure plus tard, Seule me montra un tout petit petit ruisseau qui passait sous le chemin ancien que nous suivions.

- Tiens, il n'y a plus de stalactites! s'exclama-t-elle.

- De stalactites?

- Oh, tu sais, il n'y a là rien d'étonnant; nous sommes au mois d'août.

Je me récriai :

- Comment n'y ai-je pas pensé? Des stalactites! Même les nuits ne sont pas assez froides.

- Que veux-tu? l'été est arrivé si vite.

- Oui; à peine le printemps était-il terminé... une seconde plus tard, c'était l'été!

Elle prit l'air étonné :

- Comment cela, le printemps? Pourquoi parles-tu du printemps? C'est de l'hiver qu'il s'agit!

Je perdais légèrement pied, mais tâchais à surnager :

- Oui; l'hiver qui vient après l'été.

- Non, l'été qui vient après l'hiver.

- C'est évident!

- Plus que tu le penses!

Cette fois-ci, je la laissai dire. Et elle poursuivit :

- Je plaisantais!

- En es-tu sûre?

- Non; pas du tout!

Moi, je ne savais plus du tout où j'en étais...

Elle finit par rire :

- Je vais te raconter une histoire.

Et voici son récit de l'été qui vient après l'hiver :

- C'était l'hiver dernier. Il n'y avait pas encore eu de neige, mais il avait très fortement gelé depuis plusieurs jours. J'aime bien le froid. J'étais partie faire une petite promenade à cipède d'une heure ou deux. Les routes étaient désertes, le froid vif, et le soleil aussi haut que l'hiver le permettait. Arrivée ici, je vis le ruisseau pris par la glace. Un peu d'eau coulait encore, le courant résistait au froid. Je m'arrêtai pour regarder de près. Du haut des touffes surplombant le ruisseau, des stalactites plongeaient dans l'eau qui leur coupait les pointes qu'elles tentaient vainement de former. Soudain, ce fut comme une vague qui me submergea. Elle ne venait pas du ruisseau changé en torrent impétueux. Ce n'était pas non plus une vague d'eau. C'était une vague d'air, qui m'avait enveloppée. Comment le croire? l'air était instantanément devenu chaud. C'était le dégel, c'était l'été!

Nos cipèdes repartirent. Peu à peu, le chemin ancien devenait plus difficile à suivre. Il manquait des morceaux; d'autres, bien qu'encore visibles, avaient été détériorés, et nous devions mettre pied à terre pour continuer. La charrue, le tracteur des hommes du présent qui ne marchaient plus sur les chemins anciens étaient passés par là.

Devant nous, sur le penchant d'un mont, quoique encore assez près d'une rivière, apparaissait le village en rond. Je ralentis quelque peu, et Seule s'arrêta pour me laisser contempler le village. Une forteresse? Non, ici j'avais plutôt l'impression d'une citadelle, d'une vaste citadelle.

Le mois dernier, nous étions sous notre poirier et Seule m'avait montré sur sa carte deux villages en rond. L'un était celui-ci, l'autre était celui de la petite ville où passait encore un vieux train à vapeur. Dans les deux villages, une ligne de maisons encerclait une grande place. Cependant, ainsi que j'en avais fait la remarque, c'était l'autre, la forteresse; on y était à l'intérieur. Ici, il n'y avait ni intérieur, ni extérieur; le village, beaucoup plus étendu que l'autre, paraissait ne se trouver nulle part. Il était hors du monde.

Matinée en compagnie de la tante de Seule. La conversation est toujours aussi intéressante. Autre sujet. Les hommes.

- Les hommes ont une vie... commence la tante.

Je souris :

- Celle qu'ils vivent; s'ils pensent vivre d'autres vies, ils n'en trouveront jamais de traces nulle part.

Elle sourit :

- Celle qu'ils vivent comme des hommes; s'ils vivent autrement, cela ne leur sert à rien d'être des hommes.

Je souris de nouveau :

- Vous allez m'inquiéter; doivent-ils vivre comme des hommes en même temps qu'autrement, ou bien l'un après l'autre?

Elle sourit de nouveau en retour :

- Jamais lorsqu'ils vivent comme des hommes...

Je poursuis sa phrase :

- Jamais lorsqu'ils vivent autrement.

- Attendus par la vie.

Seule interrompt ce dialogue :

- Et la liberté des hommes ne dépend pas de la vie.

Après le déjeuné, promenade.

- Où allons-nous cipéder aujourd'hui?

- Veux-tu voir la célèbre artiste sur la scène du grand théâtre construit pour elle?

- Partis!

J'allais prendre mon cipède, lorsque Seule m'arrêta :

- Tu sais, nous serons en ville; nos cipèdes nous gêneront plus qu'ils nous serviront.

- Bon; à pied, alors?

- Cela prendra trop de temps...

- Le train?

- Oui; il y en a un à deux heures moins six qui arrive un quart d'heure plus tard.

- Et pour revenir, à pied?

- Pourquoi pas? Sinon, comme nous ne sommes pas un samedi, un train à six heures et demie.

Je suggérai :

- Allons-y en train, et revenons en courant.

- C'est une excellente idée!

Elle ajouta :

- Il m'arrive quelquefois d'aller chez ma tante en courant, puis de revenir en train; d'ordinaire je mets environ une heure.

- Alors, c'est décidé!

Et nous partîmes sans nous presser vers la gare.

Le trajet en train fut bref. Et la ville fut vite traversée; dix minutes jusqu'à la grande place où se trouvait l'école de Seule, dix minutes jusqu'au théâtre.

Immense!

- Les gradins font cent cinquante pas de large, la scène, cinquante, précisa Seule.

Nous étions sur la scène; face à nous, les gradins touchaient un ciel planté de vénérables tilleuls.

Je me tournai vers la célèbre artiste :

- Bele damoiselle li cuers me fault tant de vos oir sui impatiens.

- Biax sire molt liee en sui. Ore oez le dict d'antan.

Le moment d'entendre la célèbre artiste était venu.

- Monte en haut des gradins! me commanda Seule.

Je m'étonnai :

- Je ne pourrai jamais t'entendre.

- Monte, te dis-je!

Je montai tout en haut. La scène s'était éloignée et semblait minuscule, et mes craintes redoublèrent. Je me préparais à prêter une oreille attentive, lorsque j'entendis Titus Lucretius réciter De rerum natura par la voix parfaitement nette de Seule :


Suaue mari magno turbantibus aequora uentis
            e terra magnum alterius spectare laborem
            non quia uexari quemquamst iucunda uoluptas
            sed quibus ipse malis careas quia cernere suaue est.



Le récit terminé, j'applaudis, discrètement. La célèbre artiste salua; elle paraissait avoir non moins parfaitement perçu mes applaudissements.

- Tu as réussi à entendre? me demanda Seule, d'une voix égale.

- Oui, sans difficulté; et toi, tu m'entends bien aussi? répondis-je sans forcer la voix.

- Très clairement!

- Hé, les chemins anciens n'étaient pas les seuls ouvrages que savaient construire les hommes du passé!

"Quatre heures!" annonça une horloge.

- Allons au Bébé friand! annonça Seule.

- Au bébé friand?

- Tu ne refuseras pas un bon goûter?

- Certainement pas! Surtout avec un friand de Bébé, le meilleur charcutier de la ville!

- Perdu! c'est un pâtissier! rit Seule.

- C'est ce que je voulais dire; avec un friand de Bébé, le meilleur pâtissier de la ville!

- Perdu! ce n'est pas un friand, c'est un Bébé friand!

- C'est ce que je voulais dire; un Bébé friand du pâtissier qui se trouve dans ta rue!

- Gagné! rit Seule.

Nantis du Bébé friand, qui n'était pas un friand, mais une délicieuse brioche toute ronde et toute vaporeuse, fourrée de crème pâtissière et de fruits confits, nous allâmes à la salle de réunion des élèves de l'école de Seule, c'est-à-dire au café qui faisait le coin de la grande place de ladite école.

Nous étions installés près de la fenêtre. Je regardais la grande place, l'école, en biais, de l'autre côté... c'était ici que vivait Seule. Je comparais avec ma ville, beaucoup plus tumultueuse... Ici, tout respirait la tranquillité... Nous restions là à bavarder, tout en dévorant le Bébé friand, et en buvant un verre de limonade. Deux ou trois camarades de classe ont fait un petit signe, d'une table voisine. Dans un coin de la salle, un homme, sobrement habillé, était absorbé dans la lecture du journal local... Tout respirait la tranquillité...

- Veux-tu que nous allions demain chez Eglantine? me proposa Seule, après une bonne bouchée de Bébé friand.

- Volontiers; mais qui est Eglantine?

- Ma camarade de classe dont je t'ai parlé lorsque nous sommes arrivés par le train...

- Oui, je m'en souviens; tu travailles souvent avec elle.

- Oui; c'est sa grand-tante qui l'appelle Eglantine.

Seule sourit :

- J'en ai presque oublié son vrai prénom!

- Tu avais parlé de faire une promenade à cipède; y a-il des chemins anciens par là-bas?

- Oh oui! et de très jolis!

- Va pour Eglantine; mais pas de travail de classe!

Seule rit :

- Paresseux!

Je protestai vivement :

- Avec tout le travail que tes livres me donnent...

- Bien, bien! Tout à l'heure, je te montrerai les cartes...

Elle se ravisa :

- Ah oui! pour aller d'ici chez elle, c'est la grand route; je pense qu'il vaut mieux prendre le train.

- Nous pourrons partir vers sept heures du matin et revenir vers sept heures du soir.

- Bien entendu; puisque demain n'est pas un samedi.

Elle fut un instant surprise :

- Tu as bien appris ton cours!

- Pour un paresseux, ce n'est pas trop mal!

Nous restâmes encore un moment à bavarder, puis rentrâmes en courant, comme prévu.

Sept heures et demie du matin. Notre train entre en gare. Eglantine nous attend sur le quai, son cipède à la main :

- Je n'avais pas envie de courir derrière vos bicyclettes! nous lance-t-elle en guise de bonjour.

Je lui lance en retour :

- Je vais descendre nos cipèdes du train!

- Abréviation de vélocipède; bien trouvé! me relance-t-elle en riant gaiement.

Elle poursuit vivement :

- Ça doit être de très vieux modèles; tu es sûr qu'ils peuvent encore rouler?

En guise de réponse, je sors les cipèdes du compartiment des bagages, avec l'aide aimable du chef de gare.

Et j'ajoute en souriant :

- Les voilà!

- Oh, qu'ils sont beaux! Tu les as trouvés dans un musée? demande-t-elle l'air extasié à Seule.

- Tu n'as pas vu qu'il y avait des pédales? Ce ne sont pas des célérifères! rétorque Seule d'un ton naturel.

Nous voici chez les parents d'Eglantine. Un chocolat et d'appétissantes tartines nous attendent. Les parents sont aimables, prévenants. On voit qu'ils aiment beaucoup Seule, et qu'ils la considèrent comme quelqu'un d'important. Pour ce qui est d'Eglantine, Seule est manifestement sa très grande amie. Nous passons une matinée agréable, à bavarder, à aller faire quelques courses dans la petite bourgade, assez neutre par ailleurs. Eglantine est toujours gaie, comme lorsque nous sommes arrivés. Ses parents n'ont pas non plus l'âme triste, et ils ne sont pas ennuyeux. Moi, je suis pour eux l'ami de l'amie de leur fille; ils me traitent avec une gentillesse mêlée à un peu d'indifférence. Le personnage, ce n'est pas moi, c'est Seule.

Il y a pourtant un autre personnage, dont Seule m'a longuement parlé avant de venir ici, c'est la servante de la grand-tante d'Eglantine. Je ne l'ai pas encore vue, pas plus que la grand-tante, mais j'en entends parler avec affection, avec respect aussi. Au reste, je vais bientôt la connaître, nous allons déjeuner tout à l'heure chez elle, Eglantine et nous deux.

Chez elle, c'est-à-dire au restaurant de l'hôtel que tient depuis toujours la grand-tante. L'hôtel est assez grand, m'a dit Seule, considérant l'ampleur assez faible de la petite bourgade. Mais il fut un temps, aujourd'hui révolu, où les voyageurs de commerce, profitant du chemin de fer qui venait de tous côtés, prenaient pension chez la grand-tante, et sa servante. Il y avait là une table d'hôte, où l'on pouvait partager ses petites misères, ou encore ses opinions sur la marche du monde, avec des voisins que l'on ne connaissait pas, que l'on ne reverrait sans doute jamais, mais que l'on sentait proches de soi par leur esseulement aussi grand que le sien propre.

Le personnel avait dû être nombreux à cette époque, et puis, le voyageur se faisant plus rare, ce personnel s'était restreint à un cuisinier et à la servante.

On savait que la servante était là depuis qu'elle était petite, et cependant, m'a précisé Seule, à la voir, on ne pouvait lui donner d'âge. Elle était toujours discrète, à peine s'apercevait-on de sa présence. Et pourtant, elle était là, partout; tout reposait sur elle. Elle ne ménageait ni son temps, ni ses forces. L'âge vint, en cachette, et la servante commençait à souhaiter un repos mérité. Hélas! Un jour, la grand-tante tomba à terre sans raison apparente. La raison, il y en avait une; ses jambes l'avaient trahie, les os avaient cédé. Pour toujours. A partir de ce moment, la grand-tante ne pouvait plus marcher. Il fallait constamment s'occuper d'elle, de tous ces détails auxquels on ne prête pas attention lorsque la santé est là, qu'on ne voit que lorsqu'elle est absente. La servante s'occupa de la grand-tante, ainsi qu'elle l'eût fait pour elle-même. Il fallait la soigner, il fallait la porter. Et le temps passait, et les forces de la servante partaient. Peu à peu, la servante fut elle-même trahie par ses bras; elle ne pouvait plus rien porter, que ce fût la grand-tante, que ce fût les plats servis aux voyageurs. Elle ne put plus faire les chambres de l'hôtel qui vieillissait lentement. Les souris remplacèrent bientôt les voyageurs. Dès lors, elle se sentit inutile, et on la voyait errer à travers un hôtel pour lequel elle ne pouvait plus rien, ou rester immobile, à regarder dans le vague. "J'ai fait mon devoir", avait-elle dit un jour à Seule en parlant de la grand-tante.

Nous venons de déjeuner avec la grand-tante et sa servante. J'avais sur moi un paquet de bonbons. Je l'ai donné à la servante. Elle est à la fenêtre, elle mange ses bonbons et regarde la rue.

Petite flânerie pour terminer l'après-midi, avant de repartir vers les six heures.

- Vous laisserez vos cipèdes ici? Demain, nous irons nous promener! nous invite Eglantine, la voix pleine d'espoir, et un regard un tantinet inquiet vers moi.

Si j'allais refuser...

Je l'assure vivement du plaisir que nous aurons de revenir demain.

Nous allons du côté de la rivière qui coule derrière l'hôtel. Le pont traversé, nous descendons sur la rive couverte d'herbe. Un gué, avec de larges pierres jalonnant le passage. Des enfants jouent à sauter d'une pierre à l'autre. Tomber à l'eau n'est pas très grave; il fait chaud! Des garçons plus grands jouent à pêcher des poissons qui se font un peu prier pour jouer leur partie. Ça passe le temps...

- A pied ou à cipède? demande innocemment Eglantine, après le chocolat du matin.

Fine mouche! Si c'est à pied, nos cipèdes étant ici, cela veut dire : "Revenez demain; nous irons nous promener!"

- A pied! répond en souriant Seule, qui a fort bien compris.

Allons-y! Après tout, Eglantine est très gentille, et on ne s'ennuie pas avec elle.

Cependant, demain, ce n'est pas demain! Je veux dire que demain, nous nous étions entendus avec la tante de Seule pour aller avec elle passer la journée chez une de ses amies, et en profiter pour nous promener en auto dans les environs.

Nous échangeons, Seule et moi, un rapide et discret signe de tête, et Seule invite Eglantine à venir avec nous. Eglantine rayonne. Et ne nous propose nullement de ramener nos cipèdes chez nous!

- Aujourd'hui, nous passerons la journée à nous promener et nous emporterons un pique-nique pour midi! a repris gaiement Eglantine.

Apparemment, ledit pique-nique était déjà prêt; cuisses de poulet, tomates, concombre, abricots!

Eglantine habitant tout à côté, nous commençons par suivre la rivière. La rivière ne court pas très vite; est-ce pour cela qu'elle arrive parfois en retard dans la ville de Seule? Le chemin s'éloigne de la rivière, au loin un pont, un pont assez grand. Y passe-t-il des autos? Eglantine l'affirme. Je veux bien la croire. Mais c'est sans doute parce que je suis de la ville que j'hésiterais fortement avant de m'y engager. Nous ne sommes pourtant qu'à pied, et déjà les planches s'envolent à chaque pas. Les planches? Oui, car le pont n'est fait que de planches, plus ou moins disjointes. Mais ce que je vois du pont, par contre, est féerique. De véritables tableaux sculptés par l'eau. Des images, des songes, des regards secrets, qui viennent d'un monde inconnu, et qui m'appellent : "Viens, viens chez nous, un monde merveilleux t'attend!" Fallait-il fuir? Seule m'a serré la main.

La rivière est partie. Ou bien est-ce nous qui l'avons quittée? De l'autre côté du pont, une vraie route, sûre d'elle, qui mène à de vraies villes, et qui rassure. Mais comment savoir où se trouve la réalité? J'ai serré la main de Seule.

Un sentier. Une haie. Une haie vaporeuse, qu'emplissent à foison, entremêlées, des tiges qui se dressent, des herbes qui dansent, des feuilles qui s'épanouissent, des fleurs qui embellissent. Une haie qui semble vouloir vous arrêter dans votre marche, mais qui ne fait que vous caresser au passage.

Nous cheminons sur ce sentier en devisant jusqu'à une grange enfouie dans la paille. Ce n'est pas possible, me dira-t-on? Non, ce n'est pas possible. Mais allez donc voir cette grange, vous verrez!

Un pré. Il appartient à un fermier dont la ferme est toute proche, et que connaît bien Eglantine. Midi vient d'ouvrir nos appétits, et nous nous installons dans le pré pour notre pique-nique. Les vaches, à peine étonnées par notre arrivée, ne cessent pas pour autant de ruminer. C'est l'heure! Devant nous, en bas du pré où nous sommes, un ruisseau bordé d'aulnes; autour de nous, les collines se chauffent à un soleil un peu fatigué, mais qui a encore de beaux restes. Demain, c'est la mi-août... Une haie de chênes nous donne son ombre. Bon appétit!

- Et où allons-nous demain avec ta tante? demande Eglantine, le poulet à la main.

- Ma tante, qui doit se rendre chez une amie, nous a proposé de nous emmener faire la promenade en auto; c'est à peu près à mi-chemin entre ici et là où habitent mes grands-parents.

- Oh, cela me fera bien plaisir! je vais rarement loin, et j'aime beaucoup les promenades.

Elle ajoute en riant :

- Le train pour aller tous les jours à l'école n'est pas un vrai voyage.

Je remarque :

- Je suis de ton avis, mais c'est curieux comme la même chose peut être différente; la première fois que je suis venu ici, pour moi, c'était un voyage.

- Assez court, malgré tout!

- Dans les livres, les voyages sont courts, et pourtant on va loin, observe Seule.

Eglantine sourit :

- Et l'imagination emmène encore plus loin.

- L'imagination aussi est un voyage qui peut aller plus ou moins loin.

- Oui, selon ce qu'on imagine.

- Selon ce que le professeur en pense, intervient Seule.

- Le professeur ne peut intervenir dans notre imagination! proteste Eglantine.

- Il peut la diriger.

J'approuve d'un signe de tête :

- Il peut la diriger vers une voie de garage.

- Une voie de garage? s'étonne Eglantine.

- Oui, pour rendre visite à Madame la ronce!

Eglantine me regarde en hésitant légèrement, regarde Seule :

- Où est la plaisanterie?

Puis elle se tourne vers moi, air moqueur :

- C'est dans ta ville qu'on dit ça?

Je réponds, air sérieux :

- Non, c'est dans les chemins de fer.

Elle cherche :

- Il y a des ronces sur les voies de garage...

Je finis par lui raconter l'histoire. Elle fait un sourire pensif :

- Pourvu que personne n'éloigne un jour le tampon...

Une pause.

- A propos de quoi parlions-nous de la voie de garage? reprend Eglantine.

- De l'imagination, répond calmement Seule.

J'ajoute :

- Que le professeur peut diriger vers une voie de garage.

- C'est-à-dire l'empêcher d'aller aussi loin qu'elle le voudrait, résume Eglantine.

Elle poursuit :

- Les livres aussi, on nous les choisit; mais les livres ne peuvent aller plus loin que ce qui est écrit.

Je renchéris :

- Le professeur sait ce qu'il y a dans le livre; il sait ce que nous avons lu.

Un petit silence.

- L'imagination est à nous seuls, c'est notre secret; c'est ce qui la rend dangereuse, achève Seule.

L'après-midi se passe gaiement, sur des propos plus aérés, de plaisanteries en anecdotes dont l'année d'école dernière fait les frais. "Hareng, faites pas le singe!" avait lancé, sans mauvaise intention, un professeur à un malheureux élève un peu turbulent qui portait ce nom. Et ainsi de suite. Comment ne serions-nous pas gais? Eglantine sait faire rire!

Elle sait aussi trouver de bonnes choses à manger :

- Que diriez-vous d'un bon fromage de chèvre frais?

Personne ne soulève d'objection, bien au contraire!

- Le fermier d'à côté en fait d'excellents, m'apprend-elle; il les vend au marché de la ville de Seule le mercredi et le vendredi.

- C'est vrai, me confirme Seule, ils sont vraiment très bons; nous en achetons souvent à la maison.

Je m'inquiète :

- Nous sommes vendredi, il n'y aura personne à la ferme.

Eglantine rit :

- Les marchés, c'est le matin; ce n'est pas comme ça chez toi?

Je... :

- Je n'en sais rien du tout... je n'y suis jamais allé...

Elle me regarde avec curiosité :

- Tu sais ce que c'est, un marché?

Je prends l'air assuré de celui qui sait parfaitement :

- C'est un endroit où les gens se réunissent dans la ville de Seule le mercredi et le vendredi pour vendre de bons fromages de chèvre frais.

Eglantine me contemple avec admiration :

- Tu es le premier de ta classe en récitation?

- Oh! Eh bien...!

- Réponse médiocre!

Je rends les armes. Nous rions tous!

Eglantine a jeté un coup d'oeil sur le soleil qui filtre à travers les arbres :

- Il est trois heures et demie, votre train est à six heures moins cinq, allons-y!

Les bons fromages de chèvre frais étaient bons. Le fermier l'était moins. Oh, il n'était pas désagréable! Seulement un peu distrait, sans trop savoir si nous étions là ou non. Mais sans doute était-il particulièrement préoccupé par toutes les catastrophes qui se déversaient sur lui. La nourriture pour les vaches était trop chère, les vaches ne se vendaient pas assez cher, le temps n'était pas celui qu'il fallait, les frais étaient trop élevés, le rendement ne l'était pas assez... Bien sûr, il y avait du vrai dans ce qu'il disait, mais n'y avait-il donc rien d'autre dans sa vie?

Nous prîmes le train de six heures moins cinq.

Huit heures vingt-sept ce matin. Eglantine descend sur le quai où nous l'attendions, ma tante, Seule et moi. L'auto de ma tante quitte notre village pour des horizons nouveaux!

Pour commencer, la grand route. J'attire l'attention de Seule sur la rivière qui fait son possible pour rouler à nos côtés.

- C'est celle-là? C'est la rivière qui a du retard?

- C'est bien elle, me répond-elle.

Sa tante et Eglantine se sont bien entendu étonnées.

- Quel retard? s'enquiert Eglantine.

Je lui réponds distraitement :

- Pour aller à ton école.

- Si elle arrive en retard à l'école, elle ratera son cours! me répond-elle distraitement.

Bon, l'effet est manqué. Il n'est pas facile de prendre Eglantine de vitesse. Bien, il ne me reste plus qu'à donner l'explication.

- Si ta rivière prend le train, il ne faut pas s'étonner qu'elle finisse par être à quai, commente distraitement Eglantine.

Bien, bien!... Mais nous finissons, nous, par rire de bon coeur!

Maintenant, nous quittons la route qui mène aux collines de nos grands-parents, à Seule et à moi. La rivière qui a du retard a décidé d'en faire autant, sans doute afin d'avoir le plaisir de nous accompagner.

- Mais non! c'est toi qui as du retard! s'écrie Eglantine.

- Comment cela?

- Ta rivière est partie chez toi, celle-ci en est une autre!

- Comment cela, chez moi? Il n'y a pas de...

- Comme elle était trop en retard, on a fermé le portail de l'école; c'est pour ça qu'elle n'est pas arrivée chez toi!

Et donc, nous suivons l'autre rivière. Un village. Nous traversons une grand route. Elle semble vouloir nous emmener au loin, très loin. Très loin, sans cependant quitter la terre; nous ne sommes pas en aéroplane, comme sur la grand route qui passe par la petite ville aux bonbonnes de gaz. Non, la terre, la grand route paraît la parcourir de l'infini à l'infini.

- Elle va chez l'Eveillé, m'apprend Seule.

- Au soleil qui se lève? demande Eglantine, un brin de poésie dans les yeux.

- Oh, qui s'est déjà levé; plutôt le soleil de neuf heures! précise plaisamment Seule.

- Eh bien, il fait la grasse matinée, ton Eveillé!

Seule lui explique qui est l'Eveillé et où il habite.

- Je suis déjà allée dans cette ville, ce qui m'a le plus plu, c'est le moment où j'en suis repartie! commente Eglantine.

- Moi aussi, je connais cette ville! s'exclame la tante de Seule.

Elle secoue longuement la tête :

- Et c'est dans ce village que je l'ai connue...

- Comment cela, dans ce village? s'étonne Seule.

- C'est toute une histoire!

- Raconte!

La tante cède de bonne grâce au désir d'Eglantine :

- J'étais sur cette route en compagnie d'une cousine avec laquelle je me rendais à un mariage. Elle me parlait du train qui passait sur la chaussée il y avait quelques années de cela...

- Ah oui, je sais! note Seule; c'était tout au début du chemin de fer!

Je renchéris :

- Quand le train passait, tout le village sortait pour l'admirer!

- J'étais donc tout près d'ici, reprend la tante, lorsque soudain, l'auto s'emplit d'une épaisse fumée d'huile!

- D'huile? s'écria, surprise, Eglantine.

- Oui, d'huile; et ce n'était pas de l'huile pour la salade!

J'ai certaines notions de mécanique :

- La salade était dans les cylindres; quelques pistons mélangés à un peu de joints et assaisonnés à l'huile de moteur, c'est assez indigeste!

La tante est bien du même avis :

- Je n'ai surtout pas pensé à la manger! Je me suis arrêtée dans ce village...

- Et tu as pris le train! lance Seule.

- Ça, j'y ai pensé, mais le train a refusé de partir; le chauffeur de la locomotive était descendu sur la route et, tout éberlué, regardait le sol.

La tante laisse un temps pour préparer son effet. Malheur!... Elle se fait prendre de vitesse par Eglantine :

- Il n'y avait plus de rails!

Rire général!

Nous reprenons la route, pour aller un peu n'importe où, la tante connaissant les endroits les plus jolis.

- Et qu'est devenue la salade?

Le train avait apparemment fait oublier l'affaire, et ma question pousse la tante à reprendre le récit :

- Donc je suis dans le village; j'appelle le garagiste de la petite ville voisine, et j'explique mon cas. "C'est le joint de feu!" m'annonce-t-il.

Elle laisse encore un temps, mais cette fois-ci personne ne l'interrompt :

- Je m'inquiète : "L'auto va prendre feu?" Il me rassure : "C'est seulement le nom d'une pièce du moteur."

J'observe tristement :

- Et il a fallu changer le moteur!

- Heureusement que le garagiste était là! note Eglantine.

- Oui et non, répond la tante; il n'avait pas de moteur.

Elle ajoute :

- Mais j'étais rassurée; il m'a aimablement promis que si je n'étais pas chez lui dans un quart d'heure, cela voudrait dire que je serais tombée en panne sur la route et qu'il viendrait me chercher.

- Et c'est comme cela que tu es arrivée dans la ville de l'Eveillé, où tu as changé ton moteur, conclut Seule.

- Précisément! Et non sans mal; le garagiste m'avait débranché une bougie, et bien recommandé de ne pas rouler trop vite...

- Et le mariage? s'enquiert Eglantine.

- Dans la ville de votre Eveillé, le chauffeur a retrouvé des rails, et nous avons pu arriver à temps pour le mariage, ma cousine et moi!

J'ironise :

- Le chauffeur n'a pas dû chauffer grand chose!

- Pourquoi cela? s'étonne naïvement la tante.

- Sur cette ligne, le chemin de fer est électrique!

Et nous rions!...

Une route qui monte, prise au hasard - mais non, la tante sait très bien où elle va! - et qui se change en un chemin de terre sinueux. Un bosquet. Redescente. L'impression d'être sur un nuage et de voir une terre lointaine, inconnue. Pourtant, il ne s'agit que d'une vallée qui n'a rien de particulier, d'un village qui n'a rien de particulier. Et le chemin de terre sinueux se perd maintenant...

Derrière une bonne barrière en bois, de l'autre côté d'un petit pré où broute une vache, le clocher d'une église nous jette un coup d'oeil par-dessus une haie d'arbustes effervescents. Le chemin se dégage, et au milieu d'une couronne de collines, le village apparaît. Nous voici aux premières maisons. Un long mur de pierres rudes qui sortent du passé entoure un grand pigeonnier carré auprès duquel se trouvent quelques maisons. La pierre est partout la même. On a tout bâti le même jour, pour y vivre chez soi. Les pierres n'ont pas seulement plu aux hommes. D'autres habitants sont venus en faire leur demeure; des mousses, des lichens ont recouvert les toits d'une chaude dorure.

Elle s'en est allée, et nous, après quelques instants ensemble, nous restons parmi nos collines, nos villages. Elle s'en est allée, la grand route qui parcourt la terre de l'infini à l'infini.

- C'est sa petite soeur!

De qui donc a parlé Eglantine? J'ai beau tourner la tête de tous les côtés, je ne vois ni grande, ni petite soeur.

- Pourtant, c'était elle que tu regardais!

Ah bon? Ah bon! Mais oui :

- Elle est vraiment très petite, la petite soeur!

La tante me complimente :

- Tu n'es pas trop lent!

- Il a malgré tout mis des heures à chercher! plaisante Eglantine.

Je prends un air digne :

- Pas du tout! Il m'avait simplement semblé, d'après leur aspect, qu'elles n'étaient que cousines!

Là, la tante n'est plus la seule à me complimenter!

Et voilà comment je me suis tiré d'une ténébreuse histoire de famille...

Peut-être qu'un esprit chagrin, avide de toujours vouloir à tout prix tout comprendre, me demandera : "Mais enfin, quelle est cette plaisanterie? Que veut dire cela?"

Allons, je serai bon garçon, voici!

Dans le village que nous venons de traverser se dresse une grande maison. Une maison très grande, solide, sérieuse, qui ne s'en laisse pas conter. Accolée à cette grande maison, on a bâti une autre maison, petite, petite, toute petite, servant sans doute de remise à outils ou de quelque chose d'analogue. La petite maison s'est blottie contre la grande, qui veille tendrement sur elle. Esprit chagrin, dois-je t'en expliquer davantage? Oui? Ah non, par exemple! tant pis pour toi!

- Voilà pourquoi ta rivière a du retard!

Mon affirmation péremptoire étonne Seule :

- Ce n'est pas ma rivière.

- Ça ne fait rien, toutes les rivières vont à la mer!

Ma conclusion - en est-ce vraiment une? - n'étonne personne. C'est vexant!

- Et alors, ta raison? me demande impatiemment Eglantine.

- Tu as vu cette paresseuse? c'est tout juste si elle veut bien sortir de terre!

- Eh bien, elle n'en a que plus de mérite; aller jusqu'à la mer, s'envoler en nuage, redescendre sur terre en pluie et revenir à notre école!

La conclusion d'Eglantine - en est-ce vraiment une? - fait rire tout le monde, même moi!

Collines, vallées, collines... Un hameau; et encore, plutôt une grosse ferme. Un chemin empierré, poudreux, bordé par un muret de pierres moussues, débordant de vigne vierge. Un passant, qui marche d'un pas tranquille.

- Mais non, c'est une passante, me corrige Seule.

Je suggère plaisamment :

- Si nous allions lui demander du lait?

- C'est une génisse, rit Eglantine; elle ne donne pas encore de lait!

- Ça ne fait rien; elle nous donnera bien une motte de beurre!

- Nous allons bientôt déjeuner, sourit la tante; tu te couperais l'appétit!

La vache - pardon, la génisse - n'a rien dit, elle est passée sans même se donner la peine de lever la tête. Elle avait l'air absorbé. Sans doute ruminait-elle quelque pensée profonde...

Un peu plus loin, un pré longe le chemin empierré, poudreux. Un bel orme, qui a poussé près de la clôture, étend son ombre légère sur le pré. Deux robustes chevaux de trait s'y délassent. Ce sont de beaux chevaux du pays, aux muscles vigoureux, aux pattes puissantes et poilues, à la croupe rebondie, au regard doux. Ils secouent gentiment leur crinière et approchent l'un de l'autre leur museau délicat. Murmures? Confidences? Tendresses?

La promenade se termine. Ainsi que l'a dit la tante, nous allons bientôt déjeuner. Ma foi, l'appétit s'aiguise, et comme je n'ai pas mangé la motte de beurre...

Un mur haut, épais, long, un mur sans fin.

- Mais non, ce n'est pas un mur, me corrige Seule.

- Ce sont des maisons serrées l'une contre l'autre; elles forment comme un rempart, ajoute sa tante.

Nous approchons. Je distingue les imposantes maisons. Un bastion? Peut-être, mais surtout un refuge.

Nous arrivons bientôt.

- De la grande colline, là-bas, nous allons voir le pays tout entier! déclare avec un geste théâtral la tante de Seule.

- Tout le pays, tu exagères quelque peu; nous ne verrons même pas ton village! lui fait remarquer en souriant sa nièce.

- Tu as bien tort; tu n'as pas vu d'où nous allons regarder!

- Oh, j'ai très bien vu, mais ce que je n'ai pas vu, c'est l'échelle pour y monter!

La tante écarte les bras en signe d'impuissance :

- Tu as raison; c'est vrai, j'ai oublié de l'apporter!

Eglantine se tourne calmement vers moi :

- Ne fais pas attention à ce qu'elles racontent toutes les deux; regarde plutôt là-bas!

Elle me montre à l'horizon, un peu derrière moi, un point rouge vif dans le ciel. Je l'ai reconnu :

- Pas besoin d'échelle, je vais sauter quand elle sera là!

Et je fais de grands gestes par la fenêtre de l'auto en criant bien fort :

- Par ici, par ici, éteignez le feu!

- Bravo! me lance la tante.

Le point rouge vif se rapproche peu à peu, et devient un gros ballon tout bariolé. Sous le ballon, un feu. Non, le ballon ne va pas s'enflammer, et les deux passagers que je distingue maintenant ne sont pas en péril, bien au contraire. C'est tout bonnement une montgolfière, comme on en trouve dans la région de temps en temps. Le feu? Quand on l'allume, l'air réchauffé dans le ballon devient plus léger que l'air du dehors, et le ballon monte.

La montgolfière n'ayant pas daigné répondre à mes appels, il ne nous reste plus, une fois descendus de notre automobile, qu'à contempler, si ce n'est le pays tout entier, du moins une bonne partie de notre belle région!

- Tiens, appelle celle-là! me jette soudain Eglantine.

Je me retourne. Une autre montgolfière, beaucoup plus proche, arrive sur nous. Nous lui faisons tous de grands signes. Je lui explique posément notre cas et présente civilement ma demande. Les passagers nous font à leur tour de grands signes amicaux. Mais quant à atterrir...

Nous reprenons la route, et peu après, nous arrivons chez l'amie de la tante de Seule.

Entre une tour octogonale, s'il vous plaît! et un chariot endormi, l'amie se chauffe au soleil sur le pas de sa porte en regardant l'immense vue qui s'étire paisiblement en contre-bas. L'amie saute sur ses pieds et nous salue, tandis qu'un fumet délicieux et prometteur nous invite à entrer!

Et nous voici non seulement entrés, mais même à table. Le fumet délicieux et prometteur qui nous invitait n'avait pas menti. L'amie pose sur la table une marmite dans laquelle a longuement mijoté un des bons plats de notre région, un odorant boeuf braisé aux carottes, arrosé du petit vin d'un producteur voisin.

Le déjeuné terminé, nous allons bavarder au jardin.

La tante de Seule et son amie parlent de leurs vies. L'économat pour l'une, la mairie pour l'autre. Oui, l'amie travaille à la mairie du village où nous sommes. Conversation intéressante. On y apprend tout ce à quoi il faut échapper pour pouvoir vivre. Je pense que dans leur univers, les rivières arrivent ponctuellement à l'heure. Hé oui, je sais, le propos est plus qu'optimiste, il n'y a pas de rivières dans leur univers! Ou plutôt si, c'est dans leur univers qu'il y a des rivières, la preuve en est qu'on peut les voir, s'y baigner, pêcher le poisson, boire leur eau... Si on ne boit pas d'eau, on ne peut pas vivre. Tiens, vivre a donc deux sens? Comme si je l'ignorais! Que valent nos rivières à côté des vraies?... Enfantillage... Enfantillage qu'il faut vite perdre, oublier, en grandissant, si on veut échapper à la vie des rêveries qui ne servent à rien... L'Ami des poules a déjà fort bien dit : "En résumé, ça ne sert à rien d'apprendre ce qui ne sert à rien!" Et la Châtelaine m'a trouvé amusant lorsque j'ai dit que dans ma ville, il n'y a pas seulement l'école et les distractions, mais aussi : "Ce qu'on ressent là où on est, et qui ne sert à rien!" "Que peut-on donc ressentir devant une rivière qui a du retard?" me demandera-t-on sans doute. Pourrai-je répondre sans être amusant : "La joie d'être près d'une rivière où je ne trouve que des amis"?

Sept heures trente-trois du matin. Eglantine nous attend sur le quai :

- Le chocolat et les tartines sont prêts!

Les habituelles appétissantes tartines d'Eglantine nous font oublier que nous avons déjà pris notre déjeuner chez la tante de Seule avant d'aller à la gare!

- Voulez-vous que nous vélocipédions aujourd'hui? nous propose Eglantine.

Je lui réponds plaisamment :

- Je commençais à me demander pourquoi nous avions amené nos cipèdes; es-tu sûre qu'ils sont toujours là?

- La dernière fois que je les ai vus, ils m'ont dit qu'ils allaient faire un petit voyage, mais ils m'ont assuré qu'ils reviendraient ce matin.

- Quelle bonne nouvelle!

- A vrai dire, je ne les ai pas encore vus ce matin, mais ce n'est pas gênant, mon cipède est là, lui.

- Tu veux que nous montions à trois sur ton...?

- Mais non, voyons; vous, vous avez l'habitude de courir, je ne cipéderai pas trop vite!

- Si tu ne cipèdes pas assez vite, tu nous perdras bientôt de vue! l'avertit en souriant Seule.

- Ça ne fait rien; rassurez-vous, je vous attendrai.

Nous ne pouvons plus faire autrement que rire tous ensemble!

Les cipèdes retrouvés, nous partons, à petite vitesse, cependant... pourquoi se presser quand on fait une agréable promenade dans un agréable endroit?

Et celui-ci l'est, sans contredit. Pas comme chez la tante de Seule, et encore moins comme chez nos grands-parents, à Seule et à moi. Non, ici, les prés ont de l'ampleur, les troupeaux y sont à leur aise, les grands chênes et les sombres châtaigniers se dressent au milieu des prés, marquent le coin des haies. Soudain, la vue s'élargit sur une pente molle, toute scintillante de soleil, tendue d'un tapis d'herbes hautes piqué de fleurs multicolores et parsemé de vaches blanches.

Une petite route qui descend sans trop se hâter vers la rivière qui passe près de l'hôtel de la grand-tante d'Eglantine, et tout près aussi de la ferme qui vend au marché de la ville de Seule le mercredi et le vendredi de bons fromages de chèvre frais. D'ailleurs, nous la voyons, la ferme, elle est de l'autre côté de la rivière, tout près.

Une route qui monte maintenant. Nous nous arrêtons un moment au sommet de la haute colline. Devant nous, par-dessus une large vallée, une autre colline, plus haute encore, qui s'étale, qui s'affirme.

Mais que vois-je dans le champ?...

- Qu'est-ce que c'est que ces énormes...?

Eglantine a vu mon geste :

- On a semé des pierres il y a quelque temps; ce sont les premières qui poussent.

Bon, il y a bien sûr une plaisanterie. Devinons laquelle :

- Vous les arrosez souvent?

- Non, mais nous mettons beaucoup d'engrais.

La réponse d'Eglantine ne m'a rien appris. Essayons autre chose :

- Dans combien de temps seront-elles devenues vos collines?

- C'est difficile de le dire aujourd'hui; repose-moi la question dans...

Elle fait un geste vague, semble réfléchir. Seule intervient, comme pour l'aider :

- Oh! je pense que cent millions d'années...

- Oui, cela paraît raisonnable...

Je prends un air très très étonné :

- Ah bon, si vite?

Nous rions... et on m'explique. C'est du granit, qui remonte lentement du fond de la terre pour des raisons de pression... Curieux...

Nous remontons sur nos cipèdes. Un grand étang. La voie du chemin de fer qui va chez Eglantine. Un bois à travers lequel passe la route. Nous longeons une petite rivière. La grand route qui va chez Seule. Une route, pas très grande, qui traverse un petit pont. Depuis quand s'est-il installé là, sur la petite rivière? Il s'est un peu enfoncé dans la terre sous le poids de labeurs dont le souvenir s'est perdu.

Quelque chose a changé. Quelque chose vient de changer. Je me suis arrêté juste après le petit pont. Je regarde. Je regarde devant moi, je regarde derrière moi, là d'où nous sommes venus. Dans le pré qui borde le chemin, les fleurs sont coupées. Non, non, ce n'est pas ce que je veux dire, elles sont toutes sur pied. C'est pourtant l'impression que j'ai eue. Comment expliquer? Sur un côté du pré, les fleurs, éparses, sont assez grandes, leurs tiges souples, les couleurs douces; de l'autre côté du pré, les fleurs, serrées les unes contre les autres, sont petites, leurs tiges droites, les couleurs vives. Les arbres, des chênes surtout, ont pris du volume, les prés suivent des lignes bien dessinées, harmonieuses, le sol est devenu ferme, régulier. Je ne sens plus la nonchalance du paysage que je viens de quitter. Le paysage, ici, est rude, dur. Les petits nuages blancs ne s'étirent plus paresseusement dans le ciel, chacun d'entre eux s'est resserré, comme pour se protéger. J'ai la sensation de devoir être plus attentif.

Je crois que je suis resté longtemps à regarder.

- C'est le granit porphyroïde à gros grain, m'apprend Seule.

Nous remontons sur nos cipèdes. Dans le fond du chemin, un peu à gauche, une colline aux belles courbes paraît nous appeler.

- C'est là que nous allons goûter, m'annonce Eglantine, qui a suivi mon regard.

Le temps qui s'est promené comme nous est arrivé à cinq heures, et nous, nous sommes arrivés à la colline.

Au creux de la colline s'est abrité un petit village aux couleurs tendres; ses rues tortueuses ressemblent davantage à des passages menant aux maisons qu'à des rues menant à la place; la place d'ailleurs ressemble davantage à une cour coincée entre des maisons qu'à une véritable place, avec son marronnier et la tiédeur du soir.

Le village nous attendait. A vrai dire, c'était l'épicière du village qui nous attendait. A vrai dire, c'était nous qui attendions l'épicière pour assurer notre goûter! L'épicerie n'est pas bien grande, le village n'est pas bien grand. Mais nous trouvons toutes les bonnes choses dont nous avons envie. Biscuits sucrés, friandises sucrées, gâteaux sucrés, fruits sucrés, boissons sucrées. A propos, il faut noter que nous aimons beaucoup les sucreries!

Munis de nos cartouches... sucrées, nous montons jusqu'au cimetière du village.

Eglantine m'a dit : "Tu verras, l'endroit est calme et nous aurons plaisir à y prendre notre goûter!"

Elle a raison, j'ajouterai même que non seulement l'endroit est calme, mais qu'encore il est paisible. Nous nous installons dans l'herbe. Derrière nous, le cimetière, et derrière le cimetière, le soleil, éclairant toute la vallée au-dessous de nous. Au fond de la vallée, j'aperçois le petit pont où j'ai découvert le granit porphyroïde à gros grain. Et puis le chemin qui nous a menés jusqu'ici, et le long duquel maintenant les arbres flambent au soleil couchant.

Sept heures trente-trois minutes quinze secondes du matin. Le train a donc quinze secondes de retard. Eglantine nous attend sur le quai. Sept heures trente-quatre quarante-cinq; nous arrivons en courant chez elle. Sept heures trente-quatre cinquante-cinq; la voici qui arrive derrière nous. Sept heures trente-cinq vingt; nous sommes à table devant le chocolat et les habituelles appétissantes tartines. Nous avons largement tout notre temps. Nous devons partir sur nos cipèdes à sept heures quarante-sept; le train partant à sept heures cinquante. Nous disposons donc de onze minutes quarante secondes pour nous gaver.

Heureusement que la pendule de la gare marquait les secondes; le reste a été estimé.

Et pourquoi donc reprendre le train alors que nous sommes venus chercher nos cipèdes pour aller en promenade? C'est très simple; parce que nous allons nous promener à pied. Comment cela, à pied? Ecoutons Eglantine :

"Demain nous pourrions aller faire une grande promenade à pied là où habite un de mes cousins. L'endroit est très joli. Nous n'aurions même pas à emmener de provisions, car nous déjeunerions chez lui. C'est un peu loin; mais le train s'arrête à une gare toute proche de sa maison, gare où nous laisserions nos cipèdes. En effet, au retour, le train ne s'arrête pas. Il nous suffirait alors de cipéder une demi-heure jusqu'à la gare suivante pour rentrer. Qu'en dites-vous?"

Bien entendu, c'est hier qu'Eglantine nous a tenu ce discours, et bien entendu, nous avons donné notre accord. Et voilà pourquoi nous sommes tous les six dans le train. Tous les six? Evidemment, nous et nos cipèdes!

Un quart d'heure plus tard, nous déposons nos cipèdes à la gare du cousin. Et voilà pourquoi nous sommes tous les trois à pied. Tous les trois? Evidemment, nous et pas nos cipèdes!

Un pré où se sont enfoncées quelques vaches.

- Ma parole, on dirait que ce pré est tombé!

- C'est un ancien marécage, m'explique Eglantine.

Elle ajoute :

- Il y a beaucoup d'étangs par ici; c'est comme autour de ma petite bourgade!

- C'est vrai, il y en a dans toute la région, remarque Seule.

Elle poursuit, me désignant la direction de la petite bourgade d'Eglantine :

- Te souviens-tu du pré où nous avons déjeuné vendredi dernier?

- C'était aussi un étang?

- Oui, me répond-elle; on l'appelle même le Champ de l'Etang; il appartient au fermier...

- ...qui vend au marché de la ville de Seule le mercredi et le vendredi de bons fromages de chèvre frais, que nous mangeâmes ce jour-là.

Seule et Eglantine me complimentent sur ma perspicacité!

- Que veux-tu, toi? s'informe avec douceur Eglantine.

L'interlocuté, qui a mis avec peine sa tête par-dessus la haie - il n'est pas très grand - la regarde patiemment, sans bouger. Attend-il qu'elle lui dise autre chose? "Il parle à Eglantine, me souffle Seule; il lui dit qu'il ne sait pas la langue des hommes, et que cela le rend triste de ne pouvoir lui répondre."

- Et à moi, tu ne dis rien?

Est-ce le frère du précédent, qui semble poser la question? Il est arrivé sans bruit et s'est arrêté à quelques pas, la tête levée, en attente. Eglantine l'a entendu :

- Tu es très beau! Vous êtes beaux tous les deux!

Les deux blancs veaux s'épanouissent de bonheur. Je l'ai vu!

Nous suivons le chemin à petits pas tout en devisant. Un paysage vallonné, des prés, des ruisseaux, des fermes. Rien de particulier, mais comme on se sent bien dans ces creux entourés de collines! Nous croisons une fermière près d'un pont.

- Bonjour!

- Bonjour!

- Vous vous promenez?

- Nous nous promenons!

Cependant, la fermière a reconnu Eglantine :

- Tu viens voir ton cousin?

- Je viens voir mon cousin!

- Il est sûrement là, je l'ai vu tout à l'heure!

La fermière poursuit aussitôt :

- Tes parents vont bien?

- Mes parents vont bien!

- Bonjour!

- Bonjour!

Et la fermière s'en va d'un pas rapide.

Et nous, nous repartons d'un pas lent.

Devant nous, un chemin qui monte sur une colline et qui après avoir dépassé une belle ferme, mène à une croix plantée au carrefour de quatre chemins.

- C'est mon cousin!

Eglantine m'a montré la belle ferme toute proche.

Je plaisante :

- Ou il s'est transformé en ferme ou il est invisible!

Je sens bien que ma plaisanterie est... insuffisante, mais Eglantine :

- Où vois-tu une ferme?

Je tente de me rattraper, et désigne la croix du carrefour :

- Un peu à droite de l'église!

- Tu veux parler de la cathédrale, un peu plus haut à gauche?

- Oui, celle qui est en pleine ville, au grand carrefour!

- Ah, mais tu avais raison! C'est bien les cinq bâtiments de la ferme de mon cousin; la maison, l'étable, la grange, la porcherie et la remise.

Elle ajoute, en hochant la tête :

- Je n'avais pas vu la ferme; le grand orme, là devant nous, est tellement touffu!

- Quel grand orme?

- Tu ne peux plus le voir.

- Il a disparu?

- Non, mais pendant vos discussions, il s'est réfugié derrière nous! observe Seule avec calme.

Nous poursuivons notre marche. La ferme du cousin d'Eglantine.

- Il est encore tôt, nous dit-elle, il doit être dans les prés; nous reviendrons tout à l'heure.

Le chemin, bordé d'arbres et de haies, continue à monter; nous aussi. Une colline à droite, un mont sévère à gauche et, plus en avant, des prés, des hameaux, et un village dont on n'aperçoit que les toits et l'église.

Eglantine me désigne la direction de l'église :

- Un peu plus loin, un autre de mes cousins habite une ferme aussi grande que celle-ci.

Je regarde. Elle me demande au bout d'un moment :

- Tu la vois?

Je regarde encore :

- Non.

- C'est tout à fait ce que je pensais; d'ici, on ne peut pas la voir.

Je fais mine de m'inquiéter :

- Tu es bien sûre qu'elle existe?

Eglantine prend un air dubitatif :

- A la réflexion, je me demande...

Elle ajoute vivement, comme si l'idée venait de lui apparaître :

- Si nous allions demain voir si elle y est toujours?

- Tu crois que tu retrouveras le chemin?

- Oh oui! C'est mon chemin préféré de toute la région!

Je jette un coup d'oeil à Seule. Elle me fait un signe d'approbation. Je souris :

- Eh bien, c'est entendu; demain, nous irons nous promener sur le chemin d'Eglantine!

Nous sommes arrivés en haut de la côte. Je montre la croix plantée au carrefour des quatre chemins :

- Voilà une cathédrale bien située; d'ici, elle domine toute la région!

Des rails brillent là-bas, du côté du soleil. J'aperçois la gare par laquelle nous sommes venus :

- Et de plus, d'ici, je peux sauter dans le train!

- Oh, peux-tu en profiter pour mieux ranger mon cipède? il est très mal placé, me demande Eglantine.

- Je ne le vois pas...

- Bien sûr, il est au fond de la remise de la gare; je le vois par la petite lucarne.

Comment refuser? Je fais un bond et je reviens :

- C'est fait!

- Merci! Tu es bien aimable!

Et nous continuons notre chemin comme si de rien n'était.

Pourtant, Seule, très étonnée, se tournant vers Eglantine :

- Tiens, ils ont oublié ton cipède?

Eglantine s'est laissé prendre :

- Comment...?

Et Seule, avec calme :

- J'avais fait renvoyer nos cipèdes, puisque nous avions décidé de revenir en courant.

Un instant d'inquiétude pour Eglantine. Rires!

Nous marchons le long d'une vallée imprécise où se fondent de douces collines. Et maintenant nous approchons de la ferme du cousin. Un petit chemin s'en va en cahotant vers trois maisons délicatement posées dans leur écrin de collines, et puis revient vers nous, tout gai, le long d'un ruisselet caché dans l'herbe.

- Bonjour!

- Bonjour!

Nous voici chez le cousin. Le déjeuner nous attend, et ce n'est pas de refus, la promenade ayant creusé les appétits!

- Tu as réussi à rester entier?

Le cousin me tape sur l'épaule. Je ne comprends pas très bien pourquoi il m'a dit ça, ni surtout pourquoi Seule et Eglantine se sont mises à rire.

- Ma cousine ne t'a pas fait trop souffrir avec ses plaisanteries insaisissables? me demande le cousin.

Ah, c'était donc ça!

- Oh, il n'a pas été en reste, loin de là! s'exclame Eglantine.

- C'est bien fait pour toi! sourit son cousin.

Il se tourne vers Seule :

- Il est l'un des rares à s'être dépêtrés d'Eglantine!

- Il sait se défendre, observe calmement Seule.

Déjeuner. Les parents du cousin sont simples, joviaux. On voit qu'ils aiment beaucoup Eglantine, mais ne partagent manifestement pas son goût pour les "plaisanteries insaisissables". Et, au reste, à table, Eglantine n'a pas abusé de son penchant irrésistible pour lesdites plaisanteries.

Le déjeuné terminé, nous allons nous asseoir à l'ombre d'un grand charme. Il nous reste encore du temps, nous devons partir un peu après trois heures.

- Je me demande vraiment comment on peut arriver à vivre sans cinéma, tu ne trouves pas? me lance le cousin, au beau milieu d'une conversation sur les prés, les vaches et les rendements.

M'étant acclimaté au cousin pendant le déjeuner, je ne suis pas trop surpris par l'inattendu de sa question. Je réponds sur le même mode :

- Tu dis ça parce que tu es habitué à y aller tous les jours!

Il esquisse un très léger sourire :

- Que veux-tu, la petite ville voisine possède par bonheur un cinéma, comment ne pas se laisser tenter?

- Comme tu as raison! Tu sais, dans ma grande ville, il y en a dix; c'est beaucoup plus compliqué, il faut choisir!

Il prend un air pénétré :

- Ça, c'est déjà une occupation; on peut penser.

- Oh oui, c'est embarrassant! Toi au moins, tu n'es pas obligé de penser, tu n'as qu'un seul cinéma; quelle aubaine!

- Et ceux qui n'ont pas de cinéma du tout, que font-ils avec le temps qui reste?

- Ils cherchent d'autres distractions.

Et le cousin, prenant un air lugubre :

- Et si par malheur ils n'en trouvent pas?

- C'est très ennuyeux; habitués qu'ils sont à ne pas penser!

Le cousin me fait un grand sourire et me donne une bonne tape sur l'épaule :

- C'est de toi qu'Eglantine ne se dépêtrera pas!

Eglantine et Seule rient gaiement.

Sept heures trente-trois du matin. Le chocolat et les appétissantes tartines nous attendent. Aujourd'hui nous allons vérifier si la ferme de l'autre cousin d'Eglantine existe bien. La ferme étant du côté de la gare par laquelle nous sommes revenus hier, nous partirons par le même train et descendrons à la même gare. A la même gare? Oui, car cette fois-ci nous irons en cipède!

En route! Nous passons de nouveau devant le pré qui tombe et où les vaches sont toujours enfoncées. Mais au lieu de tourner à droite, comme hier, nous tournons à gauche.

- Nous voici sur le chemin ancien d'Eglantine, déclare solennellement Seule.

- Ancien? s'étonne Eglantine.

- Oui; c'est sur ce chemin que marchaient les hommes du passé!

Nous nous sommes arrêtés. Seule a sorti la carte, et montre le chemin ancien qui va presque jusqu'à la ferme du cousin chez qui nous nous rendons.

- Me voilà donc devenue un homme du passé! déclare non moins solennellement Eglantine.

Nous rions tous. Seule explique comment retrouver les traces des chemins de ces époques.

- Tu m'as déjà parlé des chemins anciens autour de ma petite bourgade, mais je n'ai jamais pensé à celui-ci.

- Moi non plus; j'ai surtout étudié ceux qui se trouvent de l'autre côté, là où habite ma tante.

Je m'exclame :

- Nous n'avons plus qu'à enfourcher nos chars!

- En avant! s'écrie Eglantine.

Et nous voilà partis!

- Oh, regardez!

Qu'a donc vu Seule? Moi, je ne vois rien du tout.

- Oh oui, elles commencent! renchérit Eglantine.

Comment cela? Qui est-ce qui commence?

- Qui est-ce qui commence?

- Celles qui sont de toutes les couleurs et qui griffent! me répond Eglantine en riant, comme s'il s'agissait d'un rébus.

J'ai compris :

- Blanc, rose, et puis un jour, vert, rouge; et enfin, noir! C'est le moment de se faire griffer, mais cela le mérite!

- Oh, je vois que les mûres poussent dans les rues de ta grande ville! me taquine Eglantine.

Les mûres, elles ne sont pas encore mûres, tant s'en faut. Quelques-unes peut-être... mais il est peu probable qu'elles soient bonnes. Mais que c'est donc joli, tous ces petits buissons chevelus qui poussent tout au long des clôtures! On dirait des bouquets disposés là pour orner le chemin.

- Vous voyez le châtaignier en haut de la petite côte? nous demande Seule, en désignant le fond du chemin.

Je m'exclame :

- Comment ne pas le voir? il emplit tout le ciel!

- Il a plus de trois cents ans, m'apprend Eglantine.

- Oh, il est bientôt aussi vieux que le chemin!

- Il s'en faut de beaucoup, me corrige Seule.

- Tu as raison, mais cela paraît si loin...

- C'est vrai, m'approuve Eglantine; et puis, lorsque je suis aux quatre chemins, près de lui, je ressens toujours une impression étrange...

- Je te comprends fort bien; ici se croisent deux chemins anciens qui allaient loin, très loin, lui explique Seule.

Nous nous sommes arrêtés. Eglantine s'est mise au milieu du carrefour, sous l'énorme vieux châtaignier, et regarde pensivement les chemins qui se croisent :

- Plus personne ne passe ici depuis longtemps; et pourtant... pourquoi ai-je la sensation de ne pas devoir être là, de gêner?

- Ce qu'ont laissé les hommes du passé qui marchaient sur ces chemins anciens est toujours là, lui répond Seule; c'est ce que tu ressens, même sans le voir.

- Oui, les chemins sont bien toujours là, mais...

Eglantine cherche ses mots. Seule reprend :

- Ce ne sont pas les chemins qu'ils ont laissés, c'est leur foi dans les hommes qui viendront après eux; ce qu'ils ont laissé n'est pas un simple chemin pour marcher, c'est une trace de leur volonté de construire la vie.

Nous reprenons la route - c'est-à-dire le chemin ancien qui va presque jusqu'à la ferme du cousin chez qui nous nous rendons.

Au loin, se précipitant sur nous, un monstre rugissant, lancé à toute vitesse!

Eglantine a fait de grands gestes, sans aucun doute pour effrayer le monstre. L'effet est immédiat; le monstre a fait volte-face et s'est mis incontinent à fuir. Succès éphémère; le monstre revient, toujours à toute vitesse! Nouveaux grands gestes d'Eglantine, nouvelle volte-face, nouveau retour. Mais cette fois-ci, arrivé jusqu'à nous, le monstre s'immobilise brusquement.

- Bonjour la virtuose du guidon! jette Eglantine au monstre, avec un large sourire.

Le monstre est à deux têtes; ou plutôt une tête et un guidon. La tête se trouve au-dessus d'une stricte jupe rouge, le guidon au-dessus d'un élégant moteur noir. La tête à la stricte jupe rouge descend du monstre à l'élégant moteur noir :

- Je viens de régler le moteur, et je fais des essais!

La Virtuose ajoute, toute radieuse :

- Il marche comme le tonnerre!

Ça, c'est vrai, je l'ai entendu!

- Tu te promènes? Tu vas chez ton cousin? Tu as déjeuné? Vous avez déjeuné?

La Virtuose ne nous laisse pas le temps de répondre, je devrais plutôt dire le temps de respirer. Elle poursuit, à une vitesse qui n'est pas inférieure à celle de son monstre :

- Il va bientôt être midi. On déjeune ensemble!

Ce n'est pas du tout une question; il n'y a qu'à obéir. Heureusement, cela nous fait plaisir à nous tous. Elle paraît très sympathique. Mais elle a déjà poursuivi, à la même vitesse :

- Nous n'allons pas nous enfermer, il fait trop beau; je vais préparer un bon pique-nique! Nous irons aux deux châtaigniers!

Eglantine arrive, je ne sais comment, à l'interrompre :

- Nous avons aussi apporté...

- Eh bien, montrez! Nous allons mélanger les deux!

Là-dessus, elle se précipite chez elle et revient en coup de vent. Pendant que les trois filles mélangent le pique-nique, je m'assieds près d'une clôture pour contempler le paysage.

Du ciel et des prés. Rien ne gêne mon regard. Les prés descendent en pente douce. En bas, c'est comme une large vallée qui n'aurait pas de frontières. Des troupeaux de belles vaches blanches qui, de loin, paraissent immobiles, s'étirent à travers les vastes prés. Au loin, un grand mont dont m'a parlé Seule. Les chemins anciens y menaient et en venaient, les hommes du passé y vivaient. Et aussi, avant, les hommes de l'âge du fer, comme ceux de la forge, qui faisaient sortir le train qui allait chez moi. Et aussi, les hommes des temps encore plus anciens, dont on ne sait même pas s'ils pensaient. Et cet autre mont, plus près et plus petit?

- C'est celui que tu as vu hier en allant vers la cathédrale, m'indique Seule qui vient de terminer les préparatifs du pique-nique.

- Ah oui, la cathédrale! Oh, elle, je la vois très bien, c'est la ferme du cousin d'Eglantine que je ne vois pas à cause du grand orme touffu!

- Quel grand orme? lance Eglantine qui vient de s'approcher.

- Ce ne sont pas des ormes, ce sont des châtaigniers! veut corriger la Virtuose qui n'a pas entendu toute la conversation.

Nous rions - à ses dépens, bien sûr! Mais a-t-elle prêté attention à nos rires? Ce n'est pas évident du tout, car elle poursuit d'une traite :

- C'est à cinq dix minutes à pied sans se presser...

Je l'interromps pour faire mon petit effet :

- Il n'y a qu'à laisser nos cipèdes ici!

A peine une hésitation :

- Quelle bonne idée, je n'y aurais pas pensé! Eh bien, c'est entendu, je laisse mon cipède à moteur aussi!

Effet raté! Seule et Eglantine rient sous cape.

Et voilà pourquoi nous sommes tous les quatre à pied. Tous les quatre? Evidemment, Seule, ses deux camarades de classe, moi-même, et ni nos cipèdes ni l'élégant moteur noir de la Virtuose!

Une grosse ferme. Des prés plus petits, bordés de grands arbres et peuplés de belles vaches blanches, se succèdent. La route monte légèrement. Je prends la tête de notre cohorte et je presse le pas.

- Où vas-tu? me crie la Virtuose.

Je me retourne. Que se passe-t-il donc? Le reste de la cohorte vient de tourner dans un tout petit chemin qui s'enfouit sous l'épais couvert des arbres.

- Tu ne sais plus reconnaître... commence Seule.

J'ai reconnu :

- Un chemin ancien!

Et qui m'accueille peu après l'entrée du chemin? A mon approche, elle est sortie de derrière un arbre, et me souhaite maintenant la bienvenue. Elle n'a rien dit, mais son regard est éloquent : "Contente de te voir. De vous voir tous. Je m'ennuyais. Vous venez déjeuner? L'endroit est agréable, à l'ombre des deux châtaigniers, l'herbe est souple. Installez-vous!" Et elle s'en va à petits pas brouter l'herbe du pré.

Sur le bord du chemin, les deux gros troncs des deux châtaigniers forment comme le portail d'un palais de verdure. Nous voici sur l'herbe souple. Le déjeuner est prêt, ô combien prêt! Le mélange proposé par la Virtuose ne nous laissera pas le ventre vide. Qu'on en juge!

Tout d'abord, je ne sais combien d'oeufs durs, toutes les poules de la région ont dû être sollicitées; des tomates et des concombres en veux-tu? en voilà. Et pour ne pas les laisser solitaires, du jambon cru, du saucisson, du pâté, des rillettes. Après tout cela, pour ne pas risquer d'avoir une petite faim, qui veut du rôti de porc? qui veut du rôti de boeuf? entourés, comme de juste, de branches de céleri, de carottes, de pommes de terre en robe des champs au gros sel, sans parler d'une macédoine de légumes à la mayonnaise. Ensuite, du fromage, évidemment. Et pour finir, nous avons le choix entre des gâteaux, des biscuits, ou tout simplement des cerises, des pêches, des abricots. Je crois que c'est tout. Heureusement que nous étions quatre pour porter tout ce réconfortant pique-nique!

La vache est venue voir et nous a dit : "Après cet en-cas, j'espère que vous pourrez tenir jusqu'au goûter!"

Nous sommes restés longtemps à bavarder. Le temps a passé. Nous devons, comme hier, prendre le train de quatre heures trente-cinq à la même gare. D'ici, nous n'en sommes pas très loin. En passant, nous dirons bonjour au cousin d'Eglantine, et surtout, nous vérifierons que sa ferme existe bien!

Nous voilà partis. Au bout d'un moment, le chemin ancien s'en va d'un côté, et nous d'un autre. Une bonne descente. La ferme est toute proche, mais les arbres la cachent encore. Une barrière double qui donne sur deux prés. Une barrière, faite de belles perches régulièrement disposées. Une barrière qui vous prie d'entrer. Nous entrons. Le cousin est au fond de l'un des deux prés. Il nous accueille aimablement. Nous parlons ferme, prés, vaches. La barrière m'a tant plu que je lui en fais la remarque. "La barrière?... Oui... C'est vrai, elle est belle; je ne l'avais jamais regardée..." La ferme existait bien.

Six heures cinquante-trois du matin. Le train nous emmenait, Seule et moi, dans une assez grande ville située sur une rivière. Qu'avait-elle de remarquable? "Rien", m'avait dit Seule. Alors, pourquoi y allions-nous?

Le père de Seule, qui est dentiste, devait aller dans cette ville voir un collègue et ami pour lui donner une fraise ancienne, objet d'étude. Une fraise, c'est l'horrible instrument avec lequel les gens de sa profession font souffrir les malheureux - ô combien! - patients, ou dénommés tels. Enfin, soyons justes; une fois fraisé, le patient se retrouve tout heureux d'être en bon état de marche, comme dirait la Virtuose.

"Partons ensemble un jour porter la fraise; j'aimerais aller avec toi sur les bords de la rivière!" m'avait dit Seule, il y avait quelques jours. Son père la lui avait confiée. Elle avait ajouté : "Nous irons d'abord déjeuner chez le dentiste; il a un fils qui a de bonnes idées, tu verras, tu ne t'ennuieras pas avec lui." Et voilà pourquoi nous étions tous les deux dans le train.

Trois heures et demie de voyage. Trois correspondances. Paysage agréable bien que plus plat, puisque donnant sur un grand fleuve. Un fleuve large et paresseux que nous suivîmes pendant une heure environ. Nous avions toujours l'impression d'être au même endroit de ce fleuve. Monotone?

- Non, ce n'est pas vraiment monotone, observa Seule, le fleuve a beaucoup de charme, il me semble qu'on ne s'en lasse pas trop vite.

- Je suis de ton avis.

J'ajoutai ironiquement :

- Après tout, de l'eau, c'est toujours de l'eau.

Elle sourit :

- C'est vrai qu'on appelle souvent d'un même nom des choses très différentes; et l'ennui, c'est que chacun comprend selon ses habitudes.

- Alors, que faudrait-il dire? Les rives du fleuve, le paysage qui l'entoure?

Je laissai un temps :

- On dit, quelquefois, l'atmosphère qui s'en dégage, ou le sentiment qu'on en éprouve.

- Tu penses à la ville où nous allons?

- Oui et non; tu m'as dit que la ville n'avait rien de remarquable, mais tu m'as surtout parlé de la rivière.

Elle resta songeuse. Je repris :

- Veux-tu dire que la rivière non plus n'a rien de remarquable?

- Peut-être... Sans doute...

- Cela dépend de qui regarde?

Elle me sourit :

- Cela te plaira.

- Je serai avec toi.

Nous restâmes un long moment en silence, la main dans la main.

Le paysage ne changeait guère.

- La rivière ne ressemble pas à ce fleuve, bien sûr?

Seule rit :

- Oh, non!

Dernière correspondance.

- Elle paraît assez grande, cette ville... Elle n'est pas agréable.

- C'est aussi mon avis, m'approuva Seule; mais peut-être pas celui de ses habitants.

- La ville où nous allons...

- ...est à peine plus grande que la mienne...

- J'aime bien ta ville, on y respire bien.

Seule semblait un peu gênée. Je souris :

- Ma ville est un peu... Je ne peux pas dire que je ne l'aime pas, mais respirer y est plus difficile.

Seule était restée pensive. Je crus comprendre :

- Où que nous habitions...

- ...nous serons ensemble.

Nous restâmes un long moment en silence, la main dans la main.

Nous repartîmes. Encore une demi-heure de train. Bientôt, une rivière nous rejoignit. Elle me donna le sentiment de n'en faire qu'à sa tête.

- Je t'avais dit qu'elle te plairait. Elle est sauvage.

Dix heures trente-huit, gare d'arrivée. Un garçon nonchalant, plus âgé que moi de cinq ans peut-être. C'est le fils du dentiste.

- Comment vas-tu? Ça fait longtemps que tu n'es pas venue.

Il ajoute, en se tournant vers moi :

- Content de te voir; tu passes de bonnes vacances?

- Oui, très bonnes; et toi?

- Très bonnes; mais je travaille un peu.

- Que fais-tu?

- Je veux être dentiste comme mon père.

- C'est difficile!

- Tout est difficile si on veut le faire bien.

Il laisse un temps :

- Tout...

Il s'est tu. Je reprends :

- C'est une belle chose de soigner les hommes...

Il m'interrompt :

- La petite fille t'apprend la philosophie.

Je suis un peu surpris. Il ajoute :

- Elle en était au biberon quand je l'ai connue.

Il me regarde attentivement :

- Je crois que tu n'es pas un élève débutant.

Je dois avouer que je ne sais trop quoi dire. Il n'est pas en peine de poursuivre :

- La pensée humaine est une belle chose; quel dommage qu'elle ne résiste pas à une carie!

- Et il est heureux que la carie n'ait pas résisté à la pensée humaine; sinon, il n'y aurait pas de dentiste, prononce Seule avec calme.

Le futur dentiste se déride :

- Elle était déjà comme ça quand elle était toute petite!

Il secoue la tête avec lenteur :

- Elle a toujours raison.

Il me regarde attentivement de nouveau, un peu plus longtemps, puis, sur un ton serein :

- Veux-tu faire une petite visite de la ville? Il est encore trop tôt pour le déjeuner.

Je lui dis que j'en serai très content.

- Tu ne l'as pas encore vue, me répond-il avec un sourire indéfinissable.

Et nous partons.

La visite n'est pas très tumultueuse. J'ai vite compris le "Tu ne l'as pas encore vue" de notre cicerone et son sourire indéfinissable. Le monument le plus notable? Le palet d'or... mangé tout en marchant! "Nous allons nous couper l'appétit!" fais-je remarquer à notre cicerone après le troisième délicieux palet. "Ce n'est pas une mauvaise chose", me répond-il avec le même sourire.

Et pourtant... Et pourtant, la ville ne m'est pas indifférente. Seule avait raison, ici il n'y a rien. Elle avait aussi raison de m'avoir dit : "Cela te plaira". Oui, je sais, elle m'avait parlé de la rivière; mais elle avait dit "Cela". Et elle n'a pas pour habitude de ne pas prêter attention à ses paroles... Nous marchons le long de petites rues tortueuses, s'insinuant entre des maisons qui ont vécu longtemps, et qui paraissent vivre encore dans un passé que l'on devine faste. Est-ce pour cette raison que je ressens une telle sérénité à travers toute la ville? L'esprit nonchalamment mordant du futur dentiste a-t-il la même origine?

Déjeuner. Le sourire indéfinissable n'a pas eu tort, une fois de plus. Non que le repas soit mauvais, mais l'harmonie des mets est absente; j'ai eu l'impression de ne manger qu'un seul plat. Le fils du dentiste a-t-il encore en mémoire les fastes des siècles passés? A qui donner raison? A la maîtresse de maison qui vit aujourd'hui, ou au fils qui regrette cette ville dont Seule m'a dit qu'elle avait été la plus importante de toute la région? Et Seule m'a dit aussi que dans ces temps-là, le reste de la région n'avait pas toujours de quoi combler sa faim.

Après le déjeuné, nous allâmes au bord de la rivière.

La rivière était calme. Elle n'était pas nonchalante. Je sentais une volonté qui veillait. La ville, bien qu'emplie d'une vie incessante, était sereine; la rivière, bien que traînant ses eaux entre les bancs de sable qui paraissaient vouloir l'endormir, était fougueuse. La ville était faite des hommes qui l'habitaient. La rivière n'était faite que de pluie, et la pluie, c'était la rivière elle-même. "Cela te plaira", m'avait dit Seule. Oui, cela m'a plu de partager la sérénité de la ville; oui, cela me plaisait d'être au bord de cette rivière qui coulait si doucement. Et cela m'a plu surtout de sentir cette entente mystérieuse entre l'homme et la nature, qu'on pouvait distraitement croire si différents l'un de l'autre.

Six heures cinquante-trois du matin. Nous sommes, Seule et moi, dans le train du retour. Trois heures et demie plus tard, nous descendons dans ma grande ville. Deux heures de cipède, et nous arrivons à temps pour le déjeuner chez nos grands-parents.

Moi, ce serait presque plutôt chez ma fidèle poule. Connaît-elle donc le bruit de mon cipède? La voilà qui se jette sous mes roues, j'allais dire, l'oeuf à la main! Restons sérieux. Mais enfin, visiblement, l'intention y était! Intention d'autant plus visible que, me mettant à table, je vois mon - pardon, son - oeuf!

- Comment as-tu fait là-bas pour t'en passer? plaisante mon grand-père.

- Oh, il a dû être suffisamment gâté là-bas! ponctue ma grand-mère.

- Je connais un peu la région où tu étais, reprend mon grand-père; elle est beaucoup moins vivante que chez nous!

Je me méprends :

- Tu veux dire ici?

- Mais non!...

- Ah oui, dans notre ville!

- Bien sûr!

Je réfléchis :

- La vie n'est pas seulement le tumulte.

Mon grand-père et ma grand-mère me regardent, étonnés tous les deux.

- Notre ville n'est pas désordonnée! proteste ma grand-mère.

- Elle ne rêve pas.

Ma réponse étonne encore plus mes grands-parents.

- J'espère que tu ne rêves pas quand tu es à l'école! s'inquiète Grand-père.

- A quoi servent donc les cours de littérature?

Il me regarde, inquiet tout de bon :

- A travailler!

Il ajoute, sur le même ton :

- A s'instruire!

- S'instruire? C'est-à-dire apprendre des choses?

Grand-père paraît perplexe.

- Tu penses qu'on peut aussi apprendre des idées? suggère Grand-mère.

Elle poursuit aussitôt :

- C'est aussi de l'instruction; il n'y a pas que les choses.

- C'est-à-dire apprendre à penser?

- Profiter de ce que savent ceux qui ont vécu plus longtemps que toi, reprend Grand-père.

- De ce qu'ils savent ou de ce qu'ils pensent?

Grand-père cherche une réponse. Grand-mère ne dit rien. Je change vivement de sujet :

- La vie, dans la ville de Seule, est plus calme que dans notre ville...

Je fais une pause :

- Vous vivez pourtant ici, vous n'êtes pas restés en ville.

- Nous n'avons plus l'âge de travailler, réplique Grand-père.

- La vie ici est moins fatigante pour nous, renchérit Grand-mère.

- Je fais mieux mes devoirs lorsque je suis au calme.

Je fais un grand grand sourire :

- Même si je ne rêve pas!

Grand-père et Grand-mère approuvent lentement de la tête.

Je change de nouveau de sujet :

- Les pommes commencent à mûrir?

Grand-mère est toute contente de parler de ses pommes. Elle a deux pommiers qu'elle soigne avec ardeur. Elle s'est vite levée :

- Viens voir le verger!

Elle me montre une des rares pommes qui a fait bien des efforts pour faire semblant d'être mûre :

- Encore deux ou trois jours de patience, et tu pourras la manger!

Elle poursuit, après avoir contemplé avec soin la pomme, objet de l'analyse :

- Tu seras encore là, j'espère!

Je le lui affirme :

- Je pense rester chez vous jusqu'à la fin des vacances!

Elle lâche sa pomme des yeux :

- Tu rentres quand en classe?

- Le lundi vingt et un septembre.

Elle réfléchit :

- C'est dans un mois...

- Oui.

J'ajoute en souriant :

- Nous avons encore du temps devant nous.

Elle secoue la tête :

- Alors, tu auras tout le temps de manger les pommes!

Grand-mère a maintenant quelques petits travaux à faire dans le potager.

- Tu veux m'aider un peu? me demande-t-elle, de l'espoir plein la voix.

Je sais bien qu'elle n'en a pas vraiment besoin, mais je m'exclame avec enthousiasme :

- Avec plaisir, j'aime bien ton jardin!

Je sais qu'on ne dit pas jardin pour potager, mais enfin, elle est de la ville comme moi! Et d'ailleurs elle ne me reprend pas.

Les travaux terminés, je vais mettre quelques affaires en ordre, et lire un peu. Vers cinq heures, Grand-père me propose d'aller faire des courses avec lui dans la petite ville aux bonbonnes de gaz. Lui non plus n'en a guère besoin, mais cela le fait bouger en ma compagnie. Je tâcherai de ne pas plus faire de philosophie avec lui qu'avec Grand-mère tout à l'heure. Je m'exclame donc avec le même enthousiasme :

- Avec plaisir, j'aime bien aller dans la petite ville!

La visite à la petite ville aux bonbonnes de gaz est aussi terne que possible. Enfin, ce n'est ni la ville de Seule, ni le village à la petite fenêtre timide qui observe avec curiosité, sans trop se faire remarquer, ce qui va et vient aux alentours. Et c'est encore moins les prés, où parlent les vaches.

La journée se termine. Le soleil, aujourd'hui, s'est couché une heure plus tôt qu'au début des vacances.

Bien entendu, est-ce la peine de le dire, ma fidèle poule était venue ce matin sous ma fenêtre m'annoncer joyeusement que son oeuf quotidien m'attendait au poulailler. L'oeuf mangé avec délices, les tartines couvertes de beurre et de confiture avalées et le bon chocolat chaud englouti, je montai chez Seule.

- Allons-nous courir? me demanda-t-elle dès qu'elle m'eut vu.

- Partis!

Nous montâmes aussitôt sur notre chemin ancien. Longue course, pas trop rapide; cela faisait quelques jours que nous n'avions pas couru. Puis, un petit repos sous notre poirier.

Déjeuner avec les grands-parents. L'après-midi, nous partîmes, Seule et moi, faire une grande promenade.

Le ruisseau qui sourd de la fontaine n'était pas à sec, mais les pluies ayant été rares cet été, il n'y coulait que de quoi se mouiller la plante des pieds. Du reste, même s'il faisait encore très beau, les grosses chaleurs étaient tombées, et nous n'avions aucune envie de nous mouiller la plante des pieds!

- Nous sommes aussi bien à marcher dans l'herbe le long du ruisseau! décréta Seule.

Nous étions maintenant sur le chemin qui bordait le pré de la Fourche, là où le ruisseau se jetait dans la rivière qui venait du village de la couturière. La Fourche n'était pas au pré, ses vaches non plus.

- Il les a changé de pré; regarde l'herbe, elle n'est plus très haute, m'expliqua Seule.

Nous traversâmes et retraversâmes le pré jusqu'au confluent, pour le plaisir de fouler l'herbe tout en devisant.

- Elle est amusante, la Virtuose du guidon! Elle est aussi comme ça en classe?

- Oh, cela lui arrive bien! m'avoua Seule, en souriant gaiement; elle arrive même à faire rire toute la classe et les professeurs!

- Ce doit être joyeux, chez toi!

- Quelquefois; et chez toi?

- Chez moi, nous sommes entre gens sérieux; c'est la ville qui veut ça.

- Lorsque je vais là-bas chez ma tante qui habite ta ville, j'ai toujours cette impression.

Seule ajouta, après un temps :

- Etre sérieux ne veut pas toujours dire que l'on pense à des choses sérieuses.

- Tu me fais penser au vigneron...

- ...chez qui nous avons été au début du mois...

- ...avec l'Eveillé.

Ce souvenir fit rire Seule :

- Mon cousin s'était bien moqué de lui! Et nous aussi, d'ailleurs!

Nous rîmes tous deux à cette pensée.

- Tu crois qu'il s'en est aperçu? me demanda Seule, avec un petit signe de tête dubitatif.

- Tu veux dire sur le moment?

- Non, après.

- Je ne sais vraiment pas; pour s'en apercevoir, il lui fallait admettre d'avoir été... je ne sais pas si je dois dire ridicule...

Seule réfléchit :

- Non, je pense qu'il lui fallait plutôt admettre qu'il obéissait à un monde ridicule.

Elle se reprit :

- Ce n'est pas ridicule que je devrais dire, c'est insultant; insultant pour ceux qui croient en l'homme!

Nous marchâmes un long moment en silence.

Le pré traversé et retraversé...

- Tu veux que nous montions dans le bois des saules? me suggéra Seule.

J'acquiesçai. Le raidillon monté, nous suivîmes la lisière du bois jusqu'aux grands saules touffus à l'ombre desquels nous nous installâmes.

D'un geste théâtral, je montrai le paysage s'étendant devant nous :

            "Revoilà ton ruisseau qui monte à la fontaine
            "Du village où tu vis, qui domine la plaine!"

Seule me sourit :

            "Monsieur le géographe, avecque mes oreilles,
            "Je veux de votre bouche entendre des merveilles!"

J'entamai ma conférence :

            "Madame l'auditrice, à gauche du village,
            "Cinq cent quarante-sept montre le paysage;
            "Du haut de la Montagne, on voit notre verger,
            "Notre chemin ancien, et puis notre poirier;
            "Le bois où je vous vis s'étire devant nous,
            "Ce bois qui me permit..."
            "Malheur! Malheur sur moi! la rime est réticente,
            "Mais Seule a pu trouver celle-ci qui m'enchante :

                        "...d'être là près de vous!"

L'oeuf du matin, le chocolat, le potager, la petite ville aux bonbonnes de gaz, la course sur le chemin ancien, le déjeuner.

Le ruisseau, le pré où il n'y avait toujours pas de vaches, le raidillon, le bois des saules. La lisière du bois jusqu'aux grands saules touffus à l'ombre desquels nous nous installâmes.

- Une forteresse...

J'avais laissé le mot s'envoler par-dessus les monts.

- Tu penses aux villages, aux prés, aux calmes collines où je vis? me demanda Seule.

- Oui; là où l'air passe sans être immobile, comme ici.

- Là où on n'est pas hors du monde, comme ici?

- Oui, comme nous le sommes ici, toi et moi.

Nous restâmes longtemps silencieux, l'un avec l'autre. Ensemble.

Dimanche. Déjeuner chez Seule avec des amis de ses grands-parents. Les amis viennent de la grande ville qui ne m'avait pas plu lorsque j'y étais passé mercredi dernier en allant chez le dentiste. Monsieur tient un important commerce de fournitures électriques en gros, Madame fait tenir la maison familiale par ses domestiques et Mademoiselle se tient bien. Quant à moi, je tiens tout cela de Seule.

- Quelles études faites-vous, jeune homme? m'apostrophe Monsieur.

- Je n'ai pas encore choisi ma voie...

- N'attendez pas qu'il soit trop tard! Les clients n'attendent jamais, ils changent de fournisseur!

- Et s'il n'y a qu'un fournisseur?

Il a une sorte de hoquet qui lui sert apparemment à rire :

- Alors, c'est le fournisseur qui change de client! Et alors, il faut attendre encore moins! Hé! hé!

- Je m'intéresse à la philosophie...

Il hoquette de nouveau, mais cette fois-ci avec un grincement, ce qui doit, je suppose, représenter pour lui un éclat de rire :

- Vous ne le vendrez jamais! Ce que veulent les clients, c'est du solide. Vous pourrez toujours brancher votre philosophie dans une prise électrique, ça n'allumera pas la lampe! Hé! hé!

Le grand-père de Seule lui verse à boire. Le bon vin de notre région, bien entendu. Il le goûte avec lenteur, sinon avec une attention véritable :

- Ha! ha!... il est bon!

Il prend un air pénétré, secoue un certain nombre de fois la tête vers l'avant, comme pour parler au verre, encore à moitié empli du bon vin de notre région :

- Ha! ha!... il est bon!

Il refait le manège précédemment décrit :

- J'ai bu...

Suit le long récit du moment précis où il l'a bu, de l'endroit, et de la comparaison détaillée - à l'avantage du bon vin de notre région - des deux vins.

Madame, air pincé, parle-t-elle pour elle-même, pour contredire Monsieur, ou pour m'édifier moi? Il m'est difficile de le deviner.

- Ce qui compte, jeune homme, m'informe-t-elle, le doigt levé, sans doute pour donner plus de force à son assertion, c'est la culture!

Le doigt est baissé, mais le regard en dit long :

- Vous ne pourrez jamais avoir d'importance en société si vous ne savez pas ce que tout le monde sait, ce que les personnes présentes savent, si vous préférez; je ne parle pas, bien entendu, des personnes présentes!

Comme le dirait mon professeur de physique, il ne manque que l'heure et le lieu pour éclairer ce propos. Les quelques coups d'oeil que j'ai jetés à Seule m'ont en tout cas édifié sur les raisons qu'elle avait eues pour que je fusse présent, moi aussi!

Mais Madame continue, sans tenir compte de mes pensées digressives :

- Le savoir met l'homme en valeur, mais à la condition de ne savoir que ce que savent les autres!

Un coup d'oeil à Seule me confirme que Madame vient de redire ce qu'elle venait de dire. On ne peut pas prétendre que Madame se laisse facilement entraîner hors du sujet qu'elle a choisi.

Je demande innocemment à Madame :

- Alors, il faut d'abord demander aux personnes présentes ce qu'elles savent, afin de pouvoir le répéter devant elles?

Madame prend le ton apitoyé qu'on prend devant quelqu'un qui ne comprend rien :

- Non, il ne faut jamais rien demander de la sorte; les personnes présentes ne veulent certainement pas que vous sachiez qu'elles ne savent pas ce que vous savez!

- En somme, les gens veulent savoir qui vous êtes, mais ne veulent pas que vous sachiez qui ils sont, remarque Seule, légèrement impatientée.

Madame cherche manifestement une réponse appropriée à travers toute la table.

- Voulez-vous encore un peu de petits pois? lui offre aimablement la grand-mère de Seule.

- Oh, avec plaisir! Ils sont délicieux! Ils viennent de votre jardin?

- Oui; ma femme est une excellente jardinière! lui répond le grand-père de Seule, avec empressement.

- Que c'est agréable de pouvoir...! s'exclame sans perdre de temps Madame.

La conversation se poursuit tout aussi agréablement que de pouvoir manger les petits pois de son jardin - mais non, Madame aurait dû dire de son potager, voyons! - mais que voulez-vous? Madame est de la ville, et même de celle qui ne m'a pas plu! Hé! hé!

Le déjeuné terminé, on passe au jardin prendre le café, et, bien entendu, boire la bonne liqueur de notre région. "Ah, qu'elle est bonne, c'est ici qu'on trouve la meilleure!..." a commenté Monsieur, évidemment. A propos, ce jardin-ci est un vrai jardin, avec des belles fleurs, un beau gazon bien entretenu, des fauteuils élégants... de jardin. Comme, sans doute, dans sa ville qui ne m'a pas plu. Comme chez moi, dans ma grande ville...

Nous, les jeunes gens, nous allons nous asseoir un peu plus loin, sur l'herbe du pré qui borde le village. "Pour ne pas déranger les parents!" a indiqué posément Mademoiselle. Nous asseoir sur l'herbe est vite dit. Mademoiselle a soigneusement examiné l'herbe en question, puis elle a délicatement sorti de son petit sac à main qui ne l'avait pas quittée un joli mouchoir de batiste, qu'elle a posé à terre avec précaution, s'est assise lentement avec la grâce d'une ballerine et se tient droite.

- Tu t'intéresses aussi à la philosophie? demande Mademoiselle à Seule, d'une voix unie.

- Oui, quand cela touche à la pensée de l'homme, répond Seule d'une voix calme.

Mademoiselle réfléchit, les yeux fixés sur le lointain :

- C'est très intéressant.

Elle laisse un temps :

- Tu dois être une très bonne élève.

- Je suis sûr que tu es une très bonne élève, toi aussi!

J'ai parlé un peu sèchement. Elle se tourne vers moi avec un sourire à peine, à peine ironique et, d'une voix toujours unie :

- Ce n'est pas un défaut.

Mademoiselle a lissé de la main le bas de son élégante robe pour s'assurer qu'elle dessine sur l'herbe un arrondi parfait.

- Ce qui compte, reprend-elle, c'est beaucoup plus la pensée des hommes que la pensée de l'homme.

- Tu veux dire de ceux qui font quelque chose de concret? suppose Seule.

- Quand je prends le train, je veux que le conducteur m'amène où je veux; ce qu'il pense ne compte pas.

- Et s'il pense au milieu du voyage que ça ne sert à rien d'aller plus loin et qu'il arrête le train?

J'ai lancé ma question un peu comme une boutade, peut-être même pour égayer la conversation. Mademoiselle est une personne qui ne plaisante pas.

- Celui-là ne conduira plus de train, prononce-t-elle sans s'émouvoir.

- Je suis tout à fait de ton avis, l'approuve Seule, mais quand tu prends le train, tu ne voyages pas avec le conducteur, tu ne le connais pas.

- Il faut bien que quelqu'un conduise.

- Tu pourrais le faire toi-même; en auto, dès que tu en auras le droit, c'est bien ce que tu pourras faire.

Mademoiselle reste un moment sans répondre :

- Bon, pour le train et l'auto, je veux bien; et si je veux voyager avec quelqu'un dans ma vie?

Seule et moi répondons presque en même temps :

- Vous conduirez ensemble!

Elle nous regarde tour à tour, sans se presser :

- Oui, vous avez choisi la même gare d'arrivée.

- Oui, mais nous n'avons pas encore choisi laquelle, répond Seule.

- On est bien obligé de choisir sa gare avant de partir.

J'observe :

- Rien n'empêche de changer de train ou de route pendant un voyage qu'on fait ensemble.

- Je préfère ne pas m'exposer à une mauvaise surprise, insiste Mademoiselle; je ne pense pas me satisfaire de n'importe quelle gare.

Elle ajoute, gardant sa voix unie :

- Ni même de n'importe quel train.

Seule a un mouvement de surprise :

- Il ne te suffit pas qu'il te mène là où tu veux?

- Le voyage peut être long; je veux qu'il soit confortable.

Elle poursuit, après un moment de méditation :

- Je ne supporte pas les automobiles de série. L'automobile de mon père n'est pas comme celles de tout le monde; les portes s'ouvrent largement sans qu'un montant placé en plein milieu vous gêne pour entrer ou sortir.

Je m'étonne :

- Et comment peut donc tenir la porte arrière?

- La porte arrière s'ouvre en tournant vers l'arrière, comme la porte avant tourne en s'ouvrant vers l'avant.

Un petit silence.

- Ce qui compte, c'est malgré tout celui qui est dans ton auto, déclare Seule.

- Oui; à la condition qu'il dise clairement qu'il veut y monter.

- Ça, je suis entièrement de ton avis!

J'approuve :

- Moi aussi, cela me paraît indispensable!

Mademoiselle reste un moment sans parler :

- J'ai rencontré l'automne dernier un garçon au cours de danse; j'avais seize ans et il en avait un ou deux de plus que moi. Je crois avoir pensé que nous pourrions voyager ensemble.

Elle prend un temps :

- Nous nous sommes beaucoup vus jusqu'au mois de mai.

Elle s'est interrompue. Nous attendons, pour ne pas la troubler. Elle reprend, de sa voix unie :

- Cela faisait six mois qu'il venait me voir; il me semblait bien que je ne lui étais pas indifférente, mais il ne me disait jamais rien de précis.

Elle s'interrompt de nouveau. Nous attendons. Elle reprend, avec un ton plus dur :

- Un jour, au tout début de mai, après une agréable promenade, m'ayant raccompagnée à ma porte, il m'a demandé, comme de coutume : "Quand nous revoyons-nous?" Ce jour-là, je lui ai répondu : "Pourquoi veux-tu me voir?" Il s'est contenté de me répondre qu'il aimait bien me voir. Je crois qu'il a ajouté quelque chose d'indistinct, puis a renouvelé sa demande. Je lui ai répondu : "Téléphone-moi!" Il a hésité : "Et si ce sont tes parents qui me répondent?" Je lui ai dit : "Tu me demanderas." Je ne l'ai plus revu.

Nous restons silencieux un long moment.

- Il était peut-être timide... suggère tout doucement Seule.

Mademoiselle a levé les yeux sur elle, l'a longuement regardée, et n'a rien répondu.

Matinée avec les grands-parents. Course courte, mais rapide avec Seule.

Cet après-midi, nous allions chez l'Ami des poules. Temps maussade. Des nuages gris, tantôt clairs, tantôt sombres. Il ne pleuvait pas. Il faisait assez chaud.

- Le temps n'est pas plus gai que l'histoire de Mademoiselle, constata pensivement Seule.

- Oui; elle est surtout triste parce qu'elle ne tenait peut-être qu'à une maladresse; sinon, elle aurait pu être toute différente.

- En es-tu sûr? Les maladresses sont parfois révélatrices.

- Tu penses que Mademoiselle aurait pu chercher à le retrouver?

Seule hocha la tête :

- Pourquoi dis-tu retrouver? Elle ne l'avait pas perdu.

- En tout cas, il n'était plus là.

- Voulait-il vraiment revenir?

- Elle ne l'avait pas encouragé.

Seule resta pensive un moment :

- Encouragé? L'encourager aurait voulu dire qu'il n'avait pas de courage; je devrais plutôt dire d'envie.

- Tu as dit à Mademoiselle qu'il était peut-être timide.

- Elle n'a rien répondu; crois-tu qu'elle n'y avait pas pensé?

- Si, sans doute; mais tu sais, moi, je suis un garçon...

- Tu as malgré tout attendu sur le chemin ancien.

- Je ne voulais pas paraître vouloir t'obliger...

- Elle non plus.

L'Ami des poules nous accueille joyeusement :

- Enfin revenus! nous crie-t-il de loin, tout en entassant le fumier à grands coups de fourche.

La Jumelle ne paraît pas moins heureuse de nous voir :

- Le cochon vous attend! rit-elle gaiement.

Comme à chaque fois que nous venons, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon nous attend tous une fois de plus. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous retrouvons l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres.

- Vous avez fait de bonnes promenades dans les vastes plaines? nous demande plaisamment l'Ami des poules.

- Tu as tort de te moquer, proteste la Jumelle; nous sommes déjà allés là-bas, les paysages sont calmes...

- ...endormis! la coupe son frère, dodelinant la tête, comme s'il allait s'endormir lui-même.

- Pas du tout! proteste à nouveau sa soeur; simplement, les gens ne sont pas agités comme chez nous, dans notre ville!

- Là-bas, il faut faire trois heures de marche avant de trouver un village...!

Je crois que c'est malgré tout un peu exagéré. Seule est clairement du même avis. Et nos rires interrompent d'un seul coup l'Ami des poules!

La Jumelle n'est pas en reste :

- Là-bas, au moins, les villages paraissent se connaître les uns les autres.

- Ça, c'est vrai, intervient Seule; j'ai beaucoup de camarades de classe qui demeurent autour de ma ville; ils se connaissent et s'entendent très bien.

- Et ici... commence l'Ami des poules, cherchant à se rattraper.

Je le coupe à mon tour :

- Les villages près des vignobles, par exemple...

- Eh bien, il y en a un toutes les dix secondes!

- Oh, encore plus près! Un pas suffit pour aller de l'un à l'autre.

Il cherche à comprendre. Je poursuis tranquillement :

- Dommage qu'ils ne se connaissent même pas.

- Qu'est-ce que tu racontes?

Seule raconte notre visite au Maître des lieux :

- Nous lui avons demandé la grandeur de la vigne qui côtoyait la sienne. Il a promené un regard vague autour de lui en demandant : "Où ça?" Nous lui avons donc montré la vigne. Il s'est offusqué et a répondu : "Je ne sais pas; ce n'est pas ma vigne!"

Un petit silence. La Jumelle se tourne vers Seule :

- Tu aimes bien ta région!

- Oui, répond Seule, on est partout chez soi.

- Et pas ici?

- Ici aussi, on est chez soi; mais seulement à l'endroit où on est.

- J'ai compris, plaisante l'Ami des poules; on n'est pas chez soi quand on n'est pas chez soi!

Seule sourit :

- Tu as une grande agilité d'esprit; c'est bien ce que je voulais dire.

Je connais bien l'Ami des poules; c'est mon camarade de classe; il veut d'abord savoir de quoi on parle, il faut lui parler net. "J'aime bien comprendre!" me dit-il souvent lorsque j'aborde un sujet un tant soit peu mal défini. Bien sûr, je l'aide. Mais quel dommage qu'il ne cherche que rarement lui-même!

Le voilà donc perplexe devant la réflexion de Seule. Comme il ne dit rien - et pour cause! - Seule l'aide :

- Chez moi, les villages font partie de la campagne; ici, ils sont à part.

A présent, mon camarade de classe est à l'aise; il sait de quoi on parle :

- Je ne m'en étais jamais rendu compte - on ne regarde pas toujours avec attention autour de soi - mais pour ce qui est d'ici, tu as raison, les villages paraissent séparés du reste.

Il ajoute, après un temps :

- Je suis rarement allé de ton côté, mais j'ai gardé le souvenir d'un tout sans rupture.

J'observe :

- Ici, dans votre village, et aussi chez nos grands-parents, à Seule et à moi, on est encore dans un autre monde; je l'ai appelé une forteresse.

- Une forteresse! s'exclame l'Ami des poules.

Et, interpellant sans attendre l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres :

- Garde! Vois-tu venir l'ennemi?

Le garde a déjà dû scruter l'horizon depuis longtemps sans rien voir de menaçant, car il est resté impassible.

- Soyez sans inquiétude, nous ne courons aucun danger! nous rassure aussitôt d'une voix retentissante l'Ami des poules.

Nous rions, après avoir poussé de grands "Aaah!" de soulagement.

- Si nous avions été là dans les temps passés, nous indique Seule, nous aurions été encore plus contents de cette bonne nouvelle; il ne manquait pas d'ennemis, par ici!

- J'avais bien fait de penser que tu voulais devenir professeur d'histoire ancienne! s'exclame la Jumelle.

Seule sourit :

- Tu avais aussi dit que je voulais devenir historienne.

Je demande :

- Et comment peut-on être professeur d'histoire sans être historien?

- On peut, en tout cas, être historien sans être professeur d'histoire, note l'Ami des poules.

- Si l'historien ne fait pas profiter les hommes de ce qu'il sait, à quoi lui sert-il d'être historien? s'étonne la Jumelle.

- Oh! ironise Seule, à lui, cela lui sert; cela lui sert à être satisfait de se trouver savant.

La Jumelle proteste :

- Bon, il se peut qu'il suffise à l'historien de s'admirer dans une glace...

- Oh! je suis bien sûr qu'il voudra aussi briller devant des élèves! l'interrompt son frère.

- S'il brille devant ses élèves, commente Seule, cela ne lui apportera rien; il ne fera qu'accomplir ce que ses élèves attendent normalement de lui.

Elle poursuit, après une courte pause :

- S'il veut vraiment briller, c'est devant son entourage qu'il voudra briller; là, c'est autre chose, il sera satisfait de se considérer supérieur à ceux qu'il connaît et devant lesquels il se montre tous les jours.

Nous ne disons rien pendant un bon moment. Puis, la Jumelle :

- Bon, et si c'est sans lui?

- Qui ça, lui? s'étonne son frère.

- Celui à qui ça sert! sourit Seule.

- A qui ça sert? répète le frère, toujours étonné.

- Bien sûr, répond la Jumelle, souriant à son tour; voici la nouvelle question : "Si l'historien ne fait pas profiter les hommes de ce qu'il sait, à quoi sert-il qu'il soit historien?" et non plus : "à quoi lui sert-il d'être historien?"

- Compris! s'écrie gaiement l'Ami des poules.

Et il ajoute en riant :

- Il suffisait de m'expliquer!

L'évidence de la chose nous fait tous rire!

Les rires calmés, l'Ami des poules reprend :

- Et pour prouver que j'ai bien compris, voici la même question posée autrement : A quoi sert-il d'allumer un feu, si ce n'est ni pour s'éclairer ni pour se chauffer?

- Ta question est bien posée, approuve Seule; il est dommage d'ajouter que le feu sert aussi à détruire.

- Voilà qui jette un froid! déclare l'Ami des poules.

Malgré la drôlerie du trait, personne ne rit. Il reprend à nouveau :

- Bien sûr, il est facile d'entamer une controverse sur le sujet : Qui décide s'il est bon ou non de détruire?

Je m'écrie :

- Ah, nous avons déjà parlé de cela le mois dernier à propos du tir à l'arc!

- Oui; et si nous reprenons le même raisonnement, la Jumelle ne pourra pas suivre, car elle n'était pas là ce jour-là, avertit Seule.

- Vous avez tiré à l'arc? demande la Jumelle avec curiosité.

Seule lui sourit :

- Non, mais... Je crois qu'il vaut mieux te raconter toute la discussion.

Nous racontons toute la discussion. Seule termine par la conclusion qu'elle en avait donnée :

- Penser est inutile; cela n'aboutit qu'à empêcher de faire ce que nous devons faire et dont nous ne savons rien.

- Je vois que vous en avez tiré une belle conclusion! constate la Jumelle; si nous reprenons la même controverse au sujet de la destruction par le feu, il est à craindre que nous aboutissions à la même conclusion.

Nous restons un moment sans rien dire. Je résume :

- Alors, compte tenu de nos analyses, l'historien doit être professeur pour partager ses connaissances.

- Sans chercher à briller devant ses élèves; sinon il fera un mauvais cours, ajoute la Jumelle.

- Pourtant, on aurait pu penser qu'en cherchant à briller, le professeur ferait un cours encore meilleur, suggère l'Ami des poules.

- Si le professeur ne s'occupe que de lui-même, lui répond Seule, il pourra fort bien mentir, en retranchant de son cours ou y ajoutant ce qui lui permettra de briller le plus possible.

Ce matin, ma fidèle poule est venue s'assurer que je mangeais avec appétit l'oeuf qu'elle m'avait ponctuellement pondu. Elle m'a longuement regardé sans bouger. A quoi pensait-elle? Pensait-elle, au reste? Si elle ne pensait à rien, pourquoi me regardait-elle avec tant d'attention? Je crois que je la regardais moi-même de la même façon, ce qui me rendait distrait.

- Tu n'écoutes pas, finit par me reprocher doucement ma grand-mère, une inquiétude dans la voix.

- Excuse-moi, je...

- Pourquoi regardes-tu cette poule?

- Son oeuf n'est peut-être pas bon! plaisante mon grand-père.

Ma fidèle poule a-t-elle compris qu'on parlait d'elle et a-t-elle... pensé qu'elle était de trop? Bien sûr, c'est très peu probable, mais il n'empêche qu'elle a choisi ce moment-là pour s'en aller.

La conversation a repris. Je vais avec Grand-père et Grand-mère faire quelques achats dans la petite ville aux bonbonnes de gaz. Beaucoup de monde dans la presque unique rue de la petite ville. Beaucoup de monde dans les presque uniques boutiques de la petite ville. Les gens marchent, indifférents, ne regardant rien, ne voyant rien. Et puis soudain, en voilà deux qui se heurtent l'un contre l'autre. Regards imprécis, excuses réciproques, et puis s'en vont. Ou bien, grandes manifestations de plaisir pour s'être rencontrés, trois mots animés, quinze peut-être, et puis s'en vont. Personne n'a longuement regardé personne; il y a les achats qui attendent. Et puis, on aura certainement l'occasion de le faire une autre fois. Certainement.

Après le déjeuné, j'étais monté chez Seule, et nous étions partis... n'importe où. Nous marchions lentement, faisant une pause à chaque joli buisson, à chaque belle vache, échangeant quelques mots avec elle, un peu à droite vers le chemin ancien et les vergers, un peu à gauche le long du ruisseau, gardant les pieds au sec - il faisait bon, sans plus!

Après-midi sans philosophie, sans sujet particulier. Nous flânions en paroles tout autant qu'en promenade.

- Te souviens-tu du pique-nique avec Eglantine et la Virtuose du guidon? me demandait Seule en riant.

- Oh oui, je m'en souviens! J'étais resté un peu sur ma faim!

Et nous étions là, à rire...

- Tu crois que Madame la ronce ne s'est toujours pas fait écraser?

- Non, je ne le crois pas, répondait Seule; elle m'avait paru pleine de sagesse!

Et nous prenions tous deux une mine respectueuse envers Madame la ronce.

- Récite-moi Suaue!

Et Seule, juchée sur une grosse souche, me récitait :

- Suaue mari magno...

Nous étions restés jusque tard dans la nuit...

Au matin, ma fidèle poule est venue s'inquiéter :

"Il est bientôt huit heures! Le soleil est déjà levé depuis trois heures, et mon oeuf t'attend depuis deux heures! Tu vois ce que c'est de se coucher tard! Sans compter que je t'ai entendu dire hier matin que tu devais partir à huit heures et demie au plus tard pour être à la gare à dix heures et quatre minutes prendre l'Eveillé qui vient passer la journée avec l'Ami des poules - brave garçon, va! - la Jumelle, Seule et toi!"

Voilà ce que m'a déclaré ma fidèle poule lorsque je me suis réveillé - ou qu'elle m'a réveillé, je ne sais pas trop. Elle avait raison. En foi de quoi, j'ai bondi hors de mon lit, gobé l'oeuf, avalé mon chocolat... et me voici chez Seule, qui, d'ailleurs, ne s'est pas réveillée tellement plus tôt que moi!

Il ne nous reste plus qu'à cipéder à belle allure par le chemin ancien jusqu'à une ferme située sur le penchant de la colline donnant sur la gare, et où nous laissons nos cipèdes pour dégringoler le raidillon en courant, toujours à belle allure, jusqu'à la gare où le train vient de s'immobiliser à l'instant même!

- Ton train a bien du retard; ça fait une heure que nous t'attendons!

- Ça essouffle, d'attendre! nous lance en riant l'Eveillé, descendant de son wagon.

Le raidillon remonté, nous revenons à la ferme. L'Ami des poules et la Jumelle nous attendent sur le chemin.

- Ça fait une heure que nous vous attendons! s'écrie de loin l'Ami des poules.

Je lui crie en réponse :

- J'arrive! J'accélère!

Et je plonge dans la ferme pour en ressortir... à cipède :

- Ça fait deux heures que nous sommes ici!

L'Eveillé s'exclame d'un ton consterné, s'adressant à la Jumelle et à son frère :

- Ils m'ont dit à la gare que cela faisait une heure qu'ils m'attendaient; ils ont donc mis une heure pour descendre la petite côte! Mazette!...

Nous nous mettons tous à rire!

- Nous n'allons pas nous ennuyer avec toi! constate l'Ami des poules, en souriant gaiement à l'Eveillé.

Il est un peu tôt pour le déjeuner, et nous allons faire une petite promenade à pied, en suivant la ligne de niveau qui longe la corniche - je profite des leçons de Seule! - tout en contemplant la belle vue qui monte de l'autre côté du chemin de fer où filent quelques trains, jusqu'à la terrasse du château où nous avons parlé philosophie avec le Philosophe.

- Ce n'est pas chez moi que je pourrais voir un pareil paysage! ponctue l'Eveillé; tout est plat et fade, là-bas!

Midi s'est approché, et la faim a suivi midi! Nous revenons vers la ferme où nous avons laissé nos cipèdes, et notre repas. Repas que nous nous empressons de sortir des sacoches desdits cipèdes. Installés dans un petit pré qui domine la vallée, nous faisons l'inventaire de notre menu... qui n'est pas si menu que ça, chacun ayant apporté son écot sous forme de victuailles.

- J'ai faim! Qu'avez-vous de bon à manger? fait mine de s'impatienter l'Ami des poules.

Je réponds, faisant mine d'être contrit :

- J'avais été prendre le bon poulet rôti de la ferme du bout de ma rue, mais j'ai oublié de l'emmener avec moi!

- Ça ne fait rien, me rassure d'un ton débonnaire l'Ami des poules; cours vite le chercher, tu reviendras bien à temps pour le café!

- Nul besoin; je l'ai appelé il y a un instant, il va venir tout de suite!

- Ah, très bien! Moi, mon cochon est parti en même temps que moi, mais j'ai dû rouler trop vite; je pense qu'il ne va plus tarder!

L'Ami des poules se tourne vers sa soeur :

- Tu as apporté les pommes de terre que j'ai plantées hier soir?

- Bien sûr! Ce matin, elles n'étaient pas encore tout à fait prêtes, mais les rhizomes viennent d'arriver et ma salade se prépare!

Moi, j'ai mes tomates :

- Oh! alors tu pourras y ajouter les tomates du potager de ma grand-mère!

Seule ajoute aussitôt :

- Et pour finir, nous aurons les prunes des vergers de mes grands-parents!

L'Eveillé intervient soudain :

- Pas du tout! Pour finir, c'est moi!

Un temps :

- J'ai apporté ma bonne volonté et mon grand appétit!

Un silence savant. A peine avons-nous commencé de joyeux rires qu'il achève :

- Et quelques paires de lunettes pour mieux apprécier ce que mangerons!

Joignant le geste à la parole, il extirpe d'un petit sac d'appétissants biscuits sur lesquels deux trous ronds laissent voir une bonne confiture de framboise.

Nous les connaissons bien, ces délicieux biscuits... et nous applaudissons!...

- Tu veux être professeur? demande l'Eveillé à la Jumelle.

- Oui; professeur des sciences de la nature; la terre, les animaux, les plantes.

- Elle veut transformer les poules en gallinacés! plaisante l'Ami des poules.

L'Eveillé paraît réfléchir :

- Gallinacés...

Il attend un moment avant de continuer :

- Pourquoi pas? Nous avons bien transformé la poule en bon poulet rôti de la ferme du bout de sa rue.

L'Ami des poules fait mine de s'être laissé prendre :

- Ce n'était pas une poule, c'était déjà un poulet!

L'Eveillé fait mine de ne pas s'en être aperçu :

- C'est vrai; alors, nous n'avons rien transformé du tout, prononce-t-il lentement, avec l'air de quelqu'un qui vient de se rendre compte de son erreur.

Nous pouffons tous de rire. L'Ami des poules affirme plaisamment :

- Mais si; nous sommes en train de transformer ce poulet en un petit tas d'os!

Le pique-nique se poursuit gaiement. Bavardages divers. Cependant, l'Eveillé revient aux gallinacés :

- Est-ce qu'on étudie les poules par curiosité ou parce qu'on sait que ce sont des poulets rôtis?

- Notre ami des poules...

Il m'interrompt, étonné :

- Ami des poules?

- Oui; le frère de notre futur professeur des sciences de la nature est un grand défenseur des poules contre les gallinacés!

- Ah! Défend-il aussi les poules contre les poulets rôtis?

- Oh, non! je préfère les manger, aussi bien les unes que les autres! s'écrie le frère en question.

Je crois que tout le monde se trouve être du même avis.

- Eh bien, que voulais-tu me dire à propos du frère du futur professeur des sciences de la nature? me redemande l'Eveillé.

- Qu'il n'avait pas tort de préférer les poules aux gallinacés.

Je poursuis plaisamment :

- Les poules sont bien meilleures à manger!

Et là-dessus, je conclus :

- Et puis, on sait qu'il ne s'agit, tout compte fait, que de poulets rôtis!

L'Eveillé réfléchit :

- Si on ne le sait pas pour d'autres animaux, on peut peut-être l'espérer, alors, prudence! Il vaut mieux savoir à qui on a affaire! D'où, les noms savants; ce sont des gallinacés, vous pouvez les manger, ils sont bons!

Confondus par la perfection de l'analyse, nous terminons, avec tous les égards qui lui sont dus, le poulet rôti!

Le pique-nique se poursuit gaiement. Bavardages divers. Cependant, la Jumelle revient aux gallinacés :

- Et quand on étudie autre chose que les gallinacés, est-ce aussi par curiosité ou pour une autre raison?

- D'après ce que nous venons de dire, c'est certainement pour une autre raison, répond son frère, une pointe d'amertume dans la voix.

- Tu ne connais pas encore la raison, et tu t'attristes déjà!

- Il ne doit pas trouver de raison bien joyeuse! note l'Eveillé.

- Mais alors, intervient Seule, nous ne faisons jamais rien pour la raison que nous prétendons?

- Et as-tu pensé à ceux qui n'ont même pas de raison du tout? lui demande son cousin.

Seule hoche la tête :

- Alors, je vais m'attrister, moi aussi.

Je proteste :

- Je ne crois pas t'avoir jamais rien vu faire d'autre que ce que tu prétendais!

- Je ne m'en suis peut-être jamais rendu compte.

- Cousine, tu es honnête de te poser cette question, mais je ne crois pas non plus t'avoir jamais rien vu faire d'autre que ce que tu prétendais!

- Bon, admettons, pour la discussion, que je sois parfaite, mais je ne sais pas si ceux avec qui je vis tous les jours sont parfaits eux aussi.

- Ceux par exemple qui nous jugent à l'école et dont dépend notre vie! intervient vivement l'Ami des poules.

- C'est-à-dire moi! ponctue la Jumelle.

Un silence.

- C'est effrayant d'être professeur! prononce lentement Seule.

Nous restons un bon moment à méditer. La conversation reprend, un peu décousue. Apparemment, les arguments ne viennent pas aisément. Nous décidons de nous délasser un peu, et partons faire une bonne et calme promenade dans les environs, fort jolis au demeurant. La promenade se poursuit gaiement. Bavardages divers. Cependant, l'heure a tourné, et l'Eveillé nous annonce que son train du retour va bientôt venir le prendre. Comme nous regrettons visiblement tous de le voir partir, Seule, après m'avoir consulté du regard, lui propose de rester quelque temps.

- Tu as des choses à faire là-bas? lui demande-t-elle.

Il rit :

- Oh, non! Oh, non! Il n'y a jamais rien à faire, là-bas!

- Personne ne t'attend?

- Si, l'ennui!

- Eh bien, viens passer un moment chez nos grands-parents! Ils seront ravis de voir un peu leur petit-fils!

L'Eveillé ne s'est pas fait longtemps prier. Cris de joie! Petite difficulté.

- Je n'ai pas mon vélo! s'inquiète-t-il.

Difficulté vite résolue.

- Grand-père t'en prêtera un, le rassure Seule.

- Et là, pour y aller?

- Facile! tu prends ton train de six heures moins une et tu descends un quart d'heure plus tard deux stations plus loin; nous viendrons te chercher en auto!

Affaire conclue!...

Je passe d'ordinaire la matinée avec mes grands-parents. J'aide un peu ma grand-mère, qui aime bien son potager. Je lis les livres que Seule me donne - combien n'en a-t-elle pas apporté pour ses vacances! - les miens, peu nombreux, étant lus depuis longtemps. Parfois, la petite ville aux bonbonnes de gaz, avec Grand-père.

Seule passe d'ordinaire la matinée avec ses grands-parents. Elle aide beaucoup sa grand-mère, qui aime bien que sa maison soit bien tenue. Non pas qu'ici le ménage soit mal fait, mais rivaliser avec là-bas!... Elle lit, bien entendu, aussi, et même plus que moi - où prend-elle donc son temps! - et ne va jamais à la petite ville aux bonbonnes de gaz. Ou peut-être une fois...

Et puis, toujours d'ordinaire, nous courons ensemble sur le chemin ancien un peu avant le déjeuner.

Aujourd'hui, vers le milieu de la matinée, je monte chez Seule lui rapporter un livre que je viens de terminer. Le sentier, s'élevant sans hâte parmi les vergers, est agréable, qui passe par le tout petit bois d'où Seule m'était apparue pour la première fois. Et puis, cela évite la route, mille fois plus longue, et qui grimpe sur des sommets si hauts qu'on devrait s'étonner de n'y pas trouver des glaciers et des neiges éternelles!

Un peu avant d'arriver près de la maison de Seule, j'entends de fortes explosions. Que se passe-t-il? Quel danger menace Seule? Je m'approche en courant; et que vois-je? L'Eveillé, la hache à la main, qui fend des bûches!

- Qu'est-ce que tu fabriques?

Il se retourne, amusé :

- Grand-père m'a dit qu'il n'avait plus d'allumettes!

Comment n'y avais-je pas pensé? Je prends un air de connaisseur :

- Tu les coupes un peu trop fines!

Il s'interrompt, contemple le fruit de son labeur :

- Ça? Non! ça, ce sont les brindilles pour amorcer les allumettes!

Seule a dû entendre la conversation, car la voici qui vient.

- C'est le moment de préparer le bois pour l'hiver; tu devrais en faire autant chez toi, me suggère-t-elle.

- Oh, cousine! Tu crois qu'ils savent ce que c'est, le bois, dans les grandes villes? plaisante son cousin.

Je réponds avec naturel :

- Bien entendu, qu'ils le savent; c'est ce que leur apportent les marchands venus de la campagne, et avec quoi ils font un joli feu dans la cheminée!

Les plaisanteries épuisées, nous parlons de l'après-midi. L'Ami des poules et sa soeur nous attendent chez eux demain, comme toujours un peu avant quatre heures. Aujourd'hui, nous ferons visiter les alentours du chemin ancien à l'Eveillé.

- C'est la première fois que je viens ici; ce n'est pas du tout comme dans la ville de ma cousine, ou dans ses environs.

Il poursuit, après être resté silencieux un moment :

- Autour de ma ville, la rivière, une large rivière, passe sans voir personne, sans parler à personne. Qui pourrait-elle rencontrer? Ceux qui habitent ici vivent à l'Entreprise, et la large rivière ne va pas à l'Entreprise. Alors, elle passe, sans s'arrêter.

Il reprend, après un temps :

- Autour de la ville de ma cousine, la rivière, moins large, va de village en village rencontrer ceux qui vivent avec elle, les hommes et leurs bêtes.

Nous nous sommes arrêtés tout au bord d'un versant abrupt, de l'autre côté duquel une colline escarpée barre l'horizon. L'Eveillé tend le bras vers l'étroite vallée à moitié cachée par d'épais grands arbres :

- Ici, la petite rivière solitaire ne fait pas que couler; elle doit aussi se donner de la peine pour creuser son chemin entre les rudes collines. Et les hommes solitaires qui vivent ici, quelle peine doivent-ils se donner?

Il reste rêveur un moment, suivant des yeux la vallée, remontant sur les crêtes couvertes de bois sombres :

- Je suis déjà allé dans la haute montagne; bien sûr, un montagnard trouverait dérisoires les hauteurs de ces modestes collines.

Il fait une pause :

- La haute montagne est ouverte; les vallées sont des portes jamais fermées qui invitent le passant. Le montagnard va s'écrier : "On se promène comme en plaine sur vos collines; même les vaches y flânent sans regarder où elles mettent les sabots! Essayez donc de monter sur nos sommets inaccessibles d'où l'on peut voir au delà du ciel! Il vous faudra faire montre de bravoure pour éviter les dangers de la montagne. N'y accède pas qui veut!"

L'Eveillé fait une nouvelle pause :

- Je suis monté; pas tout là-haut, mais presque. La montée n'a pas été trop difficile; il y avait un téléphérique. J'ai vu au delà du ciel. Je suis redescendu. Par le téléphérique.

Ce matin me trouve, sous l'oeil très intéressé, quoiqu'un tantet étonné, de ma fidèle poule, en train de fendre des bûches.

Hé oui! mes grands-parents en avaient effectivement besoin, mais n'avaient pas pensé à m'en parler, ou voulu m'en parler. C'est vrai que l'hiver va bien finir par arriver. Et s'il n'est pas encore à nos côtés, l'école, elle, s'en approche de plus en plus, tous les jours. Faut-il aussi préparer des bûches pour l'école? Curieuse question.

Au déjeuner, j'ai parlé de l'Eveillé à mes grands-parents. Ils l'ont vu dans la matinée, Seule était passée me voir avec lui. Ils l'ont trouvé très décidé et franc du collier. "Il n'a pas la langue dans sa poche!" a ajouté Grand-père. Pourtant, l'Eveillé n'avait pas beaucoup parlé.

Après le déjeuné, nous prenons la route, l'Eveillé, Seule et moi, pour nous rendre chez l'Ami des poules et sa soeur.

Comme les dernières fois, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon nous attend tous. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous retrouvons l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres.

Conversation gaie. Pas de thèses ou de thèmes particuliers. Jusqu'au moment où l'Eveillé pose à la Jumelle la question suivante :

- Professeur de la nature, peux-tu me dire si une plante, par exemple, représente autre chose qu'un composé chimique vivant?

- Tu veux savoir si une plante peut penser?

- A vrai dire, je ne sais pas ce que je veux savoir. Peut-être simplement s'il y a autre chose, sans savoir quoi.

- Ce qu'on ressent? lui suggère Seule.

- C'est possible; mais je ne le sais pas.

- Je t'ai déjà entendu parler de ce qu'on ressentait sans le savoir... note Seule.

- Oui, et qui guide quelquefois notre vie.

- Alors, ce qui compte, ce n'est pas de savoir si la plante pense, mais si elle nous fait penser, propose la Jumelle.

- Voici donc un nouveau professeur! Aurons-nous un nouveau cours l'année prochaine? s'inquiète fortement son jumeau.

Je le taquine :

- Tu ne le savais pas?

- Que veux-tu? ma soeur me l'a soigneusement caché!

- Alors, méfie-toi; elle va t'interroger!

Je crois que le captivant échange de boutades a continué; il ne m'a pas semblé suffisamment captivant pour être rapporté.

- Avant-hier, reprend la Jumelle, interrompant notre captivant échange de boutades, nous avons à peu près abouti à la plante qui nous fait penser aux poulets rôtis.

- C'est-à-dire à nos intérêts personnels, précise son frère.

- En somme, c'est la nature de la nature qui agit sur notre nature! commente - est-ce plaisamment? - l'Eveillé.

- Pour continuer cette antanaclase, expose Seule, la nature de la nature a-t-elle fait notre nature?

- Oh! Le niveau de cette stichomythie en prose s'est singulièrement élevé; attention, il va déborder! s'exclame l'Ami des poules.

Et il ajoute, en prenant un air digne :

- Tâchons voir à faire bonne figure de rhétorique!

Je le prends plaisamment à partie :

- Bon, bon, abrège! Qu'as-tu à nous dire?

- Je me demandais de quelle plante je procédais!

- Avec tes propos piquants, ce doit être le houx! sourit la Jumelle.

Nous rions tous.

- La plante est un animal qui change au cours des siècles, déclare l'Eveillé, une fois les rires éteints.

Je remarque :

- Alors, la nature de la nature change aussi.

- Pourquoi ne procéderions-nous pas d'un mélange de plantes? suggère Seule.

Hésitation générale, résumée par l'Ami des poules :

- Je suis un houx, je ne veux pas devenir un autre animal!

- Si, comme le suppose ma cousine, tu es un mélange, tu pourras changer d'animal plusieurs fois dans ta vie, l'avertit le cousin.

- Mais alors, qui suis-je? fait mine de s'effrayer l'Ami des poules.

Il ajoute, après réflexion :

- J'espère ne jamais être un poulet rôti!

Cette perspective peu engageante nous enlève à tous l'envie de rire.

- Si je suis un mélange de plantes, j'espère pouvoir choisir celle que je veux être! souhaite l'Eveillé.

- Une plante ne peut choisir d'être autre chose qu'elle-même, lui répond la Jumelle.

- Une plante, non, mais moi, oui!

- Et qui es-tu, toi? lui demande Seule.

- Je me suis déjà posé cette question, rappelle l'Ami des poules; mais je n'ai rien trouvé à me répondre.

Je remarque :

- Une plante ne peut peut-être voir que les autres plantes.

- Et qui m'empêcherait de me regarder?

- Se voir soi-même est une copie, on ne peut rien apprendre d'autre que ce qu'on est déjà, observe l'Eveillé.

- On peut chercher à mieux se connaître, proteste l'Ami des poules.

- Ce ne sera que trouver ce qu'on a négligé de chercher auparavant, conteste la Jumelle.

- Une autre plante, on ne la connaît pas; on ne peut donc que la découvrir, note Seule.

Je précise :

- Si on en est capable.

- Cela ne suffit pas, il faut aussi le vouloir, me répond Seule.

Ce matin me retrouve, sous l'oeil attentif, et un tantinet moins étonné, de ma fidèle poule, en train de fendre des bûches.

Hé oui! Car des bûches, il y en avait encore beaucoup. Ce que j'avais pris pour un joli tas de bois visiblement là pour être admiré, était tout simplement la chaleur de l'hiver se répandant doucement dans toute la maison.

A vrai dire j'exagère quelque peu. Je sais ce qu'est un bois de chauffage, il y en a même en ville. Mais, pris par la campagne que Seule me faisait véritablement découvrir, mon esprit n'avait pas perçu le lien entre le joli tas de bois et le chauffage. N'importe; me voici, sous l'oeil attentif, et de moins en moins étonné, de ma fidèle poule, en train de fendre des bûches avec une belle hache!

Grand-père va à la petite ville aux bonbonnes de gaz. Je vais avec lui. Et qui donc est là-bas, sortant d'une boutique? Un homme assez âgé suivi d'un jeune homme, que je crois avoir déjà rencontrés, accompagnés d'une gracieuse jeune fille.

Après en avoir demandé la permission à mon grand-père, je vais saluer le groupe :

- Bonjour Monsieur! Bonjour cher ami! Mademoiselle!

Et, me tournant vers le jeune homme :

- Auriez-vous la bonté de me présenter?

Le jeune homme, s'adressant à la gracieuse jeune fille :

- Je te présente...

Tiens, il lui dit tu! Ils se connaissent donc. Qui est-il? Son frère? Ou bien...

Le jeune homme a poursuivi :

- ...un garçon particulièrement remarquable; éminent chercheur en histoire ancienne...

Je risque un compliment; après tout, le jeune homme n'est peut-être vraiment que son frère :

- Mademoiselle, je suis enchanté d'être présenté à une personne aussi charmante!

- Monsieur, je vous remercie de votre amabilité; je suis moi-même très heureuse de vous rencontrer! J'aime beaucoup, moi aussi, l'histoire ancienne...

Je pousse mon avantage :

- Je serais particulièrement flatté de m'entretenir avec vous sur ce sujet...

- Monsieur, vous m'en voyez fort honorée!...

- Quand pourrions-nous nous rencontrer?

- Cet après-midi, je participe à une conférence chez des amis sur des sujets de philosophie, avec mon cousin...

Et la jeune fille me désigne d'un geste le jeune homme.

Son cousin!... Fort bien! Je prends congé :

- Mademoiselle, permettez-moi de vous quitter; mon grand-père m'attend! Je vous dis donc à tout à l'heure...

- Comment vas-tu faire pour me retrouver, étourdi? tu as oublié de me demander où avait lieu la conférence! me lance gaiement Seule.

Et nous rions de bon coeur tous les cinq, mon grand-père nous ayant rejoints!

Comme les dernières fois, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon de l'Ami des poules et de la Jumelle nous attend tous. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous retrouvons l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres.

Conversation gaie. Pas de thèses ou de thèmes particuliers. Jusqu'au moment où l'Eveillé pose à la Jumelle la question suivante :

- Professeur de la nature, peux-tu me dire pourquoi je trouve certains paysages plus jolis que d'autres?

- Joli est un peu vague.

- Pourquoi je préfère certains paysages à d'autres?

La Jumelle réfléchit. L'Ami des poules intervient :

- Bien sûr, il est facile de prétendre que c'est seulement le profit qu'on tire de la terre qui guide nos préférences.

J'ironise :

- D'autant plus facile pour moi que je suis absolument incapable de faire le départ entre une bonne terre et une mauvaise terre.

- Il est vrai que c'est particulièrement difficile, m'approuve l'Ami des poules, l'air parfaitement sérieux; il faudrait vraiment y regarder de très près pour reconnaître si l'herbe pour les vaches pousse mieux sur des rochers ou sur la terre du pré où nous sommes.

Je souris :

- Que veux-tu? Quand nous sommes en ville, je ne pense jamais que tu sois un vrai fermier!

- Oh, vrai! tempère la Jumelle, il lui reste encore bien des habitudes de la ville; demande-lui à quelle heure il se lève.

Il se tourne vers moi en riant :

- Tu arrives à te lever avant midi, toi?

Je prends une mine résignée :

- Ma poule n'a rien de plus pressé que de me réveiller dès qu'elle a pondu son oeuf!

- Et toi, tu n'as rien de plus pressé que de le gober! rit Seule.

- Vous êtes tous bien heureux d'avoir des oeufs et des poules ailleurs que dans les boutiques! s'exclame l'Eveillé, une moue d'envie aux lèvres.

- Je te donnerai un panier plein d'oeufs quand tu partiras! lui promet Seule.

- Ah, ça, cousine, je ne refuse pas!

Et le voilà tout souriant. Cependant, il n'a pas oublié sa question à la Jumelle :

- Et voici pourquoi je préfère ce paysage au mien; parce qu'il y a des poules et des oeufs!

L'Ami des poules se tourne vers moi :

- Tu vois, lui, il sait faire le départ entre une bonne terre et une mauvaise terre!

- Alors, reprend vivement l'Eveillé, si la nature de la nature a fait que ma nature aime les oeufs, la bonne terre n'est qu'un poulet rôti!

- Raisonnement hardi, mais juste! approuve l'Ami des poules.

- On ne pense tout de même pas seulement aux oeufs lorsqu'on dit préférer certains paysages à d'autres! proteste la Jumelle.

- Eh bien, c'est justement la question que je t'ai posée! réplique l'Eveillé; à quoi pense-t-on d'autre, alors?

- Je crois que cela dépend aussi de la nature de chacun; les uns préféreront les plaines, les autres les collines, même si la terre est bonne dans les deux cas.

- La nature de la nature donnerait-elle donc une nature différente à chacun d'entre nous? demande Seule.

Elle ajoute pensivement :

- Comment et pourquoi le ferait-elle?

Dimanche. Ma fidèle poule m'a manifesté son contentement de voir que j'avais terminé de fendre les bûches pour l'hiver prochain. "Tu as bien mérité ton oeuf!" m'a-t-elle assuré.

Après le déjeuné avec mes grands-parents, je monte chez Seule par le sentier coutumier, et nous partons tous les trois pour nous rendre à la... conférence chez l'Ami des poules et la Jumelle.

La conférence commence mal. A peine avons-nous grimpé la côte qui mène à leur ferme que la chaîne du vélo de l'Eveillé casse! Que faire? L'Ami des poules ne s'émeut pas.

- Dans le bourg voisin, il y a un mécanicien qui nous réparera la chaîne, nous assure-t-il.

- Un dimanche? s'étonne l'Eveillé.

- Il habite au-dessus de son atelier, et ici, tout le monde se connaît; allons le voir, c'est à un quart d'heure de vélo!

- Surtout sans vélo! constate l'Eveillé.

- Oh, il y en a dans la remise; tu en prendras un!

- Eh bien, allons-y! conclut la Jumelle d'une voix décidée.

Son frère lève des bras au ciel :

- Prendre une route aussi longue le ventre creux, tu n'y penses pas!

- Voilà les propos d'un homme sage! approuve avec un grand signe de tête d'approbation l'Eveillé.

- Nous pouvons acheter des gâteaux dans le bourg, propose la Jumelle.

- Nous n'y manquerons pas, s'écrie de nouveau son frère; mais ce ne sera qu'un dessert, et comme je viens de le dire, la route est longue!

Pour le coup, l'Eveillé s'inquiète :

- Tu n'avais pas dit que le bourg était à un quart d'heure?

- Oui, mais j'avais oublié de te prévenir qu'il y avait une véritable falaise à franchir!

- Oui, c'est vrai, la côte est très rude, ponctue tranquillement la Jumelle; et elle est d'autant plus difficile à monter que nous la prenons en descente.

- Oh, dans ce cas, il est encore plus important de manger un bon cochon avant de se lancer dans l'aventure! s'exclame l'Eveillé.

- A propos, remarque la Jumelle, ça ne sert de rien de prendre un autre vélo puisque la route ne fait que descendre jusqu'au bourg.

- Il y a une petite montée pour commencer! avertit son frère.

J'interviens :

- Je vais prendre le vélo; monter les côtes, j'aime ça!

Le cochon avalé, nous partons. La petite montée n'est pas bien sévère; je la monte en courant, le vélo de l'Eveillé à la main. Arrive la côte. Ce n'est pas une falaise, c'est un précipice! Qui arrivera le premier? Pas moi, en tout cas; je l'ai déjà dit, je préfère monter plutôt que descendre. Cette sorte de course n'intéresse pas Seule, et la Jumelle n'est pas de force. La victoire se dessine au dernier instant; l'Ami des poules bat l'Eveillé d'un pneu, comme on dit dans le monde des courses cyclistes!

Nous sommes maintenant dans un tout petit village où se trouve un énorme château. Enorme? Peut-être pas tant que ça, mais les quatre tours d'angle, plus grosses que le château lui-même, en donnent l'impression. "Voulez-vous voir le château de plus près?" nous demande la Jumelle. Nous entrons dans une large cour. Plutôt qu'une cour, je devrais dire un large bassin. Le château n'est pas désert, il y a au moins un habitant. Au bord du bassin, une petite fille est assise, les jambes pendantes. Elle ne bouge pas, les yeux fixés sur l'eau. Nous lui avons dit bonjour. Elle a levé la tête, nous a souri, d'un sourire perdu. Puis elle est retournée à son bassin. Que regarde-t-elle? Les poissons qui se promènent devant elle? Peut-être. Mais je ne vois pas ses yeux bouger. Je crois qu'elle rêve...

Nous voici à présent sur la route du bourg. Quelle est donc cette route? C'est une grand route. Une sensation étrange. La terre s'est éloignée. La route n'en fait plus partie. Je me suis souvenu. La sensation d'être en aéroplane. J'ai déjà pris cette route, elle va dans ma ville. Je l'ai prise le jour où je devais rapporter un livre de la part de mon grand-père, vers le début du mois de juillet. On n'oublie pas cette route.

La route vient de se transformer en piste d'atterrissage, et l'aéroplane a atterri dans le bourg. Les maisons vous prennent quand vous y entrez, vous enserrent, ne vous quittent plus. Vous n'êtes pas chez vous, vous êtes chez elles. Elles ne vous feront pas de mal, mais vous devez être attentif à bien vous conduire. Non pas comme en classe où il faut écouter le maître, non; ici il faut être maître soi-même parmi les autres maîtres.

Sur le côté de la piste d'atterrissage, le hangar abrite l'atelier de réparation, indispensable à la bonne marche de l'aéroport! L'Ami des poules avait raison; dimanche ou non, il a suffi de tirer la sonnette pour que le mécanicien ouvre la fenêtre du premier étage. Il a aussitôt reconnu nos deux jumeaux :

- Bonjour les enfants! Les vacances se passent bien?

- Pour nous, les vacances se passent bien; mais pas pour les vélos! lui crie l'Ami des poules; la chaîne est en mille morceaux!

- Vous n'avez qu'une seule chaîne pour tous vos vélos, alors?

- Oui; mais nous en avons pris un bout chacun, et c'est l'un d'eux qui a cassé.

Nous rions tous, y compris le mécanicien.

- Allez, je descends!

Et il ferme la fenêtre.

Rien ne manque dans l'atelier de réparation de l'aéroport. Le chaînon cassé est vite remplacé, et la chaîne remontée.

- Ah! un petit point dur! constate le mécanicien, après avoir donné quelques tours de roue.

Il tord la chaîne par les deux bouts pour écarter un peu les bords du chaînon. Plus de point dur! La chaîne est remise en place et dûment graissée. Tout va bien. Non, pas tout à fait. Le mécanicien a tiré la chaîne par un bout, et nous la montre du doigt; elle s'est un peu écartée de la roue dentée.

- Regardez, la dent du plateau est presque sortie; il faudra bientôt mettre une chaîne neuve! nous prévient-il.

Bon, à présent, tout va bien. Non, pas du tout! Il fait tourner les roues du vélo de quelques tours en les suivant attentivement des yeux :

- La roue avant est un peu voilée!

Et le voilà qui tend et détend les rayons opposés de la roue, afin de la remettre en ligne.

Nous le remercions tous chaleureusement.

- Allez; bonne promenade! nous répond-il avec un large sourire.

Ce matin, les parents de l'Eveillé sont venus chez leurs parents. C'est-à-dire les grands-parents de l'Eveillé. Et comme le père de l'Eveillé est le frère de la mère de Seule, ils sont aussi chez les grands-parents de Seule, la mère de Seule étant la fille des grands-parents de sa fille. C'est simple, non? A condition que je ne me sois pas trompé, car des histoires comme ça, j'en ai entendu plein à la maison - ma mère est très forte sur ce sujet - et je n'y comprends jamais rien. Mais qu'on se rassure; ici, je ne me suis pas trompé, pour la bonne raison que, contrairement à ce qui se passe quand c'est ma mère qui parle de gens que je ne connais en général pas, ici, je connais ceux dont je viens de parler! Je disais bien que c'était simple. Et puis, si vous n'avez pas bien suivi, je ne suis pas vraiment sûr que cela ait une bien grande importance...

L'oeuf de ma fidèle poule gobé, la matinée se passe ainsi que d'ordinaire; petits travaux divers... Je dois avouer que j'ai pris goût, à ma grande surprise, aux occupations du potager. Certes, je ne suis pas devenu un grand jardinier, mais enfin...

En fin de matinée, pendant que l'Eveillé reste avec ses parents, nous allons courir, Seule et moi, sur le chemin ancien. N'ayant pas beaucoup couru ces derniers jours, nous faisons une course lente et longue.

Je déjeune chez Seule. Les parents de l'Eveillé parlent de notre visite chez eux. Je tente de dire que leur ville m'a plu, mais devant le regard ironique de l'Eveillé, et le sourire complaisant des parents, je n'insiste pas. Le déjeuner se passe de façon assez neutre, mais très agréablement. Les parents de l'Eveillé nous invitent, Seule et moi, à revenir chez eux une autre fois. L'école commençant dans trois semaines jour pour jour, elle fait pendant un bon moment les frais de la conversation. Cependant, contrairement aux habitudes liées à cette sorte de discours, les commentaires ne sont pas tristement quelconques, et je ne m'ennuie pas. Le père de l'Eveillé soulève des aspects inattendus en précisant que l'école ne doit pas avoir comme seul but de diriger la vie de l'écolier vers un choix déterminé une fois pour toutes. Sujet à creuser lors d'une de nos prochaines conférences.

L'après-midi, l'Eveillé part avec ses parents, qui sont pour quelque temps dans la région, voir famille et amis.

Quant à Seule et moi, nous allâmes faire une calme promenade dans les environs.

Le temps était encore beau. Oh! ce n'étaient certes pas les fortes chaleurs de juillet, mais enfin il faisait suffisamment beau pour nos promenades - sauf pour les pieds, dans l'eau de notre petit ruisseau!

Tout en bas, le pré de la Fourche était vide. Nous continuâmes notre chemin en suivant la rivière qui vient de chez la couturière et dans laquelle notre petit ruisseau venait de mêler ses eaux.

Nous étions maintenant non loin d'une grosse ferme.

- Regarde!

Mon exclamation ne parut pas surprendre Seule :

- Les ânes?

- Oui, les ânes; tu as vu combien il y en a?

- Oui, je sais; il y en a dix-sept.

- C'est rare de voir tant d'ânes; d'habitude, on en voit un ou deux.

- Le fermier aime les ânes.

Devant mon étonnement, Seule ajouta :

- C'est lui-même qui me l'a dit.

- Qu'est-ce qu'il en fait?

- Rien; si, il promène les enfants des voisins.

- C'est très bien de sa part!... Mais c'est tout de même curieux.

Au bout d'un moment de silence, Seule reprit :

- Il dit que les ânes sont des animaux particulièrement gentils et dociles.

- Oui, ça, on trouve toujours particulièrement gentils ceux qui vous disent oui à tout.

Nous revenions à présent, un pas à gauche, deux pas à droite, nous amusant à suivre les innombrables méandres de la rivière. Le pré de la Fourche retraversé, Seule proposa de monter au bois des saules. Le raidillon grimpé, nous suivîmes, comme à l'accoutumée, la lisière du bois jusqu'aux grands saules touffus à l'ombre desquels nous nous installâmes.

Nous avions parlé de toutes sortes de choses durant notre promenade. Maintenant, nous nous taisions. Non que nous n'eussions rien à nous dire, mais, comme l'avait dit Seule un jour que nous nous promenions parmi les villages qui entouraient sa ville, les mots froissent les sentiments.

Un léger vent, caressant les longues branches des saules, accompagnait nos rêves de son chant...

Premier jour du mois de septembre. C'est le mois qui nous verra à l'école. Pas encore demain, mais... bientôt! Ma fidèle poule n'a cure de cette sorte de préoccupations. Et son oeuf matinal ne portait point de date sur sa coquille. Et son goût était bien le même que celui d'hier. Allez donc lui parler de calendrier! A qui? A la poule? Non, bien sûr, la grammaire serait fâchée! A l'oeuf, alors? Vous plaisantez! Mais à vrai dire, que ce soit à l'oeuf ou à la poule...

Matinée, ainsi que d'habitude, avec mes grands-parents. Visite avec Grand-père à la petite ville aux bonbonnes de gaz. Rencontré le Bavard. C'est vrai qu'il est très aimable. J'allais dire gentil, mais j'ai pensé aux ânes... Et pourtant si, je le trouve gentil, alors qu'il ne m'a jamais dit oui à tout, pour l'excellente raison que je ne lui ai jamais rien demandé. Trouver quelqu'un gentil n'a donc pas le même sens pour les ânes et pour... j'allais dire les hommes; non, je dirais plutôt, pour certains hommes. En tout état de cause, je n'ai pas arrêté de lui parler, sans lui laisser placer un mot. Il n'a pas eu le temps de me proposer d'aller au cinéma - s'en est-il rendu compte après mon départ? - sur le thème : A bientôt, mon grand-père m'attend!

En fin de matinée, toujours comme d'habitude, course avec Seule sur le chemin ancien. Plusieurs courses assez courtes, rapides.

L'Eveillé n'étant pas là aujourd'hui, et les deux jumeaux ayant à faire, nous passâmes l'après-midi, Seule et moi, à dépouiller notre courrier en retard.

Du courrier en retard? Parfaitement. Les réponses aux lettres que nous avions envoyées au sujet du mystérieux carré formé par les quatre villages près de chez Seule. Nous allâmes donc nous installer dans l'herbe, sous notre poirier.

- Voyons si nous aurons d'autres réponses que "Vous êtes trop jeune!"

Je souris :

- On te répondra peut-être que tu es trop vieille!

- Première lettre!

Et Seule commença la lecture :

- "A Monsieur le Directeur de l'Institut de Recherches TEMPS ANCIENS."

Elle s'interrompit :

- Les TEMPS ANCIENS pourront difficilement être qualifiés de trop jeunes!

- Mais non, je le disais bien, de trop vieux!

Seule poursuivit sa lecture :

- "Monsieur le Directeur,

C'est avec le plus grand intérêt que nous avons pris connaissance de votre demande. Croyez que nous sommes très sensibles à l'intérêt que vous voulez bien porter à notre région. Nous avons examiné avec soin les possibilités de répondre le mieux possible à votre question. Malheureusement, et à notre grand regret, nous n'avons pas été, jusqu'à présent, chargés par les autorités compétentes d'aucune étude concernant les localités que vous avez citées."

La lecture terminée, nous nous étions regardés...

Je fis une profonde analyse de la situation :

- On ne pourra pas nier que cela ait servi à quelque chose d'avoir envoyé notre lettre en prétendant que nous étions un institut de recherches et non de simples quidams.

- C'est absolument évident! m'approuva Seule avec conviction.

Un instant plus tard, elle s'enquit, en feignant une curiosité mêlée d'hésitante incompréhension :

- A propos, cela a servi à quelle chose?...

Je répondis doctement :

- Lorsque tu n'étais qu'une écolière, on t'avait répondu qu'on n'avait aucune envie de te répondre; lorsque tu es à présent un institut de recherches, on te répond qu'on n'a aucune raison de te répondre.

Seule secoua lentement la tête, et répéta avec conviction :

- C'est absolument évident!

Un instant plus tard, elle ajouta, en feignant une résignation mêlée d'hésitante appréhension :

- Quand je serai grande, je comprendrai encore mieux...

Nous passâmes à la seconde lettre.

- C'est un notable de l'un des quatre villages, celui à la petite fenêtre.

Je me souvins :

- La petite fenêtre timide...

- ...qui observait avec curiosité...

- ...sans trop se faire remarquer...

- ...ce qui allait et venait...

- ...aux alentours.

- C'est bien elle, confirma Seule.

- Et alors, que dit-il?

Seule lut la lettre. Le notable était très aimable. Il nous racontait beaucoup de choses sur l'histoire des quatre villages. De précieux renseignements. Et pour le mystérieux carré? Seule lut :

- "Vous m'avez écrit avoir été intrigué par le carré que forment les quatre villages. Je n'ai pas été intrigué du tout!"

Troisième lettre. Adressez-vous à tel et tel endroit; musées, historiens... disait la lettre.

- C'est ce que nous avons fait, puisqu'il est lui-même responsable d'un musée! commenta Seule.

- Nous devrions le lui écrire; il ne le sait peut-être pas.

- C'est lui qui nous l'a dit.

- Oh, ce n'est pas une raison!

Nous échangeâmes un sourire.

Quatrième lettre. "Je ne sais pas."

Cinquième lettre.

- Là, c'est encore plus simple, me communiqua Seule; c'est le même texte que pour les trois lettres suivantes.

- Et quel est ce texte?

- Je n'en sais rien; nous n'avons pas reçu de réponse!

Les lectures terminées, nous nous regardâmes...

- Nous, en classe, si nous ne répondons pas, ou si nous répondons à côté du sujet... observa judicieusement Seule.

L'Eveillé est revenu dans la matinée, et sitôt le déjeuné terminé, nous partons tous les trois pour notre conférence.

Comme il est devenu maintenant de coutume, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon de l'Ami des poules et de la Jumelle nous attend tous. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous retrouvons l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres.

- Si tu deviens professeur des sciences de la nature, seras-tu aussi professeur de mathématiques?

La question que lui a posée Seule paraît avoir grandement étonné la Jumelle. Il faut dire que cette question nous a tous grandement étonnés. Personne, apparemment, ne sachant quoi dire, Seule a repris :

- Avant-hier, le père de mon cousin a dit que l'école ne devait pas avoir comme seul but de déterminer la vie de l'écolier une fois pour toutes. Le sujet nous a paru intéressant à creuser, et nous avons pensé proposer d'en parler lors de ce que nous avons appelé nos conférences avec vous.

- D'où ton excellente question adroitement posée pour provoquer notre surprise! résume en souriant l'Ami des poules.

Il prend une voix présidentielle :

- L'ordre du jour de cette conférence, placée sous le signe du cochon, comporte, sur proposition de notre future historienne du passé, le sujet introduit par le père de l'Eveillé ici présent!

- Il n'est pas là, mon père! fait mine de protester le fils.

- Silence dans la salle! Et d'ailleurs, je n'ai pas fait sentir de virgule après ton nom!

Convaincu, l'Eveillé abandonne de bonne grâce ses prétentions grammaticales :

- Je voulais seulement te mettre à l'épreuve!

- J'en suis très content; cela m'a donné l'occasion de briller...

Les rires discrets des conférenciers font cesser le débat!

La Jumelle reprend la question de Seule :

- Même si je le voulais, je ne pourrais être le professeur de ces deux matières.

Je précise :

- Tu as peut-être raison, mais cela ne répond pas entièrement à la question; le père de l'Eveillé parlait de la détermination faite par l'école.

- C'est-à-dire dans le cas où on a les capacités nécessaires?

- Oui; et dans ce cas, faut-il...

Je me suis soudain souvenu des discussions avec la tante de Seule, chez qui nous étions restés plusieurs jours vers le milieu du mois :

- ...vivre plusieurs vies?

- Alors, la vie d'un professeur dépend de la matière qu'il enseigne? s'enquiert l'Ami des poules.

- En tout cas, nous pourrons choisir la matière nous-mêmes; l'école ne nous donnera que ce que nous lui aurons demandé, observe l'Eveillé.

Seule émet quelque doute :

- Tu crois vraiment que tous les élèves choisissent eux-mêmes?

- Tu veux dire que parfois on les en empêche?

- Oh, pas seulement parfois, je pense! Mais ce n'était pas à cela que je pensais.

Seule prend un temps :

- Ce n'est pas qu'on les empêche, c'est qu'on leur dit.

Devant notre légère hésitation, elle sourit :

- C'est qu'on leur dit ce qu'il faut choisir.

- C'est qu'on leur ordonne, veut corriger l'Ami des poules.

Seule secoue la tête :

- Non, non! C'est qu'on leur conseille.

- Un conseil n'est pas un ordre, note la Jumelle.

- On peut donc le refuser! approuve l'Eveillé.

Je hoche la tête :

- Un conseil est une influence.

- On peut aussi s'y opposer!

- T'opposes-tu aux leçons qu'on te dispense en classe, cousin?

Le cousin proteste :

- En classe, j'apprends, c'est tout; il n'y a pas de conseils dans les livres de mathématiques!

- Ce n'est pas toi qui as décidé de faire ces mathématiques-là.

- Tu penses qu'il y en a d'autres, cousine?

- Je ne sais pas, mais ce n'est pas toi non plus qui as décidé de te servir des mathématiques dans ta vie.

L'Ami des poules interrompt les deux cousins :

- C'est l'ensemble des hommes qui a décidé de se servir des mathématiques.

- Est-ce qu'on s'appartient à soi-même ou est-ce qu'on appartient à l'ensemble des hommes? réplique Seule.

- L'ensemble des hommes, ça fait beaucoup, sourit la Jumelle; en général, l'ensemble des hommes, c'est tout simplement le professeur de mathématiques!

- Oui; ou le savant qui a inventé le théorème, ou celui qui dit au professeur de mathématiques de nous apprendre ledit théorème.

J'approuve Seule :

- Ou ce que l'autorité compétente a dit aux élèves d'apprendre.

- L'autorité compétente? s'étonne l'Ami des poules.

Je ris :

- Celle qui décide des recherches du passé!

- Celle qui décide de tout, peut-être, ajoute Seule, sans rire.

Nous racontons les lettres envoyées par le Directeur de l'Institut de Recherches TEMPS ANCIENS.

Un moment de méditation.

- Alors, reprend l'Ami des poules, quand ma soeur sera devenue professeur des sciences de la nature, c'est l'autorité compétente qui lui dira ce qu'elle devra penser de nos prés et de nos vaches.

- Et si elle ne le pense pas, elle devra me le dire quand elle sera mon professeur des sciences de la nature, renchérit l'Eveillé.

La Jumelle déclare brusquement :

- Je ne dirai jamais ce que je ne penserai pas!

- Alors, s'inquiète l'Ami des poules, il n'y a plus qu'à espérer que l'autorité compétente ne te dira pas de retourner à tes prés et à tes vaches!

- Ce qui donne un certain pouvoir au conseil, note calmement Seule.

Ma fidèle poule m'a appelé ce matin, comme de coutume. J'ai été chercher mon oeuf, comme de coutume. Elle s'est assise près de moi et n'a pas bougé tant que j'étais à table. Sans me regarder comme elle l'avait fait longuement la semaine dernière.

Je fais la conversation avec mes grands-parents. Je ne m'ennuie pas un seul instant, nous parlons aussi bien de voisins que d'école, que de nos promenades, à Seule et à moi, que de nos discussions avec l'Ami des poules, la Jumelle et l'Eveillé. D'autres choses encore, de leur vie, de cinéma, du théâtre et des concerts qui manquent un peu à la campagne. Enfin, de temps à autre, ils vont en ville. Je devrais donner un peu plus de détails sur ces conversations, mais je ne trouve pas quoi dire de particulier. Ce sont des conversations qui flottent...

Un petit voyage à la petite ville aux bonbonnes de gaz avec Grand-père - pas rencontré le Bavard - une bonne course en fin de matinée sur le chemin ancien avec Seule, le déjeuner... Et aujourd'hui et demain, l'Eveillé est avec ses parents, et les deux jumeaux ont à faire.

Vers une heure, je monte chez Seule. La pluie, qui menaçait depuis ce matin, m'offre ses premières gouttes tout au long du chemin.

- Des amis de mes grands-parents; il y a un fils.

- Comment est-il?

- Demande-moi plutôt comment il n'est pas.

J'entre.

- ...bien du mal à trouver la bonne route; impossible de rien voir, pas de panneaux!

C'est l'ami; il n'est pas content :

- J'ai demandé dans le village; vous croyez que quelqu'un sait quelque chose? Et en plus, c'était la direction opposée.

Je demande à Seule :

- Ils viennent d'arriver?

- Non, mais jusque-là il s'est plaint de la nourriture.

Elle voit mon visage étonné :

- Non, pas celle d'ici; mais chez d'autres amis où il était... je ne sais pas quand.

- Je suppose que ce sera chez les suivants...

- ...qu'il se plaindra d'ici; ça, c'est sûr!

- ...a encore augmenté; on ne pourra bientôt plus rouler!

Et l'ami a d'autres griefs :

- Voilà! Il se met à pleuvoir! Juste au moment où je sors me promener à la campagne!

Il a dit "je". Pourtant, il est bel et bien avec femme et enfant. La femme tente par moments de placer un mot, puis renonce. Elle essaye encore; puis renonce encore.

Le fils à présent. Nous sommes dans un coin du salon.

Le fils n'a pas beaucoup parlé à table; ce n'est pas très étonnant, quand aurait-il pu le faire? En bonne maîtresse de maison, Seule cherche à le mettre à l'aise, et lui propose en souriant un sujet simple pour lui permettre de se rattraper un peu :

- Où as-tu été pendant les vacances?

Il réfléchit assez longuement :

- Je suis resté à la maison.

Il n'ajoute rien. Je lui demande :

- Tout le temps?

Il réfléchit assez longuement :

- Non.

Il n'ajoute rien.

Ce jeu de scène, comme on dit au théâtre, se répétant presque à chaque réplique, je ne le noterai plus.

Seule reprend :

- Nous nous sommes beaucoup promenés, ici...

Silence. A mon tour :

- Tu aimes te promener?

- Où ça?

Seule :

- Dans la campagne.

- On ne peut aller nulle part à la campagne.

A mon tour :

- Tu préfères la ville?

Il remue doucement la tête, ses lèvres bougent un peu, il paraît sur le point de répondre... mais au bout d'un moment, force est de constater qu'il ne répond pas. Est-il timide? Peut-être; il n'a pourtant pas le maintien d'un garçon timide. Seule cherche une ouverture :

- Tu aimes le cinéma?

- Oui.

- Tu y vas souvent?

- Oui.

Je prolonge le sujet :

- Quels films préfères-tu?

- Quand il se passe quelque chose.

Nous lui laissons le temps de poursuivre. Il ne poursuit pas. Seule :

- De quoi parlait le dernier film que tu as vu?

- Je ne sais pas.

Que dire? J'insiste, malgré tout :

- Il n'était pas intéressant?

- Je ne m'en souviens plus.

- Il y a longtemps que tu l'as vu?

- Je crois que c'était hier.

Nous avons continué ainsi jusqu'à son départ, vers le milieu de l'après-midi. Nous avons lancé d'autres sujets. Ses goûts, l'école, ses opinions sur la vie - "Comment ça, sur la vie?" a-t-il répondu.

Une heure et onze minutes. Un long coup de sifflet, et le train s'ébranla pour nous amener une demi-heure plus tard, Seule et moi, dans ma ville. Nous étions arrivés à notre petite gare cinq minutes à peine avant le départ, au bout de trois quarts d'heure de route, et nous y avions en hâte déposé nos cipèdes.

Hier dans la soirée, Seule m'avait proposé d'aller en ville chercher un livre qui lui manquait. "Ce n'est pas très pressé, je pourrais l'acheter chez moi, mais j'ai envie d'aller avec toi dans ta ville", m'avait-elle dit.

La librairie se trouve à une vingtaine de minutes de la gare, et comme nous avions le temps - le premier train ne repartait que vers cinq heures et demie, et il y en avait encore un autre vers sept heures - je demandai à Seule si elle voulait flâner un peu à travers la ville.

- Non, me répondit-elle, on ne visite pas une ville quand on y est chez soi, et quand on y a des choses ordinaires à faire.

Nous arrivâmes à la librairie en à peine plus de dix minutes. Seule avait marché de son pas résolu habituel, et ne marchait pas moins vite que lorsqu'elle courait. Elle ne gardait pas les yeux baissés, mais regardait de l'oeil d'un habitué de l'endroit. Certes, je savais qu'elle connaissait ma ville, une de ses tantes y habitait. Mais l'impression qu'elle donnait était, ainsi qu'elle l'avait décidé, celle d'une personne demeurant ici de longue date.

Je le lui fis remarquer plaisamment :

- Heureusement que tu as trouvé; sans toi, j'étais perdu!

Elle me répondit avec sérieux :

- Si un jour tu es vraiment perdu, je serai près de toi pour te guider.

Je restai un moment sans rien dire, puis je la pris par les épaules :

- Je serai près de toi aussi.

J'aperçus un vendeur qui s'éloignait discrètement de nous...

- Tiens, voilà mon livre!

Et elle alla prendre le livre, qui se trouvait tout en haut d'un rayon peu visible.

- Je ne pensais pas le trouver ici.

Je m'étonnai :

- Tu pensais le commander...

- Oui, et regarder de-ci, de-là quels autres livres je pouvais trouver.

- Sur les temps anciens de notre région, comme ce livre-ci?

Elle fit oui de la tête :

- J'ai surtout des livres sur ma région, et je voudrais en avoir un peu plus sur la tienne.

- Je sais que nos deux villes sont très anciennes...

- J'aurais voulu y vivre...

- Tu y vis!

Je me repris aussitôt :

- Dans les temps anciens?

- Oui... répondit-elle un peu rêveusement.

Elle se remit à feuilleter un livre ou un autre. J'en fis autant. Nous nous faisions des remarques sur telle ou telle page qui nous accrochait le regard, ou plutôt l'esprit.

- Le soir, quand nous lisons ensemble, j'ai parfois la sensation...

- ...d'être là-bas? lui demandai-je.

- Oui; nous les avons vus.

- Nous les avons entendus parler.

- Mais nous ne les avons pas entendus penser.

J'approuvai d'un long signe de tête.

Le livre acheté, nous sortîmes de la librairie. Il était près de trois heures et demie.

- Mademoiselle, il nous reste encore deux heures avant notre train; aimeriez-vous boire une tasse de thé? proposai-je galamment.

- Volontiers, Monsieur; mais...

Elle prit un air timide et un peu gêné :

- ...il faut me promettre...

- Tout ce que vous voudrez, Mademoiselle!

- ...d'accompagner le thé avec des gâteaux!

- Mademoiselle, ils vous attendent; je les ai déjà commandés depuis longtemps!

Elle me serra le bras :

- Tu es toujours attentionné avec moi, Monsieur...

Le salon de thé était agréable. Le thé était bon. Les gâteaux étaient excellents. Tout au moins je le suppose, car je crois que nous n'avions pas beaucoup prêté attention à ce salon de thé agréable, à ce bon thé et à ces excellents gâteaux! Je crois au reste que nous ne faisions attention à rien, pas même aux pensées philosophiques que nous n'avions pas. Pourquoi donc se moquer du Bavard? Nous bavardions tout autant que lui, et nos propos ne dépassaient guère le niveau du film que nous avions été voir avec lui.

Il pleut.

Ma fidèle poule m'a appelé... de son poulailler! Il a fallu que j'allasse me tremper pour prendre mon oeuf, car elle ne cessait de s'égosiller : "Allons, voyons, mon oeuf est prêt!"

La matinée s'est passée au calme, à parler avec mes grands-parents, à lire, et à écouter les gouttes de pluie danser sur la fenêtre.

Après le déjeuné, profitant d'une légère accalmie, je monte chez Seule par la route en cipédant à tour de jambes, mon sentier habituel étant détrempé. L'Eveillé est revenu ce matin.

- Les jumeaux nous attendent; partons-nous? demande Seule.

L'Eveillé a jeté un regard épouvanté vers les danses des gouttes de pluie, devenues maintenant frénétiques.

Seule et moi éclatons de rire!

- Allez, n'aie pas peur, je vous emmène en voiture, c'est à vingt minutes! le rassure son grand-père, riant lui aussi.

- Eh bien, c'est loin d'être à vingt minutes en vélo! bougonne l'Eveillé.

Bon, nous nous moquons, nous nous moquons, mais je crois que nous ne sommes pas vraiment fâchés d'être au sec!

Comme la coutume en a maintenant été prise, et bien qu'il soit encore loin de quatre heures, le cochon de l'Ami des poules et de la Jumelle nous attend tout de même. Cependant, nous n'allons pas nous asseoir dans le petit pré où nous ne retrouvons pas l'arbre dont il ne reste que le tronc, et qui ne nous regarde pas avec curiosité de ses yeux sombres.

Où allons-nous, alors? Dans la grange, la belle et bonne grange, chaude et sèche, du fond de laquelle l'Eveillé - il n'est pas le seul - regarde avec désinvolture le véritable nuage que forme à présent la pluie.

- La pluie tombe avec autorité! énonce l'Eveillé, prenant une voix de magister.

- Est-ce une autorité compétente? s'informe avec la marque d'un profond intérêt l'Ami des poules.

- La pluie conseille à l'herbe de pousser, répond Seule avec calme.

- Et tu avais raison de dire que le conseil avait un certain pouvoir; l'herbe pousse! approuve la Jumelle.

Je hoche la tête :

- L'herbe pousse parce que la pluie tombe sur la terre; ceux qui nous conseillent, pensent-ils toujours à en faire autant?

Un bon moment de silence. Nous changeons de sujet. Le cochon s'immisce avec succès dans la conversation.

- Quand je serai rentré chez moi, je changerai la chaîne de mon vélo! annonce l'Eveillé d'une voix réfléchie.

- La tienne est en mauvais état? s'enquiert l'Ami des poules, pour soutenir une conversation plus simple.

L'Eveillé ne se dérobe pas à ladite simplicité, et se lance dans des détails :

- Le coup de pédale est beaucoup plus aisé avec cette chaîne, il faut faire beaucoup moins d'efforts!

Il ajoute, après... réflexion :

- Il faudra que je vérifie si la chaîne sort des dents du plateau...

Et il conclut :

- Comment saurons-nous si ceux qui nous donneront des conseils penseront à pleuvoir sur la terre?

Personne ne répond. Nous cherchons sans doute une réponse.

- Si nous allions poser la question à ton professeur de philosophie? me suggère Seule.

Proposition adoptée après un court débat, durant lequel Seule et moi parlons de notre visite de juillet dernier au Philosophe. Je suis chargé de prendre le rendez-vous. La conversation reprend gaiement sur des sujets, appelons-les variés.

Dimanche. J'allais dire, matinée familiale et déjeuner familial. Mais je suis ici tous les jours, rien n'a changé. Pourtant, il est évident que mes grands-parents sont particulièrement contents de ma présence aujourd'hui, dimanche. Pourquoi? Les jours sont tous les mêmes pour eux. Je dirais bien qu'ils sont en vacances, mais chuut!... cela ne leur plairait pas du tout.

Le beau temps a fait une apparition, mais va-t-il durer? Bah! profitons-en déjà aujourd'hui. L'Eveillé n'aura pas à craindre la pluie en cipédant chez le Philosophe qui nous attend cet après-midi sur la terrasse d'un château d'où l'on voit jusqu'aux confins de la terre.

- Bonjour, jeunes gens! nous accueille-t-il avec un grand sourire.

Et, apercevant l'Ami des poules, la Jumelle, et l'Eveillé :

- Nous avons de nouveaux adeptes, à ce que je vois; c'est un grand plaisir!

L'Eveillé retourne plaisamment :

- C'est un grand plaisir pour moi de rencontrer un professeur en dehors des aléas de la classe!

- Vous jouez aux dés en classe? fait mine de s'étonner le Philosophe.

Et il ajoute, affectant un air sévère :

- Alea jacta non est!

Nous restons cois.

- Pas vu, pas pris! jette Seule au Philosophe.

Elle n'a pas étudié en vain les temps anciens, et, se tournant vers les pauvres Béotiens que nous sommes :

- Alea, "jeu de dés" chez les Romains.

Une bonne occasion de se rattraper. Je... jette à mon tour :

- Et c'est à ça que jouaient les deux Romains et l'Egyptienne dans le film!

- Nous n'avons pas de grande salle, par ici; je n'ai dû voir qu'une version abrégée du film, fait mine de regretter le Philosophe.

Nous rions tous, les jumeaux paraissant connaître l'oeuvre.

- Tu as vu le film? me demande l'Ami des poules; nous, nous ne l'avons pas vu.

Je lui apprends les circonstances dans lesquelles Seule et moi avons été voir le film.

- Vous avez été bien courageux! nous plaint le Philosophe.

Quelques piques sur le film, puis la Jumelle en vient à la question qui fait objet de notre visite :

- Comment saurons-nous si ceux qui nous donneront des conseils penseront à pleuvoir sur la terre?

Le Philosophe réfléchit longuement :

- Vous voulez dire s'ils font le nécessaire pour faire pousser les fruits des conseils qu'ils vous donnent?

Nous lui parlons de notre dernière conférence. Il résume :

- Vous voulez savoir si leurs conseils sont utilisables; vous pouvez tenter l'essai, mais cela peut être dangereux.

- Les herbes ne sont pas toutes bonnes pour les vaches, renchérit Seule.

- Alors, au lieu de l'essai, on peut tenter d'avoir confiance en celui qui donne le conseil.

- C'est tout aussi dangereux, réplique l'Eveillé.

Le Philosophe sourit :

- Je ne pense pas avoir à vous apprendre que la vie est une chose dangereuse.

- En qui les vaches ont-elles confiance pour choisir les herbes? lui demande l'Ami des poules.

- Mangez-vous ce qui vous dégoûte?

Un silence.

- Alors, c'est ça, l'autorité compétente? propose la Jumelle.

Je conteste :

- Et comment choisit-on l'autorité compétente?

- Si je vous donne un cours, c'est moi qui figurerai l'autorité compétente; vous pourrez fort bien la refuser, répond le Philosophe.

Seule hoche la tête :

- Et alors elle nous abandonnera à nous-mêmes.

La conversation s'est arrêtée. Elle reprend peu à peu sur d'autres sujets. Mais comment pouvons-nous ne pas la lier à l'école qui commence lundi en quinze?

Cinq heures et demie. Nous prenons congé du Philosophe, le remerciant chaleureusement pour nous avoir guidés dans ces discussions qui nous passionnent tant. "C'est rare de voir des jeunes gens aussi curieux de pensées", nous a-t-il dit en retour.

Pourquoi cinq heures et demie? Parce que l'Eveillé prend le train de six heures à la gare, distante de dix minutes en vélo, où il était arrivé il y a une quinzaine de jours pour pique-niquer avec nous. Demain il doit aller à un anniversaire. Il reviendra après-demain à la même gare par le train d'une heure... pour un nouveau pique-nique au même endroit. Et quant à son vélo, il le laisse à la gare. "Fameux, ton prof de philo! Je voudrais bien en avoir un comme lui!" m'a-t-il lancé en sautant dans le train.

Ma fidèle poule s'est encore assise près de moi ce matin et n'a pas bougé, me regardant de temps en temps, tant que j'étais à table.

Le temps est incertain. Encore assez chaud, mais les nombreux nuages, d'un gris sans lumière, annoncent que l'été ne sera plus bientôt qu'un souvenir.

Matinée habituelle. Récit en version abrégée, ainsi que le dirait le Philosophe, de nos discussions d'hier. Mes grands-parents ont écouté avec attention, ont fait quelques remarques assez neutres sur l'intérêt que présentait le thème, et ont paru très contents. De quoi précisément? Je ne saurais le dire. Mais je ne pense pas que cela soit très important de le savoir. J'ai été content qu'ils aient été contents. Pour les mêmes raisons qu'eux, sans doute. J'ai lu. Le potager. La petite ville aux bonbonnes de gaz. Un quelqu'un, qui connaît, sans qu'il y ait à s'y tromper, mon grand-père qui, lui, ne paraît pas le connaître tant que ça, lui parle - à mon grand-père - du temps qu'il a fait, du temps qu'il fait, du temps qu'il fera, enfin, qu'il fera peut-être, ajoute-t-il, car sinon... nous aurons un temps - oh, comme celui de l'année dernière, souvenez-vous, c'était impossible! - le quitte sur une note d'espoir, que le temps... Course sur le chemin ancien avec Seule.

Après le déjeuné, je montai chez Seule, et nous partîmes pour une longue promenade à pied.

- Par où veux-tu passer? me demanda Seule, à peine fûmes-nous partis.

- Eh bien, pourquoi pas par les vergers du côté du 547?

- Partis!

Elle ajouta, avec une mine gourmande :

- Les premières poires doivent déjà être mûres, nous allons nous régaler!

- Il y a aussi plein de prunes maintenant!

Elle fit un sourire amusé :

- La Fourche doit les attendre avec impatience!

- Il aime tellement les prunes?

- Oh oui, surtout si elles sont liquides!

- De l'eau de vie de prunes?

- Oui, il en raffole!

Je m'étonnai un peu :

- A douze ans!

- Oh! il m'a affirmé qu'il ne faisait que la sentir.

- Et tu l'as cru?

- Il m'a raconté qu'il mettait quelquefois le nez à la bouteille avant de partir pour l'école...

- Et tu penses vraiment?...

Elle fit de nouveau un sourire amusé :

- Un jour, j'ai légèrement insisté; il m'a répondu : "Une ou deux fois, j'en ai goûté un peu!"

Nous nous mîmes gaiement à rire! J'ajoutai :

- Je ne jurerais pas qu'il n'y ait pas chez nous des élèves qui...

- Chez vous, c'est le cassis?

Je fis oui de la tête, et nous nous remîmes à rire!

- Il y a bien plus de prunes que de poires.

- Oui; ici, ce sont les vergers de la Fourche, me répondit Seule.

- Eh bien, il y a de quoi boire!...

- Mais non, mais non; il les vend.

Nous étions maintenant tout près du 547; j'avisai notre poirier :

- Tu crois qu'il y en a sur notre poirier?

- Je le pense; allons voir!

Il y en avait. Nous croquâmes!

- C'est ma première poire cette année!

- C'est ma première poire cette année!

Mais qui donc l'avait dit le premier?

Nous trouvâmes les poires sans pareilles. Pourtant, elles n'étaient pas vraiment vraiment mûres...

- Si nous traversions la vallée tout droit?

- Bonne idée! approuva Seule; allons vers le sommet de la colline en face!

- Au 510?

- Oui.

Je m'inquiétai :

- Il y a un pont pour passer la rivière?

- Oui; d'ici, on ne le voit pas, mais si tu te souviens de la carte...

- Parfaitement! Juste avant la route qui va chez ta cousine, la Châtelaine; au 447.

- Eh bien, conclut Seule, il n'y a plus qu'à couper à travers les lignes de niveau!

- Bah! ça ne fait jamais que seize pour cent de pente!

- Presque du plat!

- Partis!

Seule allait s'élancer, mais je la retins soudain :

- Attention!

Et Seule, surprise :

- Que se passe-t-il?

- Nous sommes à cinq coteaux!

- Cinq coteaux?

Je pris la voix de Monsieur le géographe :

- Parfaitement! La vigne du Maître des lieux est à mi-coteau; sa pente étant d'un et demi pour cent et celle-ci de seize, cela fait donc dix fois un mi-coteau, d'où cinq coteaux!

- Un tiers.

- Un tiers?

- Un tiers.

Je m'exclamai :

- Fort bien, Mademoiselle l'arithméticienne!

Et je n'eus plus qu'à courir la rattraper... sur la pente à seize pour cent!

Pas de déjeuner aujourd'hui! Pourquoi donc? Eh bien, comme je l'ai déjà dit, l'Eveillé arrive par le train d'une heure à la même gare d'où il était parti avant-hier, distante de dix minutes en vélo de l'endroit où nous avons pique-niqué - pardon, les dix minutes, ça, c'était en descente; en montée... - et où nous allons pique-niquer aujourd'hui. Et quant à son vélo, celui-ci l'attendait sagement à la gare. A propos, j'espère bien que l'Eveillé n'oubliera pas d'apporter de nouveau ses appétissantes paires de lunettes à la framboise, ainsi que nous le lui avons tous demandé.

Voilà le train, qui arrive en grinçant des freins. Voici l'Eveillé, qui saute du train bien avant l'arrêt complet - en dépit de ce que préconise le haut-parleur de la gare de ma ville. Mais comment le saurait-il? On ne comprend jamais rien de ce que disent les haut-parleurs des gares. Moi, un jour, c'est le chef de ma gare qui m'a traduit l'information, lorsqu'il m'a surpris en plein vol. "Il faut être très prudent, mon garçon, on peut se blesser en tombant!" m'a-t-il dit. Comme si j'allais tomber; en voilà une idée!...

L'Eveillé n'est pas tombé, lui non plus. Et, en guise de bienvenue, l'Ami des poules lui crie :

- Attention, tu vas tomber! tu n'as pas mis tes lunettes!

Mais l'Eveillé, brandissant un sac :

- J'y vois très bien; mes lunettes sont là dedans!

Le vélo de l'Eveillé retrouvé, nous montons le raidillon - quinze minutes, pas dix! - jusqu'à l'endroit de notre pique-nique.

- Vous servez le déjeuner un peu tard! on a faim! proteste vigoureusement l'Eveillé.

Protestation générale :

- C'est toi qui n'es pas capable de conduire ton train assez vite!

Nous rions tous... et déballons les victuailles.

- Tiens, regardez! s'écrie l'Ami des poules.

Il a indiqué d'un grand geste du bras la direction de sa ferme.

- Oui, je vois, c'est le cochon qui arrive! constate l'Eveillé.

- J'avais bien dit que tu n'avais pas mis tes lunettes; c'est un lapin! ironise l'Ami des poules.

J'ironise, moi aussi :

- Il faut avouer qu'il n'est pas très bon à la course; regardez, il est dans un bien piteux état!

Seule n'est pas en reste :

- Tu fais courir les pâtés de lapin, toi?

La Jumelle tente de défendre son frère :

- Oui, mais vous verrez comme la course l'a rendu bon!

Nous rions tous. Seule note :

- J'espère bien que c'est toi qui l'as fait!

Nous sortons des sacoches de nos vélos la suite du pique-nique. Tomates, concombres, salade de pommes de terre et haricots verts, fromage... Sans oublier les lunettes à la framboise, bien sûr!

- Comment s'est passé ton anniversaire? demande la Jumelle.

- On ne peut mieux, répond l'Eveillé, d'une voix banale.

Une bouchée de pâté de lapin, et il continue :

- Il y avait beaucoup de monde; c'était l'anniversaire d'un de nos camarades de classe.

Une pomme de terre, et :

- Nous étions tous très gais, j'étais très gai...

Voix neutre de l'Ami des poules :

- Vous étiez très gais...

Il en faut plus pour démonter l'Eveillé :

- Nous étions très gais, et les plaisanteries fusaient.

Un haricot vert :

- Tout le monde riait aux plaisanteries...

Voix neutre et pleine de pâté de lapin de l'Ami des poules :

- Ça... c'est... curieux!

- Je suis bien de ton avis; tu as deviné que les plaisanteries étaient toutes voulues pour la circonstance.

Voix muette de l'Ami des poules qui sourit en signe de défaite. L'Eveillé poursuit, comme si de rien n'était :

- Chacun paraissait penser - ou se dire : "Je suis gai! Il faut que je le montre, sinon, je ne vais pas m'en apercevoir!"

Un silence est venu apprécier le discours. Conclusion transmise par l'Ami des poules :

- C'est gai!

L'Eveillé lui sourit :

- Je crois que tes sarcasmes amicaux m'ont fait plus de plaisir que la gaieté d'hier!

Encore un petit moment de silence. Puis, l'Eveillé :

- Qui me passe du fromage? On me fait attendre!

Seule lui tend le fromage, et nous sourions tous.

Il pleut. Il a plu toute la nuit. Matinée habituelle avec mon oeuf, ma fidèle poule, mes grands-parents, et un livre sur les temps anciens de la région de Seule - dans l'ordre chronologique. J'ai gobé l'oeuf, ma fidèle poule est restée assise près de moi, j'ai parlé de choses et d'autres avec mes grands-parents, et j'ai lu mon livre. Pas de potager, pas de petite ville aux bonbonnes de gaz, et pas de course avec Seule, occupée avec sa grand-mère. Voilà! le récit de la matinée est complet.

Après le déjeuner, je cipède à tour de jambes jusque chez Seule par la route, mon sentier habituel étant détrempé.

A l'entrée du village, à la hauteur du cimetière, surprise! Seule s'en va avec son grand-père en auto. Brusque coup de frein. Seule bondit hors de l'auto et me lance :

- Viens mettre ton cipède dans la chapelle! Nous n'avons que le temps!

Retour en trombe dans l'auto. Départ.

- Il ne nous reste que vingt minutes pour attraper le train d'une heure dix-huit! J'allais te chercher; je t'expliquerai.

Le trajet se fait en silence. De justesse, nous voilà dans le train.

- Ma tante, celle qui habite dans ta ville, vient d'appeler mes grands-parents à l'instant, et cela m'a décidée.

Elle fait une pause :

- Je lui ai demandé si elle accepterait de me recevoir chez elle à partir du début de l'école; elle nous attend pour en parler.

Ce qu'a dit Seule m'est entré dans l'esprit à mesure qu'elle l'a prononcé. Dans le même temps, l'inquiétude s'est emparée de moi :

- Et si je ne lui plais pas?...

- Si j'avais pensé que tu ne lui plairais pas, je ne lui aurais rien demandé.

Seule poursuit, au bout d'un moment :

- Ma tante est la soeur aînée de ma mère. Son mari n'est plus. Elle a un fils de dix ans plus âgé que moi, et qui vit très loin d'ici. Ma tante est institutrice. Elle est assez sévère...

Elle lève la main pour prévenir ma nouvelle inquiétude :

- Tu lui plairas, comme tu as plu à ma mère; tu es droit.

Le train est entré en gare. Seule guide mes pas pour se rendre chez sa tante. Rues familières pour moi. Je cherche plus ou moins à deviner l'endroit où nous allons. Loin, près de chez moi? Est-ce dans les parages des maisons de mes camarades? Je laisse ma curiosité errer le long des rues.

- C'est ici.

Et Seule m'indique une sobre, mais belle maison, non loin de la demeure d'un des amis de mes parents. C'est à un quart d'heure à pied de chez moi. J'aime bien cet endroit de la ville. Je n'y avais, par ailleurs, jamais prêté attention.

Les austères lunettes - elles ne sont visiblement pas à la framboise - que porte la tante de Seule sous un chignon bien serré ne dissimulent pas le regard aigu qui les traverse dans ma direction. Je soutiens le regard sans bouger, ni mon corps, ni mes yeux. La tante se tourne vers sa nièce, la regarde un instant avec attention, l'embrasse avec chaleur. Elle la regarde de nouveau un instant avec la même attention, puis se tourne nettement vers moi, et me tend une main franche, qui ne se dérobe pas à la poignée.

- Je crois que tu la rendras heureuse, prononce-t-elle d'une voix simple.

Je réponds d'une voix tout aussi simple :

- C'est parce que je le crois aussi que je veux l'épouser.

Elle nous regarde encore tous les deux, l'un, puis l'autre :

- Eh bien, allons nous asseoir!

Car nous venions à peine d'arriver, et étions encore debout.

Et elle nous parle de ci, de ça, sans nous poser de questions. De l'école de la ville, de la bibliothèque, des distractions, des environs... Enfin, quand je dis qu'elle nous parle, c'est à sa nièce qu'elle parle, puisque moi, je suis d'ici.

- L'école commence lundi en huit, le vingt et un, premier jour de l'automne.

La tante s'est interrompue un moment :

- Je m'occuperai demain de ton inscription.

Cinq heures vingt-trois. Le train du retour est parti. Le grand-père de Seule viendra en auto nous prendre à la gare.

Compte rendu de la visite à la tante de Seule. Le grand-père était déjà un peu au courant par la conversation que Seule avait eue avec sa tante avant de partir.

Le grand-père commente :

- Comme ça, vous n'aurez pas besoin de vous appeler tous les jours et de passer des heures en train pour aller vous voir les samedis et les dimanches.

Il ajoute, avec un signe de tête d'approbation :

- Et vous pourrez mieux travailler ensemble; travailler à distance n'est pas très commode.

Et il refait un signe de tête d'approbation. A lui destiné, d'après ce qu'il m'en semble.

Nous voici au village.

Compte rendu de la visite à la tante de Seule. La grand-mère était déjà un peu au courant par la conversation que Seule avait eue avec sa tante avant de partir.

La grand-mère commente :

- Comme ça, vous n'aurez pas besoin de vous appeler tous les jours et de passer des heures en train pour aller vous voir les samedis et les dimanches.

Elle ajoute, avec un sourire affectueux :

- C'est bien de pouvoir être toujours ensemble... c'est bien... C'est bien que vous soyez dans la même ville.

Me voici à présent rentré chez moi - sans avoir oublié de reprendre mon cipède dans la chapelle.

Compte rendu de la visite à la tante de Seule. Mes grands-parents n'étaient évidemment au courant de rien.

Je ne noterai pas les commentaires. Les mots n'étaient pas les mêmes, mais les pensées exprimées étaient analogues.

A mon arrivée, ma fidèle poule est sortie du poulailler, m'a salué d'un léger gloussement, et est repartie se percher sur son perchoir reprendre son sommeil un instant interrompu.

Avant de me coucher, j'appelle mes parents pour le même compte rendu.

Commentaires à peu près analogues; avec un petit supplément.

- J'espère que cela ne t'empêchera pas de bien travailler, ajoute mon père.

- Je suis contente pour toi, c'est une bonne fille! ajoute ma mère.

Cinq heures et demie du matin. L'oeuf de ma fidèle poule vient d'être pondu à l'instant. Heureusement, car je dois partir dans cinq minutes tout au plus, et je n'ai que le temps de gober l'oeuf. Sinon, qu'aurait-elle pensé, ma fidèle poule, en me voyant dédaigner son oeuf? Bon, tout est bien qui finit bien!

Et pourquoi donc dois-je partir dans cinq minutes? Eh bien, parce qu'après sa tante, nous allons maintenant chez les parents de Seule; et le train part à six heures trente-neuf!

Trois quarts d'heure de cipède, nous fûmes à temps à la gare.

- Il n'y a plus qu'à attendre le déjeuner! lança plaisamment Seule.

Je répliquai de même :

- Le wagon-restaurant est au milieu du train, je crois!

- Non, dans celui-ci il est tout au bout, devant.

- Loin?

- Cent quarante-deux kilomètres.

Je pris un air rassuré :

- Ah, très bien; ce n'est pas trop loin!

- Non; tu tiendras jusque-là?

Je fis mine d'hésiter :

- Je pense... Ça dépend... Le premier service est à quelle heure?

- Le train entre en gare à midi dix-neuf; une minute pour sortir de la gare, onze minutes jusque chez moi, cinq minutes pour dire bonjour à mes parents - ma mère n'aime pas faire attendre le déjeuner - cela nous donne...

- Midi et trente-six minutes.

- Midi et trente-six minutes, m'approuva Seule; il reste donc...

- Nous sommes partis à six heures trente-neuf, nous roulons depuis trois minutes, le premier service aura donc lieu dans cinq heures et cinquante-quatre minutes.

Je fis mine de réfléchir :

- Je crois que je tiendrai jusque-là.

J'ajoutai, avec un hochement de tête prononcé :

- A condition que la neige ne soit pas trop épaisse sur la place pour aller jusque chez toi.

- Le chasse-neige passe pour l'arrivée de chaque train.

En attendant la neige, le train roulait... sous la pluie! Et quelle pluie!

- Il va falloir courir vite, si nous ne voulons pas nous faire tremper! s'exclama Seule.

- Quelle distance?

- Huit cents mètres.

- Trois minutes; c'est déjà assez long!

Je poursuivis :

- Onze minutes moins trois minutes font huit minutes...

- Midi et trente-six minutes moins trois minutes, le premier service aura donc lieu à midi et trente-trois minutes.

- Ah, ces trois minutes arrivent à point; je commence à avoir une petite faim!

Sept heures neuf. Le train s'était arrêté dans la gare de ma ville, de notre ville à présent. C'était une correspondance. Nous allions repartir dans trente et une minutes.

- Nous avons une demi-heure; viens, nous allons nous promener dans notre ville!

Et nous nous promenâmes; comme si nous avions tout notre temps... toute notre vie!

Le train roulait, le long des vignobles, le long des collines... Correspondance. Pas n'importe où. Dans la petite bourgade d'Eglantine.

Seule regardait dans la direction de la maison d'Eglantine :

- Nous l'appellerons demain matin; nous lui dirons que nous viendrons la voir pendant les vacances.

Elle resta encore un moment à regarder :

- Eglantine va être triste...

Elle secoua longuement la tête :

- Mes parents, Eglantine, les camarades de classe... Que faire? Je veux vivre avec toi.

Le train était reparti. La rivière qui a du retard était venue nous accompagner et nous dire que nous n'étions plus très loin de la fin de notre voyage.

Je pris la main de Seule :

- Pourquoi toi? Pourquoi pas moi?

- Quand un garçon fréquente une fille, c'est toujours lui qui va chez elle...

- Oui, c'est l'usage; et tu allais me dire que lorsqu'ils sont mariés, c'est elle qui va chez lui.

- C'est toujours l'usage.

Je restai songeur :

- Pourtant, ta ville me plaît; alors, pourquoi n'irais-je pas, moi? Les usages ne sont tout de même pas un absolu.

Seule me sourit :

- Tu n'as pas le bonheur d'avoir une tante dans ma ville!

Elle ajouta aussitôt :

- Oui, les usages et la tante... je sais, s'il n'y avait que ça!

Elle reprit d'une voix ferme :

- Ce qui compte, c'est que nous soyons ensemble...

- J'avais bien cherché, mais tu m'as devancé!

- Peu importe! Et puis, soyons raisonnables, l'école de ta ville est plus importante que celle de la mienne, ce n'est pas à négliger; donc, il vaut mieux que j'aille chez toi.

Elle serra ma main qui était restée sur la sienne.

Midi et trente-trois minutes. Le premier service est loin d'être servi! La mère de Seule a visiblement oublié qu'elle n'aime pas faire attendre le déjeuner. Quant au père de Seule, il est tout aussi visible qu'il ne s'est, de sa vie, jamais préoccupé de l'heure du déjeuner.

- C'est le destin des mères de voir leurs filles emmenées par les hommes!

La mère de Seule pose ses deux mains sur mes épaules, et ajoute :

- A l'homme que tu es, je peux confier ma fille!

Le père de Seule me serre fortement la main :

- Sois le bienvenu dans notre famille!

Quatre heures quatorze. Le train du retour est parti.

Comptes rendus - aux grands-parents de Seule, à mes grands-parents et à mes parents - de notre visite aux parents de Seule. Confer supra pour les commentaires, fort peu différents de ceux sur notre visite à la tante de Seule.

Après ces comptes rendus, Seule appelle sa tante, chez qui nous avons séjourné au mois d'août. Elle s'y attendait. On en avait déjà parlé en famille. Nous étions fiancés. Voeux de bonheur. "Passe-le moi!" Je la remercie de tout coeur de nous avoir montré tant d'affection et lui promets que nous viendrons aux vacances.

Dernier appel; Eglantine.

- Ta tante m'a dit; je savais que tu partirais; toute la classe va être triste!

- La classe sera peut-être triste, lui répond doucement Seule; mais je sais que tu seras triste, toi.

Elle laisse un silence à peine perceptible :

- Je serai triste aussi, sans toi!

Eglantine ne dit rien; mais j'entends sa voix trembler :

- Tu reviendras pour les vacances?

- Je te le promets!

Eglantine se met à parler très vite de... je ne sais même pas quoi, tellement c'est embrouillé. Le temps qu'il fait, l'eau de la rivière est très basse, l'hôtel de la grand-tante... il y a beaucoup de clients cette année...

- Il est très très gentil; sois heureuse; à bientôt!

Et elle raccroche.

Ce matin, le ciel est bleu, l'air encore assez chaud pour rester dehors sur l'herbe, la pluie n'étant pas tombée sur notre village. Cet après-midi, nous allons chez l'Ami des poules avec l'Eveillé, qui est revenu ce matin après être resté chez lui pendant notre absence.

La matinée a repris ses habitudes; potager, petite ville aux bonbonnes de gaz. J'aime beaucoup mes grands-parents; mais combien de temps aurais-je pu rester ici, dans ces draps ensommeillés, si je n'avais pas rencontré Seule? Pourtant, être avec mes grands-parents est agréable, je ne m'ennuie pas, le potager a son charme - N'est-ce pas, les tomates, n'êtes-vous pas succulentes, emplies d'un arôme subtil et d'un goût prenant? Mais les tomates finissent par tomber de la main, lorsque la main s'endort dans les draps ensommeillés. J'ai encore besoin de vie, de rêve, que je pourrai partager avec Seule.

Après le déjeuné, nous partons chez l'Ami des poules, l'Eveillé, Seule et moi. Tout en roulant, nous parlons de la venue de Seule dans ma ville. Les nouvelles ont été vite. L'Eveillé est déjà au courant; ses deux tantes y sont pour quelque chose! L'une est la mère de Seule, l'autre la tante chez qui va vivre Seule.

- Eh bien, cousine, nous pourrons nous voir plus souvent; moins d'une heure et demie de train!

- Oh! ça ne fait que dix-sept minutes de moins que pour venir chez moi.

- Oui, mais il faut se lever avant que le soleil ait même songé à se réveiller!

- Avec un train à cinq heures vingt-cinq! D'ailleurs, il faudra maintenant que tu prennes celui de six heures, ce n'est pas tellement plus tard.

Mais l'Eveillé, sourd à l'argument, me démolissant l'épaule d'un bon coup de poing :

- Si tu te conduis bien à l'école, nous t'inviterons à venir avec nous!

Je prends un ton résigné :

- Oh, j'arriverai à te supporter! mais ce sera bien pour faire plaisir à ta cousine...

Deuxième coup de poing, évité de justesse!

Comme toujours, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon de l'Ami des poules et de la Jumelle nous attend tous. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous sommes près d'un arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres, souvenir des deux branches coupées ras, et où quelques poules picorent.

- Y a-t-il conférence aujourd'hui? demande avec un sourire amusé l'Ami des poules.

- Conférence, je ne sais pas, mais nous avons une nouvelle d'une importance difficile à égaler! répond avec emphase l'Eveillé.

- Tu vas devenir professeur de philosophie!

- En voilà une idée! Non, mais...

- Tu vas devenir professeur d'histoire ancienne!

L'Eveillé lève un doigt avertisseur :

- Tu n'es pas loin, respectable Ami des poules, de la nouvelle d'une importance difficile à égaler que j'ai à annoncer!

- Tu vas devenir historien!

La Jumelle sermonne son frère :

- Mais laisse-le donc parler!

- Je t'écoute avec une attention attentive, ô vénérable Eveillé! se repent aussitôt le frère.

Le vénérable Eveillé reprend la parole, avec toute la considération que mérite la nouvelle d'une importance difficile à égaler :

- Cette année nous aurons un professeur d'histoire ancienne!

Flottement dans la salle... je veux dire dans le pré. Tous cherchent à comprendre. Tous, sauf bien sûr l'Eveillé, Seule et moi, et aussi sauf les poules, qui picorent sans éprouver de trouble intellectuel!

- Tu viens chez nous?

La Jumelle a trouvé! Son frère, non :

- Qui, Seule? tu viens seulement de t'apercevoir qu'elle est là?

Nous rions tous, sauf l'Ami des poules, et les poules!

Mais l'évidence a éclaté aux yeux du frère de la soeur :

- Tu viens chez nous?

- Tu comprends vite! s'amuse l'Eveillé.

- Quel bonheur! Dommage que tu aies un cousin comme lui!

- Tu n'es qu'un méchant! lance la soeur au frère; moi, je serai contente de les voir tous les deux!

Dans le feu de nos discours, nous avons oublié le cochon. Il est temps de se rattraper, tout en parlant de la nouvelle d'une importance difficile à égaler!

Ce matin, je me suis réveillé dans un sentiment inhabituel, un sentiment de calme, de grand calme. Pourquoi inhabituel? Il n'est pas rare que je sois calme. C'est ici, depuis quelque temps, que le calme me fuyait. Quel temps? Je ne sais pas, depuis notre retour de chez la tante de Seule, peut-être, chez qui nous avons séjourné au mois d'août. Pourquoi? Je ne sais pas. Les vacances? Non, ce ne sont pas les vacances. Alors quoi? Je ne sais pas. Mais si, je sais. J'attendais avant-hier. Avant-hier, lorsque le père de Seule m'a souhaité la bienvenue dans la famille, et lorsque la mère de Seule m'a dit : "A l'homme que tu es, je peux confier ma fille!"

L'après-midi, nous partîmes, Seule et moi, faire quelques pas le long du ruisseau qui sort de la fontaine du village. L'eau fraîche où nous aimions nous rafraîchir les pieds tout en marchant, et même, dans la forte pente des premiers pas, en sautillant, était restée tout aussi fraîche, mais il ne nous venait plus à l'idée d'en profiter. Le temps n'était ni beau ni laid, doux, ainsi qu'on a coutume de le dire afin de ne pas avouer qu'on a froid. L'herbe, à force de pleuvoir, jouait, sans y parvenir, à faire croire qu'on était au printemps - Mais non, tu es trop rêche, tu n'y arriveras pas! Les arbres étaient lourds, et leurs feuilles ne poussaient plus vers le haut. Des nuages qui traînaient, et qui donnaient l'impression de ne savoir où aller. Automne, tu seras bientôt là, lundi dans huit jours, à la rentrée des classes. Mais qu'importe! Seule sera avec moi.

Le ruisseau descendait, descendait, mais maintenant, il descendait sans nous, nous l'avions quitté en pleine pente, sur la ligne de niveau qui menait au milieu du bois des saules, qui se reposait sur le penchant, à mi-coteau. Et là, c'était vrai! Le ruisseau partait du 491, dégringolait au 432, et nous, sur notre ligne de niveau, nous étions aux environs du 455. Et puis, 522 au-dessus du bois.

- Parfaitement, Monsieur le géographe!

Je ris :

- J'avais étudié la carte! Hé! hé!

Et nous nous mîmes à rire tous les deux, repensant à Monsieur, qui tient un important commerce de fournitures électriques en gros dans la grande ville qui ne m'avait pas plu lorsque j'y étais passé, il y a un peu plus de trois semaines, en allant chez le dentiste, ami du père de Seule.

- Tu te souviens? C'était encore mieux quand c'était lui, on aurait dit une sorte de hoquet qui lui servait à rire!

- Oui, renchérit Seule; et sa fille, qui ne supportait pas les automobiles de série, et qui avait peur de se salir en s'asseyant sur l'herbe!

Mais soudain, notre rire s'était figé. Mademoiselle à la triste histoire nous était revenue à la mémoire.

- Pauvre fille... murmura Seule.

Nous marchions tout du long du bois. La ligne de niveau, c'était bien, mais sur la pente - elle faisait pas loin de cinq coteaux - le pied droit courait en bas, et le gauche, en haut!

- C'est cela qui te gêne? s'enquit Seule avec compassion; tu n'as qu'à marcher à reculons, tu n'auras plus cet inconvénient.

Je marchai à reculons, je n'eus plus cet inconvénient.

- Ma proposition n'était pas bonne, confessa Seule; tu vas trop vite, je n'arrive pas à te suivre.

Elle me conseilla, après réflexion :

- Marche de côté, tes pieds seront au même niveau!

Je marchai de côté, mes pieds étaient au même niveau; mais mes talons étaient plus bas que mes pointes.

Seule réfléchit :

- Tourne-toi, et regarde vers le bas! tu n'auras plus non plus cet inconvénient.

L'affaire devenait délicate. Seule avait certes raison, mais il m'était impossible d'adopter cette conduite. Bien sûr, mes talons ne seraient plus plus bas que mes pointes, cependant, je ne pouvais accepter cette proposition-là. Je refusai tout net :

- Je ne peux pas!

- Et pourquoi cela, je te prie?

- J'ai le vertige!

Seule réfléchit encore :

- Ne t'inquiète pas! Accroche-toi à un arbre, et attends-moi; je vais aller chercher une corde pour nous encorder.

Je la pris dans mes bras :

- Pas besoin de corde!

Cependant, peu après avoir repris notre marche - sans que je regardasse en bas, bien entendu - Seule parla, avec calme, en ces termes :

- Regarde! C'est l'orage; il va être sur nous très vite! Il y a une grange près des ânes; courons!

Un bon kilomètre. Une bonne course. Par le pré, puis par la route, après avoir franchi le ruisseau d'un bond! Cinq minutes, et nous étions à l'abri.

Nous n'étions pas les seuls à nous être précipités dans la grange. Un bataillon de poules avait fait de même, et déjà les premières gouttes, de grosses grosses gouttes, commençaient à frapper le sol avec violence. Le bataillon de poules, il y en avait neuf bien comptées, point du tout sensible à la beauté sauvage de l'orage, s'était mis dare-dare à picorer.

Et pour faire comme les poules, nous nous mîmes à nous picorer l'un l'autre!

Dimanche. Six heures moins vingt. Le soleil vient d'apparaître sur l'horizon. Tout au moins il apparaît sur l'horizon là où il y a un horizon. Ici, ce sont les montagnes, et le soleil est loin d'apparaître. Mais si on y tient vraiment, on peut distinguer une vague lueur qui annonce que le jour, qui finira à six heures vingt, vient de commencer.

Ma fidèle poule - Ah, quel dommage que je ne puisse l'emmener avec moi! - a dû consulter un annuaire astronomique, car elle me fait savoir à l'instant même que mon oeuf est prêt et qu'il est temps pour moi de me lever.

- L'école, ce n'est que dans huit jours, je n'ai pas besoin d'anticiper mes levers! lui fais-je savoir en retour.

- C'est même dans neuf jours; mais les mauvaises habitudes sont bien vite prises! rétorque-t-elle.

Bien; inutile de protester, levons-nous!

Conversations avec les grands-parents. Les sujets sont variés sans l'être. Tout tourne autour de l'école, de l'installation de Seule en ville, de nos projets d'avenir, même de l'époque prévue de notre mariage.

- Il faut d'abord terminer ses études, décider quoi faire dans la vie... a dit mon grand-père.

- Il faut d'abord avoir son chez-soi, s'installer... a dit ma grand-mère.

- Tu es encore jeune, tu as bien le temps! ont-ils conclu en choeur.

Ce sont des banalités que j'ai déjà entendues partout à propos de ce genre de sujet. Mais ils ont raison, tout cela est vrai, autant qu'il est vrai que la vie est banale. "Tu verras - sous-entendu, la vie - quand tu seras grand", je n'ai pas encore entendu : "Tu feras - sous-entendu, ta vie - quand tu seras grand". Et si, mes études terminées, ma vie décidée, installé dans mon chez-moi, il était trop tard pour vivre notre vie à nous, à Seule et à moi?

Pas de potager aujourd'hui, mais une petite ville aux bonbonnes de gaz. Et un Bavard!

- C'est lundi! attaque-t-il.

Je réponds prudemment :

- C'est lundi.

- C'est surtout en maths que c'est difficile!

Je cherche une réponse. Je n'ai pas à chercher longtemps, le revoilà :

- Tu es fort, toi, en maths?

- Ça va à peu près.

Je ne lui dis pas que ça va très bien.

- Les profs sont bons, je ne m'ennuie pas.

Un soupir :

- Mais une année, c'est long!

Je réponds, sans trop y faire attention :

- Ça dure une année.

Il rit un bon moment :

- Tu es un rigolo, toi!

L'après-midi, nous retrouvons l'Eveillé, après son absence d'hier, et nous allons tous les trois conférencer chez l'Ami des poules et la Jumelle. La pluie n'est pas loin, mais nous aurons bien le temps d'arriver avant qu'elle ne nous noie!

La route se passe bien. Nous pédalons sans nous presser. Un bois, assez grand. A la sortie du bois, il ne nous restera plus qu'un petit quart d'heure pour être au village.

- Regardez! s'exclame soudain Seule.

Nous venons à peine de sortir du bois. Devant nous, un gros nuage noir menace. Je le connais bien. C'est l'averse, la grosse averse!

- Nous n'aurons jamais le temps d'arriver! s'épouvante l'Eveillé.

- Appuie! lui commande Seule.

Personne ne pense à traîner. Nous appuyons. Par bonheur, la chance nous est favorable; la route descend légèrement. Et tous les espoirs sont permis. Mais oh! que vois-je? Face à nous, un rideau s'avance. Un véritable rideau; un rideau épais. Un rideau de pluie. Je pédale à jambes perdues. Je pense que tous en font autant. Le rideau s'approche de nous, vient sur nous à vive allure. Les premières maisons sont à portée de roue. La grange s'est jetée sur nous. Le rideau a fouetté la grange. Nous sommes au sec!

Des applaudissements retentissent.

- Nous avions vu arriver l'orage, et nous avons amené le cochon dans la grange; et puis, c'est vous que nous avons vus arriver! nous explique la Jumelle.

- Et nous nous demandions si vous arriveriez à temps! ajoute l'Ami des poules.

- Mon frère disait non, moi, je disais oui!

- J'ai perdu; tant mieux!

- J'entends une parole de profonde sagesse, respectable Ami des poules! profère l'Eveillé.

- Il m'aurait été pénible de te voir devant moi en poule mouillée, ô vénérable Eveillé!

Et, ainsi que cela s'était passé il y a une semaine, nous regardons tous avec désinvolture, du fond de la belle et bonne grange, chaude et sèche, le véritable nuage que forme à présent la pluie.

- En voilà, de l'autorité! s'exclame l'Eveillé.

Il poursuit, devant nos regards questionneurs :

- Ma cousine n'avait-elle pas dit il y a une semaine que la pluie conseillait à l'herbe de pousser? eh bien, ce n'est pas autoritaire, ça?

- Une autorité qui agit sans donner de cours.

- Qui agit sans donner de cours? me demande, étonné, l'Ami des poules.

- Le Philosophe a exposé qu'il serait l'autorité compétente s'il nous donnait des cours, note Seule.

- Et il a ajouté que nous pouvions fort bien la refuser, observe la Jumelle.

- L'autorité de la pluie est donc supérieure, déclare l'Eveillé; il lui suffit d'ordonner.

- N'oublie pas que c'est à la condition... commence l'Ami des poules.

J'achève :

- ...que la pluie tombe sur la terre.

- Le Philosophe avait parlé de confiance dans l'autorité compétente, remarque la Jumelle; quelle autorité compétente, celle du cours ou celle de la pluie?

- Peut-on avoir confiance en ce dont on ne sait même pas comment c'est fait? prononce Seule avec calme.

Elle laisse un temps :

- Comment se forme l'autorité compétente? par l'explication donnée dans un cours, ou par la force du coup de poing?

Ce matin, le ciel est redevenu bleu. La chaleur de l'été, cet été qui n'a plus que sept jours à vivre avec nous, s'est perdue dans les orages. Il ne fait pas encore froid, mais il faut se couvrir.

Rien à dire de particulier sur la matinée. Mes grands-parents sentent que c'est la fin des vacances. C'est bête de dire ça. Ils connaissent très bien la date de la fin des vacances. Alors, qu'est-ce qui me fait dire qu'ils la sentent, cette fin des vacances? Eh bien! connaître la date, c'est savoir quel jour je partirai. Sentir, c'est penser que je ne serai plus là. Et je crois qu'ils aiment bien me voir chez eux, puis partir me promener, puis revenir... Je crois qu'ils aiment bien Seule. Le jour de notre départ, dimanche prochain, nous leur promettrons de revenir.

Dimanche prochain... Je n'aurai pas à promettre à Seule de revenir la voir, je serai avec elle.

Après le déjeuné, je monte chez Seule. Ses grands-parents sentent que c'est la fin des vacances. Mêmes réflexions que mes grands-parents. Je crois qu'ils m'aiment bien aussi.

Vers les deux heures, nous partîmes, Seule et moi, nous promener dans les endroits que nous aimons bien. Chemin ancien, vergers, poiriers, bois des saules, ruisseau qui mène à la grange des ânes... Nous avions marché pendant quatre bonnes heures, le soleil venait de se coucher, et nous étions bien, dans l'obscurité naissante, à nous reposer sur la paille, dans la tiédeur de la grange.

- Quand allons-nous nous marier?

Seule avait posé sa question de sa voix calme habituelle.

- L'unique chose qui nous empêche de le faire séance tenante est que nos parents ne sont pas ici, dans cette grange, pour nous donner l'autorisation indispensable à un mariage conforme aux usages.

- Oui, approuva-t-elle; et même, avec la légère restriction des choses à faire; aller chercher...

- ...la personne désignée par l'ensemble des hommes qui doit dire...

- ...à ces mêmes hommes que nous sommes mariés.

Je souris :

- L'ensemble des hommes...

- ...se parle donc à soi-même.

Nous restâmes un moment à méditer.

- Bref, nous ne pouvons nous marier nous-mêmes, conclut Seule..

- Oui, alors que nous avons pu nous fiancer...

- ...sans avoir d'autorisation à demander à personne...

- ...ni à chercher qui que ce soit.

La condition nécessaire et suffisante, ainsi qu'on dit en mathématiques, nous apparut à tous les deux au même instant :

- Nous sommes fiancés dans nos coeurs!

Un silence. Longtemps.

- Que faisons-nous? reprit Seule.

- Nous en parlons à nos parents.

- Quand?

- Nous allons chez toi dimanche pour prendre tes affaires...

Elle réfléchit :

- Entendu, nous leur parlerons dimanche au déjeuner.

Elle poursuivit, après un temps :

- Veux-tu que nous passions la matinée avec Eglantine?

- Oh, quelle bonne idée!

Je m'inquiétai :

- Et ta tante, celle chez qui nous avons séjourné? Nous avions dit...

- Elle déjeunera avec nous chez mes parents.

Seule ajouta en souriant :

- Il y aura du monde, dimanche; Grand-père m'a proposé de nous emmener en voiture; il y en a pour une heure.

- C'est plus rapide qu'en train! Il déjeunera avec nous?

- Non, il a dit que les enfants seront mieux entre eux.

Je m'étonnai :

- Les enfants?

Elle rit :

- Mes parents sont des enfants pour lui...

- C'est juste; et quant à nous...

Seule sourit, plus longuement :

- Et quand nous aurons des enfants...

Comme toujours, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon de l'Ami des poules et de la Jumelle nous attend tous. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous sommes près d'un arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres, souvenir des deux branches coupées ras, et où quelques poules picorent.

- La conférence est ouverte! déclare solennellement l'Ami des poules.

- Les hommes des temps très très anciens, ceux d'avant l'histoire des hommes, faisaient-ils des conférences, comme les nôtres? demande pensivement Seule.

L'Ami des poules prend une voix présidentielle :

- L'ordre du jour de cette conférence, placée sous le signe du cochon, comporte, sur proposition de notre future historienne du passé, une étude approfondie autant que minutieuse des conférences tenues par les hommes des temps très très anciens, ceux d'avant l'histoire des hommes!

- L'étude approfondie autant que minutieuse sera d'autant plus simple à faire que nous ne savons même pas si ces hommes pensaient, répond Seule.

- Voilà ce que j'appelle un vrai cours d'histoire, s'émerveille l'Eveillé; on ne perd pas son temps à apprendre ce qui n'existe pas!

- Et comment fait-on des découvertes, alors? conteste la Jumelle.

- Oui, tu as raison, seulement je n'ai pas tellement l'habitude d'être poussé aux découvertes, en classe; c'est le cours du professeur que je dois apprendre.

- Oui, j'ai ressenti cela aussi, quelquefois; c'est ce qui m'effraie un peu...

- Dans ton futur rôle de professeur? Je le comprends très bien.

L'Eveillé ajoute après une petite pause :

- Je ne pense pas que tu seras comme ça.

- C'est gentil de ta part, sourit la Jumelle, mais qu'est-ce qui te fait supposer...?

- Tu as déclaré il y a deux semaines, devant ma personne, que tu ne dirais jamais ce que tu ne penserais pas.

La Jumelle a un petit rire :

- Au risque de voir l'autorité compétente me renvoyer à mes prés et à mes vaches, ainsi que m'en a menacée mon frère.

Le frère écarte les bras en signe d'impuissance :

- Que veux-tu? Ça s'est vu!

Un petit silence, durant lequel les conférenciers ne savent s'ils doivent rire ou pleurer.

Je romps le petit silence :

- Bon! Si les hommes des temps très très anciens ne pensaient pas, il me paraît assez difficile de poursuivre cette étude approfondie autant que minutieuse! Considérons donc par hypothèse qu'ils pensaient.

- Considérons! décrète l'Ami des poules.

- Et comment pensaient-ils? demande Seule avec calme.

L'Eveillé lève un doigt :

- Ça, cousine, c'est un piège; tu sais très bien qu'on ne peut le savoir.

- On peut peut-être le deviner, cousin.

- En se basant sur quoi, chère cousine?

- Sur ce qu'ils ont laissé derrière eux, cher cousin.

Je me tourne vers Seule :

- Tu m'as dit un jour que si les hommes des temps très très anciens ne pensaient pas, nous n'aurions plus que le hasard.

- Je m'en souviens; dans ce cas, ce qu'ils ont laissé derrière eux ne serait aussi que le fruit du hasard.

- Ou de la nécessité, suggère la Jumelle.

- Et la nécessité, ne viendrait-elle pas elle aussi du hasard? Ou encore ne serait-elle pas le hasard lui-même? répond Seule.

L'Eveillé fait la grimace :

- Si tout vient du hasard, pourquoi faire quoi que ce soit nous-mêmes?

Personne ne trouve de réponse à la question, sinon en posant une autre question. L'Ami des poules s'en charge :

- Quels moyens avons-nous de ne rien faire?

Personne ne trouve de réponse à la question, sinon en posant une autre question. La Jumelle s'en charge :

- Les hommes des temps très très anciens avaient encore moins de moyens que nous; leur hasard était-il plus restreint ou plus vaste?

- On peut prétendre que leur hasard était plus restreint, puisqu'il ne concernait que leur simple survie... prétend l'Eveillé.

- On peut prétendre que c'est le hasard qui a fait que nous devions respirer et nous nourrir, et la survie, c'est le hasard le plus vaste... prétend à son tour Seule.

Personne ne trouve d'autre prétention à avancer, sinon en posant une nouvelle question. Je m'en charge :

- Dans la vie de tous les jours, nous ne pensons pas à ces sujets; les hommes des temps très très anciens y pensaient-ils?

- Et s'ils y pensaient, comment y pensaient-ils? redemande Seule.

L'Eveillé lève de nouveau un doigt :

- Ça, cousine, c'est encore un piège; tu sais très bien qu'on ne peut le savoir.

- On peut peut-être le deviner, cousin.

- En se basant sur quoi, chère cousine?

- Sur son imagination, cher cousin.

- Et quel est le mode d'emploi?

- Oublier tout ce qu'on sait.

- Facile! Un jour que je n'arrivais pas à trouver la solution d'un problème d'arithmétique, le professeur, un peu agacé, m'a dit : "Mais vous ne savez rien!"

Nous rions un peu, mais pas vraiment beaucoup.

- Chacun a sa propre imagination, suggère la Jumelle.

- Chaque homme des temps très très anciens avait aussi sa propre vie, réplique l'Ami des poules.

- Nous voilà bien avancés! observe l'Eveillé; je ne connais déjà pas ton imagination à toi, alors la vie de chaque homme des temps très très anciens...

Ce matin, ma fidèle poule est venue s'excuser pour son retard à m'offrir son oeuf. Les pluies des derniers jours et la chaleur perdue en sont la cause, m'a expliqué ma grand-mère. J'ai rassuré ma poule comme j'ai pu, la parole humaine n'a pas tant de nuances... Mais j'ai dû me montrer tel que ma fidèle poule le souhaitait, car elle est restée près de moi pendant que je gobais son oeuf.

Matinée presque habituelle; mes grands-parents tenant une conversation gaie pour ne pas montrer qu'ils sont tristes de me voir partir. Sinon, potager, petite ville aux bonbonnes de gaz. Tiens! le Bavard. C'est moi qui vais le trouver pour lui dire au revoir, l'assurer que nous nous reverrons aux prochaines vacances, lui dire que nous avons été contents, Seule et moi, de l'avoir vu, et d'être allés avec lui au cinéma. Je crois que je lui ai fait très plaisir. J'en ai été très content, car au fond, il est bien sympathique.

Après le déjeuné, nous partîmes, Seule et moi, faire une grande promenade en cipède.

- Te souviens-tu du vieux cimetière où gît un de mes aïeux? me demanda Seule.

- Oui, très bien; nous y sommes allés vers la fin de juillet.

J'ajoutai, après un instant de réflexion :

- Il est en haut d'un beau raidillon, qui va du 374 au 431.

- Parfaitement, Monsieur le géographe! Veux-tu que nous y allions? Je prendrai du pain, du chocolat et une pomme pour le goûter.

- Partis!

Le beau temps était revenu. Le soleil avait-il voulu nous dire un dernier au revoir, avant de partir dans les brumes d'un automne qui commençait dans cinq jours, en même temps que l'école?

Notre route nous mena d'abord au village de la couturière, où nous avions été vers la mi-juillet. Mi-juillet... que c'était loin...! A l'entrée du village, je reconnus le cimetière que nous avions vu enflammé par le soleil couchant, en repartant de chez la couturière. Puis, dans le village même, le tout petit cimetière blotti dans l'angle de deux rues, dont la porte était rouillée et où les herbes et les ronces avaient envahi les tombes depuis longtemps abandonnées, avec une croix, cependant, qui indiquait encore l'emplacement de la dernière tombe.

Ensuite, une montée, un village, une descente, une descente vertigineuse. Celle-ci, nous l'avions déjà prise vers la fin de juillet - et je m'étais ce jour-là félicité d'avoir soigneusement réglé les freins de nos cipèdes - en allant voir un très vieux village où toute une ligne de maisons encerclait une vaste place. C'était tout près d'une petite ville où passait encore un train à vapeur; dans la gare, se trouvait un vieux wagon abandonné, qui, sous les feux du soleil, paraissait avoir été fait d'un or pur.

Une fois en bas... nous n'avions plus qu'à remonter après avoir traversé la route où l'on se sent comme à bord d'un aéroplane. Nous arrivâmes bientôt à une source d'où, au fond d'une vallée, on apercevait un village.

- Nous sommes passés par ce village la dernière fois que nous avons été au cimetière, m'indiqua Seule.

Elle ajouta, en me désignant un petit bois au-dessus du village :

- Il y a là une chapelle très intime; je n'avais pas pensé à te la montrer, mais nous pouvons y aller tout à l'heure.

- Volontiers.

Le village, tout simple. Grandes et belles maisons. Un gros clocher carré flanquant une petite église. Nous pénétrâmes dans le bois humide et moussu qui embrassait la chapelle. L'arrière de la chapelle, massif et arrondi, percé de deux portes étroites qui laissaient deviner l'intimité de l'intérieur. Un toit de pierre, caché sous des mousses et des brindilles.

Nous reprîmes le voyage. Forte montée, forte descente. A la sortie d'un bois qui borde notre route sur la gauche, des rails.

- C'est le train à vapeur dont tu parlais tout à l'heure, m'apprend Seule; mais à cette heure-ci il n'y en a pas.

- De l'autre côté de la voie, plus à gauche, c'est une rivière? C'est curieux, elle paraît toute droite.

- Non, c'est un grand canal; il va loin.

Et nous continuâmes.

- Tu vois la colline devant toi? c'est le cimetière, m'indiqua Seule.

Et, juste après, je pointai le doigt :

- Le 374!

- Parfaitement, Monsieur le géographe!

- Oui, mais maintenant il faut grimper au 431; ça, c'est une autre affaire!

- Appuie!

Et c'est ainsi que nous arrivâmes sans encombre au cimetière.

Rien n'avait changé dans le cimetière; et pourquoi quelque chose aurait-il changé, personne apparemment n'y venant jamais? La porte - ou plutôt ses montants qui seuls avaient subsisté - nous livra passage par la pierre tombale qui lui servait de seuil. Après les pluies de ces derniers jours, les hautes herbes et les ronces étaient devenues encore plus touffues que lorsque nous étions venus en juillet.

Il était temps de goûter. Installés parmi les hautes herbes, nous déballâmes notre pain, notre chocolat et notre pomme. La pomme était craquante et juteuse, le chocolat était craquant, mais pas juteux, et le pain, qui n'était ni craquant ni juteux, sentait bon le blé.

- Si on veut aller quelque part en auto, il faut d'abord apprendre à conduire l'auto; si on veut aller quelque part en train...

J'interrompis Seule en riant :

- ...il faut d'abord apprendre à lire un horaire.

- Tu as tout à fait raison; et c'est ce que nous apprendrons dès lundi.

- Tiens! tu ne fais plus monter les trains sur les bateaux? A présent, ce sont les autos qui montent sur les bateaux.

- Pourquoi pas? on peut également apprendre à conduire un bateau.

Je réfléchis avec profondeur :

- Pour aller quelque part en auto, il faut aussi apprendre à construire une route.

- Tu as tout à fait raison; et c'est ce que nous apprendrons dès lundi.

- Continuons; si on veut aller quelque part en train...

Seule m'interrompit en souriant :

- ...il faut aussi apprendre à construire des rails.

- Tu as tout à fait raison; et c'est ce que nous apprendrons dès lundi.

- Parfaitement! Et quand nous aurons appris tout cela et passé nos examens de fin d'école...

Je complétai, comme s'il s'agissait d'une évidence :

- ...nous irons à l'université conduire toute cette caravane.

- Parfaitement! Et comme cela fait beaucoup de chameaux, et qu'il faudra donc que nous soyons là tous les deux...

- ...nous devrons nous marier avant d'entrer à l'université.

En choeur :

- Parfaitement!

Ce matin, j'ai mis un peu d'ordre dans les affaires que je dois emporter. Oh! ce n'est pas que j'en aie beaucoup, mais enfin...

Ma fidèle poule s'en est-elle aperçue? Je ne peux, bien sûr, l'affirmer, mais sa façon de ne pas me quitter d'une patte... Que puis-je lui dire? Je lui parle doucement, comme si elle devait comprendre. Peine perdue? Ce n'est pas sûr, mais je n'en sais rien. Ce ne sont pas des choses qu'on apprend à l'école, ni même à l'université.

Avec mes grands-parents, c'est plus clair, mais j'en ai déjà parlé. Il n'empêche que je me suis aperçu que je leur parlais avec plus de... je ne sais pas comment dire... je suis toujours gentil avec mes grands-parents, comme, d'ailleurs, eux le sont avec moi, cependant... avec plus de... ainsi que je viens de le dire.

Pour la dernière fois de nos vacances, il n'est pas loin de quatre heures, et le cochon de l'Ami des poules et de la Jumelle nous attend tous. Nous allons nous asseoir dans le petit pré où nous sommes près d'un arbre dont il ne reste que le tronc, et qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres, souvenir des deux branches coupées ras, et où quelques poules picorent.

- La dernière conférence de nos vacances est ouverte! déclare solennellement l'Ami des poules.

Et il ajoute péremptoirement :

- Et tâchez de trouver un bon ordre du jour!

Un petit silence. Nous cherchons apparemment un bon ordre du jour à proposer.

- Et pourquoi ne le proposerais-tu pas toi-même? propose perfidement l'Eveillé.

Mais l'Ami des poules a de la ressource. Et, se tournant vers Seule :

- Tu nous avais dit, en ce même lieu ainsi qu'au milieu du récent mois de juillet, que nous étions arrivés à la belle découverte que penser était inutile...

- C'était ça vos conférences, avant que j'arrivasse! s'exclame en riant haut et fort l'Eveillé.

Et il poursuit, avec le plus grand sérieux :

- Heureusement que je suis venu relever quelque peu...

- Silence dans la salle! le réprimande vertement l'Ami des poules.

L'Eveillé fait mine de se confondre en excuses, mais nous avons tous nettement entendu :

- C'est pourtant vrai ce que je dis là!

L'Ami des poules néglige, et, de sa voix présidentielle :

- L'ordre du jour de cette dernière conférence de nos vacances, placée sous le signe du cochon, comporte, sur proposition de moi-même, une étude approfondie autant que minutieuse des deux questions suivantes; premièrement, la pensée est-elle utile? - et ceci, d'après l'hypothèse formulée par notre future historienne du passé, ici présente - deuxièmement, appartenons-nous à nous-mêmes ou à l'ensemble des hommes? - question formulée par notre même future historienne du passé, toujours ici présente, et ce, devant l'Eveillé, non moins ici présent, ce qu'il ne pourra pas contester, ainsi qu'il l'a fait en ce même lieu ainsi qu'il y a une quinzaine de jours avec la plus parfaite mauvaise foi!

Applaudissements dans la salle - je veux dire, dans le petit pré.

- Quelqu'un a compris quelque chose? demande innocemment l'Eveillé.

Tous, excepté l'Ami des poules; naturellement :

- Nooon...!

Rires dans la salle - je veux dire, dans le petit pré!

Le tronc qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres ne paraît pas avoir compris, lui non plus!

Mais qu'on se rassure! Nous avons tous été de la plus parfaite mauvaise foi, et nous savons parfaitement bien de quoi nous allons parler. Même l'Ami des poules... et même le tronc qui nous regarde avec curiosité de ses yeux sombres!

Afin de lancer la dernière conférence de nos vacances, placée sous le signe du cochon, je prends la parole :

- Pour que l'Eveillé ne pense pas que sa cousine profère des propos inutiles sur l'inutilité de la pensée, je lui ferai un résumé de ce qui s'est dit.

- Je t'écoute avec respect, futur cousin par alliance! prononce respectueusement le cousin de Seule.

- Lorsqu'on nous dit que nous devons faire quelque chose, il s'ensuit que nous n'avons pas à discuter, puisque c'est un devoir; si nous pensons, nous n'accepterons peut-être pas ce devoir.

Je laisse un temps :

- Par ailleurs, nous ne savons absolument rien de ce devoir.

- Le malheureux Béotien que je suis, cher futur cousin par alliance, dirait tout simplement que la question est de savoir s'il faut accepter de faire ce dont on ne sait rien.

- Le résumé de mon résumé est très juste, cher futur cousin par alliance; et comme ce sont le plus souvent les autorités compétentes qui nous disent ce que nous devons faire, et que de surcroît, ces autorités compétentes détiennent un certain pouvoir, nous pouvons être très fortement tentés de ne pas penser.

- Et je crois que nous voulons malgré tout penser, achève Seule.

Signes d'approbation chez tous les conférenciers.

Nous méditons.

- Refuser un devoir est une contradiction absolue, remarque l'Ami des poules.

- C'est l'autorité compétente qui appelle devoir ce qu'elle nous dit de faire! explose l'Eveillé.

Un moment de silence, rompu par la Jumelle :

- Lorsque je donnerai ce qu'en classe on appelle un devoir, devrai-je considérer que j'impose ma volonté à mes élèves?

N'ayant pas reçu de réponse, elle continue :

- Si un élève répète un jour ce que je lui ai dit, sera-ce sa pensée ou la mienne?

- Ou encore la pensée de celui qui t'a appris ce que tu as dit à ton élève? ajoute l'Eveillé.

- Alors, si nous refusons de penser comme on nous dit de le faire, qu'appellerons-nous penser par nous-mêmes? demande Seule.

Personne n'a répondu. L'Ami des poules veille à l'ordre du jour :

- Nous avons une deuxième question; appartenons-nous à nous-mêmes ou à l'ensemble des hommes?

- J'ai peur que nous mélangions les sujets si nous en parlons maintenant, s'inquiète la Jumelle.

- Il fait encore beau temps; je propose un pique-nique demain pour en parler, suggère l'Eveillé.

L'Ami des poules approuve :

- Au même endroit que la première fois?

Nous approuvons. J'observe :

- Alors, aujourd'hui, ce n'était donc pas la dernière conférence de nos vacances, placée sous le signe du cochon!

- Eh bien, celle de demain, nous l'appellerons la toute dernière conférence de nos vacances, placée sous le signe du cochon! décrète l'Eveillé en riant.

Matinée ordinaire. Les parents de l'Eveillé viennent demain matin. Nous déjeunerons tous chez Seule. Tous, c'est-à-dire les quatre grands-parents, les parents de l'Eveillé, et nous trois, Seule, son cousin - tout aussi bien que mon futur cousin par alliance - et moi. Après le déjeuné, le double cousin repartira - en une seule personne! - avec ses parents pour la ville où se trouvent sa maison, son école et... l'Entreprise! "Mais je viendrai vous voir souvent; il n'y a qu'une bonne heure de train!" a-t-il dit à tous les conférenciers, qui l'ont assuré que ce serait vraiment un grand plaisir de le revoir. "Et puis, n'oublie pas que nous comptons sur toi pour relever quelque peu le niveau intellectuel de nos conférences!" a déclaré tout innocemment l'Ami des poules. "Il le faudra bien!" a reparti, non moins innocemment, l'Eveillé.

En attendant, aux environs de onze heures, nous roulons vers notre rendez-vous - tout autant que vers notre pique-nique. Beau temps, pas de pluie prévue... tout va bien!

- Alors, on est en retard!

- Alors, on est en avance!

Ces constatations faites - je ne sais plus qui a commencé - avec encore, bien entendu, la plus parfaite mauvaise foi, nous déballons nos victuailles.

Les nourritures matérielles achevées sur une bonne paire de lunettes à la framboise, nous nous préparons à nous adonner aux nourritures spirituelles.

- La conférence est ouverte! déclare solennellement l'Ami des poules.

Et, d'une voix présidentielle :

- L'ordre du jour de cette toute dernière conférence, placée sous le signe du cochon, comporte, sur proposition de notre future historienne du passé, une étude approfondie autant que minutieuse de la question formulée par notre même future historienne du passé, ici présente, appartenons-nous à nous-mêmes ou à l'ensemble des hommes?

- Oh!... Un sujet d'une pareille portée ne peut s'étudier à l'oeil nu! s'exclame l'Eveillé; il faut y regarder de près avec une bonne paire de lunettes!

Et de nous tendre le reste du paquet qu'il avait apporté.

J'apporte une précision :

- Etant donné qu'on n'y voit rien à travers tes lunettes...

Je suis malheureusement pris de vitesse par l'Eveillé qui a deviné ce que j'étais sur le point d'ajouter :

- ...il faut donc regarder avec les yeux de l'esprit!

Tous ont deviné la feinte, et tous rient... à mes dépens, hélas!... Mais ça ne m'empêche pas de croquer les lunettes...

- Bon, à présent que les garçons se sont bien amusés...

L'Eveillé achève vite, vite la phrase de la Jumelle :

- ...les filles vont se mettre à l'ouvrage!

Sans se préoccuper le moins du monde des traits d'esprit de l'Eveillé, les filles se mettent à l'ouvrage. Seule entame... ledit ouvrage :

- Mon cher cousin ne semble pas oeuvrer pour l'ensemble des hommes.

- Tu te trompes, chère cousine, tout à l'heure, tu as ri comme nous tous!

- Bien, bien, les cousins! gronde, riant à moitié, la Jumelle.

Seule revient... à l'ordre du jour :

- Appartenir à l'ensemble des hommes, c'est sacrifier sa propre pensée.

Le démarrage est brutal. L'Ami des poules s'inquiète :

- Penser pour le bien des autres, est-ce un sacrifice?

- Non, répond nettement Seule, à condition de ne pas penser ce qu'on attend de nous, ce qu'on attend que nous pensions.

- En un mot, nous sommes libres de penser ce qu'on nous dit de penser! conclut l'Eveillé avec un sourire ironique.

Ce matin, en prenant mon oeuf, j'ai voulu remercier ma fidèle poule pour avoir agrémenté mes déjeuners matinaux de ses offrandes. Mais en quelle langue pouvais-je le faire? je lui ai parlé doucement. Elle s'est assise, et m'a regardé. Longuement.

Déjeuner avec tout le monde, comme je l'ai dit hier. C'est gai. Les grands-parents sont tristes. Les parents de l'Eveillé sont indifférents; ou plutôt, pour eux, tout est comme cela doit être. Bref, le repas se passe gaiement, et sitôt après, l'Eveillé part avec ses parents. L'Ami des poules et la Jumelle sont partis avec les leurs ce matin.

Vers les deux heures, nous allâmes, Seule et moi, faire une grande promenade à pied. Nous nous tenions la main, nous ne disions rien.

 

F I N

 

 

 






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