PHOTOS de VENISE et de FRANCE

TOUS  LES  TEXTES

 

 

JE  LA  VOYAIS  DANS  LE  MIROIR.


Je la voyais dans le miroir. Elle était assise à sa table, un livre de géographie ouvert à sa gauche; elle écrivait. Un devoir, sans doute.

Moi aussi j'écrivais. Un devoir de mathématiques. De temps en temps, je regardais sa main courir sur le papier; je regardais sans étonnement. Comme je la voyais assise face à moi, je ne pouvais rien lire, sinon quelques mots indistincts au hasard de la plume.

J'avais laissé la porte de ma chambre ouverte; ma mère était passée sans s'attarder me prévenir que le dîner allait être servi. Je jetai un coup d'oeil au miroir; je n'y retrouvai que le reflet de mon visage et de ma chambre vide derrière moi.

Le chaud soleil de la belle matinée de ce début de juin m'avait-il engourdi? J'étais en classe, je le savais; je le savais parce que le ciel était de l'autre côté de la fenêtre. Je savais de même que j'étais en classe de littérature; je le savais parce que le professeur prononçait de temps à autre le mot poésie et aussi le mot rêve. Mais je ne faisais que le savoir, je n'en avais pas conscience.

Le rêve. Que faire d'un rêve enfermé dans une pensée? On peut le dire, on peut le vivre; mais alors, il devient réel. Ce que je voyais dans le miroir était réel; je peux le dire - puisque je le dis. Mais comment le vivre?

Le réel, je le vivais tous les jours. En classe, j'apprenais, je répondais; avec mes camarades je parlais, je jouais.

La balle avec laquelle je jouais était réelle, ce que faisait la balle l'était aussi. Pourquoi tout disparaissait-il après le jeu? La poésie que je venais de réciter avait cessé d'être après le dernier mot, soigneusement rangée dans ma mémoire. Je pouvais reprendre le jeu, je pouvais reprendre la poésie; puis oublier de nouveau. Et recommencer. Et recommencer. Comme l'écureuil dans sa roue.

Je ne pouvais la connaître, à travers le miroir; j'étais prisonnier du réel. Comment m'échapper?

Après l'école, j'étais rentré à la maison, avec un camarade de classe. Je n'avais pas repris le miroir que je laisse dans mon armoire quand je ne suis pas là. Mon camarade est primus de la classe, il prépare son avenir.

- Ne m'ennuie pas avec tes histoires. L'avenir c'est demain; et demain, il faudra bien que tu ailles à l'école.

Je lui avais répondu avec une sorte d'amertume :

- L'avenir, c'est tout de suite, il faut bien que je respire.

Il se mit à rire :

- On n'apprend pas à respirer; ce que tu apprends à l'école peut changer ton avenir.

- On n'apprend pas plus à vivre qu'à respirer. Mon avenir, c'est la vie qui sera devant moi; bonne ou mauvaise, elle sera toujours la vie.

- Que pouvons-nous connaître d'autre?

Ce matin, j'étais allé à ma table, placée devant la fenêtre, où s'entassaient mes livres et cahiers, et sur laquelle j'avais laissé le miroir hier au soir. Sa maison devait être aussi grande que celle où j'habitais, car sa chambre à coucher était, comme la mienne, séparée. Le miroir ne me montrait que sa table bien rangée, des meubles que je voyais de façon incertaine, et trois murs sur lesquels je devinais des tableaux et des étagères pleines de livres. Cependant, ces objets n'étaient pas toujours à la même place, et n'étaient pas non plus toujours les mêmes, et ceci, sans que personne parût les toucher. Il suffisait que mon regard passât de l'un à l'autre pour que le tableau se changeât en tapisserie, et que les livres peuplant les étagères devinssent de jolis bibelots. Trois murs, disais-je; elle était donc assise devant la fenêtre. Avait-elle un jardin, comme moi?

Je partis pour l'école sans l'avoir vue. Sans doute était-elle partie aussi. Je retournai un moment la question dans ma tête. "Certainement!" conclus-je pour me rassurer.

Me rassurer? De quoi?

Cours de mathématiques. Les raisonnements ne s'embarrassent pas de questions; ils déroulent le fil de la bobine qu'on vous donne.

Dimanche. J'étais allé chez Primus après le déjeuné. Il s'inquiétait :

- Tu es distrait depuis quelque temps; tu as des ennuis?

Je n'osais lui parler du miroir. Je lui parlai de mathématiques :

- Tu sais que...

Je m'interrompis :

- Non, je n'ai pas d'ennuis.

Il me regardait d'un air légèrement dubitatif. J'insistai :

- Non, non, je t'assure.

Je repris sans attendre :

- Je pensais que... Tu sais que les règles des mathématiques n'ont pas toujours été les mêmes...

Il me coupa :

- Oui, cela je le sais; Euclide d'Alexandrie, Bernhard Riemann. Mais pourquoi me parles-tu...

Je le coupai à mon tour :

- Vit-on de la même façon si l'on suit l'une ou l'autre des deux théories?

Il me regarda avec un peu d'étonnement :

- Seule celle de Riemann est peut-être la bonne; on sait maintenant que l'autre est fausse.

- Elle est fausse, mais nous vivons fort bien avec cette erreur.

- Nous vivons une illusion.

Je restai muet, le regard fixe. Fixe? Non, fixé. Sur quoi? je ne le savais que trop. Le miroir était-il une illusion?

Primus s'inquiétait à nouveau :

- C'est pire que des ennuis, alors?

Je ne répondis pas à la question :

- La note que tu obtiens à ton devoir est-elle aussi une illusion?

Il fit un geste de protestation :

- Elle est réelle, mais elle ne se rapporte qu'à l'illusion.

- C'est avec cette note que nous vivons.

- C'est ce que nous pensons; mais ce n'est peut-être pas vrai.

Je ne trouvai rien à répondre. Primus, cependant, paraissait moins inquiet. Sans doute la conversation restait-elle pour lui dans un domaine réel.

L'école est rassurante. On y parle de ce que l'on sait - pas nous, bien sûr, les professeurs! - on y parle de ce que l'on pense - nous aussi, cette fois! - on y parle de ce dont on peut parler - évidemment!

Puis-je parler du miroir?

Une boule blanche de forme imprécise flotte dans le bleu du ciel. Je la prendrais volontiers dans ma main. Et pourquoi pas, d'un bond, ne pas me retrouver assis sur elle? Toute imagination est permise, puisque je ne sais pas ce qu'elle est, et que je n'ai aucun moyen de le savoir. Peu à peu, alors que je la contemple, la boule disparaît. Elle n'est plus là. Si Primus arrivait maintenant, que lui dirais-je?

La boule, le professeur était en train d'en parler : "L'humidité contenue dans le nuage..." Primus, assis à côté de moi, calculait à quelle température le nuage ne serait plus visible. Que lui dire? "Eh bien, il n'a pas l'air de beaucoup t'intéresser, ce nuage?" me glissa-t-il tout bas en jetant un oeil sur ma page vierge.

Le cours de physique terminé, je rentrai sans me presser à la maison. Dans ma chambre vide, aucune boule blanche ne flottait. Le nuage, lui, m'attendait impatiemment sur ma page restée vierge.

Je n'avais pas envie de m'adonner aux calculs. Et puis, il serait bien temps demain; le devoir n'était pas difficile!

Je sortis le miroir de l'armoire où je l'avais laissé ce matin en partant pour l'école, et le mis devant moi sur la table. Elle lisait, assise dans l'angle d'un petit canapé. Son livre ne m'apparaissait pas de façon nette, et je ne pouvais voir ce qu'elle lisait. Etait-ce un livre de classe, un roman, un livre d'aventures? "C'est un roman!" Non, personne n'avait parlé, et je ne m'étais livré à aucune conjecture. Cette certitude était en moi, comme une évidence.

L'un des cours d'aujourd'hui portait sur une langue étrangère. Etrangère, bien entendu, parce que n'étant pas celle du pays où je vivais. On citait d'ailleurs aussi bien le nom du pays où elle était parlée. Mais elle était avant tout étrangère. Une langue, ce sont des mots; certains mots désignent des objets que l'on regarde, d'autres éveillent des pensées que l'on ne voit pas. Qu'est-ce qu'un arbre pour un habitant d'une grande ville et pour celui d'une profonde forêt équatoriale? Que veut dire avoir froid pour un habitant du grand nord glacé et pour celui d'un désert aride? Le sentiment. Que faire d'un sentiment enfermé dans un mot?

Comment dire miroir dans la langue dans laquelle je suis en train d'écrire?

Mercredi. Primus était venu faire avec moi le devoir de mathématiques; plutôt pour le plaisir de bavarder ensemble que pour le devoir lui-même qui était sans mystères.

- Ce qu'il fallait démontrer! termina-t-il l'affaire.

Comme je ne réagissais pas, il me lança :

- Réveille-toi, le devoir est fini!

Je me réveillai à moitié :

- Cela ne veut rien dire, A plus B est égal à C!

Il ouvrit de grands yeux moqueurs :

- Tu as des réveils ésotériques! Me révèleras-tu ta doctrine?

Je souris faiblement :

- A, B et C sont des lettres...

- Oui, Maître!

Je repris un peu de vigueur :

- Disciple, ne trouble pas l'heure de l'initiation!

Le disciple inclina la tête en signe de contrition. Je poursuivis doctement :

- Ces lettres représentent des nombres...

- Oui, vénérable Maître!

- Ces...

Je m'interrompis soudain, et, sur un ton anxieux :

- Te rends-tu compte? Nous regardons une lettre et nous voyons un nombre!

Il eut un petit mouvement de tête :

- Je ne pense pas qu'un chat voie 3 quand il regarde A, mais je suis sûr qu'il voit fort bien repas quand il regarde une souris!

- Tu as bien parlé, disciple! Et si le chat ne voyait pas repas, il mourrait de faim!

- A présent je suis initié à ta doctrine, Maître! Notre vie dépend de ce que nous voyons, pas seulement de ce que nous regardons!

Il ajouta, après une petite pause :

- Grâce à quoi, nous avons résolu notre problème de mathématiques!

Je remarquai :

- Nous avons dû réfléchir; le chat n'en a certainement pas eu besoin.

- Le chat est donc arrivé à la perfection.

- Et nous, la perfection ne nous a pas suffi.

Un silence, rompu par Primus :

- La question rituelle est : "Que cherchons-nous d'autre?"

- L'autre question rituelle est : "Pourquoi cherchons-nous?"

- Et la réponse rituelle aux deux questions est : "Nous ne savons pas!"

Un silence, que je rompis à mon tour :

- Là encore, le chat n'a pas besoin de réfléchir pour savoir qu'il veut un repas.

- Oh, si c'est seulement pour un repas!...

Je laissai la plaisanterie de côté :

- Le chat peut-il voir un repas s'il a faim?

- Comment cela, voir?

- Je voulais dire : si aucun repas n'est visible?

Un instant, il parut décontenancé, puis proposa avec calme :

- Tu veux parler de ce qu'il s'imaginera?

- Oui.

J'avais répondu sans m'en être vraiment rendu compte. Il eut l'air satisfait; la conversation changea. Demain, jeudi, pas d'école. Nous irons passer l'après-midi chez une amie de Primus.

Que puis-je voir dans le miroir si rien n'est visible?

Au déjeuné, ce matin, ma mère paraissait soucieuse. Elle me regardait à la dérobée. Je me mis à parler de l'école, lui annonçai mon emploi du temps de la journée, mangeai de bon appétit sans peut-être avoir très faim, fis des plaisanteries... Que voulais-je éviter?

Le déjeuner terminé, j'allai dans ma chambre et repris le miroir. Elle était assise à sa table; devant elle, des feuilles bien rangées, et un livre de physique ouvert. Elle n'écrivait pas; elle ne consultait pas non plus le livre. Elle regardait droit devant elle; son regard était attentif, légèrement étonné... non, non, ce n'est pas ça! il n'y avait aucun étonnement dans ses yeux, ils étaient emplis d'une intense curiosité. Comme elle était devant sa fenêtre, elle devait sans doute observer quelque chose d'inattendu qui se passait dans son jardin. Je fis sans le vouloir un geste maladroit qui provoqua la chute de ma règle à calcul; je me baissai pour la ramasser. De nouveau devant le miroir, je vis qu'elle était en train d'écrire.

L'après-midi nous allâmes, Primus et moi, chez son amie. Lorsque nous arrivâmes, elle chantait. Son chant était vif, enjoué. Une vraie fauvette. Elle nous reçut avec sa bonne humeur habituelle. La journée était ensoleillée, et nous en profitâmes pour nous installer dans son grand jardin, parmi les fleurs et les arbres fruitiers. Quelques cerises étaient venues à mûrir, et elle nous les avait préparées dans un joli panier tressé.

- Que regardes-tu? me demanda-t-elle soudain.

J'écris soudain... je crois que ce ne fut soudain que pour moi, car Primus remarqua :

- Il est bien distrait depuis quelque temps; il me parle d'Euclide...

Je le coupai :

- C'est toi qui m'as parlé d'Euclide!

- C'est toi qui m'as parlé de règles de mathématiques qui changeaient!

Fauvette me sourit gaiement :

- Tu as raté un devoir?

Je me récriai :

- Ce ne sont pas seulement les maths!...

- Tu veux changer les lois de la nature?

Je restai sans un mot. Primus intervint, moitié figue et moitié raisin :

- Il en est bien capable!

Fauvette me tendit le panier :

- Prends une cerise; c'est toujours une cerise!

Je plaisantai :

- Oh non, celles de l'année dernière n'avaient pas le même goût!

Elle ne répondit pas tout de suite :

- Oui, mais c'est toujours une cerise.

Après un silence, Primus reprit :

- Tu sais, c'est bientôt les vacances, je crois qu'il y est déjà!

Je ne le contredis pas :

- Et pourquoi pas? Il n'y a plus grand chose à faire à l'école!

Nous restâmes un bon moment à nous chauffer au soleil, sans penser à rien, probablement. Pourtant, il me semblait entendre une conversation assourdie. Je revoyais les fleurs, les arbres fruitiers. J'étais content de les voir. Bientôt, il y aura d'autres cerises...

- Que regardes-tu? me demanda Fauvette.

Journée d'école. On ne pense qu'à ce qui existe. Est-ce seulement à ce qui existe pour d'autres que moi-même? Plusieurs cas se présentent. Pour les professeurs; pour les hommes du monde où je vis; pour tout le monde. Le chat ne pense-t-il qu'à ce qui existe pour lui seul? Et moi?

Ces considérations m'ont valu une réprimande - je n'écoutais pas, m'a-t-on dit.

Matinée d'école. J'ai bien écouté. Je n'avais pas de raisons de ne pas écouter, ce matin.

Déjeuner. Mon père a parlé des événements du jour. J'ai tort de ne pas m'y intéresser; ma vie de tous les jours en dépend. C'est tout du moins ce que m'a dit mon père :

- Tu ne peux pas vivre seul; il faut savoir ce que font les hommes.

La phrase ne me parut pas logique :

- On peut vivre seul tout en sachant ce que font les autres hommes.

Mon père hocha la tête :

- Je ne sais pas. Mais toi, tu ne vis pas seul; tu vas à l'école, ce que tu apprends ne vient pas de toi-même.

Pourtant, le chat... Alors que moi, j'ai toujours besoin... Je demandai :

- Soi-même, on ne peut rien connaître?

Mon père s'étonna :

- A quoi servirait l'école, alors?

Il ajouta, après avoir encore hoché la tête :

- Même quand on est sorti de l'école, on apprend chez quelqu'un de plus expérimenté que soi à faire son travail.

- Et si on ne peut rien faire de son expérience?

Ma mère intervint :

- Quand tu trouves bon mon gâteau, crois-tu que je l'ai inventé toute seule?

Comment le chat prépare-t-il la souris?

Après déjeuner j'allai dans ma chambre faire quelques devoirs. Parmi mes livres assez mal rangés - et même pas rangés du tout - l'un d'entre eux dépassait; celui de géographie. Je le pris machinalement et le feuilletai au hasard; le monde était là. Je m'arrêtai sur un pays ou sur un autre. Où se trouvait-elle?

Je sortis le miroir et le posai sur la table. Elle était au piano. Je ne pouvais rien entendre et il n'y avait pas de partition devant elle. Elle paraissait bien connaître son morceau, car il n'y avait guère d'hésitation dans son jeu. Parfois elle reprenait un passage, ou bien le rejouait lentement, ce qui montrait vraisemblablement qu'elle travaillait l'oeuvre. Elle ne faisait pas de mouvements brusques, même lorsqu'il était visible qu'elle donnait plus de force à sa note. Elle avait le léger balancement des musiciens qui vivent ce qu'ils interprètent. Je cherchais à deviner ce qu'elle jouait en regardant ses doigts parcourir le clavier.

Dimanche. Nous nous étions retrouvés, Primus et moi, chez Fauvette; elle était dans son grand jardin en compagnie d'une de ses camarades de classe venue avec son frère pour l'après-midi.

- Il y a longtemps que nous ne t'avons pas vu! s'exclama Primus.

- Que veux-tu, je viens seulement de terminer mes examens.

- Alors, bientôt ton diplôme d'ingénieur?

- Encore faudrait-il que je réussisse!

La soeur de l'Ingénieur fit la moue :

- Il réussira certainement; il est inabordable, il travaille jour et nuit!

Primus glissa, sans avoir l'air d'y toucher :

- Et que fais-tu le reste du temps?

L'Ingénieur répondit, sans avoir l'air d'y toucher :

- Je donne des leçons de maths à ma soeur.

Nous nous mîmes à rire. La soeur protesta :

- Je ne tiens pas à me noyer dans un lac de chiffres! Et puis, je me débrouille très bien toute seule, même si je n'arrive pas à ta perfection!

L'Ingénieur sourit gentiment :

- Ma soeur met toujours de la poésie dans ses mathématiques!

La soeur fit encore la moue :

- Sans les maths notre vie serait certes plus difficile...

- Elle serait impossible!

- L'homme de Cro-Magnon a fort bien vécu...

- Là, tu exagères! s'interposa Primus, crois-tu que sa vie t'aurait convenu aujourd'hui, en 1961?

J'abondai dans le même sens :

- L'homme de Cro-Magnon n'a eu aucun avenir.

- Oh! Il a seulement donné naissance à ceux qui ont fondé notre civilisation! objecta Fauvette.

La Poétesse des mathématiques la soutint avec passion :

- Quand les Grecs parlaient des Anciens, ils les nommaient toujours les sages!

Son frère fit triomphalement :

- Et les Grecs étaient de grands mathématiciens!

Il n'eut pas le temps de savourer son triomphe; Fauvette avait déjà trouvé la réplique :

- Et les Grecs n'étaient pas de grands poëtes, comme chacun le sait!

L'Ingénieur marqua de plusieurs signes de tête qu'il appréciait l'argument à sa juste valeur. Après un silence, Primus déclara :

- La question rituelle est : "Peut-on vivre uniquement de poésie?"

Je poursuivis notre petit jeu habituel :

- L'autre question rituelle est : "Peut-on vivre uniquement de mathématiques?"

- Et la réponse rituelle aux deux questions est : "Nous ne savons pas!"

La Poétesse n'hésita pas :

- Je ne vivrai que de poésie!

Son frère n'hésita pas non plus :

- En dessert, cela me convient!

Un rire franc calma les esprits. Fauvette en profita pour nous proposer un bon goûter :

- Maman a fait un gâteau au chocolat...

Nous connaissions les talents culinaires de sa mère, et nous courûmes lui manifester notre enthousiasme.

Cours de littérature. Un roman. Des personnages. Une note m'apprit que le sujet était l'adaptation de ce qui s'était passé dans la réalité. "Que pensez-vous...?" a demandé le professeur. Je savais ce que je devais répondre; j'avais l'habitude. L'auteur décrivait les sentiments d'un personnage. Comment les connaissait-il? Le vrai personnage, celui de la réalité, lui en avait-il parlé? Et en ce cas, lui avait-il dit la vérité? Et l'auteur avait-il bien compris, ou bien s'était-il seulement imaginé lesdits sentiments? Et en ce cas, à qui appartenaient-ils? Je savais ce que je devais répondre; j'avais l'habitude. Mais de qui devais-je parler? Du personnage réel, ou de celui qui avait prétendu sa réalité en la présentant à l'auteur? Ou encore de celui que l'auteur avait imaginé? Et comment vivait-il, ce personnage imaginé? Existait-il? ou non? Il existait, puisque l'auteur l'avait décrit. Il existait pour l'auteur, sinon il n'aurait pu le décrire. Mais pour moi, lecteur, qui ne le connaissais pas, je ne pouvais rien vérifier de son existence. Devais-je me fier à une existence sans que je pusse rien vérifier? "Bien obligé, sinon tu attraperas une mauvaise note!" m'eût certainement dit Primus.

Mais il ne m'a rien dit, parce que je ne lui ai rien dit. Pourquoi ne lui ai-je rien dit? De quoi eût-il fallu lui parler?

Du miroir?

Je l'ai mis sur ma table, ce soir. Elle n'était pas là. Sa chambre me parut petite, étroite, resserrée; comme un écrin qui se referme dès lors que personne ne le regarde.

Quatre heures. Pas beaucoup de devoirs. Primus m'avait entraîné chez lui pour une ou deux parties d'échecs. Le beau temps persistant nous avait décidés à nous installer dans son agréable jardin, un tantet plus petit que le mien et celui de Fauvette, mais foisonnant d'élégants arbrisseaux. Ah, le cossu noisetier!...

Un copieux goûter nous donna les forces nécessaires pour pousser le bois de nos pièces guerrières!

- Oh!... Joli!... Je vais avoir du mal à te battre si tu continues comme ça! Dommage que tu ne sois pas distrait aujourd'hui! s'écria Primus après un coup auquel il ne s'attendait pas.

- Je regarde les pièces, je me demande à quoi elles pensent...

Il éclata de rire :

- En voilà une méthode! Dis plutôt que tu as passé ton dimanche avec ton traité d'échecs à bûcher!

- Je comprends que tu perdes, avec une aussi mauvaise mémoire! Dimanche, nous avons passé la journée ensemble, chez Fauvette!

Il rit encore :

- Bon, bon, tant pis pour moi!

Il revint à la partie; au moment de jouer son coup, il me demanda, avec un petit sourire amusé :

- Ton cheval paraît bien triste en contemplant mon fidèle guerrier qui va le terrasser; dis-moi donc à quoi il pense!

- Ça, c'est facile; il est content de voir que son sacrifice permettra la victoire de son camp.

- Ça aussi, c'est facile; le cheval pense ce que tu penses qu'il penserait s'il pensait ce que tu penses qu'il doit penser!

Je ne fis pas comme mon cheval, et ne me laissai pas démonter :

- Penses-tu? Tu as tort de penser de la sorte...

Je m'interrompis soudain, puis, d'une voix moins assurée :

- Moi, je le vois... mais lui, me voit-il?

- Continue, continue à penser; pendant ce temps-là, je vole vers la victoire!...

Cours d'histoire. Le professeur nous a raconté un passage du roman qu'il a écrit. Il a imaginé une grande bataille entre des foules innombrables. Les morts s'entassent, écrasant les blés. Page suivante. Ceux qui ont pu fuir ont fui; personne n'est venu secourir les blessés qui, incapables de se relever, poussent des gémissements horribles et inondent la terre de leur sang.

L'imagination a son bon et son mauvais côté; on n'a pas à souffrir, mais on n'a pas non plus à se réjouir. On n'a pas vu ce qui s'est passé. Et puis, rien ne s'est passé, puisque c'est imaginé.

Le cours est terminé. La semaine prochaine, le professeur nous posera des questions sur tous ces événements. "Qu'est-ce que tu racontes? Ce n'est pas un roman, c'est la fameuse bataille de...!" m'a dit Primus en haussant les épaules.

Ce soir, j'ai sorti le miroir. Elle faisait un devoir de géométrie. Elle s'y prenait mal. Je suivais ses pensées en observant les hésitations de sa plume. Pour achever la démonstration recherchée, il fallait tracer une parallèle... Non, pas de ce point! Non, non... L'autre point... Oui... Mais si! Oui, là!... Mais non, là, tu ne trouveras rien... Regarde l'angle... Oui, l'angle... Oui, oui!... Oui, ça y est! Mais oui, tu as trouvé... Si, par là! Trace la parallèle... Oui, oui, tu as trouvé! Je respirai un grand coup. Elle a trouvé, je vois sa plume courir sur le papier.

Jeudi. Chez Fauvette. L'après-midi s'étirait paresseusement. Nous bavardions, nous faisions de la musique. Fauvette chantait, Primus l'accompagnait au piano; je prenais ensuite sa place pour un trio, avec la Poétesse au violon et l'Ingénieur au violoncelle.

Le temps du goûter était venu.

- J'avalerais un éléphant! déclara Primus sans ambages.

Etonnement de la société.

- Pourquoi un éléphant? demanda la Poétesse.

- Parce que c'est un animal gentil, herbivore, qui ne fait de mal à personne.

Etonnement de la société.

- Pourquoi choisir un animal gentil, et non un animal féroce? demanda l'Ingénieur.

- Parce qu'un animal féroce est carnivore, et qu'il tue les autres animaux.

Je le moquai :

- Tu as peur qu'il te dévore quand il sera dans ton assiette?

- Sait-on jamais?

Fauvette lui donna une petite tape :

- As-tu fini de dire des bêtises!

- Nous passerons donc aux déclarations sérieuses. Les herbivores ont généralement un bon goût quand on les mange, les carnivores non. Et nous mangeons ce qui est bon, non ce qui ne l'est pas. Vae elephantis.

Cours de langue étrangère. Une langue étrangère est une langue inconnue tant qu'on ne la connaît pas. "Oui, Maître!" me dirait certainement Primus. Une langue étrangère existe, et cependant elle n'existe que pour ceux qui la connaissent. "Oui, Maître!"

Après le cours, nous allâmes tous les deux chez moi, pour une traduction que le professeur avait demandé de faire.

- Comment traduis-tu le mot goûter? me demanda Primus en arrivant.

- Tu m'inquiètes; comme je ne suis pas sûr de bien le traduire, nous nous passerons du goûter.

- Demandons à notre professeur!

- Il mangera tout pour être certain que nous avons bien compris!

- Alors tant pis! il ne nous reste plus qu'à utiliser la méthode expérimentale...

La méthode expérimentale fut appliquée consciencieusement.

- Nous n'en savons pas plus sur la traduction, commenta Primus, mais le goûter était bon!

J'étais songeur et ne disais rien.

- Ça y est! Te voilà de nouveau distrait. Que se passe-t-il donc?

Je n'étais pas distrait :

- Etant donné que nous n'avons pas réussi à traduire, celui qui ne connaît pas notre langue ne pourra pas savoir ce qu'est un goûter s'il ne le voit pas lui-même.

Primus attendait visiblement la suite. J'étais toujours songeur :

- Et s'il le voit, la traduction ne lui sert de rien.

- Maître, as-tu d'autres révélations de cette nature à faire à ton disciple?

- Oui. Voir le goûter ne sert à rien non plus; il faut pouvoir le toucher, le prendre, le manger.

Primus me regarda avec attention :

- Quel autre goûter te manque-t-il?

Je baissai la tête sans répondre. Il attendit. Je relevai la tête :

- Je t'assure que je n'en sais rien.

Midi. Déjeuner. Mon père parlait des choses de la vie. Le travail, les spectacles, ce qu'a dit un tel, ce que mon père lui a répondu, les tracas de la rue, les événements du jour - toujours les événements du jour - les ennuis du voisin, il faut aller voir la tante, ils ne se rendent pas compte, la partie de bridge, excellent ce canard, il faudra tailler la haie, le travail, les spectacles...

Non, ce n'est pas ridicule. Non, mon père ne m'ennuie pas. On ne peut accepter de rester dans la vie, et refuser ce qui la constitue. Et il y a tellement d'autres choses dont mon père pourrait parler, mais dont il ne parle pas, parce qu'on n'en parle généralement pas. J'ai descendu l'escalier, j'ai mis ma veste, j'ai tourné à droite au croisement, j'ai mis le pied sur la marche qui mène à la boutique, j'ai levé la main pour prendre un livre, j'ai desserré cette main pour poser ce livre sur la table, je suis sorti de la chambre en commençant par le pied droit, j'ai ouvert la bouche pour y insérer une pomme...

Je faisais mes devoirs; le miroir était sur la table. Elle était là, c'est tout.

Dans le fond du jardin de Fauvette, sur le court de tennis, Primus venait d'envoyer un bolide à l'Ingénieur; le bolide lui revint, toujours à l'état de bolide. L'Ingénieur avait gagné le point. D'autres points suivirent, pour l'un ou pour l'autre.

Peut-on voir un point? Moi, je ne le vois pas. Pourtant, il existe, puisque tout à l'heure, l'un des deux joueurs prendra le pas sur l'autre.

Ces pensées tournaient encore dans ma tête lorsque le goûter fut servi. Ce dimanche promettait d'être chaud jusqu'à la nuit tombante, et les adversaires d'il y a un moment avaient soif. Où étaient passés les points? Où était la victoire? Dans la bouche des combattants, encore un peu, qui en parlaient négligemment tout en buvant.

Est-ce l'invisible qui devra régler ma vie?

J'entendis soudain la Poétesse me demander :

- Tu ne joues pas aujourd'hui?

Je répondis machinalement :

- Si, plus tard.

Fauvette me tendit une tasse de thé.

Cours de géométrie. Le problème était-il le même que celui qu'elle faisait mercredi dernier? Et oui et non. Non, parce que la figure étudiée était différente; oui, parce que c'était toujours une figure géométrique. Une figure, on la regarde. Que voit-on? La figure elle-même, bien sûr. Et puis? Et puis, on voit ou on ne voit pas. Derrière une simple ligne, se trouve la vie qui l'anime. La parallèle invisible que ma pensée avait tracée avait fait naître une figure nouvelle que rien auparavant n'avait permis de supposer et qui donnait la solution du problème. Il m'avait donc fallu voir l'invisible. Qu'avais-je vu dans le miroir?

Journée d'examens de fin d'année. Tout s'est bien passé pour nous cinq.

Hier, les examens avaient fait fuir le printemps; aujourd'hui, le cours de littérature a fait éclore l'été.

Le professeur décrivait la scène; le professeur faisait vivre les personnages. Je regardais et j'écoutais. La scène que je regardais n'existait pas; les personnages que j'écoutais n'existaient pas.

- Ils n'existent toujours pas, déclara Primus; l'imagination ne les crée pas, elle te montre des choses que tu as déjà connues et qui concordent avec ce que dit le professeur.

- Et si elles ne concordaient pas?

Il rit :

- Il y aurait une erreur dans l'équation!

Il ajouta après une courte réflexion :

- Ou bien les solutions seraient impossibles dans l'existence réelle.

Nous restâmes un moment sans parler, et pour cause : le goûter nous absorbait trop! Après un bon morceau de gâteau, je repris sur un ton plaisant :

- Quelle est la définition de l'impossible?

- C'est très simple; je ne peux plus reprendre de gâteau.

Je ne réagis pas tout de suite :

- Pourquoi cela?

- Parce que nous avons tout mangé!

Je fis une amorce de sourire, mais redevins pensif. Il prit un ton moqueur :

- Eh bien, ne fais pas cette tête-là, tu en auras un autre jour, du gâteau!

Et, avec la voix de la Pythie rendant un oracle :

- Peut-être...

Je ne prêtai pas attention à la plaisanterie :

- L'impossible n'est donc pas éternel.

Primus hocha la tête :

- A condition que quelqu'un refasse du gâteau.

J'étais toujours pensif :

- Alors, l'impossible ne dépend que de nous-mêmes.

Primus répéta, mais sans la voix de la Pythie :

- Peut-être...

Avant de me coucher, je sortis le miroir. Elle était debout, immobile, et regardait attentivement par la fenêtre. Au bout d'un certain temps qui me parut très long, elle se tourna, fit quelques pas, s'arrêta, baissa la tête comme pour réfléchir, puis partit d'un pas décidé vers sa chambre à coucher.

Jeudi. Pas d'école. Le ciel était gris; de petites averses venaient asperger le jardin. "Le temps est triste", a dit la mère de Fauvette.

Nous étions dans le salon, parlant... des choses de la vie, mais de notre vie à nous. Ecole, musique, les vacances qui approchaient, promenades futures. "J'espère qu'il ne pleuvra pas trop!" a dit l'Ingénieur. Si des petits enfants avaient été là, qu'eussent-ils pensé de nos conversations?

Cours d'histoire. Les temps passés; les temps lointains. Les hommes croyaient... à des choses auxquelles on ne croit plus de nos jours. Croira-t-on de nouveau à ces choses un autre jour? Peut-être croyons-nous de nos jours à des choses auxquelles on ne croira plus dans les temps futurs. Et puis... y aura-t-il dans ces temps futurs un accord entre les hommes sur toutes ces choses? Quel accord? Et croirons-nous à... à quoi?

Le ciel était toujours gris cette après-midi. Nous étions chez la Poétesse et son frère. Les conversations se traînaient. L'esprit n'était pas à la pensée... On ne sait jamais, cette phrase veut peut-être dire quelque chose...

Les vacances fournissaient le thème principal de nos propos. Qu'allions-nous faire?

- Comment se fait-il qu'en vacances on veuille toujours faire autre chose que pendant toute l'année? s'exclama l'Ingénieur en faisant un grand geste qui révélait clairement son étonnement quelque peu agacé.

- Pourquoi? Tu comptes faire des maths nuit et jour pendant tout l'été? lui lança ironiquement Primus.

L'Ingénieur ne broncha pas :

- Cette excellente plaisanterie mise à part, je ne vois pas pour quelle raison on devrait abandonner de faire ce qui plaît parce que sonne l'heure des vacances!

- Les maths ne plaisent pas à tout le monde! protesta sa soeur.

- Tiens! Il me semblait t'avoir entendu dire un jour que tu ne vivrais que de poésie!

Fauvette se porta au secours de son amie :

- La poésie n'est pas une occupation, c'est un sentiment; le sentiment ne nous quitte pas le jour où nous quittons l'école.

Primus fit un geste vague :

- On nous a dit en classe que la poésie était l'art de faire des vers. Faire n'est pas un sentiment.

- Je ne pense pas que tu m'écouterais longtemps si je me contentais de faire - faire, n'est-ce pas! - glisser mon archet sur les cordes, lui fit remarquer la Poétesse.

J'intervins :

- Alors, quand nous faisons de la musique, ce ne sont donc pas les sons que nous écoutons.

Que vois-je lorsque je regarde dans le miroir?

Dimanche. Dimanche prochain, je serai en vacances. C'est ce que m'ont dit mon père et ma mère pendant le déjeuner. Ils étaient contents des bons résultats des examens. J'ai eu l'impression d'une fin de quelque chose; comme la fin d'une partie de tennis. J'avais gagné; il fallait sortir du cours. Oh, le beau lapsus calami! Je voulais écrire du court!

Cours de physique. Les examens étant passés, le professeur nous a proposé de parler de ce qui nous plairait. L'atome! Toute la classe a réclamé l'atome! "Pourquoi l'atome?" a-t-il demandé. "Pour savoir qui nous sommes!" a répondu un élève. Le professeur a soupiré : "Vous ne pourrez savoir que ce que vous êtes." Tant pis! Nous avons écouté tout de même.

"Un atome d'hydrogène est fait d'un noyau et d'un électron. Agrandissons par la pensée; le noyau devient gros comme une orange, l'électron comme une tête d'épingle. Distance entre eux, deux cents mètres. L'atome le plus proche est à deux kilomètres."

Qu'il était loin le temps où l'électrum n'était qu'un alliage d'or et d'argent, ou encore n'était que de l'ambre, avec lesquels on faisait des bijoux pour décorer les hommes! Qu'eussent-ils dit aujourd'hui devant une usine électrique? Que c'est moins joli, peut-être, tout simplement. Maintenant, l'électricité nous apporte une vie ignorée des Anciens. En auraient-ils voulu? ou bien en auraient-ils eu peur, au point de détruire l'usine? Avec l'électricité nous pouvons tout faire. "Quand je fais un devoir, l'électricité m'abandonne lâchement à moi-même!" s'est plaint un autre élève, approuvé par la classe.

L'esprit se perd dans les électrons. Nous sommes faits d'électrons, nous a dit le professeur. C'est petit, un électron, c'est invisible; et puis, il est tout seul, très loin des autres. Comment se fait-il que je puisse voir? Suis-je donc capable de voir ce qu'il est impossible de voir?

Cours de littérature. "Expliquez pourquoi le personnage a dit..." Est-ce que je sais, moi? Je ne le connais pas, ce personnage. C'est l'auteur du roman qui me parle et non le personnage. Comment faire pour le voir en cachette de l'auteur?

Eh bien, je l'ai vu! Nous avons parlé. Que m'a-t-il dit? Il m'a dit qu'il n'était pas d'accord avec l'auteur; ce qui m'a fait bien plaisir, parce que je trouvais ridicule de prétendre qu'il avait dit... ce que l'auteur lui avait fait dire. Nous avons bien ri, tous les deux. Et au moment de nous quitter, il m'a glissé avec un sourire complice : "Et ne te tracasse pas, ton professeur ne donne plus de notes maintenant que les examens sont terminés!"

Dernier cours de l'année. Sciences naturelles. Les sciences de la nature. La nature n'a pas besoin de nos sciences. Et depuis avant-hier, je crains que ce soit bien difficile de connaître cette nature faite d'électrons!

A mon réveil, ce dernier jeudi de juin, j'étais en vacances!

Se réveiller, et n'avoir rien à faire est troublant. C'est comme si, à bord d'un voilier, on se retrouvait sans barre ni voile par une mer qu'aucun vent ne tourmente.

La conscience revenue, je me sentis pris d'une sourde appréhension. Les vacances... Serait-elle toujours chez elle? Je me hâtai d'aller prendre le miroir. Sa chambre était vide. Je regardai attentivement; la table sur laquelle elle travaillait d'ordinaire n'était pas là. Les meubles... J'avais pris l'habitude de les voir changer de place ou même de nature, et ne m'en étonnais plus. Mais ces meubles-ci n'étaient pas les siens. Je le savais. Comment pouvais-je le savoir? c'était absurde de le prétendre. Mais je le savais. Son piano, l'une des rares choses qui ne changeaient jamais, n'était pas dans la chambre. La chambre... Je voyais toujours les trois murs, mais ils étaient plus éloignés; la chambre était plus grande.

Je suis resté longtemps devant le miroir...

Réunion chez la Poétesse et son frère. Le soleil était revenu après une absence regrettée par tous, exception faite pour l'Ingénieur qui ne l'avait même pas remarquée. Il faisait chaud, et nous étions sous la tonnelle ombreuse et fraîche du jardin.

Quels étaient nos propos? Mais... les mêmes que ceux de la semaine dernière au même endroit; les vacances. Qu'allions-nous faire?

- Toi, tu n'as pas besoin de chercher, tes maths te tiendront compagnie! déclara la Poétesse à son frère en feignant le plus grand sérieux.

- Tes maths me tiendront compagnie? riposta le frère d'un ton naïf; tu comptes en faire combien d'heures par jour?

La Poétesse fit de grands signes de dénégation. Tout le monde se mit à rire gaiement.

Quant aux projets, nous décidâmes de commencer par une grande promenade à bicyclette à travers la campagne qui entourait notre petite ville.

Après le déjeuner de ce matin, je me décidai à mettre de l'ordre dans le désordre de mes livres et cahiers qui s'amoncelaient sur ma table... depuis le début de l'année. "Que veux-tu, au moins je m'y retrouve!" disais-je à ma mère lorsqu'elle regardait ma table d'un air désolé. Je ne comptais pas moi non plus faire des heures de mathématiques tous les jours; mais enfin, un peu de travail ne nuit à personne!

J'avais longtemps hésité à sortir le miroir de l'armoire. Maintenant, il était devant moi. Elle n'était pas dans sa chambre... Mais était-ce bien sa chambre? Je scrutai avec anxiété chaque meuble, chaque recoin, espérant découvrir un signe qui me fît reconnaître que j'étais bien chez elle. Comme par le passé, comme avant-hier, lorsque je reposais les yeux sur un endroit que je venais de voir, cet endroit n'avait plus la même apparence. Cela, j'y étais habitué. Mais une chambre où vit quelqu'un possède toujours un caractère, qui dépend de celui qui l'habite. Je compris soudain. Ce caractère avait changé.

Dimanche. Midi. Déjeuner. Mon père m'a parlé d'avenir. Quand on a bien préparé son avenir, on n'a pas de mal à faire la carrière qu'on s'est fixée. L'avenir ne dépend que de soi-même. Il ne faut pas laisser de place au hasard. On sait où l'on va quand tout a été correctement conçu. On sait ce qu'on va trouver dans la vie si on a tout prévu. On n'a de surprises que si l'on a été imprévoyant. Il faut se tenir à ce qu'on a décidé. Il faut s'assurer que ce que l'on fait durera.

Ce soir-là, je n'eus pas le courage de sortir le miroir.

Elle était là. A peine réveillé, j'avais pris le miroir. Elle était là. Elle ne resta pas longtemps, et sortit d'un pas vif que je ne lui connaissais pas.

La campagne est aux portes de notre petite ville. Il m'est arrivé quelquefois d'aller dans la grande ville voisine. On n'arrive pas à en sortir! Les rues et les maisons s'accrochent à vous comme les griffes d'un fouillis de ronces entourant un bois.

Nous roulions sur une route qui rendait paisiblement visite à de vastes champs de blé qui se peuplaient depuis peu de petites maisons de paille. Le chemin ne demandait guère d'efforts, les collines aux alentours laissant le regard vagabonder jusqu'à l'horizon lointain.

Le but de la promenade était un cimetière aux portes de l'abandon, mangé par des buissons et des lierres, où nous aimions nous installer pour un déjeuner tout simple à l'ombre des grands arbres côtoyant une vieille chapelle dont les pierres se détachaient peu à peu sous les assauts des vents et des pluies.

La route n'était pas bien longue, et nous n'allions pas bien vite. Des conversations qui ne s'achevaient pas se mêlaient aux rêveries qui nous laissaient silencieux, parlant sans bruit avec le paysage.

Nous traversions maintenant le village endormi d'où partait un chemin de terre à moitié caché par des broussailles, qui montait sur la petite colline au flanc de laquelle se nichait le cimetière.

Assis sur la pierre des tombes, miroirs aveugles du passé, dont nous étions depuis longtemps les seuls visiteurs, nous nous abandonnions paisiblement au temps qui s'écoulait sans hâte. Nous parlions de l'année d'études qui venait de s'achever, des découvertes que nous espérions faire dans nos nouvelles classes, des camarades qui avaient partagé notre existence à l'école, des parents et de leurs vies qui ne nous paraissaient pas toujours aisées à comprendre, et des prochaines musiques que nous allions partager.

Ses mains courant sur le piano me revinrent à l'esprit; l'entendrai-je un jour? Pourquoi était-elle pressée ce matin? Où était-elle?

- Le pâté, c'est pour le manger!

Le pâté... Pourquoi la Poétesse me parlait-elle de pâté? Oh! J'avais pris le pâté en question sur mon couteau pour l'étaler sur mon pain, et je restais là, le couteau en l'air...

- Oui, oui...

J'avais prononcé ces oui sans trop comprendre... je me ressaisis :

- Je regardais les tombes, je me demandais depuis combien de temps elles étaient là.

- Certaines d'entre elles ont encore des dates, tu les a déjà vues, me fit remarquer l'Ingénieur.

- C'est vrai, des siècles... Mais je me disais qu'elles étaient toujours là...

- Où veux-tu qu'elles aillent...? commença Primus.

Fauvette l'interrompit :

- Le temps est leur route.

Je ne peux pas voir le passé. Non, je ne le peux pas!

Cette après-midi nous avait retrouvés chez Fauvette devant nos partitions. Fauvette chantait un air d'opéra. Nous avions arrangé au mieux, compte tenu de nos instruments, la partie d'orchestre; Primus tenait l'alto, je le remplaçais au piano. Au moment de me faire les doigts avant de commencer, je me surpris à tenter d'imiter les gestes que je lui avais vu faire. "C'est joli! Qu'est-ce que c'est?" me demanda la Poétesse. Je ne le savais pas.

Après le déjeuner de midi, nous étions allés chez la Poétesse qui devait nous réciter un petit poëme qu'elle avait composé ces derniers jours. Le poëme était empli de rêve; même l'Ingénieur fut conquis.

- Tu as toujours eu une grande sensibilité, déclara-t-il en embrassant affectueusement sa soeur.

Il ajouta, avec un sourire taquin :

- Pourtant, je devrais protester; le rêve nuit à la vie réelle que nous devons vivre.

Apparemment, chacun cherchait une réponse. Le thé, qui fut servi sous la tonnelle avec une tarte aux groseilles - les toutes premières groseilles - provoqua un enthousiasme qui prit le pas sur la pensée philosophique.

- Les groseilles sont bonnes cette année, nous apprit Primus.

Chacun approuva cette information avec vigueur. La conversation hésitait. Fauvette se lança :

- Pourquoi faisons-nous de la musique, alors?

Je me risquai :

- Chanter n'empêche pas les oiseaux de vivre réellement.

L'Ingénieur hocha la tête :

- J'aime beaucoup la musique; cependant, le chant des oiseaux a un but, d'après ce que nous avons tous appris.

- Tu veux dire un autre but que... le rêve? lui demanda Primus.

- Oui; un but pratique. Le chant, c'est leur parole. Ils savent pourquoi ils chantent.

- Les hommes savent-ils pourquoi ils parlent? prononça pensivement la Poétesse.

- Et voilà! s'exclama gaiement son frère; les poëtes ne reculent devant rien!

Fauvette intervint :

- Les gens qui font des maths, il faut tout leur expliquer. Notre poétesse a voulu parler des raisons qui poussent les hommes à chercher un but.

Chacun réfléchissait. Pour ce qui est des oiseaux, cela me semblait facile à définir :

- Le but des oiseaux est simple; la nourriture, sans laquelle ils ne pourraient subsister...

Fauvette m'interrompit en riant :

- Le but des hommes est de réussir leur examen!

- Et qui leur donne ce but?

La question de la Poétesse nous laissa silencieux. Primus finit par déclarer :

- Notre futur ingénieur a malgré tout raison de constater qu'avec le rêve...

Il s'arrêta, et, prenant un air rieur :

- Ce qui nous ramène à la question rituelle...

- Nous savons, nous savons! s'écria Fauvette; "Peut-on vivre uniquement de...?"

La conversation reprit paisiblement. Les groseilles reprirent le pas sur la pensée philosophique.

J'ai lu un jour que les animaux peuvent poursuivre inlassablement un but impossible à atteindre. Mais ils ne savent pas qu'il est impossible à atteindre.

Jeudi. Jour de marché. Pendant l'année d'école, nous aimions bien profiter quelquefois de notre jour de congé pour flâner parmi les étalages que proposaient les maraîchers et les paysans des environs. Là, nous rencontrions souvent d'autres camarades, et la matinée se passait en promenades et en bavardages sur tout et sur rien.

Tout du long de la grand rue qui monte d'une église à l'autre, les marchands attendaient les chalands. Je me souviens d'un jour où je suis passé par le marché de la grande ville voisine. C'était, comme on le dit, animé. Les vendeurs se jetaient sur les acheteurs en criant; la bonté des marchandises était affirmée sans détours - chacun avait la plus belle carotte! Point de promeneurs; une bousculade de gens pressés. Ici, dans ma petite ville, la quiétude parcourait à pas lents le marché; ainsi que le faisaient les chalands, allant d'un étalage à l'autre, s'entretenant avec les marchands qu'ils connaissaient depuis toujours. "Elle est belle, ma carotte!" le cri de la grande ville me revint. Ici, tout en haut de la grand rue, c'était elle-même qui appelait les gourmands. Elle les appelait sans élever la voix, mais son appel se sentait de loin; oui, se sentait, car on s'enivrait de son parfum dès le bas de la grand rue, à cinq cents mètres de là où la carotte étendait ses longues fanes.

Ce matin, en me levant, j'allai au miroir. Elle était à sa fenêtre. Je la vis serrer légèrement les lèvres. Son regard paraissait hésiter entre le mécontentement et le refus. Elle alla brusquement s'asseoir sur son canapé, mais ce ne fut pas dans l'angle. Non, elle se tenait droite, au milieu du siège; elle se leva, prit un livre sur le guéridon, se rassit, jeta de loin un coup d'oeil attentif à la fenêtre, contempla un moment le livre sans l'ouvrir, puis se leva vivement et sortit de la chambre après avoir reposé le livre sur le guéridon.

L'après-midi, je retrouvai mes amis chez Fauvette. Nous étions en train d'étudier un quintette; la Poétesse tenait le premier violon, Fauvette le deuxième, Primus était à l'alto, l'Ingénieur au violoncelle, et moi au piano.

Etait-ce un mélange de réel et de rêve? En attendant, les difficultés de ma partie de piano étaient bien réelles; et d'après les mines absorbées de mes compagnons, il devait en être de même pour eux. Et le rêve?

- Le son d'une corde n'est qu'un bruit, comme une porte qui grince, déclara l'Ingénieur, une tasse de thé à la main.

- Un quintette avec porte, ça me va très bien! s'exclama Primus; je joue la porte, je suis sûr que c'est plus facile que l'alto!

Cette intéressante perspective me fit intervenir :

- Les animaux ne jouent d'aucun instrument, ils ne savent que chanter.

- Et les grillons? me fit observer Fauvette.

- C'est vrai, la soutint la Poétesse; ils font comme moi sur mon violon, ils frottent une corde avec un archet.

- Et ils ont un avantage sur ton violon, leur corde et leur archet sont interchangeables, puisque ce sont les mêmes élytres!

- Que ces demoiselles sont savantes! s'extasia Primus, sans que je pusse savoir s'il plaisantait ou s'il était sérieux.

Ces demoiselles, après avoir échangé des sourires condescendants, firent négligemment remarquer que les sciences naturelles étaient aussi au programme des classes littéraires.

- Bon! coupa court l'Ingénieur, il n'en reste pas moins que ce que nous appelons musique n'est que du bruit.

Le sérieux revint. Mais n'était-ce pas la crainte de cette question qui nous avait fait nous réfugier dans l'univers plus accessible de la plaisanterie?

- L'Ingénieur nous a dit que le chant est la parole des oiseaux; quand nous parlons, nous entendons aussi un chant, même si c'est un chant simple.

- Et d'ailleurs, m'approuva la Poétesse, ce chant devient plus raffiné lorsque la pensée devient plus subtile. Un petit enfant qui demande des bonbons à sa maman qui les lui refuse, quel récital!

Nous ne pûmes nous empêcher de rire devant le tableau esquissé.

- Ainsi, reprit Fauvette, pendant que nous jouons sur nos instruments, nous écoutons des paroles que personne ne prononce.

Je me réveillai alors que le soleil était levé depuis longtemps. Le miroir me montrait sa chambre vide.

Au déjeuner du matin, ma mère me demanda si je passais de bonnes vacances. Surpris par la question, je répondis qu'il n'y avait pas de raisons, que, oui, j'étais content. Ma mère hésitait à m'en demander davantage. Je repris en parlant du travail important que me procurait ma musique. Cela ne parut pas suffisant à ma mère, mais elle ne dit plus rien. Si, elle me proposa de la confiture, qui était devant moi. Mon père me complimenta sur mes progrès musicaux, et ajouta : "C'est bien agréable de faire de la musique!"

Je revins dans ma chambre. Le miroir me montrait toujours sa chambre vide. Je restais là à... Soudain, elle entra. Elle entra d'un pas souple, calme. Je ne sais pourquoi, je remarquai ses habits. Il n'y avait rien à remarquer, elle portait la même sorte d'habits qu'à l'ordinaire. Si, pourtant. Hier, et la fois d'avant, peut-être, ses habits n'avaient pas le même caractère. Je me souvins de samedi dernier, où je m'étais fait la même réflexion sur sa chambre. Je regardai avec plus d'attention. Ses meubles étaient les siens. Comment cela, étaient les siens? Je ne comprenais pas pourquoi une telle idée m'était venue à l'esprit. Je cherchais une explication; celle-ci vint d'elle-même. Le premier jour des vacances, en voyant les meubles de sa chambre vide, j'avais pensé : "Ces meubles-ci n'étaient pas les siens." Aujourd'hui, ces meubles étaient bien les siens. Je les reconnaissais. La table sur laquelle elle travaillait d'ordinaire. Son piano. Elle était à sa fenêtre. Elle souriait.

Dimanche. Ma mère était dans le ravissement. Mon père était surpris. J'étais gai pendant tout le déjeuner du matin. C'est tout juste si je ne chantais pas.

Lundi. "Allons prendre le train!" avait dit Primus.

Nous cherchions un but de promenade, et, bien entendu, un endroit agréable pour notre déjeuner dans la campagne environnante.

Sa proposition fut acceptée par nous tous sans hésiter; la gare où nous allions nous rendre n'était pas une gare ordinaire; et quant au train!...

Un petit vent frais nous faisait supporter sans trop de peine la chaleur de ce mois de juillet guère encore assagi par l'âge. Nous roulions tranquillement entre les champs de blé dont les meules dorées disparaissaient peu à peu, enlevées par les paysans des villages avoisinants. Le paysage pouvait paraître monotone à des visiteurs venus de contrées montagneuses, et du reste ces visiteurs que nous avions quelquefois rencontrés ne se privaient pas de le dire tout haut. "C'est plat!" était la suprême condamnation de notre contrée. Mais pour nous, qui n'étions pas simplement de passage, et qui n'étions pas non plus astreints à des récits fabuleux lors de retours tapageurs, nous aimions ces champs unis qui ne nous blessaient jamais à coups de pics et d'aiguilles. Et les délicates ondulations qui agrémentaient notre paysage nous incitaient à des rêveries que ne troublaient pas les craintes de chutes vertigineuses ou d'éboulements terrifiants.

Nous approchions de notre but. Loin devant nous, au beau milieu des champs, un wagon, seul, tout seul, reposant paisiblement après tant et tant de lointains voyages, nous indiquait, comme à de vieilles connaissances, la gare cachée dans une touffe d'arbres.

Assis confortablement sur le bord du quai de la gare, les jambes paresseusement étendues, les pieds bien calés sur les rails, nous nous régalions d'une grosse pomme de terre en robe des champs - naturellement! - de tomates à la croque au sel - oh, les belles trémies! - d'oeufs durs, et de cerises cueillies ce matin sur le cerisier du jardin de Fauvette.

- Attention au train, il va vous écraser les pieds! s'écria soudain la Poétesse qui s'était levée pour aller chercher derrière nous de quoi boire.

Instinctivement, nous eûmes tous un petit mouvement de surprise. L'instant d'après, de vives exclamations de protestation mêlées de rires contenus se faisaient entendre. Et pour cause! Les rails... il eût été laborieux pour un train de passer sur ces rails! Etaient-ils donc si rouillés qu'on ne pût y rouler? Certes, ils l'étaient, et plus encore. Mais enfin, avec quelque précaution, à vitesse réduite... Oh que nenni! L'affaire était tout autre. Entre les vieilles traverses, d'un bois rongé par les pluies et les neiges, poussait une forêt! J'exagère... Ce n'étaient que des herbes et des arbrisseaux. Oui, oui, des arbrisseaux, et même certains grands comme un homme, qui s'étendaient à perte de vue, recouvrant une voie ferrée sur laquelle aucun train n'était plus passé depuis... depuis quand déjà?...

Le voici, maintenant, ce train; il vient sans bruit, à travers la verdure. Je le vois grossir à mesure qu'il approche. Je le regarde sans bouger, fasciné. Il vient vite, le voilà qui passe sans ralentir devant le quai vide de voyageurs. Derrière les vitres y a-t-il des visages? je ne les vois pas, mais il y en a, oui il y en a. Les wagons passent devant moi, à peine ai-je le temps de les apercevoir. Le train est passé; la dernière voiture devient de plus en plus petite, et finit par se fondre dans la verdure.

Oui, je sais, c'était de l'imagination, ce genre de choses que l'on se représente pour donner vie à un passé disparu. C'est banal. Cela aurait pu se traduire par une simple remarque : "Tu te rends compte, ici passaient de grands trains; oui, ils ne s'arrêtaient pas, la gare n'est pas très importante!" Cela aurait pu être un cours en classe de géographie : "Cette voie qui reliait la ville de... à celle de... transportait tant de voyageurs, et par cette voie passait telle quantité de marchandises, pour la valeur annuelle de..."

Ce soir, je voyais sur le clavier la musique que je lui avais vu jouer auparavant. Certaines phrases avaient changé. J'ai écouté longtemps cette musique silencieuse. Lorsqu'elle fut partie après avoir doucement fermé le piano, je rejouai la mélodie. Que voyais-je dans cette musique?

Nous étions sur le gazon du jardin de Fauvette. Pas tous; l'Ingénieur n'était pas là. "Il termine un problème de maths; il a dit qu'il viendrait bientôt", avait expliqué la Poétesse à notre arrivée. Nous, nous parlions de choses et d'autres, sans nous forcer outre mesure à chercher des sujets intellectuels.

- Pense-t-on quand on ne pense pas? demanda pourtant Primus, après avoir croqué quelques cerises.

- Si c'est la question rituelle, le taquina la Poétesse, la réponse rituelle est : "On ne peut pas savoir si on ne pense pas sans y avoir pensé!"

Le lourd silence de la réflexion - n'était-ce pas plutôt le lourd silence de nos esprits engourdis par le chaud soleil? - fut rompu par... l'Ingénieur, qui venait d'entrer dans le jardin, et qui avait apparemment entendu la fin de cette intéressante dialectique :

- Je pense que l'école vous manque!

- Tu n'y penses pas sérieusement! rétorqua Primus d'une voix de vieux phono au ressort affaibli.

J'intervins :

- Que sommes-nous quand nous ne pensons pas?

- Tu veux dire : "Qui sommes-nous?" me reprit Fauvette.

J'hésitais :

- Peut-être... je ne sais pas...

Personne ne disant rien, je continuai :

- Pendant que nous ne pensons pas, la vie autour de nous se déroule-t-elle de la même façon que quand nous pensons?

- Crois-tu que la vie dépende de toi? plaisanta Primus.

Non, bien sûr... non, bien sûr...

La conversation reprit un tour ordinaire.

Les petits nuages blancs qui survolaient de temps en temps le jardin de Fauvette étaient les bienvenus; certes, la mi-juillet approchait, mais le soleil s'élevait encore bien haut au-dessus de nos têtes. Quelques camarades d'école se trouvaient avec nous pour une après-midi... j'allais écrire de paresse, mais non, pas du tout, car nous dansions avec toute l'énergie nécessaire - je parle surtout des filles, les garçons étant moins fougueux.

Nous étions gais, les conversations se résumaient à des bavardages; il n'y a aucune honte à bavarder, les oiseaux ne se privent pas de chanter... Le chant est la parole des oiseaux; qui avait dit cela? Ah oui! l'Ingénieur. Les oiseaux ne bavardent donc jamais? Quand on parle, on pense... tout au moins je l'espère! Pense-t-on quand on bavarde, quand on danse? Ah bah! Tant pis pour les oiseaux! Moi, je trouve que c'est bien agréable de bavarder; ce n'est pas fatigant, et qui donc prétendra que la vie manque entre les... bavardeurs? Les oiseaux? Quand on ne pense pas, la vie est toujours là. Toujours. Quelle qu'elle soit.

Les danseurs s'étaient arrêtés. La fatigue? Peut-être. Mais c'était moins que certain. On venait de servir une belle tarte aux poireaux! Ma cavalière me fit un petit sourire gentil et légèrement gêné. Je ne me rendis compte qu'un peu plus tard que j'avais été particulièrement distrait. Ce fut un bref regard de Primus qui me l'apprit.

- Oui, c'est un film d'aventures. Il a du nerf, je ne me suis pas ennuyé...

- Donne-moi un verre d'orangeade...

- Je n'y suis pas allé...

- Viens demain, j'ai travaillé la sonate...

- Je lisais, j'ai oublié de regarder l'heure...

- Tu n'as pas soif?...

- Je l'ai regardée un peu cette sonate...

- Ça va, j'en ai assez...

- Demain je ne peux pas...

- Où as-tu acheté cette...

- Ils ne pouvaient pas perdre...

- J'ai abandonné, le vivace était trop difficile...

- ...et j'ai dû réparer le pneu, tu parles d'un amusement...

- Je t'assure que c'est vrai!...

- C'est vrai?...

Et je parlais aussi; et j'écoutais; et je répondais.

Et je voyais.

Je voyais Fauvette parler avec une fille, tout en surveillant qu'il ne manquât rien au buffet; je voyais l'Ingénieur faire des gestes manifestant qu'il n'avait pas compris ce qu'un garçon venait de lui dire; je voyais Primus debout au piano montrant une phrase à un camarade, et le camarade montrant une autre phrase à son tour; je voyais la Poétesse sourire à un garçon qui paraissait lui expliquer quelque chose.

J'entendais aussi tout ce qu'on me disait, et aussi tout ce qui se disait.

Tout était réel, tout.

Ce matin, elle était au piano. Le piano avait changé de place; il occupait maintenant l'endroit où se trouvait d'ordinaire la table sur laquelle elle travaillait. Le clavier était tout près de moi, et je pouvais suivre son jeu d'autant plus aisément qu'elle s'arrêtait souvent pour rejouer le même passage. Elle rejouait en prenant son temps, comme si elle attendait... que pouvait-elle attendre? Au bout d'un moment, je décidai d'aller moi-même au piano pour répéter ce qu'elle faisait. J'entendis tout d'abord sous mes doigts la musique que je connaissais déjà. Cependant, la mélodie continuait. Je tentai de suivre. Par bonheur, lorsque je peinais, elle s'interrompait, puis rejouait le passage, d'autant plus lentement qu'il était ardu. Mais de voir la facilité avec laquelle elle reprenait ses passages, m'ôtait toute tentation de supposer un seul instant qu'elle éprouvât elle-même des difficultés dans son jeu.

Vendredi. La route que suivaient nos bicyclettes nous conduisait vers un petit village isolé, perdu au milieu des rares petites collines des alentours. Nous étions partis tôt, afin de déjeuner vers midi, et d'arriver au petit village tout au début de l'après-midi. Les champs avaient maintenant un aspect uni, malgré les quelques meules qui se prélassaient encore sous les rayons d'un soleil qui ne tarderait plus trop à perdre de ses forces.

Le déjeuner se composait des mets ordinaires en promenade : jambon, oeufs, tomates... Mais une surprise nous était réservée. Alors que nous nous désolions d'avoir oublié le dessert, Fauvette sortit triomphalement de la sacoche de sa bicyclette... un gâteau au fromage blanc que sa mère avait préparé elle-même pour notre midi!

Nous arrivâmes aux environs d'une heure. Sur la petite place habituellement déserte du petit village foisonnaient des petites baraques débordantes de petites babioles; poupées aux grands yeux étonnés, ours ou lapins en peluche, dînettes en celluloïd, ballons prêts à se sauver dans les airs, somptueux bijoux de verroterie... Mais la petite place restait vide. Vide, car il n'y avait âme qui vive. La raison en était simple; sur la petite place allait se tenir une grande fête, une fête foraine; et l'heure fatidique du début de la fête foraine n'avait pas encore sonné!

Cependant, la petite place que j'avais cru voir vide ne l'était pas. Assise au pied d'un petit manège où allaient tourner sans trêve chevaux, autos et avions, une toute petite fille, immobile, les yeux captivés, contemplait un cheval de bois au grand cou, vêtu de couleurs vives, et dont le regard tendre et curieux semblait répondre au rêve de la petite fille. Le petit manège s'était mis à tourner; il ne tournait que pour elle.

Cette après-midi nous roulions vers une ferme. Oui, le fermier nous fournissait quelquefois de délicieux poulets de grain, comme on n'en trouvait pas ailleurs. Un ennui l'avait empêché ce matin de faire sa livraison, et nous avions proposé d'aller les prendre sur place, le chemin étant très agréable.

Le chemin, assez sinueux, passait entre des prés où l'on voyait des moutons serrés les uns contre les autres, sans doute pour se protéger des hordes de loups, bien qu'on n'ait plus aperçu la queue le loup depuis belle heurette.

Le chemin n'était pas désert; des paysans marchaient à grands pas vers leurs prés, un grand-père et son petit-fils qu'il tenait par la main s'éloignaient tous deux d'un même pas mesuré, une grand-mère appuyée sur sa canne allait lentement vers le village, un robuste cheval tirait un char chargé de paille, et deux belles oies grises cheminaient de concert en tenant le beau milieu de la route.

Bientôt nous vîmes les premières maisons basses faites de briques qui annonçaient le village où se trouvait la ferme aux bons poulets. Sortant de leur mare, bien fraîche par ce beau temps, les canards nous regardaient passer avec un intérêt marqué, la tête penchée de côté pour mieux nous observer.

Au milieu de la grande cour de la ferme où picoraient les bons poulets, la fermière se reposait, assise sur une chaise. Elle se leva tranquillement et nous demanda avec simplicité de l'attendre dans la maison.

Nous entrâmes dans la grande salle, tout à la fois cuisine et salle à manger. L'oncle du fermier, plus très jeune, était assis auprès de la table, immobile, regardant à une distance indéfinissable une chose qui n'était pas là, qui paraissait n'être nulle part. Devant lui, sur la cheminée, deux portraits se faisaient face; un petit garçon et une petite fille. Peut-être le vieil homme regardait-il le temps?

Dimanche. Déjeuner avec mes parents et des amis venus les voir.

- Que fais-tu pendant les vacances? me demanda l'ami.

- As-tu bien avancé ton quintette? me demanda l'amie, sans attendre ma réponse à l'ami.

Je répondis... à tous deux :

- Nous jouons beaucoup entre nos promenades.

- Où te promènes-tu? me demanda l'ami.

- Prépares-tu une audition? me demanda l'amie, sans attendre ma réponse à l'ami.

Je répondis... à tous deux :

- Nous chantons des airs d'opéra quand nous sommes dans la campagne; c'est une belle salle de concert.

L'ami fit une moue d'approbation; l'amie fit un sourire d'assentiment.

Après déjeuner, j'allai dans ma chambre. Elle n'était pas là. Le piano avait repris sa place habituelle, ou peu s'en fallait. Les meubles étaient bien les siens. Le caractère était le vrai, je le savais; ce n'était pas l'autre, celui qui m'avait troublé.

Je pris un livre que j'avais déjà commencé de lire. L'auteur étudiait la pensée d'un personnage. Je n'avais jamais très bien compris, et j'avais abandonné plusieurs fois le livre. Cependant, je ne voulais pas renoncer.

Je m'installai confortablement dans mon fauteuil, et me mis à lire avec attention. Le thème était toujours aussi complexe, mais au bout d'un moment, je m'aperçus que dans mes lectures précédentes, j'avais négligé d'insister sur tel mot, telle phrase... Je repris le texte. J'avais bien fait d'être plus rigoureux; le sens du récit m'apparut soudain plus clair, plus compréhensible.

Je reposai le livre. Elle était là; elle devait être à sa fenêtre, car elle était face à moi et regardait droit devant elle.

L'après-midi s'était passée à travailler le quintette. Nous nous reposions, en prenant un bon goûter dans le jardin de Fauvette. "On n'entend pas beaucoup l'alto!" commentait Primus. La Poétesse protesta :

- En voilà une idée!

- L'alto n'est pas un premier violon, remarqua l'Ingénieur.

Primus avait un air dubitatif :

- Je sais que l'alto ne joue pas la mélodie, encore faut-il l'entendre, l'alto!

J'intervins sans vraiment m'en rendre compte :

- En es-tu sûr?

Il se tourna vers moi avec étonnement :

- Si on ne l'entend pas, autant s'en passer.

Un peu perplexe, je ne sus quoi dire. La Poétesse s'interposa :

- Fauvette a dit l'autre jour que pendant que nous jouions, nous écoutions des paroles que personne ne prononçait.

Primus hésitait :

- Veux-tu dire qu'on puisse écouter mon alto sans l'entendre?

Fauvette intervint :

- Ce n'est pas ton alto que nous écoutons, c'est ta musique.

Nous restâmes un moment en silence à grignoter des biscuits. Le chant des oiseaux, autour de nous, me fit penser à nos instruments :

- Les oiseaux nous donnent un concert; où est l'alto?

- Il me semble qu'il n'y en a pas qu'un seul, remarqua l'Ingénieur.

La Poétesse approuva :

- Et c'est peut-être celui que nous n'entendons pas que nous écoutons.

L'Ingénieur avait coutume de lire la revue périodique des chemins de fer que lui prêtait volontiers le chef de gare de notre petite ville. Bonne occasion pour aller flâner en cette agréable fin d'après-midi qui se souvenait encore de la chaleur de la journée.

Les rues, désertées jusque-là, commençaient à s'animer. Une femme, son seau à la main, s'était arrêtée devant une fenêtre ouverte, et parlait tranquillement avec sa voisine. Le livreur du boucher, vêtu de son tablier, avait posé son vélo contre le mur et discutait vivement avec un camarade de travail. Le serrurier, sorti au soleil, assis sur une borne contre le portail, lisait son journal largement déployé devant lui. Des passants passaient; d'autres, qui ne passaient pas, négligemment appuyés contre leur porte, ou contre le mur, ou encore contre rien, regardaient les passants passer. Des petits groupes s'étaient installés sur le trottoir et bavardaient, ou bien parlaient sérieusement. Les boutiques ensommeillées relevaient lentement leurs rideaux. L'épicier en blouse grise, qui venait de sortir sur le pas de sa porte, une main posée sur la hanche, proposait sa marchandise à un chaland - d'ailleurs, que le chaland achetât ou non, ne paraissait guère avoir d'importance. Notre petite ville était emplie de quiétude. Un jour, un habitant d'une très grande ville avait déclaré d'une voix oppressée : "C'est lugubre, ici!"

Nous étions arrivés à la gare. Le chef était quelque part, on ne savait pas où. Sur le quai principal, sous le couvert des grands tilleuls, une dizaine de voyageurs attendaient le train qui ne devait plus tarder. Point de chef. Tout au bout du quai, un cheminot nous indiqua que le chef était du côté des wagons de marchandises, un peu plus loin.

Les wagons de marchandises étaient au milieu de la campagne. Non, non, pas vraiment au milieu! Mais lorsqu'on quittait le quai, on quittait la ville: et la gare étant en ville, on quittait la gare... Nous marchions le long d'une voie toute rouillée, sur un étroit chemin de terre bordé par des buissons et des taillis. A l'ombre d'un tilleul qui avait choisi de s'installer dans la campagne, dormait un wagon; le chef n'avait sans doute pas voulu le déranger, car il n'était pas là! Sur une autre voie, qui n'était pas rouillée, heureusement, arrivait un crissement de freins à faire se fendre les vitres de la gare! C'était Micheline. Enfin, pas Micheline, mais la micheline qu'attendaient patiemment les voyageurs du quai principal. Une centaine de pas plus loin, un train attendait; il ne pouvait guère faire autre chose, car de locomotive, point! Mais de chef de gare, si! Il était bien là, avec un cheminot, à vérifier... je ne saurais dire quoi, à vrai dire!

De retour à la gare, la revue sous le bras, nous rentrâmes sans nous presser. La ville était maintenant vivante. Rencontre avec des camarades, bavardages... "Nous allons avoir de l'orage, demain!" nous apprit l'un d'eux. Nous avions déjà vu apparaître ces petits nuages rosés bien serrés qui annoncent la colère céleste. Et puis, il avait commencé à faire lourd...

Ce matin, nous étions tous venus chez Fauvette répéter notre quintette. Lorsque nous sommes arrivés, elle était au piano et chantait une cantate.

- C'est beau! commenta avec simplicité l'Ingénieur.

- Il aurait fallu un orgue! remarqua-t-elle en souriant.

- Un orgue! pourquoi pas? s'exclama Primus.

- Tout simplement parce que tu as oublié d'apporter le tien! plaisanta la Poétesse.

- Pas du tout, je n'ai rien oublié, riposta-t-il avec un sourire taquin.

Nous cherchions l'astuce. Je trouvai le premier :

- Allons à l'église!

Etonnement chez les uns, sourire amusé chez Primus. Un moment plus tard, Fauvette battait des mains :

- L'église! Bien sûr! L'harmonium!

- L'harmonium! s'écria la Poétesse; comment n'y ai-je pas pensé?

Il y avait longtemps que nous n'avions rendu visite à cet instrument. Il se trouvait dans une église, toute vieille, toute petite, où personne n'allait plus depuis que le toit avait perdu quelques tuiles et que les fidèles se faisaient asperger par de l'eau qui n'était bénie que par le ciel. L'harmonium non plus n'était plus très jeune; une note manquait, et une autre était un tantinet capricieuse. Le soufflet fuyait quelque peu, il fallait être agile. Mais nous aimions bien le son simple et tendre qui sortait de sa sombre boiserie patinée par le temps.

Malgré l'heure matinale, il faisait déjà chaud et lourd, mais nous espérions que l'orage annoncé hier nous épargnerait jusqu'à notre retour.

Beaucoup de monde sur le chemin; les paysans rentraient les derniers blés et le reste de la paille des champs déjà moissonnés. Il ne s'agissait pas d'être pris par l'orage qui aurait tout inondé. Tiens, un pêcheur! Il n'y en a pas beaucoup dans la région. Que le ruisseau lui soit favorable!

Nous roulions sans nous presser, comme d'habitude, tout en parlant de tout et de rien. De temps en temps, je quittais la conversation sans m'en apercevoir - je m'en apercevais en entendant un : "Encore distrait!" lancé surtout par Primus. Pendant mes absences, assez courtes il est vrai, je ne pensais à rien de précis, je dirais même volontiers, à rien d'imprécis non plus. Je regardais un paysan qui sortait d'un champ, je contemplais la paille qui dansait sur le haut d'un char, je suivais des yeux un corbeau qui s'élevait lourdement de terre. Que peut-on penser de ces choses? Soudain, une ligne électrique attira mon regard; c'était une ligne portée par des colosses innombrables, que je pouvais percevoir jusques aux confins de la terre, une ligne à haute tension. Ma pensée revint. Cette ligne, je la connaissais depuis mon enfance; elle ne m'avait jamais inspiré de réflexions profondes. Je me surpris à me représenter l'électricité qui venait de là-bas, pour aller là-bas, servir à des hommes... j'hésitais à vouloir connaître la suite de ma pensée. La pensée me disait que ces hommes, je ne pourrais jamais les rencontrer, vivre avec eux. La belle affaire! Combien d'hommes ne rencontrerai-je jamais? J'interrompis brusquement ma pensée et intervins non moins brusquement dans la conversation, un peu "en dehors du sujet", comme on aurait dit à l'école. Je me rattrapai rapidement - c'était facile!...

Fauvette chantait, Primus l'accompagnait; l'harmonium nous faisait entendre les sons qu'il était capable de donner. L'auteur de la cantate nous parlait. Je n'avais jamais vu l'auteur, il y avait bien deux siècles qu'il n'était plus là. J'entendais ses paroles, mais ce n'était pas lui qui me les disait lui-même. Qui voyais-je? Fauvette, Primus. Je voyais aussi ce qui se trouvait autour d'eux, l'église, les vitraux à moitié disparus, les bancs vermoulus, l'harmonium avec ses touches blanches et noires. Comment pouvais-je connaître l'auteur, sinon à travers ce que je voyais et ce que j'entendais?

Le retour se fit à une allure plus vive; une large dentelle de gros nuages blancs avait profité de notre absence pour envahir le fond du ciel jusqu'à des hauteurs formidables. Nos bicyclettes volaient. Hélas! Une brusque rafale nous fit perdre tout espoir d'arriver à temps à bon port.

Par bonheur, non loin de nous, se trouvait une vaste grange près d'une mare que nous connaissions bien. Ce n'était pas la seule fois qu'elle nous avait porté secours dans des conditions analogues. "Accélérez, les filles!" avait lancé l'Ingénieur. Sur ces bons conseils, tout le monde accéléra. L'orage vient vite après un coup de vent.

Les premières grosses gouttes n'eurent cependant pas le temps de bien nous tremper. Nous entrâmes - en coup de vent! - dans la grange. "Nous ne sommes pas les seuls, ici!" constata la Poétesse. En effet, la grange avait été prise d'assaut. Les poules, qui s'y étaient réfugiées sans avoir attendu la pluie, paisiblement assises en rond, nous contemplaient d'un air apitoyé : "Ah, les hommes ne sont pas très sages, ils pensent que la nature va leur obéir!" Les canards se prélassaient comme des gens depuis longtemps à l'abri des calamités de ce monde. "Ce n'est pas la peine de nous raconter que vous aimez l'eau!" persifla Primus. Comme les sacoches de nos bicyclettes n'étaient jamais vides, nous pûmes festoyer tout à notre aise, confortablement installés sur les bottes de paille que le paysan avait rentrées ces jours derniers. "Meuh!" Trois mufles étaient apparus; trois mufles tout ruisselants de la pluie, lourde et serrée, qui n'avait pas encore cessé! "Je préfère être dans la grange!" avait affirmé Fauvette à l'adresse des vaches.

Le soir, après dîner, alors que le ciel avait déjà pris les teintes de la nuit, je sortis le miroir. Elle était à sa table et elle écrivait; une écriture fine, rapide. Je tentais de lire, de même que j'avais voulu suivre ses mains lorsqu'elle était au piano, mais quoique les lettres fussent bien dessinées, je n'arrivais pas à les comprendre. Elles n'étaient pas indistinctes, c'était leur forme qui n'était pas persistante; entre le moment où la lettre était écrite et le moment où elle arrivait à ma conscience, elle disparaissait, pour apparaître à nouveau presque aussitôt sous sa plume. Soudain, au milieu d'un mot, elle jeta un vif coup d'oeil en direction de la fenêtre. Elle resta immobile, les yeux fixes, puis se leva lestement, et il me sembla qu'elle allait se diriger vers son piano. Son piano était devant moi, à la place qu'occupait, un imperceptible instant auparavant, la table sur laquelle elle écrivait. Elle jouait. Je n'avais encore jamais... vu ce morceau. Je me mis au piano. Comme elle répétait le même passage, je n'eus pas de mal à l'imiter. Quelque chose me troublait, dont je ne m'étais pas rendu compte avant ce jour; les touches de son piano étaient aussi peu persistantes que les lettres que je n'avais pas comprises tout à l'heure. Je jouais cependant. L'air était triste...

Jeudi. Le temps s'était rétabli. Le soleil n'était plus aussi ardent qu'au début de juillet, ce qui rendait la chaleur plus agréable. Nous étions sur le haut d'une des rares petites collines des environs. L'orage avait rendu l'air transparent, ce qui me donnait l'impression que les lointains étaient proches de moi.

- Pourtant, si tu avais mesuré avant-hier, et que tu mesurais maintenant, tu trouverais la même distance, contesta l'Ingénieur, peu convaincu par mon analyse.

- Tu ne pourrais pas oublier tes mathématiques? le semonça sa soeur.

- Nous regardons avec notre esprit, la soutint Fauvette.

- L'esprit n'a jamais changé les distances, rétorqua l'Ingénieur.

J'intervins :

- Quand je regarde et que je dis : c'est beau...

Une phrase dite hier me revint en mémoire :

- Hier, tu as dit toi-même : "C'est beau!" en écoutant Fauvette; pensais-tu à mesurer le nombre de vibrations des cordes?

- Ce sont ces vibrations que j'entendais.

- C'est la brume qui noie les paysages un jour de grande chaleur que je voyais avant de voir les lointains.

L'Ingénieur réfléchit :

- Bon; mais toutes ces choses, tu les as vues avec tes yeux, pas avec ton esprit.

Primus observa :

- C'est son esprit qui lui a dit que les lointains paraissaient proches, et non ses yeux.

Je repris, d'une voix un peu raide :

- Ce que j'ai vu avant-hier et ce que je vois maintenant existent tous les deux, c'est bien avec mes yeux que je les ai vus.

Surpris, mes amis se tournèrent vers moi.

- Personne n'a dit le contraire, déclara Primus d'un ton un peu inquiet.

La Poétesse me demanda en hésitant :

- Pourquoi dis-tu cela?

Je ne savais quoi répondre, je ne comprenais pas très bien ce que j'avais dit. Il y eut un silence, rompu par Fauvette :

- Tu parais contrarié.

L'Ingénieur cherchait une explication :

- Tu crois que si l'un existe, l'autre n'existe pas?

Je répondis, toujours d'une voix un peu raide :

- Mais non! La seule différence est que la brume a disparu, c'est tout. Il n'y a rien que de très banal.

J'ajoutai, d'une voix devenue égale :

- Quand il pleut, on ne voit pas le ciel.

Cette après-midi, le jardin de Fauvette était plein de monde. Des voisins, des camarades d'école. On dansait, on chantait, on racontait les nouvelles de notre petite ville, on jouait au tennis. Ces après-midi se passaient toujours de la même façon, mais nous avions chaque fois le sentiment que celle qui allait commencer serait différente. Et le plus étrange était qu'au moment de se séparer, nous avions la certitude que tout avait été réellement différent. Pourtant, cette conversation sur la partie de tennis avait été entendue mille fois - avec des variantes, il est vrai; j'ai gagné, j'ai perdu, c'était une bonne balle... Tu viens danser, j'aime beaucoup ce tango... Et puis d'autres, et puis d'autres... Mais le tango n'était pas le même, la balle n'avait pas rebondi de la même façon... C'était vrai, bien que ce fût toujours la même balle, le même tango.

Et lorsque le matin, le soleil se lève, est-ce vraiment une autre journée?

Samedi. Nous étions partis très tôt faire une grande promenade. Un peu au hasard, bien que cela soit vite dit, puisque nous connaissions notre région comme... les sacoches de nos bicyclettes! Mais chaque nouvelle balade, n'est-ce pas?...

Nous arrivions à un carrefour; quel chemin prendre?

- Comment ça, quel chemin prendre? s'exclama Primus; puisque nous avons décidé d'aller n'importe où!

- Aller n'importe où? C'est bien le plus difficile! déclara l'Ingénieur, l'air perplexe.

- Très drôle! les maths t'ont complètement annihilé!

Mais l'Ingénieur hochait la tête :

- Quel que soit le chemin que nous prendrons, nous irons toujours quelque part, jamais n'importe où.

- Eh bien, tiens! je vais à la poursuite du soleil! Dis-moi donc où se trouve ton quelque part!

Ayant dit, Primus partit vivement sur l'une des routes, vers... Oh! ne me demandez surtout pas où!

La plupart des chemins qui musardent autour de notre petite ville ressemblent... aux autres chemins qui musardent autour de notre petite ville. J'en tirai une conclusion :

- Sur nos chemins, quelque part c'est n'importe où; tout se ressemble.

- Je ne pense pas que le paysan qui va à son champ soit de ton avis, contesta la Poétesse.

Je réfléchis :

- Je n'avais pas pensé à cela; et d'ailleurs, ce que tu dis est tout aussi vrai pour les champs. Les habitants des grandes villes trouvent de même que les champs se ressemblent tous; nous l'avons souvent entendu.

Je pensais au soleil qui se lève tous les matins... Et à moi-même, à qui le professeur de littérature disait qu'il ne fallait pas se répéter. Que dira-t-il, mon professeur, si j'ajoute que moi aussi, je me lève tous les matins? Que tous le savent, que ce n'est pas la peine de parler de pareilles banalités. Au fait, les oiseaux savent-ils, lorsqu'ils s'endorment, que le soleil se lèvera le matin? "N'insistez pas! Vous n'êtes pas un oiseau!" C'est vrai, le professeur a raison, l'homme sait.

Que sais-je du miroir?

Dimanche. Au déjeuner, mon père parlait de mes études - il en était content. Pourquoi ne l'aurait-il pas été? Je suis un bon élève; quand tout va bien, on est toujours content. Mes études, me disait-il, préparaient mon avenir. Jusque-là, rien que de très normal. Mais il ne fallait jamais, continuait-il, être sûr de rien, car personne ne pouvait jamais prévoir ce qui pouvait arriver dans la vie.

Je me souvins qu'au début des vacances, il y a trois bonnes semaines, il m'avait dit qu'on savait ce qu'on trouverait dans la vie, à condition d'avoir tout prévu; et que jamais, dans ce cas-là, on n'aurait de surprises.

Je me souvenais très bien de tout cela. J'avais une raison. Ce jour-là, je n'avais pas voulu sortir le miroir.

Aujourd'hui, nous savions où aller. "Allons à la fête foraine!" avait proposé la Poétesse.

- Nous y avons été la semaine dernière...

La tentative de dissuasion de l'Ingénieur avait fait long feu.

- C'était la semaine d'avant, avait affirmé placidement Fauvette.

- Ce n'est pas la même fête, s'était efforcée de le rassurer sa soeur.

L'Ingénieur avait fait contre fortune bon coeur; cependant, il avait paru loin d'être rassuré.

- Courage! lui avait lancé Primus; tu vas voir, nous allons écraser les filles aux autos tamponneuses!

L'Ingénieur avait affiché une grimace censée servir d'approbation.

Et maintenant - la décision ayant été prise à l'unanimité, n'est-ce pas? - nous roulions sur nos chemins, nos chemins qui se ressemblaient tant...

Au cours de la traversée d'un village, une petite musique toute ténue me fit dresser l'oreille; je ne fus pas seul à l'entendre, car Fauvette s'écria gaiement : "Le marchand de glaces!"

Nous nous arrêtâmes sur le large bas-côté de la large rue qui traversait le village. Oui, dans notre région, il y a toujours de la place à la campagne. Ce n'est pas comme notre petite ville aux rues si étroites et si tortueuses.

Nous cherchions d'où venait la petite musique. Une rue, une autre, une place près d'un jardinet, et voilà une camionnette toute blanche; c'était là! Oui, le marchand de glaces n'était pas une simple boutique; il sillonnait les routes, rendait visite aux fermes, et passait, comme ici, dans les villages, pour attendre... surtout les enfants, à l'exemple de ceux qui nous avaient précédés et qui attendaient patiemment autour de la camionnette, accourus d'une longue et double rangée de maisons basses entre lesquelles des jardins potagers se chauffaient au soleil.

Il n'y avait rien d'exceptionnel dans ce qui se trouvait devant moi, sinon une vie qui n'était pas la mienne. Je me mis à penser que toutes les vies que je voyais n'étaient pas la mienne, et que la mienne, la seule que je connusse vraiment, je ne pouvais la voir.

Nous reprîmes la route; tout du moins les rues qui nous menaient en dehors du village. Peu de monde; un homme, la tête couverte d'un chapeau, s'appuyant sur un bâton, marchait d'un pas tranquille. Les façades des maisons, bien propres ainsi qu'elles le sont d'ordinaire dans nos villes et nos villages, se décoraient de fenêtres aux jolis rideaux en dentelle; derrière ces fenêtres nous observaient de leurs grands yeux bleus des petites poupées de délicate porcelaine, vêtues de leurs plus beaux atours.

La fête foraine battait son plein. Bruits, rires, cris; on allait d'une baraque à l'autre, pour en revenir aussitôt qu'on avait perdu à une loterie, en espérant gagner à l'autre. Le vacarme des autos tamponneuses n'arrivait pas à étouffer les exclamations de victoire ou de défaite poussées par les conducteurs et leurs passagers. La fête foraine était installée en bordure du village. Deux garçons, debout, adossés à la balustrade, suivaient des yeux la bataille; derrière eux, on voyait des vaches qui paissaient dans un grand pré.

Je pensais à la petite fille de l'autre fête, pour qui tournait un manège qu'elle était seule à voir...

Journée de musique. J'allais écrire journée musicale; ce n'est pas du tout la même chose. Je ne pense pas que les dictionnaires me donnent raison, ce pour quoi je ne les regarderai pas. Pendant une journée musicale, on écoute de la musique; celle que joue quelqu'un ou celle qu'on joue soi-même. Cette après-midi, pendant que nous répétions notre quintette, je crois que personne n'écoutait. Nous entendions le quintette, qui ne tournait que pour nous.

Mercredi. Nous avions décidé d'aller rouler au soleil, sans trop savoir où, comme de coutume.

Les chemins, qui se ressemblaient toujours, nous menèrent près d'une petite rivière que nous aimions bien. Midi était proche, et un peu de fraîcheur n'était pas à dédaigner. Nous nous installâmes sous les arbres qui s'étaient établis les pieds dans l'eau limpide, tout le long des rives. L'idée n'était pas mauvaise, et nous voilà en train de barboter tant et plus, sans craindre, par ce beau temps, les éclaboussures.

La faim connaît l'heure, et midi sonna... dans nos estomacs!

- Qu'avez-vous apporté de bon, les filles? s'inquiéta Primus.

- Il y a déjà le gâteau au fromage blanc que tu aimes tellement... commença Fauvette.

- Je me contenterai de manger tout le gâteau! l'interrompit-il en prenant un air sérieux.

- Très bien, approuva tranquillement la Poétesse, nous garderons pour nous la tarte aux poireaux.

Nous nous mîmes à rire devant la mine déconfite de Primus.

- Bientôt la fin de juillet; presque un mois de vacances de passé...

La Poétesse avait prononcé ces mots avec mélancolie. Son frère fit une moue désapprobatrice :

- C'est bien les vacances, mais c'est toujours la même chose.

- Comment cela, toujours la même chose? Aujourd'hui nous sommes au bord de la rivière, avant-hier nous étions à la fête foraine.

- Oui, mais nous n'apprenons rien.

- Comment cela, nous n'apprenons rien? fit de même Fauvette; veux-tu dire que tu n'as rien appris de ta partition depuis un mois?

- Ce n'est pas la même chose; le quintette, je le connaissais déjà, je n'ai fait qu'augmenter mon savoir-faire.

- C'est bien ce qu'on appelle apprendre, cependant, riposta sa soeur.

L'Ingénieur réfléchit :

- C'est vrai. Mais si je n'apprends qu'à mieux bouger mes doigts...

- Bouger tes doigts nous permet de mieux t'entendre, remarqua Primus.

- Pour le quintette, tu sais bien qu'on peut l'entendre en lisant la partition; et quant à m'entendre moi, je sais qu'il vous suffit de très peu de chose pour connaître ce que je ressens, ou si tu préfères, ce que je veux dire.

Fauvette hochait la tête :

- Si tu n'apprends pas à faire une tarte aux poireaux, tu n'en feras pas une bonne.

- Je suis bien de ton avis. Et c'est donc le but et non l'apprentissage qui compte. Mais à faire seulement l'apprentissage devient à la longue ennuyeux. Je veux connaître des choses nouvelles, et c'est l'école qui me les fait connaître.

J'intervins pensivement :

- Si on cherche en soi-même, peut-on trouver des choses nouvelles?

Nous roulions de nouveau au soleil; quelque part et n'importe où, comme nous le disions samedi dernier. Les champs, une grange emplie de belle paille dorée, les villages si proches les uns des autres, une fête foraine - il y en a tant dans notre région...

- C'est le jour du foirail aujourd'hui! s'exclama soudain Primus.

Le jour du foirail... le jour où les éleveurs vendent et achètent les vaches.

Un tout petit petit village; une très très grande place. Enchâssant la place, des marronniers vénérables enfouissaient le village aux yeux du voyageur venant par la route.

Sur la place, des hommes allaient et venaient, s'arrêtaient pour échanger des propos, mystérieux pour le voyageur. Voici un homme épais, bien planté sur le sol; il vient de prononcer des paroles conséquentes, définitives peut-être; il est sûr d'avoir convaincu cet autre homme, sec, énergique, dont il épie attentivement la pensée tout en lui souriant tranquillement; l'autre, qui vient d'écouter avec prudence, retient sa réponse; qui donc se dévoilera le premier? Voici un peu plus loin un homme de petite taille, feignant par son attitude une naïveté que démentent des yeux vifs et perçants; il propose une bonne affaire, une affaire qui ne peut être autrement que bonne; je ne peux voir celui qui l'écoute, il est de dos; mais un troisième homme est là, qui l'observe avec curiosité : se laissera-t-il tenter par cette affaire, qui ne peut être que bonne?...

Sur la place, les vaches étaient attachées à de grosses traverses en bois posées sur des piquets. Les têtes des vaches sont placées sous les traverses, de telle façon que les vaches ne puissent ni les relever ni les baisser.

Les hommes préparaient l'avenir, les vaches attendaient le destin.

Au déjeuner du matin, ma mère parlait de ce qui fait la vie de tous les jours. Cette vie qu'on attend et qui vient vous dire qu'elle existe. J'étais distrait. Cependant je répondais ponctuellement aux questions de ma mère; je faisais les remarques nécessaires après ses fins de phrase, un oui convenant très bien en général. Ma mère ne s'apercevait pas que j'étais distrait. Je ne peux pas dire que ce dont parlait ma mère ne m'intéressait pas, j'aurais plutôt tendance à penser le contraire; la vie de tous les jours est aussi ma vie, comme la sienne. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher d'être distrait. Pour ne pas être distrait, il faut penser à ne pas l'être; et lorsqu'on est distrait, comment faire? Cela ne veut pas dire grand chose, je le sais, mais ce qui veut dire quelque chose, qu'est-ce? Je le sais aussi; c'est ce qui rattache à la vie de tous les jours. Peut-on faire autrement, et rester à l'intérieur de la vie elle-même?

Revenu dans ma chambre, je m'enfonçai profondément dans mon fauteuil. J'avais d'abord voulu sortir le miroir; était-ce parce que d'habitude je le posais sur ma table devant la fenêtre que je ne le fis pas? L'image de ce que j'avais vu la semaine dernière me revint : son piano, tout près de moi, dont je distinguais mal les touches. Je fermai les yeux; je songeais à la mélodie que j'avais jouée, en imitant ses mouvements. Je n'avais jamais entendu cette mélodie auparavant, et pourtant, que de musiques diverses ne connaissais-je pas?

Légèrement irrité - mais pourquoi donc l'étais-je, n'ayant aucune raison de l'être? - je me levai brusquement, allai sortir le miroir, et le mis sur ma table.

Elle n'était pas là. Et de nouveau, ainsi que cela avait eu lieu aux premiers jours des vacances, le caractère de sa chambre avait changé. Les meubles n'étaient pas les siens, pas de table, pas de piano; de nouveau, ce n'était pas chez elle.

La mélodie chantait doucement dans ma tête...

Soudain, sa porte s'ouvrit. Elle entra, du pas vif que je lui avais déjà vu dans les mêmes circonstances, tenant à la main un livre qu'elle feuilletait nerveusement. Elle s'assit, toute droite, sur son canapé, resta un moment sans bouger, puis commença à lire. Elle paraissait triste. Au va-et-vient irrégulier de ses yeux, je devinais qu'elle n'était pas entièrement à sa lecture; il y avait des temps d'arrêt, pendant lesquels son regard se fixait, au hasard me semblait-il, sur un point indéfini d'un tapis épais et sombre que je n'avais jamais vu avant ce jour. Un temps d'arrêt vint, plus prolongé que les autres. Elle leva brusquement la tête, et jeta un coup d'oeil pénétrant en direction de la fenêtre.

Son visage était devenu calme. Autour d'elle, parmi ses meubles habituels, le piano avait repris sa place.

Cette après-midi, le jardin de la Poétesse était plein de monde. Des voisins, des camarades d'école. On dansait... Bref, cela se passait de la même manière que la semaine dernière, un même vendredi.

- Que penses-tu...? demandait l'Ingénieur à une fille aux yeux d'un bleu pervenche.

Mais sa soeur ne lui laissa pas le temps de continuer :

- Non, non, elle ne pense rien! Pas aujourd'hui! Aujourd'hui, nous ne pensons pas, nous nous amusons!

Et elle ajouta en riant :

- Fais-la plutôt danser; tu finiras bien un jour par faire des progrès!

L'Ingénieur leva les bras au ciel :

- Ma parole, tu lui en veux pour l'obliger à...

- Mais non! l'interrompit la fille aux yeux pervenche en souriant. Tu danses très bien; ta soeur se moque de toi!

La soeur partit, toujours en riant.

L'Ingénieur dansa donc; fort mal, bien entendu. Mais qu'importait? Sa cavalière était ravie; elle n'était pas venue faire une étude sur la danse. Du reste, est-ce pour danser qu'on danse? Lorsque les danseurs furent tous exténués, et que le buffet prit le pas sur les exercices physiques, je fis une remarque sur le sujet. Je m'attendais à des protestations. Point!

- A quoi sert-il de faire quelque chose si on le fait mal? déclara d'emblée l'Ingénieur.

- A avoir une mauvaise note! repartit un garçon résolu.

- Ça y est! Nous revoilà en classe! se lamenta une fille d'aspect nonchalant.

- Orangeade? proposait la Poétesse.

Orangeade... Cela laissait le temps de réfléchir... si on en avait envie...

La fille aux yeux pervenche avait réfléchi. Elle se tourna vers moi :

- Tu as demandé tout à l'heure si l'on dansait pour danser...

- Oh! C'est surtout pour faire plaisir aux filles! trancha le garçon résolu, l'air taquin.

- Eh bien, voilà! Tu as donné la réponse sans t'en apercevoir! s'écria la fille aux yeux pervenche.

- Les garçons trouvent toujours des réponses, prononça tranquillement la fille d'aspect nonchalant.

Un instant plus tard, elle poursuivait tout aussi tranquillement :

- Les réponses ont quelquefois l'avantage de mettre fin aux questions.

Juillet n'avait plus que trois journées d'existence. Le soleil montait moins haut, et les jours s'achevaient plus tôt. La chaleur persistait, et menaçait même de redevenir lourde.

- Que pensez-vous d'une bonne longue promenade? avait demandé Primus tôt matin.

La proposition nous avait plu à tous. Où aller? Je proposai :

- Nous pourrions jouer au train!

- Au train? s'exclama-t-il gaiement; excellente idée, nous avons un spécialiste avec nous, il nous guidera!

L'Ingénieur sourit :

- Tu connais la ligne aussi bien que moi...

- Oh! Depuis que tu lis ta revue cheminote!...

- Oh, c'est vrai! se récria la Poétesse; mon frère va nous faire un cours durant tout le voyage!

Cette perspective - fort vraisemblable - ne nous avait malgré tout pas vraiment alarmés; l'Ingénieur racontait bien.

Les provisions de bouche réparties entre nous, nous partîmes.

La ligne nous était effectivement connue, et jouer au train était une promenade que nous aimions faire de temps en temps. Il s'agissait tout bonnement de suivre à pied les rails pendant quelques heures, jusqu'à une gare où faisaient halte la plupart des trains, et de revenir sans fatigue en tant que simples voyageurs!

La campagne vient plus vite par le chemin de fer que par la route; guère de ces maisons qui s'effilochent pour terminer une ville. Quelques pas, et nous étions au milieu des champs.

- J'ai à chaque fois la même impression quand nous... roulons sur cette voie, remarqua pensivement Fauvette; que ce ne sont pas les mêmes champs que ceux que nous connaissons, que nous sommes ailleurs.

Elle fit un geste de la main, comme pour montrer les alentours :

- Pourtant, je sais que ce sont les mêmes...

Personne ne trouvait rien à dire. Nous roulions... La Poétesse, assise près de la fenêtre, rompit le silence :

- Quand je regarde au dehors, j'ai le sentiment que je ne pourrai jamais être là-bas, dans ces champs...

Elle se tourna vers Fauvette :

- C'est peut-être ce que tu...

Elle laissa sa phrase inachevée. Le silence revint. Nous roulions. Je regardais par la fenêtre.

- Quand nous sommes sur nos bicyclettes, nous pouvons nous arrêter, quitter la route, aller dans les champs...

- Ici aussi, nous le pourrions, m'interrompit Fauvette; mais il faudrait sauter du train en marche.

- Ou tirer la sonnette d'alarme.

J'avais prononcé ces mots d'une voix un peu rauque. Primus me regarda avec attention :

- Tu avais envie de sauter?

Nous roulions depuis une bonne heure, lorsqu'un coup de sifflet aigu de la locomotive annonça que nous allions bientôt traverser un chemin de terre au bord duquel un panneau solitaire prévenait les chars à foin éventuels du passage de notre train. L'Ingénieur rangea son sifflet, et ordonna :

- Fermez la barrière!

Primus se précipita vers le passage à niveau :

- Oui, Chef!

Et il se mit en devoir de tourner une manivelle qui n'avait d'existence que dans son esprit, mais que nous voyions tous très bien!

Notre train continuait paisiblement sa route. Primus avait repris sa place dans le wagon. La Poétesse s'était retournée et regardait la barrière :

- On peut quitter un train en marche; mais pour y revenir, il faut être resté sur la voie.

Nous arrivions à un aiguillage, non loin d'une gare qui se dissimulait derrière un tournant bordé de gros buissons.

L'Ingénieur étudia l'aiguillage :

- Il est heureux que le chef de gare ait vu que nous étions un grand train parti pour un long parcours; sinon, c'eût été la fin de notre voyage - nous serions restés pour toujours sur une triste voie de garage...

Immédiatement, nous fîmes tous la mine de gens débordant de joie à l'idée d'avoir échappé à une terrible catastrophe!

La gare n'était pas comme celle de notre petite ville. C'était un simple abri pour quelques voyageurs, perdu tout au bout d'un long quai embroussaillé. Il ne venait là que peu de monde, le village voisin n'étant pas très important; et peu de trains y faisaient halte.

- Ici, on peut descendre tranquillement, les gares sont faites pour cela, déclara Primus, avec une pointe d'ironie.

- Quand le train sera parti, on ne pourra plus le reprendre, avertit doucement Fauvette.

- C'est nous le train, nous n'avons pas à craindre qu'il parte! remarqua gaiement Primus.

Le petit silence qui suivit ne me parut partager ni la gaieté ni l'optimisme de Primus.

Le voyage continuait. Champs, bois, rivière, passages à niveau avec ou sans barrières, deux gares guère plus importantes que la précédente, quatre michelines dont l'une dédaigna une gare trop modeste...

Midi approchait, et au loin apparaissait un wagon, un wagon tout plat qui avait dû transporter bois en grume et tant d'autres longues marchandises il y a de cela fort longtemps, un wagon qui nous connaissait bien, un wagon qui n'était là sur une voie égarée que pour nous attendre. Car c'était lui notre salle à manger!

Déjeuner; et comme nous avions très faim, c'était par là même un déjeuner somptueux!

Un pâté de canard confectionné chez moi avec art nous a ouvert l'appétit; et la mère de Primus a fait préparer un plat digne de l'Olympe, un pâté de pommes de terre!

Comment le fait-on? C'est un secret, mais je vous le confierai si vous me promettez de n'en rien dire à personne. Promis? Alors, voilà!

PÂTÉ DE POMMES DE TERRE.

Mettre la pâte brisée dans une grande tourtière. La remplir avec les oignons, les pommes de terre épluchées et coupées en fines lamelles. Couper le lard en petits morceaux et mettre dessus. Verser la crème fraîche. Saler, poivrer. Recouvrir l'ensemble avec l'abaisse d'une pâte soigneusement passée sous le rouleau, coller les bords avec l'oeuf; pincer fortement pour bien fermer. Faire une petite cheminée et cuire au four. Sortir et servir.

Petite remarque sans importance : nous le mangerons froid!

Pour nous rafraîchir par cette chaleur? De l'eau, bien sûr, mais aussi de beaux concombres!

Pour terminer? Des abricots bien juteux du jardin de la Poétesse!

Et vous, qu'allez-vous manger ce midi?...

Notre train se remit tranquillement en route. Autour de nous, le paysage gardait le même aspect que celui de ce matin. Oui, notre région, disent les gens qui ne sont pas d'ici, est monotone; peut-être, je n'en sais rien. Mais si notre région nous plaît, à nous qui sommes d'ici, pourquoi devrait-elle être changeante?

Notre train roulait toujours aussi tranquillement.

- Quel est le but de notre voyage?

Un peu surpris par la question inattendue de Primus, nous cherchions une réponse qui ne venait pas. Le premier à réagir fut l'Ingénieur :

- La gare où nous devons prendre le train pour rentrer.

- Ce n'est pas un but, c'est une étape, puisque nous n'y ferons rien!

- Pourquoi poses-tu cette question? s'étonna la Poétesse.

- Mercredi dernier, ton frère a dit que seul comptait le but.

- Je pense que notre but est de nous promener.

Primus secoua la tête :

- Ce n'est pas un but, puisque nous n'allons nulle part.

- Nous allons tout de même à la gare, protesta l'Ingénieur.

- La gare est un endroit aussi provisoire que celui où je mets mon pied à chaque nouveau pas.

- Alors, notre vrai but est de rentrer chez nous.

J'intervins :

- Dans ce cas, ce n'était pas la peine d'en partir!

Fauvette fit une moue :

- Chaque coup d'archet me mène à une note provisoire, et mon but quand je joue n'est pas d'arriver à la dernière note.

J'eus la pensée fugace que lorsque le morceau était très difficile, j'étais déjà bien content d'arriver à la dernière note. Mais ce n'était pas le sujet.

Le silence régnait dans notre wagon.

Primus revint à notre petit jeu habituel :

- La question rituelle est : "Savons-nous reconnaître un but?"

Je suivis :

- L'autre question rituelle est : "Avons-nous un but?"

- Et la réponse rituelle aux deux questions est : "Nous ne savons pas!"

Notre train se mit soudain à ralentir. Comme les fenêtres étaient ouvertes, nous nous penchâmes pour voir ce qui se passait. C'était fort simple, notre gare était apparue après une longue courbe.

- Il faut faire de l'eau! réclama la locomotive, à peine entrée en gare.

La soif ayant vidé les bouteilles que nous avions emportées, nous allâmes les remplir au buffet de la gare.

- Eh bien, je l'ai trouvé, le but de notre voyage! s'écria Primus, en voyant l'Ingénieur emplir sa... chaudière au goulot de la bouteille.

L'horaire de notre train avait été bien calculé, car la micheline du retour devait bientôt arriver de l'une des deux voies qui desservaient la gare.

D'où venaient ces voies? Je le savais, bien sûr; mais lorsque je les regardais, j'avais l'impression d'un inconnu dont j'avais quelque chose à attendre. Etait-ce menaçant, était-ce bienveillant? Non, il y avait autre chose. Ce que je me demandais n'était pas d'où ces voies venaient, mais où elles allaient. Je le savais aussi, bien sûr; ce n'était pas bien mystérieux, elles allaient là d'où elles venaient! Alors? Alors rien. Mais quand je regardais partir ces voies, l'une vers la gauche, l'autre vers la droite, je n'arrivais pas à les relier aux endroits où elles allaient réellement. Elles me paraissaient aller à d'autres endroits, des endroits qui n'avaient aucun lien avec ce que j'avais toujours connu, avec ce que je connaissais.

Primus avait les yeux fixés sur moi. Je savais ce qu'il allait me dire. Il me le dit :

- Tu es distrait.

Non, je n'étais pas distrait. Mais pour le lui expliquer, il aurait fallu...

- Je surveille la micheline! dis-je d'une voix gaie.

- Tu as peur qu'elle ne vienne pas?

La micheline est venue. Nous y avons pris place. Derrière ma fenêtre, je voyais les champs où je ne pouvais aller. A moins de sauter de la micheline en marche. Ou de tirer la sonnette d'alarme.

Dimanche. Déjeuner avec mes parents. Une amie de ma mère était là.

Les conversations étaient intéressantes, les sujets me plaisaient, les idées étaient variées; je participais aux conversations. L'amie de ma mère trouvait mes opinions très bonnes pour mon âge; je n'étais pas distrait par des bêtises, mon jugement n'était pas influencé par les seules apparences, et mes raisonnements étaient réfléchis. Somme toute, avait-elle ajouté, j'étais un garçon sérieux, à qui il ne manquait peut-être qu'un peu de fantaisie.

Oh! tout cela n'avait pas été récité comme je viens de l'écrire. Un résumé, plutôt, de phrases lâchées en telle ou telle occasion, aujourd'hui ou un autre jour. Résumé aussi des différentes appréciations d'autres amis de mes parents, de ce que j'entendais par ailleurs. Mes parents ne laissaient pas non plus de me faire des compliments. J'étais bon élève, et je ne protestais jamais. Et pour cause : personne ne m'empêchait de n'en faire qu'à ma tête. Ou pour être plus précis, personne ne s'en apercevait.

Tout cela paraissait absolument normal. Pourquoi Primus était-il inquiet?

Revenu dans ma chambre, je me posai de nouveau la question : Pourquoi Primus était-il inquiet? Moi, je le savais, mais lui, que savait-il? Et qu'y avait-il à savoir?

Elle me paraissait toute proche; elle devait être accoudée à sa fenêtre. Elle regardait droit devant elle sans bouger. Soudain, elle se recula légèrement, cligna deux trois fois les yeux, se mit à fixer avec attention différents points de son jardin. L'un d'eux attirait particulièrement son regard. Je cherchai à deviner ce qui pouvait être si captivant. De temps à autre, elle s'immobilisait de nouveau tout en regardant droit devant elle. Comme j'étais face à elle, son regard me traversait. Elle revint encore une fois sur le point de son jardin qu'elle avait privilégié, et ne bougea plus. Instinctivement, je me retournai pour suivre son regard. Etais-je bête! Je ne pouvais à l'évidence voir ce qu'elle voyait; elle était chez elle, j'étais chez moi. Et mon piano sur lequel elle avait posé ses yeux n'était certainement pas une fleur habitant son jardin! Je me tournai vers le miroir; elle n'était plus là.

Dernier jour du mois de juillet. Journée de far niente. Ce sont les journées où l'on est le plus occupé. Primus était venu chez moi pousser un peu de bois. Il perdait tout ce qu'il pouvait. "Tu es distrait!" lui ai-je dit en souriant. Il me regarda pendant un long moment, et finit par me dire : "Il n'est pas toujours bon de réveiller un homme qui dort." Il ajouta en baissant les yeux : "Il se peut qu'il soit en train de rêver."

Lorsque Primus fut reparti, je sortis le miroir. Elle était assise à son piano, et promenait au hasard, me semblait-il, ses doigts sur le clavier. Je cherchai à l'imiter, mais aucune mélodie ne se formait. Elle s'était arrêtée, avait tourné la tête vers la fenêtre, et restait sans bouger. Au bout d'un moment, elle revint au clavier, et toucha plusieurs fois la même note. Je reconnus la première note de la mélodie que j'avais entendue auparavant. Je me mis à la jouer. Elle s'était interrompue. Un sourire se dessinait sur ses lèvres. Enfin, elle se leva avec légèreté, et sortit de sa chambre.

Cette après-midi nous roulions vers la ferme aux délicieux poulets de grain comme on n'en trouvait pas ailleurs. Août avait répandu le calme dans la campagne. Les champs se reposaient après l'effervescence de la vie naissante et l'animation du labeur des hommes des mois précédents. Le soleil était devenu plus clément, et la chaleur brûlante de juillet s'était atténuée. Les couleurs vives et fraîches des feuilles qui emplissaient les arbres au printemps s'étaient teintées de majesté.

N'ayant aucune obligation, nous avions fait un grand détour pour aller prendre notre goûter près d'une rivière ombragée, où tout un petit monde se plaisait à demeurer. Petit monde de poissons agiles, d'oiseaux aux chants variés, de demoiselles aux ailes transparentes, et de ces curieux insectes posés sur l'eau et courant par saccades.

Un peu avant d'arriver à la rivière, le chemin côtoie des prés qui descendent en pente douce; au milieu des prés, trois quatre humbles maisons de pierre se remémorent le temps où elles étaient encore des tombeaux, avant l'abandon du cimetière.

Les premières framboises étaient nées; elles venaient de mon jardin tapisser le fond de la tarte que nous nous partagions pour notre goûter. Le tranquille clapotis de l'eau me faisait penser à une musique. Qui donc l'avait composée?

La Poétesse avait pensé à une musique qui nous était plus familière :

- Quel dommage que le piano soit si lourd! nous aurions joué notre quintette dans cette salle; les oiseaux auraient tous été là pour nous écouter!

- Peut-être aussi pour nous accompagner! approuva Fauvette.

- Eh bien, il n'y a qu'à jouer un quintette avec deux violoncelles! s'exclama Primus.

Et, se tournant vers moi :

- Tu as déjà scié un peu de bois sur le violoncelle de l'Ingénieur!

L'Ingénieur déclara avec sérieux :

- D'autant plus que nous avons maintenant deux violoncelles.

- Comment cela, deux violoncelles? s'étonna sa soeur.

- Puisque le mien a été scié...

Je l'interrompis, avec le même sérieux :

- Il vaut mieux le recoller; ainsi, nous pourrons jouer du violoncelle à deux archets.

Les filles pouffaient déjà. Primus, sérieux lui aussi, me soutint :

- D'autant plus que tu as déjà joué du piano à quatre mains...

Mais il ne put continuer, submergé par un rire irrésistible. Et devant tous nos rires, je crois que les oiseaux s'étaient tus!

Le mois d'août s'avançait; on en était déjà au deuxième jour! deuxième jour aussi de far niente... Bien que nous ayons malgré tout travaillé le quintette ce matin de bonne heure.

Cette après-midi se passait sans nous; nous étions bien trop occupés à ne rien faire. Quelques camarades étaient venus nous donner un bon coup de main pour ce faire, ou plutôt ne pas faire! Le court de tennis du jardin de Fauvette restait vide de combattants. Nous avions juste assez de courage pour tendre la main vers une boisson bien fraîche, ou, pour certains, une bonne tasse de thé. Même manger les biscuits paraissait demander trop d'efforts; délaissés, ils ne faisaient rien non plus. Etait-ce la chaleur qui nous rendait si apathiques? Il ne faisait pas plus chaud que pendant tous ces derniers jours. Ou bien, le hasard avait-il fait qu'aucun sujet digne d'intérêt ne s'était présenté? Et comme nous étions trop occupés à ne rien faire...

Le mois d'août s'avançait; on en était déjà au troisième jour! Oui, mais ce jour-là, nous étions loin du far niente. Et nos bicyclettes devaient regretter que nous ne fussions pas apathiques; car elles étaient à l'ouvrage! Nous allions par monts et par vaux - oui, c'est ce qui se dit, parce que chez nous, les monts et les vaux... - jusqu'à une toute petite ville située hors du temps. "Hors du temps? Comment cela, hors du temps?" direz-vous. Patience...

La route est assez longue, et bien qu'elle me soit familière, j'ai toujours l'impression d'être loin; loin de l'endroit d'où je viens, comme de celui où je vais. Je n'ai pas cette impression quand je suis sur la voie du chemin de fer; je n'ai pas cette impression quand je suis sur le chemin de l'école. Ces deux routes-là savent où elles vont. Si la voie du chemin de fer changeait, le train sortirait des rails; et personne ne lui a appris où se diriger par lui-même. Si l'école changeait, sur quelle voie l'élève devrait-il conduire sa vie? La route est longue, et je suis loin.

Comment ai-je fait pour soutenir malgré tout la conversation pendant le voyage? Toujours est-il que mes absences ont été mises sur le compte de mes distractions. Les unes sont certainement différentes des autres, non? Primus est soucieux. Qu'y puis-je?

Notre route s'achevait. Devant nous s'étendait maintenant le creux à peine sensible d'une immense plaine vallonnée dont l'un des bords dépassait l'horizon. L'autre bord était une colline couverte par un bois sombre. Adossée aux derniers arbres descendus de la colline, la toute petite ville située hors du temps. Le temps ne compte pas pour les morts que protègent les tombeaux qui ont formé la petite ville.

Le déjeuner était servi. Un pâté d'anguilles au cidre venant de chez Primus, disposé sur l'une des tombes, en était le principal attrait. Bien entendu, vous en voulez la recette... La voici!

PÂTÉ D'ANGUILLES AU CIDRE.

Dans une grande terrine, verser le cidre, incorporer les morceaux d'anguilles, les échalotes finement hachées, le cerfeuil, le persil, la ciboulette, ainsi que les pommes préalablement épluchées et coupées en petits dés. Saler, poivrer. Laisser macérer quatre heures. Avec le feuilletage, faire huit abaisses de quinze à vingt centimètres de diamètre. Répartir le mélange sur la pâte, mettre une cuiller à café de crème fraîche. Dorer le tout et le refermer en forme de petite bourse, pincer fortement. Laisser une petite cheminée pour la cuisson, cuire environ trente à quarante-cinq minutes. A servir froid ou chaud.

Petite remarque sans importance : nous le mangeâmes froid!

Nous parlions de choses et d'autres, comme à l'accoutumée. De quoi peut-on parler, sinon de ces choses-là? Cette fois-ci, c'était au tour de Fauvette d'être distraite. Je sautai sur l'occasion pour le faire remarquer :

- Que regardes-tu avec tant d'attention?

Elle me montra d'un geste l'immense plaine vallonnée :

- Là-bas, on est sans défense; ici, on est dans une forteresse.

- Pour ceux d'ici, il est un peu tard pour songer à se défendre... observa l'Ingénieur.

La Poétesse fit une petite grimace :

- C'est vrai pour ceux qui ont emporté avec eux tout ce qu'ils avaient.

- Comme ceux qui habitent ces grandes maisons, fit Primus en désignant les imposants tombeaux noyés dans la verdure qui bordaient le cimetière.

- Oh! On peut tout aussi bien emporter de grandes que de petites choses; la question est de savoir s'ils ont tout emporté.

- S'ils n'ont rien emporté, ils n'ont rien à défendre.

Fauvette montra de nouveau l'immense plaine vallonnée :

- Ils défendent peut-être ce qui est resté là-bas.

- D'ici, ils auront bien du mal, observa encore l'Ingénieur.

Il paraissait avoir tellement raison qu'aucun de nous ne suggéra une réplique à cette observation.

Nous flânions parmi les tombes sur lesquelles de souples ronces avaient brodé une modeste mais affectueuse parure.

- Ils sont là-bas...

Fauvette avait prononcé ces mots d'une voix basse en regardant au loin. Primus lui jeta un coup d'oeil étonné :

- Ils?...

- Ils ont laissé là-bas ce qui fait vivre les hommes.

Nous ne disions rien. Elle continua de la même voix :

- Ils sont là-bas. Personne ne peut les séparer de ce qu'ils ont laissé aux hommes.

La matinée s'était passée en compagnie de notre quintette; l'après-midi se passait en compagnie d'un bon thé et d'un gros gâteau aux amandes, à paresser dans le jardin de Fauvette.

- Nous ne jouerons jamais aussi bien que les oiseaux ne chantent... contredisait la Poétesse.

- Cela n'est pas comparable; nous interprétons, protesta son frère.

- C'est bien ce que je voulais expliquer. Les oiseaux savent ce qu'ils ont à dire; nous, nous voulons parler à la place d'un autre.

- Nous exprimons des sentiments; nous pouvons exprimer des sentiments variés, s'interposa Primus; les oiseaux ne font que dire ce qu'ils ont à dire.

- Pourtant, lorsqu'un oiseau a peur, cela s'entend, remarqua Fauvette.

- C'est bien ce que je disais, il exprime sa peur et rien d'autre.

J'intervins :

- Nous voulons faire partager nos sentiments à ceux qui nous écoutent.

Primus n'était pas convaincu :

- Nos sentiments ou ceux de l'auteur; les oiseaux ne parlent que des leurs.

- On peut exprimer ses propres sentiments, reprit la Poétesse; jamais ceux des autres.

Elle ajouta, après un temps :

- On peut seulement le prétendre; et dans ce cas, on peut mentir.

J'observai :

- On peut tout aussi bien mentir sur ses propres sentiments.

La Poétesse secoua la tête :

- Quand j'écoute un oiseau, je sais que c'est lui que j'entends. Quand j'écoute un musicien, je ne peux pas savoir qui j'entends.

Je me tournai brusquement vers elle :

- Et si le musicien joue ses propres oeuvres?

- La question paraît simple, répondit l'Ingénieur; lorsqu'un auteur parle, c'est bien lui qu'on entend.

- Et l'auteur, peut-il aussi mentir?

Ma question provoqua un long silence, rompu par Fauvette :

- Tu veux dire que si l'auteur de notre quintette nous ment...?

Elle s'arrêta, cherchant ses mots. La Poétesse intervint :

- Alors, plus nous jouerons bien, plus nous jouerons faux.

- Par contre, si nous jouons faux, nous ne jouerons pas juste! ironisa Primus.

Ce soir, je sortis le miroir. Elle lisait, assise sur son canapé. Je me mis au piano, et jouai sa mélodie. Elle quitta son livre des yeux. Je m'interrompis, tapai au hasard sur les touches, puis me levai, et fermai mon piano. Je regardai le miroir. Elle avait posé son livre sur le guéridon, et sortait brusquement de la chambre. Les meubles avaient changé. Le piano n'était plus là.

Un cousin de Primus l'avait invité à venir passer la journée chez lui. "Viens avec ton ami, nous irons nous balader à vélo", avait-il ajouté.

Le cousin était un peu plus âgé que nous, et savait conduire. Comme il habitait assez loin de notre petite ville, il était venu nous chercher avec l'auto de son père. Sur place, il y avait des vélos, nous n'avions pas besoin d'emmener les nôtres.

La route était sans surprises, nous la connaissions tous bien. Cependant, nos points de vue divergeaient, en ce sens que pour le cousin nos routes étaient trop plates, et que pour nous, les siennes étaient trop pleines de bosses. "Au moins, chez moi, on peut s'amuser à faire des courses!" disait-il. A quoi nous lui répondions : "Et chez nous, on peut flâner et bavarder tranquillement!" Points de vue irréconciliables en apparence, mais qui ne nous empêchaient absolument pas... de faire la course avec lui!

Le bourg où habitait le cousin était bien moins important que notre petite ville, et pourtant, ses maisons massives unies les unes avec les autres donnaient la forte impression d'une véritable capitale. Capitale, certes, non d'un état, mais cependant d'un pays, dont on voyait que la vie, dans les temps anciens déjà, lui avait été étroitement liée.

L'une de ces maisons massives nous accueillait. Nous étions arrivés un peu avant midi. L'oncle et la tante de Primus nous reçurent avec leur habituelle gentillesse. Le déjeuner n'attendait que nous.

Conformément à ce que devait penser le neveu, la tante posa la question rituelle :

- Comment se passent vos vacances?

Conformément à ce que devait penser le neveu, l'oncle posa l'autre question rituelle :

- Comment se sont passées les études?

Et la réponse rituelle aux deux questions fut :

- Très bien!

Mais je plaisante! la tante nous a parlé de son jardin, de ses voisins, d'une pièce de théâtre, d'un voyage prévu; l'oncle nous a parlé de son entreprise, de ses concurrents, d'un film, d'un voyage prévu. Bien qu'ils ne l'aient dit ni l'un ni l'autre, c'était certainement le même voyage.

Au dessert, l'éclair au café était délicieux; les éclairs au café sont toujours délicieux chez leur pâtissier. La tante sait que Primus et moi aimons beaucoup ces éclairs au café; elle a toujours soin de nous en proposer.

L'oncle nous a dit que lorsqu'il était jeune, il aimait faire de la bicyclette dans les environs; "On pouvait s'amuser à faire des courses!" a-t-il ajouté avec un sourire sortant du passé.

En selle! Nous voilà partis. La route principale qui sort du bourg ne présente guère d'intérêt. Par bonheur, cette route est courte.

Nous roulions maintenant sur un chemin sinueux qui traversait de temps en temps des petits bois, jouant à cache-cache avec les premières collines. Le long d'un ruisseau, un hameau; plutôt deux fermes. A la sortie du hameau, le chemin s'est mis à monter. Au premier arrivé, bien entendu! Sur le haut de la colline, des champs de groseilliers; à perte de vue! "Je vous donnerai quelques pots de confiture, elles sont très bonnes!" nous a dit le cousin qui connaît le fermier. La colline s'est décidée à redescendre. A peine au-dessous, un cimetière regarde le vallon.

Traversée d'un petit village. Je connaissais cette route et ce village, mais j'étais à chaque fois aussi surpris par les maisons. Celles qu'on trouve dans notre région sont surtout en brique; celles-ci sont en pierre, de belles pierres solides. Ici, lorsqu'on traverse un village, on croit traverser une véritable ville; une ville qui est là depuis longtemps.

Le chemin continuait à descendre. Nous allions maintenant vers les prés. Chez nous, il y a bien quelques prés, de-ci, de-là, avec même parfois deux ou trois vaches. Les prés que je voyais se suivaient tout au long de la route, pleins d'une belle herbe touffue comme nous n'en avons pas. Et des vaches!... Autant que vous en voulez!

Un nouveau petit village - ville austère au milieu des prés, faite de ces mêmes belles pierres solides. Une nouvelle colline - Au premier arrivé! Et des bois!... qui s'étalaient paisiblement sur le flanc des collines. Et des haies!... des haies épaisses, faites de buissons, de ronces, de feuilles, de tiges! Et sur les ronces, ces jolis bouquets de fleurs qui mettent l'eau à la bouche des gourmands à l'affût des premières mûres...

Il n'y a pas tout cela, là où j'habite. Si j'avais vu ce spectacle sur une toile, comme on le voit au cinéma par exemple, comment aurais-je pu savoir si ce que je voyais était vrai? Oui, je sais, quelqu'un me l'aurait dit, et puis un autre quelqu'un; et puis aussi mon professeur de géographie. Et j'aurais su que c'était vrai. Sans être allé ici moi-même.

Les collines étaient restées derrière nous. Devant nous, une vaste plaine. Pas vraiment comme chez nous, mais la différence est sans importance. Deux mondes. La frontière? Une petite rivière.

La petite rivière ne coule pas vite. Une longue chevelure d'herbes molles descend le courant sans jamais s'en aller. De grands aulnes protègent la petite rivière de l'ardeur du soleil.

Nous aussi, nous avions profité de cette ombre pour nous installer au bord de la petite rivière... pour prendre le goûter que nous avions emporté avec nous. Quel goûter? Mais les fameux éclairs au café que nous dévorions à chacune de nos visites en ce lieu!

Le cousin se préparait à devenir professeur d'histoire. Il en parlait avec passion :

- Quel dommage qu'on ne puisse aller vivre dans le passé pendant quelque temps!

- C'est souvent un rêve d'enfant, remarqua Primus.

- Les enfants sont curieux; ce n'est pas toujours le cas des grandes personnes.

J'intervins :

- Pourtant l'histoire est étudiée par eux. En classe, pour les enfants, ce n'est souvent qu'une obligation désagréable.

- Quelquefois, on ne leur fait pas vivre le passé.

- Je pense que si les livres sont bien écrits... commença Primus.

- Le livre ne montre rien; il ne fait que répéter ce que les hommes ont dit.

- Et plus on est loin dans le passé, moins on est sûr de ce qu'ils ont dit!

Je protestai :

- Ce qui est écrit est écrit; que ce soit dans le passé ou dans le présent.

- Sans doute, mais les livres n'ont pas toujours été écrits au moment des événements, nuança le cousin.

- Tu veux dire que dans ce cas, ce n'est plus le livre qui nous apprend le passé.

- Le livre n'apparaît pas tout seul, quelqu'un l'a écrit; cela revient au même, observa Primus.

- Alors, ce qui compte, c'est le sérieux du témoin de ce qui est advenu.

Le cousin hocha la tête :

- Ce qui compte avant tout, c'est de savoir si le témoin a dit la vérité.

- On ne peut jamais en être sûr.

- On peut même dire que les hommes mentent souvent quand cela leur convient, renchérit Primus.

- Dans ce cas, à quoi sert-il d'étudier le passé, si ce passé n'est que celui que les hommes ont construit à leur convenance?

- Il est malgré tout des cas où l'on peut être assuré de la vérité, fit le cousin; par exemple si beaucoup de témoins sont du même avis.

Nous donnâmes tous deux raison à cet argument. Il me semblait cependant qu'il y avait autre chose. Je demandai au cousin :

- Tu as dit qu'on pouvait faire vivre les livres.

- Oui, c'est ce que je pense.

- Ce qui veut dire que ce qui n'existe pas peut vivre.

Il eut un petit geste d'impatience :

- Vivre ne veut pas dire...

Il cherchait ses mots. Primus lui vint en aide :

- Ceux qui ne sont plus vivent par leurs paroles, nous en avons déjà parlé.

- Comment cela? s'enquit le cousin.

Nous lui parlâmes de notre discussion au cimetière. Il parut satisfait :

- C'est bien ce que j'ai voulu dire. Ceux qui ne sont plus prennent part à notre vie; ils peuvent nous éclairer, nous aider, nous influencer même par leurs paroles, ainsi que par leur exemple.

J'intervins :

- En somme, ils sont vivants pour nous, mais nous ne le sommes pas pour eux.

Le cousin hésitait. Je poursuivis :

- Ils peuvent agir sur notre vie, nous ne pouvons agir sur la leur.

- Ils ne sont donc vivants qu'à moitié! s'exclama Primus, en riant à demi.

De retour de la promenade, nous trouvâmes le dîner qui n'attendait que nous.

Conformément à ce que devait penser le neveu, l'oncle posa la question rituelle :

- La promenade s'est bien passée?

Conformément à ce que devait penser le neveu, la tante posa l'autre question rituelle :

- Vous devez avoir faim?

Et la réponse rituelle aux deux questions fut :

- Oh, oui!

Mais je plaisante! l'oncle voulait faire la promenade avec nous, la tante voulait que nous fussions heureux.

Je ne me moque pas, comme il semble évident que je le fasse. Non, l'oncle et la tante voulaient nous montrer qu'ils partageaient notre vie, chacun à sa façon. Ce qu'ils nous avaient dit était loin d'être original; mais lorsqu'on veut être original, est-ce pour le plaisir de celui qui écoute, ou pour le sien propre? Les deux, oui, les deux, certainement. Mais lorsqu'on veut montrer à quelqu'un qu'on l'aime, a-t-on le temps de penser à être original?

Le cousin nous avait ramenés après dîner. Je rentrai donc très tard chez moi.

Une fois dans ma chambre, je fis quelques rangements sans importance - quand on range, est-ce pour éviter que les objets s'accrochent à vous? Je n'avais pas particulièrement sommeil, mais n'ayant rien de mieux à faire, je me dirigeais vers ma chambre à coucher. Je ne sais ce qui me fit m'arrêter. Je restai un moment, comme l'on dit, sur un pied, ne sachant... Mais si, je le savais! Je le savais même très bien! Je voulais sortir le miroir. Seulement, à cette heure-ci... Elle dormait certainement depuis longtemps. Ayant passé en revue toutes les raisons pour ne pas sortir le miroir, je le sortis.

Elle était là, assise sur une simple chaise en bois, les yeux baissés, tenant à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Autour d'elle, la pièce était vide.

Je restai un long moment immobile, à la regarder. Elle ne bougeait pas. Je me retrouvai au piano, sans savoir comment j'y étais venu. Le piano était ouvert, ce qui me surprit, car d'ordinaire je le laissais toujours fermé. Je jouai sa mélodie, deux fois. Je me retournai; elle souriait. Presque aussitôt elle se leva et sortit de sa chambre du pas souple et calme que je lui connaissais. Sa chambre était à nouveau emplie par ses meubles habituels. Son piano était ouvert.

Dimanche. Des amis de mes parents sont venus déjeuner. Mes parents ont souvent des amis à déjeuner le dimanche. J'aime bien qu'il y ait du monde. Aujourd'hui, ils sont huit, y compris mes parents. Avec moi, cela fait neuf.

Quand il y a du monde, la conversation est variée. On ne craint pas de s'ennuyer avec un sujet trop long. Les sujets changent avant d'avoir forcé l'attention. Des phrases sans sujets permettent à l'esprit de se reposer, de revenir aux réalités de la table. C'est ce qu'on appelle un repas gai.

En général, je participe gaiement aux repas gais. Aujourd'hui, tout en participant gaiement, je ressens quelque chose dont je ne comprends pas la raison; il y a trop de monde.

Chez Fauvette. Pas de quintette, ce matin. Nous avons erré d'un trio à un quatuor, Fauvette a chanté, Primus a joué son grand air au piano; toutes choses déjà sues auparavant, tout du moins sues comme nous en étions capables.

C'est agréable de flâner à travers la musique; le sentiment est libre, la recherche de la perfection ne le trouble pas.

- Que de fautes avons-nous faites! déplorait la Poétesse.

- Si je comprends bien, commenta Primus, c'est seulement pendant que nous étudions notre quintette que nous jouons correctement.

- Je suppose que tu dis quintette... commença l'Ingénieur.

- Oui, c'est bien cela; aujourd'hui c'est celui-ci, hier c'était celui-là.

Je suggérai une explication :

- Une chose ne se fait que pendant qu'on la fait.

Apparemment, mon explication n'était pas très claire, car on me regarda sans mot dire, tout en me questionnant des yeux. Je me rendis compte que mon explication n'était pas très claire pour moi non plus. Je me demandai comment expliquer mon explication, lorsque Fauvette interrompit mes pensées :

- Certes, c'est une belle tautologie; cependant, c'est bien ce qui se passe quand nous étudions une partition. Nous ne savons pas encore ce que veut dire l'auteur. Notre étude est par-dessus tout une recherche.

- Et une découverte, ajouta la Poétesse.

Je fis un petit sourire :

- Puisque mes tautologies sont si bonnes...

Primus m'interrompit en riant :

- Dis plutôt que tu as eu de la chance que Fauvette t'ait sauvé la mise!

Je fis mine de n'avoir rien entendu :

- Quand une chose est faite, elle n'est plus à faire.

L'Ingénieur parut intéressé :

- On doit en déduire que lorsqu'une chose est faite, elle n'a plus qu'à être utilisée.

- Jusque-là, on n'apprend pas grand chose, déclara Primus; lorsqu'un train a été construit, il n'y a plus qu'à monter dedans, c'est évident!

- Comment sait-on où il va?

Ma question parut l'étonner. Il ironisa :

- Ce n'est pas simple. Il faut d'abord quelques années d'études pour apprendre à lire, et ce, dans la langue du pays où l'on se trouve; ensuite, il faut chercher les panneaux qui indiquent la direction que prendra le train, et enfin les lire.

- Et s'il n'y a pas de panneaux?

Il m'apostropha :

- Tu fais exprès! Tu...

Il s'interrompit brusquement, puis, d'une voix un peu inquiète qu'il essayait de rendre drôle :

- Si tu t'aperçois en route que la direction est mauvaise, ne saute pas du train en marche!

- Et si la gare où il va est encore plus dangereuse?

Ce fut Fauvette qui me répondit :

- Tant que tu seras dans le train, tu ne pourras le savoir.

Cette après-midi, Primus et moi sommes allés chez un camarade de classe faire une partie de cartes.

Le jeu de cartes me paraît toujours aussi curieux que lorsque je l'ai découvert, du côté de mes six ans. Pour gagner, il faut bien jouer, c'est-à-dire bien réfléchir. Mais les cartes viennent au hasard, et on a beau réfléchir, si ces cartes sont vraiment mauvaises, gagner est impossible, quoi qu'on fasse. Et c'est le vainqueur qui est félicité; et c'est le vaincu qui est dédaigné. Pourquoi? Qu'a-t-il fait de mal? me disais-je du côté de mes six ans.

Ce matin, au travail! Le quintette nous attendait. Au moment d'une reprise, Primus glissa avec ironie :

- Je ne sais pas ce que racontait l'Ingénieur avant-hier, mais je crois qu'en étudiant, nous faisons autant de fautes que quand nous n'étudions pas!

Je pris un ton légèrement moqueur :

- Ce ne sont sans doute pas des fautes de même valeur!

- L'Ingénieur a dit aussi qu'une chose faite n'a plus qu'à être utilisée, remarqua Fauvette; et nous utilisons ce que nous avons étudié.

La Poétesse prit elle aussi un ton légèrement moqueur :

- Et de quelle façon utilises-tu les fautes que nous avons faites?

Ce fut l'Ingénieur qui répondit :

- Ce n'est pas bien mystérieux; lorsqu'on a fait une faute, on tâche de ne pas la recommencer.

- Ou de l'oublier en même temps qu'on l'entend.

La suggestion de Fauvette n'obtint pas l'accord de la Poétesse :

- Pourquoi fais-tu donc des efforts pour jouer correctement?

- Peut-être parce que lorsque j'étudie, j'écoute l'auteur, et que lorsque je joue...

Elle cherchait ses mots, Primus intervint :

- Tu te demandes si tu t'écoutes toi-même, ou si tu écoutes sa musique.

La reprise tardait. Les archets attendaient patiemment en faisant de temps à autre de paisibles petits mouvements pour se délasser. Le piano... Une image fugace de son piano passa devant moi. Que jouait-elle en ce moment? Mais jouait-elle? J'eus brusquement envie...

- Que fais-tu?

Primus était debout près de moi.

- Nous t'attendons... continuait-il.

Je me mordis les lèvres, fis un vif signe d'acquiescement, et jouai sur le piano les premières notes de la reprise.

- Nous avons bien joué aujourd'hui; veux-tu que nous nous arrêtions? me demanda-t-il.

- Non, pas du tout! répondis-je d'une voix ferme.

Je reposai mes doigts sur le piano. Le quintette avait repris. Je tâchais de ne pas faire de fautes.

Le marché somnolait ce jeudi. Août approchait de sa plénitude, et la chaleur devenue lourde annonçait les orages qui précèdent les douceurs des fins d'été.

Tout en haut de la grand rue, la suave senteur des carottes appelait toujours les gourmands. Les carottes n'étaient pas seules. Pois blottis dans leurs gousses d'un vert empli d'une fraîcheur succulente, aubergines rebondies aux reflets d'un pourpre profond, tomates écarlates qu'on ne pouvait voir sans être envahi du désir de les sentir fondre dans la bouche; et que dire des lourds melons, des pêches peintes en velours, des mirabelles qui laissaient déjà deviner les futures confitures?...

Rencontre avec des camarades venus comme nous flâner avant l'heure du déjeuner proche. Rendez-vous pris pour aller ci, pour aller là, pour venir chez l'un, pour se rendre chez l'autre. Nous parlions un peu du temps lourd, beaucoup de la grande fête foraine du quinze août qui devait se tenir dans notre petite ville. Fête foraine importante, la plus importante de la région. De tous les alentours, on attendait beaucoup de monde. Des camarades habitant les villages de la campagne environnante devaient venir - nous allions bien nous amuser!

Et cette après-midi? Que ferions-nous? Le quintette? Non, pas aujourd'hui, il faisait trop lourd. Discussions. Aucune proposition ne paraissait passionnante. Alors? "Et pourquoi faut-il absolument décider de faire quelque chose?" s'exclama Primus. Cette proposition-là fut adoptée à l'unanimité. Cette après-midi, nous ne ferons rien! A tout à l'heure chez la Poétesse et son frère.

Cette après-midi, installés dans le jardin, nous ne faisions donc rien.

- Ne rien faire, c'est faire quelque chose... commença Primus.

Je l'interrompis aussitôt :

- Ne recommence pas! Cela fait mille fois que nous en parlons.

- Oui, mais nous n'avons jamais dit que faire et ne pas faire mènent au même résultat.

- Passionnante question! autant jouer aux cartes!

L'Ingénieur intervint :

- Aux cartes? Primus sera content du résultat; nous ferons...

Sa soeur le coupa :

- Et nous, nous ne ferons pas!

- Tu as bien raison, l'approuva Fauvette; et le résultat sera le même!

- Eh bien, j'ai raison ! triompha Primus.

- Je constate cependant, nota l'Ingénieur, qu'avoir raison ou avoir tort mènent au même résultat.

La conversation - si on ose appeler cela une conversation - s'échoua sur le gazon où nous étions. Le silence régnait. Je ne supposerais pas un seul instant que nous étions en train de réfléchir aux arguments - si on ose appeler cela des arguments - que nous venions d'exposer.

Entre-temps, la Poétesse s'était levée, et revenait de la maison.

- Il y aura bientôt au moins un résultat : le thé va être servi!

Primus la regardait avec intérêt. Elle sourit :

- Oui, rassure-toi, il y a un gâteau aux amandes!

- Tu vois, dis-je jovialement, tu avais tort; si le gâteau...

Il m'interrompit en riant :

- Ne nous fais pas croire que tu sois à ce point naïf de penser que je puisse mélanger la philosophie avec un gâteau aux amandes!

Nous nous mîmes tous à rire.

Pendant le dîner, je participai gaiement à la conversation - oui, là, c'était bien une conversation. "Eh bien, achève ta phrase! Que voulais-tu dire?" Ce que je voulais dire?... Pourquoi ma mère m'avait-elle posé cette question? Ah oui, c'est vrai! j'avais commencé à dire quelque chose... je n'arrivais pas à me souvenir... Je m'en tirai en répondant par une pirouette.

Rentré dans ma chambre, j'ouvris mon piano, et me mis à jouer ma partie de quintette - deux trois pages. Ensuite, après avoir passé un doigt sur le clavier, je jouai trois fois sa mélodie. Je m'arrêtai... puis sortis le miroir.

Elle était à son piano, tout près de la fenêtre. Elle jouait ma partie de quintette.

Le jardin de Fauvette était plein de bruit. On parlait, on criait, on riait, on dansait; les balles claquaient sur le court.

- J'ai gagné! nous informa le garçon résolu.

- Quelqu'un a-t-il une couronne de laurier? s'écria en riant la fille aux yeux d'un bleu pervenche.

- Oh, il y en a certainement à la cuisine! plaisanta Fauvette.

Dédaignant la couronne, le garçon résolu se contenta d'un grand verre d'orangeade.

- C'est curieux que le laurier puisse se manger et être un symbole, remarqua une fille à l'air habituellement pensif.

- Les symboles nourrissent la vie spirituelle, déclara un garçon à l'air habituellement profondément intellectuel.

- Nourrissent-ils aussi la vie réelle? demanda Primus avec une ironie dissimulée.

- Le symbole est à la réalité ce que l'esprit est à la matière, répondit doctement le garçon intellectuel.

Une des filles qui se trouvait à côté de la... conférence, écarquilla les yeux, et, attrapant un camarade tout proche par le bras :

- Viens danser!

Cependant, la conférence continuait :

- Veux-tu dire que la réalité dépend du symbole? s'enquit l'Ingénieur.

- Cette question est connue, intervint la fille pensive; l'esprit dépend-il de la matière?

- Voilà une question que personne n'a résolue, ce me semble, observa le garçon résolu.

- Notre vie dépend de nos idées, de même que la matière est façonnée par l'esprit, précisa le garçon intellectuel.

Deux des garçons présents partirent vers le court de tennis, après avoir échangé un coup d'oeil apitoyé.

La fille aux yeux pervenche hochait la tête :

- Ma vie dépend beaucoup plus des idées de mes parents et de mes professeurs!

Le temps s'était encore alourdi. "Demain, il y aura de l'orage", avait dit Fauvette. Nous ne l'avions pas contredite.

Nous roulions sans nous presser à travers la campagne, comme nous en avions l'habitude quand nous ne voulions rien faire. Le quintette attendra! Nous l'avions beaucoup travaillé ces derniers jours, et le laisser reposer ne pouvait faire de mal, bien au contraire.

Nous allions par un chemin que nous prenions plus rarement, peut-être parce que nos camarades habitaient moins de ce côté de notre petite ville.

Par ici, les collines étaient plus grandes, et lorsque nous arrivions sur leur sommet, nous avions devant les yeux de longues vallées qui paraissaient être comme de souples tapis ondoyants étendus sur la terre.

Dans le lointain de l'une de ces vallées, un mirage; entourée d'un désert que les champs tout unis, déjà passés à la herse, paraissaient avoir créé, une ville majestueuse, impalpable, irréelle, ceinte d'un long mur, se dressait. Alors que nous nous approchions, le mirage se dissolvait. Les maisons de la ville n'étaient plus là; elles avaient cédé la place à de grands tombeaux. Le cimetière du village voisin était devant nous.

Dimanche. Fauvette avait eu raison; l'orage, violent, se déclara peu après minuit. Je m'étais levé, et regardais par la fenêtre le jardin illuminé par les longs éclairs brisés qui faisaient miroiter les gouttes de pluie. Y avait-il aussi un orage dans son jardin? Je sortis le miroir. Elle était devant sa fenêtre et regardait son jardin. Seule une lumière légère, comme un rayon de lune, éclairait doucement sa chambre.

Nous poussions du bois, Primus et moi. Il jouait bien, je jouais mal.

- Tu es distrait, dit-il.

- Je pense à la fête for...

- Tu ne penses pas à la fête foraine.

- Je pense à ta tour...

- Tu ne penses pas à ma tour.

- Je pense...

- Tu ne penses même pas.

Je restai silencieux.

- Ce n'est pas ton secret que je veux savoir, c'est ta solitude que je veux briser.

- Je ne suis pas seul; toi...

Je me tus.

- Tu n'es pas seul, tu es solitaire.

- Si je ne suis pas seul, je ne puis être solitaire.

- Ne cherche pas à t'échapper. Tu n'es pas seul, parce que je suis là, ainsi que nos amis; tu es solitaire, parce que tu veux t'enfermer...
            - Je ne veux pas m'enfermer; je ne le veux pas! Si je savais quoi dire, je te le dirais.

Le soir, je sortis le miroir. Elle était à sa table, mais contrairement à son habitude, elle était assise dos à la fenêtre. Elle écrivait, me sembla-t-il. Elle était vêtue de sombre, de façon stricte, comme lorsqu'on se rend en visite. Le mobilier n'était plus le même; des meubles sévères, promis à une chambre de travail, qui serait plutôt celle d'un garçon que d'une fille. Je ne bougeais pas. Au bout d'un moment, elle se leva, regarda longuement la table, et sortit d'un pas lent, mais assuré. Je regardai. La table, qui n'était pas non plus celle qui se trouvait là d'ordinaire, avait légèrement changé de place, et se trouvait maintenant tout près de la fenêtre. Sur la table, un dessin. Je le distinguais mal, car comme toujours, ce que je voyais n'était pas stable. Il me sembla cependant voir l'image de deux personnes se tenant face à face, qui pouvaient bien être des garçons. L'un d'eux avait posé sa main sur l'épaule de l'autre.

Mardi quinze août. Le grand jour était arrivé. Le jour de la grande fête foraine. Depuis hier, depuis avant-hier, l'effervescence s'était emparée de notre petite ville. On dressait les manèges, on polissait les carabines, on faisait briller les autos tamponneuses, on préparait les cuisines dans les baraques, on montait les tréteaux. Les amis s'appelaient les uns les autres : "Tu seras là? N'oublie pas de venir! Moi, j'y serai!" Et les filles et les garçons comme nous n'étaient pas les seuls à se passionner. Les enfants - oui, nous, nous n'étions plus des enfants! - se passionnaient encore plus que nous; depuis hier, depuis avant-hier, ils rôdaient assidûment auprès des manèges, montant subrepticement sur un cheval ou dans un avion, sous l'oeil complice des forains. Les parents des uns et des autres affirmaient ne pas vouloir manquer la fête. Hier, avant notre partie d'échecs, l'animation avait été à son comble. Le cirque avait traversé toute notre petite ville, et avait achevé son parcours en descendant la grand rue. La fanfare s'entendait certainement de partout, et même, je pense, à des lieues à la ronde, comme on disait autrefois. Les saltimbanques et les clowns défilaient, les uns dansant presque en marchant, les autres souriant aux enfants qui riaient aux éclats. Toute l'arche de Noé s'était déversée dans la grand rue. De fiers chevaux blancs harnachés d'or menaient la troupe, annonçant l'endemain de festivité par leurs hennissements; des chiens enrubannés de rouge, courant en un ordre rigoureux, accompagnaient la fanfare de leurs aboiements; un chameau à l'air perpétuellement étonné, monté par un singe qui se prélassait entre ses deux bosses, faisait la joie des enfants; et un âne qui paraissait s'ennuyer écoutait distraitement une chèvre qui lui racontait une interminable histoire.

La fête commençait juste après le déjeuner, et devait se prolonger tard dans la nuit. Lorsque j'arrivai au vaste champ de foire sur lequel se tenait la fête, Primus et Fauvette étaient déjà là, en train de manger de la barbe-à-papa.

- En veux-tu? me lança-t-il.

Je n'eus pas le temps de répondre. Fauvette me tendait la friandise qu'elle venait de redemander pour moi :

- Bien sûr qu'il en veut! Il l'aime autant que toi! fit-elle à l'adresse de son ami.

Nos nez dans la barbe-à-papa, nous partîmes... au hasard.

Tous les élèves de notre école étaient là, allant comme nous au hasard. Même le garçon à l'air habituellement profondément intellectuel, aux côtés d'une fille tout de blanc vêtue, ne paraissait pas plongé dans d'autres spéculations que de deviner le numéro décidant de son gain ou de sa perte, à la roue multicolore qui tournait en cliquetant : "Devine, devine!" murmurait-elle. Son numéro sortit, la blanche fille battit des mains.

- J'espère que le chameau aura traversé le désert avant qu'elle ne soit morte de soif! plaisanta Primus en montrant le placide animal cheminant placidement à travers le champ de foire, une toute petite fille sur le dos.

L'Ingénieur et sa soeur nous avaient aperçus, et venaient vers nous.

- Le cirque commence dans une heure! nous cria de loin la Poétesse.

L'heure passa vite. Certes, des attractions, il y en avait bien plus que dans les villages des alentours, mais elles étaient en général de même nature : manèges, autos tamponneuses, jeux d'adresse, peluches à gagner - la fille aux yeux d'un bleu pervenche caressait son ours avec l'affection qui lui était due, quoique temporairement. Et puis, le cirque occupait tant les esprits qu'il leur restait peu d'ardeur pour s'adonner outre mesure aux séductions coutumières.

L'heure était passée. L'heure était venue.

Sous le chapiteau, les étoiles qui scintillaient au firmament n'étaient pas celles d'une nuit profonde, mais celles de l'enchantement. Les enfants avaient retenu leur souffle, et on n'entendit leur "Ah!..." que lorsque les fiers chevaux blancs harnachés d'or parurent sur la piste.

Leçon d'arithmétique! Avez-vous vu déjà des enfants passionnés de calcul? Non? Eh bien, venez donc les voir au cirque! Ils sont tout absorbés, les plus petits comptant sur leurs doigts; et avec quel entrain! Mais pourquoi? demanderez-vous, éberlué; ils sont au cirque pour s'amuser, pas pour travailler! Oui, mais vous n'avez pas vu l'âne, vous n'avez pas vu la chèvre... Et alors? direz-vous. Et alors? C'est tout simple. On chuchote à l'oreille de l'âne deux nombres - on les chuchote très fort, afin que tout le monde entende; il doit les additionner! Comment? C'est tout simple. L'âne tape le résultat du sabot sur un tambourin. Et la chèvre? demanderez-vous. La chèvre? C'est tout simple; elle vérifie! Comment? Mais en secouant la tête de haut en bas si c'est juste, et de droite à gauche si ce ne l'est pas. Vous ne dites plus rien? Vous avez raison; faites comme les enfants, applaudissez!

Le cirque continue! Le cirque ne s'arrête jamais!

Le public a frémi. Une gracieuse acrobate s'est envolée du trapèze, où, tel un oiseau, elle était perchée. Oui, mais elle n'est pas un oiseau. Si, pourtant! Car un oiseau ami, qui se balançait sur un autre perchoir, est venu mêler ses ailes aux siennes. Et les voilà tous deux, embellis d'un joyeux sourire, lançant des baisers à la foule, du haut de leur vertigineux perchoir!

Le cirque continue! Le cirque ne s'arrête jamais!

Qui était cet homme, là, sur la piste? C'est avec le coeur et non avec les yeux qu'il fallait le regarder pour le reconnaître dans cet arc-en-ciel constellé d'étoiles d'or qui venait d'apparaître! C'était un clown.

Les enfants riaient déjà; ils savaient que le clown devait les faire rire, d'un rire qui leur apporterait la joie, le bonheur. Pourquoi riaient-ils? Que reste-t-il d'autre que le rire devant celui qu'on ne connaît pas, qui se trouve plus bas que soi, qui est impuissant devant soi? Comme son malheur est réjouissant pour celui qui pense n'en être jamais atteint!

Le clown était venu pour autre chose. Il était venu pour apprendre aux enfants l'émotion, cette émotion qui s'appelle pitié devant le malheur, le malheur qui, sur cette piste, s'appelait le ridicule; la pitié pour les hommes qui ne sont pas ce qu'ils auraient peut-être voulu être, et qui en sont simplement incapables, quoi qu'ils fassent. "Ne fais pas le clown!" - "Tu as fini de faire le clown!" entend-on souvent. Ceux qui le disent se rendent-ils compte - non, ils ne se rendent pas compte! - qu'ils tuent la pitié?

Le clown fait rire. Que ne donnerait-il pas pour faire partager sa pitié?

Le cirque continue! Le cirque ne s'arrête jamais!

La représentation était finie. Un monde de rêve qui s'évanouissait cédait insensiblement la place à la réalité. Les enfants restaient là sans un mouvement, les yeux écarquillés; et dans leurs yeux je voyais encore vivre les images entremêlées du spectacle qui s'éteignait peu à peu. Il fallait maintenant attendre l'année prochaine...

La matinée se passa chez Fauvette avec le quintette. Peu à peu, nous commencions à être assez satisfaits du résultat de nos efforts.

- Ce n'est pas encore idéal... commença Fauvette.

- Parce que tu penses que ce le sera un jour? la coupa la Poétesse.

- Je voulais dire que nous pouvions maintenant écouter notre musique et non seulement la travailler.

- Ce qui compte, c'est le plaisir que nous avons, que ce soit en travaillant ou en écoutant, exposa l'Ingénieur.

- Il faudrait savoir si l'un des plaisirs est supérieur à l'autre, déclara Primus.

J'intervins :

- Ces plaisirs sont de nature différente. L'un est une question, l'autre une réponse; la question ne laisse pas en repos, la réponse satisfait.

- Elle ne satisfait que si elle est bonne! protesta la Poétesse.

- Elle satisfait même si elle est mauvaise...

- Tu exagères! s'exclama l'Ingénieur.

- Pas du tout; même une mauvaise réponse accomplit la question. Ensuite, il n'y a plus rien à dire; il faut une autre question.

Fauvette hocha la tête :

- Alors, la réponse que nous cherchons quand nous travaillons notre quintette...

Je l'interrompis :

- Savons-nous ce qu'elle nous apportera?

Après un moment de silence, Primus se tourna vers moi :

- Tu veux savoir...

Il laissa sa phrase en suspens. Personne ne disait rien. Et moi, je ne savais quoi dire...

L'heure du déjeuner approchait. Que faire cette après-midi? L'Ingénieur proposa une longue promenade, agrémentée d'un bon goûter. "Cela nous délassera de nos profondes réflexions!" dit-il, mi-plaisant, mi-sérieux.

Nous roulions donc à travers la campagne. Après l'orage du dernier dimanche, le temps était redevenu plus léger, et nous pouvions d'autant mieux apprécier le soleil de cette belle journée d'été. Les collines, de faible pente, plus nombreuses dans cette direction, se succédaient, donnant un peu d'animation au paysage. De temps en temps, nous traversions un hameau au milieu duquel deux oies ou quatre canards négligents nous regardaient passer sans s'émouvoir davantage. Dans l'un de ces hameaux, nous avions voulu nous arrêter dire bonjour à un camarade qui y habitait. Il n'était pas là; personne, au reste, n'était là. Une voisine nous apprit que tout le monde était parti chez des amis dans un village voisin. Tant pis! Nous repartîmes par un petit chemin longeant un potager dans lequel se dressait leur tombeau de famille. Le vieux cimetière du hameau avait été abandonné depuis longtemps, et l'on n'y trouvait que quelques tombes perdues dans d'épaisses broussailles. L'heure du bon goûter n'était plus éloignée, et nous décidâmes de nous en régaler dans ce que nous appelions un jardin.

Le jardin se trouvait au beau milieu des champs et des prés. Une haie bien fournie, assez basse, nous permettait de voir les alentours sans gêne, et nous laissait l'impression de ne pas être séparés de la campagne. Quelques vaches venant nous rendre visite par-dessus la haie - du regard seulement, bien entendu - renforçaient cette impression. Appuyé contre la haie, solitaire dans la campagne, un tombeau. Nous étions dans un cimetière.

Les dernières pommes du fruitier de Fauvette doraient la tarte de notre goûter.

- La moitié des vacances est passée... prononça Primus avec nostalgie.

Nous devions ressentir la même nostalgie, car à part un petit soupir de la Poétesse, aucun commentaire ne se fit entendre.

Le silence se prolongeait, la conversation de la tarte aux pommes nous paraissant amplement suffisante. Cependant, l'Ingénieur se crut probablement obligé de dire :

- Cependant, à l'école...

Cependant, sa soeur ne le laissa pas dire :

- Attention, les enfants, nous allons avoir droit à un cours de mathématiques!

Les enfants se récrièrent : "Non!" - "Jamais!" - "Je m'en vais!" - "Je ne suis pas là!"

L'Ingénieur apaisait les esprits... à sa manière :

- Vous en faites tous les jours sans le savoir, des mathématiques!

- Eh bien, nous voulons continuer à ne pas le savoir! affirma péremptoirement sa soeur.

Cependant, la tarte aux pommes était terminée.

Mais l'Ingénieur ne voulait pas en rester là :

- Il y a des gens pour lesquels l'école représenterait des vacances!

Silence étonné. Primus s'enquit :

- Si tu ne plaisantes pas, dis-nous de qui il s'agit.

- Ceux qui cherchent.

L'étonnement croissait.

- Ceux qui cherchent? De qui précisément veux-tu parler? insista Fauvette.

L'Ingénieur me montra d'un geste :

- C'est à lui qu'il faut le demander.

Je protestai :

- Qu'est-ce que tu racontes? C'est toi qui...

Mais l'Ingénieur souriait tranquillement :

- Tu as bien dit ce matin que le travail était une question qui ne laissait pas en repos...

Je réfléchissais. La Poétesse déclara vivement :

- Eh bien, c'est à l'école que je travaille! C'est cela que tu appelles des vacances?

L'Ingénieur sourit encore :

- A l'école, c'est ton professeur qui travaille, en cherchant ce qu'il te fera connaître.

Fauvette observa, tout en faisant une moue :

- Permets; je travaille aussi en faisant mes devoirs.

- Tu ne travailles pas; tu montres au professeur qu'il a bien fait son travail en te faisant connaître ce qu'il avait cherché.

- Malgré tous tes beaux discours, objecta Primus, tu ne vas pas prétendre que je me repose en classe?

- Ce n'est pas moi qui le prétends, c'est lui, fit l'Ingénieur en me montrant de nouveau.

Je compris ce qu'il avait voulu dire :

- L'école, c'est la réponse; elle laisse en repos.

Désormais le soleil n'attendait plus la fin du dîner. Ce soir, ma chambre était sombre. Le miroir, devant moi, ne me laissait pas en repos. Elle était debout devant la fenêtre, et regardait son jardin. Son jardin... J'étais devant elle, je ne pouvais pas être dans son jardin. Elle venait de faire un signe de la main, sans doute à quelqu'un qui se trouvait dans son jardin. Ce soir, ma chambre était sombre. Chez elle, les lampes n'étaient pas allumées, et le soleil éclairait vivement toute la pièce. Elle fit encore un ou deux signes. Instinctivement, comme elle était en face de moi, je fis un signe dans sa direction. Son visage resta attentif, ses yeux parurent chercher quelque chose devant elle. Je fis un autre signe. Son attitude ne changea pas. Elle continuait à chercher. Au bout d'un moment, elle quitta la fenêtre, et alla s'asseoir à son piano. Le piano était fermé. Elle l'ouvrit lentement, et rangea ses mains sans les poser sur les touches. Elle restait immobile, les yeux fixés sur le clavier. Sa mélodie... j'entendais sa mélodie. Et puis, un autre air, très court; un air que mes oreilles n'entendaient pas. J'allai au piano, il était de nouveau ouvert. Je jouai l'air deux fois. Je me tournai vers le miroir. Elle jouait. Elle jouait l'air. Je le reconnaissais au mouvement de ses doigts, mais sans pouvoir entendre son piano. Enfin, elle se leva, jeta un coup d'oeil vers la fenêtre, fit un long sourire, et sortit de son pas souple et calme.

Mon oncle et ma tante nous avaient invités, Primus et moi, à passer deux jours dans leur maison située non loin de la mer. "Ma fille sera contente de se promener avec vous dans les environs", avait dit ma tante.

Mon père nous conduisit à une gare pas trop éloignée de notre petite ville, et de là, nous prîmes un train qui nous amena sur place vers onze heures.

La maison était entourée de prés de tous côtés; mon oncle, ma tante et leur fille nous accueillirent sur le perron. Embrassades. Déjeuner. Echanges de nouvelles de nos familles respectives. Comment va Primus? Comment vont nos progrès dans notre musique? Les études, la santé...

- Où comptez-vous aller cette après-midi? demanda ma tante.

J'étais un peu gêné. Je me tournai vers ma cousine :

- Mon ami n'a jamais vu...

- ...la mer du haut de la falaise! termina-t-elle en riant.

Elle reprit, en s'adressant à Primus :

- Allez-y ensemble. Tu verras, c'est très beau. J'y suis déjà allée, mais j'ai toujours un peu peur; c'est un peu haut.

Primus hocha la tête :

- Nous pouvons très bien aller ailleurs...

- Non, non, l'interrompit ma cousine en souriant; nous aurons tout le temps de nous promener demain. Je te montrerai des endroits tout aussi beaux... mais un peu moins près du ciel!

Primus protesta encore, mais rien n'y fit.

La falaise était à environ une heure de la maison par des petits chemins où l'on rencontrait peu de monde.

- C'est là, la falaise? m'interrogea Primus avec une sorte d'inquiétude dans la voix.

Nous étions arrivés sur un grand plateau recouvert d'herbes désordonnées agitées par le vent, d'où l'on n'apercevait pas la mer.

- Regarde l'horizon; il n'est pas loin. C'est là, lui répondis-je avec un sourire rassurant.

Il fit une légère grimace, et partit d'un bon pied.

Le chemin n'était pas long, en effet, mais tellement plein de bosses que nous ne pouvions que marcher en traînant nos vélos, ce qui retardait évidemment notre arrivée au bord de la falaise. Primus gardait une expression prudente. Soudain :

- La mer!... s'exclama-t-il.

Il s'était figé près du bord de la falaise et regardait.

C'était la première fois qu'il voyait la mer autrement qu'en image.

On ne peut pas naviguer sur une image.

- C'est extraordinaire! J'ai déjà vu la mer...

Il laissa un temps :

- ...mais pas comme ça!

Nous restâmes un long moment à admirer le bleu du ciel et les mouvements immobiles de la mer sur laquelle on voyait de minuscules voiliers et un imposant bateau de voyageurs qui partaient au large, à écouter les gémissements aigus des élégantes mouettes qui longeaient la falaise de leur vol calme et puissant puis descendaient silencieusement au ras des flots happer un poisson.

Primus, qui comme moi ne craignait pas les hauteurs, voulut s'asseoir, les jambes pendantes, au bord de la falaise. Je l'en dissuadai :

- Il arrive que tout un pan de la falaise s'écroule subitement; c'est assez rare, mais il vaut mieux n'être pas trop au bord.

Il fit un large geste vers la mer :

- Je comprends ta cousine; c'est comme elle le disait, près du ciel!

Et nous allâmes nous asseoir un peu plus loin sur l'herbe, assez près cependant pour continuer à contempler la mer.

- Qu'y a-t-il au bout de la mer?

Ma question surprit-elle Primus autant qu'elle m'avait surpris? Il me répondit avec une certaine lenteur :

- Hier, la demeure d'Hadès; aujourd'hui, la demeure d'autres hommes.

- Des hommes comme nous?

Il me regarda un bon moment :

- C'est cela que tu veux savoir?

- Je ne pourrai le savoir qu'en y allant.

- Comme de sauter du train en marche?

- Oui.

- Tu veux quitter la route et aller dans les champs?

Je me taisais. Il attendait. Je repris :

- Si j'entre dans les champs...

Je m'interrompis un instant :

- ...je sais que je pourrai en ressortir.

- Si tu ne le savais pas, ferais-tu comme sur la falaise?

- Sur la falaise, je sais ce qui peut arriver; dans les champs, à part ce qu'on y a semé, je ne sais pas ce qui peut sortir de terre.

Nous restâmes longtemps sans parler. Regardions-nous le bout de la mer? Je sentis la main de Primus sur mon épaule. Je songeai au dessin...

- Derrière le petit bois! Le soleil est de ce côté-là; il y a des mûres mûres!

Je connaissais la plaisanterie de longue date; Primus non. Ma cousine avait bien pris soin de parler vite! Primus cherchait manifestement à comprendre. Ma cousine le tira par le bras :

- Viens! Tu verras!

Le petit bois contourné, Primus comprit :

- Ah oui, elles sont bien mûres! approuva-t-il en prenant un air détaché.

Mais nous n'étions pas dupes, et devant nos rires sonores, il fallut bien qu'il avouât s'être fait prendre!

Ma cousine connaissait bien entendu tous les chemins des environs, et, chaque fois que j'étais venu auparavant, elle m'en avait fait découvrir de nouveaux. Aujourd'hui, le chemin qu'elle avait choisi pour notre promenade m'était encore inconnu. J'étais déjà habitué à cette campagne verdoyante, tellement différente de celle où j'habitais, mais je ne m'étais jamais senti jusqu'à présent autant enfoui dans la verdure. Si le temps, mis à part l'orage de dimanche dernier, avait été chez nous chaud et sec, ici, il n'en avait pas été de même. Le vent venu de la mer avait bien souvent apporté des ondées - moi, j'appelle cela de la pluie! - qui avaient fait jaillir de la terre des forêts de buissons formant les haies qui submergeaient notre chemin.

Au sortir du chemin, le ciel réapparut! La douce lumière du mois d'août faisait briller la rosée dont l'herbe si haute était entièrement imprégnée. Tout autour de nous, les prés nous entouraient de toutes parts! Oui, je sais, mais il y en avait vraiment trop! Chaque fois que je venais, je n'en croyais pas mes yeux. Où donc étaient les champs?...

Apparemment, Primus était aussi étonné que moi.

- Il n'y a pas de champs chez vous? demanda-t-il naïvement à ma cousine.

Elle rit de son rire clair et gai de jeune fille :

- Et moi, je sais que chez vous, il n'y a pas de prés!

Elle resta pensive un bon moment :

- Cela doit être triste...

- Triste? s'étonna Primus.

- Oui, il n'y a pas de vaches dans les champs.

- Il y a du blé...

- Le blé, ce n'est pas vivant.

J'intervins :

- Pour nous, le blé vit; nous le voyons pousser.

- Pouvez-vous lui parler?

Primus s'étonna encore :

- Tu parles aux vaches?

Ma cousine sourit :

- Oui, et elles me parlent aussi.

- Comment cela?

- Quand je les appelle, elles viennent et me disent qu'elles sont contentes de me voir. Les gens des villes disent qu'elles beuglent.

Elle fit de nouveau un sourire :

- Je préfère dire qu'elles parlent.

Il y avait des vaches partout. Je les avais vues, bien sûr, mais je crois que je ne les avais pas remarquées.

- Elles ne sont pas encore bonnes à manger!

Ma cousine s'était aperçue que Primus observait avec intérêt les petites pommes accrochées aux beaux pommiers d'un grand verger qui longeait notre chemin. Déception de l'intéressé qui attend chaque année les pommes avec impatience!

Mais!... du fond du verger, apparut une paysanne qui vint vers nous :

- Bonjour Mademoiselle! Les pommes sont encore petites. Mais j'en ai cueilli quelques-unes hier. Je vous les porterai au château tout à l'heure.

- Mes premières pommes de l'année! s'exclama Primus, radieux.

En attendant, assis dans un pré que les vaches nous avaient obligeamment cédé - après avoir toutefois mangé presque toute l'herbe - nous profitions de bon coeur - et de bon appétit! - des bonnes choses que ma cousine avait emportées pour notre déjeuner. Rillettes pour les uns, andouille pour les autres - c'est vrai, nous n'étions que trois... - déluge de crevettes pour tout le monde! Puis des fromages pour ceux qui avaient encore faim - je crois que personne n'avait plus faim, cependant ils étaient tellement bons!... Mais alors, pas de pommes? Comment cela, pas de pommes! Et le cidre donc!

- Je suis contente que vous soyez venus, nous confia ma cousine entre deux bouchées, j'aime beaucoup me promener sur les petits chemins.

- Tu ne te promènes jamais...

- Toute seule, ce n'est pas amusant, l'interrompit-elle, et mes amis préfèrent la plage.

- Tu n'aimes pas la plage?

- Sur la plage, je m'ennuie...

Elle enchaîna avec vivacité :

- J'aime bien la mer; pêcher les crevettes, et aussi les couteaux...

Primus n'en revenait pas :

- Les couteaux?... On trouve de la vaisselle dans la mer?...

Notre ahurissement, à Primus et à moi, la fit rire aux éclats.

- Mais non, fit-elle avec un reste de rire, les couteaux, ce sont des coquillages longs et plats qu'on trouve dans le sable à marée basse!

Et, avec un air gourmand :

- C'est bon...

Nous n'étions pas encore remis de notre surprise, qu'elle ajoutait :

- On les appelle les couteaux de Saint-Jacques.

J'intervins :

- Tu veux dire les coquilles de Saint-Jacques...

- Non, non, les coquilles de Saint-Jacques sont faites autrement; non, ce sont les couteaux de Saint-Jacques.

Elle poursuivit d'une voix gaie :

- Ils sont très amusants...

- Tu n'exagères pas un peu? l'interrompit Primus.

- Pas du tout. Je vais te raconter. Les couteaux sont enfouis dans le sable. Tu prends du sel et tu le répands autour de toi. Ils pensent que la marée monte, et sortent. Tu n'as plus qu'à les attraper!

La pêche était tentante. Ma cousine reprit :

- Pendant l'été, il y a trop de monde; ce n'est pas agréable. Revenez en septembre, nous serons tranquilles.

Le rendez-vous fut pris avec enthousiasme. Nous y pensions encore dans le train du retour, Primus et moi, en regardant le soleil se coucher, là-bas, dans la mer.

- Eh bien, nous t'attendons!

Primus, je crois, m'avait... Ah oui! c'était à moi... Je jetai un coup d'oeil à ma partition; ce devait être là... Je recommençai à jouer. Le quintette reprit. Nous jouâmes presque toute l'après-midi.

Ce matin, j'avais sorti le miroir. Elle n'était pas là. La chambre était entièrement vide de meubles. Les murs étaient nus.

Dimanche. Primus et Fauvette étaient allés... je ne me souviens plus... Déjeuner avec mes parents. Sans doute étais-je assez silencieux - Primus dirait certainement que j'étais distrait - car je ne faisais que répondre aux questions que mes parents me posaient, je crois, de temps en temps, sur la conversation, je veux dire la conversation habituelle, rien de particulier... "Le voyage t'a fatigué?" m'avait sûrement demandé ma mère. Mon père avait probablement dit... En tout cas, il paraissait satisfait de ce qu'il avait dit. Le déjeuner était bon, il y avait... je ne sais plus, c'était bon. Ma mère paraissait contente des compliments que je fis. Mon père s'étonna : "Pour une fois que tu fais attention à ce que tu manges!" Je m'étendis sur ce que j'avais trouvé bon... qu'était-ce donc? Je me souviens, c'était bon.

L'après-midi j'ai lu. J'ai repris mes livres d'école. Mais je n'avais rien à apprendre. "Je suis en vacances!" me suis-je dit plusieurs fois. Je suis tombé sur un problème de mathématiques qui m'avait donné un peu de mal au cours de l'année passée. Je me mis à le refaire. Cela ne servait à rien, puisque maintenant je savais le faire. Je le refis jusqu'au bout. Cela ne servait à rien, puisque maintenant je savais le faire. Je repris un livre... que je ne lus pas...

Mon piano était fermé. J'allai l'ouvrir et me rassis dans mon fauteuil. J'allai à la fenêtre regarder mon jardin. Les fleurs étaient épanouies, mais n'avaient pas la tendresse du mois de juin. Juin... J'étais à l'école. Juin... Il faisait chaud et l'air était léger. Juin... il avait commencé le premier jour. Je la voyais dans le miroir. Assise à sa table, un livre de géographie ouvert à sa gauche, elle écrivait; un devoir, sans doute.

Je me tus. Le silence allait venir. Le silence allait... Je reconnus la note. C'était une note seule, mais je la connaissais. Je me retrouvai au piano... La première note de son air, son air très court de mercredi dernier. Je n'osais pas toucher le clavier. La note se fit entendre de nouveau, plus fort. Je jouai l'air. Je jouai l'air et le miroir était devant moi. Dans le vase où je voyais souvent des fleurs, il y avait des herbes, des herbes qu'on trouve dans les prés. Elle était là, à sa fenêtre, elle souriait.

Ce matin, j'ai lu. Un roman. Dans un roman, il y a des personnages. Ils ont un aspect, ils ont un caractère, ils font quelque chose, ils pensent, ils se connaissent entre eux, ils ont des sentiments; ils vivent.

Ils vivent ensemble, ils vivent pour eux-mêmes; ils ne vivent pas pour moi. Je ne peux pas franchir la page du livre que je lis. Je ne peux que m'imaginer leur vie d'après ce que je lis. Ils n'existent pas. Pourquoi existent-ils dans mon cerveau? Comment existent-ils dans mon cerveau?

Est-ce seulement pendant que je lis? Que se passe-t-il lorsque je ferme mon livre? Disparaissent-ils? Non, pourtant, puisque je les retrouve, intacts, lorsque je rouvre mon livre. Qu'ont-ils fait pendant que le livre était fermé?

Que faisait Primus en ce moment? Je ne le savais pas, je ne le saurai jamais. Je pourrai lui demander demain : "Que faisais-tu hier à dix heures et trois minutes?" Il ne pourra me répondre, il ne saura pas ce qu'il a fait "hier à dix heures et trois minutes". Il me dira sans doute : "J'étais à tel endroit avec Fauvette." Je savais qu'il était avec Fauvette. Mais le savais-je? Il me l'avait dit. Il me le dira, supposons-le. Je devrai faire confiance. A lui? Ou à moi, pour ma confiance? Lui, Primus, je puis le toucher. Quand il est là; seulement quand il est là.

Cette après-midi, j'ai pris mon vélo, et je suis parti. Les petits chemins, je les connaissais tous, et à chaque détour, je retrouvais celui que j'attendais. Attendaient-ils, eux, que je passasse pour réapparaître? Je me mis à rire... Que je passasse ou non, ils étaient là. Je le savais! Je le savais!

Où était-elle quand elle n'était pas dans le miroir?

Aujourd'hui chez Fauvette. Les mêmes que d'habitude. Les mêmes...? Les mêmes garçons et filles, les mêmes occupations.

- La question rituelle est : "Pourquoi est-ce ennuyeux de faire toujours la même chose?"

Primus poursuivit notre petit jeu habituel que j'avais commencé :

- L'autre question rituelle est : "Pourquoi est-ce agréable de faire toujours la même chose?"

- Et la réponse rituelle aux deux questions est : "Nous ne savons pas!"

- Qu'est-ce que tu racontes? intervint l'Ingénieur; la réponse, qu'elle soit rituelle ou non, est que l'un ne nous plaît pas et que l'autre nous plaît!

Primus ne s'émut guère :

- Cela nous plaît de jouer au tennis...

- ...mais pas tout le temps! compléta la Poétesse.

- Tu vois, ta soeur a compris, lança perfidement Primus en direction du frère.

Lequel ne se laissa point démonter :

- Moi aussi j'ai compris : ce qui ne nous plaît pas ne nous ennuie pas tout le temps!

Le garçon à l'air habituellement profondément intellectuel déclara d'un ton magistral :

- Tout cela porte vers une analyse approfondie.

Inutile de dire qu'un petit désert s'était formé autour de notre aréopage; il y avait tant de choses plus tentantes dans le jardin de Fauvette...

Cependant, la fille à l'air habituellement pensif n'avait pas déserté :

- Ce qui ne nous plaît pas peut se mettre à nous plaire.

- Oui, mais seulement après que cela sera devenu agréable, observa le garçon intellectuel.

- Sans doute, mais il s'agit malgré tout de la même chose.

Au bout d'un moment de silence, Fauvette remarqua :

- Accordé ou non, mon violon est toujours mon violon; mais ce n'est que quand il est accordé qu'il m'est agréable.

Mercredi. Quatre heures du matin, quand chantent les oiseaux pour annoncer le soleil qui se lèvera dans une heure. Mais ce n'étaient pas les oiseaux qui m'avaient réveillé, c'était la pluie; une pluie que la fenêtre de ma chambre, que je gardais toujours ouverte, me faisait ressentir pleine de la fraîcheur qui prévient de la fin de l'été. Je n'avais plus sommeil. Je pensais au voyage que nous voulions entreprendre aujourd'hui pour aller tous ensemble chez une cousine de la Poétesse et de son frère. Nous devions partir par le train de neuf heures. La cousine se trouvait tout près des mines de charbon dont l'exploitation était sur le point de s'arrêter. Puis, demain, nous devions nous rendre chez une amie de la cousine qui habitait non loin d'une usine fabriquant de l'acier et devant bientôt elle aussi fermer ses portes. L'Ingénieur nous avait expliqué qu'il avait très envie de visiter ces deux endroits, où l'homme avait bâti l'avenir et qui seront un jour les vestiges du passé.

J'avais encore tout mon temps avant de me lever. Je ne sais pourquoi, l'image des mouettes longeant la falaise au-dessous de moi me revint à l'esprit. Elles volaient; moi, je ne le puis. Faisons-nous partie du même univers? Quelle importance, si chacun est capable de vivre sans l'autre? Vivre? Quelle vie?

Je me souvins des herbes dans son vase. Tout à l'heure, j'allais partir. Que pouvais-je faire pour la prévenir? Un peu agacé, je me levai. Et pourquoi devais-je la prévenir? Je passai dans la chambre où se trouvait la table sur laquelle je travaillais d'ordinaire et sur laquelle aussi j'avais coutume de poser le miroir. Le miroir était là. L'y avais-je laissé hier au soir, sans le ranger ainsi que je le faisais d'habitude? Le soleil venait de sortir de l'horizon. J'allai au miroir. L'une après l'autre, les lampes de sa chambre s'éteignaient. Elle était à sa fenêtre, avec sur les lèvres le sourire que l'on compose lorsque l'on ne veut pas paraître triste.

Je me mis au piano et jouai doucement sa mélodie, puis son air court. Je m'arrêtai, tout en gardant les mains sur le clavier. Elle n'avait pas bougé, et son visage était devenu attentif. Je jouai alors quelques mesures d'une musique dont je ne savais d'où elle me venait. Son sourire revint; il était serein. Elle fit un signe de la main, comme lorsqu'on dit au revoir, et sortit de son pas souple et calme.

Neuf heures et quatre minutes. Le train s'ébranla. Tout le monde était là.

Le voyage se passa comme d'habitude à bavarder et à contempler le paysage, lequel d'ailleurs ne présentait rien de remarquable. Certes, le paysage des environs de notre petite ville n'était, à franchement parler, pas plus remarquable, mais c'était chez nous. Nous connaissions chacun de ses recoins par cœur; pourtant, contrairement à celui que nous traversions et que nous regardions un peu distraitement, nous n'en perdions pas un détail pendant nos promenades. Nous regardions les bourgeons éclore au printemps, les fleurs se faner en été, les blés mûrir et les pommes grossir.

Un changement de train qui devait durer trois quarts d'heure nous incita à nous dégourdir les jambes dans une ville guère plus grande que la nôtre. Les maisons en étaient fort belles, les rues agréables, mais là encore, ce n'était pas chez nous; nous ne savions au juste quoi regarder. La promenade fut donc un peu ennuyeuse.

La grande maison de la cousine de l'Ingénieur et de sa soeur était très belle, toute de briques d'un rouge chaud décorées d'une broderie de pierres blanches. Après avoir déposé nos impedimenta et nous être un brin rafraîchis, nous allâmes tout de suite dans la salle à manger, le déjeuner n'attendant que nous étant donné l'heure un peu tardive - une heure après midi environ - à laquelle nous étions arrivés.

La conversation avec les parents de la cousine était aussi banale que d'habitude avec des parents. Peut-être n'est-ce pas de leur faute - les enfants ne facilitent pas toujours le dialogue. Mais que faire pour relier deux vies aussi différentes? La leur parle d'un avenir forgé par le présent, la nôtre parle d'un avenir qui s'en arrache. Conversation agréable au demeurant, parents très gentils, très prévenants, intéressés, compréhensifs. Seulement, cherchaient-ils à comprendre autre chose que ce qu'ils comprenaient eux-mêmes? Je pensais aux mouettes...

L'après-midi, la cousine devait nous emmener visiter les mines de charbon - tout du moins leurs environs, il n'était pas question de descendre au fond des puits! Dommage, peut-être...

La cousine savait que nous aimions nous promener le long des voies de chemins de fer. Elle nous proposa donc de remonter à pied une voie qui avait longtemps desservi les mines, mais qui, depuis peu, n'était plus en usage. La pluie venait de se remettre à tomber. "Ce n'est pas de chance; votre promenade est compromise!" déplora la mère de la cousine. Je vis Primus se mordre les lèvres pour ne pas rire et surtout pour ne pas ajouter : "Vous voulez sans doute dire que notre promenade est tombée dans l'eau, Madame!" Comment le savais-je? Mais j'étais tout simplement dans les mêmes dispositions. Et je n'étais probablement pas le seul, ce qui me fit éviter de regarder autour de moi pour ne pas déclencher un fou rire général - je parle de nous six avec la cousine, bien évidemment!

Nous entourant de quelques précautions oratoires, nous expliquâmes que la pluie ne saurait nous gêner, bien au contraire, car nous aimions beaucoup nous promener sous la pluie, mais que nous prendrions toutes les précautions nécessaires pour ne pas nous enrhumer. Bulletin de sortie accordé!

Les rails luisaient sous les lourdes gouttes de la pluie qui n'avait pas cessé, loin de là! Et le vent ne se privait pas de nous fouetter le visage... Au bout de quelques centaines de pas, apparut un toit posé sur une demi-douzaine de grands poteaux de fonte. Ce toit, seul, loin des voies, paraissait n'appartenir à aucun monde, ni aux chemins de fer, ni... ni à rien, avais-je envie de dire.

La cousine faisait le cicerone :

- C'est une gare; elle était emplie de monde durant la pleine activité des mines.

Elle nous laissa admirer le toit :

- Quand j'étais petite, j'étais très curieuse...

- Déjà! l'interrompit plaisamment la Poétesse; vrai, ta curiosité a grandi autant que toi!

La cousine sourit :

- Mon père m'emmenait parfois avec lui lorsqu'il avait à faire aux mines. Je me souviens très bien de cette gare; les mineurs qui se rendaient aux puits...

- Aux puits? s'informa Fauvette.

- Les puits par lesquels on descend au fond de la mine, intervint l'Ingénieur, qui connaissait bien son sujet.

- Parfaitement! reprit la cousine.

Et, nous montrant ce qui devait être le quai... au temps jadis :

- On a enlevé les rails il n'y a pas longtemps, il n'y a plus de trains maintenant.

- Les mines ne sont pas toutes fermées, nous as-tu dit tout à l'heure, comment font les mineurs? demanda Primus.

- Il y a des autocars, répondit la cousine; c'est moins...

Elle ne trouvait pas ses mots. La Poétesse lui souffla :

- C'est moins poétique?...

La cousine secoua lentement la tête :

- Je crois, oui...

Une rafale pleine de pluie me brouilla soudain la vue. Je voyais les rails le long du quai, je voyais... mais non, je ne voyais rien, c'était mon imagination seule qui m'avait montré les mineurs, aux visages noircis par le charbon... mes lectures, simplement.

- Remonte dans le train, nous partons!

Le train?... Je me retournai, surpris. Primus me regardait... avait-il vraiment l'air moqueur qu'il affichait pour accompagner sa bonne plaisanterie? Enfin, je dis bonne... Je fis mine d'entrer dans le jeu :

- Ce n'est pas la peine; moi, je prends le bateau!

Cependant, sans doute pour le seul plaisir de me donner tort, la pluie cessait peu à peu. Nous étions trempés, mais le vent, resté encore tiède, promettait de nous sécher... sans toutefois préciser quand.

- Change de voie! Reste avec nous! me cria de nouveau Primus.

Devant moi, sur la voie où je marchais, j'aperçus un butoir. J'eus un frisson. Et si je restais là, pendant que les autres...? Je me mis brusquement à rire :

- Penses-tu! Je saute par-dessus!

Je changeai malgré tout de voie.

L'Ingénieur en savait long.

- Voilà un terril! annonça-t-il en montrant ce que j'avais pris pour une colline, un peu inattendue du reste dans ce plat paysage.

Je n'avais pas été le seul à penser à une colline. Fauvette, regardant dans la direction qu'il avait montrée, s'étonna :

- Qu'appelles-tu un terril?

- Un terri, c'est toute la terre, d'où son nom, que l'on retire de la mine, lui expliqua la cousine.

- On peut monter là-haut? s'enquit Primus sans plus attendre.

La cousine hésita :

- On peut; mais avec cette pluie, c'est très glissant.

Rien de tel pour nous entraîner à l'aventure. De grimpette en glissade, nous arrivâmes à bon port - au sommet, veux-je dire.

Autour de nous... je ne sais comment dire, un paysage que je ne peux décrire, car il n'y en avait pas. Non, il n'y en avait pas. Une ville? Je savais ce qu'était une ville; la mienne ou une autre, plus grande ou plus petite. Ce n'était pas une ville. Des amas de maisons... non, même pas! des amas faits de la même maison qui se répétait... qui se répétait comme si elle sortait d'un gouffre que nul ne pouvait combler, des amas désordonnés de ces maisons toutes bien rangées au hasard pour toujours les unes contre les autres, non, ce n'était pas une ville! Mes lectures? Oui, mes lectures... Les mineurs sortant de la nuit du jour de la mine pour aller retrouver la nuit du soir de l'une de ces maisons... Autour de ces amas? D'autres amas entremêlés de hangars, de poutres gisant sur le sol, de chemins qui ne semblaient aller nulle part... mais si, ils allaient de la mine aux maisons, de rails n'arrivant pas à trouver où aller, ce n'était pas non plus la campagne. Du haut de la montagne où je me trouvais, je voyais la terre à la fin d'un secret cataclysme.

Jeudi. Huit heures moins le quart. Notre train avait quitté la gare, et nous emmenait chez l'amie de la cousine. Après le charbon, l'acier.

L'Ingénieur en savait long.

- On met du charbon dans du fer; c'est cela qui donne de l'acier, expliqua-t-il.

Il poursuivit du ton le plus naturel qu'il pût trouver :

- On fait venir le charbon de chez ma cousine, et on le mélange chez son amie.

- En voilà des idées! se récria la cousine en riant à moitié; je garde mon charbon pour l'hiver!

L'Ingénieur prit un air soucieux :

- C'est bien ennuyeux; dans ce cas, il sera impossible à ton amie d'avoir de l'acier.

La cousine prit un air désolé :

- Quel contre-temps! Mon amie se faisait une joie de te faire des frites comme tu les aimes. Que veux-tu? Pas d'acier, pas de poêle à frire! Tant pis!

L'affaire se conclut dans les rires...

Le train roulait; le paysage défilait. Primus s'interrogeait :

- La question rituelle est : "Est-ce le train qui roule?"

Je pris le relais :

- L'autre question rituelle est : "Est-ce le paysage qui défile?"

- Et la réponse rituelle aux deux questions est : "Nous ne savons pas!"

- Alors, comment être sûr de l'existence de ce que nous voyons? plaisanta la Poétesse.

Fauvette emboîta :

- C'est ce que se disent certainement ceux qui nous voient passer.

Le train roulait; le paysage défilait. Primus m'interrogeait :

- Eh bien? Es-tu dedans ou es-tu dehors?

Le train avait fini par s'arrêter; le paysage aussi. Le train était le même qu'au départ; le paysage, non. Je regardais sans étonnement. Il n'y avait là rien d'étonnant; nous avions changé d'endroit.

Tout cela paraissait absolument normal. Pourquoi Primus était-il inquiet?

Les parents de l'amie de la cousine habitaient un village non loin de la grande ville où nous étions arrivés. Un autocar menait jusque chez eux. Nous traversâmes la ville, déserte à cette heure-ci - il était midi. Je regardais autour de moi. Les maisons paraissaient beaucoup plus imposantes que celles de ma petite ville. Plus hautes surtout; ce qui donnait un aspect sombre et resserré aux rues pourtant assez larges. Mais ce qui me frappait particulièrement, c'étaient les boutiques. Il y en avait partout, collées les unes aux autres, sans interruption. J'avais l'impression d'être dans une boutique remplie de boutiques! Certes, cette ville possédait une importance sans commune mesure avec celle de ma petite ville; cependant... Cependant c'est peut-être cela, habiter une ville importante; acheter ce qu'on vous propose, non ce que vous avez choisi. Est-ce seulement acheter?...

Sur un étroit sentier plus près du ciel que de la terre, passant entre les pics rocheux qui enserrent son chemin, marche un voyageur. La route a été longue, la fatigue a ralenti son pas. Le soir est proche, l'orage menace. Le voyageur a aperçu une cabane; il la connaît, il l'espérait. Il sait qu'il y sera à l'abri, et qu'il pourra y restaurer ses forces. Cette cabane s'appelle un refuge.

Le village des ouvriers de l'usine qui fabriquait de l'acier, où habitait l'amie de la cousine, n'était pas un village, c'était un refuge.

Nous arrivions de la grand route encombrée par les gros camions desservant les différentes usines des environs que nous voyions, depuis que nous avions quitté la ville, se découper sans relâche dans le ciel.

Un calme soudain succéda à l'agitation et au vacarme. Une large avenue pleine de lumière où deux trois habitants marchaient d'un pas tranquille. Bordant l'avenue, des petites maisons qui semblaient bien se connaître. Près de chacune de ces maisons, un jardinet. Dans chaque jardinet, un repas était servi, ou allait l'être bientôt. Le repas n'était pas servi sur une belle table de bois précieux recouverte d'une nappe blanche damassée. Le repas était servi à même le sol, et parfois... en dessous! Oui, en dessous. Car le repas n'était pas une simple marchandise venant des boutiques ou même du marché, aux carottes si odorantes... Non, le repas était vivant, il poussait là, devant chaque maison, prêt à lui seul à embellir la table. Oh! tout le repas n'était certes pas ici, au milieu de ces jardinets bien ordonnés, mais les carottes embaumaient, elles aussi, et la salade paraissait aussi belle à regarder - et de plus à savourer - que les plus belles fleurs qui décoraient mon jardin, dans ma petite ville. Et les tomates, et les petits pois dont je raffole tellement, et les... Il valait mieux arrêter là... car le déjeuner nous attendait!

Nous allions vers le fond de l'avenue, passant devant les petites maisons si différentes entre elles. Ah, ce n'était pas comme ces maisons - les corons, dit-on là-bas - que je ne pouvais distinguer l'une de l'autre, du côté des mines de charbon! Ici, non seulement les petites maisons étaient toutes de formes différentes, mais en outre, elles se singularisaient par un décor personnel à chacune. L'une abritait ses fleurs rouges toutes rondes derrière les fenêtres d'une véranda, l'autre décorait ses murs d'une tapisserie de fleurs élancées et multicolores. Une bonne femme accoudée à sa fenêtre a fait un affectueux sourire à la cousine qu'elle a reconnue. Une petite fille perchée sur un muret, perdue dans ses pensées, a dégringolé à toute vitesse pour venir dire quelques mots gentils.

Déjeuner. La cousine n'avait effrayé le cousin que pour un petit rien - mais l'avait-elle vraiment effrayé? Les frites étaient sur la table, croustillantes!

- Je vois que tu as reçu le charbon; tu vas avoir froid cet hiver! lui glissa-t-il entre deux frites.

Les parents de l'amie de la cousine avaient avancé la tête et écoutaient avec attention, mais ils paraissaient ne pas bien comprendre. La cousine s'en aperçut.

- C'est une plaisanterie... commença-t-elle.

Le père, lui, commença à dodeliner la tête sans que je pusse décider si oui ou non il comprenait ce qu'elle voulait dire. La mère restait immobile, les yeux fixes. La cousine parut légèrement troublée. Je jetai un coup d'oeil discret à son amie; elle paraissait chercher quelque commentaire qui ne venait pas. L'Ingénieur intervint :

- Nous avions parlé de la fabrication de l'acier... commença-t-il à son tour.

- Ah oui! il faut mettre du charbon dans le fer... prononça lentement le père, comme pour s'assurer qu'il ne se trompait pas.

La mère fit un sourire indéfini.

CAFÉ RESTAURANT DE L'USINE

C'était l'enseigne. On y arrivait par un petit jardin, donnant sur un perron bordé par une balustrade en fer forgé. Venait-il de l'usine que nous voulions visiter? Qu'y avait-il derrière l'enseigne? Il y avait une maison. Une maison aux murs ternis par le temps. Une porte, des fenêtres. Alors, entrons-nous? Non, la porte est close, et les fenêtres ont caché leurs vitres derrière les volets. Je revis le quai d'hier, les mineurs aux visages noircis par le charbon que mon imagination seule m'avait montrés et qui n'étaient pas là, pas plus que n'étaient là les ouvriers de l'usine devant bientôt fermer ses portes.

J'avais déjà vu des photographies d'usines. L'usine, transportée sur le papier, était plus petite que moi; ici, elle était plus grande. Sur le papier, je voyais un monstre métallique; ici, je voyais un géant qui avait sa vie propre. Le papier me montrait un enchevêtrement immobile de poutres, de tubes, d'escaliers, de passerelles; ici, les tubes reliaient les poutres, les escaliers menaient aux passerelles. Sur le papier, une voie ferrée apparaissait près de l'usine; ici, le grondement des roues sur le rail, le souffle puissant de la vapeur jaillissant par saccades de la locomotive annonçait le train qui emportait le travail de l'homme.

Ce travail, je n'avais pas besoin de mon imagination pour le voir. Les débris de terre mêlés au fer qui étaient entrés dans cette usine, je les voyais de mes yeux. Seulement ils avaient pris d'autres formes; une automobile, un rail de chemin de... fer, et pourquoi pas? une simple poêle à frire.

Mais moi, je savais tout cela. Et celui qui ne sait pas, que voit-il dans les débris de terre mêlés au fer?

Nous étions revenus hier soir chez la cousine, en compagnie de son amie venue passer quelque temps avec elle. Nous devions quant à nous, repartir ce soir par le train de cinq heures moins le quart. Ce qui nous laissait, après le déjeuner pris avec les parents de la cousine, le loisir, le beau temps étant revenu, de passer une agréable après-midi en flânant tous ensemble. "Allons nous installer au soleil dans la grande petite gare!" avait proposé la cousine.

La grande petite gare était un endroit idéal. Nous pouvions arpenter le long quai, descendre errer sur les rails, nous reposer sur des bancs confortables. La grande petite gare, naguère si active, ne voyait plus que deux ou trois trains dans toute une journée, les lignes affectées aux mines de charbon ne fonctionnant qu'au ralenti. La plupart des rails paraissaient s'être recouverts de vieil or; mais hélas! ce qu'on voit n'est donc pas toujours ce qui est? le vieil or n'était que de la rouille. Etendue sur l'un de ces rails, une ronce, qui savait fort bien ne pas avoir à craindre d'être écrasée, se chauffait au soleil. Et était-ce l'ennui de rester sans rien faire qui avait fait fuir ces deux rails, laissant seules, étonnées, les vieilles traverses de bois?

- Pourquoi voulais-tu voir le passé?

Surpris par la question de l'amie de la cousine, l'Ingénieur hésita :

- Ce n'est pas le passé...

- L'usine que tu as vue hier va bientôt fermer.

- Elle fonctionne encore.

- Ce qu'elle faisait ne se fera plus.

- C'est juste, approuva la cousine, c'est comme chez moi, le charbon ne sera bientôt plus qu'un souvenir.

L'Ingénieur hésitait toujours. Sa sœur suggéra :

- Tu voulais voir les usines avant qu'elles disparaissent, avais-tu dit. C'était peut-être pour savoir ce que faisaient les hommes dans le passé?

- Certainement, acquiesça-t-il, si je n'avais pas vu tout cela ces deux derniers jours, je n'aurais plus jamais pu le voir.

- Tu aurais pu le voir dans des livres, remarqua Fauvette.

- Ce n'est pas la même chose, la contredit Primus; je suis de l'avis de l'Ingénieur, ce qu'il voit est différent de ce qu'on lui explique.

J'intervins :

- La réalité...

Je m'interrompis brusquement. La pensée que j'avais eue lorsque je l'avais vue dans le miroir me revint : "Je ne pouvais la connaître, à travers le miroir; j'étais prisonnier du réel. Comment m'échapper?"

- ...sont réels!

Tout le monde me regardait. Qu'avait dit Primus? Je me tournai vers lui... Il resta un moment à m'observer, puis, gaiement :

- Je te disais que ce que voyait l'Ingénieur, ou ce qu'on lui expliquait, était réel, l'un comme l'autre!

Un petit silence suivit. Il reprit, un peu moins gaiement :

- La réalité, elle est là, devant toi.

Je pris un ton de voix banal :

- Tu avais dit : "Ce qu'il voit est différent de ce qu'on lui explique."

Il attendait. Personne ne disait rien. Je continuai :

- Ce qu'on voit est-il vraiment réel, puisqu'on peut le changer en l'expliquant?

- Et le passé alors, est-il réel lui aussi, puisqu'on ne le voit même pas? demanda à son tour l'amie de la cousine.

La cousine remarqua :

- Le déjeuner que nous venons de prendre, c'est le passé; pourtant il nous donne des forces dans le présent. Et elles sont bien réelles.

Je revins à mon idée :

- Si le réel peut changer lorsqu'on l'explique, peut-il devenir l'irréel?

Primus me regardait en se mordant les lèvres. La Poétesse reprit :

- Pourquoi s'intéresser au passé, dès lors qu'on ne sait pas s'il est réel, ni même s'il existe?

Fauvette hocha vigoureusement la tête :

- Quel que soit ton passé, quand tu joues, c'est lui que tu entends!

- Ce que j'entends, je ne peux le faire entendre à personne.

- Tu peux le jouer; je t'entendrai!

L'Ingénieur objecta :

- Tu pourras entendre ce qu'elle joue, non ce qu'elle entend.

J'allais parler, Primus me devança :

- Nous avons déjà parlé de cela le mois dernier!

- Vous nous mettez au courant? demanda avec curiosité la cousine.

Nous expliquâmes. In primo loco, ce que nous écoutions n'était pas l'alto de Primus mais sa musique; in secundo loco, nous écoutions peut-être ce que nous n'entendions pas.

- Dans ce cas, quand nous regardons le passé, nous regardons ce que nous ne voyons pas! s'exclama l'amie de la cousine.

- C'est toujours mieux que de voir ce que nous ne regardons pas! assura en riant la cousine.

- Quand je dessine, mon professeur me dit quelquefois que je ne vois pas ce que je regarde, confessa Fauvette, l'air absorbé.

Elle ajouta pensivement :

- Donc, ce que je dessine n'existe pas ailleurs que dans mon esprit.

- Cela devient un jeu, s'interposa la Poétesse; nous pouvons passer en revue tous les cas de figure!

Et de proposer, avec un sourire taquin :

- Demandons à mon frère de nous faire un exposé!

Le frère exposa :

- Soient x et y...

Cri unanime :

- Nooon...!

Puis-je voir l'irréel?

Ce soir-là, je sortis le miroir. Elle était au piano. Elle jouait la musique que j'avais jouée avant-hier à l'aube avant de partir.

Pouvons-nous entendre l'irréel?

Chez Fauvette. Le quintette commençait à prendre forme.

- Nous pourrons bientôt donner notre récital! constata la Poétesse.

L'Ingénieur modéra le propos :

- Bien que notre public se compose de gens que nous connaissons, ce public est tout de même très sévère; il est dommage que nous ne puissions revoir certains points de détail avec nos professeurs.

- Les professeurs ne devraient jamais être en vacances! déclara sentencieusement Primus.

- Ne m'avais-tu pas dit que tu voulais devenir professeur? lui demanda Fauvette, en prenant un air naïf.

Pour toute réponse, il lui fit une grosse grimace accompagnée d'un bon coup d'archet sur l'épaule. Nous nous mîmes tous à rire!

Quatre heures. Le thé était servi. Les parents de Fauvette le prenaient avec nous. Nous parlions de notre voyage.

- Les changements de société arrivent toujours trop vite lorsqu'on s'est préparé à les refuser, disait son père en commentant la fermeture des usines que nous avions visitées.

- Cela me fait penser aux examens; ils arrivent aussi trop vite lorsqu'on les a mal préparés! commenta à son tour l'Ingénieur.

- Ce n'est pas pareil! protesta Primus. L'examen, nous avons choisi de nous y présenter; les changements de société, quant à eux, peuvent ne pas dépendre de nous.

Je le soutins énergiquement :

- J'ai choisi de jouer notre quintette, je m'y prépare de mon mieux; mais si le goût du public change, et qu'il n'aime plus les quintettes, qu'y pourrai-je?

Le père secoua la tête :

- Tu peux rester là et pleurer, ou bien chercher quelle autre musique aime le public et l'apprendre.

Fauvette se mit de la partie :

- Et si le public se met à aimer les trios, et que je n'aime pas les trios, que dois-je faire?

Un moment de silence. Le père reprit :

- Que doit faire celui qui a froid et qui ne peut plus trouver de charbon?

La mère de Fauvette intervint :

- On peut malgré tout regretter les temps anciens, s'ils étaient plaisants; le poêle à charbon était vivant, on voyait sa flamme à travers la lucarne.

- Je regrette de même les instruments anciens, remarqua la Poétesse, bien que je joue du violon.

Elle ajouta, après un temps :

- Ce qui ne m'empêche pas d'aimer tout aussi bien le violon!

- Eh bien, il ne reste plus qu'à nous éclairer à la chandelle en jouant notre quintette sur des instruments anciens! plaisanta l'Ingénieur.

- Pourquoi pas? Ce serait joli! s'exclama Fauvette, en souriant à cette idée.

Primus s'enthousiasma :

- C'est dit! Nous donnerons notre récital aux chandelles!

Dimanche. Déjeuner avec mes parents. Ma mère s'est beaucoup inquiétée de ma promenade sous la pluie. "Tu aurais pu prendre froid!" et caetera. Mon père n'a rien dit. A ce sujet, je veux dire. Sinon, il nous a parlé des prix de revient du charbon, des rentabilités de l'acier, des avantages, sans doute aussi des inconvénients... C'était intéressant, instructif. Ma mère s'ennuyait. Moi, j'écoutais avec toute l'attention dont j'étais capable; c'est-à-dire pas grand chose... C'était intéressant, instructif; mais que pouvais-je en faire? N'importe comment, je ne m'en souviendrai pas. J'ai tort, je devrais tout écouter, tout savoir. Hélas!...

Après le déjeuner, j'allai dans le jardin lire un livre sur les temps anciens. A l'école, cela s'appelle l'Histoire de l'Antiquité. A l'école, il ne s'agit pas de savoir si les temps anciens étaient ou n'étaient pas plaisants. A l'école, il ne s'agit pas de savoir s'il faut ou non les regretter. Quant à voir les flammes à travers la lucarne du poêle à charbon... A la rigueur, on pouvait avoir un cours sur les différents systèmes de chauffage de l'époque. Qu'il fallait réciter ensuite, bien entendu. Pour avoir une note. Du reste, rien de choquant; les rêves d'un côté, les connaissances de l'autre. Rien à dire. C'est intéressant, instructif. Et de plus, je pourrai en faire quelque chose; pas seulement avoir une note. Cela me servira dans ma vie future. Que ce soit l'Histoire de l'Antiquité ou les mathématiques. J'avais tort de dire que je ne me souviendrais de rien; je me souviens d'une foule de choses de mes cours. Tout cela, sans aucune ironie. Pauvre père! Je le néglige. Je devrais l'écouter avec plus d'attention. Lui aussi sait beaucoup de choses, il pourrait être professeur s'il le voulait; il possède suffisamment de titres pour cela. Mais il ne s'appelle pas professeur d'école; alors, je le néglige. Il faut que je repense à tout cela. Je crois que tout le monde néglige ceux dont on ne leur a pas dit qu'il ne fallait pas les négliger.

Vers quatre heures, Primus arriva pour le thé... et pour les échecs.

Je perdis bêtement la première partie. Il secouait la tête. Je le rassurai :

- Je pensais aux temps anciens; tu sais, dont parlait hier la mère de Fauvette...

Il m'interrompit :

- Pourquoi, tu veux y aller?

Je souris :

- Non, je reste ici. Je pensais à ce qu'ils représentaient. En classe, c'est un cours d'histoire; pour la mère de Fauvette, ce sont les souvenirs de ce qu'elle a vécu.

Primus fit signe qu'il comprenait :

- Toujours notre thème d'avant-hier. Le même passé est réel pour l'un, et ne l'est pas pour l'autre.

- Avoue que c'est agaçant! Une même chose peut être à la fois...

- J'avoue! me coupa-t-il en riant.

Nous nous remîmes à jouer. Ah! Il a fait une faute! J'en profitai :

- Aux échecs, au moins, pas de surprises; un coup est bon ou il est mauvais!

Il resta un moment à réfléchir. Puis :

- Le mauvais coup que je viens de jouer appartient au passé. Cependant, il a une conséquence : j'ai perdu.

Il paraissait toujours réfléchir. Je crus comprendre :

- Un passé irréel peut-il avoir des conséquences?

Il secoua lentement la tête :

- Et la réponse, bien qu'elle ne soit pas rituelle, est encore : "Nous ne savons pas!"

Le soir, je sortis le miroir. Elle était à sa fenêtre; elle paraissait triste. Soudain, ses yeux s'animèrent; elle fit un signe de la main, comme lorsqu'on dit bonjour. Je me souvins de mercredi dernier, le matin de mon départ; elle avait fait aussi un signe de la main, mais c'était comme lorsqu'on dit au revoir. Elle courut à sa table. J'eus l'impression qu'elle feuilletait un livre, que cependant je ne voyais pas. Au bout d'un moment, je vis qu'il y avait bien un livre. Elle le disposa tout près de la fenêtre, de la même façon qu'elle le faisait quelquefois pour son piano. Je pus aisément me rendre compte qu'il s'agissait du livre de géographie qu'elle avait sur sa table le jour où je l'avais vue dans le miroir. Puis, ainsi que cela arrivait si souvent pour ses meubles, le livre changea de forme, et ce furent des feuilles de cahier qui apparurent; je reconnus le devoir de géométrie qu'elle avait si mal commencé et si bien terminé. Le cahier changea lui aussi de forme, et devint le livre où un auteur étudiait la pensée d'un personnage, livre que j'avais eu pendant longtemps tant de peine à comprendre, et qu'un jour, sans raison particulière, j'avais fini par trouver très simple. Elle n'était plus à sa table; elle était au piano et jouait ma partie de quintette.

Le mois d'août se terminait à la fin de la semaine. Le beau temps s'était maintenu, mais le soleil avait vieilli. Nous étions dans le jardin de la Poétesse, délaissant la tonnelle dont la fraîcheur ne nous tentait plus. La conversation languissait.

- Récite-nous un poëme! demanda Fauvette à la Poétesse au milieu d'un silence.

La société approuva.

- En as-tu composé de nouveaux? s'enquit Primus.

- Ce n'est pas impossible, observa tranquillement l'Ingénieur; je l'ai aperçue hier les yeux dans le vague, et je me suis même demandé si elle ne cherchait pas la solution d'un problème ardu de mathématiques.

- Et tu n'as pas osé me proposer de m'aider, de peur de ne pas trouver la solution toi-même! plaisanta la Poétesse.

L'intéressant échange de vues fut interrompu par les membres restants de la société :

- Un poëme! Un poëme!...

La Poétesse avait effectivement composé un nouveau poëme.

- Mais ce n'était pas hier! glissa-t-elle facétieusement à son frère.

Comme d'habitude, le poëme était empli de rêve, et l'Ingénieur, malgré ses opinions littéraires quelque peu obscurantistes, en subissait toujours le charme.

- C'est cependant curieux que les poëmes faussent constamment la réalité, remarqua-t-il malgré tout.

- Ils ne la faussent pas, ils l'embellissent! contesta vivement Fauvette.

- Embellir, c'est changer; changer, c'est fausser.

L'argument était sans réplique. Je répliquai donc :

- Avant d'affirmer que le poëme a faussé la réalité, il faut d'abord connaître cette réalité.

L'argument était avec réplique. L'Ingénieur répliqua donc :

- La réalité, c'est le soleil, ce n'est pas le char de Phoebus.

Sa soeur avait aussi de la réplique :

- Quand je te dis : "A table!" la réalité est-elle la planche sur quatre pieds, ou est-elle ce que tu vas manger?

Fut-ce la perspective d'être convié à un repas où l'on servirait de la planche qui laissa l'Ingénieur... sans réplique?

- Nous pourrions nous lancer dans une étude du genre la réalité est-elle réelle?... voulut proposer Primus.

- Nous pourrions tout aussi bien ne pas nous lancer dans cette étude! contre-proposa aussitôt Fauvette.

La Poétesse revint à son idée :

- Ce que je vois est une réalité, mais ce que je ressens l'est tout autant.

Son frère avait retrouvé ses esprits :

- C'est une pomme que je mange, et non le poëme qui m'en parle!

La soeur tenait bon :

- Je mange une pomme parce que j'en ai envie, non parce que je la vois.

Elle eut un petit rire :

- Si elle n'est pas réelle, je ne pourrai certes pas la manger, mais ce n'est pas parce qu'elle est réelle que je la mangerai.

Et de conclure en souriant innocemment :

- Tu m'as bien appris que les réciproques n'étaient pas toujours vraies...

Le frère fit une moue admirative, puis ajouta à notre intention :

- J'avais bien dit qu'elle mettait toujours de la poésie dans ses mathématiques!

La Poétesse prononça lentement :

- La faim est la poésie de la nourriture.

Elle sourit tristement :

- Il arrive quelquefois que les poëmes chantent les tragédies...

Mardi. Le quintette était en jachère; la récolte est meilleure sur une terre reposée. Cependant, nos instruments étaient toujours en labeur; on repose la terre vivante, non l'outil inerte. Fauvette a chanté; nous l'avons accompagnée. Et puis un trio, et puis... et puis midi sonna. Que faire cette après-midi?

- Allons faire une promenade à bicyclette! proposa Primus.

Proposition acceptée à l'unanimité!

Le chemin nous était connu, bien entendu; cependant...

- Nous nous sommes trompés de chemin! s'exclama soudain la Poétesse, alors que nous traversions un bosquet.

Instinctivement, nous nous arrêtâmes. Primus s'étonna :

- Comment cela? Nous n'avions pas décidé d'aller ici plutôt que là!

- Nous nous sommes égarés; ce chemin nous est inconnu!

Fauvette observait attentivement la Poétesse.

- Que mijotes-tu donc? lui demanda-t-elle avec curiosité.

- Regarde! Tu as vu toutes ces feuilles rouges sur les hêtres? Elles n'y étaient pas la dernière fois que nous sommes passés par ici...

- Bien sûr, nous sommes à la fin du mois d'août!

Et Fauvette ajouta, tout en contemplant les arbres :

- C'est beau!...

- C'est bien ce que je voulais dire, reprit aussitôt la Poétesse.

J'avais compris. Je me tournai vers son frère :

- Ta soeur a raison :

            "Ces feuilles qui déjà l'automne nous préparent

            "Embellissent la route et de rouge la parent!"

On me considéra avec surprise. On, oui; la Poétesse, non!

- Tu vois! Une route embellie n'est pas la route réelle! glissa-t-elle à son frère avec un sourire taquin.

Nous reprîmes notre promenade. Je regardais, peut-être un peu plus attentivement, autour de moi. Que de choses avaient changé depuis le début de nos vacances... Et pourquoi ne prendre que le début de nos vacances? Le bosquet, là-bas, un peu plus loin, près du carrefour que l'on ne verrait qu'à peine un jour sombre de brouillard, si le bosquet n'était là; je l'avais vu nu cet hiver, il était débordant de feuilles aujourd'hui! Les champs avaient oublié la belle teinte blonde des blés partis chez les hommes. La terre, ouverte par les laboureurs, montrait ses secrets; "C'est ici que je prépare les repas des hommes", confiait-elle au passant. C'était l'été, ainsi que l'avait dit Fauvette. La poésie était tout autour de nous.

- Elle est toujours partout, assura la Poétesse, mais il faut la chercher, elle est timide, elle ne se montre pas.

Nous roulions en musardant sur un petit chemin de terre. Un merle nous apprit que l'heure du goûter approchait, et nous nous mîmes à la recherche d'un endroit agréable pour nous installer. Soudain, Primus, qui roulait près de Fauvette, poussa une vive exclamation. Que se passait-il?

- Ton pneu est à plat! lui lança-t-il.

- Mon pneu est à plat? s'étonna-t-elle; je ne sens rien.

- Oui, mais si tu continues, tu le couperas!

Fauvette avait l'habitude de s'en remettre à son ami pour toutes les choses de ce genre. Primus la fit descendre, et regonfla le pneu.

- Ça tiendra bien jusqu'au goûter! commenta-t-il avec espoir.

Son espoir ne fut pas déçu; il restait encore quelques molécules d'oxygène et d'azote pour protéger la délicate enveloppe lorsque nous fûmes sur les lieux.

- Eh oui! C'est crevé! fit-il avec une grosse grimace.

Car c'était lui, bien entendu, qui allait réparer l'affaire! Le pneu lestement démonté, il fallait chercher le trou. La chambre à air gonflée à la faire éclater - façon de dire, bien sûr - il n'y avait plus qu'à trouver le léger - oh, combien léger! - souffle indiquant l'endroit. Ce fut là que l'oreille musicale de Primus fit merveille : un regard lui suffit à entendre! Il ne restait plus qu'à gratter le caoutchouc afin qu'il fût suffisamment rugueux pour faire tenir la colle.

- N'en mets pas trop! l'avertit savamment l'Ingénieur; sinon la colle ne séchera pas en son intérieur, et lorsque tu mettras l'emplâtre, celui-ci glissera et découvrira à nouveau le trou!

Primus acquiesçait de la tête tout en appliquant tranquillement sa colle. L'emplâtre mis, le pneu fut remonté aussi lestement qu'il avait été démonté. Le tour était joué, et bien joué! Primus était maître en la matière.

- Dommage que tu ne répares pas mon pneu quand je crève; tu fais ça bien mieux que moi... prononça l'Ingénieur d'une voix où ne... perçait aucun espoir.

- Je le ferais volontiers, répondit suavement Primus, mais comme je n'ai pas étudié la colle que j'ai choisie... au hasard dans la boutique, tu craindras qu'elle ne tienne pas.

- Oh! Il n'y a aucune raison de craindre que la boutique ne tienne pas, elle a toujours beaucoup de clients, répondit à son tour tout aussi suavement l'Ingénieur.

Primus eut un léger moment de flottement.

- Très drôle! fit-il enfin, pour se donner une contenance.

Mais sa contenance ne tint pas, elle, devant nos rires...

- Tarte aux mirabelles! annonça Fauvette.

Ce qui fit sans délai changer de sujet.

- Elles sont vraiment très bonnes aujourd'hui! constata la Poétesse; quand faites-vous les confitures?

- D'ici quelques jours; tu vois, elles commencent à être bien mûres.

La nouvelle était bonne; Fauvette nous donnait toujours à tous de sa confiture. Et son arbre ne manquait pas de fruits cette année!

- Quand je travaille notre quintette, est-ce que je le fausse?

Ma question, tombant au milieu des confitures, surprit la société. Fauvette fut la première à réagir :

- Je dirais volontiers que tu le fausseras si tu ne le travailles pas!

Primus approuva vivement son amie :

- C'est bien le sentiment que j'ai à chaque fois que je me remets à jouer; l'archet est capricieux, et les touches récalcitrantes!

L'Ingénieur sourit :

- Heureusement que cela ne s'entend pas quand nous jouons ensemble!

Fauvette fit un grand signe d'assentiment :

- Tu as raison. Il fait des coquetteries!

La Poétesse revint au sujet :

- Je ne joue pas toujours de la même façon, que je travaille ou non; mon jeu vient de ce que je ressens à ce moment-là.

- Si mon jeu dépend de mes sentiments, peux-tu dire que je fausse mes sentiments quand j'en change? demanda Fauvette à l'Ingénieur.

L'Ingénieur hésitait. J'en profitai :

- Tu as bien dit hier qu'embellir, c'était déjà fausser.

- Oui, mais ce n'était pas à propos des sentiments.

- C'était à propos de la réalité, la réalité des choses qu'on peut voir, entendre, toucher...

- Oui; tu m'as parlé de la connaître. Mais si on admet qu'elle existe, la changer, c'est bien la fausser.

Primus intervint :

- Il faut aussi admettre qu'elle soit juste avant qu'on la change.

- J'admets de l'admettre! l'admit l'Ingénieur.

- Tu es bien bon! le remercia pompeusement sa soeur. A quand une liste des réalités justes?

- Un pneu est un pneu. Si j'en fais une saucisse, en mangeras-tu?

- Une corde est une corde. Si j'en fais un son, l'écouteras-tu?

- J'écouterai le son d'une corde qui vibre à une certaine fréquence.

Fauvette soupira :

- Je dirai comme toi : "Heureusement que cela ne s'entend pas quand nous jouons ensemble!"

L'Ingénieur sourit :

- Je suis sensible à ton compliment. Mais une corde qui vibre ne sera jamais autre chose qu'une corde qui vibre.

- Un sentiment n'est pas une corde! s'exclama la Poétesse.

- Ai-je dit le contraire? J'ai précisé tout à l'heure que je ne parlais pas des sentiments.

Primus secoua la tête :

- Bien. La conclusion paraît être que le sentiment n'est pas une réalité.

Je protestai :

- Pourtant, nous ressentons tous quelque chose quand nous jouons ensemble.

- C'est peut-être pour cela que nous aimons tous les poëmes de ma soeur.

Un petit silence s'établit. Petit, parce qu'il fut agréablement interrompu par Fauvette :

- Il reste encore de la tarte aux mirabelles!

- Ça, c'est une réalité! applaudit Primus.

Nul doute que la tarte aux mirabelles était excellente, mais je crois que si nous la savourions avec tant de lent appétit, c'était bien pour prendre le temps de méditer sur ce qui avait été passablement controversé.

Cependant, la Poétesse avait terminé sa tarte aux mirabelles. Ayant ainsi restauré son esprit, elle revint de nouveau au sujet :

- La joie, la surprise, et tant d'autres, sont des sentiments qui ne sont pas les mêmes. Lequel est faux?

- Si les sentiments n'ont pas de réalité, peuvent-ils être vrais ou faux?

Ainsi parla Fauvette, qui venait, elle aussi, de restaurer son esprit.

Après le dîner, j'allai lire dans ma chambre. Un livre d'aventures. Le danger insatiable surveillait les aventuriers. Les paysages étaient surprenants; surprenants pour le lecteur du pays dans lequel je vivais. Ces paysages permettaient de se sentir ailleurs; ailleurs que là où on se trouvait. On a toujours envie de connaître ce qu'on ne connaît pas. Les livres d'aventures invitent à des voyages bien tentants. Seulement, dirait l'Ingénieur, ce n'est pas une réalité. Il a raison; si je vais rejoindre mes aventuriers, ils ne seront pas là; ils n'ont jamais été là. Pourquoi aller là s'il n'y a personne? Et s'ils étaient là, les aventuriers? Mais comment savoir? En y allant, bien sûr, c'est si simple. Je me suis souvenu du train dans lequel nous marchions sur la voie, il y a un mois de cela. Fallait-il sauter du train en marche pour aller dans les champs, comme l'avait dit Fauvette, ou tirer la sonnette d'alarme, ainsi que j'avais répondu? Pourquoi Primus m'avait-il demandé si j'avais eu envie de sauter, alors qu'au contraire je venais de parler de tirer la sonnette d'alarme? Et la Poétesse, qu'avait-elle dit? Que pour revenir dans le train, il fallait être resté sur la voie. Tout se mélangeait dans ma tête... Mais non! Rien ne se mélangeait! Peut-être aurais-je voulu que tout se fût mélangé? Non, tout était clair dans ma mémoire. "Ne saute pas!" m'avait ordonné Primus. "Et si c'est dangereux de continuer?" "Tant que tu seras dans le train, tu ne pourras le savoir", m'avait répondu Fauvette. "Qu'y a-t-il au bout de la mer?" avais-je demandé à Primus alors que j'étais sur la falaise. Je l'avais demandé parce que j'avais voulu le savoir. Oui, je voulais le savoir. J'avais senti la main de Primus sur mon épaule. J'avais songé au dessin; au dessin qu'elle avait dessiné, et que j'avais vu dans le miroir...

Le miroir était devant moi. Elle aussi elle lisait, assise dans l'angle de son canapé. Son livre ne m'apparaissait toujours pas de façon nette, et je ne pouvais voir ce qu'elle lisait. Etait-ce un livre de classe, un roman, un livre d'aventures? "C'est un livre d'aventures!" Non, personne n'avait parlé, et je ne m'étais livré à aucune conjecture. Cette certitude était en moi, comme une évidence.

Le danger surveillait-il aussi ses aventuriers? Une pensée fugace me traversa l'esprit : le danger la surveillait-il elle aussi? Et moi?... Etions-nous tous deux surveillés par le même danger? Quel danger? Celui de sauter en marche du train où je vivais tous les jours sans inquiétude? Et elle? Dans quel train vivait-elle? Je la vis soudain arriver vers moi dans son train lancé à toute vitesse sur la même voie que la mienne. Non, non; ce n'était qu'une imagination, je le savais, ce n'était rien d'autre! Cependant, une imagination ne peut-elle faire découvrir une pensée qui se serait dissimulée derrière elle? Mais quelle pensée? Et s'il n'y avait pas de pensée? "Pourquoi aller là s'il n'y a personne?" avais-je dit tout à l'heure. Et pour savoir, il faut aller. Oui, le dire est simple. Je voulus sourire, mais n'y parvins pas vraiment.

Je me souvins encore du jour où je l'avais vue dans le miroir. J'avais écrit : "je regardais sans étonnement." Sans étonnement. Qu'y avait-il de si étrange? Je regardais tous les jours les étoiles sans étonnement. Et la salade qu'on me servait. Et mes doigts aussi. Et puis un jour, je suis né; je n'ai jamais songé à m'en étonner.

Perdu dans mes pensées, j'avais quitté le miroir des yeux. Je fus surpris en le voyant de nouveau. Sa chambre était devenue grande, très grande. Les murs étaient noyés dans de souples tentures et dans de soyeux tapis. Les meubles et les ornements venaient des siècles passés. Les cristaux des lustres vénitiens resplendissaient aux lumières d'innombrables chandelles.

Elle était face à moi, debout au milieu de la grande salle, vêtue d'une robe somptueuse venant des fêtes anciennes, et souriait en regardant vers la fenêtre.

Matinée de travail; nous préparions notre récital.

- Eh bien, je ne sais pas si nous faussons quoi que ce soit, s'exclama Primus pendant une pause, mais je crois que nous ne jouons pas trop mal!

Il ajouta, avec un grand signe d'approbation... pour lui-même :

- Et je ne pense pas que notre public fera de la philosophie pendant que nous jouerons.

- Je l'espère bien! Sinon, j'aurais le trac! se récria la Poétesse.

- Tu n'as aucune raison d'avoir le trac, objecta Fauvette; tu proposes de la musique et non de la philosophie.

- Heureusement! En musique, je sais ce que je peux faire; en philosophie, pas du tout!

- Moi, c'est plutôt quand je sais ce que je peux faire que j'ai le trac.

- Comment cela? Puisque tu sais que tu y arriveras! s'étonna l'Ingénieur.

Fauvette hocha la tête :

- J'aurais peur de rater, et de ne pas faire ce dont je suis capable. C'est comme un manque d'honnêteté.

Je protestai :

- Tu n'as rien promis!

- Non, c'est vrai; je ne suis pas une vraie musicienne. Mais c'est comme si je me l'étais promis à moi-même.

- Moi, en tout cas, déclara Primus, je n'aurais sûrement pas le trac si je savais mal mon morceau; de toute façon, je saurais d'avance que ce serait mauvais!

L'Ingénieur sourit :

- Alors, nous allons faire comme toi, et aucun de nous n'aura le trac.

Il poursuivit après une courte pause, sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant :

- Comme nous ne sommes pas, ainsi que l'a dit Fauvette, de vrais musiciens, nous ne sommes donc pas censés savoir si bien que cela notre quintette...

Rébellion générale : "Nous aurons le trac!" - "Nous savons!" - "Je tremble déjà!" - "La perfection!"

- C'est beau de se donner du courage pour affronter...

Mais nul ne saura jamais quelle malice avait préparé l'Ingénieur, car un cri unanime jaillit :

- La victoire!...

L'effervescence calmée, nous nous regardâmes tous avec une toute petite grosse pointe d'inquiétude...

Après-midi de repos. On se laisse facilement entraîner par les habitudes... appelons-les sociales; j'ai écrit travail pour cette matinée, et repos pour cette après-midi. Seulement, travail signifie rarement plaisir, et repos signifie tout aussi rarement agitation. Cette matinée avait été emplie de plaisir, et cette après-midi ne nous laissait pas un instant de répit. Vous avez deviné? Non? Eh bien, je vous aide! Nous étions mille chez Fauvette. Mille? Non, non, pas mille; mais son jardin était si plein de monde... Alors, en ce qui concernait le repos... Toujours - je crois l'avoir déjà écrit - les mêmes occupations; danse, tennis, bavardages, buffet.

La fille aux yeux d'un bleu pervenche a été chez une cousine qui habite une grande ville, et en a ramené une nouvelle danse. Adieu les langueurs des danses lentes, il faut maintenant se trémousser à vive allure. Comment parler à sa cavalière dans ces conditions?

- Qui te demande de parler? riposta le garçon résolu; tout ce qu'il faut faire, c'est de bien danser!

- Eh bien, viens me montrer si tu as bien compris ce qu'il faut faire!

La fille aux yeux pervenche venait d'exécuter une démonstration de sa nouvelle danse, et cherchait un volontaire, aucun brave ne s'étant présenté pour l'expérience. Pris au mot, le garçon résolu composa la tête de celui qui n'attendait que cette invitation pour combler son bonheur. En avant, la danse! Les filles regardaient avec intérêt, les garçons regardaient avec prudence. Primus avait déjà entraîné Fauvette dans le tourbillon, et tous deux montraient des dispositions qui forçaient l'admiration de la société... et de la fille aux yeux pervenche - laquelle, à ce qui me sembla, admirait beaucoup plus le trémoussement primusien que la grâce fauvettienne. Allez savoir pourquoi!

Ma foi, je tentai aussi ma chance, ayant invité la fille qui par extraordinaire n'était pas aujourd'hui toute de blanc vêtue. Je ne m'en tirai pas trop mal. A dire vrai, le garçon résolu n'avait pas entièrement tort; bien danser est agréable, on se laisse mener par la musique. C'est sans danger.

Soudain, il me sembla qu'une larme avait troublé ma vue. Je la voyais dans la grande salle, vêtue d'une robe somptueuse venant des fêtes anciennes; elle attendait.

Je rentrai tôt. Elle n'avait pas bougé. Une larme perlait à ses yeux.

Aux premières lueurs du jour, à peine éveillé, je sortis le miroir. La chambre, toute petite, était vide; les murs étaient nus. Elle n'était pas là.

Je pris mon vélo, et partis après avoir laissé un mot à mes parents pour leur dire que je ne serais pas à la maison au déjeuner de la matinée.

Je ne savais trop où aller. Après avoir roulé tout doucement pendant un bon moment, je me souvins que nous devions prendre un poulet chez le fermier qui avait de si délicieux poulets de grain. La ferme était sur le chemin du cimetière abandonné où nous avions été tout au début des vacances nous installer pour un déjeuner tout simple à l'ombre des grands arbres côtoyant une vieille chapelle dont les pierres se détachaient peu à peu sous les assauts des vents et des pluies. Oui, je sais, j'ai déjà écrit cela, mais aujourd'hui, j'avais envie de m'en ressouvenir.

La fermière fut surprise de me voir arriver si tôt matin. "Nous allons manger", me dit-elle. Et elle me demanda si j'avais déjà mangé. Je répondis non, et elle m'invita à partager avec la famille le pot-au-feu resté de la veille, ce qui, contrairement à nos habitudes, était l'usage dans les fermes. J'acceptai, avec... pourquoi ne pas le dire, avec reconnaissance. J'étais content d'être à table avec eux, de manger avec appétit le bon pot-au-feu resté de la veille, qui représentait pour moi toute une vie, que certes je connaissais, mais qui cependant n'était pas la mienne. J'avais la sensation d'être allé dans les champs sans avoir eu besoin de sauter du train en marche, ainsi que nous l'avions dit le jour de la promenade à pied le long des rails dans notre train.

Le fermier parlait des récoltes du mois dernier, des labours de ce mois-ci; la fermière parlait de ses poules, de ses oies... Je prêtais une grande attention à ces discours, comme si ces choses faisaient partie - non, pas de ma vie, bien sûr - mais d'une vie... Qu'importe, je ne vivrai jamais de cette vie. Jamais.

Premier jour de septembre. J'étais chez Primus cette après-midi. Nous poussions du bois.

- Tu crois que les paysans ne jouent jamais aux échecs?

Il leva les yeux sur moi, l'air passablement étonné :

- En voilà une question!

- J'ai été à la ferme hier, chercher un poulet.

- C'est une nouvelle bien intéressante! Tu oublies que j'ai déjeuné chez toi avec Fauvette hier, et que nous l'avons mangé, ton poulet.

Comme je ne disais rien, il poursuivit :

- Il était très bon.

Il ajouta encore :

- Tu t'en souviens?

Je répondis nettement :

- Bien sûr, je m'en souviens.

Il paraissait attendre. Je lui indiquai :

- C'est à toi de jouer!

Il prit un temps, pas vraiment court :

- Non, c'est à toi; je viens de prendre ton pion.

Je me penchai sur l'échiquier :

- Tu as raison. Je n'ai pas fait attention.

Il ne disait rien. Je levai la tête. Il me regardait bien en face :

- Tu ne fais pas attention à tes pièces?

- Je pensais aux paysans.

- Tu veux jouer avec eux?
            - C'est ridicule!

Et je jouai ma tour. Il tardait à répondre à mon coup. Je le taquinai :

- Tu ne trouves rien? Je suis trop fort!...

Il releva la tête, et se mordit les lèvres :

- Tu ne sais toujours pas quoi dire?

Je fis un geste d'impuissance :

- Je ne sais même pas comment le dire.

Il joua son coup. Un très mauvais coup. Je m'écartai de la table, allongeai mes jambes :

- Veux-tu que nous nous arrêtions de jouer?

Il secoua lentement la tête en signe d'assentiment, puis se leva, et alla s'asseoir dans un fauteuil. Je fis de même.

- Veux-tu du thé? me demanda-t-il.

J'acquiesçai. Il fit apporter le thé. Nous bûmes en silence.

- Tu as rencontré une fille?

- Je ne sais pas.

J'eus peur qu'il se fût mépris sur ma réponse. Je repris en insistant :

- C'est vrai, je ne sais pas; et je ne sais pas comment faire pour le savoir.

Il avait pris machinalement sa tasse, et la contemplait sans un mouvement. Si, pourtant, je voyais ses lèvres remuer tout doucement, comme s'il cherchait une phrase, un mot...

Je repris de nouveau :

- Tu m'avais parlé de mon secret, de ma solitude. Je me souviens, c'était la veille de la grande fête du quinze août.

Je fis une courte pause :

- Ce n'est pas un vrai secret. Il n'est pas de secret lorsque ce qu'il veut celer n'a peut-être pas d'existence.

Je fis encore une pause :

- Je ne suis pas seul, je te l'ai dit; tu es là. Suis-je solitaire? Je l'ignore.

Je le regardai en m'efforçant de sourire :

- Quoi que je te dise, ce sera... je ne sais même pas ce que ce sera.

Journée calme... en apparence, car ce soir, c'était le récital! Tous nos camarades, des voisins, et même quelques parents avaient annoncé qu'ils viendraient nous applaudir - ça, n'en doutez pas, c'était une gentillesse pour les uns, une politesse pour les autres! Nous avions participé tous les cinq aux préparatifs de la soirée qui allait se tenir dans le vaste salon de Fauvette. Les préparatifs, c'était essentiellement la décoration de la... salle de concert, laquelle décoration était essentiellement la disposition des chandelles décidées par Primus samedi dernier. Nous en avions mis partout; sur la bibliothèque, les guéridons, les appliques et les consoles le long des murs, et même, nous en avions accroché au gros lustre - ce qui n'avait pas été sans mal! Je songeai à la grande salle des siècles passés au milieu de laquelle elle se tenait, vêtue de sa somptueuse robe venant des fêtes anciennes, et aux cristaux des lustres vénitiens resplendissant aux lumières d'innombrables chandelles. J'avais dû m'arrêter, perché sur mon tabouret, car j'entendis Primus me demander dans un chuchotement : "C'est elle?" Je fis - m'en étais-je vraiment rendu compte? - un oui presque imperceptible de la tête.

Le récital se passa assez bien. Je crois que nous étions assez contents de notre jeu. Certes, nous n'étions pas des vrais musiciens, comme l'avait dit Fauvette mercredi dernier lors d'une de nos dernières répétitions. Hélas! les nombreuses, appelons-les ainsi, approximations dans notre jeu en étaient les sévères témoins, mais, toujours comme elle l'avait dit, je pense que nous avions respecté la promesse à soi-même dont elle avait parlé.

Notre public? Eh bien! il applaudissait, comme prévu; et apparemment, de bon coeur. Mais qu'avaient donc aimé nos auditeurs? L'agrément d'une soirée qu'on appelle artistique? Que nous, qu'ils aimaient bien, ayons été capables de jouer, disons-le, assez correctement, une oeuvre somme toute difficile? Ou bien, comme je l'aurais tant souhaité, le chant de notre quintette? ce chant que nous avions appris avec tant d'efforts parce qu'il nous avait enchantés. Pour le savoir, il suffisait de savoir qui était applaudi; nous, ou l'auteur.

Tard ce soir-là, je sortis le miroir. Au milieu de la grande salle des siècles passés, sous les cristaux des lustres vénitiens qui resplendissaient aux lumières d'innombrables chandelles, je vis un piano tel qu'on n'en faisait plus à notre époque. Vêtue de sa somptueuse robe venant des fêtes anciennes, elle jouait ma partie de piano du quintette.

Dimanche. Des amis de mes parents étaient venus déjeuner. Ils étaient venus avec leur petit garçon. Il avait peut-être six ou sept ans. Il savait tout. Il ne s'étonnait de rien. Tout lui paraissait normal. Il parlait du téléphone comme d'un objet naturel, existant depuis que l'homme existe; ce qui, pour lui, voulait peut-être dire depuis qu'il existait lui-même. Il regardait la télévision, née presque en même temps que lui, comme il aurait regardé par la fenêtre; ce qu'il voyait dans les deux cas avait apparemment pour lui la même réalité. "C'est un chat, là, à droite?" demandait-il en montrant l'écran.

Soudain, j'entendis un cri; un cri de surprise. Le petit garçon était à la fenêtre, et semblait très effrayé. Tout le monde se tourna vers lui, et sa mère, inquiète, se leva prestement. J'allai à la fenêtre. Dans le ciel, au-dessus de la ville, je vis un grand ballon. Dans la nacelle, deux hommes réglaient le feu destiné à chauffer l'air pour faire monter ledit ballon. J'avais l'habitude de voir ces montgolfières, ainsi que les appelle l'Ingénieur, dans lesquelles se divertissent les passionnés. Je n'étais pas le seul à avoir l'habitude de voir ces aérostats, toujours ainsi que les appelle l'Ingénieur, et personne ne comprenait la raison de la surprise et de l'effroi du petit garçon. "Pourquoi as-tu peur?" - "C'est un ballon!" - "Il ne va pas brûler!" et caetera. Je regardai attentivement la montgolfière, puis le petit garçon. Il se tenait immobile et ouvrait de grands yeux, de très grands yeux. Qu'est-ce qui me poussa à lui demander d'une voix douce : "Tu n'as jamais vu?" Il fit lentement non de la tête.

Ma cousine du bord de mer - c'est ainsi que l'appelait Primus - n'avait pas oublié son invitation du mois dernier. Elle m'avait appelé la semaine passée : "Je t'attends lundi. Et tu diras à Primus que je serais très contente si son amie venait avec lui!" Les parents de ma cousine et de Fauvette s'étant entendus, nous avions donc décidé de partir aujourd'hui tous les trois.

Au moment de sortir de ma chambre, je me souvins, je ne sais pourquoi, des herbes des prés dans son vase. Si, je savais pourquoi. Le lendemain du jour où j'étais revenu de chez ma cousine du bord de mer, en août, j'avais vu dans le miroir sa chambre vide. Et le jour suivant, j'avais vu ces herbes, qu'on trouve dans les prés; et ce jour-là, elle souriait. Je descendis rapidement dans le jardin, cueillis des herbes, et, de retour dans ma chambre, allai déposer ces herbes dans mon armoire, près du miroir.

Ma cousine avait raison; le mois de septembre n'est pas le mois d'août. Le train, bourré de voyageurs au dernier voyage, était presque vide. Et ces quelques voyageurs n'étaient pas les mêmes; ils allaient là où ils avaient à vivre, ils n'allaient pas "au bord de la mer" - peut-on vraiment dire que ce soit quelque part? - sentir le plaisir d'être débarrassés de leur vie qu'ils fuyaient. Je me représentais être privé de mes amis, de mon quintette pour prendre un exemple, et ceci, pour aller "au bord de quelque chose", peu importait quoi.

Onze heures. Une voiture était venue nous prendre à la gare. Mon oncle, ma tante et ma cousine nous attendaient avec impatience. Embrassades. Echanges de nouvelles. Fauvette fut accueillie chaleureusement. Primus était ravi.

Déjeuner. Mon oncle nous parlait de la vie de la région :

- Ici, ce n'est pas comme chez vous; il y a des prés et des vaches, cela donne une animation que vous n'avez pas dans vos champs.

- Le blé pousse... commença Primus.

Mon oncle le regardait, un peu étonné. Ma tante intervint :

- Lorsque la vie est différente, on la voit différemment.

- Une vache est une vache! protesta mon oncle.

Et il ajouta en ponctuant d'un geste d'incompréhension :

- Comment peut-on la voir autrement qu'elle est?

"Une corde qui vibre ne sera jamais autre chose qu'une corde qui vibre", avait dit l'Ingénieur. Mais une vache? Je contestai :

- Pour l'habitant d'une ville, une vache est un producteur de lait, ou de viande; pour un paysan, c'est une bête dont il prend soin.

Mon oncle hocha la tête :

- Nous sommes très près du bord de la mer; ici, il y a beaucoup de pêcheurs. Crois-tu qu'ils prennent soin du poisson qu'ils vont pêcher dans la mer?

- Le blé aussi, il faut en prendre soin, remarqua Fauvette.

Ma cousine sourit :

- On ne parle pas au blé comme on parle aux vaches.

- Et quant aux conversations des vaches et du blé... plaisanta Primus.

- Sait-on jamais? fit pensivement ma tante; les hommes se parlent bien entre eux.

- Comment cela? demanda mon oncle, légèrement surpris par l'argument.

- Pêcheurs, éleveurs, laboureurs; cela fait trois mondes différents.

Elle resta sans rien dire un moment :

- C'est difficile pour les hommes; comment les uns peuvent-ils comprendre les autres?

Nous restâmes encore quelque temps à écouter parler de la vie de la région. Primus et son amie étaient tous deux passionnés par la découverte de cette vie qu'ils ne connaissaient pas. Trois mondes, avait dit ma tante. Il peut donc y avoir plusieurs mondes? Comment sont ceux que je ne connais pas?

Le restant de l'après-midi se passa à montrer la falaise à Fauvette. Je veux dire la mer vue de la falaise. Et figurez-vous que ma cousine était là aussi! Eh oui! Fauvette avait réussi à la convaincre : "Viens avec nous, j'aurai trop peur avec les garçons, ils sont toujours si imprudents!" Vous pensez si ma cousine l'a crue! Mais elle fit semblant...

Fauvette resta longtemps à regarder la mer. Elle non plus, comme Primus, elle ne l'avait jamais vue.

Ce matin, départ pour une grande promenade à bicyclette. "Demain, nous irons à la pêche, la marée sera meilleure!" nous avait annoncé ma cousine. Elle nous expliqua que c'était toujours compliqué de choisir une bonne journée pour aller sur la plage. "Il faut une mer suffisamment basse pour ramasser les coquillages; et il faut aussi que la basse mer n'ait pas lieu dans la nuit, ou même trop tôt ou trop tard, car nous n'y verrions rien. C'est pour cela que fin septembre ne convenait pas."

Nous roulions comme la dernière fois où j'étais venu avec Primus le long des prés qui avaient cependant bien perdu de leur verdure. Les vaches étaient toujours présentes, et Fauvette était aussi étonnée de voir ces prés couvrant tout l'horizon que l'avait été Primus lorsqu'il était venu pour la première fois avec moi chez ma cousine. De temps en temps, elle ralentissait quand elle apercevait une vache, la tête à moitié cachée par la haie, qui la regardait passer avec un intérêt non dissimulé.

- Tu veux lui parler? demanda en souriant ma cousine à un moment où Fauvette s'était presque arrêtée.

- Lui parler? Comment cela, lui parler?

Primus intervint :

- Elle ne se moque pas de toi; elle nous a dit l'autre fois qu'elle parlait aux vaches et que les vaches lui parlaient aussi.

Fauvette se demandait clairement si ce n'était pas son ami qui se moquait d'elle.

Je la rassurai :

- Elle nous a raconté que les gens des villes disaient des vaches qu'elles beuglaient, mais qu'elle préférait dire que les vaches parlaient.

Ma cousine sourit de nouveau :

- Elles viennent toujours à ma rencontre, et me disent qu'elles sont contentes de me voir.

Nous roulions lentement. Soudain, Fauvette s'écria :

- Oh! Elle est belle celle-là!

Et de s'arrêter :

- Tu viens me voir!

La vache ne bougeait pas.

Primus et moi commençâmes un rire... très vite interrompu par ma cousine.

- Chut! murmura-t-elle avec autorité.

Et elle poursuivit à voix basse :

- Il ne faut pas parler fort. Les bêtes n'aiment pas le bruit; pour elles, c'est le signe d'un danger.

Elle ajouta encore :

- Et il ne faut pas non plus faire des gestes brusques, cela les effraierait.

- Elles sont bien capricieuses! s'exclama Primus... à voix basse.

Ma cousine hocha doucement la tête :

- Ce sont des bêtes; elles sont sans défense.

- Et leurs cornes?

- Contre les bêtes sauvages... Je sais, il n'y en a plus; mais la mémoire reste... dans les villes, cela s'appelle l'instinct.

Il y eut un moment de silence. Puis, ma cousine reprit un air gai, et, se tournant vers Fauvette :

- Il faut leur parler leur langue. Tu vas voir!

Elle s'approcha doucement de la haie, et je l'entendis pousser un "Meuh!" long et doux qui semblait, à s'y méprendre, provenir de la vache que Fauvette avait trouvée si belle, et qui paissait paisiblement dans le pré. La vache leva sa grosse tête, regarda pendant un petit moment ma cousine, et s'en vint vers elle d'un pas tranquille.

- Et nous, si nous allions brouter! observa sagement Primus, qui avait des lettres.

Midi n'étant pas loin, la proposition n'était pas à dédaigner, et nous nous installâmes dans un pré voisin d'où les vaches étaient absentes.

- Vous voyez comme l'herbe est courte; elles ont tout mangé; elles reviendront lorsque l'herbe aura repoussé, nous expliqua ma cousine après nous avoir emmenés dans ce pré.

Le déjeuner n'était pas frugal.

Escargots pour commencer.

- Des escargots dans cette région? observa savamment Primus, qui avait de l'instruction.

- Ce sont des escargots de mer, répondit en souriant ma cousine.

Primus était de plus en plus ébahi. Il faut dire que moi-même...

- En vérité, ce ne sont pas des escargots, ils ne font qu'y ressembler, poursuivit-elle; ce sont des coquillages qu'on appelle des bulots ou des buccins, et on les pêche en haute mer.

Ils n'avaient effectivement pas du tout le goût des escargots; mais, cuits avec du thym, du laurier et du poivre, hachés en morceaux et mélangés en salade avec des échalotes, ils faisaient facilement oublier les gastéropodes, comme les appelait avec dédain l'Ingénieur qui ne les aimait pas.

- Faites attention qu'il n'y en ait pas un qui s'échappe!

Fauvette et Primus étaient prêts à éclater de rire, mais restèrent médusés devant la mine préoccupée de ma cousine. Je connaissais l'affaire, et je confirmai ses craintes avec l'air le plus sérieux du monde :

- Ah oui! S'il s'était glissé là dedans un bulot à pattes...

Nos deux amis contemplaient leur salade mélangée d'incompréhension et, peut-être, comme nous l'espérions, d'appréhension.

Ce fut ma cousine qui finit par éclater de rire :

- N'ayez pas peur! On appelle bulot à pattes, ceux habités par un pagure-bernard, ou bernard-l'ermite, un crustacé qui cache sa queue fragile dans la coquille vide d'un bulot mort.

Et, devant l'expression hésitante de nos deux amis, elle ajouta avec sérénité :

- Oh, ceux-là vous pouvez les manger! ils étaient vivants quand on les a fait bouillir.

Nos deux amis ne s'étaient pas laissé démonter le moins du monde.

- On en fait autant avec les vaches, déclara Primus avec la plus parfaite indifférence.

- Et avec les moules, donc! renchérit Fauvette sur le même ton.

Tous deux :

- En tout cas, c'est délicieux!

Le déjeuner se terminait. Fauvette regardait autour d'elle :

- Vous n'avez pas de champs?

Ma cousine réfléchit :

- Des prés de fauche pour le foin à donner aux bêtes l'hiver; mais ce ne sont pas de vrais champs.

Fauvette regardait toujours autour d'elle :

- Dans vos prés, on ne se sent jamais seul.

Elle laissa passer un temps :

- Dans nos champs, il n'y a pas de limites...

Marcher sur les galets de la plage paraissait facile quand on regardait ma cousine; marcher sur les galets de la plage était autrement délicat quand nous marchions nous-mêmes! Mais enfin, personne ne s'était encore tordu les pieds...

Nous étions à marée descendante, à une heure environ de la basse mer.

- C'est le moment où la mer découvre le sable dans lequel se trouve notre pêche, nous expliqua ma cousine.

- Et où trouve-t-on la mer? demanda innocemment Primus.

Ma cousine eut un moment d'hésitation :

- Comment...? Mais nous y s...

Elle se reprit, en prenant elle aussi un air candide :

- La mer? Elle est partie en vacances!

Ce fut au tour de Primus d'avoir un moment d'hésitation. Ma cousine se mit à rire :

- Rassure-toi, nous allons l'attendre; elle revient dans huit heures!

Comme on dit aux échecs, Primus cherchait du contre-jeu :

- Si la mer est basse, c'est parce que l'attraction de la lune...

Fauvette ne le laissa pas achever :

- Non, non! C'est nous qui sommes en vacances, et la lune n'y est pour rien!

Nous nous mîmes tous à rire.

- Si nous étions venus vers la fin de septembre, la mer eût été encore plus loin, à bien trois cents mètres, reprit ma cousine.

Primus déclara négligemment :

- C'est normal. La basse mer de trois heures douze sera à une hauteur de deux mètres trente et un, avec un coeff de soixante et un; le coeff de fin septembre, lui, sera d'environ cent quinze.

- Le quoi? s'exclama Fauvette, un peu déconcertée.

Il me semblait avoir déjà lu ce terme dans un livre, mais je n'étais pas certain de me souvenir de ce qu'il signifiait.

- Quel coeff? m'informai-je tout de même.

- Le coefficient de marée! Il sert à calculer la hauteur de la mer.

- Et tu sais quelle sera cette hauteur? lui demanda Fauvette avec une pointe d'admiration.

Il prit un air piteux :

- Ça, non, je ne le sais pas!

Ma cousine vint à son secours :

- Environ trente centimètres. Mais c'est extraordinaire que tu saches tout cela!

Et lui, d'un ton de voix qu'il essayait de rendre modeste :

- J'ai regardé dans un livre.

- Et quand la mer monte, elle va très haut? demanda Fauvette avec curiosité.

- Fin septembre, la pleine mer est d'environ dix mètres, répondit ma cousine.

- Oh, que c'est haut! Jusqu'où l'eau vient-elle?

- Toute la plage est sous l'eau, et quand il y a grand vent, les vagues éclaboussent la digue qui court le long de la mer... et les promeneurs aussi! C'est amusant; j'aime beaucoup venir ici avec mes camarades de l'école.

Peu de monde sur la plage.

- Il y a foule au mois d'août? s'enquit Primus.

- Foule, non, répondit ma cousine; d'habitude, il n'y a pas vraiment beaucoup de monde.

- Primus m'a pourtant dit que tu préférais le mois de septembre pour être tranquille, s'étonna Fauvette.

- C'est vrai, renchérit Primus; tu disais que pendant l'été, il y avait trop de monde.

J'intervins :

- Je suis déjà venu ici au mois d'août; ce n'est pas la foule, mais il y a suffisamment de monde pour n'être pas aussi tranquille qu'aujourd'hui.

Nous approchions de la mer; les galets avaient cédé la place au sable.

- La mer vient plus souvent à cet endroit; les galets n'y résistent pas, nous apprit ma cousine.

Le vent arrivant de la mer nous apportait les embruns du large; un léger brouillard estompait les lointaines falaises que j'aimais regarder à chaque fois que je venais ici. Les élégantes mouettes aux gémissements aigus surveillaient la marée descendante qui découvrait les algues aux bonnes odeurs si pénétrantes... et ce qui était bon à pêcher!

L'oeil exercé de ma cousine surveillait lui aussi cette marée qui descendait doucement, tout doucement.

Le moment de la pêche aux lançons - on dit aussi équilles - était venu!

- Et tâchez d'être vifs! nous avait-elle prévenus; ces tout petits poissons sont agiles et ne vous laisseront pas le loisir de les admirer.

Ayant dit, elle se mit en devoir de couper le sable avec une sorte d'équerre en fer pour tracer un long sillon aux larges bords. Nous étions donc prévenus sur la marche à suivre, et nous nous précipitâmes afin d'attraper le plus vite possible les lançons apparus sur les bords de l'entaille, et qui ne demandaient qu'à se renfiler au plus tôt dans le sable pour ne pas se laisser prendre.

- Comment font-ils pour respirer dans le sable? s'inquiétait Fauvette.

- Oh, il reste encore de l'eau dans le sable! assura Primus.

Ma cousine sourit en se tournant vers Fauvette :

- Ton ami a tout à fait raison; il est vraiment très savant.

Fauvette rougit de plaisir!

La marée continuait à descendre. J'aperçus dans un creux des petites crevettes grises. Mon plat préféré!

- Si nous le laissons faire, avertit ma cousine, nous ne pourrons plus jamais rien pêcher d'autre!

- Oh, mais moi aussi j'aime beaucoup les crevettes grises! me soutint Primus.

- Bon, bon, fit mine d'admettre Fauvette; nous, nous irons pêcher les coques et nous les mangerons toutes sur place!

Elle se tourna vers ma cousine avec un sourire complice :

- N'est-ce pas?

- Parfaitement! répondit la traîtresse.

Je promis donc...

- Traître! me jeta Primus avec une voix de théâtre.

Les esprits calmés... dans un bon rire, nous allâmes pêcher... des crevettes grises!

Il restait encore trois heures de jour. La mer était étale.

- A partir de maintenant, nous prévint ma cousine, il faut faire très attention...

- ...car il est dangereux de se laisser prendre par la marée montante, glissa Primus sur le ton le plus naturel qu'il pût prendre.

Là, tout le monde applaudit. Primus salua.

Les couteaux! Fauvette, à qui son ami avait éventé la mèche, les attendait avec impatience.

Et les couteaux furent assez aimables pour accepter de croire que la mer revenait, et de sortir du sable lorsque nous mîmes le sel dans les petits creux qui les faisaient deviner. Merci, les couteaux de Saint-Jacques, de nous avoir permis de nous amuser!

- Cette année, il y a très peu de moules et de petits crabes, nous annonça ma cousine; nous allons nous rattraper sur les coques.

Elle jeta un coup d'oeil attentif à la mer :

- Il nous reste une petite heure, allons-y!

Les coques ramassées sans peine, elles affleuraient le sable, nous nous demandions comment les manger sur place; même Primus ne le savait pas! Mais ma cousine avait un truc :

- On prend deux bucardes...

- Qu'est-ce que c'est, une bucarde? l'interrompit Primus.

- Ah oui! j'ai oublié de le dire. C'est un autre nom pour une coque.

- Va pour la bucarde! Mais ça ne me dit toujours pas comment on l'ouvre; elle a l'air bien fermée, ta bucarde! J'ai essayé, je n'y suis pas arrivé.

- Eh bien, tu en prends deux...

- C'est deux fois plus difficile, alors!

- Tais-toi! Tu prends deux coques...

- Allons bon! Voilà deux coques à présent. Ça change tout!

Et nous tous, en choeur :

- Tais-toi!...

Ma cousine reprit, en faisant tous ses efforts pour ne pas rire :

- Tu prends deux coques...

Toute la société, y compris elle-même, a failli pouffer. Mais elle continua bravement :

- ...et tu les mets cul à cul; puis tu fais comme si tu vissais, l'une d'elles étant le tournevis. Et alors, il y en a au moins une qui s'ouvre!

Nous les avons gobées toutes crues. Un régal!...

Nous en étions au déjeuner!

La belle affaire; un déjeuner est un déjeuner, comme dirait l'Ingénieur.

Eh bien non! Justement pas! Ce déjeuner-là, c'était celui de notre pêche de la veille!

- Quelle belle pêche! Vous devriez venir plus souvent; une pareille pêche n'est pas de celles que l'on puisse faire au marché.

Et, joignant le geste à la parole, mon oncle avalait lançons et couteaux.

Ma tante, consciente de l'importance de la chose, avait personnellement veillé à tout à la cuisine. Et si les coques, sortant d'un court bouillon parfumé au thym et au laurier, faisaient les délices de ces demoiselles, que dire des crevettes grises que Primus et moi dévorions sans remords? C'est simple; qu'il est bien connu que les meilleures se pêchent en septembre!

Le soleil était déjà au fond de la mer lorsque notre train partit pour nous ramener dans notre petite ville. Tout au long du trajet, la mer nous tenait compagnie, et nous préparions déjà notre prochaine pêche...

A peine revenu chez moi, et après avoir le plus délicatement possible évité le dîner - j'étais fatigué et je n'avais pas faim - j'allai dans ma chambre, et sans attendre sortis le miroir.

Elle n'était pas là. Sa chambre avait changé d'aspect. Vaste, avec un très haut plafond. Les murs étaient recouverts de belles boiseries aux teintes chaudes, que le temps avait caressées. Les meubles étaient d'un bois lourd, assez sombre. Les grands lustres étaient éteints. Seules des lampes accrochées aux murs éclairaient la salle d'une douce lumière. Près de la fenêtre, une table, simple et robuste. Rien n'était posé sur cette table.

Elle entra, toute souriante, vêtue d'une robe simple, portant au bras un petit panier d'osier aux teintes claires. Elle posa le panier sur la table, et dans le panier je vis des crevettes grises.

J'ai dû me lever très tard. "Toujours fatigué?" m'a demandé ma mère. Non, je n'étais pas fatigué. Et j'ai ajouté que j'avais faim.

Le soleil, disparu au fond de la mer lorsque notre train partit hier pour nous ramener dans notre petite ville, n'avait pas réapparu ce matin. Mon jardin était ruisselant de belles gouttes d'eau toutes neuves. Il avait dû pleuvoir toute la nuit, mais j'avais sans doute si profondément dormi que je ne m'en étais pas rendu compte.

Le déjeuner fut assez enjoué. Mes parents questionnaient, je répondais. Je racontais la pêche, avec détails. Cela amusait beaucoup mes parents.

Ma mère allait quelquefois rendre visite à sa soeur, avec mon père et moi. Mais de plage, point. Comme tous les gens de là-bas, du reste. Mon oncle était souvent en ville pour ses affaires - il possédait des bateaux de pêche - ma tante était parfois en ville pour ses achats - "Ce n'est pas dans les bourgs voisins qu'on peut trouver quelque chose!" disait-elle - mais la mer ne paraissait avoir d'attraits ni pour l'un ni pour l'autre. Et quand ma cousine - du bord de mer, ainsi que l'avait appelée Primus - et moi voulions aller sur la plage, la voiture nous y emmenait. Et la pêche? Oh! nous pêchions, de même que ma cousine pêchait pendant les petites vacances avec ses camarades. Mais personne ne rapportait jamais sa pêche à la maison! Nous n'étions pas des gobiers, ces miséreux qui habitent dans les trous de la falaise - les gobes - et qui pêchent pour vivre. Aussi bien valait-il mieux n'en point parler à la maison.

Et alors, notre pêche d'avant-hier, qui avait tant plu à mon oncle et à ma tante? Fauvette et Primus étaient là...

Pourtant, je suis sûr - oh oui, j'en suis sûr! - que mon oncle avait vraiment trouvé notre pêche oh combien meilleure que celle du marché!

Je racontais la pêche, avec détails. Mais mes parents, cela ne faisait-il seulement que les amuser?

- Eh bien, êtes-vous encore capables de tenir un archet?

Nous nous étions tous retrouvés ce matin dans le salon de Fauvette - il pleuvait toujours - et l'Ingénieur ne nous ménageait pas!

- Tu as déjà oublié que nous étions nous-mêmes chez Grand-père et Grand-mère ces jours-ci! fit innocemment sa soeur.

- Et moi, je n'ai pas d'archet à tenir, je ne m'occupe que de mes touches! remarquai-je tranquillement.

L'Ingénieur saisit l'occasion au vol :

- Et quand nous jouons un quintette avec deux altos, comme l'année dernière, c'est Primus qui joue des deux altos à la fois?

- Mon jeu n'a pas été merveilleux!

- Ce n'est pas vrai! protesta gentiment la Poétesse; c'était en tout cas mieux que ce que nous faisons au piano, mon frère et moi.

Je coupai court :

- Me voilà enseveli sous les compliments. A part cela, qu'allons-nous travailler maintenant?

- Eh bien, puisque ma soeur te trouve si brillant, prenons un quintette avec deux altos! proposa l'Ingénieur, un sourire taquin aux lèvres.

Je regimbai :

- Je ne sais même plus où j'ai mis mon bout de bois...

- Oh, je peux t'aider! m'interrompit prestement Primus, il est en bas à gauche dans ton armoire.

L'armoire... Je me sentis troublé. Il s'étonnait visiblement de mon absence de réaction. Je me ressaisis et tentai de donner le change :

- Traître à ton tour!

Vit-il mon trouble? Il continua comme s'il n'avait rien remarqué :

- Ça ne fait rien. Nous ne comptons pas donner de récital avant l'été prochain. Alors, nous pouvons travailler tranquillement et l'alto et le piano. Nous ne sommes pas des vrais musiciens, n'est-ce pas? Eh bien, un peu de diversité ne nous fera pas de mal, au contraire!

Et il ajouta, devant mon air un tantinet inquiet :

- Quand tu feras des fausses notes, je jouerai plus fort pour qu'on ne t'entende pas!

Et autres discussions de même valeur intellectuelle...

Puis, chacun raconta les jours derniers. L'Ingénieur avait un peu travaillé - "L'école va bientôt commencer", a-t-il dit. La Poétesse avait récité quelques-uns de ses poëmes devant ses grands-parents et leurs amis venus pour la circonstance. Nous avons parlé des prés, des vaches, de la mer. Nous avons parlé de notre pêche. "Dommage que vous n'en ayez pas rapporté, cela paraît rudement bon!" s'est exclamé l'Ingénieur. Le temps passait, sans nous déranger. Nous n'avions pas envie de faire grand chose. Les quintettes attendront!

Dimanche. Le temps était toujours triste. Primus était venu pousser du bois après le déjeuner. Au bout de deux parties, nous nous étions arrêtés.

- Nous avons bien joué aujourd'hui; tu n'as même pas été distrait.

Je souris :

- Je ne suis pas distrait tout le temps...

- Tu as toujours ton alto?

La question me surprit :

- Bien sûr!

Il y eut un moment de silence.

- Veux-tu le voir? insistai-je; il est dans l'armoire; en bas à gauche.

Il y eut un moment de silence.

- Oui; c'est moi qui te l'ai dit hier, repartit Primus.

Il y eut un moment de silence.

Je murmurai :

- Je ne sais pas; je ne sais toujours pas.

Ce soir, en ouvrant l'armoire, je regardai mon alto. Oui, il était là; en bas à gauche. "Je ne sais pas; je ne sais toujours pas", avais-je dit à Primus. Pour ce qui était de mon alto, je savais; mon alto était dans l'armoire, en bas à gauche. Et pour ce qui était du miroir? Lui aussi était dans l'armoire. Y était-il réellement? "Je ne sais pas; je ne sais toujours pas", avais-je dit à Primus. "C'est vrai, je ne sais pas; et je ne sais pas comment faire pour le savoir", lui avais-je déjà dit, la veille de notre récital.

Je pris le miroir, et le mis devant moi sur la table, comme je le faisais d'habitude. Par la fenêtre, face à laquelle j'étais assis, je voyais mon jardin qui se préparait à l'automne toute proche en se parant de dorures. Etait-ce aussi l'automne chez elle? Avait-elle seulement des saisons?

Elle écrivait. Elle leva lentement la tête, et regarda par la fenêtre, face à laquelle elle était assise. Elle paraissait chercher quelque chose. Elle eut un petit geste d'impatience, qui me fit penser qu'elle n'avait pas trouvé ce qu'elle avait cherché. Elle prit le papier sur lequel elle avait écrit, et le rapprocha de la fenêtre, de telle façon que l'écriture fût tournée vers moi. Cela me permettait de mieux voir ce qu'elle avait écrit. Les lettres étaient assez grandes et bien formées. Malheureusement, comme toujours, ce que je voyais n'était pas stable, et je fus incapable de rien lire. Il me sembla cependant que c'était une question. Un moment se passa ainsi, au bout duquel elle secoua tristement la tête, et sortit à pas lents de la chambre. A la place du papier qui n'était plus là, je vis une poignée d'herbes soigneusement disposées sur la table.

Le temps était toujours aussi maussade, et cette après-midi chez Fauvette avait mollement commencé par quelques coups d'oeil jetés sur nos partitions - alto et piano, comme nous l'avions, paraît-il, décidé. Pas plus que samedi dernier, ce n'était non plus un jour où l'on a envie de faire quelque chose.

- Je vois que nous ne sommes pas plus énergiques qu'avant-hier, déclara l'Ingénieur d'une voix dont l'énergie n'était pas manifeste.

- Oh, c'est bon de ne rien faire! déclara Primus d'une voix dont l'énergie était absente.

Le silence s'abattit, qui nous permit de prendre un repos bien mérité après les efforts consacrés à ces courageuses prises de position.

- Pourquoi a-t-on envie de ne rien faire?

Un certain temps se passa avant que ma question parvînt aux consciences de mon entourage. Hé non! ces demoiselles étaient éveillées, et avaient utilisé tout ce temps pour réfléchir, s'il vous plaît.

- Pendant les jours d'école, c'est bien simple; on est fatigué et on a besoin de se reposer, proposa Fauvette.

- Et quand on a fait beaucoup d'algèbre, comme toi hier, on a envie de faire autre chose pour se délasser, proposa, quant à elle, la Poétesse, en se tournant vers son frère.

Et d'ajouter perfidement :

- N'est-ce pas ton avis?

Fauvette n'avait, je crois, rien remarqué, mais Primus et moi avions aussitôt vu la faute, ainsi qu'on le dit aux échecs, car nous nous étions regardés avec un sourire amusé. Et l'Ingénieur répondit donc le coup attendu :

- Mais parfaitement, c'est bien mon avis; ce soir, je ferai de la géométrie.

Echec et mat!

Je n'abandonnais pas ma question :

- Bien. Admettons, contre toute vraisemblance, que notre ingénieur se refuse obstinément à faire quoi que ce soit d'autre que travailler les mathématiques, ou autre chose, peu importe...

Clin d'oeil approbateur de Primus pour ce coup imparable. L'Ingénieur tenta une défense :

- Comment cela, contre toute vraisemblance?

Défense faible; le piège s'était refermé. Primus força le gain :

- Par cette phrase, tu viens d'avouer que seul le travail t'intéresse!

La Poétesse sonna l'hallali :

- C'est bien pour cela que nous t'appelons l'Ingénieur!

- Bon, me voilà battu. Mais vous autres, vous allez m'expliquer tout aussi brillamment pourquoi vous avez tant envie de faire autre chose que travailler, le cas être fatigué étant exclu de nos prémisses, comme ayant été déjà doctement abordé et savamment résolu.

- Ça y est! Il recommence! se récria la Poétesse.

Primus prit l'air docte dont il venait d'être fait mention supra par la bouche de l'Ingénieur :

- La question rituelle est : "Pourquoi a-t-on envie de faire des choses différentes entre elles?"

J'emboîtai :

- L'autre question rituelle est : "Pourquoi est-on lassé de faire tout le temps les mêmes choses?"

- Et la réponse rituelle aux deux questions est : "Nous ne savons pas!"

- Permettez, jeunes éphèbes! contesta l'Ingénieur; la première question avait été : "Pourquoi a-t-on envie de ne rien faire?" C'était une thèse générale, et non particulière, comme dans vos questions paraît-il rituelles!

- Ça y est! Ils recommencent! se récria à son tour Fauvette.

La Poétesse se tourna vers elle :

- Ne m'as-tu pas dit que Primus avait apporté des noisettes, hier?

- Si fait. Et nous avons des macarons pour le goûter.

- Chic! Son noisetier est magnifique!

- Mauvaise, la rime, Poétesse! la taquina son frère.

- Oui; mais bons, les macarons! Seulement, nous ne voudrions pas déranger vos méditations philosophiques...

- Le thé! Le thé! l'interrompit gaiement Primus.

Les macarons - qui étaient bons - nous... délassèrent. Pas pour longtemps cependant, car Fauvette eut la malencontreuse idée de dire :

- Oh, que c'est bon! J'en mangerais tout le temps!

Que n'avait-elle dit là! L'Ingénieur s'engouffra dans la brèche :

- L'autre question rituelle est donc fausse!

Mais Primus répliquait déjà :

- Fauvette ne pourra pas; sinon, elle sera malade!

La Poétesse se lança dans la bataille :

- Ce n'est donc pas parce qu'elle sera lassée qu'elle s'arrêtera.

- Ainsi, l'autre question rituelle reste posée, réaffirma Primus.

Je suggérai :

- Et si c'était tout bonnement parce que nous ne pouvons pas faire autrement que nous nous disons lassés?

- Et si nous buvons tout le temps de l'eau sans nous lasser, c'est parce que nous ne pouvons pas non plus faire autrement, renchérit Primus.

La société savante se plongea dans les réflexions. L'Ingénieur nous fit part des siennes :

- Ces prolégomènes nous ont dévoilé une nouvelle question.

Il prit le temps d'exciter notre curiosité :

- Sommes-nous maîtres de nous-mêmes?

- Est-ce une question rituelle? demanda Primus d'un ton caustique.

L'Ingénieur ne vit pas la menace, toujours ainsi qu'on le dit aux échecs :

- Je ne vois pas comment ta question pourrait répondre à la mienne.

- C'est simple. Parce que la réponse rituelle serait que nous ne savons pas!

L'Ingénieur contre-attaqua :

- A propos, vous qui parlez de délassement, l'école aussi délasse de ce que l'on fait en dehors de l'école.

- Je suis parfaitement de ton avis, acquiesça Primus, mais cette fois-ci c'est moi qui ne vois pas... J'ai rarement entendu quelqu'un dire : "Tiens! Je vais aller à l'école pour me délasser un peu!"

L'Ingénieur paraissait avoir obtenu une partie terminée à égalité. Personne ne trouvant plus rien à dire, nous nous rabattîmes sur les macarons.

Les quintettes attendaient toujours. Aujourd'hui, nous avions prévu de faire une promenade à bicyclette, mais la pluie avait repris de plus belle, et le vent du nord s'était levé. Courageux, mais non téméraires! Nous étions donc chez la Poétesse, après avoir invité quelques camarades à se joindre à nous.

Ici, la philosophie n'avait pas droit de cité. Ou si peu... Bavardages, danse, buffet... Et puis on parlait un peu de l'école, qui allait bientôt ouvrir grandes ses portes pour nous avaler! Il faut malgré tout ajouter que nous étions des victimes consentantes.

La philosophie était absente, mais non la musique, car trois Muses, venant de la lointaine Phocide, étaient descendues du Parnasse pour être parmi nous. Terpsichore guidait les pas des danseurs. Euterpe avait choisi quelques mouvements de trios - pour deux violons et violoncelle, joué par la Poétesse, Fauvette et l'Ingénieur; pour violon, alto et violoncelle, joué par Fauvette, Primus et l'Ingénieur; et pour piano, violon et violoncelle, joué par votre serviteur, la Poétesse et toujours l'Ingénieur. Et le sonnet tragique composé par la Poétesse avait été inspiré par Melpomène.

La Poétesse a récité son sonnet :


            Une fragile fleur vivait dans la pénombre,

            En craignant du soleil les rayons pleins de feu.

            Un érable était là, qui la couvrait de l'ombre

            De son feuillage épais qui cachait le ciel bleu.


            Un bûcheron passa, qui cherchait sa victime;

            Il regarda l'érable, et le trouva fort beau.

            L'arbre ne savait pas que rien ne ranime

            Un tronc qu'on a brisé, puis mis dans le fourneau.


            Et la fragile fleur, seule sans son érable,

            Ne pouvait désormais qu'attendre, et puis mourir.

            Un nuage la vit, et vint la secourir


            Opposant au soleil son corps impénétrable.

            Le soleil, irrité de voir tant de candeur,

            D'un rayon fit périr le nuage et la fleur.


Autour de nous, la terre attendait de revivre. Champs unis et secrets qui ne parlaient qu'à ceux qui savent. La pluie avait cessé, mais le ciel n'avait pas retrouvé la pureté des semaines enfuies. Un doux soleil était venu rêver au-dessus de nos têtes. Nous avions décidé de profiter de sa présence, qui s'annonçait passagère, pour aller déjeuner dans le cimetière aux portes de l'abandon, mangé par des buissons et des lierres, près de la vieille chapelle dont les pierres se détachaient peu à peu sous les assauts des vents et des pluies. Oui, j'ai recopié ce que j'avais écrit tout au début des vacances. Mais pourquoi peut-on revoir les mêmes paysages, et ne peut-on les décrire des mêmes mots?

Il y a peut-être une raison. Nous roulions sur des chemins que nous connaissions bien. Ils paraissaient n'avoir pas changé depuis des... J'allais dire des siècles, mais là, je crois que je m'avance un peu, disons des années. Et puis, nous n'en avions pas tant, des années, à nous tous; je peux donc dire depuis notre enfance. Pourtant, rien aujourd'hui n'était comme la dernière fois que nous étions venus. Bien sûr, me direz-vous, ce n'était sans doute pas la même saison. Oui, c'est vrai, mais ce n'est pas à la saison que je pense; même si nous étions venus hier, quelque chose aurait changé. Quoi? Une branche s'est cassée sur le passage d'un tracteur? C'est possible; mais ce n'est pas encore suffisant. Un gros caillou que j'avais évité la dernière fois, n'était plus à la même place; je m'en souviens très bien. Ce serait donc cela? Bien sûr, bien sûr, c'est cela, et c'est aussi l'automne qui a jauni les feuilles, et aussi... toutes ces choses qu'on voit, et qui ne sont plus les mêmes; à cause de la saison, je l'ai déjà dit, et puis aussi à cause de l'heure, car la lumière n'est pas la même, et puis les ombres qui vont et qui viennent... Tout cela, c'est ce qu'on voit, et c'est sans doute tout cela qui donne l'impression que tout change. Alors, c'est vrai qu'on ne peut pas décrire avec les mêmes mots les mêmes paysages, puisque ces paysages ne sont jamais les mêmes.

Seulement, chacune de ces choses qui changent, on la voit nettement au moment où on la regarde. Pour chaque chose, il y a un mot. Feuille, verte, jaune. En assemblant tous les mots, on décrit tous les paysages. Et si c'est seulement pour dire que je vais à l'endroit où je suis déjà allé, les mêmes mots suffisent.

Comment pouvais-je décrire avec des mots ce que je voyais dans le miroir et qui n'était jamais stable?

Midi. Nous étions arrivés au cimetière, dans lequel les tombes disparaissaient sous l'or des feuilles tombées des arbres. Le soleil avait encore gardé assez de forces pour nous permettre de nous installer pour le déjeuner sans avoir besoin de nous réfugier dans la vieille chapelle, comme nous le faisions lorsque le temps était moins clément.

- Ce n'est pas aujourd'hui que le soleil tuera une fleur, mâchonna Primus en même temps que sa tarte aux poireaux.

- Surtout qu'en cette saison il n'y a plus de fleurs, constata l'Ingénieur.

Je fis la moue :

- Il n'est même pas capable de faire fondre tous ces nuages qui nous font de l'ombre.

- Il y a des fleurs en toute saison.

Qui avait...? Ah oui! c'était la Poétesse.

- Qu'est-ce que tu racontes? s'insurgea son frère, les fleurs, c'est au printemps!

Elle resta un moment sans rien dire, avec un air pensif. Fauvette parut avoir deviné :

- Tu veux parler de ton poëme? La fleur, c'est bien entendu un symbole.

La Poétesse fit lentement oui de la tête. J'intervins :

- Il me semble que nous avions parlé des symboles, il y a un mois de cela.

- Oh oui! s'exclama Primus; je m'en souviens très bien.

Il poursuivit, avec une grimace :

- Nous dansions tranquillement, et l'intellectuel du groupe est venu nous parler de symboles.

- Je m'en souviens très bien moi aussi, déclara l'Ingénieur; j'avais demandé si la réalité dépendait du symbole.

- Moi, je ne m'en souviens pas du tout; je devais être en train de danser, remarqua Fauvette.

- Et quelle fut la réponse? s'enquit la Poétesse avec curiosité.

- La réponse? Je crois que quelqu'un avait dit que la question était connue, et que l'intellectuel avait précisé que personne n'avait résolu cette question.

La Poétesse eut un sourire triste :

- Les fleurs ne peuvent pas attendre...

Le temps était de nouveau maussade. La pluie tombait en averses entrecoupées par des sautes de vent qui chassaient au loin les gouttes égarées.

Nous avions repris nos instruments, et, ne pouvant nous promener au dehors, nous nous étions promenés sans hâte à travers l'une ou l'autre de nos partitions. Les quintettes, piano et alto, avaient été effleurés sans trop d'insistance. Pas de vrai travail.

- Il faudra faire des progrès, mais le coeur y est! commenta Fauvette.

Primus ne rata pas l'occasion :

- Le coeur! Encore un symbole!

L'Ingénieur haussa les épaules :

- Ce n'est même pas un vrai symbole; c'est une banalité qu'on dit tous les jours.

Sa soeur se préparait à répliquer, mais il la devança :

- Le coeur ne remplacera pas une main qui manque.

J'intervins :

- Si le coeur est un symbole, il pousse à tout le moins à faire ce dont on est capable; sans coeur à l'ouvrage, comme il se dit, on ne fait pas grand chose.

L'Ingénieur hocha la tête :

- Le seul ennui, c'est que le mot coeur n'a aucun sens par lui-même; il pousse aussi bien à faire qu'à ne pas faire.

- Comment cela? s'étonna sa soeur.

- Ne pas s'irriter d'une contrariété contre laquelle on ne peut rien, par exemple.

- Mais enfin, lorsque ta soeur nous a parlé de la fleur, nous avons tous compris! s'exclama Fauvette.

- Et qu'aurait donc compris l'habitant d'une contrée où l'on ne trouve ni nuage ni fleur?

- Je pense malgré tout, s'interposa Primus, qu'il serait possible de lui expliquer...

La Poétesse l'approuva avec passion :

- S'il n'a pas de fleurs, il a d'autres choses qui font partie de sa vie.

- Et puis, il a des pensées pour conduire sa vie, la soutint Fauvette.

L'Ingénieur ne paraissait pas être très convaincu :

- Oui, le bien, le mal, la bravoure, que sais-je encore? Des mots, des mots...

Primus se lança dans notre petit jeu habituel :

- La question rituelle est : "Que veulent dire les mots?"

- L'autre question rituelle est : "Les pensées sont-elles des mots?"

- Et la réponse rituelle aux deux questions est : "Nous ne savons pas!"

L'Ingénieur fit un pâle sourire :

- Et chacun conduit sa vie selon ce qu'il a compris de ce qu'il ne sait pas.

Quinze septembre. L'école ouvre ses portes dans deux semaines environ - le lundi deux octobre. J'avais passé ma matinée à faire quelques rangements. J'avais aussi regardé quelques livres de classe, de l'année d'école qui s'était achevée il y a deux mois et demi à la fin du mois de juin. A quoi pouvaient-ils encore me servir, ces livres? "Gardez vos livres, vous pourrez les consulter lorsque le besoin s'en fera sentir", disaient parfois nos professeurs. Pourquoi ne peut-on les consulter sans les garder? Je me souviens très bien de ce qu'il y a dans mes livres; c'est facile, l'image de chacune des pages que j'ai lues est devant mes yeux. Je regarde; je lis les mots. Tiens! il en manque. Où sont-ils passés? Oui, oui, je sais, rassurez-vous; la mémoire. Cependant, les mots qui manquent, je les vois, je les vois bien, je les vois très bien. Mais... Eh oui! C'est bien ce que je vais dire... Je les vois, mais ne peux les lire; ils ne sont pas... oui, ils ne sont pas stables... Je sais, je l'ai déjà dit, c'est la mémoire. Quand je veux me souvenir d'un paysage, c'est du pareil au même; je ne peux me souvenir de toutes - oui, j'ai bien dit toutes - les branches, jusqu'aux plus petites, de l'arbre que j'ai contemplé. C'est encore la mémoire. Mais les ai-je vraiment vues, toutes - toutes! - ces branches? Non bien sûr. Là, ce n'est plus la mémoire. Qu'à cela ne tienne! ce sont les yeux maintenant. Pourtant, mes yeux pourraient tout voir, tout; et je pourrais l'apprendre - à l'école, j'en apprends davantage. Mais je ne fais rien de tout cela, et vous non plus! Je me contente de contempler l'arbre, et les bribes que je vois me suffisent. Elles me font savoir que c'est un arbre. Mais ça, c'est parce que lorsqu'on m'a appris ce qu'était un arbre, c'est de cette façon qu'on me l'a appris. La mémoire, les yeux... Les mots alors? Cela mérite-t-il seulement de poser la question de savoir si j'entends tous les mots, si je les comprends tous, si je me souviens de tous? Que sais-je réellement de plus du monde qui m'entoure que de celui que je vois dans le miroir? Un jour, à propos d'une traduction du mot goûter - c'était à l'école - j'avais dit, à peu près, à Primus que traduire le mot ne servirait de rien, que pour savoir ce qu'est un goûter, il fallait le voir. Et j'avais ajouté, ça je m'en souviens très bien : "Voir le goûter ne sert à rien non plus; il faut pouvoir le toucher, le prendre, le manger." Serait-ce cela, l'unique différence entre le monde qui m'entoure et celui que je vois dans le miroir? Primus m'avait demandé : "Quel autre goûter te manque-t-il?" Je lui avais répondu que je n'en savais rien. Que puis-je dire à mon ami? Lui montrer le miroir? Il a certainement vu mon trouble au moment où il m'a parlé de mon alto qui était dans mon armoire, en bas à gauche. Mais on ne voit rien dans le miroir quand il y a quelqu'un d'autre que moi. Je l'ai appris un jeudi, le premier jour du mois de juin dernier, lorsque ma mère était passée sans s'attarder devant la porte restée ouverte de ma chambre. Ça, oui, je m'en souviens très bien. Un peu plus tard, un jour où Primus était dans ma chambre, j'avais ouvert mon armoire, et j'avais discrètement regardé le miroir; on ne voyait rien.

Déjeuner avec mes parents. Conversation banale, mais agréable. J'avais lancé le sujet de la prochaine école, comptant bien que mon père allait être intarissable sur ce sujet-là. Il ne s'en était pas privé le moins du monde. Mais je ne me moque que pour plaisanter... avec moi-même! A dire vrai, ses analyses étaient empreintes de bonne logique qui ne laissait nulle place à... que dois-je écrire? Le mot rêve, bien entendu, me vient à l'esprit avec insistance, mais non, je n'ai pas à mêler le rêve à cette conversation. C'était à la simple fantaisie que la logique de mon père ne laissait nulle place. C'est bon, une analyse, n'hésitons pas à le dire, pleine de... de rationalité? d'objectivité? allons, prenons les deux, vous choisirez vous-mêmes. C'est bon, cela ferme les portes, vous ne pouvez pas sortir, certes, mais nul ne peut entrer, vous êtes tranquilles. Quant à ceux qui n'ont pas besoin, ou envie, choisissez de nouveau, d'être tranquilles, je pense qu'ils se méfient de la logique; elle ne laisse pas entrer la lumière du dehors. Les analyses de mon père étaient, bien sûr, suivies de conseils. Je n'avais pas à reprocher grand chose à ces conseils. Certains me semblaient même bons à suivre. Leur principale qualité était d'être fondés sur des faits avérés et indiscutables. Ce que me dit mon professeur de mathématiques est vrai, cela a été prouvé; ce n'est pas une quelconque fantaisie. Et je ne peux pas dire pour le vrai ce que je disais il y a un instant pour la tranquillité; tout le monde a besoin de boire de la vraie eau, pas de la fantaisie. Le vrai... Le vrai, c'est ce qui est, il suffit donc de chercher ce qui est. Un jour, un garçon habitant près de chez moi avait décidé, sans en rien dire à ses parents, d'aller se promener avec un copain au lieu d'aller en classe. Il partit donc, en disant qu'il allait à l'école. Sur le chemin, un camarade, qui lui raconte une histoire passionnante. Le garçon ne se rend compte du désastre qu'en entendant la lourde porte de l'école se refermer sur lui. Plus moyen de sortir. Le soir, sa mère lui demanda si tout s'était bien passé à l'école. Comme tout s'y était effectivement bien passé, il répondit oui. Et ainsi, sa mère connut le vrai; le vrai, celui qui est. Quant à ceux qui préfèrent le rêve au vrai...

Revenu dans ma chambre, je me mis au piano.

Nous avions imaginé une façon amusante de jouer une sonate pour piano et violon qui nous plaisait beaucoup. Nous la jouions à quatre. Primus et moi tenions le piano à tour de rôle, pendant que Fauvette et la Poétesse jouaient toutes les deux ensemble la partie de violon; et quant à l'Ingénieur, il interprétait lui aussi la même partie de violon... au violoncelle! Ce n'était pas très conforme à ce qu'avait prévu l'auteur, mais nous étions persuadés qu'il nous pardonnerait, considérant la passion que nous apportions à jouer sa sonate.

Je m'étais donc mis au piano, et je travaillais, assez mollement, je dois avouer, la sonate en question. Travailler seul un duo n'est jamais très exaltant; mais que faire? Une pensée inattendue me traversa l'esprit : Jouait-elle du violon?

Je sortis le miroir. Sa table était couverte de cahiers, de livres d'école. Les jolis bibelots avaient disparu de la chambre. Plus de tapisserie au mur qui se trouvait devant moi et sur lequel je voyais une large carte de géographie. Quand je dis je voyais... Un seul ornement était resté dans sa chambre. Sur le guéridon, près du canapé où elle avait coutume de lire, un vase, un vase profond; dans le vase, une grande gerbe de blé.

Elle était au piano, et jouait ma partie de la sonate pour piano et violon. Les mouvements, les appuis de ses doigts, me révélaient ses sentiments. Elle jouait avec facilité et beaucoup d'expression. Le désir de jouer avec elle m'avait envahi. Pas de violon chez elle. Sans doute n'en jouait-elle pas. Je me désolais. Soudain, elle s'arrêta de jouer, et regarda fixement par la fenêtre, comme si elle attendait quelque chose. Puis, elle rejoua quelques mesures, et regarda en direction de l'armoire. Au bout d'un moment, sans quitter la fenêtre des yeux, elle rejoua encore une mesure, deux ou trois fois, ainsi qu'on le fait d'habitude pour annoncer aux autres musiciens qu'on est prêt. Je me levai vivement, allai prendre mon alto, l'accordai, et me mis en position. Elle se tourna vers son piano, joua deux trois notes du début de la sonate, puis indiqua par un léger mouvement de tête qu'elle allait commencer. J'avais déjà un peu déchiffré sur mon alto la partie de violon - c'est utile pour accompagner. Nous jouâmes toute la sonate. Bien sûr, je n'entendais pas son piano, mais j'entendais ses mains. M'entendait-elle? Contrairement à moi, elle ne regardait jamais de mon côté; cependant, quand j'avais quelque hésitation, ou que je faisais quelque erreur, elle s'interrompait, et reprenait lentement le passage. Je savais que nous partagions les mêmes sentiments devant cette sonate, je le savais. Et je savais aussi que nous n'avions pas besoin de mots pour nous parler, de ces mots qui s'effacent dans la mémoire.

La pluie frappait au carreau... pour me réveiller, sans doute! Bon, bon... Mais se lever ne veut pas forcément dire ne pas dormir. Rien envie de faire. Primus n'était pas dans les mêmes dispositions que moi, et... nous poussions du bois.

- La marée descend; les mouettes vont revenir...

Je levai la tête, étonné :

- Quelle marée? Ah oui! La marée.

Il ne dit rien. Je lui demandai :

- Tu as envie de voir la mer?

- J'aurais aimé la voir par mauvais temps, comme celui d'aujourd'hui.

- C'est vrai, en automne...

- On y est dans quelques jours. Et lundi en huit, le coeff, je m'en souviens, sera de cent quinze. La pleine mer sera d'environ dix mètres, comme nous avait dit ta cousine.

Il fit mine d'être saisi par l'épouvante :

- La pleine mer déferlera à minuit!... Les vagues éclabousseront la digue!... La tempête jettera les navires sur les côtes!...

Il se mit à rire :

- On peut en faire des choses en imagination!

Il ajouta :

- Allez, c'est à toi de jouer!

Je jouai.

On ne peut pas vivre en imagination; on ne sent pas la vie. L'imagination ne peut pas faire naître des sentiments.

En partant, Primus m'a amicalement secoué l'épaule.

Déjeuner avec mes parents. Mon père parlait d'aller dans la grande ville :

- ...faire des achats pour l'école. Il y a un plus grand choix de livres...

Je remarquai :

- Les livres, cela se commande.

- Tu peux comparer...

Il avait tout à fait raison. Mais je n'aime pas du tout la grande ville.

Ma mère profita de la circonstance :

- Tu as besoin d'un costume; nous irons chez...

Suivit le nom du tailleur chez qui je vais - pardon, chez qui ma mère m'emmène - d'habitude. Je n'arrive jamais à me souvenir de son nom. Ce n'est pas qu'il soit désagréable, mais je m'ennuie tellement pendant les essayages... Et puis, comme ma mère sait toujours mieux que moi quels sont les tissus qui me plaisent... J'ai par bonheur réussi à sauver la veste droite, menacée - oui, oui, ainsi que le pion par la dame! - par la paraît-il plus seyante veste croisée dans laquelle on est enfermé - comme dans la grande ville. Et enfin, je n'ai nul besoin de costume; les miens sont excellents, et j'ai horreur des vêtements neufs. Je n'échapperai pas au tailleur...

Le soleil était revenu dans la nuit. Oui, enfin... Nous étions convenus d'aller faire une promenade dès que cet éternel absent des derniers jours nous ferait la faveur de nous rendre visite. Le soleil était donc là, mais pour ce qui était de la chaleur...

La ligne de chemin de fer que nous avions suivie, "en jouant au train", il y a de cela presque deux mois - Ah! nous étions encore en pleines vacances... - allait de l'autre côté à la grande ville où résidait le tailleur. C'était dans cette direction que nous avions décidé de nous promener. Mais sans faire aboutir notre chemin chez le tailleur, vous vous en doutez bien!

Au départ de la gare de notre petite ville, l'un des deux bas côtés de la voie ferrée est assez large pour qu'on puisse y rouler à bicyclette. La grand route qui borde la voie étant trop passante à notre gré, nous prîmes donc par le bas côté.

- Impossible de jouer au train! déclara Primus d'un ton plein de regrets.

Je protestai :

- Tu as tort, nous serions un train rapide.

L'Ingénieur se mit à rire :

- Nous jetterions l'effroi dans tous les alentours! Qui a jamais vu passer un train rapide sur cette ligne!

- Il y a quelques années, il y avait beaucoup plus de circulation, remarqua Fauvette; il devait peut-être exister des trains plus rapides que Micheline.

- Il y a quelques années, c'étaient des chevaux qui tiraient les trains!

La Poétesse désigna son frère tout en faisant un grand geste théâtral :

- Un poëte est né!

Tout le monde se mit à rire, sauf le frère qui faisait la moue :

- Si je construis un jour un train poétique, je doute fort que vous le preniez.

- Moi, je prends le cheval qui le tire! déclama Primus.

Se tournant vers Fauvette :

- Et te porterai en croupe!

- Et tu oublieras de faire halte dans les gares!

- Pourquoi s'arrêter? la vie va toujours de l'avant!

- Attention! tu vas faire dérailler ton train! l'apostropha l'Ingénieur.

Le spirituel et foisonnant échange de bottes et ripostes dura jusqu'à l'épuisement - malheureusement y compris - des arguments, pêchés de plus en plus laborieusement. Le train - pardon, l'assaut - finit par s'arrêter, n'en pouvant mais.

Le hennissement du cheval qui tirait Micheline nous avertit du mécontentement dudit cheval. Il faut dire qu'il en avait sujet. Le bas côté sur lequel nous roulions était certes assez large, cependant il arrivait que nous frôlassions la voie elle-même, et les chevaux sont des bêtes craintives, ce qui expliquait les poussades de hennissement du toujours dit cheval.

Néanmoins, l'Ingénieur en prit ombrage.

- Puisqu'ici nous sommes si mal reçus, retournons sur les chemins que les hommes du passé nous ont tracés, proféra-t-il.

Sur quoi, nous quittâmes la voie ferrée pour suivre la voie terrée.

Et où donc se trouvait maintenant la petite rivière qui s'était promenée avec nous depuis notre départ? Non, elle n'était pas perdue; là-bas, de l'autre côté des rails, elle nous faisait des signes que le soleil nous rapportait.

Notre voie terrée était calme, nous l'étions aussi, nous étions donc faits pour nous entendre. Et ainsi, nous arrivâmes à un passage à niveau, non loin d'une petite gare. Midi sonnait, quelque part dans le village.

- On a faim! s'écria Primus.

- Où allons-nous nous installer? La terre est encore humide, se préoccupait Fauvette.

La Poétesse fit un large sourire :

- Je vous invite tous au wagon-restaurant!

Le wagon-restaurant n'était pas très loin, perdu dans la campagne, sans doute posé sur des rails - allez savoir ce qui se passe dans la haute herbe que la pluie de ces derniers jours avait fait naître! Le service était impeccable, la carte délicieuse... je veux dire ce qui était écrit sur la carte était... non, je veux dire... ah, et puis flûte! vous savez fort bien ce que je veux dire!... et les convives étaient on ne peut plus agréables... Jamais ce wagon de marchandises - je veux dire de restaurant - n'avait vu un pareil gala!

- Il est particulièrement intéressant de noter que ce wagon-restaurant est d'une perfection absolue, comparé à n'importe quel autre wagon-restaurant.

- Ta thèse aussi est particulièrement intéressante; nous attendons maintenant que tu la défendes.

Primus venait d'ouvrir le débat ensuite de la proposition qu'avait faite l'Ingénieur.

Je m'en mêlai :

- Ta tâche est impossible dès son principe. Tu ne peux connaître tous les wagons-restaurants existant dans l'univers.

L'Ingénieur leva un doigt :

- Une restriction fondamentale doit d'abord être faite. N'ayant pas à notre époque la possibilité d'explorer l'univers, nous devrons par cette raison nous contenter du globe sur lequel nous vivons, après avoir bien entendu posé comme préalable que ce globe existe.

Primus leva un doigt de l'autre main :

- L'intérêt de ta thèse sera donc limité, puisque celle-ci ne peut prétendre à l'universalité.

L'Ingénieur releva son même doigt :

- L'intérêt de ma thèse sera illimité, puisque mon affirmation est d'espèce absolue et non relative.

- Argüe!

- L'argument est simple. Vous pourrez donc le comprendre.

Je le pressai :

- Pas de faux-fuyants! Au fait!

- Le fait est tout aussi simple. Notre wagon-restaurant ne dépend d'aucun autre constructeur que nous-mêmes; par conséquent, aucune imperfection n'a pu être introduite par qui que ce soit d'autre que nous-mêmes...

- Eh bien! l'interrompit Primus; si nous-mêmes...

- Pas d'eh bien! l'interrompit l'Ingénieur; on ne peut faire une chose imparfaite qu'à la condition sine qua non qu'on la fasse, et nous, nous n'avons rien fait, nous avons tout imaginé.

Il prit un temps, avant de triompher :

- Ce qu'il fallait démontrer!

La farce se terminait à une pensée. Je restais songeur. Pouvais-je imaginer ce qui n'existait pas?

Nous roulions maintenant par des petits chemins qui paraissaient ne conduire nulle part; on eût dit les rues d'un grand village fait de champs, de champs à perte de vue, et chacune de ces rues menait à un hameau, un hameau de trois ou de quatre maisons, aux murs de torchis et de lattes de bois. Etait-ce seulement des maisons? le temps les avait maltraitées sans les détruire; que faisaient-elles là sans bouger? attendaient-elles quelque chose? Non, elles n'attendaient rien. Ce n'était plus d'elles que dépendaient les récoltes; tout autour, de gros bourgs surveillaient ces champs qui s'étendaient à perte de vue, et c'était d'eux désormais que ces récoltes dépendaient.

Dans l'une de ces maisons, dans le fond d'une toute petite chambre où le jour avait de la peine à pénétrer, un vieil homme et une vieille femme étaient assis côte à côte. Sans un mouvement, ils regardaient par l'étroite fenêtre. Que voyaient-ils? Une réalité? Une imagination? Ou bien un rêve, celui de leur vie?

Le soir, je sortis le miroir. Sa chambre avait gardé l'aspect austère que je lui avais vu vendredi dernier, jour où nous avions joué ensemble, elle au piano et moi à l'alto, la sonate pour piano et violon. Sa table était toujours couverte de livres d'école. Sur le guéridon, la gerbe de blé. Tout me paraissait, comme d'habitude, instable et manquant de persistance. Le guéridon, notamment, changeait légèrement de forme à chaque fois que je le regardais. Depuis longtemps déjà je ne m'étonnais plus de ces apparences étranges. Aujourd'hui, quelque chose d'inattendu attira mon regard. Alors que comme tout le reste de la chambre, le guéridon, et même le vase, étaient de forme indécise, la gerbe de blé, seule, ne subissait aucune sorte de transformation; elle restait immobile, nette, aussi constante que si elle avait été dans mon monde à moi. Instinctivement, j'avais regardé autour de moi; ma chambre avait conservé son aspect ordinaire. Je me sentis troublé. Pourquoi avais-je dit mon monde à moi? Avais-je admis inconsciemment que son monde n'était pas... que son monde à elle était... Je ne me sentais pas le courage de poursuivre...

Du fouillis qui se trouvait sur sa table émergeait un problème de géométrie. Elle cherchait, pas trop mal. Elle arrivait à un point délicat. Sans pouvoir vraiment bien voir, je pouvais malgré tout reconstituer l'énoncé et suivre à peu près ce qu'elle faisait. Le problème était d'un niveau supérieur à ceux qu'elle avait faits l'année passée. Etait-elle déjà en classe? Ou préparait-elle la rentrée comme je le faisais moi-même assez souvent? Le point délicat l'avait apparemment arrêtée. Elle leva la tête et un sourire heureux vint l'embellir. Elle était face à moi, et regardait donc par la fenêtre de chez elle. Elle posa son crayon et parut attendre. Je cherchai à résoudre la difficulté. Je pris une feuille et me mis à dessiner la figure. Je n'avais pas réussi à tout voir sur son dessin, et hésitais devant un détail. "Dis-moi donc où passe cette droite!" pensai-je en moi-même. Ah, voilà, c'est par le point D! Je traçai la droite, et tout de suite après, me retrouvai à regarder cette droite avec étonnement. Comment avais-je trouvé si vite? La réponse était simple, et j'avais fait tout mon possible pour ne pas l'accepter. Et pourquoi donc, puisque la même chose ne m'avait pas étonné lorsque j'avais fait de la musique avec elle? Je levai la tête, et il me sembla lui voir un petit rire gai. Je souris à mon tour, et me mis à résoudre la difficulté du problème. La chose faite, je levai les yeux; elle traçait les lignes nécessaires... Un moment plus tard, elle avait terminé. Elle regarda de nouveau par la fenêtre, avec un bon sourire, comme pour dire merci.

J'écris qu'à chaque fois elle regarde par la fenêtre; mais elle est face à moi... Me voit-elle comme je la vois? Pourquoi ai-je toujours évité de me poser la question? Est-il vrai que je ne me la sois jamais posée?

- Tu vas déjà à l'école?

J'ai posé la question à voix haute, bien clairement. Elle n'a réagi d'aucune manière. J'ai reposé la question dans les quelques autres langues que je connais, mêmes dans les langues anciennes. Elle n'a toujours pas eu de réaction. Elle ne m'a pas entendu. Ce n'est pas surprenant, je ne l'ai jamais entendue. J'ai pris une feuille et j'ai écrit la même chose, dans toutes les langues. Là, elle a regardé; mais son regard ne paraissait rien voir de précis, il cherchait. Un peu découragé, je me dis que je m'étais certainement trompé en ce qui concernait le problème de géométrie, et qu'elle n'avait en rien compris quoi que ce soit de mes... explications. J'avais tristement baissé la tête. Lorsque je la relevai, je vis sa chambre toute sombre; sur le mur, à la place de la carte de géographie que j'avais vue tout à l'heure, se trouvait, très agrandie et bien éclairée, la feuille où elle avait achevé le problème. Elle s'était assise bien droite dans son canapé, un épi de blé posé sur ses genoux. Elle paraissait radieuse.

Mardi. Il pleuvait. L'automne allait venir avant la fin de la semaine; le soleil s'endormait, et la nuit s'apprêtait à régner sur le jour. Et l'école, c'était dans moins de deux semaines.

Chez Fauvette. La gaieté inondait le salon. Etait-ce un rempart contre la petite anxiété du retour en classe? Inutile de poser la question; tout le monde se dit toujours content de revenir à l'école. Oh! pas vraiment tout le monde; il y a des réfractaires.

- Je n'aime pas être enfermé tout le temps! annonçait celui-ci.

- On apprend des choses qui ne servent à rien! le soutenait cet autre.

- Ailleurs aussi, on fait des choses qui ne servent à rien! s'en mêlait un troisième.

Moi, j'écoutais. J'avais envie d'écouter ce dont personne ne parle. Oui, ceux-là en parlaient, mais je crois qu'ils le faisaient de la même façon que les grandes personnes lorsqu'elles demandent comment vont les études. Que me dirait celui-ci si je lui proposais une discussion serrée sur les raisons profondes qui faisaient qu'il ne voulait pas être enfermé, comme il le prétendait? Et que me dirait cet autre si je lui proposais de faire une analyse détaillée de ce qui sert et de ce qui ne sert pas à l'école? Quant au troisième, si je lui disais que ce qui compte, c'est de savoir si ce à quoi les choses peuvent servir mérite tant d'efforts? Je connais les réponses; ils étaient venus pour s'amuser et ne penser à rien, non?

Eh bien, après tout! Pourquoi ne m'amuserais-je pas? Quant à ne penser à rien, je crois que je ne sais pas ce que cela veut dire.

Je m'amusais donc. Je dansais avec l'une, je dansais avec l'autre; je bavardais avec l'un, je bavardais avec l'autre. Ils étaient tous là, près de moi. Je pouvais les toucher, leur parler, les écouter parler. Je n'avais cependant aucun lien avec eux, camarades de classe, voisins... Je ne les touchais donc pas, je ne leur parlais pas... - à condition, bien entendu, de donner un sens personnel au mot parler; lorsque je demande des pommes de terre à l'épicier, je n'appelle pas cela parler. Mais dans ce cas, puis-je dire que je vis avec eux? Et l'homme que j'ai vu un jour par la fenêtre du train, je ne sais même plus où, et que plus jamais je n'ai revu, comment puis-je savoir s'il existait vraiment? L'Ingénieur avait parlé hier de question préalable, de savoir si notre globe existait; ce n'était bien entendu qu'une boutade, nous nous amusions bien, mais comment démontrer que notre globe existe?

Toutes ces choses, dirait Primus, ce sont des questions rituelles, c'est-à-dire des questions que chacun pose lorsqu'il n'a rien d'autre à faire, sachant très bien qu'il n'y a pas de réponses - sinon rituelles! Il arrive aussi qu'on en fasse des livres de classe, vite oubliés.

Je sais seulement que je la vois dans le miroir.

Cette après-midi se passa tranquillement à travailler nos nouveaux quintettes, à jouer quelques autres morceaux de notre répertoire; Fauvette a chanté, la Poétesse a récité. Nous avons parlé de l'école prochaine.

- J'ai toujours un sentiment de gêne quand je passe des vacances à l'école, ou de l'école aux vacances, remarqua la Poétesse.

- Pourtant, ne plus faire de mathématiques pendant les vacances devrait plutôt te plaire que t'effaroucher! plaisanta son frère.

La soeur sourit gaiement :

- Ça, c'est bien vrai!

Elle reprit un air soucieux :

- Je veux dire que j'ai le sentiment d'être une autre...

Elle s'interrompit. Primus déclara d'un ton solennel :

- Nous allons avoir de nouveaux poëmes, comme personne n'en a jamais entendu!

La Poétesse sourit sans rien dire.

- Notre vie n'est pas la même en vacances ou à l'école, observa Fauvette; en vacances, nous avons plus de place pour nos propres pensées.

- Veux-tu dire que l'école pense pour nous? lui demandai-je.

- Quand nous jouons sans composer nous-mêmes, l'auteur aussi a pensé pour nous, intervint l'Ingénieur.

J'insistai :

- C'est nous-mêmes qui choisissons l'auteur.

- Nous choisissons aussi nous-mêmes le genre d'études que nous faisons, renchérit Primus.

La Poétesse était toujours pensive :

- Je suis libre vis-à-vis de l'auteur, il ne fait que proposer, je peux rester moi-même; à l'école, je dois accepter...

- Tu peux refuser ce qu'on te dit, protesta Fauvette.

- Je dois accepter d'entendre.

Elle se tut un instant, puis reprit :

- A partir du moment où j'accepte, je ne suis plus la même...

J'étais chez Primus; nous poussions du bois, tout en nous bourrant des noisettes fraîchement cueillies sur son noisetier.

- C'est à toi de jouer!

Je m'étonnai :

- Comment cela? Je viens de jouer...

Je me ravisai :

- Je pensais avoir joué la tour...

- La pensée sans l'acte ne peut avoir de conséquences, fit-il doctement.

Et il ajouta en riant :

- Voilà ce qui arrive lorsqu'on est distrait!

Je rétorquai, avec un sourire moqueur :

- Voilà ce qui arrive quand j'ai joué ma tour!

Il regarda l'échiquier avec une mine piteuse :

- Ça alors! Je n'avais pas vu...

Perdu! Je triomphai :

- Voilà ce qui arrive lorsqu'on est distrait!

Il fit un léger mouvement de tête, puis me sourit :

- Allez! La suivante!

Ce n'est pourtant pas son habitude d'être distrait...

Aujourd'hui, journée de rangement. Il y a tant de choses à préparer pour l'école. On ne sait jamais quoi, et on trouve toujours. On découvre soudain des notes prises l'année précédente et qu'on avait oublié de classer. On...

Etait-ce toujours bien rangé chez elle? Ah, c'est vrai! J'avais vu lundi dernier un tel fouillis sur sa table... un fouillis inextricable. Pourtant, elle paraissait trouver facilement ce dont elle avait besoin. Une règle, invisible sur le terrain, se retrouvait dans sa main sans que je pusse rien voir. Tout allait vite, très vite. Et tout d'abord, étais-je si certain d'avoir vu un fouillis? A la réflexion, ce que j'avais vu avait été aussi instable que d'habitude. Alors... alors, je ne sais pas. Je ne sais toujours pas.

Je sortis le miroir. Assise à sa table, elle regardait par la fenêtre - on eût dit qu'elle surveillait quelque chose - avec un air impatient, qui changea instantanément lorsqu'elle me vit. Pourquoi ai-je écrit lorsqu'elle me vit? Parce que je suis sûr qu'elle me voit. Je lui fis un grand signe pour attirer son attention. Elle se mit à chercher des yeux, comme quelqu'un qui ne voit pas très bien. "Tu ne me vois pas bien", pensai-je. Aussitôt, elle sourit, et fit un geste de la main qui paraissait bien être une réponse. J'allai me mettre à un autre endroit de ma chambre et refis des signes. Peine perdue. "Pourquoi ne me vois-tu plus?" pensai-je de nouveau. Et aussitôt encore, elle me refit des signes, en regardant le nouvel endroit où je me trouvais. Lisait-elle dans ma pensée? Je me mis à penser : "Si tu me comprends, fais deux fois un signe de tête." Elle ne fit rien, mais paraissait contente de me voir. Je refis d'autres demandes pour obtenir une réponse. Peine perdue. Un sentiment de tristesse m'envahit. Elle eut une réaction vive. Elle se leva, s'approcha de la fenêtre, me regarda longuement. Et il me sembla voir ses yeux briller doucement, comme s'ils étaient couverts de rosée.

Samedi. La grande ville. Nous y étions. Les larges avenues s'ouvraient au soleil venu flâner avec nous. Les magasins étaient pleins de monde. Certains étaient venus acheter ce dont ils avaient besoin, d'autres étaient venus chercher à acheter ce dont ils n'avaient pas besoin. "Regardez ce que j'ai trouvé à...!" Cela m'est déjà arrivé de regarder le "ce" qu'ils avaient trouvé à... Il fallait faire vite; la fois d'après, le "ce" avait disparu, oublié. Les magasins pour écoliers étaient pleins d'écoliers venus chercher à acheter ce qu'ils auraient trouvé sans peine dans les petites villes comme la mienne où ils habitaient. Certes, quelques parents, comme les miens, avaient amené ici leur descendance, mais dans d'autres cas... "Regarde ce que j'ai trouvé à...!" m'informait un camarade de classe venu de son propre chef. Un peu distraitement - non parce que j'étais distrait au sens primusien de la chose, mais tout simplement parce que cela ne m'intéressait pas - je fis remarquer à mon camarade de classe que le même "ce" existait dans notre petite ville. "Celui-ci est rouge!" me répondit-il. Si je vous dis que je sais qu'il n'aime pas le rouge, vous ne me croirez pas, n'est-ce pas? Enfin, je dois dire que certains étaient venus se promener. Comment peut-on se promener dans une ville? Pourrait-on seulement y jouer au train?... Bon, en tout cas, moi, je n'avais besoin de rien; j'ai tout de même acheté un livre - ne me demandez pas si on le trouvait dans ma petite ville... - pour faire plaisir à mon père. Ma mère s'ennuyait et ne me poussait pas aux achats. Elle attendait le tailleur.

Il y avait au moins une chose qui me plaisait chez mon tailleur, c'était sa craie; un petit rectangle pas tout à fait plat, lisse, légèrement bombé, d'une couleur tendre, avec un joli petit liséré que la lumière faisait paraître ton sur ton. Sinon... "Je vais un peu reprendre par ici... - Ce n'est pas trop serré? - Je vous remets encore une fois la veste... - Il faut un peu lâcher par là..." Et hop! tout le bâti a sauté; va-t-il me remettre à nouveau...?

Déjeuner avec les parents. La conversation n'avait pas besoin de nous pour se dérouler tranquillement toute seule. La grande ville à laquelle nous avions rendu visite hier en faisait les frais. Mon père était content du livre que j'avais acheté - "Tu verras, il te servira!" m'a-t-il dit. Ma mère était contente du costume que le tailleur m'avait fait - "Il est vraiment excellent, ce tailleur!" m'a-t-elle dit. Moi, j'étais content d'être de nouveau dans ma petite ville - "Pourquoi quitter l'endroit où l'on se sent bien?" me suis-je dit. A dire la vérité, mon père regrettait que je n'eusse pas pris plus de temps pour consulter d'autres livres - "Tu ne vas pas assez souvent en ville!" m'a-t-il dit. A dire la vérité, ma mère regrettait que je n'eusse pas pris une veste croisée - "La veste croisée est tellement plus élégante!" m'a-t-elle dit.

Lundi. Plus qu'une semaine avant l'école. Je reprenais des notes prises pendant les cours de l'année passée. Un peu de mathématiques. Un peu de physique. Un peu de... Un peu de tout.

En faisait-elle autant? Je sortis le miroir. Elle était à sa table. A l'évidence, elle en faisait autant. Le fouillis avait fait place à des livres et des cahiers bien rangés. Elle paraissait absorbée dans un gros livre illustré de quelques images. Un cours d'histoire, peut-être? L'histoire de quel pays? Je m'étais déjà posé la même question en voyant sur le mur la large carte de géographie... que je n'avais pas réussi à voir si bien que cela. Penser qu'il n'y a peut-être pas de réponses n'empêche pas de poser des questions.

Elle m'avait certainement vu sortir le miroir, car, avant de lever la tête de son livre, elle me fit un grand signe en guise de bonjour. Un instant après, elle me souriait en montrant sa table comme pour m'indiquer ce qu'elle faisait. Je lui montrai en retour mon livre de mathématiques. Elle le regarda avec attention, puis écarta les bras pour montrer, je suppose, qu'elle n'avait pas bien vu. Soudain, la porte de sa chambre s'ouvrit, et il me sembla apercevoir la silhouette d'une femme... Instantanément, tout disparut, et je ne voyais plus dans le miroir que ce qu'on voit ordinairement dans un miroir. Je jetai à tout hasard un coup d'oeil derrière moi. Non, personne n'était entré dans ma chambre. J'attendis un bon moment. Le miroir était toujours muet.

Je repris mes occupations. En réalité, je ne repris rien du tout. J'étais anxieux. Je n'avais pourtant aucune raison de l'être. Je savais déjà fort bien qu'on ne voyait rien dans le miroir lorsque je n'étais pas seul. Il était donc naturel que cela se passât de même façon lorsque quelqu'un entrait dans sa chambre. Naturel? Comment cela, naturel? Il n'y avait rien, rien de naturel dans ce miroir, rien! Et cependant, je n'arrivais pas à m'ôter de la pensée que tout était naturel, tout! Je me souvins de ce que j'avais pensé mardi dernier - au lieu de m'amuser, comme j'avais décidé de le faire. L'homme vu par la fenêtre du train, existait-il vraiment? J'avais dit que plus jamais je ne l'avais revu. Je me sentis de nouveau anxieux. La reverrai-je? Quelques instants plus tard, je la revis dans le miroir. Elle refermait la porte de sa chambre dans laquelle il n'y avait plus personne. Elle courut jusqu'à la fenêtre et me fit de grands signes, en souriant, en souriant...

Le soleil ne nous avait pas quittés depuis trois quatre jours, et le court de tennis chez Fauvette ne prenait guère de repos. Cependant, on dansait moins que d'habitude, et les conversations avaient l'école comme sujet principal.

- Pourquoi n'étudierait-on pas en classe de littérature les poëmes de notre poétesse? demandait la fille à l'air habituellement pensif.

- Excellente idée! Et à la place, on pourrait supprimer les auteurs qui ne nous plaisent pas, déclara le garçon résolu.

On lui représenta que personne ne serait d'accord sur le choix à faire concernant les auteurs indésirables. Il balaya l'argument :

- C'est encore mieux; on supprime tous les auteurs, et il ne reste plus que notre poétesse!

- Non moins excellente idée! s'exclama la fille tout de blanc vêtue, et notre poétesse nous indiquerait elle-même ce qu'il faut dire de ses poëmes; comme ça, nous serions sûrs d'avoir de bonnes notes!

La Poétesse était sceptique :

- Rien n'est moins sûr; si le professeur ne sait pas qu'il s'agit de moi, il y trouvera bien des idées qui lui sont propres.

- Ou piochées dans des manuels de littérature, commenta la fille aux yeux d'un bleu pervenche.

- Les manuels de littérature sont écrits par des professeurs de littérature, observa avec un air profond le garçon à l'air habituellement profondément intellectuel.

- Cet homme est un puits de science! jeta d'un ton moqueur un champion qui arrivait raquette en main.

- En tout état de cause, remarqua Primus, les idées du professeur seront les meilleures!

- Tiens, tu te lances sur les traces de ma soeur! ironisa l'Ingénieur.

- Ne parle pas de malheur! se récria Fauvette, sinon, il va me faire des poëmes mathématiques!

- Si le professeur fait apprendre ses idées au lieu de celles de notre poétesse, que restera-t-il du poëme? intervint le garçon intellectuel.

Un peu de musique cette après-midi. Sans trop de conviction. Je crois que nous attendions l'école qui commençait lundi prochain pour nous organiser. C'est tout bête, mais il faudra bien préparer un emploi du temps; et il ne dépendra plus uniquement de nous seuls.

Le thé était servi.

- Je réfléchissais à ce qu'avait dit hier notre intellectuel, commença la Poétesse; nous aussi, quand nous jouons, nous parlons selon nos idées et non selon celles de l'auteur.

- Nous respectons la partition, lui fit remarquer son frère.

- Ce n'est pas la partition que nous faisons glisser sur nos cordes, intervint Fauvette, ce sont nos archets, les nôtres; c'est notre interprétation, notre pensée.

Je ponctuai :

- Et alors, que reste-t-il du quintette?

Primus protestait :

- Ce n'est pas la même chose! Nous n'obligeons personne...

- Et les professeurs dans les écoles de musique?

Fauvette paraissait découragée :

- L'école transforme, nous transformons, tout le monde transforme; que reste-t-il de ce que touche la pensée?

- Comment croire ce qu'on voit, ce qu'on entend? ajouta tristement la Poétesse.

Le soleil de ces derniers jours allait bientôt s'échapper, à en juger par les lointains nuages qui commençaient à envahir l'horizon. "Je crois que c'est le dernier jour avant l'école pour une promenade", avait suggéré l'Ingénieur. Promenade aux alentours, sans but particulier. Automne. Les arbres étaient nostalgiques. Les feuilles, perdant leur vie, quittaient petit à petit les branches. C'est cela qu'on appelle beau. Un vent léger s'était levé, qui me faisait penser aux vacances qui se terminaient, à l'été, aux chaleurs de l'été, que tempérait parfois ce vent léger venu aujourd'hui comme un souvenir. La pensée touche-t-elle la nature? Peut-être... La nature aussi se transforme. Plus de blé dans les champs. Mais je sais que le blé reviendra. Comme reviendra l'été, comme reviendront les jours, sans qu'on n'ait rien à faire. Rien que regarder. Regarder sans comprendre. En ayant confiance en leur retour.

Midi approchait. Nous n'étions pas très loin de notre petite ville, du côté du cimetière aux portes de l'abandon, mangé par des buissons et des lierres, où nous aimions nous installer pour un déjeuner tout simple à l'ombre des grands arbres côtoyant une vieille chapelle dont les pierres se détachaient peu à peu sous les assauts des vents et des pluies. Je sais que je l'ai déjà dit. Mais qu'on me pardonne! J'ai tant de plaisir à le redire. La nature aussi redit toujours la même chose - ainsi qu'on vient de le voir, dirait l'Ingénieur.

Déjeuner. Déjeuner tout simple.

- Pour pouvoir transformer, il faut qu'il y ait quelque chose à transformer, énonça soudain la Poétesse, au milieu d'une tranche de jambon.

- Tiens, tu as pris des leçons chez notre intellectuel! ironisa son frère.

Mais elle poursuivit, négligeant l'interruption :

- Fauvette avait demandé, il y a un mois de cela je crois, si les sentiments pouvaient être vrais ou faux, dans le cas où ils n'avaient pas de réalité, la réalité des choses qu'on peut voir, entendre, toucher...

- Je m'en souviens très bien, confirma Fauvette, et la question est donc, ainsi que tu viens d'en parler, de savoir si un sentiment, dans le cas où il n'a pas de réalité, peut ou non être transformé.

- Veux-tu dire être transformé de vrai en faux, par exemple? s'enquit Primus.

Elle fit un signe d'assentiment. Je pris la parole :

- Je me souviens aussi que Primus avait résumé notre conversation de ce jour-là en disant que la conclusion paraissait indiquer l'absence de la réalité des sentiments. J'avais, quant à moi, protesté, en parlant du fait - personne ne l'avait contesté - que nous éprouvions tous des sentiments. J'en conclus donc que nous avons la faculté de ressentir ce qui n'est pas réel.

J'avais prononcé ma tirade sans respirer, presque violemment. Primus me regarda rapidement, mais avec attention.

Il pleuvait. Il pleuvait depuis ce matin. Mon jardin s'était recouvert des feuilles abandonnées par les arbres. On dit de ce temps qu'il est triste; moi, je le trouve calme. Calmé plutôt, après les chaudes journées impétueuses de l'été. J'irai en paix à l'école, accompagné par les souvenirs sereins des vacances; musique, poésie, discussions animées, danse, promenades, voyages - Ah, les couteaux sur la plage!... - la grande fête foraine, jouer au train... Souvenirs déjà lointains; ce qui cesse cesse sans attendre.

Un dernier coup d'oeil sur mes livres. L'école non plus n'attend pas; elle est aussi présente à mon esprit que si j'y étais.

A l'école, tout sera réalité. Les sentiments n'y entrent pas. On résout un problème de mathématiques; on explique pourquoi un texte de littérature est intéressant et paraît bien écrit. Que vaudrait un devoir de littérature qui tiendrait en une seule phrase : "Ce récit m'a fait rêver..."? Mon professeur me dirait : "Vous avez le droit de puiser dans votre esprit, cela est même souhaitable; mais que voulez-vous faire d'un rêve? C'est à votre imagination qu'il faut faire appel, tout en s'attachant à donner un sens à ce que vous écrivez."

Très bien; imaginons.

Me revoici - en imagination - dans la gare cachée dans une touffe d'arbres où nous avions été nous promener en juillet. Un train - imaginaire - passe à toute vitesse sur des rails rouillés - réels - encombrés par des arbrisseaux - réels - en menaçant de m'écraser les pieds posés sur ces rails. Le train est passé; la gare, je ne la vois plus, car c'est dans le train que je me trouve maintenant. Ça, c'est de l'imagination! Mon professeur sera content, j'aurai une bonne note. Car ce n'est pas du rêve, tout ce que je décris existe, est réel. Bien entendu, j'ai pensé au miroir; lui aussi existe, lui aussi est réel, je veux dire l'objet lui-même, pas ce que je vois dedans. L'objet, je peux le montrer sans que quiconque s'en étonne.

La nuit est tombée - pourquoi pas? - et je ne puis rien voir par la fenêtre. Je cherche un employé du chemin de fer, afin de lui demander où je suis et où se dirige le train. Pas d'employé. Même imaginé, tout cela peut exister. Je décris une réalité; ce n'est pas comme ce que je vois dans le miroir, dont je ne sais rien, et que je ne peux montrer à personne.

Me voici donc dans un monde réel. Comment vais-je vivre avec cette réalité? C'est simple. Cette réalité, je peux la toucher; je parle, on me répond. Je demande donc aux voyageurs où va le train. Personne ne sait... Les voyageurs n'ont jamais vu d'employé depuis qu'ils se sont retrouvés dans le train, sans savoir comment. Personne n'a jamais cherché à savoir quoi que ce soit. Pourquoi? Parce que tout le monde est occupé à quelque chose et n'a pas le temps. Mais enfin, le conducteur de la locomotive? Peut-être sait-il, me dit-on, mais on ne peut pas aller dans la locomotive.

Sauter du train en marche?

Comment puis-je vivre ici? C'est simple. Il y a tout ce qu'il faut dans ce train, nourriture... Et des hommes - réels - avec qui je peux parler.

N'oublions pas qu'il ne s'agit que d'imagination. Notre monde - véritablement réel - ne ressemble certainement en rien à celui que je viens... d'imaginer.

Et la vie avec elle?

Chez Primus. Nous poussions du bois. Où plutôt, nous ne poussions pas du bois. L'échiquier, devant nous, se demandait ce qu'il faisait là. Nous avions un peu parlé de l'école, Primus et moi, et je lui avais raconté mon... devoir de littérature. Je n'avais fait aucune allusion au miroir. J'avais plaisanté en disant que j'aurais sûrement une bonne note. Il ne disait mot, et tripotait avec persévérance un cheval qui paraissait fort fâché d'être traité de la sorte. Un long moment se passa dans le silence après que mon récit fut achevé. Il prit une longue respiration :

- Tu voudrais sauter du train en marche pour aller la rejoindre?

Je cherchais quoi répondre, mais j'avais déjà répondu un oui à peine perceptible. Un long moment de silence revint, au bout duquel il me demanda :

- Le wagon était fermé et tu ne pouvais pas l'ouvrir?

Je baissai lentement la tête en signe d'approbation. Il reprit :

- Tu as dit avant-hier qu'on pouvait ressentir ce qui n'était pas réel.

Il fit une pause :

- Ton train existe peut-être et nous sommes tous dedans.

Il fit une autre pause :

- Mais si on ne peut sortir, dehors ce n'est qu'un rêve.

Il fit encore une pause :

- Elle est peut-être un rêve.

Il fit une dernière pause :

- C'est peut-être le rêve qui nous donne le désir de vivre.

Dimanche. Le premier jour d'octobre nous quittait; demain, l'école.

Elle était à sa fenêtre. Nous nous sommes parlé toute la nuit. Sans mots; sans ces mots qui s'effacent dans la mémoire.

 

F I N

 

 

 






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