PHOTOS de VENISE et de FRANCE
  ECOUTER  Nous étions joyeux.

TOUS  LES  TEXTES

 

 

NOUS  ETIONS  JOYEUX.


Nous étions joyeux. L'école fermait ses portes pour quelques jours, et nous allions pouvoir nous rencontrer tranquillement pendant la journée.

Les cours n'avaient pas commencé depuis très longtemps. Nous n'étions pas dans la même classe, car j'avais une bonne année de plus qu'elle. Nous n'avions donc pu nous connaître que lors d'une récréation. La durée des récréations est courte, et la cour pleine de monde. Parler n'est pas facile, mais les regards sont souvent plus riches que les mots. Nous nous promenions à pas lents. Lorsqu'on me demandait de participer à un quelconque jeu, je refusais, ce qui me valut un jour une moquerie qui aurait dû porter atteinte à ma dignité de garçon. Cela nous fit rire tous les deux, et irrita les moqueurs.

Il fut décidé que je viendrais chez elle le lendemain, au début de l'après-midi.

Le soir, lorsque je demandai la permission, mes parents me posèrent des questions auxquelles je ne sus pas répondre. Je savais où elle habitait, mais j'avais oublié de lui demander son nom, ce qui parut étrange à mes parents. Quant au reste... je ne savais rien. Ils finirent par me permettre d'aller la voir, à condition de respecter une foule de recommandations. C'était nouveau pour moi, car jusque-là, j'allais seulement chez des camarades que mes parents connaissaient. Je ne compris pas, mais ne m'inquiétai pas et oubliai assez vite... les recommandations aussi, je crois.

Le lendemain, je me présentais chez elle.

Je fus bien reçu par ses parents, avec la distraction habituelle que l'on a envers les enfants qui n'ont rien fait de défendu. Ils me firent savoir que j'allais à la même école que leur fille. Je leur marquai tout l'intérêt que présentait pour moi cette nouvelle. La question de mon âge rapporté à ma taille fut débattue avec soin. Ils m'apprirent que j'étais plus grand que leur fille, sans que je comprisse s'il s'agissait de ma taille ou de mon âge. Mais peut-être s'agissait-il de quelque autre chose, car certaines hésitations dans leur attitude me paraissaient inexplicables. On me posa quelques questions simples sur mes parents, auxquelles je répondis simplement.

Enfin, ses parents nous déclarèrent que nous pouvions aller jouer dans sa chambre. Peut-être ajoutèrent-ils qu'il nous fallait jouer tranquillement, mais je n'en suis pas certain - nous étions en train de sortir du salon.

En entrant dans sa chambre, elle fait un geste large du bras, comme pour me montrer l'endroit où elle vit et pour me dire d'y venir. Je regarde autour de moi; je la vois qui me suit des yeux. Sa chambre n'est pas pleine de monde, mais parler n'est toujours pas facile.

- Regarde, c'est un cerisier, tu pourras manger des cerises, elles sont très bonnes; et puis maman fait des confitures.

Je m'approche de la fenêtre, une grande porte-fenêtre qui rend la chambre très claire.

Elle reprend :

- Si tu n'as pas froid, on peut aller sur le balcon.

Je lui dis que je n'ai pas froid et elle ouvre la porte-fenêtre.

- Ce n'est pas maintenant qu'il y a des cerises, c'est au printemps. L'année dernière, il y en avait plein!

Elle accompagne ses paroles d'un rire gai qui s'envole vers le cerisier. Elle ajoute soudain :

- Heureusement que les chats ne mangent pas les cerises!

- Pourquoi?...

- Parce qu'il grimpe tout le temps sur le cerisier.

- Tu as un chat?

- Mes parents ont pris un chat pour moi. C'est bon pour les enfants!

- C'est bon pour les enfants?

- C'est ce que je leur ai entendu dire à des amis.

- Et toi...

- Je ne peux pas lui parler; il ne répond jamais.

Nous restons un moment silencieux.

- Moi, je n'ai pas de chat.

- Tu as un chien? me demande-t-elle avec curiosité.

- Non, mes parents n'ont pas d'animaux.

- Tu aurais voulu en avoir?

Elle me regarde avec attention.

- Les animaux ne m'intéressent pas.

Il me semble qu'elle est soulagée par ma réponse. J'insiste :

- Les animaux m'agacent. Ma tante a un chien. Quand je vais la voir, elle s'occupe plus de son chien que de moi.

- Ici, personne ne s'occupe du chat. Et...

Elle s'interrompt brutalement, puis, après un silence :

- Ça t'ennuie?

- Que personne ne s'occupe de ton chat?

- Ce n'est pas mon chat. C'est le chat. Non, que ta tante s'occupe de son chien et pas de toi?

Elle ne m'a pas regardé en posant sa question. Elle regarde le jardin. Je réponds d'une voix hésitante :

- Je ne sais pas. Je ne sais pas si ma tante...

- Elle est mariée?

- Oui.

- Et ton oncle?

Je réfléchis. Elle reprend :

- Et ton oncle s'occupe aussi du chien?

- Oui... non... je crois qu'il s'en occupe moins que ma tante.

- Et il s'occupe de toi?

- Il me fait des cadeaux pour les fêtes.

- Le chat, c'était pour mon anniversaire.

Nous restons un long moment sur le balcon sans parler. Je regarde le cerisier et je pense aux confitures.

- Je n'ai pas de cerisier.

- Tu n'as pas de jardin?

Elle m'a posé la question avec un air inquiet. Je prends une voix calme :

- J'ai un jardin, mais avec beaucoup de fleurs et des... beaux arbres - c'est ce que disent mes parents.

- Un cerisier, ce n'est pas beau?

- S'il donne des confitures, pour moi il est beau!

Elle rit, nous rions. Elle prend un faux air de conspirateur et :

- On va en manger tout un pot ensemble!

Nous voici de nouveau dans sa chambre. Elle me montre tout ce qui est près d'elle quand elle est là, toute seule. Sur le lit, quelque chose que je ne peux pas appeler une poupée, quelque chose en chiffon, mais... qui a des yeux, de grands yeux, des yeux qui parlent.

- Je l'ai faite moi-même.

Elle a parlé d'une voix basse et chaude. Elle a ajouté :

- Je l'ai appelée Lune.

Je n'ai pas su quoi dire et j'ai pris Lune... je ne sais pas pourquoi.

- Elle te répond, ai-je prononcé.

Nous sommes restés en silence. J'ai reposé Lune sur le lit et j'ai murmuré :

- Crois-tu que je pourrai lui parler?

- Tu lui as déjà parlé.

Je restai un moment sans penser, puis, comme si c'était une réponse :

- Tu es Aphrodite.

- Aphrodite?

- En classe, on nous a parlé des dieux grecs. Ils vivent avec les hommes. Aphrodite, c'est la déesse de l'amour.

Elle me regarde avec des yeux qui ne bougent pas, et qui ne permettent pas de bouger.

- Viens, je vais te montrer mes livres.

Elle a encore parlé de sa voix basse et chaude. Elle me montre les livres qu'elle lit et des livres de l'école.

- Penses-tu que je deviendrai une grande personne comme mes parents quand j'aurai tout appris? me demande-t-elle.

Sa question me surprend. Je lui réponds en hésitant un peu :

- Je pense qu'on peut grandir sans rien apprendre...

Elle m'interrompt :

- Oui, j'en suis sûre! Mais on ne peut pas faire tout ce que font les grands. C'est parce qu'on ne sait pas faire ce qu'ils savent faire. Je pense que c'est pour ça.

Ses paroles me troublent. Savoir. Je me suis déjà demandé pourquoi je voulais savoir...

- J'ai souvent le sentiment que je suis obligé de savoir...

Elle paraît étonnée.

- Tu penses qu'on t'oblige... commence-t-elle.

Je fais "non" de la tête. Puis :

- Non; on ne m'oblige pas... Enfin, bien sûr, je dois apprendre ce qu'on me dit à l'école, mais ce n'est pas ça.

Elle m'écoute avec attention, la tête un peu penchée vers moi. Ses yeux ne bougent pas et sont bien ouverts.

Je reprends :

- J'ai l'impression que si je ne sais pas... je suis comme sans défense.

- Tu as peur qu'on se moque de toi?

- Peut-être. Mais surtout qu'on me... non pas qu'on me néglige, mais... c'est comme si je ne comptais pas... ou bien que j'étais... pas assez...

- Trop petit?

Je m'attendais à ce qu'elle se mît à rire. Mais elle gardait un air attentif qui m'encourageait à continuer :

- Je ne me sens pas trop petit. C'est eux qui sont grands. Si je ne sais pas, c'est comme s'il me manquait quelque chose - tiens, c'est comme si j'étais invalide; tu sais, quelqu'un à qui il manque une jambe. Et alors, il ne peut pas courir - comme les autres. Et il ne peut pas s'enfuir si on le poursuit.

- Pourquoi le poursuivrait-on?

- Je ne sais pas. C'est comme ça. Mais ça peut arriver. Par exemple, si je ne sais pas répondre en classe, le professeur me poursuit... pour me punir.

- Ceux qui savent punissent ceux qui ne savent pas?

Elle s'interrompt un moment, puis :

- Devenir grand, c'est avoir le droit de punir? Non, ce n'est pas possible.

Elle paraît attristée. J'ai le sentiment d'avoir dit des bêtises. Je tente de me rattraper :

- Je ne pense pas que ce soit comme ça. C'est parce que je suis un enfant que je ne comprends pas comment pense quelqu'un de grand.

Aphrodite secoue la tête d'un air désapprobateur, et :

- C'est quoi, un enfant? On m'appelle "enfant". Des amis de mes parents ont une petite fille de quatre ans; je peux dire qu'elle est pour moi un enfant. Tu es un peu plus grand que moi; pour moi, tu n'es pas un enfant.

Elle reste silencieuse un moment, puis :

- Ma mère m'a dit, il y a deux mois, que maintenant je pouvais avoir des enfants.

Elle me regarde avec attention, puis continue :

- Elle ne m'a pas dit ça comme ça, elle ne m'a pas parlé d'enfants, mais c'est ce que cela voulait dire.

Elle me regarde de nouveau avec attention, et ajoute :

- Tu comprends?

Je suis étonné de ne pas me sentir gêné, et je réponds tranquillement :

- Oui. Un médecin m'a dit, il n'y a pas longtemps, que maintenant je pouvais aussi avoir des enfants.

Je reste pensif. Aphrodite a pris Lune dans ses bras. Je reprends :

- Quand on a des enfants on est papa ou maman, quand on n'en a pas on est un enfant.

Elle a relevé la tête et me regarde en souriant.

- Et il y a donc des grandes personnes qui sont des enfants! s'exclame-t-elle.

Après un petit silence, elle ajoute :

- C'est donc quoi, un enfant?

Elle regarde Lune et lui dit doucement :

- Tu n'es pas un enfant, car tu n'auras jamais d'enfants.

La mère d'Aphrodite nous a invités à prendre un goûter. A notre âge, il fallait manger. Du reste, nous ne faisions rien là-haut, dans la chambre. Et puis on pouvait parler de l'école, et de ce que j'y faisais. Si sa fille travaillait bien, elle pourrait, l'année prochaine, être dans la même classe que moi.

- Mais, Madame, je pense que je serai dans une autre classe à ce moment-là.

- Mais oui, mais oui, je suis tout à fait persuadée que tu es un très bon élève. Aimes-tu mon gâteau? Ma fille l'aime beaucoup. Est-ce difficile dans ta classe? Tu as certainement de bons professeurs, ceux de ma fille sont excellents. Elle travaille très bien, il ne faut pas trop la distraire, elle aime faire beaucoup de choses différentes, c'est très bien, mais le travail de l'école doit être fait d'abord. Tu aimes bien l'école?

- Oui, Madame; j'aime bien apprendre.

- Apprendre tes leçons? Eh bien, c'est très bien!

- Mes leçons me permettent de connaître... de découvrir...

J'hésitais quelque peu, ne voulant pas paraître prétentieux en parlant d'un monde pour moi inconnu dont la découverte m'attirait. La mère d'Aphrodite vint à mon secours :

- Les leçons bien apprises servent à obtenir de bonnes notes.

J'hésitais encore, et commençai :

- Les leçons...

Aphrodite m'interrompt brusquement :

- Les devoirs bien faits apportent aussi de bonnes notes!

Sa mère ne paraît pas du tout étonnée. Elle fait un grand sourire à sa fille et ponctue :

- Tu as tout à fait raison.

Je suis interrogé à nouveau. Mais je crois avoir compris la raison de l'interruption d'Aphrodite. Je répète avec soin tout ce que j'ai lu dans les livres d'école, et tout ce que j'ai entendu chez les grandes personnes concernant la conduite que je me devais d'avoir. La mère d'Aphrodite m'écoute avec l'intérêt qui pousse un chat à contempler une souris. Et une souris a le droit de mentir à un chat.

L'examen s'est bien passé et nous pouvons retourner... jouer dans la chambre.

- Maman sait ce que nous devons apprendre.

Aphrodite a parlé d'une voix posée, teintée d'une légère ironie. Je murmure :

- Nos leçons.

Je poursuis, d'une voix plus haute :

- Et les leçons sont faites pour que nous sachions ce que nous devons savoir.

Aphrodite fait une petite moue triste et :

- J'aime bien ce que j'apprends, mais quelquefois il m'arrive de vouloir connaître autre chose. Et là, ou bien ce n'est pas au programme de l'école, ou bien je n'ai pas besoin de savoir.

- Oui, oui. "Tu le sauras plus tard". C'est ce qu'on me dit souvent. D'un côté je dois être intéressé, d'un autre je ne dois pas être curieux.

- La curiosité, c'est sans doute de chercher à connaître un secret.

- En classe, copier sur son voisin, c'est chercher à connaître un secret.

Aphrodite paraît inquiète. Sa voix est sourde :

- Mais alors, on a raison de nous dire de ne pas être curieux.

Je suis surpris. C'est à mon tour d'être inquiet. Je proteste :

- Dans ce cas, on n'a jamais le droit de savoir ce que savent les autres.

- Tu as raison. Je ne comprends pas...

Nous ne savons quoi dire pendant un bon moment. Aphrodite feuillette un livre sans le regarder. Moi, je pense... sans beaucoup de succès.

Je commence, d'une voix prudente :

- Ce n'est peut-être pas la même chose...

- Mais oui, il ne s'agit pas d'un secret lorsque l'on copie sur son voisin.

- Pourquoi?

- Le voisin a appris la même chose, et puis on ne devrait pas avoir de voisin.

Me voici fort étonné. Je risque un léger rire, tout en remarquant avec sagacité :

- Et on serait tout seul en classe.

Elle me regarde avec un sourire amusé. Puis, d'un ton ironique :

- Même sans le professeur.

Je me mets à rire franchement. Son regard se fait encore plus amusé.

- Comment veux-tu t'y prendre, glisse-t-elle tranquillement, pour savoir si quelqu'un est capable de faire ce que tu attends de lui?

Je n'ai plus envie de rire. J'ai certainement dit une bêtise, mais laquelle? Je réponds :

- Pourquoi attendre?... C'est pour en profiter?

- Quelquefois, on ne peut pas faire autrement. Si tu es malade, il vaut mieux connaître celui qui est capable de te soigner.

- Oui, c'est vrai.

Je n'avais pas pensé à ça. Mais... Je reprends :

- Si je veux savoir de quoi je suis capable, il ne faut pas que je copie sur mon voisin; très bien. Mais, comment savoir si ce que l'on me demande de savoir ou de savoir faire n'est pas mauvais pour moi? Si...

- Attends, attends; tu dis trop de choses en même temps. Je...

Elle s'arrête un moment, puis :

- C'est... Oui, si on me dit que je n'ai pas besoin de savoir, cela peut m'être nuisible.

Elle est tout agitée. Elle continue fiévreusement :

- Alors, il faut être curieux. Il faut chercher à connaître les secrets.

- Et on nous punira.

Aphrodite fait une grosse moue.

- Je n'ai pas envie d'être punie, grogne-t-elle.

- Une souris peut mentir à un chat.

Elle se met à rire, et :

- Et un oiseau peut s'envoler quand il voit un chat.

Elle rit encore, puis va à la fenêtre.

- Tu vois, ajoute-t-elle, je vois souvent le chat guetter les oiseaux.

- Ils s'envolent toujours?

- J'en ai vus qui étaient attrapés. Ils n'avaient pas bien regardé ou ils n'avaient pas été assez vifs.

Je suis venu à la fenêtre, et je regarde le cerisier. Une pensée me vient :

- Nous aussi, nous attrapons les cerises pour les manger.

Aphrodite secoue la tête et fait une grimace.

- On ne veut tout de même pas nous manger, murmure-t-elle.

- C'est peut-être parce que nous sommes des enfants que nous ne comprenons pas ce qu'on veut de nous. Ce que nous apprenons à l'école nous permettra sans doute de comprendre.

- Ah oui! "Tu comprendras quand tu seras grande". Et en attendant, il faut faire confiance.

- Tu as peur qu'on nous mente.

- Je n'ai pas besoin d'avoir peur, je sais qu'on nous ment.

Je suis un peu étonné. Je ne suis pas étonné par ce qu'elle a dit - moi aussi, je pense qu'on nous ment; si ce n'est toujours, c'est au moins parfois - mais je suis étonné par sa certitude.

- Pourquoi en es-tu si certaine?

Elle me regarde sans bouger les yeux.

- Le mensonge, c'est comme la curiosité. La curiosité nous donne les secrets. Le mensonge nous...

Elle s'interrompt, regarde la fenêtre, puis ajoute :

- Tu disais qu'une souris pouvait mentir à un chat. Le mensonge peut donc nous sauver la vie. Et alors, on profite du mensonge. Pourquoi personne d'autre n'en profiterait-il?

- Tu penses que nous menaçons aussi les autres.

Elle réfléchit un moment, va vers la fenêtre, puis s'assied. Je m'assieds aussi. Elle reprend :

- Oui. Nous menaçons, par exemple, les élèves qui sont dans notre classe en voulant être meilleurs qu'eux. Mais je pense aussi que nous dérangeons ceux qui sont obligés de subir notre vie.

- Tu veux parler des élèves...

- Non. Enfin, oui, peut-être. Mais je pense à d'autres...

- Les professeurs?

- Peut-être. Mais...

Elle s'arrête. Elle se relève, va vers la fenêtre, regarde au-dehors. Elle revient, s'assied de nouveau. Elle secoue la tête, puis :

- Je pense aux parents. A mes parents. Aux parents.

- Aux parents!

De surprise, je ne sais quoi dire. Aphrodite secoue de nouveau la tête, pensivement. Au bout d'un moment, je finis par lui demander :

- Pourquoi parles-tu des parents? Nos parents nous aiment. Je pense que tes parents t'aiment...

Elle m'interrompt :

- Oui, j'en suis sûre. Oui. Mais qu'est-ce que cela veut dire : "Ils nous aiment"?

Elle laisse passer un silence, puis ajoute d'une voix grave :

- Ta tante aime aussi son chien. Qu'est-ce que cela veut dire?

Je proteste vivement :

- Tu exagères! Ce n'est pas la même chose!

- Oui, ce n'est pas la même chose. Pourquoi alors utilise-t-on les mêmes mots?

Je ne trouve rien à répondre. Aphrodite s'est levée, elle me montre une photo accrochée au mur. Sa voix est calme :

- Elle te plaît?

Je vois une grande maison près d'une rivière. Autour, de grands arbres. Aphrodite m'explique :

- C'est la maison de mes grands-parents. C'est loin, dans la campagne. J'y passe mes vacances. De temps à autre, des cousins y viennent pour quelques jours.

Je lui dis que la maison donne envie d'y rester, à condition de ne pas être seul et de ne pas s'y ennuyer.

Elle rit :

- Je ne m'ennuie jamais. Quand je suis seule, je vais chez les paysans, à côté. Je regarde ce qu'ils font; ils font des meules, ils traient les vaches. J'ai déjà trait une vache.

Un petit silence.

- Tu aimes la campagne?

Je lui réponds que je ne la connais pas beaucoup, mais que pendant les promenades en voiture avec mes parents, j'ai souvent eu envie...

- D'y rester?

Elle me regarde avec attention en me posant sa question.

- Je ne sais pas. Je ne me suis jamais demandé si j'aurais aimé habiter la campagne.

Je ne sais pas quoi ajouter. Elle me montre d'autres photos prises dans sa campagne. Ses grands-parents, ses cousins - un garçon et sa soeur - des paysans, des champs, des meules de foin...

- Mais non, s'exclame-t-elle en riant, ce sont des meules de paille!

Je prends une mine piteuse. Elle rit de plus belle en glissant ironiquement :

- Mes cousins habitent aussi une ville, comme nous; et ils ne savent pas non plus ce qu'est la paille ni ce qu'est le foin.

Elle ajoute malicieusement :

- Ils ont notre âge, mais quand ils seront grands, je crois qu'ils n'en sauront pas plus là-dessus.

Son visage se rembrunit soudain. Elle prononce d'une voix sourde :

- La campagne ne ment pas. Quand on lui demande du blé, elle ne donne pas du seigle. Et la vache donne le lait qu'on attend d'elle.

Je suis surpris par tout ce qu'elle connaît. Ou plutôt par tout ce qu'elle en pense. Je le lui dis :

- Tu sais, tu me fais découvrir... je ne sais pas... ce à quoi je n'ai jamais pensé. Tout le monde doit t'écouter...

- Personne ne m'écoute ici. Alors, je ne parle jamais; ou très rarement. Et on me dit d'aller apprendre mes leçons ou d'aller me coucher. A la campagne, je parle aux paysans, mais seulement de ce qu'ils font, car mes pensées ne les intéressent pas. Mes grands-parents m'écoutent comme ils écoutent un film avant d'aller dormir.

Elle se tait. Je lui demande doucement :

- Tu es malheureuse?

- Non.

Un petit silence, puis elle ajoute :

- Tu sais, je n'ai eu envie de parler que parce que tu étais là.

Encore un petit silence et elle murmure :

- Je crois que tu ne me mentiras pas.

Je réponds avec force :

- Non, je ne te mentirai pas. Et je sais que tu ne me mentiras pas.

Nous restons silencieux, sans bouger, en nous regardant.

Le temps est-il revenu en arrière? Le jour baissait, il fait clair. Le soleil glissait sur le plancher, il est en haut de la fenêtre.

- Aujourd'hui, c'est encore hier.

- Ou bien hier, c'est aujourd'hui, répond-elle en souriant.

- Je viens d'entrer dans ta chambre, mais c'est comme si je n'en étais pas sorti. Je crois que je n'ai pas prêté beaucoup d'attention à la soirée d'hier à la maison.

- Mes parents ont été plus attentifs! Ils m'ont demandé pourquoi tu revenais de nouveau aujourd'hui.

- Oui, il m'a semblé qu'ils n'étaient pas très contents de me revoir.

- Ce n'est pas parce que c'est toi. Mais parce que c'est quelqu'un d'autre qu'eux-mêmes. Quelqu'un qui peut me parler.

Je m'exclame avec surprise :

- Parce qu'ils ne veulent pas qu'on te parle?

- Non, ce n'est pas cela. Mais ce sont des paroles qui ne viennent pas d'eux, alors ils s'inquiètent.

J'insiste :

- En classe, les professeurs te parlent.

- Oui, mais ils disent ce que mes parents leur ont demandé de me dire.

Elle ne dit rien pendant un moment, puis :

- Mes parents m'aiment bien. Ils voulaient avoir un enfant. Peut-être ne savaient-ils même pas pourquoi. Et quand on a un enfant, on ne l'a pas acheté au marché. Et s'il ne vient pas d'ailleurs, il n'a pas à y retourner. Mes parents m'aiment bien. Mais ce n'est pas moi qui dois vivre, c'est leur enfant.

Nous restons silencieux. Je pense au chat qui attrape les oiseaux.

- Ton chat vit comme il veut...

Elle m'interrompt :

- Nous lui donnons à manger.

- Il peut se nourrir seul en mangeant des oiseaux.

- Alors je dois obéir parce que je ne sais pas attraper les oiseaux.

Elle se met à rire et me lance :

- Sais-tu attraper des oiseaux?

- Sur un arbre, ça doit être difficile. J'aime bien grimper aux arbres.

- On peut grimper facilement à mon cerisier. Je m'installe quelquefois sur les branches, en haut.

- Et tu manges... pas les oiseaux, mais les cerises!

Elle rit encore, puis :

- Tu viendras en manger. Elles sont bonnes.

Je reste songeur. Je lui demande avec une pointe d'inquiétude :

- Tu penses que tes parents voudront que je revienne? Tout à l'heure, ils ne...

Elle me coupe :

- Tu viendras...

Elle s'arrête. Après un silence, elle me regarde de son regard qui ne bouge pas et :

- Si toi, tu veux venir.

Elle continue à me regarder. Le monde où je vis n'est plus que son regard. Je murmure lentement :

- Je ne te quitterai jamais.

Son regard n'a pas bougé. Elle souffle d'une voix lente :

- Je serai toujours là.

Le jour refuse de se lever, malgré le matin qui passe. Il n'y a pas d'école, aujourd'hui. Mais la mère d'Aphrodite ne veut pas que cette journée soit une journée perdue, une journée de paresse. Je ne peux donc aller chez Aphrodite. Il pleut. Non, il ne pleut pas. Le ciel a disparu. Je n'ai pas envie d'allumer dans ma chambre. Je n'ai pas besoin de voir. Le jour n'a pas besoin de m'éclairer, il peut rester dormir. Je dormirais bien, mais je n'ai pas sommeil. Aphrodite se doutait de ce que dirait sa mère. Quel meilleur prétexte que l'école? Aphrodite a vraiment besoin de travailler un jour où il n'y a pas d'école - elle est toujours la meilleure élève! Nous avions donc décidé de nous voir sur le chemin de l'école à sa maison. Le chemin n'est pas très long, mais l'obligation d'aller chez une camarade de classe étudier quelque question nous retarderait.

Nous voici donc sur ce chemin le jour où l'école a repris sa fonction. Il fait déjà sombre. Il ne pleut pas, mais l'air est mouillé. Aphrodite se serre dans son manteau. Je m'inquiète :

- Tu as froid?

Elle me répond en faisant un petit sourire triste :

- Non, je n'ai pas froid, mais nous aurions été mieux à la maison.

Elle secoue la tête, sourit plus gaiement et poursuit :

- J'aime bien marcher. J'aime bien penser, parler en marchant.

Je l'interromps :

- Moi aussi, j'aime bien marcher.

- Oui, mais là, nous sommes obligés de le faire.

Elle fait entendre un rire bref et ajoute :

- C'est parce que nous avons menti...

- Si nous n'avions pas menti, nous ne serions pas chez toi malgré tout.

- C'est vrai. Ce n'est donc pas le mensonge qui nous force à être ici.

Elle laisse passer un silence, et déclare posément :

- Mais le mensonge nous permet d'être ensemble.

Nous ne marchons pas très lentement, car le froid, peu à peu, nous envahit. Mais la maison d'Aphrodite n'est pas loin, et nous devons faire de grands détours pour ne pas nous en approcher trop vite. De temps à autre, nous laissons le silence nous unir. Le silence...

- Le silence ne ment jamais.

Aphrodite me regarde et me répond pensivement :

- Parce qu'il sait à qui il parle.

Au bout de quelques pas silencieux, je reprends :

- Si on sait que les gens à qui on parle sont comme on est soi-même, on n'a pas besoin de leur mentir.

- Et si c'est le contraire, et si on ne leur ment pas?

- Alors, il faut faire semblant d'être comme eux.

- C'est déjà un mensonge.

Je me mets à rire et j'ajoute :

- Oui, mais ce mensonge-là est admis!

- Ah oui! Alors... alors, ce dont on nous dit que c'est mal, on peut aussi nous dire que c'est bien!

- Oui. Oui. C'est bien ou mal d'apprendre nos leçons?

- Tu veux dire si elles ne nous apprennent pas toujours la même chose?

- Oui.

Elle reste silencieuse. Un léger vent s'est levé, et des gouttes invisibles nous piquent le visage.

- Si les oiseaux devaient apprendre des leçons... commence Aphrodite.

Je ne dis rien. Elle continue après un petit silence :

- Si une leçon leur disait de ne pas s'envoler quand vient le chat...

Nous nous regardons.

La lampe est allumée dans ma chambre. J'apprends mes leçons. Aphrodite...

Aphrodite m'a semblé triste, ce matin, à la récréation. J'ai d'abord pensé qu'elle avait quelque ennui en classe, car elle m'a parlé d'un devoir qui lui paraissait difficile, mais je m'aperçus bien vite qu'il s'agissait d'autre chose.

Ce soir, nous marchons, en faisant les détours qui doivent nous retarder. On voit mal le ciel, la pluie va-t-elle tomber?

Aphrodite parle d'une voix assez basse :

- J'ai peur.

Je ne suis pas surpris. Je ne lui demande pas de quoi elle a peur. Je comprends, mais je ne sais pas quoi. Est-ce une réponse que je donne?

- Tes parents?

Elle m'a écouté longuement. Ensuite, elle a... répondu :

- Je n'ai pas beaucoup de forces.

Je suis prêt à affronter l'ennemi. Elle brise mon élan :

- Toi non plus.

C'est vrai; je suis un enfant.

La pluie s'est mise à tomber; elle nous pique de ses aiguilles froides. Aphrodite grogne :

- Il pleut, il fait froid, mes parents ne veulent pas que je vive chez moi... enfin, seulement comme ils le veulent. Viens chez moi!

- Mais...

Je ne sais quoi dire. Je la regarde et je répète :

- Mais...

- Mais, mais! Je dirai que je t'ai demandé de m'aider pour un devoir difficile.

Un silence; elle ajoute :

- Je ne veux pas avoir froid sans en avoir envie. Mes parents n'avaient qu'à me faire naître phoque!

Je la regarde sans doute avec un tel étonnement qu'elle se met à rire :

- Et puis, ça va être amusant!

- Amusant?

J'ai parlé en m'étranglant sur la fin du mot. Elle rit de plus belle :

- Ma mère ne s'attend pas à te voir, elle ne saura quoi décider.

Je réponds vivement :

- Moi je sais; elle va me dire de m'en aller.

- Elle ne pourra pas. Elle ne peut ni accepter ni refuser. Elle ne s'attend pas à ça.

Je reste un moment sans savoir quoi répondre. Pourtant son idée me plaît bien. Peut-être parce qu'il fait froid. Et moi non plus je n'ai pas envie d'avoir froid si je n'en ai pas envie. Je propose :

- Demain... demain ce serait mieux. Nous viendrions tout de suite après l'école. Et puis, tu peux prévenir ta mère ce soir.

Aphrodite fait une moue :

- Ce sera moins amusant.

Je proteste :

- Ce qui compte, c'est qu'on puisse se voir.

- C'est vrai, je suis bête.

Un petit silence et elle poursuit :

- Quand je dis amusant... je pensais à ce que l'on arrive à obtenir avec... le mensonge.

Encore un petit silence et elle ajoute :

- Mais tu as raison. Alors, à demain. Ou plutôt à après-demain, puisque demain il n'y a pas d'école.

Nous nous séparons un peu avant d'arriver à sa maison.

La classe est terminée. J'attends devant l'école. Aphrodite a prévenu sa mère, qui n'a rien dit. Des camarades sortent en me regardant d'un air narquois. Cela m'agace. Aphrodite arrive suivie d'une fille. Je baisse les yeux. Au bout d'un moment la fille s'en va en riant. Cela m'agace.

- Tu viens, me lance sèchement Aphrodite.

Puis elle me fait un bon sourire et ajoute tranquillement :

- Cette fille m'a agacée. Maintenant que nous sommes ensemble, je suis calme.

Je lui réponds :

- Les garçons de ma classe m'ont agacé. Maintenant que nous sommes ensemble, je suis calme.

Nous nous regardons en souriant, mais sans rire.

Nous voici chez Aphrodite. Sa mère est dans le salon.

- Tu es très gentil d'aider ma fille à apprendre ses leçons.

- Je crois que cela m'aidera aussi, Madame; tout seul on peut ne pas s'apercevoir que l'on comprend mal.

Je suis étonné d'avoir répondu si vite à la mère d'Aphrodite. Et... je crois, si bien. Aphrodite ne sourit pas, mais son sourire est franchement railleur. Sa mère me sourit... aimablement. Puis elle m'explique qu'il faut travailler beaucoup, mais qu'il ne me faut pas fatiguer trop longtemps sa fille. Mais elle me remercie d'être venu. Où préférons-nous travailler? Mais il vaut mieux travailler dans la chambre de sa fille parce que ses livres sont là-bas. "Oui, Madame - oui Madame".

Lune nous attend. Je lui dis bonjour. Elle me dit qu'elle est contente de me voir. Elle ajoute qu'elle m'attendait.

- Elle t'aime bien, me dit Aphrodite.

- Elle t'aime bien aussi.

- C'est pour ça qu'elle existe.

- Qu'elle existe?... Ah oui, qu'elle vit!

- Oui. Elle vit pour nous deux. Sinon, il n'existerait qu'un morceau de chiffon. Tu as dit à tes parents...?

- Je voulais leur laisser croire que j'allais chez un camarade, mais j'ai dit que j'allais chez toi.

Aphrodite caresse Lune, puis :

- Il vaut mieux ne pas mentir sur ce qui peut être vérifié.

Après un silence, elle ajoute :

- Je peux mentir sur Lune; personne ne peut vérifier son existence, et on ne verra qu'un chiffon. Lune n'existe que pour toi et moi. A toi, si je mens sur Lune, c'est comme si je te mentais sur moi.

La mère d'Aphrodite nous apporte le goûter. "Vous pourrez travailler tranquillement."

- Ça ne t'ennuie pas, ajoute-t-elle en me regardant avec attention, de travailler sur des sujets qui ne sont pas ceux de ta classe?

J'avais prévu la question. Je répondis calmement :

- Je pense que lorsqu'on explique une leçon, on acquiert soi-même une connaissance plus grande, et en outre, dans chaque classe on a besoin d'avoir bien compris ce qui a été appris les années précédentes.

La mère d'Aphrodite a penché doucement la tête vers moi sans me quitter des yeux.

- Eh bien! a-t-elle dit, je vous laisse travailler.

La grande table d'Aphrodite est près de la fenêtre. On peut regarder le jardin tout en travaillant.

- Maman voulait la placer autrement, ironise Aphrodite.

- Il faut que le travail ne soit jamais agréable...

Elle rit, puis demande :

- Qu'ont dit tes parents?

- La même chose que ta mère tout à l'heure.

- Tu avais... étudié ta réponse, alors!

Nous rions... pas trop fort; car nous travaillons.

Nous sommes convenus que je ne m'attarderais pas, afin de ménager l'avenir. Demain, je ne viendrai pas et dimanche... c'est le jour des parents.

Ce soir, lorsque je suis arrivé, la mère d'Aphrodite ne m'a pas demandé si je venais aider sa fille à apprendre ses leçons. Le goûter a été servi dans la salle à manger et elle est restée le prendre avec nous.

L'école. Bien sûr, nous avons parlé de l'école. Il faut apprendre ses leçons...

- Mais alors, nous ne saurons que ce qu'on nous aura appris?

La mère d'Aphrodite paraît surprise par ma question. Il me semble qu'elle me regarde avec inquiétude.

- Que veux-tu savoir d'autre? me dit-elle lentement.

J'hésite à répondre. Elle ajoute vivement :

- Oui, tu peux aussi apprendre par toi-même; oui...

Elle laisse sa phrase en suspens, puis reprend d'une voix qu'elle voudrait rendre ferme :

- Je pense que tu peux facilement choisir parmi tout ce qui t'entoure, tes parents, l'école, tes amis. Tu peux réfléchir toi-même, bien entendu. Quand tes parents font quelque chose, tu peux chercher à comprendre les raisons...

Elle s'interrompt brusquement, puis, vivement :

- Il faut bien entendu apprendre à bien choisir ses amis.

La mère d'Aphrodite s'est arrêtée de nouveau tout aussi brusquement, m'a jeté un regard très rapide, et nous a proposé des gâteaux.

Les gâteaux sont bons. Soudain, je réponds... à une question qui n'a pas été posée :

- Il ne faut donc jamais apprendre...

Je suis effrayé par les paroles que j'ai failli prononcer : "...ce que les autres ne savent pas". Je termine ma phrase tant bien que mal :

- ...ce qui n'est pas intéressant.

Ma phrase est vraiment bête. Je l'accompagne d'un grand sourire. Le sourire protège. On a montré ses dents. Gare! J'ai déjà montré ainsi mes dents à Aphrodite, lorsque je riais; elle sait que je la défendrai.

Là-haut, dans sa chambre, nous travaillons. Nous travaillons peu, il n'y a pas grand chose à faire. Au reste, Aphrodite n'a pas besoin de moi; j'ai vu ses cahiers, elle sait... ce qu'il y a à savoir.

- Comment connaître ce que personne ne connaît? murmure-t-elle.

Je rêve au lieu de répondre. Elle ajoute vivement :

- Et si on y arrivait - toi et moi?

Je réponds malgré moi :

- Nous serions punis.

Elle me regarde avec une curiosité triste. Puis, accompagnée d'un petit soupir :

- Oui, nous serions punis.

Elle laisse un silence, et :

- Pourquoi?

Encore un silence, et :

- Pourquoi être punis si... si...

Elle s'embrouille... mais se reprend :

- Pourquoi punir les autres parce qu'on ne comprend pas soi-même?

Je... réponds, un peu amusé :

- Par contre, c'est nous qui sommes punis lorsque nous ne comprenons pas... en classe!

Aphrodite proteste avec vivacité :

- Ce n'est pas lorsque nous ne comprenons pas, c'est quand nous ne pensons pas la même chose qu'eux.

Je fais l'étonné :

- Comment veux-tu penser autrement... en mathématiques, par exemple?

Elle reste songeuse un moment, puis murmure :

- Sait-on jamais...

Je ris. Elle me regarde gravement. Je ne ris pas. Elle ajoute lentement :

- Puisque nous ne savons rien, comment pouvons-nous savoir ce qui est vrai ou ce qui est faux? Tu dis en mathématiques, mais ne nous dit-on pas qu'il faut admettre les premières choses qu'on nous apprend, comme étant, paraît-il, évidentes? Et que deviendra celui pour qui ce n'est pas évident? Devra-t-il mentir, ou devra-t-il... s'en aller?

- S'en aller?

- Oui. Je ne sais pas. Je ne sais pas bien ce que je veux dire.

Nous restons silencieux. Le jour s'en est allé; on ne voit plus le cerisier du jardin. Le chat dort-il sur une branche en attendant les oiseaux du lendemain?

Aphrodite a parlé d'une voix basse :

- Personne ne connaît Lune, et nous non plus ne pouvons la connaître.

Elle se lève, va prendre Lune, et s'assoit sur le lit. Elle parle lentement :

- Lune, nous ne savons de toi que ce que nous pensons nous-mêmes.

Elle me regarde, et ajoute :

- Personne ne te connaît. Je voudrais te connaître. Personne ne peut rien m'apprendre sur toi.

Elle s'arrête un instant, puis :

- On peut me parler de toi. On peut me parler de toi. Mais ce n'est pas de toi qu'on parlera. Je veux te connaître.

Encore un court silence, et :

- Comment...? Comment...?

Nous sommes restés silencieux.

Nous sommes restés silencieux longtemps. Nous sommes restés silencieux pendant plusieurs jours. Nous nous rencontrions toujours pendant les récréations, nous nous parlions, nous nous regardions. Mais nous étions silencieux. Autour de nous, tout le monde vivait, comme la terre tourne autour du soleil. En classe, on me faisait apprendre des choses nouvelles, c'est-à-dire des choses nouvelles pour moi; ensuite, je devais montrer que je les avais apprises. Que faisait Aphrodite dans sa classe? Elle apprenait, elle aussi, mais elle me donnait l'impression d'être recouverte d'une armure qui la préservait de ce qui lui était dit. J'étais plus perméable, et par conséquent moins assuré. Nous échangions souvent nos idées, et il m'arrivait de lui demander un conseil. Elle me répondait avec gentillesse, et je m'apercevais bientôt que loin de me diriger, elle me disait simplement ce qu'elle aurait fait elle-même.

Les jours passaient. La cour de récréation nous paraissait de plus en plus grande et nos camarades de plus en plus lointains. Quelques soirs, après la classe, j'allai chez elle, sans montrer d'insistance. Ses parents s'habituaient peu à peu à cette présence discrète; Aphrodite les observait avec ironie.

Un jour, pendant la récréation, je ne sais quel mot, de l'un ou de l'autre, nous fit hésiter à poursuivre la conversation. Je restai muet, je crois, après une remarque d'Aphrodite. Nous nous sommes regardés, et Aphrodite déclara :

- Viens ce soir. Tu diras que j'ai un devoir difficile.

Chez elle. Le goûter. Sa mère est aimable. Un peu plus distraite que dans les premiers temps. Une pensée fugace : elle est un peu gênée. Ai-je vraiment pensé ça? Elle ne parle plus de l'école. Si, elle a dit que sa fille avait de très - très - bonnes notes. Elle buvait son thé tout en parlant. Elle m'a demandé ce que je faisais pendant les prochaines vacances, cet hiver. Je n'avais pas de projets, mes parents ne faisant rien de particulier. Elle m'a dit que si je le voulais, elle proposerait à mes parents de me laisser aller à la campagne, dans la maison de ses parents à elle, où des cousins de sa fille devaient venir.

La proposition était inattendue. Aussi bien pour moi que pour Aphrodite. Je bredouillai des remerciements. Aphrodite déclara qu'elle était très heureuse. Sa mère nous dit que nous pouvions aller travailler.

Nous travaillons donc. Nous sommes surtout assez perplexes.

- Je n'ai pourtant rien demandé à maman, murmure lentement Aphrodite.

Je marmonne :

- C'est très aimable de m'inviter. Qu'est-ce que je fais?

- Tu viens.

Elle a parlé d'un ton net.

Je réponds avec un peu d'hésitation :

- Oui; mais je ne comprends pas...

- Moi non plus.

- Peut-être que tes parents me trouvent....

- Peut-être. Mais pourquoi, lorsqu'il arrive quelque chose d'agréable, sentons-nous que c'est étrange?

Je propose, avec encore une légère hésitation :

- Nous sommes habitués à ce qu'on nous demande des choses que nous ne savons pas toujours.

- Oui; en classe, par exemple.

- En classe, les parents...

- Les grandes personnes.

- Oui. Pourquoi nous demande-t-on cela?

- Pour savoir si nous savons.

- Si nous savons ce qu'ils savent.

- Et pas ce qu'ils ne savent pas.

Nous nous mettons à rire. Le rire s'arrête brusquement.

- Et que nous ne devons pas savoir, ponctue Aphrodite.

Je regarde la fenêtre. Le jardin est sombre. Que fait le chat?

- Le chat ne va pas sur l'arbre le soir. Il attend la nuit. Les oiseaux dorment et ne le voient pas. Mais ils sont sur les petites branches. Il ne peut pas les manger.

Aphrodite a parlé lentement. Je m'étonne :

- Tu observes ton chat. Je croyais...

- Ce n'est pas le chat que j'observe. C'est comment il faut faire pour ne pas être mangé.

- Quand tu es chez tes grands-parents, tu dois beaucoup regarder.

- Oui. Je vais regarder comment ils vont te regarder.

- Tu crois qu'ils ne seront pas contents de me voir?

- Maman leur a déjà parlé. Je ne sais pas. Je ne comprends pas...

- Tu crois que c'est un piège?

Je suis gêné d'avoir dit ça. Aphrodite me regarde avec sérieux. Elle commence :

- C'est possible...

Nous restons silencieux. Elle continue :

- Je voulais te parler... Je ne sais plus... Peut-être que nous pouvons... je ne sais pas...

J'ai envie de lui poser des questions, mais je ne trouve rien. Elle ajoute :

- Je voudrais te connaître. Est-ce que c'est permis? Tu n'es pas Lune. Je ne veux pas savoir de toi ce que je pense moi-même. Je ne veux pas savoir de toi ce que pensent les autres. Est-ce permis? Si ma mère veut que tu ailles chez mes grands-parents... Je ne sais pas...

- Je ne sais pas non plus, mais... je suis content d'aller avec toi à la campagne. Je veux te connaître, moi aussi. Je ne suis jamais allé à la campagne... Seulement pour y faire une promenade. Mais je crois que la campagne ne va pas nous punir.

Aphrodite me fait un grand sourire, et :

- Non, je suis sûre que la campagne sera avec nous.

Pendant quelques jours, comme nous l'avions décidé, je ne suis pas allé chez Aphrodite.

Dimanche, pendant le déjeuner, mes parents m'ont parlé des vacances prochaines. Je les avais mis au courant de l'invitation. "Ça te fera du bien d'aller à la campagne", m'a dit mon père. "Les parents de ta camarade sont très gentils", a dit ma mère. "Il faut absolument les remercier", a déclaré mon père. "Invitons-les", a proposé ma mère.

Au salon. Mon père parle :

- Tu es un véritable professeur, à ce que je vois!

La voix est joviale. C'est une bonne plaisanterie, certainement. Pourtant, j'ai ressenti autre chose. Quoi? Comme je n'ai rien dit, mon père continue :

- Quelles sont...

Un bref arrêt, puis :

- Tu es très bon en mathématiques.

- Oui.

Je n'ai pas envie de parler. Pourquoi? Ma mère intervient :

- Il ne faudrait pas que tu finisses par déranger ses parents.

Je ne sais pas quoi répondre. Mon père... répond à ma place :

- Il se conduit toujours très bien. Tu... n'est-ce pas?

Le "Tu... n'est-ce pas?" était pour moi. Bêtement, je ne l'avais pas compris sur le moment. D'où un retard dans ma réponse. D'où mon père, toujours pour moi :

- Non?

J'ai éclaté de rire. Malgré moi. Puis j'ai rougi. Malgré moi aussi. Mes parents me regardaient, ahuris. Je me calmai très vite.

- Pourquoi ris-tu? ont demandé ensemble mon père et ma mère.

Je me suis soudain senti être une grande personne. Et voilà, maintenant je réponds - avec calme, et amusement :

- Si j'avais dérangé, on ne m'aurait pas invité à la campagne.

Je m'aperçois que je n'ai pas du tout répondu à ce que m'avaient demandé mes parents. Et pour cause : je ne savais pas très bien ce qu'ils m'avaient demandé. Mais j'étais sûr qu'ils voulaient quelque chose que je ne voulais pas leur donner.

Mon père reprend :

- Elle a une grande chambre? Je suppose que vous travaillez dans sa chambre.

- Oui, elle est grande, avec une fenêtre qui donne sur son jardin. Il y a un grand cerisier avec un chat...

- Avec un chat?

- Oui, le chat de ses parents va souvent dans le cerisier pour attraper les oiseaux, et...

Mon père m'interrompt :

- Et vous regardez le chat tout en travaillant?

Je suis toujours calme et amusé. Je réponds avec un sourire :

- Un coup d'oeil entre collègues, ça se fait; nous avons notre travail, et le chat a le sien.

Mon sourire a suffi pour que mon père ne puisse pas accuser ma réponse d'impertinence.

Le téléphone. Ma mère répond. "Je suis très heureuse... - Bien entendu - Oui - Oui - Oh, vraiment! - Mais... - Ça lui fera du bien - Oui - Et vous êtes sûre que cela ne... - Oh, c'est vraiment particulièrement... - Oui - Oui - Eh bien!... - Eh bien!... - Oui, je... Il faudrait absolument que l'on se voie". Suit une invitation à déjeuner pour dimanche prochain. "Avec votre fille, bien entendu, nous serons tellement heureux, mon époux et moi-même..."

- C'étaient les parents de ta petite camarade, m'annonce ma mère.

Mon père a déjà su la nouvelle, ma mère l'ayant chuchotée au début de la conversation.

- Tu as oublié de les remercier, dit mon père à ma mère.

- Comment? Mais si, je les ai remerciés!

Petite discussion.

Donc, je pars avec Aphrodite.

Comment sont ses cousins? Et aussi ses grands-parents?

Ce soir, après la classe, je suis de nouveau chez Aphrodite. J'ai remercié sa mère. Elle m'a répondu que nous nous amuserions certainement très bien à la campagne, avec les cousins qui sont très gentils. Je lui ai dit que j'en étais sûr. Après le goûter, nous montons dans la chambre.

Aphrodite s'est assise sur le lit. Elle me regarde avec force; ses lèvres bougent sans bruit. Soudain elle crie, d'une voix presque basse :

- Je ne veux pas que tu sois Lune!

Je ne la quitte pas des yeux. Elle continue avec la même voix :

- Tu n'es pas un morceau de chiffon. Tu n'existes pas dans la pensée de quelqu'un, de qui que ce soit.

Je suis... peut-être, un peu effrayé. Je... la rassure :

- N'aie pas peur, je ne me sens pas être...

M'a-t-elle écouté? Elle m'interrompt avec avidité :

- Je ne veux pas...

Elle reprend sa respiration, et :

- Quand ils parlent... à l'école... les parents... c'est comme une copie, comme une copie de ce que... Je ne sais pas. Qui leur a dit de... de redire...?

Elle va vers Lune, et reprend :

- Si je mets Lune assise, elle restera assise. Quand les gens parlent, est-ce eux qui parlent, ou est-ce quelqu'un d'autre qui parle à leur place? Je veux t'entendre toi, toi, et non...

Elle s'est assise sur le lit, elle est tombée sur le lit, comme épuisée. Elle ne dit plus rien.

Je ne suis plus effrayé. Je suis inquiet. Je murmure :

- C'est moi qui te parle.

Elle lève doucement les yeux sur moi, me fait un sourire triste, et prononce d'une voix sourde :

- En as-tu le droit?

Je ne sais pas. Je ne sais quels droits je possède. Je réponds :

- Ai-je seulement le droit de vivre?

Il me semble que ma réponse est maladroite. Pourtant, elle me regarde sérieusement. Puis, d'une voix décidée :

- Je me suis aussi posé cette question.

Elle continue, d'une voix amère :

- Personne ne s'extasie devant le fait que j'existe.

Je tente l'ironie :

- Il faudrait s'extasier devant tout un chacun!

- Pas devant tout un chacun, mais devant le fait qu'il existe.

- Si je te parle, et que c'est moi qui te parle, c'est que j'existe moi-même. Mais que puis-je dire qui ne m'aura pas été suggéré... ou ordonné? A l'école, j'apprends, à la maison...

- Si tu apprends des choses, par exemple comment on ouvre la fenêtre, ce n'est pas toi qui es en cause...

- Oui, oui, tu veux dire la pensée... ce qu'on doit penser, ce qu'on doit faire parce que c'est bien...

Je me suis interrompu, car Aphrodite s'est approchée de moi et a posé rapidement ses lèvres sur les miennes.

Puis, elle est allée s'asseoir sur le lit, a pris Lune et a déclaré :

- C'est mal pour les uns, c'est bien pour d'autres. Et nous, allons-nous décider nous-mêmes?

Je suis allé m'asseoir dans le fauteuil, près de la bibliothèque. J'étais étonné. J'étais étonné. J'étais étonné de ne rien avoir ressenti... d'étonnant. Ce qu'avait fait Aphrodite était naturel. Dans ma pensée, il y avait longtemps, longtemps, que cela avait déjà été fait. Cela était à nous, à nous, et à personne d'autre. Je n'avais pas refusé. Nous avions donc décidé nous-mêmes.

- Nous avons...

Ma voix était enrouée. Je repris d'une voix plus claire :

- Nous avons décidé.

Aphrodite ne répondit pas. Elle regardait Lune, et inclina doucement la tête trois ou quatre fois.

Cette nuit, je ne dors pas. Le sommeil me paraît être un étranger, un étranger qui vient m'empêcher de vivre. Lune... Lune n'existe que parce que nous la faisons vivre. Le sommeil est donc là pour que je ne puisse pas vivre toujours; comme je le voudrais. Comme je le veux.

Est-ce bien, est-ce mal... de dormir? Si je ne dors pas, je serai puni de mort. Aphrodite, moi; est-ce bien, est-ce mal? Serons-nous punis d'une autre mort, celle de notre vie, notre vie à nous deux, notre vie à tous les deux ensemble? Qui a décidé que je devais dormir? Peut-être n'y a-t-il personne. Qui décide de ce que nous devons faire, Aphrodite et moi? Peut-être n'y a-t-il personne non plus. Et si l'on ne me dit pas de dormir - ce serait au reste inutile, pourquoi nous dirait-on ce que nous devons faire? Puis aussi ce que nous devons penser?

Ces jours-ci, nous n'avons pas eu beaucoup de temps pour penser. Il fallait tout d'abord s'assurer que ce que nous avions appris à l'école garnissait toujours notre esprit, du moins notre mémoire, puis prouver à nos professeurs que nous n'avions d'autre vie que celle qu'ils nous avaient destinée. Cependant, ces longs jours d'examens se laissaient traverser par des visions de vacances, vacances qui devaient commencer peu de temps après.

Ce matin, je me réveille dans une grande chambre. L'air est vif. Je vais à la fenêtre. La neige recouvre la campagne. La neige est blanche. Oui, la neige est blanche, elle ne l'est pas dans ma ville. Sur les bords de la rivière, l'eau s'est arrêtée, elle a durci. Il ne fait pas froid dans la chambre, mais ce n'est pas la chaleur sèche de ma chambre, chez moi, dans la ville. Dehors il doit faire froid, mais c'est un froid qui m'attire, qui me donne envie de courir.

- Déjà debout!

L'exclamation du cousin d'Aphrodite termine ma course. Je me retourne; il s'étire dans son lit et ne paraît pas avoir envie de se lever.

- Les filles doivent encore être dans leur chambre à dormir, continue-t-il en bougonnant.

- Je t'ai réveillé?

- Non, c'est la lumière.

- On aurait dû fermer...

- Ça ne fait rien; il vaut mieux se lever tôt. A la campagne...

Il achève par une moue. Je lui demande :

- Tu n'aimes pas la campagne?

- Si. Non. Ça dérange mes habitudes.

- Tes habitudes?

Il a un an de plus que moi. Me faudra-t-il avoir des habitudes dans un an? Il répond d'un ton acide :

- Ici, il faut faire ce qui plaît aux grands-parents.

- Ils ne m'ont pas paru...

- Tu n'es pas leur petit-fils. Pour moi et ma soeur, ce n'est pas pareil. Pour elle, c'est normal, elle a trois ans de moins que moi. C'est une enfant. Moi, je suis grand, je suis capable de faire ce que je veux. A l'école, j'ai toujours de bonnes notes. Je n'ai pas besoin qu'on me dise quoi faire.

- Tes professeurs te disent bien...

Il m'interrompt avec un haussement d'épaules :

- Les professeurs disent ce qu'ils doivent dire, et moi je fais ce que... ce qui me donne de bonnes notes.

- Et ta soeur pense comme toi?

- Ma soeur ne dit jamais rien.

Peut-être est-ce difficile de dire quelque chose devant Bonnenote. Moi, je ne trouve rien à dire.

Le déjeuner du matin réunit tout le monde. Les grands-parents, qui ne nous ont pas beaucoup vus hier au soir à notre arrivée, nous posent les questions habituelles que posent... les parents. Je suis, bien entendu, traité à part. On doit me montrer la campagne, la maison; ce sera plus gai pour les enfants si je suis là; est-ce que cela me plaît? ai-je bien dormi? Et puis d'autres choses qui n'ont pu entrer dans ma tête pleine de la neige que je regarde par la fenêtre.

- Tu veux jouer aux boules de neige?

Aux boules de neige... Ah! c'est la soeur de Bonnenote qui m'a appelé. Joue-t-elle aux boules de neige en classe au lieu de chercher les bonnes notes? Je ris en pensant à cette bêtise et lui réponds en même temps :

- Je vais courir et tu vas essayer de me toucher avec ta boule!

Boule de neige se met à rire aux éclats.

- Oui! oui! crie-t-elle.

Elle se lève et va pour sortir. Grand-mère la rattrape : il faut s'habiller chaudement...

Bataille de boules de neige. C'est bon, la neige. Elle est fraîche. Elle est fraîche. Je peux enfin courir.

Bonnenote annonce qu'il faut rentrer pour ranger les affaires de voyage.

Dans la maison, il fait chaud.

Pendant le déjeuner, les grands-parents nous parlent de la campagne. "Elle est belle, elle est calme". N'y a-t-il donc pas de bêtes féroces?

Après le déjeuner, nous allons faire de la luge sur la petite colline derrière la maison. La descente se fait vite, la remontée... peut-être est-elle plus agréable que la descente? Au premier arrivé - dans la descente, bien entendu!

Le soir, nous sommes bien fatigués. Le dîner nous réchauffe. Les grands-parents écoutent les récits de nos prouesses.

Un film nous attend au programme de ce soir. Tout le monde est au salon. Vers le milieu du film, les grands-parents nous quittent - le film était plutôt pour les enfants. "Bonne nuit, ne vous couchez pas trop tard". Le film est amusant. Nous rions. Fin. Les cousins montent se coucher.

Aphrodite et moi sommes restés.

Le salon, assez sombre, est grand. Nous sommes assis sur un canapé, l'un à côté de l'autre. On n'entend pas de bruit. Le salon est grand et silencieux.

Nous n'avons pas bougé ni parlé depuis... je ne sais pas.

J'entends la respiration d'Aphrodite. Elle dit d'une voix basse et lente :

- Nous sommes ensemble.

Je lui ai pris la main. Et je suis resté dans le silence en serrant sa main. Mais sa main n'était pas dans la mienne. Mon bras n'avait pas bougé. Pourquoi? Je ne voulais pas savoir pourquoi.

Nous sommes restés longtemps dans le silence.

Je perçois un tintement. Je m'étais endormi. La pendule a sonné. Une fois, deux fois, trois fois? Je ne sais pas. Aphrodite dort. Sa tête est sur moi. Mon bras est sur ses épaules. J'attends. Puis il faut bien que je respire. Ma poitrine s'est soulevée fortement. Aphrodite s'est réveillée. Elle a bougé la tête, me regarde. Ses yeux sont humides. Elle m'enveloppe de ses bras, me serre fort, se redresse, regarde autour d'elle. J'entends à peine sa voix :

- Il est trois heures.

Nous restons immobiles. Mon bras est toujours autour d'elle, sans peser.

- Il faut... murmure Aphrodite.

Elle s'est interrompue et rit en silence. Puis elle reprend en me souriant :

- Dormir? Nous dormions. Mais il faut aller dans nos chambres.

Je n'ai pas envie de dormir.

- Je n'ai pas envie de dormir! s'exclame-t-elle à voix basse.

Elle se lève, prend un air boudeur et rieur à la fois, et ajoute avec une grimace résignée :

- Allons.

Le doux soleil d'hiver me réveille doucement. Il fait jour. Il doit donc être tard. Dans ma ville, seule ma montre me donne l'heure. Ici, la lumière me dit tout. J'en suis légèrement étonné, car je n'ai pas l'habitude de la campagne. Pourquoi vois-je la lumière, alors que je ne la vois pas dans ma ville? Cela ne s'apprend donc pas? Tant mieux, sinon Bonnenote aurait une leçon de plus à apprendre! A propos, où est-il, Bonnenote? C'est vrai, il est tard, et il a dû se lever plus tôt que moi.

Les grands-parents m'accueillent gentiment. "Eh bien, on paresse!" me dit Grand-père avec un sourire franc. "Mais laisse-le donc, il a besoin de dormir; ici l'air n'est pas le même qu'à la ville!" me défend Grand-mère. C'est vrai, l'air...

- C'est vrai, Madame, ici l'air ne vous bouscule pas, comme chez moi.

Le déjeuner du matin est pris en désordre. Aphrodite est descendue il y a peu, et m'attendait.

Les grands-parents nous ont proposé une promenade en voiture pour nous montrer la campagne. J'ai bien compris que c'était surtout pour moi et je les ai remerciés. "Je crois que c'est la première fois que je vais voir une vraie campagne", leur ai-je dit.

- N'as-tu jamais été te promener avec tes parents? a demandé Grand-mère.

- Si Madame, mais nous n'avions pas de raisons particulières d'aller à tel ou tel endroit; alors j'ai toujours été distrait. Ici...

Je ne savais pas quoi ajouter, et fis un grand geste avec mes bras. Grand-mère comprit.

- Je suis contente que tu te plaises chez nous, dit-elle.

Je remontai dans ma chambre pour me vêtir chaudement; Bonnenote me rejoignit.

- Je n'ai rien dit aux grands-parents au sujet de cette nuit, et ma soeur a dormi sans s'apercevoir de rien, déclara-t-il.

Le temps de comprendre, ou peut-être de ne pas comprendre, il était parti. Je me retrouvai assis sur mon lit, ne sachant comment faire pour me lever. Il le fallait cependant, on m'attendait en bas. Je me levai, et m'y rendis lentement.

- Eh bien, nous sommes prêts! s'exclama gaiement Grand-père.

La voiture, assez grande, nous accueillit - les enfants derrière, les grands-parents devant.

Aphrodite, qui m'avait observé depuis un moment, m'a serré doucement la main.

La neige nous accompagne durant notre promenade. Les champs - "Mais non, ce sont des prés", me souffle Aphrodite - se reposent, solitaires - "Il fait trop froid pour les vaches, elles sont à l'étable; nous irons les voir, mais pas aujourd'hui", me souffle encore Aphrodite.

La route monte sur les collines, descend vers les ruisseaux. Des arbres, partout, paraissent veiller sur des paysages familiers. La neige s'est étendue sur la terre - "Pour la protéger du froid", m'explique Aphrodite. Les bêtes et les hommes sont à l'abri. Mais non, les bêtes sont là, elles sont dans la neige; sans doute ont-elles un abri, elles aussi, mais pas toutes. Et puis, elles sont dehors, comme nous, mais sans voiture. "Leurs voitures, ce sont elles-mêmes, et avec un bon chauffage", me dit doucement Aphrodite. Je regarde à nouveau; la vie est là, quelque part où je ne la vois pas. Je me sens effrayé, effrayé par cette vie qui existe sans que je le sache, sans qu'elle ait besoin de moi.

- Regardez, les enfants...

Grand-père commente, nous décrit ce que nous voyons. Il nous montre un village, là-bas, où les habitants... Je le vois, le village, mais je ne vois pas celui de Grand-père. Le mien n'existe peut-être pas. Il est peuplé de gens que je connais depuis très longtemps, sans les avoir jamais vus. Je sais qu'ils vivent; comme les bêtes vivent dans la neige. Mais Grand-père sait ce qu'ils font, ces hommes, dans le village, il sait ce qu'ils disent.

Retour à la maison. Déjeuner.

- Comment as-tu trouvé notre campagne? Est-ce une vraie campagne? m'a demandé Grand-mère, avec un sourire.

Je n'ai pas de réponse prête. Je commence en hésitant par :

- La neige...

Je ne sais comment continuer. Grand-mère vient à mon secours :

- C'est joli, la neige?

Oui... sans doute... Je m'exclame :

- Oh oui, c'est très joli!

Aphrodite me regarde avec un peu d'étonnement. S'est-elle souvenue de ce que je lui avais chuchoté dans la voiture : "On dirait un cadeau enveloppé dans la neige"? Elle m'avait répondu : "Sous la neige, quand elle aura fondu, on trouvera partout de quoi manger".

Mais Grand-mère n'est pas étonnée du tout. Elle me félicite :

- Tu sais apprécier les belles choses. C'est bien.

Grand-père n'est pas en reste :

- Il faudra que tu reviennes aux prochaines vacances, quand il fera beau. Tu verras comme la campagne est différente quand il fait beau!

Bonnenote s'interpose :

- La différence, c'est qu'il n'y aura pas de neige!

- Oui, oui, confirme Grand-père.

- Et on ne pourra pas jouer aux boules de neige, ajoute innocemment Boule de neige.

Bonnenote la regarde avec colère et grogne :

- Tu as fini de dire des bêtises?

Grand-mère proteste :

- Tu as bien joué aux boules de neige, hier, et tu étais très content!

- Oui, mais je ne pense pas qu'à ça!

- Ah! Quel garçon sérieux! s'écrie Grand-père.

- Il faut bien que quelqu'un soit sérieux, rétorque Bonnenote avec un sourire... désagréable.

Silence. Bonnenote ajoute, avec une gêne dans la voix :

- C'est normal, puisque je suis le plus grand.

L'après-midi se passe dans le salon. Il y a quelques jeux, un peu vieillots, laissés par les grands-parents. Nous y jouons... avec amusement. Le jeu terminé, nous restons là à ne rien faire.

- Et aujourd'hui, personne ne nous dira de travailler! s'exclame gaiement Boule de neige.

- Et tu vas bientôt t'ennuyer, lui lance Bonnenote.

- Je ne m'ennuie jamais, réplique Boule de neige avec une moue boudeuse.

Bonnenote hausse les épaules et ne répond rien, d'un air qui montre une réponse condescendante.

Boule de neige se tourne vers Aphrodite :

- Ça t'arrive de t'ennuyer, toi?

- Non. Je n'y ai jamais pensé, mais je crois que ça ne m'arrive jamais.

Bonnenote intervient :

- Ah! Au moins tu n'es pas paresseuse comme ma soeur.

- Si, je suis paresseuse. Et puis, ta soeur n'est pas paresseuse. Elle a aidé Grand-mère ce matin. Pas toi.

- C'est aux filles...

- C'est aux filles parce qu'elles en sont capables. Et puis, quand je paresse, je ne m'ennuie pas non plus. Je rêve.

Bonnenote grince, ne répond rien, se tourne vers moi :

- Tu es en quelle classe?

J'entends des petits rires légers du côté des filles. Bonnenote n'a pas attendu ma réponse et me parle de son école - il est le premier de sa classe. Il est plein de fougue :

- J'aime tout ce qui est technique. J'aime bien faire quelque chose qui fonctionne, qui fonctionne bien. Quelque chose de difficile. Et toi?

- Oui, oui, si ça peut être utile...

- Oh ça, ça n'a pas d'importance! Ce qui compte, c'est que ce soit bien fait. Mieux fait que les autres.

- Mais si ça ne sert à rien?

- On peut toujours utiliser n'importe quoi à... quelque chose. Une fois que l'on aura fabriqué quelque chose, on trouvera bien à l'utiliser.

Je reste songeur. Je tente :

- Et si c'est nuisible?

Il ricane :

- Si on commence à penser, on ne fait plus rien, déclare-t-il doctement.

Boule de neige glisse ironiquement :

- Heureusement qu'on pense pour toi; toi, tu n'as qu'à te mettre à table, le déjeuner est toujours prêt.

- Tu es bête, tu es bête...

- Mais tu te mets à table quand même!

Bonnenote garde un silence offensé. Boule de neige parle avec Aphrodite... je n'ai pas bien entendu quel était le sujet, car Bonnenote m'a apostrophé :

- Tu as de la chance de ne pas avoir de soeur! Et puis, elle est trop petite, elle ne comprend rien à ce qu'elle dit.

Je lui réponds avec calme, et comme si c'était absolument évident et banal :

- Quand elle aura ton âge, elle comprendra.

Il me jette un regard approbateur et plein de gratitude.

- Eh bien, c'est agréable de voir qu'il y a encore des gens intelligents! dit-il avec emphase.

Et si je n'avais pas été d'accord avec lui, j'aurais évidemment été bête.

J'entends Boule de neige raconter avec animation de quelle façon elle a arrangé sa chambre. Aphrodite l'encourage dans son récit en manifestant son admiration. Bonnenote, ayant donc considéré que j'étais intelligent, me parle de ses projets d'avenir en ces termes :

- Je deviendrai quelqu'un d'important. Je...

Des images d'hommes importants passent devant ses yeux tournés vers le lointain. Il reprend son souffle :

- Lorsqu'on est important, il ne faut pas avoir de faiblesse.

Il se redresse un peu et chasse toute tentation de cette sorte. Sa voix s'affirme :

- Je serai admiré, bien sûr, mais aussi envié. Mais je sais très bien me défendre.

Il se tourne vers moi et tempête :

- Par exemple, je n'admets pas qu'on copie sur moi en classe. Pourquoi un autre serait-il à égalité avec moi si je suis meilleur que lui?

Il chasse derechef... l'imposteur de la main. Rasséréné, il s'allonge sur son siège et ajoute d'une voix... sereine :

- Lorsqu'on est le meilleur, on a des droits. Et on a le droit de les défendre.

Je ne peux pas m'en empêcher. Je risque tranquillement :

- Tu veux défendre ceux qui sont moins bons que toi?

Il reste sans parler pendant un moment. Puis :

- Qu'est-ce que tu me racontes? Ce sont mes ennemis. Ce sont mes droits que je veux défendre.

Suis-je toujours aussi intelligent qu'il y a un instant? Bonnenote veut sans doute s'en assurer.

- Quand tu as fait un bon devoir, tu trouves normal d'avoir une bonne note? me demande-t-il sévèrement.

- Il me semble.

- Alors, tu vois bien que tu as le droit d'avoir cette bonne note!

Il a ponctué cette évidence d'un regard éloquent. Il m'est arrivé cependant de faire un bon devoir, de l'aveu même de mon professeur, et de n'avoir pas eu la note espérée, ledit professeur ayant préféré, au sujet d'un auteur, son jugement au mien. Sans doute, ce dit professeur avait-il raison. Quoi qu'il en soit, son droit, étant inhérent à sa fonction, prenait sans conteste le pas sur le mien.

Mon silence a inquiété Bonnenote. Il me demande... avec inquiétude :

- A quoi penses-tu donc?

Je lui réponds avec un vague sourire :

- Je réfléchissais. Je me demandais quels étaient les droits que me donnait mon droit.

Bonnenote me regarde... avec inquiétude. Mes paroles ont dû l'inquiéter. Il me scrute. Pile ou face? Suis-je très intelligent ou suis-je très bête? Seulement voilà : il doit décider seul, sans ses livres, sans ses professeurs. Et qui lui dira s'il a tort ou raison? J'ai envie de lui demander : "Si tu n'attends pas de note, tu ne feras rien?"

Boule de neige sauve la situation, si tant est que la situation demandât à être sauvée.

- J'ai faim. Grand-mère a certainement préparé le goûter! s'exclame-t-elle.

C'est bon un goûter. Il n'y a toujours que de bonnes choses, bien sucrées. Boule de neige se gave.

- Les vacances devraient durer tout le temps! déclare-t-elle.

Une grande cuillerée de confiture ponctue cette déclaration.

Bonnenote grogne :

- Tu finiras bien par grandir...

Boule de neige l'interrompt :

- Il y a des grands qui sont toujours en vacances. Ceux qui ne sont pas obligés de travailler.

- Et on ne peut pas travailler parce qu'on aime ça?

- Les animaux sont toujours en vacances.

- Tu n'es tout de même pas un animal!

Boule de neige boude; Bonnenote paraît satisfait. J'entends Aphrodite murmurer :

- Les bêtes sauvages, il leur faut trouver de quoi manger. Les bêtes domestiques sont mangées.

La soirée se passe à regarder un spectacle amusant à la télévision. Les grands-parents montent se coucher aussitôt après. Nous restons à bavarder. Bientôt, les cousins ont sommeil. Ils se retirent. Bonnenote jette en sortant :

- On vous laisse...

A-t-il mis un point d'interrogation ou un point d'exclamation à la fin de sa phrase? Je me sens un peu agacé.

- Ton cousin paraît...

Je ne sais quoi dire. Aphrodite me regarde pensivement.

- Tu te souviens, dit-elle d'une voix basse, nous avions décidé.

Oui, je me souviens. Je n'ai même pas...

- Je n'ai même pas besoin de m'en souvenir, j'y pense tout le temps.

Ce n'est pas très précis. J'ajoute :

- Je ne veux pas dire que j'y pense, mais que cela est présent dans ma pensée, tout le temps. Je...

Elle m'interrompt doucement :

- Je comprends.

Elle fait une petite pause, puis :

- Moi aussi.

Elle sourit, et :

- "Moi aussi", ce n'est pas très clair, mais nous ne sommes pas en classe...

- Oui, oui, j'ai compris; il n'y a pas qu'en classe qu'on comprend.

Nous restons en silence. J'ai envie d'expliquer ce que je ressens, mais je ne trouve pas mes mots... ou peut-être ce que je ressens m'est-il difficile à formuler. Aphrodite est plus nette :

- Donc, pour lui, c'est mal.

Donc, pour lui, c'est mal.

- Donc, pour lui, c'est mal.

J'ai prononcé cette phrase sans presque ouvrir la bouche.

Ai-je répété ce qu'a dit Aphrodite, ai-je dit ce que je pensais? Je ne sais pas. Cela se présente mal à mon esprit. J'ai l'impression...

- J'ai l'impression qu'on m'a dit - qu'il m'a dit, peut-être - d'aller là, et je ne sais pas où est ce là.

Aphrodite m'a écouté avec attention. Son regard ne me quitte pas. Sa voix est calme, décidée :

- Ce là est à lui, aux autres. Il n'est pas à nous.

Nous restons en silence.

Ce matin, la neige vient tapisser la fenêtre pour m'accueillir à mon réveil. Il fait sombre, dehors. Dans le lointain, une clarté me fait signe. Je le ressens comme un appel, un appel à partir. Où? Je ne sais pas, je ne dois aller nulle part. J'éprouve un léger sentiment de gêne; sans raison. Mais cela me pousse à sortir de la chambre pour aller... je me retrouve au salon, que j'ai quitté il y a... fort peu de temps, car j'ai encore bien sommeil! Ai-je fait du bruit en descendant? Voici Aphrodite qui vient me rejoindre.

- Tu es déjà levé? me dit-elle.

- J'ai vu le jour venir, et... et je... je n'ai pas sommeil.

Elle rit doucement :

- On ne le dirait pas, à te voir. Mais je suis comme toi, je dors à moitié... et je n'ai pas sommeil.

Personne d'autre ne paraît être éveillé. Le jour vient, mais il vient lentement.

- Tu as faim? me demande Aphrodite.

Peut-on avoir faim alors qu'on dort encore? Pourtant...

- Oui, c'est vrai, j'ai faim. Tu as bien fait d'y penser. Mais...

- Ne t'inquiète pas. Je sais où tout se trouve. Nous allons nous faire un bon déjeuner. Personne ne se lèvera avant un moment. Seules les bêtes se lèvent pour attendre le soleil.

Elle commence vivement à préparer le festin. Je tente de l'aider, mais elle proteste :

- Non, non, tu vas tout casser. Les garçons sont maladroits.

- Comment le sais-tu?

- Voir mon père est suffisant.

Elle ajoute sans transition :

- Mets les tasses.

Je ris :

- Tiens, je ne vais pas les casser?

Elle rit à son tour :

- Non, je te surveille!

Nous voici en train de festoyer. Je lui demande :

- Les bêtes aussi mangent avant de voir le soleil?

- Le soleil est déjà levé. Regarde.

C'est vrai, la lumière a changé. Mais je ne vois pas le soleil.

Aphrodite explique :

- Il est dans la brume. L'hiver, il y a souvent de la brume. Tu le verras dans une heure, lorsqu'il sera passé au-dessus.

Le déjeuner se termine. Il me semble bien que nous sommes maintenant tout à fait réveillés.

Aphrodite s'exclame soudain :

- Et si nous allions voir les vaches à l'étable? Tu te souviens? je te l'avais promis hier.

Et nous partons.

Il fait chaud dans l'étable. Les vaches sont couchées par terre. "Elles sont sur de la paille", me dit Aphrodite. Il fait assez sombre, mais on voit bien. Il y en a une dizaine. L'odeur me surprend; elle est forte, mais... rassurante. Aphrodite me sourit lorsque je le lui dis.

- Je suis contente que tu aimes leur odeur.

Elle a parlé doucement, avec une sorte de suavité. Nous allons d'une bête à l'autre; Aphrodite leur dit quelques mots simples, elles paraissent contentes de l'écouter, et même... certaines lui répondent à voix basse. De petits tas de foin - je sais maintenant que c'est du foin - parsèment l'étable.

Je demande avec curiosité :

- C'est leur lait que nous buvons?

- Oui, les paysans nous connaissent bien et nous fournissent leurs produits.

- C'est étrange...

Elle me regarde avec étonnement. Je poursuis :

- Non, c'est moi qui éprouve une impression étrange. Dans la ville, on va dans une boutique, on achète à des gens qui... n'ont pas leur vache, leur vache à eux. Et... ils vendent... un liquide... c'est du lait... bien sûr... mais...

Je ne sais comment continuer. L'étonnement d'Aphrodite a fait place à un sourire, un sourire caressant. Elle achève ma pensée :

- Leur lait ne vient pas de leur vie.

Nous nous sommes assis sur une pierre, adossés au mur. Les vaches nous regardent, de temps à autre, tranquillement. L'odeur pénétrante du foin qu'elles mâchonnent lentement m'engourdit peu à peu. La main d'Aphrodite est dans la mienne. L'étable est en paix.

Nous revenons par les prés. La neige nous accompagne silencieusement. En approchant de la maison, nous voyons Boule de neige courir vers nous. Tout essoufflée, elle nous confie :

- Ils n'ont pas vu que vous étiez partis.

- Qui ça? demande Aphrodite, étonnée.

- Les grands-parents.

- Les grands-parents? Je les ai prévenus.

- Tu les as prévenus?

- Oui. En partant. Ils venaient de se réveiller.

- Ah bon!

C'est au tour de Boule de neige de paraître étonnée. Quant à moi, j'aimerais bien savoir... Je lui demande :

- Pourquoi nous dis-tu ça?

- C'est mon frère qui m'a dit de ne rien leur dire.

- Pourquoi?

- Je... je ne sais pas... sans doute pour qu'ils ne s'inquiètent pas.

- Pourquoi se seraient-ils inquiétés?

- Je ne sais pas. Parce que vous n'étiez pas là.

- Et alors?

- Ils auraient pu avoir peur qu'il vous soit arrivé un ennui.

- Un ennui?

- Que vous vous soyez perdus.

Aphrodite se met à rire :

- Je connais bien les environs, tu le sais bien.

- Oui, c'est vrai... Vous auriez pu avoir froid... Non; non, non. C'est bête ce que je dis... Mon frère s'est inquiété pour rien. Il est bête!

Boule de neige paraît toute penaude. Un instant après, elle nous lance joyeusement :

- Vous vous êtes bien amusés? Où êtes-vous allés? C'est dommage; si j'avais été réveillée, je serais partie avec vous. Vous venez faire de la luge? Non, on n'aura pas le temps avant le déjeuner. Après le déjeuner, alors? Mon frère ne veut pas, il lit.

Entendu pour la luge.

Bonnenote est bien en train de lire. Un ouvrage technique sur les moteurs de voiture. Puisqu'il lit, je ne vais pas le déranger - ni lui parler de notre promenade!

Le déjeuner est le bienvenu. La promenade m'a ouvert l'appétit. Aphrodite ne demeure pas en reste. Grand-mère, s'étant assurée que tout le monde était servi, m'adresse ainsi la parole :

- Es-tu content de ta visite à la ferme? Tu as dû trouver la vie là-bas bien différente de la vie à la ville.

Bien entendu, je surveillais Bonnenote. Bien entendu, il eut l'air effaré. Il me regarda, et vit, n'est-ce pas, que j'avais un léger sourire ironique aux lèvres, lequel, n'est-ce pas, avait nettement l'air de lui être destiné. Mais comment pouvait-il en être sûr? Histoire de lui faciliter les choses, je me tournai franchement vers Grand-mère, et lui répondis le plus naturellement du monde, d'un ton dégagé :

- Nous n'avons pas été à la ferme même, mais à l'étable.

- A l'étable? s'étonne Grand-mère.

J'explique en riant :

- On ne voit pas beaucoup de vaches en ville!

- Et alors, ça t'a plu? intervient Grand-père.

- Oui. Beaucoup. J'avais le sentiment d'être... chez elles; comme si elles me recevaient.

Grand-père est ironique :

- De quoi avez-vous parlé?

Grand-mère proteste :

- Ne le taquine donc pas!

- Non, non, c'est vrai, nous avons parlé. Silencieusement, mais nous avons parlé.

Je reste pensif un moment, puis j'ajoute :

- Elles m'ont dit qu'elles faisaient ce qu'elles savaient faire. Du lait, bien sûr. Sans doute d'autres choses. Je ne sais pas. Elles ont aussi demandé... Ce n'est pas facile pour moi de les comprendre, je n'ai pas l'habitude... Je crois qu'elles ont demandé une bonne étable, où il fasse chaud, et du foin. Du foin... oui, pour le manger... et puis pour en faire du lait, du lait pour nous.

Personne ne dit rien. Aphrodite me regarde avec des yeux qui me remercient. Je poursuis :

- Je crois qu'elles sont contentes de leur étable.

Grand-mère montre un gentil sourire :

- Tu ferais un bon paysan, dit-elle avec conviction.

Bonnenote s'est mis à bougonner. Nous le regardons. Il s'interrompt, puis déclare :

- Je préfère parler avec les hommes plutôt qu'avec des vaches. On apprend tout de même plus de choses. Les vaches ne sont que des bêtes!

Boule de neige intervient avec vivacité :

- Moi, je trouve qu'on peut bien parler avec les vaches. Et puis, elles sont gentilles!

- Qu'est-ce que tu peux leur dire? Des bêtises! Et leur vocabulaire est plutôt restreint! grogne son frère.

Boule de neige se renfrogne :

- Pas du tout. Et puis, toi, tu ne peux pas les comprendre. Et d'ailleurs, tu ne le connais pas, leur vocabulaire. On ne te l'apprend pas à l'école. Et alors, tu ne le connais pas!

Bonnenote fait une grimace d'impatience :

- Que peux-tu apprendre d'une vache?

Boule de neige ne répond pas et baisse la tête. J'entends la voix calme d'Aphrodite :

- A regarder avec simplicité.

La luge file en laissant derrière elle des vapeurs de neige. Le froid vif pique les yeux. Bonnenote, heureux, se distingue. Sa soeur lui dispute - en vain - la victoire. Aphrodite esquisse des figures. Moi, je ne suis pas rassuré; j'ai déjà terminé une ou deux fois la descente de la colline... derrière ma luge! Pendant la remontée, Bonnenote se moque gentiment de moi et nous fait tous rire par ses reparties amusantes. C'est distrayant de glisser sur la neige, c'est agréable. Bonnenote aussi est agréable, eh oui! il est agréable... Il glisse, il parle, avec tant d'insouciance... Il est... eh oui! pourquoi ne serait-il pas sûr de lui? Il glisse mieux que les autres, en tout cas mieux que nous! A l'école, il est le premier de sa classe. Cela plaît donc, ce qu'il fait. Et il aime faire ce qu'il fait...

La luge file de nouveau dans les vapeurs de neige. Le froid vif pique toujours les yeux. Boule de neige rit aux éclats...

Le dîner est animé. Il faut tout raconter aux grands-parents qui écoutent, ravis de notre contentement... et de notre appétit. Après le dîner, tous les parents se mettent à téléphoner. Il faut de nouveau tout raconter... Les parents, satisfaits, raccrochent. Nous sommes en bonne santé, nous nous amusons bien, nous mangeons bien, et le séjour nous plaît beaucoup. Ah oui! Les grands-parents sont très gentils - ce qui est vrai, d'ailleurs - et nous sommes, oh combien! sages.

- C'est quoi, être sage?

J'ai posé la question pensivement. La télévision est éteinte. Tout le monde est parti se coucher. Aphrodite et moi sommes restés comme les autres soirs. Bonnenote est parti en nous lançant : "On ne va pas vous déranger!" avec un grand sourire. Boule de neige s'est écriée : "C'est vrai, on vous dérange?" d'un ton étonné. Aphrodite l'a rassurée en riant. Boule de neige a dit à son frère : "Tu vois, ils ont des choses à se raconter, c'est pas comme toi!"

Le silence a suivi ma question. Etait-ce une question? Mais je poursuis :

- Ton cousin nous explique qu'il nous protège... en ne disant rien à tes grands-parents. C'est gentil, oui, oui, vraiment gentil de sa part. Mais alors, c'est qu'il considère que ce que nous faisons est mal.

Aphrodite se pince les lèvres.

- Pour les uns c'est bien, pour les autres... Tu te souviens de ce que nous disions? demande-t-elle.

- Oui, je me souviens. Alors, qu'avons-nous choisi? D'accepter que lui ou un autre pense que nous savons que nous faisons le mal?

Nous restons en silence. Je lui prends la main, je la serre. Elle serre aussi.

- Je resterai près de toi, murmure-t-elle.

Ce matin, de l'autre côté de la fenêtre, le paysage a disparu. La neige est venue jouer à faire de grandes poursuites au-dessus des collines. Boule de neige a, bien évidemment, de grands projets de bataille. La matinée se passe à disparaître dans l'épaisseur blanche. Nous revenons, riant et criant... et recouverts de toute la neige du monde.

Le déjeuner est pris d'assaut. Peu à peu le calme revient.

- Je pense que vous allez vous reposer cet après-midi, dit Grand-mère.

- Vous devez être fatigués, ajoute Grand-père.

- Moi, j'ai un livre à lire, déclare Bonnenote avec sérieux.

- Moi, je dois écrire à une amie, dit Boule de neige.

- Ah! Que d'occupations! s'exclame Grand-mère.

- Et vous deux, à quoi allez-vous vous occuper? demande Grand-père en se tournant vers Aphrodite et moi.

- Je voulais lui faire visiter le grenier, répond Aphrodite.

Grand-père s'étonne :

- Le grenier? Qu'est-ce que vous pouvez bien trouver...

Grand-mère l'interrompt :

- Tu sais bien que les enfants adorent fouiller là où il y a de vieilles choses!

Grand-père prend un air dubitatif... et remarque d'un ton tout aussi dubitatif :

- Moi, je n'ai jamais vu quoi que ce soit...

Il suspend sa phrase, puis ajoute, en regardant Aphrodite :

- Et il n'y a que vous deux qui vouliez y aller?

Personne ne dit rien. Au bout d'un moment, Bonnenote s'exclame avec un petit rire forcé :

- Oh! Ma soeur et moi, nous le connaissons bien, le grenier!

- Oui, oui, marmonne Grand-père.

Grand-mère a laissé sa fourchette en l'air, et a regardé Grand-père. A-t-elle jeté un rapide coup d'oeil sur Aphrodite? Nous mangeons.

- Qu'y a-t-il pour le dessert?

Boule de neige a lancé sa question d'une voix insouciante. Grand-mère lui répond vivement avec un grand sourire :

- Tu n'as sans doute pas vu le gâteau au chocolat?

- Oh si! Oh si! Mais j'ai hâte de le manger!

La conversation reprend. Grand-père nous parle de la campagne, nous raconte ce que font les paysans pendant l'hiver...

Le grenier est immense. Et que de choses attendent là depuis... "...des siècles!" me souffle Aphrodite. Je lui glisse en souriant :

- Tu crois que tous ces objets nous attendaient?

- Moi, ils me connaissent. C'est toi qu'ils attendaient.

Nous restons à fureter. Je découvre un tableau : un homme habillé à l'ancienne.

- C'est un très ancien grand-père, m'explique Aphrodite.

- Il a l'air gentil. Pourquoi est-il au grenier?

- Il y a un autre portrait de lui en bas. Un portrait plus grand.

- Oui, je me souviens maintenant. Seulement, il avait l'air plus sérieux.

- Ce devait être un portrait pour tout le monde. Je préfère celui du grenier, moi aussi.

Elle le regarde à nouveau, et ajoute :

- Je crois qu'il est content de nous voir ensemble.

- Oui. Mais celui d'en bas ne l'est pas.

- Un homme peut donc avoir deux opinions?

- Oui, la sienne et celle... sérieuse... celle pour les autres. Donc aussi celle des autres.

Nous restons songeurs. Des pas se font entendre dans l'escalier. Nous nous regardons en hochant la tête. Apparaît Grand-mère. Elle parle à Aphrodite d'une voix toute souriante :

- Ton grand-père a retrouvé la clef de la malle où se trouvent des poupées très anciennes.

- Ah oui, la malle fermée à clef! commente Aphrodite.

- Oui. Nous pensions que la clef était perdue.

- Oui, oui, je sais.

- La voici. Tiens!

Grand-mère se tourne vers moi, et me demande avec gentillesse :

- Tu t'amuses bien parmi ces vieilles choses?

- Oui Madame, j'ai l'impression de découvrir un monde perdu.

Grand-mère me regarde longuement.

- Tu es un bon garçon, me dit-elle en souriant.

Et elle redescend tranquillement.

Nous restons silencieux un long moment. Aphrodite s'est mise à jouer avec la clef. Elle me regarde et prononce d'une voix basse :

- Pourquoi quand tout le monde a la même opinion, l'opinion de tout le monde est-elle différente?

- Peut-être parce que chacun a peur des autres.

J'ai répondu d'instinct. La peur est un instinct. Aphrodite secoue la tête.

- Et comment sait-on ce que pensent les autres?

Sa question ne me paraît pas simple. Je suggère :

- On suppose que les autres pensent autre chose que ce qu'on pense soi-même.

- Tu crois?

- Je ne sais pas.

- Bon. Il ne nous reste plus qu'à aller voir les poupées.

- Les poupées?

Aphrodite agite la clef en riant.

- Les poupées de...

Ah! c'est vrai... Je poursuis son explication :

- ...de la malle que ton grand-père...

Elle m'interrompt, riant toujours :

- ...a découvertes dans le grenier!

Je hoche la tête et grogne :

- Lui aussi...

Aphrodite prend un ton conciliant :

- Non... pourtant...

Et après un petit silence, elle déclare d'une voix ferme :

- Eh bien, chacun décide comme il le veut!

Elle ajoute aussitôt :

- Les poupées!

Elle ouvre la malle. Des poupées en porcelaine brillent comme un gâteau desséché couvert de sucre glacé. Les yeux de poisson mort...

- Il est frais mon poisson!

Mon imitation de la marchande fait éclater de rire Aphrodite. Elle me taquine :

- Tu vas dire ça à mon grand-père?

- Oh, non! Je ne voudrais pas te priver du plaisir de le lui dire toi-même.

Nous rions. Je pense à Lune. Je pense à Lune tout haut :

- J'aime bien Lune.

Aphrodite me serre le bras. Nous restons en silence.

Le froid, ce matin, avait rendu immobiles et muets la terre et le ciel. Les bêtes étaient invisibles, et les nuages n'avaient pas osé venir. Le soleil et la neige n'étaient tous deux qu'une seule lumière resplendissante.

Nous avancions avec peine à travers la neige épaisse tombée dans la nuit. Le but était lointain, mais inconnu. "Si on allait faire une longue promenade demain?" avait proposé Bonnenote avant d'aller se coucher. Boule de neige avait bondi de joie. Le déjeuner du matin avalé, chaudement vêtus, nous partîmes donc à l'aventure.

Aller à pied, ce n'est pas aller en voiture. Beau raisonnement! J'ai l'habitude d'aller à pied dans ma ville. D'aller à l'école, par exemple, ou chez des amis. Mais je ne regarde rien. Je ne regarde jamais rien autour de moi. Sauf évidemment ce qui me sert à trouver mon chemin. Et puis, que pourrais-je regarder? Toutes les maisons, toutes les boutiques se ressemblent.

- Comment peux-tu dire cela? s'écrie Bonnenote.

Boule de neige proteste aussi :

- Un marchand de légumes pour la soupe et une pâtisserie ne se ressemblent pas du tout!

Je tente d'expliquer :

- Oui, mais ce sont tout de même des boutiques. Alors qu'ici...

Bonnenote ricane :

- Bravo! C'est vrai qu'ici un arbre est très différent d'un autre arbre!

- Les oiseaux aiment les cerises, intervient Aphrodite, ils n'iront pas les chercher sur un chêne.

- Je n'irai pas non plus chercher des gâteaux chez un marchand de légumes, proteste de nouveau Boule de neige.

Nous continuons à peiner en silence dans la neige. Silence rompu par Bonnenote :

- La neige, c'est de l'eau gelée. A droite, à gauche, c'est toujours de l'eau gelée.

De l'eau gelée; sans doute. Mais alors, pourquoi...? Je demande à Bonnenote :

- Mais alors, tu nous as proposé d'aller marcher dans de l'eau gelée?

Bonnenote ne se laisse pas faire :

- L'eau peut être belle à regarder. Les marins aiment la mer.

- Les marins se font marins pour regarder la mer?

Ma question ennuie Bonnenote. Il grogne :

- Tu changes de sujet. Nous parlions de la campagne et de la ville.

Aphrodite s'exclame en riant :

- Heureusement que nous ne sommes pas à l'école! Ici on peut changer de sujet sans avoir de remarques... autres que les tiennes!

- J'aime bien savoir de quoi je parle, grogne encore Bonnenote.

Boule de neige nous a appelés. Elle cherche quelque chose sur la neige.

- Regardez, ce sont des traces de pas. Je voudrais bien savoir... commence-t-elle.

- Un lapin, répond son frère.

- Tu es sûr? insiste-t-elle.

- Je ne sais pas. Peut-être un lièvre. Quelle importance?

Boule de neige ne paraît pas satisfaite de la réponse de son frère. Mais personne ne propose de réponse. J'ironise :

- Les boutiques, au moins, on peut les reconnaître facilement.

- Et si on a besoin d'un lapin, on va l'acheter, renchérit Bonnenote.

Nous n'avons pas fait beaucoup de chemin, mais la route me paraît longue. Il n'y a pas de neige dans ma ville. Et s'il y en a, elle n'est pas si épaisse.

Bonnenote a certainement raison en affirmant qu'un arbre ressemble à un autre arbre. Pourtant, ici, je regarde tout. Bien que je n'aie pas vu les traces du... lapin. Qu'est-ce qui me fait regarder? Je n'ai rien à acheter, comme dans les boutiques. Au reste, le voudrais-je, il n'y a rien. Que de la neige - de l'eau gelée comme le dit Bonnenote. Et les bêtes, où vont-elles acheter, quand elles font leurs courses?

Aphrodite m'a entendu. Elle me répond :

- Les bêtes sont comme toi, elles regardent tout. Celles qui ne regardent pas sont dans l'étable; le foin est près d'elles.

Nous marchons toujours. Je pense aux promenades que j'ai l'habitude de faire avec mes parents. Promenades reposantes et distrayantes - non, plutôt ennuyeuses. Ici aussi je me promène. Mais marcher demande un effort. J'ai le sentiment d'avoir à faire... je ne sais quoi... La barrière du pré ne fermera pas bien cet été. Boule de neige me renseigne :

- La fille du fermier l'a réparée au printemps de l'année dernière.

Je réponds avec sérieux - il m'a semblé que la chose était importante :

- Elle n'a pas bien travaillé.

Boule de neige semble gênée.

- Elle a mon âge. C'est difficile. Son père était occupé avec les bêtes.

Elle a parlé d'une voix hésitante. Je m'étonne :

- C'est à elle de faire ce travail?

- Je ne sais pas. Je ne crois pas. Tu sais, à la ferme, personne ne... quand il y a quelque chose à faire... celui qui peut le faire le fait.

Boule de neige réfléchit un court moment, puis ajoute :

- L'un ou l'autre, ça n'a pas d'importance.

Bonnenote intervient :

- Il faut toutefois que celui qui fait le travail soit capable de le faire.

Boule de neige réplique d'un ton véhément :

- Eh bien, la barrière a tenu toute l'année!

Bonnenote jette un regard légèrement étonné sur sa soeur. La promenade - la marche - continue. Et voilà que je regarde les barrières, les clôtures, les haies. En quoi cela peut-il m'intéresser?

- Tu regardes la vie des hommes, me dit Aphrodite.

Bonnenote s'irrite :

- Ce sont aussi des hommes qui ont bâti les boutiques! Il n'y a pas que des vaches sur la terre!

- Non, répond pensivement Aphrodite, il faut des boutiques pour vendre les vaches.

Elle poursuit, après un court silence :

- Et s'il n'y a pas de vaches, à quoi servent les boutiques?

Bonnenote a toujours un ton irrité :

- Et s'il n'y avait pas de boutiques, où pourrais-je trouver mes livres?

Boule de neige s'exclame avec une admiration naïve :

- Oh oui, c'est une très belle boutique! Moi aussi, j'y achète mes livres. Et puis, on n'y trouve pas seulement des livres pour l'école. Il y a de beaux livres!

Elle s'arrête, reprend son souffle, et continue :

- Les vendeurs sont tous très gentils. Ils me conseillent toujours très bien. Même si je n'ai pas pensé à acheter un livre, ils m'en trouvent toujours un qui me plaît. Quelquefois ils vont même demander son avis au propriétaire de la librairie. Ce doit être quelqu'un de très savant.

Elle achève, prenant un air de grande considération :

- C'est un homme important.

Je n'ai pas pu me retenir. J'insinue :

- C'est lui qui écrit les livres que tu aimes lire?

Boule de neige me regarde avec étonnement. Bonnenote me regarde comme s'il voulait absolument comprendre. Aphrodite a eu un léger sourire. Boule de neige se reprend et me lance en riant :

- Tu es bête! Ce n'est pas le marchand de lait qui donne à manger aux vaches!

Je fais semblant de rire. Tout le monde rit. La promenade continue.

La fatigue a commencé à se faire sentir. Boule de neige a parlé de retour. Un bon déjeuner ne serait pas de trop. Aphrodite, qui connaît bien l'endroit, propose un plan :

- Si on reprend la même route, on va arriver très tard. Il y a un village, de l'autre côté de la colline; il n'est pas très loin. De là-bas, nous pourrons téléphoner et Grand-père viendra nous chercher.

- Oh oui, oui! approuve Boule de neige.

Bonnenote est du même avis :

- C'est une bonne idée, je crois que ma soeur n'est pas la seule à être fatiguée. Je suggère de prendre la petite route de l'autre côté du pré qui va vers la colline.

Il se tourne vers Aphrodite :

- Cette route va bien au village?

- Oui, oui, c'est le chemin le plus court. Allons-y!

Nous reprenons la marche d'un pas plus alerte. Le déjeuner s'est rapproché!

Aller en voiture n'est pas aller à pied. Beau raisonnement encore une fois! Certes, on va plus vite, mais que sont devenues les barrières, les haies... et les traces de lapin? Où donc a disparu ce monde que je ne vois plus?

Déjeuner... enfin! Et ensuite, nous nous effondrons dans les fauteuils du salon. Repos. Bonnenote ne lit même pas! Un long silence. Boule de neige s'est endormie.

Peu à peu, nous nous mettons à bavarder. Livres, films, école, théâtre, musique, parents, amis. Conversation tranquille, réflexions calmes. Le temps s'étire...

- Vous resterez au salon après le film, ce soir?

Bonnenote a parlé d'une voix paisible. Sa question a-t-elle atteint ma conscience? Je regarde Aphrodite. Il me semble qu'elle s'est légèrement raidie. Un moment passe et elle répond :

- Nous ne pouvons rester ensemble que pendant ce temps-là.

Bonnenote ne manifeste rien. Aphrodite continue :

- Nous voulons être ensemble. A l'école, c'est impossible - nous ne sommes même pas dans la même classe. Ailleurs...

Elle s'interrompt. Bonnenote est toujours muet; mais il est visible qu'il attend. Le silence se prolonge. J'interviens sans m'en rendre vraiment compte :

- Ailleurs, on nous surveille peut-être.

Bonnenote a levé la tête vers moi.

- Tu penses aux grands-parents? demande-t-il sans s'émouvoir.

Je commence, sans être très sûr de moi :

- Je ne sais pas. J'y ai pensé. Mais ce n'est pas seulement eux...

Aphrodite prolonge ma pensée :

- Ce sont tous ceux qui peuvent trouver mal que nous soyons ensemble.

Le silence revient. Bonnenote s'est mis la tête dans les mains. Au bout d'un moment, je l'entends dire d'une voix basse :

- Ce n'est pas parce que vous êtes ensemble...

Il n'achève pas, puis reprend :

- Vous n'êtes pas... c'est votre âge...

Aphrodite déclare d'une voix coupante :

- Nous n'avons pas l'âge de vivre!

La voix coupante a réveillé Boule de neige qui réclame en bâillant :

- J'ai faim!

Cela aussi, c'est la vie.

Tout bien considéré, nous décidons qu'un bon goûter ne nous fera pas de mal. Grand-mère est très contente de nos appétits et nous encourage :

- Mangez bien! C'est le bon air de la campagne qui vous donne faim!

- Et la promenade! renchérit Bonnenote.

Après le goûter, Boule de neige nous entraîne dans des jeux distrayants.

- Ce soir, nous dit-elle, Grand-père veut que nous regardions un très bon film. Un film qu'il connaît très bien.

Elle fait une grimace, puis ajoute :

- Nous allons nous ennuyer.

Peu à peu, nous nous mettons tous à rire. Bonnenote élève une protestation taquine :

- C'est sans doute un film pour des gens intelligents. Je comprends que tu aies peur de t'ennuyer!

- Tiens, grand génie! Tu as perdu!

Nous rions de la mine déconfite de Bonnenote qui a perdu un point au jeu contre Boule de neige. Il tente de se défendre :

- C'est un jeu de bébé!

Rien n'y fait, Boule de neige a le dernier mot :

- J'avais fait ce que j'avais pu pour te trouver un jeu à ta portée. Et il est encore trop difficile pour toi!

Tout le monde rit, même Bonnenote.

Le film était ennuyeux. Boule de neige avait eu raison. Je n'arrivais pas à savoir de quoi il s'agissait. Tantôt il se passait une chose, tantôt une autre. Et je ne voyais pas de lien entre tout ça. Un personnage parlait de son ami; puis il disait que son ami s'était mal conduit et que ce n'était donc plus son ami. Puis il partait se promener en disant que c'était très important. Je n'ai jamais su ce qui était important.

Les grands-parents étaient contents. Ils nous ont raconté le film. Je n'en ai pas appris davantage.

- Il faut aller vous coucher, a conclu Grand-père, vous êtes fatigués par votre promenade.

Les grands-parents se sont levés pour monter dans leur chambre. En passant, Grand-père a posé sa main sur l'épaule d'Aphrodite et a ajouté d'une voix affectueuse mais insistante :

- Va te coucher. Tu es fatiguée.

- Je ne...

Aphrodite a visiblement commencé une dénégation, mais elle s'est reprise :

- Oui, Grand-père, c'est vrai, je suis fatiguée.

Grand-père lui a fait un bon sourire, l'a embrassée; Grand-mère en a fait autant, et lui a souhaité une bonne nuit de repos.

Les grands-parents partis, Bonnenote nous a regardés, Aphrodite et moi, et a commenté :

- Vous devriez aller dormir.

- Oh oui! Moi, j'ai sommeil! a bâillé Boule de neige.

Les cousins sont montés. Nous ne savons quoi faire.

Aphrodite grommelle :

- J'ai dit que j'étais fatiguée. Je n'ai pas dit que je voulais dormir!

J'écarte les mains en signe d'impuissance. Aphrodite continue de même :

- C'est donc mal. C'est donc mal.

Je la regarde très fort. J'ai envie de lui dire... Elle ne m'en laisse pas le temps :

- J'entends ce que tu me dis : nous sommes ensemble.

Elle me prend la main, la serre, puis, d'une voix basse :

- Ce soir, allons nous coucher. Demain, nous resterons, quoi qu'il arrive.

Grand-mère avait prévu que nous aurions faim, ce matin. Nous dévorons.

- Allez-vous encore vous promener, aujourd'hui? demande Grand-père, souriant avec une pointe d'ironie.

- Oh non! répond Bonnenote.

Et d'ajouter vivement :

- Que veux-tu, Grand-père, en ville nous n'avons pas l'habitude de la promenade dans la neige. Alors, nous sommes fatigués.

- Je le vois bien. Et je crois que vous avez bien dormi...

Grand-père se tourne vers Aphrodite et achève :

- ...n'est-ce pas?

- Oui très bien, répond-elle tranquillement.

Et, après avoir pris un temps, elle précise :

- Je dors toujours très bien.

Grand-père hésite un peu et retourne à sa tasse de thé.

La matinée se passe dans le calme. Grand-mère, aidée par Boule de neige, s'occupe des choses de la maison. Grand-père parle de la vie à la campagne, nous interroge sur nos travaux à l'école.

- Tu travailles très bien, dit-il à son petit-fils, je suis content de toi.

- Moi aussi j'ai des bonnes notes! fait remarquer avec énergie Boule de neige qui vient d'entrer dans le salon.

Grand-père lui fait un bon sourire et lui répond avec gentillesse :

- C'est vraiment très bien. Je suis content aussi.

Il hésite un peu, puis :

- Ton frère donne une très grande importance à ses études.

Il hésite encore, puis :

- Je comprends qu'à ton âge, on ait envie de s'amuser.

Boule de neige s'étonne :

- Ce n'est pas bien de s'amuser?

Grand-père se précipite :

- Mais si, mais si! Je suis content que vous vous amusiez bien ensemble!

- Ce matin, je n'ai pas le temps de m'amuser, déclare avec sérieux Boule de neige. Grand-mère a besoin de moi pour l'aider.

Et elle s'en va en courant.

Grand-père nous distribue encore quelques compliments sur notre travail à l'école, puis s'en va, lui aussi.

- Il a été bien aimable, commente Bonnenote.

- Oui, surtout avec toi, rétorque Aphrodite.

- Tu veux dire qu'il n'a pas voulu être aimable avec toi?

- Non, mais ce que je fais l'ennuie.

- Il ne sait pas vraiment ce que tu fais, mais il a dû t'entendre monter te coucher très tard.

Je ne disais rien en les écoutant. J'étais inquiet. Non pas tant de déplaire aux grands-parents que de faire quelque chose d'anormal.

- Ce n'est donc pas normal de se coucher très tard?

Bonnenote a un geste vague et me répond posément :

- Je te l'ai déjà dit : c'est votre âge.

Je grogne :

- Quand je me couche tard pour faire des devoirs pour l'école, on ne me dit rien!

Bonnenote rit doucement :

- Grand-père n'a pas dû comprendre que vous faisiez des devoirs!

Je ne ris pas. Aphrodite non plus.

- Comment devons-nous faire pour nous parler? demande-t-elle à son cousin.

- Grand-père considère certainement qu'on ne se parle pas... en cachette.

Aphrodite prend un air courroucé. Bonnenote poursuit :

- Je ne parle pas de mon opinion, mais de la sienne.

Je m'interpose :

- Comment le sais-tu?

- Je n'en sais rien. Je le suppose.

Aphrodite est toujours courroucée :

- En classe on ne peut pas parler, ici on ne peut pas parler, où peut-on parler?

Elle reste immobile. Bonnenote ne dit rien. Elle reprend :

- Peut-être qu'on n'a jamais le droit de parler.

Là, Bonnenote proteste :

- Tu exagères. Tout le monde parle. Tu es bien en train de parler.

Aphrodite reste silencieuse. Il continue :

- Et puis, Grand-père ne t'a rien reproché. Il... il est un peu inquiet.

- Inquiet? Suis-je donc si inquiétante?

Il hésite avant de répondre :

- Tu es une fille. Les filles sont toujours inquiétantes.

- A table, à table! crie Boule de neige.

Les grands-parents sont de bonne humeur pendant le déjeuner. Grand-père ne fait pas d'allusions... désagréables. Grand-mère nous a préparé de bonnes choses à manger. Grand-père rit et raconte des histoires amusantes. Tout le monde rit. Je ris aussi. Je me suis bien demandé... Mais non, après tout, Bonnenote a raison; Grand-père ne nous a rien reproché.

Le déjeuné à peine terminé, téléphone. Les parents s'enquièrent de nous. Ma mère a un ton de voix calme, naturel. On ne lui a donc rien dit. Aphrodite a parlé à sa mère; rien de particulier. Les cousins ne paraissent pas avoir d'ennuis.

L'après-midi s'est avancée. Les conversations téléphoniques, prévues pour ce jour, ont pris du temps. Il ne reste plus qu'à jouer, aux jeux que nous propose Boule de neige.

Après le dîner, la soirée, pour les grands-parents, a été courte. Rien d'amusant à la télévision. Ils se sont bientôt retirés.

- Qu'allons-nous faire demain? demande Boule de neige.

Personne n'a d'idée précise. Nous passons en revue toutes sortes d'occupations.

- Nous verrons bien demain! déclare Boule de neige avec autorité.

Personne ne la contredit. Elle reprend, en regardant Aphrodite et moi, et toujours avec autorité :

- Hier soir, vous vous êtes couchés tôt. C'est à cause de Grand-père.

Un petit silence, puis :

- Grand-mère est contente que vous parliez ensemble.

Elle fait un signe de tête vers moi et ajoute :

- Tu ne serais pas venu si tu n'avais rien à lui dire.

Et elle conclut :

- Ce soir, vous resterez.

"Merci Boule de neige, ça me fait plaisir que tu dises cela". Je n'ai pas le temps de prononcer ce que j'ai pensé. Aphrodite me devance :

- Tu es gentille de penser à nous.

Boule de neige fait un petit sourire, et répond d'une voix un peu triste :

- Les enfants doivent toujours faire ce qu'on leur dit.

Elle secoue la tête et reprend plus énergiquement :

- Mais vous, vous êtes plus grands. Vous pouvez... Non, c'est vrai, pour les grands-parents vous êtes aussi des enfants.

Elle se tourne vers son frère :

- Toi, tu n'es pas un enfant, n'est-ce pas?

Bonnenote rit, mais d'un rire un peu grinçant :

- Je ne suis pas un enfant quand on a besoin de moi.

- Ça c'est vrai! s'exclame Boule de neige. Pour moi aussi, c'est vrai. Je m'en suis souvent aperçue.

Elle fait un grand geste des mains, et ajoute en regardant Aphrodite :

- Mais enfin, tu as bien le droit d'aimer quelqu'un!

Bonnenote s'étonne :

- Pourquoi dis-tu ça? Pour se parler il faut s'aimer?

Sa soeur n'a pas d'hésitation :

- Bien sûr. Sinon, de quoi veux-tu parler?

- A chaque fois que tu parles...

Boule de neige rit à la remarque de son frère :

- Oui, mais ça, ce n'est pas parler!

Bonnenote jette avec dédain :

- Tu dis n'importe quoi!

Sa soeur a vivement ouvert la bouche, mais s'est tue. Aphrodite intervient avec douceur :

- Ta soeur a raison. Partout, on nous demande de répondre, pas de parler. Tu dis que les filles sont inquiétantes. Peut-être parlent-elles plus que les garçons.

- Et moi, quand je parle trop, on me dit de me taire! s'indigne Boule de neige.

Son frère lui fait un sourire caressant :

- Ne te fâche pas. Je te dis ça parce que...

- ...je suis trop petite, coupe sa soeur.

Elle boude un peu, puis reprend avec énergie :

- On ne peut parler que de ce qu'on doit dire. A l'école, on nous dit qu'il ne faut pas bavarder...

- Mais il y a une raison à cela, tu déranges la classe!

L'interruption de son frère ne la perturbe pas :

- Et en dehors de la classe, pourquoi nous dit-on : "Qu'avez-vous à chuchoter?" ou bien : "Vous avez des secrets?" Je n'ai donc pas le droit d'avoir des secrets? Et quand on nous entend, on nous dit : "Que racontez-vous comme bêtises!" Les bêtises, c'est ce que n'aiment pas les autres!

Elle s'arrête, comme essoufflée. Personne ne dit rien. Après un moment, la conversation se porte sur les occupations du lendemain. Rien n'est décidé. Les cousins partent se coucher.

Le salon est calme et silencieux. Silencieux surtout. Nous sommes assis l'un près de l'autre sur le canapé. Avions-nous le droit de rester? Aphrodite raconte :

- Un jour, à l'école, pendant la récréation, je suis allée dans un grand escalier pour regarder par la fenêtre. Je m'ennuyais. Un professeur est passé. Il s'est étonné. "Pourquoi n'êtes-vous pas dans la cour, Mademoiselle?" m'a-t-il demandé. Je lui ai dit que j'avais envie de voir au-dehors, par la fenêtre. Il est resté à me regarder sans mot dire, puis il est parti. Il ne m'a rien reproché. Je n'avais plus envie d'être là. Peut-être parce que je n'avais pas de raison d'être là. Peut-être...

Elle secoue pensivement la tête, puis :

- J'avais le droit d'être là, puisqu'il ne m'a pas fait d'observation. Mais pour lui, je ne devais pas être là. Ma place normale était dans la cour.

Encore un temps, et elle ajoute :

- Où est ma place normale, ce soir? Oui, je le sais, dans ma chambre.

Je commente, d'une voix désabusée :

- Et moi, dans la mienne.

Aphrodite me fait un sourire triste. J'ajoute :

- Ou même chez mes parents.

Un hochement de tête accompagne sa réponse :

- Nous avons voulu être ensemble. Notre place normale ne regarde que nous-mêmes. C'est ça qui ennuie Grand-père. Le monde ne dépend que de nous si nous décidons seuls. Et Grand-père ne peut pas pénétrer dans ce monde. Pour le professeur de mon école, pour Grand-père, c'est comme si leur monde à eux touchait à sa fin.

Je tente de reprendre un peu d'espoir :

- Ta grand-mère a confiance en nous.

- C'est quoi la confiance?

Elle a relevé brusquement la tête. Sa voix est sévère :

- J'ai très souvent l'impression que la confiance consiste à être sûr d'obtenir quelque chose de moi, sans avoir à rien me donner.

- Oui, moi aussi j'ai souvent eu cette impression; mais les gens ajoutent que leur confiance est placée dans... mes qualités...

- Ta bonne conduite. Celle qui leur convient.

- Oui, c'est vrai; c'est vrai.

Un moment de silence. Aphrodite bougonne :

- Qu'est-ce qui ne leur convient pas, quand nous sommes ensemble?

- Ils ont peur que...

- Pourquoi cela ne leur convient-il pas?

Nous nous regardons. Longuement. Aphrodite demande :

- Pourquoi cela nous convient-il?

Nous nous regardons encore. Je... réponds :

- J'y pense souvent. Je ne peux pas répondre : je ne sais pas. Mais je ne peux pas répondre : je sais.

Je réfléchis... sans penser.

Je continue... ma réponse :

- Nous sommes ensemble. Cela en fait partie. Je veux dire...

- Je comprends. Si nous n'étions pas ensemble, nous n'en parlerions pas.

- Oui. Les grandes personnes paraissent savoir... Mais ils ne disent rien. Rien que je comprenne. Je n'ai pas à savoir - je suis un enfant.

Aphrodite est devenue pensive :

- Un enfant... C'est vrai, nous pouvons avoir un enfant. C'est cela peut-être qui ne leur convient pas.

- Pourtant, ils ont souvent l'air contents...

- Oui, mais nous, nous ne sommes pas capables de vivre par nous-mêmes. Ils ne veulent pas être dérangés.

Je ne trouve pas de réponse, mais il me semble qu'il y a autre chose. J'hésite un peu :

- Pourquoi disent-ils que je ne dois pas penser à mal? Le mal dont ils parlent, ce n'est pas seulement les enfants qui les dérangent.

Aphrodite s'exclame :

- Oh non! Je sais! Pour eux, penser est déjà un mal. Je ne dois pas penser à... à tout ce qui est toi, seulement à une partie de toi, à la partie...

Elle s'interrompt un instant, puis reprend fiévreusement :

- A la partie qui peut nous séparer, pas nous laisser ensemble.

Nous restons un moment sans parler. Je me sens triste. Ma voix est faible :

- On n'a donc le droit d'être ensemble que si d'autres l'acceptent.

- Oui, et pour l'accepter, il faut qu'ils le sachent.

- Mais pourquoi?...

- Sans doute parce que nous devons vivre avec tout le monde.

Aphrodite a raison. J'approuve :

- Tu as raison. Tu as raison. Mais quand pense-t-on à mal? Puisque ce mal devient un bien si tout le monde est d'accord. Nous ne devons donc être ensemble que pour plaire aux autres? Et alors on ne pense plus à mal?

- Oui. Oui. Et si on ne veut pas plaire aux autres, alors les autres diront que nous voulons nous plaire à nous-mêmes.

- Et bien entendu, cela est répugnant!

Aphrodite sourit faiblement. Sa voix est basse, un peu rauque :

- Pourquoi voulons-nous être ensemble? Ensemble.

Sa voix monte :

- Vraiment ensemble. Y a-t-il des mots pour le dire? Oui, je sais, des mots, des mots. Mais de vrais mots? Des mots qui ne demandent rien à ajouter, à expliquer? Des mots qui n'auraient pas de lettres, pas de sons.

Elle s'arrête, comme fatiguée. Elle poursuit :

- Je n'ai pas besoin de mots avec toi. Je n'ai pas besoin de te parler. Je n'ai pas besoin de t'écouter. Je sais que j'ai envie d'être dans tes bras. Je sais que tu as envie de me prendre dans tes bras. Je sais que c'est comme ça qu'on fait les enfants. Sans cette envie on ne peut pas avoir d'enfants. C'est donc de cette envie que viennent les enfants, et non d'un devoir à faire donné en classe!

La fenêtre est recouverte de petits dessins blancs, ce matin. Le jour hésite à montrer sa lumière, que la blancheur de la neige rend grise. J'ai peu dormi, et le sommeil m'a quitté. Je me suis levé, et je regarde apparaître peu à peu l'eau immobile de la rivière. Mes doigts se sont serrés comme pour... Oui, je ne suis plus seul. Aphrodite est dans sa chambre et je ressens comme une douleur de ne pas être auprès d'elle. Mais elle est là, nous regardons ensemble la rivière... Elle est là, invisible.

Le déjeuner du matin est plein de gaieté. Grand-père est aussi gai que les autres... Nous devons aller à midi chez des amis des grands-parents. "Ne revenez pas trop tard", nous dit Grand-mère alors que nous sortons pour faire de la luge. Tout à l'heure, à table, j'ai ressenti quelque chose de troublant. Je ne saurais pas dire quoi. Il y avait les enfants - oui, c'est nous - et il y avait les grands-parents. Et... c'est comme s'il y avait une grande personne, une personne importante. Et... c'était... oui, c'était Aphrodite. Mais Aphrodite, c'est... je ne sais comment dire... La sensation que ce n'était plus un enfant. Je...

Nous montons et nous descendons la colline. Nous rions. Nous nous amusons. Un sentiment étrange m'empêche de rire trop fort...

Les amis des grands-parents m'accueillent avec une gentillesse emplie de prudence. Contrairement à l'habitude que j'en ai, on ne me questionne pas. Quelques remarques, simplement, de nature à provoquer chez moi des réponses destinées à... me connaître. Je réponds nettement, avec grand calme. Madame en paraît étonnée, Monsieur me regarde souvent du coin de l'oeil. A table, j'ai comme voisine une jeune fille un peu plus âgée que Bonnenote. Elle dit : "Grand-père" à Monsieur, "Grand-mère" à Madame, "Bébé" à Boule de neige. Elle traite Bonnenote en grande soeur résignée, Aphrodite en tante affligée. Je ne pense pas avoir l'heur de lui plaire.

Madame s'intéresse aux vacances d'Aphrodite :

- Tu es contente de tes vacances?

Aphrodite répond courtoisement :

- Oui madame.

Madame se pince les lèvres. La réponse a-t-elle donc été trop courte?

Madame insiste :

- Tu t'amuses bien avec tes cousins?

- Oui, madame.

La jeune fille a pris un air peiné et glisse doucement à Aphrodite :

- Et aussi avec ton copain.

Les convives mangent. Aphrodite regarde la jeune fille bien en face, et dit tranquillement :

- C'est parce que c'est mon copain que j'ai demandé à mes grands-parents de l'inviter.

Elle ajoute sans faire de pause :

- N'aurais-tu pas fait la même chose?

La jeune fille a-t-elle légèrement rougi? Elle répond d'une voix précipitée :

- A mon âge, je sais ce que je dois faire.

Après quelques bruits de fourchettes, Monsieur demande à Grand-père si la route n'a pas été trop difficile :

- ...avec la neige...

Grand-père commente :

- Il est tombé beaucoup de neige avant-hier.

Les conversations s'emmêlent avec les fourchettes. Le rôti est délicieux et il faut bien se couvrir pour ne pas prendre froid. Mais Aphrodite est une fille raisonnable, déclare Madame qui ajoute :

- Je suis sûre que tu ne fais jamais d'imprudences.

Aphrodite lui répond d'une voix légèrement ironique :

- Je vous remercie d'avoir tant de confiance en moi.

Madame marmotte : "Oui... je crois... je pense...", puis complète :

- Je ne crois pas que tu aies pris froid jusqu'à présent.

Monsieur expose ses arguments :

- A cet âge-là, on ne prend pas froid!

Madame commence une grimace. Les fourchettes s'emmêlent avec les conversations.

Monsieur me parle d'études... en général. Madame me dit que mes parents sont très gentils... de m'avoir laissé aller... La phrase n'est pas achevée.

Par-dessus tout, je ressens un refus. Ou bien... Non, je ne peux pas dire un regret. Ou alors le regret d'avoir à refuser. Non, non... Pourquoi Monsieur m'observe-t-il comme si je détenais un secret? Le secret de ma vie? Celle qu'il n'a pas eue, peut-être? Celle qu'il n'admet pas que je puisse avoir? Pourquoi Madame étend-elle sa protection sur Aphrodite? A-t-elle peur que je fasse découvrir à Aphrodite des merveilles qu'elle-même n'a jamais pu connaître?

Monsieur et Madame sont là pour voir celui qui veut être avec Aphrodite. Mais ce sont les animaux sauvages que l'on a capturés qu'on vient voir dans leur cage. Les vaches, personne ne vient pour les voir.

Quelle cage nous prépare-t-on?

Le déjeuner se termine. Monsieur a entamé un discours sur le destin du monde. Madame et les grands-parents l'écoutent. La jeune fille nous invite à passer au salon.

- Tu ne t'ennuies pas à la campagne? demande Bonnenote à la jeune fille.

Elle prend l'air étonné :

- Pourquoi veux-tu que je m'ennuie? J'ai beaucoup de travail pour l'école, je ne suis plus dans une petite classe. Et puis, j'ai beaucoup d'amis que je vois souvent.

La conversation s'arrête. Personne ne dit rien pendant un moment. La jeune fille se lève, déplace quelque chose, se rassied.

- Il n'y a pas plus de raisons de s'ennuyer à la campagne qu'à la ville, déclare-t-elle soudain.

- A la ville, il y a peut-être plus de...

Bonnenote hésite, et ne continue pas sa phrase. La jeune fille reprend :

- Il y a peut-être plus de... mais à la campagne cela ne nous manque pas. Tu vas voir un spectacle, je vais me promener.

- Tu te promènes toujours au même endroit. Moi aussi, je me promène à la ville.

Il ajoute avec une moue :

- C'est tout de même plus varié.

La jeune fille secoue la tête :

- Un pré n'est pas le même qu'un autre pré. Les bois ne sont pas les mêmes en hiver et en été. C'est tout aussi joli à regarder que la ville.

- Je préfère l'architecture...

- Et les peintres préfèrent les paysages.

Aphrodite intervient :

- Quels prés préfères-tu?

La jeune fille paraît étonnée :

- Je n'ai pas de préférence. Un jour c'est l'un, un jour c'est un autre. Je me souviens d'un pré où j'allais m'asseoir l'été dernier avec une amie pour bavarder.

Elle achève en riant :

- Je n'irais pas aujourd'hui!

- Pourtant le pré est le même, remarque doucement Aphrodite, et les vaches y retrouveront leur herbe au printemps.

La jeune fille montre un visage patient :

- L'herbe est la même dans le pré voisin.

Aphrodite ne répond pas. Boule de neige en profite pour demander à la jeune fille :

- Tu aimes faire de la luge?

La jeune fille sourit avec condescendance :

- J'aimais ça quand j'étais petite.

Boule de neige se pince les lèvres et se tait. Je me sens un peu agacé et je lance :

- Qu'est-ce qui change quand on devient grand? Tu dois encore t'en souvenir?

La jeune fille me regarde d'un air dégoûté. Elle paraît réfléchir, puis déclare sévèrement :

- On se rend compte de ce qu'on fait. Les enfants sont incapables de le faire.

- Ça se passe à quel âge?

La jeune fille fait une grimace d'impatience et prend un ton dédaigneux pour me répondre :

- A l'âge où l'on ne pose plus ce genre de question.

- On ne s'intéresse donc plus aux mêmes choses quand on cesse d'être un enfant?

Cette fois, elle me regarde avec un peu d'ironie, puis :

- Non, on ne s'intéresse plus aux mêmes choses; heureusement!

Elle prend un temps, puis ajoute en appuyant ses mots :

- Et on oublie bien vite ce à quoi on s'intéressait auparavant.

- Si on oublie, c'est comme si on n'avait pas existé.

La jeune fille me regarde avec une sorte d'inquiétude et ne me répond pas.

Moi, je ne peux pas oublier. Ceux que j'ai connus sont là, dans mon esprit. Ce que j'ai fait. J'avais six ans, je revois le jeu auquel je jouais, le camarade qui venait jouer avec moi. Les promenades, les endroits, les gens. Il suffit que j'y pense et tout vient me parler. Je souffre encore comme ce jour-là... Je souris à... J'avais quatre ans... était-ce quatre ans? Je me souviens de la maison... les parents, leurs amis... ma cousine... Quel âge avais-je, encore auparavant... je vois un chat, je vois des choses indistinctes, mais combien réelles. Comment pourrais-je oublier Aphrodite?

Je ne remarquai le silence qui s'était fait que lorsque Aphrodite le rompit en s'adressant à la jeune fille :

- Pourquoi veux-tu oublier? Tu es malheureuse?

- Je suppose que tu es heureuse, toi? Ou que tu t'imagines être heureuse? Tu ne sais pas ce qui t'attend demain!

La jeune fille se tourne vers moi et continue :

- C'est toi qui lui as dit qu'elle doit être heureuse parce que tu es là?

Je réponds vivement :

- C'est donc si désagréable de voir...

Je n'achève pas ma phrase. Je ne sais comment la poursuivre. Aphrodite termine pour moi :

- ...que je suis heureuse parce qu'il est là?

Elle ajoute d'une voix lente :

- C'est vrai, je suis un enfant, et je suis incapable de me rendre compte...

La jeune fille l'a interrompue :

- Fais ce que tu veux, mais ce n'est pas toi qui décideras de...

Un silence se fait. Bonnenote a baissé les yeux et ne bouge pas. Boule de neige regarde fixement la jeune fille, puis lui dit avec un air désespéré :

- Je ne veux pas qu'on les empêche de se voir!

La jeune fille jette :

- Qu'est-ce que ça peut te faire?

- Moi, on me défend souvent... Je suis petite, mais eux sont plus grands. Si on leur défend aussi... Alors, on n'a jamais aucun droit!

La jeune fille paraît satisfaite :

- Tu vois, tu comprends que tu es petite et qu'on peut te défendre certaines choses. Pourquoi ne peut-on...

Boule de neige l'interrompt :

- Oui, mais on leur défend de penser. Même moi, j'ai le droit de penser.

- Si tu fais quelque chose de mal, tu es punie.

- C'est mal de penser?

La jeune fille secoue la tête avec énervement et répond vivement :

- C'est bête ce que tu dis, Bébé! Personne n'a jamais dit qu'il était mal de penser...

- Il faut seulement ne pas penser mal.

Mon interruption n'a pas dû plaire à la jeune fille. Elle me regarde - est-ce ainsi qu'on regarde le lapin qu'on veut tuer? puis déclare en détachant ses mots :

- Tu as l'habitude de décider pour tout le monde, n'est-ce pas?

Je réponds - trop vite :

- Oui.

La jeune fille a profité de ma maladresse :

- Heureusement que le monde ne se croit pas obligé d'accepter tes décisions!

Personne ne disant rien, j'en profite pour retrouver mes esprits, et :

- S'il s'agit de ma vie, je déciderai...

Ma pensée s'est immobilisée. Tous me regardent, hormis Aphrodite qui a baissé les yeux et qui paraît attendre. Je tente de continuer :

- Je déciderai...

J'ai rougi. J'ai mordu mes lèvres, elles me font mal. Je me suis levé, j'ai pris la main d'Aphrodite, et j'achève :

- ...avec elle.

- Bravo! s'exclame Boule de neige.

La jeune fille ne s'exclame pas. A-t-elle un regard menaçant? Non, ce n'est pas possible. Mais c'est tout ce que je devine en elle qui me paraît menaçant. Pourquoi est-ce en elle? L'a-t-elle conçu elle-même, ou bien est-ce un don qu'on lui a fait? Elle parle :

- Il faut cependant qu'on vous permette...

- Les sentiments ont besoin d'être permis?

Mon interruption a plu à Boule de neige qui fait de grands signes d'approbation. La jeune fille parle de nouveau :

- Oui, s'ils sont mauvais.

Je la regarde bien en face et je lui demande :

- C'est quoi, un mauvais sentiment?

Elle ne répond pas. Je redemande :

- C'est toi qui décides de ce qui est mauvais?

- C'est...

Elle s'est interrompue. Je... complète :

- C'est bête, je sais. C'est toujours bête quand ça ne plaît pas.

La jeune fille proteste :

- Je n'ai pas dit... ce que tu dis! Mais... mais... il faut bien que quelqu'un décide...

- Eh bien, c'est moi!

- C'est impossible. Tu ne peux pas... Tu veux chang...

- Oui, je sais. Le monde ne voudra pas que je le change. Il se défendra. Il préférera me tuer.

La jeune fille lance ironiquement :

- Tout à l'heure tu décidais avec elle, maintenant tu décides tout seul!

- Je suis de son avis!

Aphrodite a presque crié. Boule de neige bat des mains :

- Et moi aussi, et moi aussi!

Pendant un bon moment, personne ne dit rien. Bonnenote rompt le silence :

- Y a-t-il des raisons pour défendre à deux personnes d'être ensemble?

Je grince :

- Bien sûr. Choisir d'être ensemble, c'est refuser d'être seulement avec tout le monde.

La jeune fille est toujours ironique :

- Alors, tous les deux, vous ne voulez être avec personne au monde!

Là, je trouve qu'il faut préciser :

- Tout le monde, ce n'est pas tout le monde...

- De mieux en mieux! Et ce que tu dis n'est pas non plus ce que tu dis!

- Mais non, ce n'est pas ça. Laisse-moi t'expliquer.

La jeune fille persifle :

- Je t'écoute, Oracle!

Je néglige l'aimable intention :

- Tout le monde, ce sont tous ceux qui sont autour de moi...

- Moi...

- Mais non, pas toi. A vrai dire, oui, toi aussi. Je veux parler des parents, des professeurs, de tous ceux qui veulent... construire ma pensée.

- Tu n'as jamais pensé que c'était une aide qu'on t'apportait? Tu ne sais quand même pas tout.

- Si on remplace ma jambe par une jambe de bois, je ne marcherai pas de la même façon.

- On ne te la remplacera que si tu perds la tienne.

- Eh bien, je ne tiens pas à perdre ma pensée!

- Tes comparaisons sont...

- Oui, bêtes, je sais.

Personne n'avait interrompu le dialogue entre la jeune fille et moi. Là, Aphrodite intervint :

- Les enfants sont toujours obligés de penser comme on le leur dit. Mais il ne faut pas que n'importe qui le leur dise. Il faut que ce soit... tout le monde, c'est-à-dire les parents, les professeurs...

Elle me regarde et conclut :

- ...tous ceux dont tu viens de parler.

Elle prend un temps, puis ajoute :

- Et ceux-là seulement, pas les autres; les autres sont mauvais, ils donnent de mauvais conseils, puisqu'ils ne font pas partie de... tout le monde.

Le silence s'est fait. Aphrodite reprend :

- Les enfants n'ont pas de pouvoir, ils ne peuvent pas se défendre...

- C'est bien pour ça qu'on les protège, déclare la jeune fille.

- On ne les protège que contre ceux qui ne sont pas... tout le monde, réplique Aphrodite.

La jeune fille a un geste d'agacement :

- Oh, avec votre "tout le monde" à tous les deux! Ça ne veut rien dire!

Moi aussi, je suis agacé :

- Pourquoi alors nous dit-on sans arrêt : "Tout le monde fait comme ça, tout le monde est d'accord"?

La jeune fille n'a pas répondu. J'ajoute d'une voix sourde :

- Et puis ensuite, on nous dit : "Tu ne peux pas faire comme tout le monde?"

La jeune fille ne répond toujours pas. Le silence s'est installé. Boule de neige est somnolente. Bonnenote se met à discourir sur les vacances, la neige...

Pendant le dîner, Grand-père demande à Aphrodite comment s'est passée la conversation avec la jeune fille. Elle est sérieuse et possède un bon jugement, dit-il. Aphrodite se met à le regarder d'un oeil inquisiteur, et répond des banalités. Grand-mère fait tout pour ne pas participer. Grand-père insiste, sur le mode : "De quoi avez-vous parlé?" Aphrodite répond avec lenteur, et se confine dans des généralités. Boule de neige paraît inquiète. Bonnenote a pris un air indifférent. Peu à peu les efforts de Grand-père s'émoussent et finissent par se briser sur la résistance d'Aphrodite. On reparle de la neige...

"Il est l'heure d'aller se coucher", a dit Grand-père en se levant après la fin du film. Grand-mère et lui sont montés dans leur chambre. Nous sommes restés tous les quatre, sans parler.

Le silence est rompu par Bonnenote :

- Je suis sûr qu'elle a dit quelque chose à Grand-père.

Boule de neige le regarde avec un air inquiet.

- Tu crois qu'il va...

Elle laisse sa phrase en suspens.

- Non, je ne le crois pas. Il aurait déjà dit quelque chose.

Boule de neige revient à la charge :

- Il a voulu savoir ce qu'on avait dit.

- Non, il a voulu savoir ce que nous dirions, nous.

Bonnenote ajoute, après réflexion, et tout en regardant Aphrodite :

- Je n'aurais pas dû te laisser parler seule. J'ai bien voulu t'aider, mais je craignais... Tu sais, tu as très bien répondu.

Il fait un sourire ironique, puis :

- Ou plutôt, très bien pas répondu!

Son sourire n'amène le rire de personne. Boule de neige soupire :

- C'est triste. Nous sommes si bien ensemble. Tu crois que nous ne pourrons plus nous amuser comme avant?

Son frère lui fait un sourire rassurant et répond tranquillement :

- Il n'y a pas de raison pour que nous ne puissions faire comme avant.

- Tu es sûr?

- Il faudra faire attention...

- Attention à quoi?

Aphrodite a presque crié. Elle continue d'une voix plus basse :

- A ce qu'on ne me voie pas vivre?

Bonnenote garde le silence. Je dis doucement :

- Je n'aurais pas dû venir.

Aphrodite gronde :

- Pourquoi? Je le voulais. Tu le voulais. Et puis, c'est ma mère qui t'a proposé de venir.

Ah oui, c'est vrai! J'avais oublié.

Bonnenote est étonné :

- C'est ta mère? Elle savait...?

Aphrodite se renfrogne :

- Elle savait quoi? Qu'y a-t-il à savoir?

Bonnenote fait une grimace :

- C'est vrai. Il ne passait pas la nuit dans ta maison.

Boule de neige intervient :

- Mais ta mère savait que nous serions ensemble tout le temps.

Son frère complète :

- Alors, elle a dû en parler avec nos grands-parents.

Après avoir réfléchi, il ajoute :

- Alors, elle ne doit pas s'inquiéter. A moins que Grand-père ne lui ait dit quelque chose.

Aphrodite remarque :

- Ma mère m'en aurait parlé. Surtout si elle avait été mécontente.

Je m'inquiète :

- Ta mère ne voudra peut-être plus que je te voie.

Aphrodite jette brutalement :

- Eh bien, elle ne voudra pas!

Bonnenote la regarde avec étonnement. Boule de neige a l'air effaré.

- Qu'est-ce que tu feras? demande-t-elle à Aphrodite.

- Je ne sais pas ce que je ferai, mais...

Aphrodite s'est tournée vers moi, et poursuit sans faire de pause :

- ...nous nous verrons.

Elle ne me quitte pas des yeux.

- Oui, je te verrai.

J'ai parlé d'une voix grave. Boule de neige a des larmes dans les yeux. Bonnenote tente de nous calmer :

- Personne ne vous a encore rien dit, et peut-être qu'on ne vous dira jamais rien.

- C'est pourtant toi qui as dit qu'il fallait faire attention, réplique Aphrodite.

Bonnenote hésite un peu, puis :

- J'ai peut-être eu tort de le dire, mais tu l'as peut-être mal pris. Je pensais simplement à ne pas trop montrer...

Aphrodite l'interrompt vivement :

- Il faut se cacher. Comme à l'arrivée des ennemis.

- Mais personne ne t'a déclaré la guerre!

- Je ne sais pas.

- Tu ne sais pas?

- Je ne sais pas... Je... Je ne sais plus quoi penser. C'est difficile. Tu as peut-être raison. Je n'arrive pas... Je n'arrive plus à savoir de quoi il faut parler, à quoi il faut penser. Tu as raison, je suis trop jeune.

Aphrodite s'est tue. Personne ne dit mot. Au bout d'un long moment, je me décide à parler :

- Et si on nous déclare la guerre, nous n'avons pas d'armes.

Les cousins sont partis se coucher. Nous sommes assis sur le canapé. De temps à autre, nous nous regardons, sans dire un mot. Pourtant je parle, mais en silence. Aphrodite a-t-elle fait de même? car j'ai entendu sa voix, très basse :

- Je veux que tu restes.

Les mots, maintenant, sortent de ma bouche :

- Je resterai. Même s'il y a des ennemis.

J'ai l'impression d'un drame que j'ai créé, et qui n'existe pas. Je reviens sur ce que je viens de dire :

- Ton cousin a raison. Personne ne nous a déclaré la guerre.

Aphrodite a un sourire triste. Sa voix est toujours basse :

- Personne ne nous a déclaré la paix.

Je m'indigne :

- Mais que veulent-ils donc?

- Tu le sais bien. Que nous les trouvions plus importants que nous-mêmes.

- Tu comptes plus pour moi que...

- C'est ce qui les gêne. Comment veux-tu que nous fassions partie de... tout le monde, comme nous le disions tout à l'heure?

- Si je suis avec toi, je ne suis pas avec tout le monde. C'est ce que je veux. Je veux te préférer à tout le monde.

Je continue en maugréant :

- Alors, tout le monde ne voudra plus de moi. Il sera mon ennemi. Notre ennemi.

Aphrodite a frissonné. J'ai entouré ses épaules de mes bras, et j'ai baisé sa joue. En appuyant très fort. Très très fort. Elle aussi...

Ce matin, je n'ai pas faim. Le déjeuner est pourtant très bon - à le regarder. Grand-mère s'inquiète :

- Tu n'es pas malade?

Je réponds, sans trop avoir conscience de ce que je dis :

- Non. Non, je vais bien.

Je sens que le ton de ma voix dit le contraire. Pourtant, je ne me sens pas malade du tout.

Grand-mère a senti ma réticence :

- Tu es peut-être fatigué? As-tu bien dormi?

Un moment de gêne. Bonnenote s'affaire à beurrer son pain. Aphrodite s'immobilise. Seule Boule de neige paraît n'avoir rien remarqué. Je réponds du mieux que je peux :

- J'ai bien dormi.

J'ajoute, je ne sais pourquoi :

- Je ne me suis pas couché très tard.

- Tiens, tu avais sommeil? Ce n'est pas ton habitude, remarque Grand-père.

Je ne sais trop quoi répondre. Aphrodite vient à mon secours :

- Nous aimons bien parler. Le soir, nous sommes tranquilles.

Elle se reprend vivement :

- Je ne veux pas dire que mes cousins nous dérangent...

Une petite pause, puis :

- Ni toi ni Grand-mère.

Encore une pause, et :

- Nous sommes contents d'être avec vous, avec vous tous.

Elle s'arrête de nouveau, reprend :

- Nous nous aimons bien, ça nous fait plaisir d'être ensemble. C'est important pour nous.

Elle s'est levée. Tout près de Grand-père, elle ajoute :

- Toi aussi, tu parles avec Grand-mère.

Elle l'embrasse, et glisse avec un petit sourire affectueux :

- Eh bien, nous aussi!

Puis elle va vers Grand-mère, l'embrasse aussi, et lui dit en riant doucement :

- Je t'aime bien. Tu es gentille.

Grand-mère l'embrasse à son tour, et Grand-père déclare, d'un ton bourru :

- Ah, mais vous êtes de vrais intellectuels!

Tout le monde rit. Je crois que j'ai ri aussi.

Ma bonne humeur m'a redonné de l'appétit. Grand-mère est ravie. Boule de neige parle de luge, évidemment. La matinée se passe gaiement. Jusqu'au déjeuner, où tout recommence. Je veux dire que nous mangeons de nouveau. Pourquoi ai-je cette pensée? Je suis très content de manger - et j'ai faim, après la luge suivie de batailles de boules de neige.

Après le déjeuner, les grands-parents s'en vont chez des amis, dans la petite ville proche. Nous nous installons au salon. Bonnenote propose de jouer aux cartes. Proposition acceptée. Je joue, mais mon esprit est ailleurs. Je ne sais pas où il est. Cela m'agace un peu. Est-ce la conversation de ce matin au déjeuner? Mais tout a été... tout a été quoi? Tout s'est bien passé. Qu'est-ce que ça veut dire : "Tout s'est bien passé"? Quelque chose aurait pu se passer mal? Quoi?

- Mais sois donc à ton jeu!

Bonnenote m'a rappelé à l'ordre. Il a raison. J'ai accepté de jouer, je dois jouer. Je me remets à... bien jouer. Bonnenote me félicite. C'est gentil de sa part. Il est gentil avec moi. Il trouve que je joue bien. Tout à l'heure, il trouvait que je jouais mal. Il m'a rappelé à l'ordre. C'est normal. C'est normal. Sans doute... Sans doute...

La partie de cartes s'est terminée. Aphrodite et Boule de neige ont été nous préparer du thé avec des gâteaux. Nous nous prélassons. Seule Boule de neige est affairée avec des petites affaires à elle. C'est bon de ne rien faire, de ne pas penser. Du reste, je ne suis pas en train de penser, évidemment!

- Que marmonnes-tu donc? s'enquiert Bonnenote.

- Je pensais que je ne pensais pas.

- Très intéressant! Moi je pense plutôt que tu ne penses pas que tu penses. Qu'en penses-tu?

- Je ne sais qu'en penser.

- C'est bête ce que vous dites! s'écrie en riant Boule de neige.

Aphrodite n'est pas en reste :

- Les garçons ont toujours des pensées supérieures...

- Eh bien les filles, exposez-nous vos... pensées! s'exclame Bonnenote avec emphase.

Boule de neige déclare avec une voix sérieuse :

- Nous, nous avons fait le thé, pendant que vous pensiez.

Je lui fais un sourire :

- C'est vrai. Et ça nous a fait très plaisir.

- Mais oui; et nous sommes très contents, ajoute affectueusement Bonnenote.

Boule de neige prend un air comique :

- Mon frère est content de moi. C'est rare!

- Je suis toujours content de toi quand tu fais quelque chose de bien.

Boule de neige fait une moue sur la remarque de son frère.

Moi aussi, j'ai envie de faire une moue. Je demande à Bonnenote :

- Quelque chose de bien, c'est ce que...

J'hésite. Il s'étonne :

- Eh bien?

Je poursuis en hésitant toujours :

- Tu dis : "C'est bien" mais...

J'hésite encore. Bonnenote s'irrite :

- Mais quoi? Tu es bien compliqué!

Je reprends :

- Il faut que quelqu'un dise : "C'est bien" pour que ce soit bien.

- Je ne te comprends pas...

Aphrodite interrompt son cousin :

- A l'école, c'est le professeur qui dit : "C'est bien", ou qui dit : "C'est mal".

Son cousin hausse les épaules :

- Et qui veux-tu qui le dise? Ce n'est pourtant pas toi qui vas juger!

Boule de neige soupire :

- Si le professeur n'est pas content, on ne peut rien faire...

Son frère hausse de nouveau les épaules :

- Si, tu peux travailler mieux!

Boule de neige prend un air boudeur :

- Même si je travaille mieux, il peut toujours ne pas être content.

- C'est que tu t'es trompée. C'est que tu n'as pas travaillé mieux. Et puis, n'importe comment, c'est son opinion qui compte. Sinon, il ne serait pas professeur. Il est là pour t'apprendre.

Boule de neige ne paraît pas très convaincue par la tirade de son frère.

J'interviens :

- Si je comprends bien, c'est celui qui sait qui doit dire à celui qui ne sait pas, si c'est bien ou mal.

- Evidemment, coupe Bonnenote.

- Je suis bien de cet avis lorsqu'il s'agit d'un travail à faire, comme construire une voiture. Mais...

Je ne sais comment poursuivre. Aphrodite continue ma phrase :

- S'il s'agit de ce qu'on sent, qui sait et qui ne sait pas?

- Ce n'est pas la même chose, proteste son cousin, on sent ce qu'on veut.

- Même si ce sentiment a des conséquences?

- Un sentiment ne peut pas avoir de conséquences.

- Ce qu'on fait peut en dépendre.

- Alors, on juge ce qui est fait, non ce qu'on sent.

Boule de neige écoute avec attention. J'interviens :

- Il vaut mieux cacher ses sentiments...

- Dans certains cas, oui, ponctue Bonnenote.

Il se reprend :

- On peut ne pas cacher ses sentiments...

- Mais il faut que cela ne gêne personne!

Il me regarde attentivement, puis :

- Tu as fort bien compris!

Un silence se fait. Il est rompu par Aphrodite :

- Lorsque quelqu'un court vite, surtout s'il court plus vite que d'autres, on dit qu'il court bien.

- Oh oui! s'exclame Boule de neige, c'est ce que dit mon professeur de gymnastique. Je cours très vite!

- Tu n'as rien fait pour ça. Tu es faite comme ça.

- J'ai fait des efforts, réplique sa petite soeur.

- Si tu étais faite autrement, tes efforts n'auraient servi de rien.

Boule de neige fait une mine triste :

- Alors, c'est mal de courir bien.

Nous ne pouvons nous empêcher de rire.

- Mais si, insiste-t-elle, puisque ce qui est bien c'est ce qu'on fait en travaillant.

- Ah, quand tu auras fini de dire des bêtises! gronde son frère.

- Je ne dis pas des bêtises!

- Si!

- Non!

Aphrodite et moi, nous nous mettons à rire. Cela calme la dispute.

Bruit de voiture. Les grands-parents arrivent. Ils ont apporté un bon dessert pour le dîner. Un film termine la soirée. Les grands-parents et les cousins montent se coucher. Nous restons seuls.

Aphrodite paraît continuer un discours intérieur :

- On nous dit de nous améliorer, que ce soit en classe ou à la maison. De quoi cela nous sert-il, si nous n'en avons pas besoin?

Je cherche une raison :

- A savoir plus de choses...

Elle m'interrompt :

- Non, non. Pas apprendre. S'améliorer. Courir plus vite, par exemple. On n'apprend pas à courir, on s'entraîne pour aller plus vite. On change des gestes, mais on n'apprend pas. Un petit enfant, dès qu'il en a la force, court aussi bien qu'un homme entraîné.

- Cependant, lorsqu'on court de plus en plus vite, on améliore la vitesse de sa course.

- Tu as raison. J'ai peut-être choisi un mauvais mot. Je ne sais pas comment...

Elle s'arrête. J'attends. Elle reprend :

- Par exemple, on nous dit qu'il ne faut pas faire certaines choses, qu'il faut en faire d'autres.

- Sauter au lieu de courir?

- Oui. Ou bien lire ça au lieu de ça...

- Ou préférer un camarade à un autre.

- Oui, oui.

- Il peut y avoir de bonnes raisons.

- Certainement.

Elle réfléchit, puis :

- Mais ce sont les raisons des autres, pas les nôtres.

- Puisque nous sommes des enfants...

Aphrodite fait une grimace :

- Je me demande si ce n'est pas la même chose quand on est grand.

- C'est vrai. J'entends souvent dire à propos de grandes personnes : "Vous avez vu ce qu'il a fait!" ou "Vous avez entendu..."

- Il y a aussi le caractère; ou la manière d'être.

Cela me rappelle des souvenirs :

- Il faut se coiffer comme ci, il faut s'habiller comme ça.

Aphrodite s'énerve :

- Penser ceci, ne pas penser cela.

- Pour nous, c'est de l'éducation.

- Pour les grandes personnes, c'est quoi?

- Ça dépend si on est du même avis ou non.

Nous restons un moment en silence. Je suis, moi aussi, un peu énervé. Sans raison vraiment précise. Aphrodite reprend :

- Donc, pour savoir si c'est bien ou mal, il faut demander l'opinion de quelqu'un.

- Oui, de quelqu'un. De quelqu'un d'autre que nous-mêmes.

Aphrodite a un petit rire :

- Ce quelqu'un d'autre nous dira que c'est bien ou mal, mais ne pourra pas se le dire à soi-même.

- Oui, oui. Puisqu'il doit lui aussi le demander à quelqu'un d'autre!

- Et il ne faut pas se tromper de quelqu'un. Il faut aussi demander à quelqu'un d'autre quel est le quelqu'un à qui on doit demander!

Là, nous n'y tenons plus et nous éclatons de rire. Je ne suis plus du tout énervé. Aphrodite n'en a pas l'air non plus.

Un moment se passe sans que nous cherchions à dire autre chose sur ce sujet. La nuit s'avance. Aphrodite regarde l'heure à la pendule :

- Il faut... bientôt aller se coucher.

Je réponds vaguement :

- Oui, oui. Il faut...

Aphrodite m'interrompt brusquement :

- Mais alors, nous ne pouvons même jamais savoir si nous sommes... comme ceci ou comme cela.

Elle s'arrête, puis ajoute vivement :

- Nous ne savons rien sur ce que nous faisons, sur ce que nous pensons, sur ce que nous sommes, sans qu'on nous le dise.

Encore un silence, et elle achève :

- Alors nous n'existons que si on nous le dit.

Ce matin, la neige tombe, éparse et paresseuse. J'hésite à m'éveiller; la nuit, pourtant enfuie, ne veut pas me quitter. La colline, au loin, se cache derrière les flocons. Qui a dit à ces flocons qui flânent de venir jusqu'à moi? Pourquoi dansent-ils si gaiement, comme s'ils ne craignaient pas qu'un souffle de vent chaud les fasse s'évanouir? Croient-ils être sur les cimes où règne le froid? Pourtant, ne devraient-ils pas sentir que l'air est devenu doux, bien que le gel ne nous ait pas quittés?

Le déjeuné du matin se passe paisiblement. Boule de neige n'a pas encore parlé de luge. Bonnenote fait des plaisanteries. Aphrodite sourit. Grand-mère surveille afin que nous ne manquions de rien. Grand-père paraît serein, et me demande avec simplicité de quoi nous avons parlé hier soir, Aphrodite et moi. Je lui réponds tout aussi simplement que nous avons parlé de ce que pensent les hommes. Il a l'air satisfait et me déclare : "J'avais bien raison de dire que vous étiez de vrais intellectuels!" Grand-mère a écouté attentivement, et je vois un bon sourire sur ses lèvres. Grand-père entame un discours sur les hommes, les enfants... Il termine en me disant que c'était vraiment bien de s'intéresser à des questions sérieuses et que cela montrait que j'étais un garçon sérieux digne de confiance. Grand-mère propose des confitures : "Je les ai faites moi-même!" Cela fait une semaine que nous mangeons ses confitures.

Aujourd'hui, pas de luge, mais une grande promenade. Les flocons viennent nous taquiner en nous pinçant les joues. Boule de neige les attrape au vol, mais ses mains restent vides. Cela la fait rire : "Ils jouent à cache-cache, mais je finirai bien par en avoir un!" Bonnenote s'est visiblement retenu pour ne pas grogner son habituel : "Arrête de dire des bêtises!" Boule de neige lui envoie des flocons invisibles dans la figure. Bonnenote finit par rire lui aussi. Aphrodite et moi faisons chorus.

Boule de neige a de bons yeux. Elle a aperçu un renard au loin, entre deux bosquets qui n'avaient pas pris la peine de s'habiller malgré le froid. Le renard a disparu. Voulait-il éviter que nous lui dissions qui il était? "Il le sait très bien, et c'est pour ça qu'il se sauve", ironise Aphrodite. Boule de neige nous asperge d'une pluie de questions : "Qui est-il? Que sait-il? Que voulez-vous dire?..." Bonnenote soutient sa soeur : "Que veux-tu comprendre à ce qu'ils disent? Tu sais bien que ce sont des intellectuels!"

Aphrodite décide de donner des explications à sa cousine :

- Le renard sait que nous sommes ses ennemis...

- Pourquoi? demande Boule de neige.

- Les hommes considèrent que ce que fait le renard est mal. Il mange les poules...

- Nous aussi, nous mangeons les poules. Ce n'est pas bien?

- Les hommes considèrent que les poules leur appartiennent. Ils n'en donnent qu'à ceux qui vivent avec eux. Si le renard était apprivoisé, il en aurait aussi.

Boule de neige ne répond rien, et reste pensive. Aphrodite reprend :

- Le renard est un animal sauvage, il vit loin des hommes. Si on le capture et si on lui dit qu'il est apprivoisé...

- Et il comprendra? questionne Boule de neige avec étonnement.

- On lui donnera à manger. Et alors il comprendra.

- On lui donnera des poules?

- On lui donnera des poules.

- Et ce sera bien de manger des poules?

- Ce sera bien. A condition qu'il reste apprivoisé. Qu'il ne retourne pas dans le bois.

- Sinon ce ne sera pas bien de nouveau de manger des poules?

- Non, ce ne sera pas bien. C'est ce que disent les hommes.

Aphrodite a prononcé sa dernière phrase tristement. Boule de neige ne questionne plus. Au milieu du silence qui s'est fait, je dis soudain :

- Grand-père m'a dit que j'étais un garçon sérieux. Si je veux des poules, il faut que je reste un garçon sérieux.

Boule de neige me lance en riant :

- Si tu veux des poules, moi, je t'en donnerai toujours. Je sais où en trouver!

Je lui réponds :

- Ah! Eh bien, me voilà rassuré!

Tout le monde rit, Aphrodite un peu moins fort que les autres.

Bonnenote me taquine :

- Tu comptes donc ne pas rester un garçon sérieux?

Je rétorque en souriant :

- Je ne pourrai jamais être aussi sérieux que toi!

Aphrodite maugrée :

- Il ne faut donc pas être soi-même, il faut correspondre à quelque chose qui n'existe pas.

Bonnenote s'étonne :

- Comment, qui n'existe pas? Ça n'existe pas quelqu'un de sérieux?

- Quelqu'un, ça existe, mais un sérieux, c'est quoi? marmonne Aphrodite.

Bonnenote lève les bras au ciel. Boule de neige profite de l'occasion pour lui dire d'une voix moqueuse :

- Pourquoi ne lui dis-tu pas qu'elle dit des bêtises?

Bonnenote prend un air faussement outragé et ne répond pas.

Les flocons tournent toujours autour de nous. Sans but, comme nous. Le vent les pousse. Et nous, qu'est-ce qui nous pousse à marcher au milieu des flocons entassés? Rien ne nous pousse, et pourtant nous avançons. Boule de neige cherche un autre renard. Il n'y en a pas. Que fera-t-elle quand elle en trouvera un? Lui demandera-t-elle qui il est? Le renard lui dira : "Je suis un renard". Mais sait-il qu'il est un renard? Et ce que cela veut dire pour les hommes? Il y aurait donc deux bêtes; le renard et lui, le renard qui n'a pas de nom. Il est ce que les hommes ont décidé qu'il était : le renard ennemi qu'il faut tuer. Mais il ne le sait pas. Parce que personne ne le lui a dit. Je dois rester un garçon sérieux. Je saurai que je suis un garçon sérieux parce qu'on me le dira.

Et si j'étais seul, que pourrais-je savoir?

Les flocons descendent doucement, puis s'envolent. Boule de neige cherche son renard.

- Le bois, c'est sa maison?

Bonnenote est étonné par la question de sa soeur.

- Pourquoi veux-tu que ce soit sa maison? lui demande-t-il.

- On ne lui donnera pas de poules s'il retourne dans le bois.

Elle change de ton :

- Allons lui rendre visite!

Le bois est dense, mais transparent.

Boule de neige commente :

- Sa maison n'est pas très bien fermée. S'il veut se cacher, comment fait-il?

Bonnenote lui explique que le renard n'est pas le seul à habiter le bois. Il lui parle des terriers...

- Le renard invite-t-il des amis dans son terrier? demande-t-elle.

Son frère rit :

- Les bêtes ne s'invitent pas. Elles vivent seules dans leur terrier.

- Il est triste, alors.

Aphrodite intervient :

- Si un invité venait chez le renard, le renard le mangerait.

Boule de neige déclare d'une voix mécontente :

- Alors il est méchant!

Aphrodite remarque avec candeur :

- N'invite pas une poule à venir chez toi.

Boule de neige est outrée :

- Je ne mange pas toutes les poules que je vois.

Bonnenote ironise :

- Il faudrait dire au renard d'aller chercher ses poules dans une boutique!

Boule de neige reste pensive. Au bout d'un moment, elle demande :

- Quand il n'y a pas de boutiques, les hommes se mangent aussi?

Personne ne répond. Elle continue :

- Ce n'est pas bien de manger un homme.

Une pause, puis :

- A moins qu'on ne soit apprivoisé.

Marcher dans le bois est difficile. Les branches nous fouettent au passage; les creux, les bosses, les souches, les troncs abattus nous tordent les pieds. Boule de neige se faufile avec souplesse entre les arbres.

- Regardez, s'exclame-t-elle, c'est un trou dans la terre! C'est là qu'habite le renard?

Aphrodite s'approche.

- Non il est trop petit, explique-t-elle. Mais il y a d'autres bêtes moins grandes que le renard qui peuvent se trouver là.

Boule de neige est songeuse.

- Alors, mille bêtes vivent ici et nous ne les voyons pas...

- Quand tu es dans la ville, tu ne vois pas ce qu'il y a dans les maisons.

- Ce serait bien de tout voir.

Bonnenote s'immisce dans le débat des cousines :

- Et pourquoi veux-tu tout voir?

Boule de neige ouvre de grands yeux, regarde tout autour d'elle, et prononce très vite :

- Peut-être que je trouverai un ami.

Marcher devient de plus en plus difficile. La fatigue nous gagne, et Aphrodite propose de rentrer.

- Oh oui! J'ai froid! s'écrie Boule de neige.

La marche devient plus facile, par les prés puis par les chemins. Boule de neige se livre à de profondes pensées :

- Pourquoi avons-nous froid? Les bêtes n'ont pas besoin de s'habiller. Elles n'ont donc jamais froid!

- Les bêtes ne vivent que dans les climats qui leur conviennent, explique Aphrodite.

- Et pour nous?

- Non; nous avons voulu vivre autrement que les bêtes, alors il a fallu faire ce que les bêtes ne font pas.

Boule de neige a un regret dans la voix :

- Aller à l'école par exemple.

Nous rions tous. Elle poursuit :

- Les bêtes n'apprennent rien, et pourtant elles vivent très bien. Pourquoi devons-nous vivre autrement?

Cette fois, Bonnenote s'interpose :

- Les hommes qui sont stupides vivent comme les bêtes. Tu as envie d'être comme eux?

- Oui, je sais, tu es très intelligent et moi je dis des bêtises... Mais quand on est une bête, on n'est ni intelligent ni stupide. Et si on est stupide, comment se fait-il qu'on puisse vivre malgré tout?

Bonnenote ne trouve rien à répondre à sa soeur. Elle en profite :

- Et si tu me dis que les bêtes vivent moins bien que nous...

Elle cherche ses mots, puis :

- Elles vivent comme il leur semble normal de vivre...

Elle cherche encore ses mots, et :

- Nous aussi, nous vivons comme nous voulons. Pourquoi les bêtes feraient-elles autrement?

Elle respire un grand coup, puis ajoute d'une voix rêveuse :

- Ce serait bien... Pas d'école, pas besoin de se lever tôt le matin pour s'habiller en hâte...

- Il arrive que les bêtes meurent de froid, déclare d'une voix lente Aphrodite.

Le déjeuner nous réchauffe. La vie d'homme a quelques agréments... Les grands-parents sont ravis de nous voir "de bonnes joues rouges". Boule de neige raconte le renard. "C'est un animal dangereux", dit Grand-père. Boule de neige se lance dans les explications. "C'est un animal dangereux", dit Grand-père. Nous sommes félicités sur notre courage : "C'est bien de marcher si longtemps dans la neige. Ce n'est pas facile", dit Grand-mère. Et elle ajoute : "Reposez-vous bien cet après-midi".

En effet, nous avons bien besoin de repos. La fatigue n'est pas encore partie, et nous nous installons confortablement dans les fauteuils du salon. "Nous sommes pourtant mieux ici que dans un terrier", murmure une Boule de neige à moitié endormie. Tellement à moitié endormie, qu'elle ne répond même pas aux moqueries de son frère qui fait l'apologie de la vie des bêtes.

Téléphone. C'est la mère d'Aphrodite. Pourquoi est-ce que je me sens un peu nerveux? La conversation n'est pas très longue. Aphrodite revient me dire que sa mère voudrait me parler. Je prends le téléphone et me mets tout de suite à parler : "Bonjour Madame je vous remercie beaucoup de m'avoir invité à venir ici c'est vraiment très agréable j'aime beaucoup la neige vos parents sont très gentils les cousins sont très gentils aussi cela me fait vraiment plaisir j'espère ne pas avoir trop dérangé vos parents..."

Je suis à bout de souffle. J'entends un court très long instant de silence, et la mère d'Aphrodite me dit très calmement et très gentiment :

- Je suis très contente que tu te plaises chez mes parents et que tu t'entendes bien avec les cousins. Au reste, ils m'ont dit tous les deux qu'ils te trouvaient eux aussi très gentil. Et ma fille est ravie et m'a dit que tu prenais bien soin d'elle.

Après un court silence, elle ajoute :

- Mes parents m'ont dit qu'ils te trouvaient très sérieux. Aussi, c'est à moi de te remercier. Ma fille est assez solitaire et ne voit pas grand monde. Grâce à toi, elle est moins isolée et je la trouve plus gaie...

Elle s'arrête. J'ai la sensation qu'elle voulait ajouter quelque chose. Elle reprend presque aussitôt pour me parler de la neige...

Je suis un peu... je ne sais quoi, après cette conversation. Aphrodite m'a regardé avec attention, et je lui ai répondu par une grimace montrant que je ne savais pas quoi lui dire et que nous en parlerions ce soir.

L'après-midi se passe dans la mollesse. Personne n'a vraiment envie de faire quoi que ce soit. Nous commençons quelques jeux, vite abandonnés. Bonnenote rumine. Je lui demande à quoi il pense.

- A l'école, me répond-il. Ma soeur voudrait ne pas aller à l'école...

On entendit soudain la voix de la soeur qui ronchonnait :

- Toi, tu veux aller à l'école parce que tu es un bon élève. Si tu n'y allais pas, personne ne pourrait plus t'applaudir.

Bonnenote est outré. Il gronde :

- Je ne vais pas à l'école pour qu'on m'applaudisse. D'ailleurs, quand tu as une bonne note, on n'entend que toi. Heureusement que ça n'arrive pas souvent!

Boule de neige se rebiffe :

- Ce n'est pas vrai! Je n'ai pas souvent de mauvaises notes!

- Alors, remarque Bonnenote, si tu as de si bonnes notes que ça, c'est que tu vas à l'école comme moi, pour apprendre.

- Je n'apprends pas toujours ce qui ne m'intéresse pas.

- Ah! Mademoiselle est plus qualifiée que ses professeurs pour juger de ce qu'il faut apprendre...

- Quand les hommes ont voulu faire autrement que les bêtes, ne leur a-t-on pas dit aussi qu'ils n'étaient pas qualifiés pour le faire?

- C'est bête, ce que tu...

- Oui, je sais, je dis des bêtises.

- Bien sûr; tes professeurs sont des hommes, pas des bêtes.

- Si j'apprends ce que me disent mes professeurs, je deviendrai comme eux...

- Si tu y arrives!

- Oui, si j'y arrive. Eh bien, toi, qui es si intelligent, tu peux y arriver! Et tu seras donc comme eux...

- Je serais bien content d'y arriver.

- Oui, mais tu ne seras que comme eux.

- Et alors?

- Et alors, si les bêtes apprennent ce que leur disent les autres bêtes, elles resteront toujours des bêtes. Elles ne deviendront jamais des hommes.

Bonnenote prend une mine renfrognée, mais ne répond rien à sa soeur.

Au dîner, Grand-père nous apprend que la jeune fille que nous avons vue l'autre jour viendra déjeuner demain :

- J'ai pensé vous faire plaisir en l'invitant. Je crois que vous vous êtes bien entendus la dernière fois.

Il y a un petit moment de gêne. Grand-père nous regarde avec un peu d'étonnement. Aphrodite rattrape la situation :

- Cela nous fera un grand plaisir. Mais nous ne nous y attendions pas.

Bonnenote renchérit :

- Nous avions passé une bonne après-midi à parler avec elle. Elle a des idées...

Une pause imperceptible, puis :

- ...intéressantes.

Grand-père n'a pas remarqué la pause. Il se réjouit :

- Ah! J'ai donc bien fait. Cette jeune fille est très sérieuse. Elle travaille bien à l'école. Elle est très sérieuse. Elle est un peu plus grande que vous tous et je pense qu'elle peut vous donner de bons conseils.

Nous manifestons notre accord. Soudain, on entendit Boule de neige :

- Sur quoi?

Silence. Grand-père l'a regardée avec étonnement.

- Comment, sur quoi? lui demande-t-il.

Boule de neige hésite, rougit légèrement et se tait.

- A ton âge, on a besoin de conseils sur tout, commente Grand-père.

Boule de neige a baissé les yeux. Aphrodite dévie la conversation :

- Je suis sûre que nous passerons une très agréable journée.

- Elle ne rit pas très souvent, déclare inopinément Grand-mère. Il faut bien vous amuser, c'est bon à votre âge.

Elle s'arrête un moment, puis :

- Et puis, vous êtes en vacances, profitez-en bien!

Télévision. Les grands-parents montent dans leur chambre.

- Eh bien, ça va être réjouissant! s'exclame Bonnenote.

Nous faisons tous une grimace... d'approbation. Boule de neige prend un ton doucement ironique :

- Moi, je suis trop petite pour rester avec elle. Elle va s'ennuyer avec moi. Et puis, je dois écrire à des amies...

- Hypocrite! lance en riant Bonnenote.

Les cousins montent se coucher.

Nous sommes assis sur le canapé, serrés l'un contre l'autre. J'ai le sentiment que la journée ne commence que maintenant.

- C'est vrai, me dit Aphrodite, lorsque je ne suis pas avec toi, le monde autour de moi ne me paraît pas vrai. C'est comme si je passais. Comme si je passais sans m'arrêter. Lorsque je suis avec toi, le monde est loin, et je ne cherche pas de chemin pour y aller.

Nous sommes restés en silence, serrés l'un contre l'autre.

Au déjeuner, ce matin, nous sommes tristes. Les vacances se terminent, nous partons demain. Grand-père et grand-mère font ce qu'ils peuvent pour nous égayer. Nous sommes invités à revenir dès que l'école nous le permettra. "Le printemps s'approche, dit Grand-père en souriant, vous verrez comme c'est beau quand les fleurs inondent les prés". Le printemps, c'est encore loin; et les semaines d'école sont longues. Grand-mère parle des confitures qu'elle a préparées pour que nous les emportions avec nous. "C'est agréable quand vous êtes là, ajoute-t-elle, la maison est si gaie!" Grand-père nous exhorte de bien travailler à l'école pour mériter nos vacances. Bonnenote proteste : "Je travaille bien à l'école parce que ce qu'on m'apprend me plaît". Grand-mère proteste, elle aussi : "Ces enfants sont en vacances, ils penseront suffisamment à l'école quand ils y seront". Grand-père fait amende honorable. Boule de neige prétend vouloir s'enfouir dans la neige pour qu'on ne la trouve pas. "Comme ça, je n'irai pas à l'école! proclame-t-elle". Nous rions, et même Grand-père rit. La matinée se passe évidemment à la luge... et à la bataille de boules de neige. La neige est légère. Elle vole devant nous. Veut-elle, elle aussi, venir avec nous à l'école? Non, elle n'a rien à apprendre, elle sait tout. Du reste, elle ne voyage pas; et cependant elle est partout.

Le déjeuner ne dure pas très longtemps. La conversation... n'en est pas une. Les grands-parents font des compliments à la jeune fille. La jeune fille les accepte. Après le déjeuner, nous suivons la jeune fille au salon. Boule de neige, malgré tout, ne s'enfuit pas.

- Eh bien, dit la jeune fille, les vacances sont finies! Moi, je reprends l'école lundi, vous aussi sans doute.

- Ah oui! Nous aussi! soupire Boule de neige.

- Tu n'as pas envie d'aller à l'école, Bébé? demande la jeune fille d'un ton qui est peut-être sévère.

- Non, je préfère rester ici. Je m'amuse beaucoup plus.

- Si tu n'apprends jamais rien...

- Je ne saurai jamais rien.

La jeune fille est un peu déroutée. Nous rions sous cape, ayant fort bien compris que Boule de neige se moquait de la jeune fille. Prudemment, Aphrodite change de sujet :

- Seras-tu là pour les prochaines vacances?

La prudence fut malheureuse. La jeune fille répondit sèchement :

- Décidément, vous ne pensez qu'aux vacances!

Bonnenote lui glisse de l'air le plus sérieux du monde :

- Tu sais, moi on m'a reproché souvent de ne penser qu'aux études; alors j'ai changé et je ne pense plus qu'aux vacances. Mais j'ai eu tort, car maintenant tu nous reproches...

- C'est vraiment bête ce que tu dis là.

Bonnenote prit une mine contrite.

- Tu as raison.

Puis, après une pause, il reprit :

- Et d'après toi, combien faut-il d'école et combien de vacances?

La jeune fille devint rouge :

- C'est à tes professeurs, ou à tes parents de décider.

- Alors nous n'aurons plus jamais de vacances...

- Tu dis vraiment des choses bêtes.

Elle prit un temps, puis :

- Si on laisse les enfants décider, ils feront comme Bébé, et ne voudront plus jamais aller à l'école.

Aphrodite s'interposa :

- Pourquoi faut-il toujours supposer que les enfants se conduisent mal? Veux-tu dire que c'est dans leur nature?

- C'est dans la nature de tous les hommes qui n'ont pas pris la peine de réfléchir. Et les enfants réfléchissent moins que les grandes personnes.

Le silence s'est fait. Je me sens un peu irrité. Mais comment parler avec quelqu'un qui est sûr d'avoir raison? Je me tourne vers la jeune fille et lui dis posément :

- C'est heureux qu'un enfant n'ait pas à attendre longtemps avant de devenir une grande personne, à en juger par toi.

Elle me regarde d'un oeil accusateur, mais ne me répond pas. J'insiste :

- Quand un enfant est devenu une grande personne, est-il le même ou quelqu'un d'autre?

Elle hésite un moment, puis, avec le découragement qu'on montre devant une personne incapable de comprendre :

- Pourquoi veux-tu qu'il soit quelqu'un d'autre? Il est le même, mais il a grandi.

Elle ajoute sur un ton persifleur :

- Et il a peut-être réfléchi.

J'insiste encore :

- Mais si sa nature est de se conduire mal, et qu'il décide de se conduire bien, alors il n'agit plus selon sa nature.

- Bien sûr. Et on a d'autant plus de mérite à devenir quelqu'un de bien qu'on était plus mauvais auparavant.

- Le mérite, c'est de ne pas être soi-même.

La jeune fille ne change pas d'avis :

- Si soi-même est mauvais...

- On doit donc se conduire comme si on était un autre.

- Oui, quelqu'un de meilleur.

- On doit donc passer sa vie à mentir.

Elle a l'air étonnée :

- Etre meilleur, ce n'est pas mentir.

- Si. Car on montre aux hommes quelqu'un d'autre que soi-même. Et ce quelqu'un d'autre n'est qu'une image qu'on a fabriquée de manière arbitraire.

La jeune fille s'indigne :

- Mais il n'y a rien d'arbitraire, puisqu'il s'agit d'être meilleur.

Mon sourire est très ironique. Je réponds tranquillement :

- Meilleur aux yeux des autres. Comme nous disions la dernière fois, aux yeux de "tout le monde". Un tout le monde qui n'est jamais le même.

La jeune fille me regarde avec un peu d'inquiétude. Elle ne dit rien. Je continue... comme si j'étais obligé de parler :

- Il faut donc montrer autant d'images différentes et mensongères qu'il y a de tout le monde.

Je m'arrête un moment. La jeune fille a détourné les yeux. Je continue de nouveau :

- La seule chose à ne pas montrer, c'est soi-même. Tous les soi-mêmes. Je ne peux pas enlever mes vêtements parce qu'on me verrait moi et non mes habits, qui sont la seule chose qu'on veuille voir de moi.

Je ne peux plus m'arrêter.

- Des habits, des sentiments faux, c'est ce que je dois être aux yeux des tout le monde. Moi, je ne dois pas exister.

- "Que si on te le dit", achève Aphrodite.

La jeune fille la regarde, stupéfaite. Mais elle ne peut savoir à quoi Aphrodite fait allusion. Je me tais. Je ne sais plus quoi dire.

Si, je le sais :

- Et tout le monde, pour s'assurer que je ne me montrerai pas moi, me dit d'avoir honte de moi.

Ce soir, le salon nous abrite affectueusement. C'est le dernier soir. Le temps a ralenti sa marche afin de ne pas nous troubler, Aphrodite et moi.

Aphrodite parle doucement :

- Demain, nous ne pourrons plus être seuls ensemble, le soir.

Je réponds d'une voix triste et inquiète :

- Comment ferons-nous? Comment pourrons-nous ne plus nous voir comme maintenant? Je ne pourrai pas rester le soir chez toi.

- Tu ne pourras pas... Je veux que ce soit possible. Il faudra... Je ne sais pas, mais je veux...

Je dis d'une voix encore plus triste :

- Moi aussi, je veux. Il faudra...

Je n'achève pas, moi non plus. Que dire?

- Je ne sais pas quoi dire.

Je ne sais pas quoi lui répondre.

Le silence. Nous sommes dans les bras l'un de l'autre. Mes lèvres sont sur sa joue. Ses lèvres sont sur ma joue. Le silence. Le temps nous regarde en rêvant.

Aphrodite murmure :

- C'est parce que nous sommes des enfants...

Je réponds d'un ton courroucé :

- Lune a sa vie...

- Lune?

- Oui, Lune a sa vie. Je ne connais pas cette vie, mais je ne veux pas la détruire.

Aphrodite me regarde sans bouger. Je poursuis :

- Je n'irai pas jeter Lune si sa robe se déchire. Elle ne pourra se défendre; je n'en profiterai pas pour la jeter.

Aphrodite se serre plus fort contre moi.

- On ne va pas nous jeter...

Je voudrais répondre... Je ne sais pas quoi dire. Une image passe devant moi : la neige a fondu et les fleurs apparaissent. J'ai pensé tout haut mon image. Aphrodite sourit aux fleurs :

- Elles sont belles. La neige ne regrette pas d'être partie pour les laisser sortir de terre. Le vent les caresse, les hommes les contemplent, et les abeilles viendront bientôt les embrasser.

Elle continue, après un petit silence :

- Et ces fleurs donneront d'autres fleurs. Et si les plantes, qui vivent dans leur maison, sous la terre, ne les montraient pas, il n'y aurait jamais d'autres fleurs.

Je me sens soudainement indigné :

- Moi aussi je vis sous terre quand je suis habillé!

Aphrodite a une teinte d'amertume dans la voix :

- Oui, mais toi, tu le sais bien, il faut que tu aies honte de toi! Ou alors, il faut que tu demandes la permission à quelqu'un, ce quelqu'un dont nous parlions avant-hier.

Je ricane :

- Ah, oui! Il faut surtout ne pas oublier de lui demander quels sentiments je dois avoir pour toi!

Aphrodite reste songeuse un moment, puis :

- Les sentiments... comment peut-il savoir, lui... Je ne sais pas pourquoi je veux être avec toi. Même si je me le demande, je ne le sais pas. Comment peut-il savoir ce que je ne sais pas?

Elle fait une pause, et :

- Bien sûr, quelqu'un peut savoir ce que je ne sais pas. Par exemple, comment faire un calcul, comment écrire sans faire de fautes. Mais il m'expliquera, il me donnera des raisons...

Elle s'interrompt. Je propose :

- Il peut nous donner les raisons pour lesquelles nous ne devons pas nous voir : je t'empêche de travailler, ou autre chose du même genre...

- C'est vrai. Oui, ça c'est vrai. Mais nous pourrions accepter ses raisons, ou les refuser.

- Et il nous dira que nous sommes bons ou mauvais.

- Oui, il le dira. Mais il peut voir juste ou se tromper. En mathématiques, nous n'avons pas les moyens de le contredire. Mais il peut malgré tout se tromper. Mais que peut-il expliquer pour les sentiments? Je ne peux pas dire si j'ai raison ou non d'être avec toi. Je veux être avec toi. Non, c'est quelque chose d'autre. Quelque chose de plus fort que moi, qui me pousse vers toi.

Ses paroles m'ont paru graves. Elle se serre très fort contre moi. Je me sens troublé. Je ne comprends... Je ressens la même chose; oui, la même chose, mais je ne sais pas quelle chose. Je tente de m'exprimer :

- Quelque chose de plus fort que moi. Moi aussi. Mais quoi?

Je la serre plus fort un court instant. Puis, je reprends :

- Mes sentiments? Mes sentiments pour toi? Ce que je ressens?

J'ai un petit rire nerveux d'incompréhension :

- Alors, mes sentiments sont plus forts que moi. Alors, mes sentiments ne sont pas moi.

Elle me regarde très fort avant de répondre :

- Si les sentiments sont plus forts que nous, d'où viennent-ils? Et nous, qui sommes-nous pour ces sentiments?

Elle ajoute après une petite pause, en insistant sur "que" :

- Ou que sommes-nous?

Je grogne :

- Nous existons. C'est nous qui avons des sentiments, c'est nous.

- Pourquoi sont-ils plus forts que nous?

- Ce ne sont pas les sentiments, qui sont plus forts que nous. C'est autre chose. Le sentiment, c'est j'aime être avec toi, te parler, penser avec toi... Quand je te serre contre moi, c'est autre chose. C'est ça qui est plus fort que moi. C'est comme ça qu'on fait les enfants. Tu me l'as dit. C'est donc ça qui est plus fort que moi.

Elle prononce lentement :

- Oui. Que moi aussi. Mais seulement si c'est avec toi.

Je suis de nouveau troublé. Je lui demande :

- Si ce n'est pas avec moi...?

Elle m'interrompt vivement :

- Mais alors, on peut se défendre!

- Se défendre?

- Oui, contre ce qui est plus fort que soi. Si je ne tiens pas vraiment à toi, rien ne sera plus fort que moi. Rien... personne.

Aphrodite s'est tue. Je sens quelque chose de désagréable. De révoltant. Je m'étonne :

- Pourquoi est-ce ainsi? Pourquoi? Moi aussi, je veux que rien ne soit plus fort que moi. Toi seulement. Mais cette force... C'est effrayant. Je ne veux pas accepter qu'elle existe. Pourquoi suis-je obligé? Si le professeur me dit de faire un devoir, je sais pourquoi. Et je sais que c'est lui qui me l'a donné. Mais là...

Aphrodite déclare avec véhémence :

- Il faut refuser. Même si nous n'avons pas de forces. Il faut vouloir nous-mêmes. Comme nous l'avons déjà fait lorsque nous avons décidé d'être ensemble.

- Refuser quoi? Refuser à qui, à nous-mêmes?

- Non, à ce qui veut être plus fort que nous.

- Même quand nous sommes ensemble?

- Non, pas quand nous sommes ensemble. Non. Non.

J'ai pris Aphrodite dans mes bras, et nous sommes restés sans bouger, sa joue contre la mienne, comme si nous avions peur d'un danger si nous étions séparés.

La ville est mouillée. Il ne fait pas froid, mais j'ai froid. Aphrodite a froid, elle aussi. Nous marchons dans une rue, une rue sans neige. Nous rentrons de l'école. Le premier jour de l'école. La première fois que nous sommes ensemble depuis... depuis la neige, le renard, les vaches - et aussi la luge, les cousins, les grands-parents... Depuis le salon. Depuis la chaleur d'Aphrodite contre moi. Nous marchons en nous tenant la main. Tout à l'heure je dirai : "Bonsoir Madame", et je rentrerai chez moi. Il n'y a pas de devoirs à faire le premier jour.

Au dîner, je ne dis rien. Ou presque. Comme tous les jours depuis que je suis revenu de là-bas. Je n'ai pas envie de parler. Ou bien je ne sais pas quoi dire. Ou bien je n'ai rien à dire. Ou bien... ou bien Aphrodite n'est pas là pour que je lui parle.

Ma mère s'est inquiétée de mon silence. Mon père a expliqué que je regrettais mes vacances et que je n'avais pas envie de retourner à l'école. Je crois qu'il a ajouté quelque chose à propos de l'école. J'ai répondu une longue phrase...

Les cousins ont appelé hier. J'ai eu du plaisir à parler avec eux. Boule de neige m'a affirmé que je lui manquais beaucoup et que j'étais meilleur à la luge que son frère. Bonnenote a déclaré qu'il attendait l'école avec impatience - "sinon on s'ennuie" - mais qu'il avait passé un très bon séjour grâce à moi - "On a pu parler d'autre chose que d'affaires de filles".

Je dors mal. Le soir je n'ai pas envie de dormir, le matin je n'ai pas envie de me... Si, si, j'ai envie de me réveiller, mais... Le salon, là-bas, laisse entrer la lumière, la lumière de la neige... Le soir, il sera... qu'importe puisque nous n'y serons pas.

Nous rentrons de l'école. Il n'y a toujours pas de devoirs à faire.

- Ce soir, je veux que tu viennes.

Je réponds en hésitant :

- Ta mère...

Elle m'interrompt :

- Nous avons parlé des vacances, ma mère et moi. Je lui ai dit que nous étions ensemble le soir, tard, quand tout le monde était couché. Je crois qu'elle le savait. Grand-père lui en a sans doute parlé.

Elle fait une pause, puis :

- Grand-père ne nous a jamais rien dit de méchant. Il était inquiet. Nous sommes garçon et fille. Mais à la fin, il était rassuré. Nous ne nous sommes jamais cachés.

- Tu lui as même expliqué que nous nous aimions bien et qu'il était important pour nous d'être ensemble.

- Oui. Il n'a donc rien dit de méchant à ma mère.

Je me sens rassuré. Elle continue :

- Ma mère ne m'a pas fait de reproches. Elle ne paraissait pas trouver du mal dans ce que nous faisions.

Je m'irrite :

- Du mal! Il faut toujours...

Je m'étrangle :

- A chaque fois que nous serons ensemble, il faudra demander si c'est mal?

Aphrodite rit amèrement :

- Nous ne demanderons pas, mais on nous le dira.

Elle tente un sourire inachevé :

- Viens. Ma mère ne dira rien.

Sa mère n'a rien dit. Elle m'a demandé si j'avais été content de mon séjour chez ses parents. J'ai répondu en répétant le discours que je lui avais tenu au téléphone le lendemain de mon retour. Elle a paru satisfaite. Elle a ajouté que ses parents avaient été très contents de moi et qu'ils espéraient me revoir aux prochaines vacances. Elle est restée pensive un moment et elle a prononcé doucement, en arrêtant son regard sur moi : "C'est encore loin les vacances". Après un autre moment de silence, elle s'est soudain exclamée gaiement : "Je pense qu'un bon goûter vous fera du bien!" Puis, après une pause à peine sensible, elle a ajouté : "Et cela vous aidera à bien travailler."

- Oui, Madame.

"Oui, Madame". Que répondre d'autre? J'avais dit ce que je ne pensais pas. Mon devoir était d'être sérieux. Etais-je sérieux? Je ne savais même pas ce que ce mot signifiait. Mais je savais qu'il me fallait composer. Je me sentais entamé. Une partie de moi-même m'avait quitté.

Le déjeuner du matin m'attend. Il faut aller à l'école. Non que je n'aie envie d'y aller, bien au contraire. Je ne suis pas comme Bonnenote, mais j'aime aussi aller à l'école. Je n'y suis pas seul. J'apprends. C'est quelquefois intéressant. Mais aujourd'hui, quelque chose me paraît plus important. Ma vie. A l'école, elle n'est qu'un objet dans les mains des professeurs. On veut m'éduquer. Là, je sais ce que ce mot signifie. Mon professeur me l'a dit. On veut me conduire. Voilà.

Hier soir, nous n'avons presque pas parlé, Aphrodite et moi. Ma vie est auprès d'elle. Nous conduirons notre vie ensemble. Nous-mêmes.

Il y a des devoirs à faire, aujourd'hui. Nous en parlons au goûter. La mère d'Aphrodite nous propose des livres de sa bibliothèque. "Vous travaillez si sérieusement qu'il vous faut des livres pour approfondir votre sujet." Elle s'inquiète de savoir si je ne perds pas mon temps à faire des devoirs d'un niveau qui n'est pas le mien. "Non, Madame, approfondir le sujet me servira aussi dans ma classe." Il me semble que nous avons déjà parlé de quelque chose de semblable.

Les livres choisis, nous montons dans la chambre. Lune nous attend, un peu triste; hier, nous ne lui avons rien dit. Nous lui expliquons que nous avons à travailler. Elle ne paraît pas satisfaite. Je lui demande : "Que veux-tu donc?" Elle me montre Aphrodite. Je me tourne vers Aphrodite et la serre violemment dans mes bras. Nous restons serrés... Lune sourit.

Il faut travailler.

- Il faut travailler, murmure Aphrodite, sinon ma mère...

Je grogne tout bas :

- S'il faut seulement travailler pour ça...

Aphrodite secoue la tête :

- Non, bien sûr. Il y a l'école; et puis nous apprenons. C'est utile.

- C'est vrai.

J'ai prononcé ces mots avec hésitation. Aphrodite me répond avec lenteur :

- Tu as peur?

- Oui.

- Tu as peur d'être dissous?

- Oui. Oui. Comme dans une éprouvette.

Elle rit doucement :

- Tu vois, ça sert d'apprendre.

Je hoche la tête :

- Oui. D'apprendre à se défendre. Ça doit être ça qu'on appelle devenir grand.

- Et devenir sérieux.

- Pour faire comme... tout le monde.

Lune m'a jeté un coup d'oeil complice. Je reprends vivement :

- Mais ceux qui font comme tout le monde font ce que leur ont dit de faire ceux qui ne sont pas comme tout le monde.

Aphrodite a un sourire triste :

- Tu crois que nous arriverons à travailler, ce soir?

Elle fait une pause puis :

- Et puis, toi, ça te fait perdre du temps. Tu as aussi à faire tes devoirs pour ta classe.

- Mes devoirs sont vite faits. Ce n'est pas difficile, ce que j'ai à faire.

Aphrodite me taquine :

- Tu es aussi bon élève que mon cousin!

Je me récrie :

- Oh là là, non! Mais ce que je fais paraît suffisant. Alors, je peux prendre mon temps sans risque.

J'ajoute en riant :

- Heureusement! Sinon, comment pourrions-nous nous voir?

Aphrodite ne rit pas. Elle m'a pris le bras et prononce d'un ton sarcastique :

- Oui, on ne nous laisse ensemble que pour faire ce que nous devons faire; d'après...

Elle achève avec un rire qui grince :

- ...tout le monde!

Nous nous taisons. Il faudrait faire les devoirs. Mais je sais bien qu'elle aussi est... bonne élève. Elle peut très bien se passer de moi. Je ne dis rien. Mais Aphrodite reprend d'une voix sèche :

- Tu te souviens des vaches que nous sommes allés voir? Quand la neige aura fondu, les fermiers les mettront dans un pré. Avec un taureau qu'ils auront choisi. Pour qu'ils fassent des veaux.

Le soir, ma mère m'apprend qu'elle vient d'inviter Aphrodite et ses parents à dîner demain.

- Peut-être ta jeune camarade nous parlera-t-elle de tes vacances? ajoute mon père d'une voix teintée de reproches.

Je ne comprends... Si. Je réponds vivement :

- Je voulais...

Ma phrase reste en l'air. Je ne sais comment continuer. Mon père et ma mère me regardent... me regardent... Je balbutie :

- C'est pa-a...

Sans doute avais-je voulu dire : c'est par, pour, c'est parce que. Mes parents me regardent. Je tente de me reprendre :

- Nous nous sommes promenés... Il y avait beaucoup de neige... Il faisait très froid...

Je m'arrête. Je me sens bête. Mes parents me regardent toujours. Je tente de me reprendre à nouveau :

- Je... je ne sais pas...

Ma voix se fait plus assurée :

- Nous n'avons vraiment rien fait de particulier. C'est pour ça...

J'hésite. Je me lance :

- Je pourrais parler de nos promenades... mais ce sont toujours les mêmes. Et puis nous avons vu un renard. Des vaches. Nous avons fait beaucoup de luge. Mais je ne sais quoi dire... de particulier. Ce n'est pas intéressant ce que nous avons fait.

J'ajoute avec feu :

- Mais je suis si content de ces vacances!

Au bout d'un moment, ma mère me dit en souriant :

- Je suis heureuse que tu sois content. Ton père et moi, nous nous demandions si tu ne voulais rien dire parce que... quelque chose... s'il était arrivé un ennui...

Elle se tait, l'air gêné. Mon père me demande :

- Tout s'est bien passé?

Une courte hésitation, puis :

- Les grands-parents de ta camarade nous ont dit que tu t'étais bien... qu'ils avaient été très satisfaits... Tout s'est bien passé, donc!

Mon père et ma mère se sont regardés en souriant doucement. Ai-je vu un air de soulagement sur leur visage?

Du coup, j'ai retrouvé mon calme. J'ai reparlé du froid, de la neige, du renard... avec beaucoup de détails. J'étais tout étonné de parler tant. Mes parents paraissaient heureux de m'écouter.

Ils paraissaient heureux aussi d'accueillir ce soir les parents d'Aphrodite. Ceux-ci paraissaient tout aussi heureux d'être venus. Tout le monde était heureux. Je regardais Aphrodite avec un rien d'anxiété. Mais elle, elle était calme et... déterminée. Son regard, dur, mais recouvert d'une sorte de nonchalance, dressait une muraille devant... devant, je crois, "tout le monde", ce tout le monde dont nous avions si souvent parlé.

Les conversations durant le dîner furent on ne peut plus banales. Les grands-parents étaient contents, les cousins aussi. Les parents aussi d'ailleurs. Aphrodite travaillait bien à l'école, moi aussi d'ailleurs. Oui, car j'aidais beaucoup Aphrodite, et comme elle avait de très bonnes notes... Le fils de mes parents - "Mon fils..." - devait beaucoup déranger... Mais non, au contraire, c'est tellement bien que ma fille - peut-être notre fille, je ne sais plus - ait un bon camarade. Elle est assez solitaire. Ses cousins sont loin. Mon fils est assez solitaire, lui aussi. Il n'a pas beaucoup de camarades. L'essentiel est qu'ils travaillent bien tous les deux. J'espère qu'il se conduit bien chez vous, ici il est un peu indiscipliné. Les garçons sont si difficiles. Ma fille - probablement est très sage, ou quelque chose d'approchant.

Nous sommes sages, nous nous conduisons bien, nous travaillons bien, nous avons de bonnes notes...

Pourrons-nous sortir du pré?

En attendant, nous sortons de la salle à manger. Le salon nous attend.

Les conversations changent. Elles abordent tous les sujets. On dirait que chacun récite sa leçon devant un professeur sévère. Je m'ennuie. Aphrodite s'ennuie. Nous irions bien dans ma chambre, mais nous n'osons pas. Tiens! Je crois qu'on a parlé de nous : "Ils sont encore si jeunes". Aphrodite a entendu, elle aussi. Elle paraît mécontente. Pourtant c'est vrai, nous sommes jeunes. Elle me souffle : "Pourquoi 'si'?" Oui, pourquoi? La récitation continue. Quelles sont les notes qui sont données? A quoi servent-elles?

- Vous êtes contents de travailler ensemble?

Qui a posé cette question? Le père d'Aphrodite. Je réponds :

- Oui.

Je me sens prêt à bafouiller. Aphrodite m'interrompt - encore que je ne disais pas grand chose :

- Nous nous aimons bien, il est naturel que nous aimions aussi travailler ensemble.

Elle a parlé d'une voix rude, presque provocante. La provocation obtient son effet. Mon père répond - peut-être d'une voix un peu sourde :

- J'espère que vous ne passez pas tout votre temps à jouer.

Un soupçon d'hésitation après "temps". Il n'a pas échappé à Aphrodite. Elle jette sèchement :

- Non, nous ne jouons pas.

Les parents contemplent leurs genoux.

Lentement, les conversations reprennent. Les femmes parlent de leurs affaires, les hommes des leurs. Moi aussi, j'ai à parler des miennes. Brusquement, je me lève, et lance vivement à Aphrodite :

- Tu viens, allons dans ma chambre.

Silence des parents. La mère d'Aphrodite prononce suavement :

- Allez, amusez-vous bien. Vous êtes de bons enfants.

Nous sommes devant la fenêtre. Nous regardons les beaux arbres.

- Oui, c'est vrai, ils sont très beaux. Mais ils ne donnent pas de cerises.

Aphrodite a parlé d'une voix basse. Je réponds :

- C'est peut-être pour ça qu'ils sont très beaux.

- Et c'est peut-être pour ça qu'on les admire.

Nous regardons en silence. Aphrodite ajoute :

- Ils ne dérangent pas. Personne n'est obligé d'aller cueillir de cerises. Et aucun oiseau ne mangera de cerises en poussant des cris de joie. Pas de bruit; tout est calme.

Après un autre moment de silence, elle ajoute encore :

- Nous, nous ne sommes pas de beaux arbres, nous sommes des cerisiers.

Je remarque :

- Mais on nous prend pour de beaux arbres. Et tant qu'on nous prendra pour de beaux arbres, on nous laissera tranquilles. Mais il ne faut pas qu'une fleur de cerisier apparaisse. Sinon, on nous mettra dans le pré.

Les conversations, dans le salon, sont terminées. Les parents d'Aphrodite parlent du bonheur - ...nous avons été très heureux... - qu'ils ont eu à rencontrer mes parents. Mes parents parlent du bonheur -...Votre fille est si gentille. Votre fils est si sérieux. On parle même des prochaines vacances chez les grands-parents - mais c'est bien loin; avant, il y a l'école...

A l'école, ce matin, pendant la récréation, nous décidons de ne pas nous voir ce soir. Que nous diront nos parents après la soirée d'hier? Nous sommes curieux de le savoir. A demain, donc.

Après l'école, j'ai mes devoirs. Mon père n'est pas encore rentré à la maison. On verra au dîner.

- Ils sont très aimables, les parents de ta camarade, commente ma mère.

- Et bien patients de te recevoir si souvent, renchérit mon père.

Suit un développement de ces remarques peu communes. Un bon devoir de classe.

Au bout d'un moment, c'est de moi qu'il s'agit. "Haec decies repetita placebit", prétend le Poëte. Oui, placebit surtout à celui qui parle... Or donc, je suis toujours... un bon garçon. Oui, insinue mon père, tu te conduis bien avec ceux dont tu es l'invité, et particulièrement avec - mon père hésite quelque peu - ta petite camarade. Petit silence. J'en suis sûr, ajoute-t-il.

Je suis sur le point de rétorquer : "Ma camarade n'est pas petite, c'est une femme!" Mais je ne dis rien. Pourquoi? Je passe en revue toutes les raisons... normales. Ce n'est pas ça. C'est autre chose. Quelque chose de grave. Quoi?

Le sommeil ne vient pas. Aphrodite est une femme. Aphrodite... Je me souviens, elle m'a dit qu'elle pouvait avoir des enfants. Moi aussi je peux avoir des enfants. Aphrodite est une femme. Aphrodite est ma femme. Nous pouvons avoir des enfants... ensemble. Alors... nous ne sommes plus des enfants. Je me conduis bien avec... ma petite camarade, m'a dit mon père. C'est avec ma femme que je me conduis... comme je... comme nous voulons, Aphrodite et moi. Personne ne dit à mon père comment il doit se conduire avec ma mère - sa femme. Aphrodite est ma femme. Personne non plus ne doit me dire. Les seules à avoir le droit de dire sont ma mère à mon père et Aphrodite à moi.

Le sommeil s'est enfui. Je me lève, je vais à la fenêtre. Je ne suis pas un bel arbre. Mes parents me doivent... Oui, c'est vrai, les parents me doivent quelque chose... peu importe quoi. Mais ils doivent faire tout ce qu'ils peuvent pour me le donner. Etre parents... être parents, cela suffit pour devoir donner quelque chose...

Je reviens m'asseoir sur le lit. Tant que je ne serai pas capable de donner ce quelque chose... Oui, oui. C'est vrai. Oui, oui, cela doit être ce genre de chose à quoi pense mon père. Oui, oui. Oui, oui. Mais ce n'est pas de cela que parlait Bonnenote. Il n'avait rien dit aux grands-parents. Pour la nuit que j'avais passée avec Aphrodite dans le salon. Il n'a pas dit que c'était mal, il a parlé de notre âge. Qui a dit hier soir : "Ils sont encore si jeunes"? Nous sommes trop jeunes pour pouvoir donner... Mais si rester ensemble la nuit est un mal... c'est pour autre chose.

Je ne reste pas en place. Je retourne à la fenêtre. Il n'y a pas de cerisier. Aphrodite est loin. Que lui ont dit ses parents?

Quand on fait une faute de calcul dans un devoir de mathématiques, c'est une erreur, avec toutes ses conséquences, ce n'est pas un mal. Si on fait une faute en restant ensemble la nuit, ce n'est plus une erreur, c'est un mal. Personne ne nous l'a dit, mais c'est parce qu'on a confiance en nous. Donc qu'on sait que nous ne faisons pas le mal. Ce n'est pas l'erreur qui est en cause, avec toutes ses conséquences, c'est le mal. Pourquoi est-ce mal? Qu'est le mal?

Sans m'en rendre compte, je me couche.

Ce soir, je suis accueilli avec beaucoup de gentillesse par la mère d'Aphrodite. "Tes parents sont très aimables..." Goûter; avec je ne sais quoi que j'aime beaucoup.

Lune nous attend, anxieuse d'apprendre tout ce qui s'est passé. Nous avions décidé de ne pas parler de... tout cela, aux récréations et pendant le chemin du retour. Il valait mieux être tranquilles. Tant pis pour les devoirs! Et puis, il n'y en avait pas d'importants.

Nous sommes devant la fenêtre. Le cerisier attend le printemps. Aphrodite murmure rêveusement :

- Sait-il que les fleurs viendront?

Puis, sans transition :

- Ma mère m'a dit beaucoup de bien de tes parents... et de toi.

Une pause, puis :

- Quant à moi, on peut me faire confiance. Ça n'a pas changé. C'est comme les beaux arbres; on peut aussi leur faire confiance, ils seront toujours beaux. Et s'ils deviennent moins beaux, on ne dira plus que ce sont de beaux arbres, et on n'aura donc plus besoin de leur faire confiance. Ma mère a confiance en moi, en toi. Tant que nous serons dignes de sa confiance, selon les lois qui sont... les siennes, c'est-à-dire celles de "tout le monde", toujours lui.

Nous restons là, à regarder le cerisier. Aphrodite déclame :

- Ô Cerisier, puis-je avoir confiance en toi? Il y a trois ans, tu ne m'as pas donné de cerises!

Il faudrait sans doute rire, mais nous ne rions ni l'un ni l'autre.

Je grogne :

- S'il n'a pas donné de cerises, est-ce naturel, est-ce une erreur de sa part, ou est-ce le mal?

Aphrodite me regarde :

- Le mal? Pourquoi dis-tu le mal?

- J'ai pensé à ça cette nuit. On nous fait confiance, parce qu'on pense que nous ne faisons pas le mal. C'est quoi le mal? Bonnenote n'a pas dit aux grands-parents que nous sommes restés ensemble la nuit. Il a dit que c'était une question d'âge. Tes parents ou mes parents, je ne sais plus, ont dit : "Ils sont encore si jeunes". C'est mal, d'être jeunes et d'être ensemble la nuit?

Nous nous regardons. Aphrodite fait une grimace, et va vers le lit. Elle prend Lune dans ses bras, et :

- Je passe toutes mes nuits avec toi, et personne ne nous dit rien.

Lune répond par un sourire triste.

- Oui, je sais, tu n'auras jamais d'enfants, achève Aphrodite.

Les enfants...

- On a peur que nous ayons des enfants.

Aphrodite répond calmement :

- Oui, c'est certain.

- Mais le mal, ce n'est pas d'avoir des enfants; cela peut être une erreur, avec toutes ses conséquences, si on n'a pas de quoi les nourrir, par exemple. Mais quand on peut les nourrir, tout le monde est content. Oui, les gens sont contents quand il y a un enfant; on fait des fêtes, on félicite les parents. Ce n'est donc pas d'avoir des enfants qui est mal, même si c'est une erreur. Non, c'est autre chose, le mal.

Je reprends mon souffle :

- C'est l'envie d'avoir des enfants qui est un mal. L'envie de faire... ce qu'on fait pour les avoir qui est un mal. C'est l'envie elle-même qui est un mal. L'envie quand elle est seule. Quand j'ai envie de te prendre dans mes bras, c'est un mal, si aucune justification n'existe. Cette envie vient d'elle-même, sans raison, sans décision.

Je m'arrête, à bout de souffle. Aphrodite m'a écouté sans bouger, ne me quittant pas des yeux. Comme je ne parle plus, elle remarque :

- L'envie... les enfants sont un but pour cette envie.

- Oui, mais d'où vient que l'on ait besoin d'un but? Qu'est-ce qui nous pousse à ressentir ce besoin dont nous ne savons rien?

J'ajoute, après un instant de silence :

- Et nous ne pouvons nous empêcher de ressentir ce besoin.

Aphrodite intervient brusquement :

- Oui, c'est vrai, je ne peux m'empêcher de désirer... que nous soyons ensemble.

Elle se tourne vers Lune et :

- Je suis contente que tu sois là, mais cela ne me suffira pas.

Elle me regarde, et ajoute :

- Ce n'est pourtant pas un mal. Pourquoi le serait-ce pour les autres?

- Peut-être parce qu'ils ne veulent pas être obligés de faire quelque chose qui ne dépende pas d'eux-mêmes. Ils sentent une force contre laquelle ils ne peuvent rien. Ils ne veulent pas l'accepter. Ils ont peur de cette force. Et ils l'appellent le mal. Le Mal avec un très grand M.

Aphrodite murmure :

- Alors, le désir, c'est le mal.

Après un court silence, elle me demande ardemment :

- Tu n'as pas peur?

- Non, je n'ai pas peur, puisque tu es là avec moi.

- Alors, prends-moi dans tes bras. Je n'ai pas peur.

 

F I N

 

 

 






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