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IL  FAUT  QUE  JE  SOIS  UN  HOMME.


Il faut que je sois un homme. "Sois un homme!" m'a dit mon père. "Soyez des hommes!" a dit le chef aux guerriers qui allaient mourir. "Soyons des hommes!" ont dit les guerriers qui allaient tuer.

Je ne suis plus un petit garçon. A présent on me dit : "Mon garçon", cependant je suis le petit d'un homme. Un jour, je deviendrai donc...

Les hommes savent ce que je ne sais pas. Il ne me reste plus qu'à apprendre, sans doute... On me l'a dit. Faut-il aussi apprendre sans doute - sans douter, donc? Sans douter de ce que j'apprendrai. Sans douter de ceux qui me l'apprendront. Sans douter de ce que je deviendrai.

Pourquoi ne suis-je pas encore un homme? Certes parce que je suis encore petit. Et il n'y a certainement rien d'autre. Est-ce si certain? Lorsque mon père me dit d'être un homme, il n'ajoute pas : "Quand tu seras grand". Non, c'est pour maintenant. Ce n'est donc pas une question d'expérience, comme je l'entends souvent dire. Que me manque-t-il alors? Etre plus savant, être plus sage, bien faire ce que je dois faire? Que dois-je faire au juste?

A la maison, mes parents me disent que je me conduis bien, ils m'assurent être contents de moi, je leur obéis... normalement. A l'école, les professeurs trouvent que je travaille bien, j'ai de bonnes notes.

C'est autre chose que je dois faire. Ce que font les hommes. Ce que font les hommes...

Ce matin, le soleil s'est pressé de se lever, tout content de ne pas être gêné pour voir la terre; seule une petite compagnie de petits nuages blancs était venue lui souhaiter une agréable journée. Me voilà en chemin vers l'école. Les arbres ont deviné que l'air sera de plus en plus chaud les jours qui viendront et laissent leurs feuilles se donner au soleil.

A l'école, il n'y a pas de petits nuages blancs ni de feuilles. Les professeurs sont là pour nous protéger. L'école est une demeure sûre. Le vent n'y soufflera jamais.

J'apprends. Autour de moi, mes camarades apprennent. Les mêmes mots, les mêmes pensées. Devrons-nous aussi faire les mêmes choses? Serons-nous les mêmes... hommes, un jour? Il y a d'autres écoles, ailleurs; que font ceux qui s'y trouvent? De temps en temps, entre les cours, nous pouvons aller jouer. Nous jouons - ensemble. C'est agréable d'être ensemble, de jouer aux mêmes jeux. Comme les feuilles sur un même arbre. Que savons-nous de cet arbre? Pouvons-nous aller sur un autre arbre?

- Tu viens avec nous?

J'entends la voix rude d'un robuste garçon de mon âge. Cherche-t-il un arbre? Ou bien en est-il un lui-même? Un chêne... Je m'appuie souvent contre lui. Il est silencieux, mais il écoute. Ses conseils sont brefs, mais précieux. Je réponds d'un signe de tête, Robur - le chêne - n'aime pas les mots superflus.

Comme le temps s'y prête, nous sommes avec nos vélos. Il habite une ferme, à une demi-heure de route. Nous partons à trois, avec sa soeur, un peu plus jeune que lui, et qui vient de sortir de sa classe à la même heure que nous de la nôtre. Le chemin est agréable, il passe entre des collines à la pente douce où les vaches n'ont pas besoin de s'accrocher. Elles nous regardent comme de vieilles connaissances, la soeur de Robur a fait un signe à l'une ou à l'autre - ce sont les siennes. Elle va souvent près d'elles, comme elle va vers la mare s'asseoir à côté des canards. Elle s'y sent mieux qu'à l'école, qu'elle n'aime pas - on n'y parle pas de la vie, dit-elle. Elle a poussé au milieu des prés, comme une herbe folle.

Le quatre-heures nous attend chez les parents de Robur. J'ai prévenu que je rentrerai à la maison - dans notre petite ville, tout près de l'école - un peu avant la tombée de la nuit. Ma mère m'a souhaité de bien m'amuser... et de bien travailler! Mes parents aiment bien Robur, ainsi que toute sa famille.

Donc, nous nous amusons... et nous travaillons! Je joue au professeur avec Herbe folle. Je l'aide à comprendre son cours. Dois-je le faire? Elle a confiance en moi. Et si je me trompais? Pas sur le cours, c'est facile; non, sur... Sur quoi? Sur la vie, dont l'école ne parle pas? Pour qu'elle devienne un homme? Les filles aussi doivent-elles devenir des hommes? Oui, oui, des hommes - faire partie des humains. Mais... ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit! Les hommes, ce ne sont pas des humains, sinon mon père ne me dirait pas d'être un homme, puisque je suis déjà un humain. Mais si je n'aide pas Herbe folle, doit-elle être seule pour chercher à comprendre, ou bien doit-elle le demander à d'autres? A ceux qui sont plus savants que moi, peut-être. Mais si ce n'est pas l'expérience qui fait les hommes? Se tromper... Se tromper, c'est dire ou faire ce qui n'est pas vrai. S'il faut faire ce que font les hommes, le vrai est donc ce que font les hommes.

- A quoi penses-tu?

Herbe folle me regarde en souriant.

- Il pense! déclare Robur.

Nous nous mettons à rire.

La petite compagnie de petits nuages blancs est encore seule aujourd'hui à parler au soleil. J'ai envie de me mêler à leur conversation, mais la nature, bien que j'en sois né, n'est pas pour moi. Je n'y ai pas droit, dans ma classe. C'est être distrait que la regarder, et même y penser. Ce sont les hommes que je dois écouter, et non la nature elle-même.

J'aime écouter les hommes, cependant. Ecouter, et non apprendre. Même si ce que j'entends me plaît. J'ai envie de dire "surtout", seulement c'est tellement bête. Ecouter les hommes me rassure d'abord, puis me fait peur. La peur vient sans qu'on la demande. "Tu es un homme, tu ne dois pas avoir peur!" ai-je souvent entendu. Il faut donc que la peur me quitte, si je veux devenir un homme. Sans la peur... Sans la peur, je me sens abandonné, comme abandonné par un ami qui me protège. Qui d'autre me protégera? Les hommes? Quand je suis avec Robur, quand je suis avec Herbe folle, une brèche se fait dans ma peur, je n'ai pas peur d'eux.

Dans ma chambre. J'étudie le texte d'un auteur. Un auteur littéraire. J'ai appris ce que signifiait "littérature" : connaître les caractères de l'alphabet et de la grammaire. La grammaire, c'est facile, c'est le mode d'emploi. Quant à l'alphabet, ce n'est pas un mot. Un mot ne s'écrit pas. Il est dans la nature, il se voit, il s'entend.

Plongé dans mon auteur d'hier soir, je vais distraitement à l'école. Je sais ce que je dois dire en classe, le professeur sera satisfait. Mais que dirais-je à l'auteur, s'il était là? S'il me demandait ce que j'avais fait de son texte? Le professeur veut que je lise, que je comprenne, que j'explique, peut-être que j'apprenne le texte. Et l'auteur? A-t-il écrit pour lui, ou pour moi? Voudrait-il que je lui parle de lui, ou de moi? A l'école, puis-je parler de moi? Oui, bien sûr, de mes opinions sur le texte, l'auteur, la littérature. Je pourrai même dire ce que j'ai retenu de ce que j'ai lu, et le profit que j'en ai retiré, par exemple pour mes pensées ou ma conduite futures. Mais est-ce parler de moi? Qu'attend l'auteur de moi?

Aujourd'hui, pas d'école. Les petits nuages blancs en ont profité pour venir en cachette, tout au bout de l'horizon. Il va faire un peu plus frais. C'est le bon moment pour une grande promenade. Robur et Herbe folle proposent d'aller sur la grande colline d'où on voit une autre vallée. Nous partons, sitôt le déjeuner de midi terminé.

J'aime marcher sur l'herbe irrégulière des prés. Le pied se pose sur une motte familière, et non au hasard comme sur une route. Ma petite ville n'est pas grande, et les prés ne sont pas loin, cependant ici je ne sens pas de frontières. Nous passons d'un pré à l'autre, et j'ai le sentiment d'être dans une grande maison, et d'aller d'une chambre à l'autre. Mais dans une chambre, on ne trouve que des outils, et une décoration. Ici, c'est la vie qui meuble chaque pré.

Les vaches paraissent contentes de notre visite et viennent bien vite nous dire bonjour. Je crois que c'est Herbe folle qu'elles viennent voir. Moi, elles me regardent gentiment, peut-être avec un air un peu triste. Elles pensent sans doute que vivre ailleurs que dans la nature est impossible, et Herbe folle, qui est bien de leur avis, a dû leur expliquer que je vivais en ville. Leur cache-t-elle qu'elle va à l'école?

Robur ne caresse pas les vaches en passant, comme le fait sa soeur. Il les regarde lui aussi avec attention, mais il reste l'homme et le maître face à la bête.

- La terre est encore souple.

Je questionne Herbe folle du regard.

Elle continue en souriant :

- L'air est sec depuis quelque temps. Les vaches boivent moins l'herbe.

- Les feuilles sont sorties. Il ne gèlera plus, je pense, commente avec précaution son frère.

Nous commençons à monter sur la grande colline. Les vaches se font de plus en plus petites; la prairie, elle, n'a pas cessé d'aller jusqu'à l'horizon. Herbe folle s'est arrêtée, et regarde au loin. Je m'approche d'elle :

- C'est mieux qu'à l'école...

Elle répond au bout d'un moment :

- Je ne peux pas voir loin, à l'école.

Robur hoche la tête :

- Peut-être que l'école apprend à voir encore plus loin... je ne sais pas...

Il ajoute, comme s'il posait une question à laquelle il n'attendait pas de réponse :

- La nature n'est plus la même après que les hommes de l'école sont venus.

- Les vaches me regardent toujours de même, répond Herbe folle avec une pointe d'insistance.

- Elles donnent plus de lait.

- Quand tu as une note meilleure que d'habitude à l'école, tu n'es plus mon frère?

- J'ai plus appris, je peux faire plus de choses, les faire mieux. Par exemple, si tu me demandes de t'aider, je pourrai le faire mieux.

- Tu m'aimeras mieux?

Robur s'est arrêté. Il reste un bon moment sans bouger, en regardant vers le bas le pré d'où nous venons. Il se tourne vers sa soeur :

- Je ne veux pas t'aimer moins... Je préfère donner moins de lait.

Nous continuons à monter en silence, de pré en pré, à travers les haies qui séparent... les chambres. Quelques vaches viennent avec nous faire un bout de chemin.

Nous nous sommes assis un moment. Nous regardons... je ne sais pas, une chose invisible, celle dans laquelle nous vivons. Herbe folle a poussé un soupir, et se tourne vers son frère :

- Tu as raison; les hommes de l'école ont changé la nature, ils ont changé mon pré en une salle de classe où la terre n'est pas souple et où je dois écouter sans bouger ce que l'on me dit de faire.

- A la maison aussi on te dit quoi faire.

- C'est ma maison.

Robur garde le silence. Herbe folle reprend :

- Je n'ai pas peur des travaux difficiles, à la ferme...

Son frère l'interrompt vivement :

- Les hommes de l'école veulent rendre la vie plus facile. Nos parents sont très fatigués le soir.

- Et s'ils n'avaient plus rien à faire, que feraient-ils?

Elle se met à rire, puis s'écrie :

- C'est bête de dire ça!

Elle reste songeuse un moment, puis ajoute :

- C'est quoi, ne rien faire?

Personne ne dit rien. Je propose :

- Eh bien, nous nous promenons, ça ne sert à rien!

Herbe folle s'exclame :

- Nous parlons de nous, de nos pensées, de notre vie, nous ne restons pas immobiles à regarder ruminer les vaches!

Je souris pensivement :

- Peut-être parce que nous sommes... des hommes.

Herbe folle fait une moue de doute :

- Il y a une fille dans ma classe qui ne fait rien, d'après ce que disent nos professeurs.

- C'est une façon de dire; de dire qu'elle ne fait rien de bon, rien d'utile.

- Si je reste immobile à regarder ruminer les vaches, je fais quelque chose : je regarde. Ce n'est ni bon, ni utile. Avec ta façon de dire, je dirai que je ne fais rien.

Je reste un moment en silence, avant de me décider :

- Ainsi les hommes peuvent donc ne rien faire...

J'ajoute lentement :

- Sans qu'on s'en doute...

Nous recommençons à monter. Peu à peu, la pente se relâche et va s'étendre sur les hauteurs de la colline où des arbres familiers nous attendent. Des vaches viennent à notre rencontre, nous dire qu'elles ne nous ont pas oubliés. Notre pas se calme, les lointains s'effacent dans une brume légère. Le chemin se perd dans les ondulations de la colline.

Sur l'autre versant, non loin, dans un petit creux, se trouve une source, noyée dans de grands chênes. Les jours chauds, elle nous protège de sa fraîcheur. Nous avons apporté notre quatre-heures, et nous nous installons près d'elle. Herbe folle déballe les victuailles. Nous dévorons.

- C'est bien d'avoir une source, les bêtes ont toujours de l'eau fraîche, remarque Robur... une fois de plus.

- Et les hommes de l'école n'y ont encore rien changé! le taquine sa soeur.

- Il y a des siècles et des siècles, crois-tu que cet endroit était comme aujourd'hui?

J'interviens :

- Il n'y avait pas d'école, en ce temps-là.

Tous deux me regardent, attendant une explication. J'achève :

- La nature n'est plus la même après que les hommes de l'école ne sont pas venus!

Herbe folle rit; Robur sourit.

Le chemin est plus court à bicyclette qu'à pied. Nous roulons ce dimanche vers une ferme qui se trouve en contre-bas de la source que nous aimons bien. Un chien tout noir nous accueille, saluant de la queue. Le fermier n'est pas là, occupé à ranger ses outils. La fermière nous assure gentiment que ses enfants seront ravis de nous voir. Les enfants accourent - une fille un peu plus âgée que Robur, et un garçon de mon âge. La colline nous séparant, ils vont dans une autre école que la nôtre. Le garçon est plein de curiosité; il voudrait tout connaître de sa ferme, et ne jamais la quitter, comme un escargot sa coquille. La fille est plus calme; elle aime sa terre comme si cette terre était son oeuvre, telle Déméter elle-même.

Il faut changer quelques bêtes de pré; nous y allons tous ensemble, et le chien noir avec nous. Les vaches accourent avec impatience, devinant ce que nous allons faire. Déjà hier, elles cherchaient à brouter l'herbe du pré voisin, nous a expliqué Escargot. Le chemin n'est pas long jusqu'à l'herbe neuve. Nous allons nous asseoir au pied d'un chêne, au milieu du pré, accompagnés par le murmure à peine perceptible du ruisselet qui vient de notre source et qui se devine à travers l'herbe.

Escargot est soucieux. Il a fait de la géométrie cette semaine.

- Vous aussi, vous en avez fait? nous demande-t-il d'une voix inquiète.

- Oui, nous aussi, pourquoi?

Ma réponse paraît le gêner. Il prend un air penaud :

- Je n'ai pas très bien compris, et le professeur a dit que cela servait pour mesurer les prés. Si je me trompe, comment ferai-je pour les bêtes?

Je suis gêné à mon tour. La géométrie me paraît une science réservée aux choses importantes, et mesurer un pré...

Déméter hausse les épaules :

- Un pré demande ses vaches! Si tu te trompes à l'école, tu auras une mauvaise note, alors qu'ici tu ne te tromperas pas sur le pré qu'il faut pour tes vaches.

Robur remarque doucement :

- Et si avec la même herbe elles donnent plus de lait?

- Il leur faudra moins de pré! réplique vivement Escargot.

Je ris :

- Tu n'as donc pas à t'inquiéter pour ta géométrie!

- On peut avoir une mauvaise note quand on ne se trompe pas?

Personne ne paraît pouvoir répondre à la question d'Herbe folle. Pourtant Robur fait une tentative :

- Déméter a parlé de se tromper à l'école, et donc d'avoir une mauvaise note à l'école...

Sa soeur l'interrompt nerveusement :

- L'école apprend seulement ce qu'il faut faire à l'école?

- Elle apprend aussi à faire mieux ce que l'on sait déjà faire, je suppose.

- Il faut toujours faire mieux?

Là, Robur laisse la question de sa soeur sans réponse.

Nous restons silencieux à regarder autour de nous. Les vaches ruminent en paix, les jeunes veaux parcourent le pré à la découverte d'aventures, les collines se recouvrent d'un voile léger et se chauffent au soleil.

Déméter rompt le silence :

- La nature fait-elle mieux lorsqu'elle construit des montagnes?

Nous écoutons. Elle poursuit :

- On peut apprendre à construire mieux une maison pour un homme, mais si on met une montagne à la place de la mer, que fera le poisson?

Escargot fait mine de s'inquiéter :

- Si j'apprends à mieux mesurer mon pré, je construis une maison ou une montagne?

Nous éclatons tous de rire. Cependant, pourquoi notre rire ne dure-t-il pas trop longtemps?

J'écoute le professeur, ce matin. Ce qu'il dit m'intéresse; il parle de la géographie. Il raconte des pays lointains, inconnus de moi. Je crois vivre en d'autres lieux, connaître d'autres vies. Pourtant, les hommes y font souvent les mêmes choses. Seulement c'est ailleurs... Quand je vais chez Herbe folle, je suis aussi ailleurs. Si le professeur racontait les collines où elle habite, aurais-je autant de curiosité? Et elle? Je crois qu'elle aurait très envie qu'il lui parle de ses prés... Mais il ne peut parler des prés de tout le monde. Peut-être les prés d'Herbe folle sont-ils les mêmes que ceux de l'autre bout du monde, que le professeur raconte? Le lui dira-t-il?

"Vous apprendrez...", a dit le professeur à la fin de la classe. Oui, bien sûr, il faut apprendre pour savoir, et savoir est agréable, et même utile. Mais les prés d'Herbe folle, personne ne me les dira mieux qu'elle-même.

Cet après-midi, mathématiques. C'est facile, il n'y a pas à penser, seulement à réfléchir. Faut-il penser ou réfléchir aux conséquences d'un bon calcul? La nature a-t-elle pensé ou réfléchi lorsqu'elle a construit des montagnes?

Quelques devoirs à faire, ce soir. Un petit coup de main - par téléphone! - à Herbe folle pour ses devoirs à elle en arithmétique. Elle m'a dit : "Avec toi, les nombres sont dans l'herbe à côté de moi, je peux leur parler". Je n'ai pas très bien compris, cependant cela m'a fait plaisir. Je me suis souvenu qu'Escargot n'avait pas dit ce qui n'allait pas hier en géométrie. Je l'ai appelé. Ça s'est bien passé. Je fais mes devoirs.

Ce matin, j'ai répondu aux questions du professeur de mathématiques. Il était content, j'avais répondu comme il le fallait. C'est agréable, c'est agréable d'être en accord avec celui dont dépend la note en classe... dont je dépends. C'est comme si le sommeil était venu, avec son calme, son immobilité, son absence de crainte, son indifférence. En mathématiques, on ne peut pas être en désaccord quand on a bien réfléchi ensemble. Et si je me mets à penser?

La récréation. Il faut jouer. J'aime beaucoup jouer, si on me laisse aussi faire autre chose de temps en temps. Penser paresseusement, écouter voler le vent, rêver des rêves qui s'évanouissent, donner et prendre des paroles amies. Et réfléchir aux mathématiques, et amasser les secrets du monde que mes professeurs me dévoilent, et me plonger dans la mer pendant qu'elle devient une montagne.

- Tu viens jouer!

Je viens...

Au dîner, j'ai parlé de la mer et de la montagne. Ma mère a souri et a dit : "Comme c'est curieux...", mon père m'a donné des explications. Des explications qui m'ont beaucoup appris, et en particulier que je ne pouvais pas me plonger dans cette mer... Quant à savoir s'il fallait construire ceci ou cela, je l'apprendrai à l'école.

La nature a-t-elle été à l'école? Et si elle s'est trompée, est-ce parce qu'elle a mal compris?

- ...et plus on écoute, plus on apprend! achève mon père.

Je n'ai pas dû écouter, absorbé par mes pensées, et mon père a cru que j'avais été attentif à ses paroles. Avant de m'endormir, j'ai rêvé que j'étais un poisson, et que j'escaladais des montagnes.

Herbe folle a bien ri quand j'ai raconté mes prouesses de la veille. Robur n'a rien dit. Si, il a dit que je m'étais montré distrait à l'école, et m'a demandé si j'avais été prudent lors de mon escalade. Herbe folle a ri encore plus. Puis il a parlé de ce que nous ferions demain, jour sans école. Si j'étais d'accord, nous irions chez l'oncle de son père, à qui il devait porter quelque chose.

- Oh oui, s'est écriée Herbe folle, j'aime bien aller chez lui, et Grand-tante a de si bonnes confitures de cassis!

J'acceptai avec plaisir. Leur ferme se trouvait à environ une demi-heure de vélo de chez Robur; on passait par des petits chemins et par le pré aux châtaigniers du grand-oncle, ce qui rendait la promenade très agréable. Et quant aux confitures, je ne disais pas non!

La nature ne construit pas que des montagnes. Elle a aussi préparé la grande maison ensoleillée, faite de collines, décorée d'arbres, tapissée d'herbes, baignée de ruisseaux, habitée par des bêtes familières, maison que nous traversons peu après le midi pour aller chez Grand-oncle.

Le chemin se promène entre les haies, frôlant l'une, contournant l'autre, passant devant l'entrée d'un pré où se trouvent des vaches paissant nonchalamment, puis, un peu plus loin, le chemin borde une ferme où nous trouvons les fermiers qui nous souhaitent le bonjour; Robur échange quelques mots avec eux à propos de leurs bêtes et des siennes. Le chemin continue sa promenade, entrant en voisin dans un tout petit village, plutôt quelques maisons qui se sont rencontrées un jour et sont restées ensemble; deux ou trois bonjours, nous repartons. Soudain le chemin se presse, il va tout droit vers un endroit mystérieux rejoindre cinq de ses amis avec lesquels il chuchote un moment en secret; puis il repart tranquillement vers le pré aux châtaigniers, qu'il nous laisse descendre pour terminer notre voyage.

Grand-tante nous a vus descendre le pré, et toute contente, vient à notre rencontre.

- Vous êtes de bons enfants de venir nous voir ! s'exclame-t-elle avec un grand sourire.

Elle nous embrasse tous, et voyant l'air un peu gêné de son petit-neveu, elle ajoute gentiment :

- Je sais, tu viens apporter quelque chose à ton grand-oncle, mais tu n'étais pas obligé de venir toi-même. Cela me fait plaisir que tu sois là.

En réponse, Robur fait un sourire timide.

- Ici, continue-t-elle en nous regardant tous, nous avons toujours les mêmes choses à faire, vous nous apportez un peu de gaieté.

- Est-ce que je peux t'aider à faire quelque chose? demande Herbe folle.

- Oui, nous aussi, propose vivement son frère.

Je m'empresse d'acquiescer.

Grand-tante montre le verger :

- Il y a beaucoup de fraises cette année. Je me préparais à aller en cueillir.

En guise de réponse, nous partons pour le verger. Herbe folle commente avec gourmandise :

- J'espère qu'il y aura aussi beaucoup de cassis!

Nous cueillons; Grand-tante nous a encouragés à manger quelques fraises, et nous en profitons. Elles sont bien mûres - les confitures seront bonnes, parole d'Herbe folle. Entre-temps, nous parlons de la vie de la ferme, des fenaisons, de la vache à la corne cassée qui cause quelques soucis, de l'oeuf qu'on a retrouvé sur le siège du tracteur - heureusement juste à temps - du tracteur lui-même que Robur avait aidé à réparer, du petit cochon aux grandes oreilles tombantes qui plaît tant à Herbe folle, et puis de la santé de Grand-oncle qui est un peu fatigué ces temps-ci. Grand-tante ne sait sans doute pas ce que le mot santé signifie pour elle, car elle ne se plaint jamais - je n'en ai pas le temps, dit-elle.

Que je suis loin des leçons de géométrie! Par moments, pendant que nous parlons, j'ai l'impression que la vie s'est dépouillée de tous les ornements qui la rendent si désirable aux hommes. Ici, c'est la vie elle-même qu'il faut aimer, et non ses artifices. Si je veux être un homme, où me faut-il être?

- Vous êtes bien sages à l'école? demande Grand-tante.

L'école... Est-elle la vie elle-même? Ou bien est-elle l'artifice qui fait paraître la vie plus facile?

Herbe folle fait la moue :

- Je suis sage... parce que je ne pense pas à ne pas l'être.

Grand-tante ne comprend pas. Herbe folle insiste :

- J'apprends mes leçons...

Grand-tante l'interrompt très vite :

- C'est bien. Les études sont des choses importantes. Nous, il y a des choses que nous ne savons pas faire. On nous a déjà dit que notre... rendement...

Elle hésite sur le mot rendement.

- ...pourrait faire mieux.

Elle s'arrête un moment, puis achève :

- Quand tu t'occuperas de ta ferme, tu le feras mieux que nous.

Elle regarde Robur :

- Toi aussi, toi aussi.

Elle ajoute :

- Tu es un homme, toi.

Elle s'est tournée vers moi :

- A la ville aussi, il y a beaucoup à faire.

Elle reste pensive un court instant, puis se remet à cueillir les fraises.

Voilà, c'est fini pour aujourd'hui. Il faut maintenant préparer les confitures. Après en avoir eu plein la bouche, nous en avons plein les mains!

- Ce n'est pas la peine d'en faire trop, déclare en riant Grand-tante à Herbe folle, puisque tu n'en mangeras pas!

Herbe folle se récrie :

- Comment, je n'en mangerai pas!

- Tu as dit que tu voulais du cassis!

Herbe folle fait une grande grimace :

- Oui, oui, mais tes fraises, elles sont trop bonnes pour ne pas les manger.

Elle réfléchit un moment, puis :

- Même si à l'école on m'apprend à les faire mieux, ce sont les tiennes que je préfère.

Et elle va embrasser Grand-tante, qui sourit de bonheur.

Je rêve encore à la journée d'hier, la promenade, les fraises...

Le professeur commente le dernier devoir de littérature. Je n'ai rien à craindre, je savais ce qu'il fallait dire, j'aurai une bonne note. Robur comprend difficilement qu'il faille parler de ce qui n'existe pas. Moi, je suis habitué. A la ville, on ne vit pas avec les bêtes, elles sont en vitrine chez le boucher. Le professeur nous conseille de parler de nos idées personnelles. Comprendra-t-il ce que pense Robur?

Pourtant, le professeur comprend qu'un des élèves n'aime pas tel personnage, et dit à l'élève qu'on peut avoir ses préférences. Il ajoute que l'important est de comprendre les intentions de l'auteur.

Comprendre... Oui, il faut toujours comprendre les autres. Je n'ai pas besoin de comprendre Herbe folle. Par contre, j'ai besoin de comprendre les mathématiques. Celles-ci, je m'en sers. Celles-ci, je m'en sers...

Mes parents sont contents. J'ai encore apporté de bonnes notes. Les parents de Robur aussi sont contents quand leur vache a donné le lait qu'ils lui ont demandé. Moi aussi je suis content de le boire. Je ne peux pas être une vache, je suis un homme. Eh non! je ne suis qu'un humain. Suis-je plus proche de la vache ou de l'homme? Il me faut donc devenir un homme, pour que mes parents ne me demandent plus mes notes... Et alors, le professeur n'aura plus besoin de m'en donner. La grand-tante d'Herbe folle n'a pas besoin de notes pour cueillir ses fraises. Mais quelqu'un a construit un chemin pour que nous puissions aller chez elle. Il faut que le chemin soit bon, autrement je donnerais une mauvaise note à celui qui l'a construit. Est-ce un homme? Si oui, on peut donc aussi donner des notes aux hommes? Sinon... Ce n'est pourtant pas une vache!

Ce dimanche, mes parents m'emmènent dans la grande ville voir leurs amis. La route n'est pas comme le chemin qui va chez Grand-tante. Herbe folle et Robur s'y sentent mal à l'aise, et dans la grande ville, ils sont perdus. Moi, j'ai plus l'habitude, seulement j'ai toujours l'impression d'être loin, loin... dans une autre contrée. Alors que ce n'est qu'à une heure de voiture.

Au déjeuner, mon père tente de parler des affaires qu'il a en commun avec son ami - vente, héritage, lois, droit... Ma mère ne laisse pas aller et parle des affaires qu'elle a en commun avec son amie - maison, cuisine, relations... enfants. Les enfants, c'est moi; leur fils, beaucoup plus âgé que moi, a terminé ses études et habite ailleurs.

Comme j'ai la chance d'être un bon élève, les amis des parents me prévoient des avenirs de rêve - je veux parler de leurs rêves à eux, pas des miens, oh! non! Faire, toujours faire... Il faut, il faut, il faut. Il faut faire! Non, on ne me dit pas de faire, non; on dit : "Il fera". Bien sûr qu'il fera, puisqu'il peut! Les avenirs qu'on me construit sont-ils des montagnes à la place de la mer? La mer... Quelle mer? Ma petite ville? Ou les prés d'Herbe folle et de Robur?

Quelques petites rues me séparent de mon école. Des maisons amies m'entourent. Hier, dans la grande ville, les maisons s'étaient éloignées de moi, et les larges avenues m'avaient ouvert le passage avec indifférence.

Je retrouve mes camarades et mon professeur avec plaisir; pendant la classe, nous allons parler une langue qui n'est pas la nôtre, afin de pouvoir voyager au loin, et parler avec les habitants d'autres pays. Comment peut-on parler avec des mots avec lesquels on n'a pas vécu? Robur apprend ces mots, et m'a dit qu'ils lui serviront dans ses conversations avec les hommes de l'école. Il m'a dit ça en riant... Et si c'était vrai? Si on ne pouvait pas parler avec des amis? Avec les hommes de l'école, on parle de ce qui est, avec des amis, on parle de ce qu'on vit. La vie est-elle partout la même? Est-elle la même dans les prés, et dans la grande ville dont pourtant je connais la langue?

La journée d'hier a écouté les derniers cours de l'école. Après-demain, nos salles de classe seront étonnées de ne pas nous voir. En seront-elles attristées ou soulagées? Nous avons souvent été remuants, certes, mais toujours emplis d'une discrète affection pour les petites demeures qu'elles nous offraient pendant nos cours. Les professeurs ne ressentent plus l'impérieuse nécessité de nous transmettre les connaissances qu'on leur avait dit de nous donner; ils paraissent être déjà en route vers l'été, et en profitent pour nous parler librement de leur vision de ce qu'ils nous ont fait connaître durant l'année. Nous écoutons, les yeux grand ouverts.

Dernier jour de classe. Les professeurs n'auront jamais tant travaillé. Les questions fusent. Pourquoi ce jour-là? Nous avons toujours pu poser des questions; nous y avons même été encouragés. Alors pourquoi? Parce que nous ne devions rien apprendre de ce qu'on nous disait? Pourtant, j'avais l'impression que j'allais me souvenir encore mieux de ce que j'entendais.

L'heure est venue. En quittant ma salle de classe, je l'ai regardée avec une sorte d'attention légèrement inquiète - retrouverai-je tout ce qui a été mien l'année prochaine?

Nous nous dispersons, mais nous n'habitons pas vraiment très loin les uns des autres. Robur et Herbe folle m'attendent demain chez eux.

J'ai à peine le temps de terminer mon déjeuner; Robur vient de me dire qu'il va rentrer les foins avant ce soir - son père craint l'orage. L'air est épais et chaud. Je roule vite dans la côte bien raide qui commence la route; une autre petite colline, et enfin la bonne descente qui mène à la ferme. Sur le grand pré de fauche légèrement pentu, on s'empresse. Le père de Robur est content de me voir arriver. Robur déclare ironiquement :

- Heureusement que les hommes de l'école nous aident!

Son père ne comprenant pas, il lui explique de quoi il s'agit. Herbe folle bougonne :

- Oui, oui, ils ont fabriqué les tracteurs, mais c'est à moi de savoir comment je range le foin.

Robur taquine sa soeur :

- Pourquoi n'as-tu pas coupé l'herbe toi-même?

Herbe folle n'est pas en reste :

- Je ne pourrai jamais la couper à la même hauteur que ta machine!

- Et tu crois que la machine ne sera pas capable un jour de ranger le foin mieux que toi?

- Oh si! Ça, j'en suis sûre! Mieux que moi, oui, mais pas comme je...

Elle laisse sa phrase en suspens, puis ajoute tristement :

- J'espère que l'on ne fabriquera pas des vaches à moteur...

Son père l'a regardée pendant un long moment, en se mordant la lèvre.

Il a plu toute la nuit. En écoutant le tonnerre, je rêvais aux collines, là-bas, que les éclairs faisaient ruisseler de lumière.

Nous achevons de ranger le foin, mis en désordre hier dans la grange. La chaleur s'est évanouie, et le soleil est venu en voisin regarder briller l'herbe encore humide.

La mère de Robur a préparé un copieux quatre-heures. Le père est là, de retour du pré pentu.

- C'est bon, dit-il.

Il est aussi prolixe que Robur.

La mère s'est tournée vers moi :

- Tu nous aides bien. Tu es un bon ami pour nos enfants.

Elle veut dire quelque chose, hésite, et me donne une grosse tranche de jambon. Le père me verse à boire.

- Lundi, déclare Herbe folle, je vais préparer un gâteau au chocolat.

Elle ajoute pour son frère :

- Tu iras demander de la crème à Capucine, tu lui diras que c'est pour moi.

Elle me regarde en souriant :

- Et pour toi.

- Et pour moi, fait mine de ronchonner Robur, je dois seulement la traire!

Herbe folle lui répond ironiquement :

- Tu es un homme, toi.

Tu es un homme... Mon père ne m'a jamais dit qu'il fallait traire une vache pour devenir un homme. Oui, oui, c'est bête de dire ça. Je demande à Herbe folle :

- Pour être un homme...

Je me reprends :

- Pour traire une vache, il faut être un homme?

C'est le père qui répond :

- Ce n'est pas le travail des femmes. Il faut être un homme.

Les femmes ne peuvent donc pas devenir des... hommes?

La mère a vivement répliqué :

- Et où prendrait-on le temps pour faire le travail des hommes?

Alors une femme pourrait être un... homme si elle avait le temps?

Le père fait une longue moue d'approbation, et commente :

- Et puis c'est difficile...

Il ajoute après un temps :

- Il faut être fort...

Ce n'était donc que ça! L'homme est fort. Je ferai beaucoup de gymnastique l'année prochaine à l'école. Si je deviens très fort en gymnastique, mon professeur me dira : "Te voilà devenu un homme!"

Le quatre-heures terminé, nous retournons dans la grange nous envelopper dans l'odeur enivrante du foin.

Hier, la journée s'est passée à ranger les affaires de l'école, devoirs, livres, et à préparer un petit plan pour Robur et pour moi, afin de revoir quelques notions peut-être mal comprises, et de surprendre quelque surprise de l'année prochaine. Herbe folle m'a déjà demandé de lui découvrir les secrets de la classe où j'étais, et où elle sera à son tour.

Au déjeuner de ce dimanche, mon père m'a demandé si j'avais été content de mon année d'études. J'ai répondu que j'avais appris des choses intéressantes, et que j'étais curieux de connaître ce dont on ne voulait pas me parler.

Mon père s'étonna :

- Comment ça, dont on ne veut pas te parler?

Je répondis d'une voix ferme :

- On me dit que cela ne fait pas partie du programme...

Mon père m'interrompit :

- Dans ce cas c'est normal; on te répondra dans d'autres classes.

- Cela ne paraît faire partie d'aucun programme.

Je regardais mon père bien en face. Il fit de petits gestes avec les mains, bougea un peu les yeux, puis d'une voix inquiète :

- Quelles sortes de questions peux-tu bien poser pour qu'on ne te réponde pas? Elles ne doivent certainement pas...

Il s'arrêta brusquement, comme s'il avait heurté le fond d'une impasse.

Je continuai, sans quitter ma voix ferme :

- A l'école, on apprend à faire ce qu'il faut et comment le faire, on apprend à connaître le monde, on apprend ce que pensent les autres.

Je fais une pause. Mon père paraît dérouté, ma mère a levé la tête vers moi avec incompréhension. J'achève d'une voix lente :

- On n'apprend pas à vivre.

Un long silence se fait. Les parents regardent leur assiette.

Je murmure :

- "Sois un homme!" m'a dit mon père. Il ne m'a pas dit comment, et l'école ne m'a pas répondu.

L'après-midi d'hier fut calme. Le déjeuné fini, les parents eurent à faire chacun de leur côté. Puis, nous parlâmes de sujets indécis, et finîmes la journée en regardant un film. Rien ne s'était passé.

Le soleil a envahi le ciel et commence à descendre; j'arrive à la ferme. Robur farfouille dans le tracteur, Herbe folle dans le gâteau au chocolat. Je préfère le gâteau au chocolat. Je le prouve en plongeant un doigt le long de la casserole. Je reçois un coup de cuiller de bois, mais j'ai eu le temps d'attraper de quoi me lécher le doigt.

- Alors, c'est bon? me demande Herbe folle en souriant.

- Il faudrait en goûter plus...

- Après tu n'auras plus faim!

- Bon, bon, je vais attendre sagement.

Un petit temps puis je glisse d'un air détaché :

- Je peux t'aider?

- A manger le chocolat? Oh! c'est gentil de ta part; non, ce n'est pas la peine! Par contre, tu peux raviver le feu!

Je ravive le feu. Je tourne autour de la cuisine. Herbe folle me dit doucement :

- J'ai encore à faire... Je crois que mon frère t'attend, il avait besoin d'aide.

Je réponds vivement :

- Ah, oui, c'est vrai! j'y vais!

Elle m'accompagne d'un long sourire.

Robur farfouille toujours dans le tracteur.

- Ah, tu arrives bien! me crie-t-il de loin.

- Tu espères que je trouverai la panne?

Il rit :

- Je sais bien que tu ne la trouveras pas! Tu peux m'aider à tenir cette pièce!

L'a-t-il nommée? Peut-être...

- Ta soeur dira que ton tracteur ne vaut pas deux bons boeufs.

- Les boeufs aussi, ça tombe malade.

Il donne un solide tour de clef, puis reprend :

- Tu as déjà soigné un boeuf malade?

Non, je n'ai jamais soigné un boeuf malade. Je n'ai pas non plus...

- Je n'ai pas non plus réparé de tracteur. Je ne saurai pas faire ce que tu fais.

- A l'école, tu es meilleur que moi.

Oui.

- Oui, c'est vrai.

Oui, c'est vrai. Que dire d'autre? Robur me tend un tournevis :

- Visse!

Le tracteur se met en marche. Visse-t-on un boeuf?

Le gâteau est prêt...

- Il n'est pas encore prêt, il cuit! Vous le mangerez au quatre-heures! s'écrie Herbe folle en nous empêchant d'entrer dans la cuisine.

Elle se met à rire en voyant nos mines dépitées.

- Viens plutôt me montrer les livres que tu m'as apportés, me dit-elle.

Nous allons nous installer dans la grange, où l'odeur du foin nous attend.

Le foin, sur lequel Robur s'est étendu paresseusement. Il taquine, une fois de plus, sa soeur :

- Déjà au travail! Tu vas devenir une fille de l'école!

Sa soeur a de la réplique :

- Plus j'en saurai, plus je pourrai les surveiller, tes hommes de l'école!

- Et ça te servira à quoi?

- A les empêcher de mettre un moteur à mes vaches!

En réponse, Robur rit affectueusement :

- Tu es bête!

- Eh bien, tu vois qu'il me faut apprendre!

Nous rions. Moi, je ne ris pas vraiment. Les hommes savent, il me faut apprendre pour devenir un homme. Et quand je serai devenu un homme, je devrai empêcher les hommes...

Le gâteau au chocolat était délicieux.

Ce matin, j'ai préparé un commentaire pour Herbe folle sur un texte littéraire d'un livre que je lui avais apporté hier. Je veux lui parler des raisons pour lesquelles l'auteur étudie un personnage qu'il a inventé, et qui donc n'existe pas, selon ce qu'affirme Robur.

Le soleil revient vers nous après avoir exploré les cimes du ciel. Nous nous cachons sous un arbre à travers lequel il cherche à nous voir. Une vache est venue près de nous pour nous écouter.

Je commence mon... exposé.

- Où se trouve la différence entre le personnage qui existe et celui qui n'existe pas?

- C'est quand la récréation? bâille Robur.

Herbe folle lui adresse un sourire condescendant :

- C'est trop difficile pour toi, je le comprends. Je t'expliquerai ce que j'ai fait dans ma classe, je crois que tu y vas l'année prochaine.

- Tu te trompes, l'année prochaine je ne serai pas encore professeur!

Je tonne :

- Je vais vous donner un pensum à chacun!

- Hou, hou, hou! crie ma classe.

Les vaches lèvent la tête avec un ensemble parfait, et nous jettent un regard de désapprobation manifeste.

Je déclare d'une voix magistrale :

- Puis-je continuer?

Un meuglement me répond. Ma classe pouffe de rire.

Herbe folle prend un air sérieux :

- Allez, continue; moi, je t'écoute. Ne t'occupe pas des mauvais élèves.

Robur fait des grimaces expressives. Le calme revient. Je poursuis :

- Quand je parle d'un personnage que j'ai inventé, il n'est pas parmi nous.

- Bravo, bien! ponctue Robur.

Je néglige :

- Quand je parle d'un personnage réel qui est ailleurs, il n'est pas parmi nous.

- Ah, j'ai compris, fait gravement Robur, s'il est ailleurs, c'est qu'il n'est pas ici!

- Et moi, j'ai compris pour de vrai, déclare Herbe folle, s'il n'est pas parmi nous, on ne peut pas savoir s'il existe!

Du coup, Robur redevient sérieux :

- Je peux très bien savoir s'il existe, je n'ai qu'à lui téléphoner!

Herbe folle le contemple avec étonnement :

- Tiens, tu es ici! Je ne t'ai pas vu arriver!

Robur prend un ton faussement sarcastique :

- Eh oui, ma petite soeur, je suis ici! seulement tu n'as pas répondu à ce que j'ai dit!

- C'est facile de te répondre, mon grand frère! S'il a disparu sans qu'on sache où il est?

- Il reviendra bien un jour!

- Et s'il ne revient pas, comme ceux qui partaient au loin, dans les temps anciens?

- Ils ont existé avant, on les a vus.

Herbe folle reste pensive. J'interviens :

- Hier, un garçon que je ne connais pas m'a demandé où se trouvait la boulangerie. Je l'ai revu plus tard; il m'a reproché de lui avoir indiqué une boulangerie qui n'avait plus de croissants.

- Tu n'y étais pour rien; il n'avait qu'à le dire qu'il voulait des croissants, proteste Herbe folle.

- Tu veux dire que si l'on veut une bonne réponse, il faut poser une bonne question?

- Oui, c'est évident.

Je continue tranquillement :

- Il y a peut-être des gens plus bêtes que toi pour qui ce n'est pas évident.

Robur hausse les épaules :

- Raconte-leur ton histoire, ils comprendront.

- J'ai inventé cette histoire.

Ce matin, je termine le petit plan de ce que nous devons revoir, Robur et moi, des cours de l'école. Ma mère se réjouit :

- Vous travaillez bien, tes amis et toi, cela me fait plaisir. Il faut tout de même vous reposer un peu. Vous devez être fatigués par votre année d'études.

- Je ne me sens pas fatigué, maman. Et puis, tout ce nous faisons à la ferme est très agréable pour moi, j'ai l'impression de vivre ce que l'école m'a fait entrevoir. Cet après-midi nous allons enlever les herbes gênantes, afin que le potager pousse mieux.

Je reste pensif un moment, puis j'ajoute en souriant affectueusement :

- Et tes repas seront meilleurs.

Nous sarclons, nous bêchons; le petit monde du potager s'éveille, respire, s'étale au soleil. Le temps se passe en gestes simples, laissant l'esprit en repos; temps indéfini, qui se dévide tandis que nous allons d'une carotte à un radis, d'un chou-fleur à une courgette.

Les hirondelles nous invitent au repos avant le quatre-heures, dans la grange où elles vont porter quelque douceur à leurs petits. Nous y retrouvons le foin reposant, à l'odeur toujours si prenante.

- Je commence à avoir faim, s'exclame Robur, j'espère que ma mère nous donnera quelque chose de réel et non d'inventé à manger!

Herbe folle sourit d'un air taquin :

- Sois tranquille, tu vas pouvoir remplir ton estomac. Seulement, lorsque j'ai fait mon gâteau au chocolat, j'ai inventé la façon de le faire.

- Ce n'est pas la façon, c'est le gâteau au chocolat que j'ai mangé!

- Et si je t'avais donné un morceau de chocolat et une motte de beurre?

Un sourire ironique apparaît sur les lèvres de Robur :

- J'avais oublié que tu étais devenue une fille de l'école!

Je glisse d'un air naïf à Herbe folle :

- La prochaine fois, tu n'en donneras qu'à moi.

Le déjeuner de midi fut très agréable. Ma mère avait parlé à mon père de la conversation d'hier, et mon père me félicita sur le sérieux du travail que nous faisions, Robur et moi, pour préparer l'école de l'année prochaine.

Et nous voici en train de le faire, le travail. Herbe folle y participe en nous posant une foule de questions; nous avons fort à faire pour répondre - il s'agit pourtant de notre cours de l'année dernière... Savoir n'est pas suffisant pour expliquer; et expliquer nous fait faire des découvertes.

Robur est épaté :

- Ben vrai, je croyais que tu n'aimais pas l'école!

- Ce n'est pas l'école que je n'aime pas, c'est ce qu'on me dit à l'école.

Elle réfléchit un moment, puis corrige :

- Non, c'est comment on me le dit.

Robur fait mine de prendre une attitude supérieure :

- Que veux-tu, quand on est avec des personnes qui...

Il bute, cherche ses mots; Herbe folle finit vite à sa place :

- Des personnes qui ont du mal à se souvenir de leur cours de l'an passé!

Elle rit de nos airs peu glorieux, et ajoute, souriant gentiment :

- Mais grâce à qui j'ai un peu moins peur des hommes de l'école.

Robur est venu ce matin avec Herbe folle étudier avec moi le texte d'un auteur que mon père possède dans sa bibliothèque; nous pouvons nous aider des nombreux livres et dictionnaires qui s'y trouvent. La pièce est vaste, les fauteuils confortables, la lourde table de chêne offre tout l'espace voulu pour y déposer les volumes dont nous avons besoin. Nous sommes à notre aise pour travailler. Pourtant Herbe folle et Robur ne sont pas véritablement à l'aise. Ils aiment venir dans ma maison, ils la trouvent belle; mais un jour Herbe folle m'a dit : "Dans ta maison il y a des murs".

Au déjeuner, mon père a dit à Robur que lui et sa soeur étaient de très bons amis pour moi, et qu'il pensait que l'année à venir serait très bonne pour nos études, vu le sérieux que nous apportions dans notre travail. "L'avenir dépend de la manière dont on le prépare", a-t-il proféré sentencieusement en regardant Robur. Il a parlé de la ferme, qui devait s'agrandir d'un bon pré, et de l'achat duquel il avait à s'occuper. "Tu diras à ton père qu'il a de bons enfants", a-t-il encore dit à Robur.

Nous roulons vers le haut des collines, là d'où l'on voit au loin sans que rien ne vienne arrêter le regard. Au sortir du bois qui décore le sommet, une petite clairière sert d'antichambre; un concert d'oiseaux en tapisse les parois. A travers les arbres clairsemés qui bordent la clairière, nous apercevons la tour carrée de la ferme, tout en bas de la pente raide qui y mène. Ici, il n'y a pas de murs...

- Peut-on regarder vivre quelqu'un qui n'existe pas?

Herbe folle a parlé d'une voix basse, comme pour elle-même. Après un long silence, Robur commence :

- Si c'est un exemple...

Il ne va pas plus loin. La voix d'Herbe folle est toujours basse :

- Et si c'est un rêve? Il existe dans le rêve.

Elle continue, après un court silence :

- Pourquoi l'auteur veut-il parler de son rêve?

Le rêve. Je pense à des images de rêves :

- Peut-être parce qu'il ne peut le montrer.

- Pourquoi dis-tu ça? me demande Robur, il peut dessiner ce qu'il a vu.

- Tu verras ce qu'il a vu, tu ne pourras pas voir toi-même.

Herbe folle prononce sur un ton de regret :

- Alors c'est l'auteur qu'on regarde vivre, ce n'est pas ce qu'il décrit.

Elle s'anime soudain :

- L'auteur! C'est lui que je veux connaître!

Elle ajoute en riant :

- Et puis, je raconterai sa vie!

Je ris doucement, Robur grogne :

- Et moi, je veux voir moi-même!

- Eh bien, regarde! s'écrie Herbe folle avec un air amusé.

Robur la regarde, ahuri :

- Puisqu'on ne peut pas...

- Tu peux regarder ce que tu veux autour de toi! Toi-même!

Robur s'est repris. Il répond ironiquement à sa soeur :

- Et après, tu ne pourras pas voir ce que j'ai vu!

- Oh si! Tu n'as qu'à prendre une photo de ce que tu regardes...

La photo, je l'ai prise; Herbe folle, Robur, la campagne... je l'ai prise avec mon coeur.

En arrivant à la ferme, je jette un coup d'oeil vers la clairière invisible où nous étions hier. Elle me fait signe de revenir quand j'en aurai envie.

J'arrive à temps pour rattraper les salades qui voulaient s'envoler vers le ciel. Afin de nous faire pardonner, nous semons carottes et radis, que nous retrouverons avec plaisir cet hiver.

Le quatre-heures approche. Heureusement, car nous avons grand faim. Nous voilà! nous disent les tomates, les concombres, les petits oignons du potager.

A table, le père nous parle du nouveau pré; il faut le préparer pour les vaches qu'il doit aller chercher bientôt. Nous décidons d'y aller aussi, la ferme étant près d'une grande rivière où nous aimons bien nous baigner.

Dimanche. Journée d'étude. La table de chêne est couverte de livres. De livres d'astronomie. En classe, on nous a parlé de calculs servant à connaître les étoiles. Les étoiles brillent dans les pages que nous contemplons. Les calculs, nous savons assez bien les faire, sauf quelques exemples que nous revoyons pour mieux les comprendre. Nous faisons les professeurs avec Herbe folle, qui suit sagement les calculs.

Ce n'était cependant pas si sage que ça, car soudain elle déclare :

- Comment peut-on parler des étoiles, puisqu'elles n'existent pas?

- Oh! Encore! s'exclame Robur.

Je suis étonné :

- Tu les vois...

Elle m'interrompt :

- Tu m'as dit qu'on ne voyait que des images du passé! Où sont-elles, les étoiles?

Je ne sais quoi répondre. Robur s'est replongé dans son exercice.

Herbe folle est songeuse :

- A l'école on apprend le passé; en histoire par exemple.

Elle reste un moment sans parler, puis elle ajoute posément :

- Quand je parle des foins de l'année dernière, c'est pour savoir combien il m'en faut cette année.

J'ai trouvé quoi répondre :

- L'histoire nous apprend...

- Oui, oui. Et les étoiles?

- On l'a vu tout à l'heure; elles nous aident à comprendre...

- Oui, tu as raison. Ainsi, notre vie est faite par ce qui n'existe pas.

Je proteste :

- Non, elle est faite par ce qu'on a vu exister, et dont on a vu les conséquences; et c'est cela qui nous montre aussi comment vivre. Tes foins, par exemple.

- Mes foins ont poussé, les bêtes les ont mangés; je l'ai vu. Si tu ne m'avais donné qu'une photo de ces foins, comment aurais-je pu savoir ce qu'ils étaient devenus?

Elle rêve un moment, puis ajoute :

- Que sont devenues les étoiles?

Robur a fini par lever la tête. Il nous bougonne :

- Je croyais que nous faisions des calculs. Cependant, ma petite soeur dira peut-être au professeur que les étoiles n'existent pas, et qu'on ne peut donc rien calculer.

Herbe folle se rebiffe :

- Moi, je ne pourrais pas dire ça; par contre, si c'est un homme de l'école qui le dit, cela s'appellera une nouvelle théorie.

Un homme de l'école... Il faut que ce soit un homme de l'école. Un homme, cela ne suffit pas. Alors, pourquoi dois-je devenir un homme?

Les étoiles de la veille se sont éteintes. Robur achève de mettre en état la barrière quelque peu défaite du nouveau pré. Je l'aide à mettre en place le dernier piquet de bois qui sert de pivot. Et nous allons tous les trois donner la main pour chasser les herbes dont les vaches ne veulent pas. Le pré devient... mangeable! a dit Herbe folle avec un sourire satisfait.

Nous roulons. Vers le bas. Là où rien ne monte ni ne descend, là où on ne peut se poser sur le haut d'une colline pour regarder au loin, là où on ne peut se nicher dans un creux pour se reposer paisiblement.

Nous roulons. La plaine n'a pas de fin, de même qu'elle ne commence nulle part. Le chemin des taureaux nous guide. Malgré l'heure matinale, le soleil nous regarde, sans qu'aucun sommet vienne le cacher.

Nous roulons. La pensée de la rivière si fraîche nous aide à supporter la chaleur qui nous étreint peu à peu.

Le père est déjà sur place, et nous le voyons discuter avec le fermier lorsque nous arrivons. Les vaches sont prêtes pour le voyage. "J'espère que notre herbe leur plaira", s'inquiète Herbe folle après les avoir observées.

Nous déjeunons avec les fermiers. Ils parlent avec le père; des bêtes, du temps chaud qui dessèche la terre, des foins dont il faudra plus que d'habitude, de la ferme qui demande des travaux d'entretien... Une poule est venue participer à la conversation, et peut-être aussi glaner par gourmandise quelques bonnes miettes tombées de la table.

On ne parle pas d'étoiles ici. On parle de ce dont on a besoin tous les jours, et sans quoi on ne peut pas vivre. Comment trouver le temps d'avoir envie de rêver des étoiles? Elles sont pourtant là, même si elles n'existent pas, et elles illuminent la nuit quand elle est privée de la lune.

Les fermiers ne sont pas des hommes de l'école. Cherchent-ils à être des hommes? Ou le sont-ils déjà?

L'eau fraîche de la rivière nous inonde. Nous jouons avec le courant qui ne s'émeut guère pour nous contrarier. Une vache est venue boire. Un poisson est passé tout près de nous, puis s'est enfui... à toutes nageoires.

Nous nous retrouvons auprès de notre petite source avec Déméter et Escargot, venus en voisins. Le soleil a envahi le ciel, et les grands chênes se sont rassemblés pour garder la douce fraîcheur que la source nous apporte de dessous la terre.

Escargot déborde de curiosité :

- Elles sont belles, les vaches que vous avez été chercher hier?

Robur répond avec conviction :

- Ce sont de belles vaches.

Il réfléchit, fait une description détaillée des bêtes. Escargot approuve le choix. Le chien noir, qui n'a pas oublié de venir, paraît approuver lui aussi.

Déméter a remarqué l'expression inquiète d'Herbe folle.

- Tu as un ennui? lui demande-t-elle.

Herbe folle hésite :

- Non, je ne crois pas. Je pense... j'espère que notre herbe leur conviendra.

Escargot veut la rassurer :

- L'herbe n'est pas la même partout, mais les bêtes s'adapteront, d'autant qu'elles sont de la même espèce que les tiennes.

Déméter prononce pensivement :

- Oui, c'est vrai, elles s'adapteront...

Elle poursuit :

- J'ai déjà posé cette question à une vache qui venait d'arriver.

Escargot sourit avec une ironie amusée :

- Ma soeur parle aux vaches...

- Non, non, je ne parle pas aux vaches... Elle m'a répondu que ce n'était pas l'herbe...

Elle laisse sa phrase en suspens. Herbe folle la prolonge :

- Elle avait perdu son pré, ses haies, son étable...

- J'ai vu leur étable, la nôtre est meilleure! intervient Robur.

Déméter sourit tristement :

- C'était la sienne.

Escargot paraît surpris :

- Quand on donne quelque chose de mieux à un homme, il est content!

Un homme veut donc quelque chose de mieux. Je ne peux m'empêcher de demander :

- Les vaches ne sont pas capables de comprendre?

Déméter me répond, tout en regardant le troupeau non loin de nous :

- Elles sont capables de comprendre que leur pré a disparu, alors qu'elles n'en cherchaient pas d'autre.

J'insiste :

- Et si malgré tout on leur donnait une herbe meilleure?

- Avec une herbe meilleure, leur lait serait meilleur.

La réponse de Déméter fait bondir Robur :

- Alors c'est vrai que les vaches ne sont pas capables de comprendre! Avec un lait meilleur, elles nourriraient mieux leurs veaux!

Je tente une explication :

- On ne peut comprendre que ce qu'on connaît...

Herbe folle corrige :

- Les vaches ne mangent pas n'importe quelle herbe, et elles en préfèrent certaines à d'autres.

- Alors, elles devraient être contentes de trouver l'herbe qu'elles préfèrent, même si elles ont quitté leur pré, déclare Escargot.

Un grand silence est venu. Je tente une... analyse, comme on dit à l'école :

- Un homme cherche quelque chose de mieux; si on le lui donne, il est content. Les vaches sont capables de comprendre ce qui est mieux; si on le leur donne, elles ne sont pas contentes.

- Oh! Bravo! Monsieur le professeur! s'extasie Robur.

- Tu ferais mieux de réfléchir! lui lance Herbe folle.

- J'attends tes réflexions!

La soeur ne cède pas devant le frère :

- Pourquoi pas? Eh bien! Les vaches veulent vivre leur vie à elles...

- Les hommes aussi!

- Avoir quelque chose de mieux, c'est changer de vie.

- Alors, choisir son herbe, c'est aussi changer de vie.

Déméter se mêle au dialogue :

- Ce sont les herbes de leur pré. Elles ne cherchent pas à produire des espèces nouvelles.

Escargot tempère :

- Si tu les leur donnes, elles les prennent.

Un petit silence, rompu par Herbe folle :

- Vivre leur vie à elles, c'est rester des vaches.

Déméter explique, voyant que son frère ne comprend pas :

- Les vaches ne cherchent pas à devenir des éléphants.

Son frère... se met à rire :

- Parce que les hommes cherchent à devenir des éléphants?

- Les hommes rêvent souvent d'être... autre chose. Des habitants d'une autre planète, par exemple; ou des habitants... de nulle part.

- Comment ça, de nulle part? demande Robur qui ne comprend pas non plus.

Déméter continue :

- Les hommes rêvent souvent d'être... quelqu'un d'autre. Celui qui peut faire ce qu'ils ne peuvent pas faire, par exemple; celui... qui peut tout faire.

Un grand silence est venu. Je ne tente pas... d'analyse, comme on dit à l'école.

Je me réveille tout engourdi. J'ai sans doute rêvé. Mes pensées s'embrouillent. Il me semble que j'ai parlé pendant mon réveil. Des mots qui me reviennent peu à peu. Des mots que je ne suis pas sûr de comprendre. "Les vaches veulent être des vaches... Les hommes ne veulent pas être des hommes".

Le chocolat m'attend. Il m'attend même depuis longtemps, car il est bien tard.

Ma mère s'inquiète :

- Tu as beaucoup dormi, tu t'es fatigué hier? Vous avez été loin?

- Non, nous sommes restés près de la source.

- Ah, vous avez travaillé!

- Non, nous avons parlé des bêtes qui venaient d'arriver.

- Ça s'est bien passé? Ton père a dit que le pré était bon.

- Très bien; les bêtes sont très belles.

- Je crois que le fermier sait très bien les choisir.

Ma mère est rassurée par la conversation.

Je suis sorti acheter quelques crayons de couleur pour nos cartes de géographie. Les petites rues sont pleines de maisons - et il y a des murs, dira Herbe folle. Pourtant, ces murs ne sont pas comme ceux de la grande ville, ils laissent passer la vie. Une femme cause avec une voisine accoudée à sa fenêtre, on entend quelqu'un chantonner doucement, deux garçons bavardent assis sur les marches de leur perron.

Je rencontre un camarade de classe. Il me parle de ce qu'il fait. Il chante dans une chorale qui se trouve dans la grande ville où il va avec ses amis. Il lit des livres d'aventures. D'aventures passionnantes qui se passent dans des pays lointains. Il joue au ballon avec d'autres amis. A d'autres jeux, aussi. Il me quitte car il est pressé. "Tu ne veux pas venir...?" me demande-t-il en partant. Je n'ai pas bien compris si c'était pour chanter ou pour jouer. Je pensais à la source, au pré d'Herbe folle. Je n'avais pas osé en parler.

La Terre est étalée sur la table de chêne. Je cherche une carte de géographie que nous puissions étudier le lendemain, comme on nous le propose à l'école. Mon père m'a aidé à trouver des livres et des atlas dans sa bibliothèque. Il paraissait tout pénétré de l'importance qu'il attribuait au travail que je voulais entreprendre. Il oeuvrait avec le même sérieux que celui qu'il apportait aux travaux de sa profession. En s'en allant, il me déclara : "Tu travailles bien!"

Me voici donc en train de parcourir toute notre planète à la recherche d'un de ces endroits qui font rêver. Une montagne inaccessible enrubannée d'immenses nuages, un vaste océan parcouru par des vagues profondes, un large fleuve flânant parmi des arbres géants et dans lequel se prélassent des crocodiles aux mâchoires mortelles, ou une île perdue peuplée de palmiers et de sauvages hérissés de lances acérées exécutant des danses traditionnelles.

A l'école on ne nous demande cependant pas de rêver. Il faut autre chose. Alors, un grand pays dont il faut recenser et placer sur la carte le relief tourmenté et les activités innombrables? Les pays se bousculent dans mes livres. Chacun prétend à la première place.

Eh bien, et nous aussi nous avons nos vaches et nos choux-fleurs, qui nous permettent de vivre! Et pourquoi aller en des contrées si lointaines voir des paysages que l'on ne regarde pas chez soi? Le ciel, l'eau, la terre. Je sais, ailleurs rien n'est semblable à ce qu'on a sur place. Ici, il n'y aura jamais de palmiers. Mais qui connaît notre petite source?

J'ai déployé la carte de nos chemins et de nos prés. Ce sera celle-ci que nous étudierons.

Robur et Herbe folle sont enchantés de l'idée que j'ai eue hier.

- C'est bien fait pour les livres qui ne s'intéressent pas à nous! s'écrie Herbe folle.

- Oh, du moment qu'on achète nos vaches! lance son frère.

Il jette un coup d'oeil sur la carte que j'ai préparée, et ajoute :

- Ça peut nous servir, de mieux connaître notre pays.

Jamais nous n'avons été autant passionnés par la géographie.

- Ah, que cette carte n'est pas jolie! s'exclame Herbe folle.

Elle étale les crayons de couleur, et annonce d'une voix claire :

- Tes couleurs sont plus belles, je vais tout refaire!

Nous parcourons les chemins que nous connaissons si bien, avec la sensation d'y être tout de bon. Nous nous abritons sous les arbres, nous peinons dans les raidillons, nous nous élançons dans les descentes. Combien de haies sont corrigées, combien de petits bois!

Herbe folle a fait naître une nouvelle carte sous les couleurs de ses crayons. Les ruisseaux scintillent au soleil, les bois se couvrent de mystère, et on sent l'odeur des foins coupés. Les couleurs nous chuchotent : "Voici pourquoi il faut semer ici, et là mener les bêtes".

L'orage me réveille. Je me lève vite pour aller regarder par la fenêtre les grosses gouttes que j'entends tomber entre les déchirures du tonnerre. Loin, loin, derrière le gros nuage qui a remplacé le ciel, un pâle sourire se devine. Dans une heure, le soleil viendra faire miroiter le voile tissé par la pluie. Et bientôt, ce sont de petits nuages blancs qui viendront égayer notre ciel retrouvé.

Je n'ai plus envie de dormir. Je laisse un mot pour ma mère, et me voici sur la route roulant vers la ferme au travers des dernières colères de l'orage.

La ferme est tout aussi éveillée que moi. Une odeur pleine de promesse vient de la cuisine. Personne ne m'attendait, mais personne ne s'étonna de me voir. Herbe folle a déjà préparé une place pour moi à la table. "Oh! Je suis contente que tu sois là!" me dit-elle joyeusement. "Il y a des choses à faire", déclare Robur sans s'émouvoir. Puis il m'emmène dans sa chambre pour me donner des vêtements secs.

Nous déjeunons tranquillement. La pluie tombe encore tandis qu'un bleu pâle commence à envahir le ciel. Le bon pot-au-feu, resté de la veille, me réchauffe et me donne des forces pour aller au potager aider à réparer les dégâts de la nuit.

Le sol est détrempé, mais nous marchons d'un pas assuré avec nos sabots bien garnis de foin. Oui, il y avait des choses à faire, ainsi que l'avait annoncé Robur; des branches avaient été arrachées, des tiges couchées, des feuillages déchiquetés, et des tuteurs avaient abandonné leur poste. Les dégâts étaient presque entièrement réparables; toutefois, il fallait aller avec patience, afin de ne pas abîmer ce qui était resté en bon état. La journée fut longue, et le quatre-heures nous trouva harassés, affamés, mais contents d'avoir terminé notre tâche.

Le père de Robur m'a versé à boire. Il me dit de sa voix grave :

- Tu es courageux. Merci de nous aider.

Le quatre-heures s'achève. Le père s'est levé, il reste debout un moment en regardant par la fenêtre, puis déclare lentement :

- Le blé est rentré. Il n'est pas perdu.

Je suis revenu dans ma petite ville. Tout le monde parle de l'orage. Il y a eu des dégâts considérables : dans quelques maisons, des tuiles ont été emportées, et de l'eau s'est infiltrée. Ce sera un gros travail de tout remettre en état.

Je rentre dans ma maison. Tout est en ordre. Le dîner m'attend.

Je m'endors doucement, dans un mélange de pensées et de rêves. Le blé est rentré... Sans le blé, sans le potager, il y a longtemps, longtemps… qui aurait nourri les hommes de l'école? Le père de Robur m'a dit, après que nous avons redonné la vie au potager : "Tu es courageux". Faut-il du courage pour survivre? Dois-je être courageux pour être un homme?

Des amis des parents sont venus déjeuner. Ils habitent la grande ville. Et ce dimanche, ils ont aussi amené leur fille, qui va encore à la petite école. "Ma fille sera très contente de te connaître, et je suis sûr qu'avec toi, elle ne s'ennuiera pas", m'a dit son père.

Son père a l'habitude d'être sûr. Il dirige un atelier de petite mécanique, et ses clients sont contents de lui. Pourquoi ne serait-il pas sûr? A table, la petite fille n'a rien dit. A-t-elle l'habitude de se taire? Sa mère dirige la maison, et ses amis sont contents d'elle. Pourquoi la petite fille parlerait-elle?

Le dirigeant parle à mon père de son entreprise, la dirigeante parle à ma mère de sa fille. Mon père écoute le dirigeant, ma mère écoute la dirigeante. Mon père s'occupe de certaines affaires du dirigeant. La petite fille écoute tout ce qui se dit. Elle va de l'un à l'autre avec de grands yeux inquiets. Cherche-t-elle à comprendre si sa vie va dépendre de ce qui se dit et qu'elle ne comprend pas?

Après le déjeuner, nous passons au salon. Les conversations... Je lui demande à voix basse :

- Tu as une poupée?

Elle me regarde vivement, avec des yeux étonnés. Je lui demande encore :

- Tu l'aimes?

Là, elle paraît... non, pas épouvantée, non, non, pas du tout; mais... je ne sais comment dire... et puis peut-on tout dire avec des mots? Ses yeux sont grand ouverts, encore plus grands; elle me regarde... non, elle attache ses yeux aux miens; sa bouche est à peine entr'ouverte comme si elle me murmurait : "Je peux aimer ma poupée? Oui? Elle n'est pas seulement un jouet? Toi, tu comprends?" Soudain, elle plisse ses yeux dans un grand sourire, et elle me dit "Oui" dans un souffle.

En route pour aller chez Grand-tante et Grand-oncle, qu'il faut aider à faire quelques travaux après l'orage. Le soleil est bien là, qui nous envoie ses flammes; pourtant, il a beau faire, nous ne ressentons plus les brûlures des semaines qui viennent de passer. Herbe folle boude; nous ne pourrons pas cueillir le cassis, il sera plein d'eau! Les vaches, elles, ne se plaignent pas que les prés soient encore humides. Elles nous font part de leur contentement lorsque nous passons. Le repas d'hier à la maison n'était manifestement rien à côté de leur herbe savoureuse.

Les vaches aiment leur pré qui les fait vivre. La petite fille aime sa poupée qui lui fait espérer sa vie future. Et les hommes, qu'est-ce qu'ils aiment? et pour quelle raison?

Le cassis n'est peut-être pas bon pour les confitures, mais il est fort bon à manger. Herbe folle se rattrape sur les baies, et nous ne restons pas à la traîne!

Les travaux terminés... et le cassis englouti - "Ah, ça me fait plaisir de vous voir manger!" a dit Grand-tante épanouie - nous allons au vieux moulin, en contre-bas de la ferme.

La grande roue à aubes du vieux moulin ne tourne plus depuis longtemps. La meule qui servait pour l'huile de navette de la ferme, et aussi pour celle des grands-parents de Robur, se repose, se souvenant avec nostalgie de l'agitation qui régnait sans cesse en ces temps révolus. La petite rivière, qui donnait ses forces au moulin, s'est glissée sous les herbes et murmure doucement.

Nous sommes assis dans l'herbe haute, tout près de la rivière. Quelques petits poissons nous observent avec curiosité; depuis que le meunier est parti, personne n'est plus venu. Une envie de paresse nous gagne. Les feuilles, dans les arbres, jouent avec la brise. Les longues tiges des herbes se balancent doucement, comme si elles se racontaient des secrets. La rivière s'en va, elle n'a pas à penser, la pente lui dit comment retrouver ses compagnes dans la grande mer qui les attend toutes sans impatience. Arrivera-t-elle, ou s'envolera-t-elle en chemin vers le ciel? Nous restons là, à écouter notre petite rivière, comme on écoute quelqu'un qui nous est familier.

Le soir, en rentrant chez moi, j'ai gardé le souvenir d'une journée emplie d'aventures.

Si l'agitation ne règne plus au vieux moulin, c'est à la ferme qu'elle règne. Y aura-t-il un jour où les oiseaux seront surpris d'y voir des hommes? En attendant, on espère que ces oiseaux-là ne mangeront pas ce qu'on est en train d'y semer! L'été ne dure pas toujours, et si l'on veut des navets et des épinards pour l'automne, des radis pour l'hiver, et tant d'autres bonnes choses que l'on sera si content de servir à table, il faut bien que tout cela vienne de quelque part! Dans la grande ville, par exemple, cela vient de chez l'épicier.

- Les vaches mangent l'herbe et les hommes boivent le lait, me dit Herbe folle tout en cueillant de la menthe et du thym.

Et, devant mon étonnement :

- Je cueille, et l'épicier emporte la récolte.

Je m'indigne :

- Et les hommes savent à peine que tu as cueilli pour eux!

Elle sourit ironiquement :

- Tu as déjà vu un homme remercier une vache?

- C'est peut-être parce qu'une vache ne refuse jamais son lait! grogne Robur qui bine du côté des petits pois.

- Une vache ne peut faire que ce qui est dans sa nature, réplique sa soeur.

Je remarque :

- Quand tu cueilles, tu fais aussi ce qui est dans ta nature.

- Oui, c'est vrai, me répond-elle lentement.

Elle reste pensive un moment, puis ajoute avec une sorte de force dans la voix :

- J'en ressens le besoin.

Et quand on est un homme, fait-on aussi ce qui est dans sa nature? Ou fait-on autrement?

Herbe folle a repris d'un ton ferme :

- Dans la grande ville, on ne cueille pas. On fait cependant autre chose. Et quand on a fini? Les vaches n'ont jamais fini. Ici, à la ferme, on n'a jamais fini.

Aujourd'hui, un camarade de classe est venu à la maison. Il m'a demandé pourquoi on me voyait si peu. Il m'a invité à venir participer à des jeux avec d'autres camarades que nous connaissons tous deux. J'ai répondu que je ferai mon possible. Il m'a demandé ce que je pouvais bien faire pour être si occupé. J'ai parlé des études. "Nous sommes en vacances!" m'a-t-il rétorqué. J'ai vite ajouté qu'il ne s'agissait que de quelques exercices. "Eh bien! alors tu as du temps!" a-t-il insisté. Je n'osais parler de la ferme. J'ai parlé de promenades, de visites chez des amis avec mes parents... "Tout ça ne t'empêche pas de venir", a-t-il conclu. J'ai répondu que je ferai mon possible... Pourquoi ne voulais-je pas qu'il sût pour la ferme?... Alors que tout le monde, comme lui-même, était au courant de mes relations avec mes deux amis? Afin de changer la conversation, je lui demandai ce qu'il aimait faire. Il me répondit :

- De la peinture.

- Que peins-tu?

- Des paysages et des portraits, m'expliqua-t-il.

- Des paysages de la région?

- Oui, et aussi des paysages que j'invente.

- Comment peux-tu inventer?...

- Je pense à des endroits que j'ai vus en photo...

Je l'interrompis :

- Alors, tu n'inventes pas?

- Si, je les transforme pour en faire des endroits fantastiques.

- Tu les transformes en peignant des choses qui existent, sinon tu ne pourrais pas les peindre.

Il partit d'un grand rire :

- Ce qui compte, c'est comment je les assemble; je montre ce que j'imagine.

- Ce que tu vois ne te suffit pas?

Il me regarda avec curiosité :

- Je peins aussi ce que je vois.

- Et tu veux montrer ce que tu as vu.

Il hésita un peu, étonné :

- Bien sûr...

- Tu n'aimes pas nos paysages?

Là, il parut stupéfait :

- Puisque je viens de te dire que je les peins!

- Pourquoi ne pas seulement les regarder?

Je lus une légère commisération sur son visage.

- J'aime peindre pour montrer ce que je ressens.

- Et tu le ressens avec un paysage qui n'est pas celui que tu peins, puisque tu le transformes.

- C'est celui que je vois, moi.

- Oui, ça je le comprends. Pour les portraits, tu fais de même?

Il me répondit, plus à l'aise :

- Oui, bien sûr. Je veux toujours montrer ce que je vois, ce que je ressens.

Je n'eus pas le courage de lui dire : "Et tu le ressens avec une personne qui n'est pas celle que tu peins, puisque tu la transformes."

Moi, je ne saurais transformer ce que j'aime.

Herbe folle m'a souri lorsque j'ai répété la dernière phrase que j'avais dite hier. Robur a déclaré :

- N'empêche que ton peintre fait un travail difficile, lui!

Je réplique aussitôt :

- N'empêche que pour ramasser tes meules, tu préfères ton tracteur à ta fourche!

Herbe folle renchérit :

- Et tu affirmes que le travail est mieux fait!

- Bon, bon, fait son frère d'un ton apaisant.

Il ajoute aussitôt en me regardant d'un air narquois :

- D'ailleurs, je ne compte pas peindre; je vais regarder le tracteur lui-même, et non écouter ce que tu m'en diras!

Je réplique de nouveau :

- Regarde plutôt ton vélo, sinon ta soeur n'aura pas son cassis!

Les vélos partent donc cueillir le cassis de Grand-tante. Cela fait quatre jours que le soleil s'est emparé du ciel, et le cassis sera tout prêt pour se jeter dans la bassine aux confitures. Grand-tante est toute contente, et Grand-oncle serait bien venu nous aider, mais il se sent fatigué. "Il faut qu'il se décide à écouter son médecin qui lui a donné des médicaments qu'il ne prend pas", s'est plainte Grand-tante. Le petit cochon aux grandes oreilles tombantes a approuvé d'un gros grognement. Herbe folle est allée lui rendre visite dans son petit pré, de l'autre côté de la haie. Il grogna de plus belle en écoutant les discours qu'elle lui fit. Les confitures se préparent. Le père de Robur doit passer chez son oncle ces jours-ci et rapportera quelques pots que sa fille attend déjà avec impatience.

Nous repartons flâner par nos chemins habituels loin des routes; peu de monde y passe, quelquefois une ou deux oies qui criaillent sur notre passage. Nous rencontrons une camarade de classe d'Herbe folle, qui habite une des maisons du petit village qui longe le chemin, et qui rentrait la vache de la ménagère. Nous allons nous installer derrière la maison, non loin du puits, sur le coin du muret qui borde la grande basse-cour. Trois poules ont quitté le fumier, abandonnant d'y picorer des graines, pour venir aux nouvelles.

La camarade de classe n'est pas très aimée à l'école. Elle a beaucoup de mal à se faire aux idées abstraites, et quand elle ne comprend pas, elle demande : "Pourquoi?" Quand elle parle, elle dit des choses simples. Bref, elle passe pour une simplette.

- Vous avez pris votre quatre-heures? nous demande-t-elle gentiment.

Herbe folle la rassure :

- Nous venons de le prendre chez ma grand-tante. Nous avons cueilli du cassis. Je t'apporterai de la confiture.

- Oh, elle est bonne, sa confiture! Nous venons de finir la groseille. Vous en prendrez en partant.

Herbe folle demande avec un peu d'inquiétude :

- Vous avez pu rentrer vos blés avant l'orage?

Simplette pousse un grand soupir de soulagement :

- Oui, heureusement! L'orage est arrivé très vite. Mon père s'était méfié, et nous les avions rentrés la veille.

Elle ajoute, d'une voix anxieuse :

- Et chez vous, il y a eu des dégâts?

- Non, pas grand chose. Une journée a suffi pour remettre en ordre le potager.

Herbe folle met sa main sur mon épaule et continue :

- Il nous a bien aidés!

Je marmonne une dénégation. Sans tenir compte de mon interruption, elle reprend :

- Et maintenant, que fais-tu?

Simplette répond avec naturel :

- J'aide la fille de basse-cour, elle a tellement de choses à faire ces temps-ci. Nous avons acheté de nouvelles poules pour remplacer celles qui ont été vendues; il faut les habituer à nous, tu sais comme c'est difficile.

Le sommeil ne vient pas. Mes pensées sont confuses. Je n'arrive pas de l'école, nous sommes en vacances. Les vacances ne se passent pas à l'école. Chez Simplette... Herbe folle et Simplette ont parlé de... Oh, que mes pensées sont confuses! Des choses importantes... mais... Je n'ai pas à les apprendre... Les apprendre, ce serait facile... Comme à l'école. Là-bas, chez Simplette, il n'y avait rien à apprendre, tout était... Je ne sais plus... C'était... vrai... nécessaire... oui, nécessaire... indispensable... pour les hommes... pour les hommes... Les vacances, c'est à l'école... mais non, ce n'est pas possible... je n'arrive plus à penser. Le sommeil me gagne...

Le réveil me trouve engourdi. Ai-je seulement rêvé les pensées extravagantes qui n'ont pas encore tout à fait quitté mon esprit? Herbe folle et Simplette n'ont pourtant rien dit que de très ordinaire. J'ai la désagréable sensation d'une faute que j'aurais commise. Non par ce que j'ai fait, mais par ce que j'ai pensé. Qu'ai-je pu penser de fautif? Les mots de cette nuit reviennent se heurter dans mon esprit, mais je n'y trouve plus aucun sens. Je secoue ma tête, comme le font les bêtes... C'était seulement un cauchemar. Les cauchemars se réalisent-ils parfois?

La table de chêne est de nouveau couverte de livres. Un auteur explique comment se conduire pour être bien considéré par les hommes.

- Je ne dis pas tout au professeur pour ne pas être grondée, déclare pour commencer Herbe folle.

- Tu ne fais donc pas ce que dit l'auteur, constate tout de suite Robur.

- Je dois donc me laisser gronder, constate de même sa soeur.

- Parfaitement, conclut son frère.

- Tu ne dis pas tout aux vaches! recommence Herbe folle.

- Comment ça? s'étonne Robur.

- Tu ne leur dis pas que tu vas les vendre!

Robur ne répond pas. Elle continue :

- Pourtant, elles ne te gronderont même pas!

Je tente une diversion :

- Allons! L'auteur n'a pas... ne s'est pas... les vaches...

La diversion n'est pas très réussie!... Heureusement que personne n'a eu l'air de m'entendre. Je tente autre chose :

- On ne vend pas les hommes.

Tous deux me regardent... d'un air un peu sceptique. Je me hâte de préciser :

- Enfin, normalement non.

Robur approuve :

- Oui, bien sûr qu'on ne vend pas les hommes à notre époque.

Il regarde sa soeur en souriant :

- On te grondera, mais on ne te vendra pas.

Et il proclame d'une voix solennelle :

- Sinon, je te rachèterai!

Herbe folle lui sourit gentiment, mais son sourire s'efface peu à peu.

- Si je suis grondée, il n'y aura rien à racheter, lui dit-elle lentement.

Elle ajoute, toujours aussi lentement :

- Je ne veux pas être grondée.

Robur remarque, d'un ton hésitant :

- Si tu l'as mérité...

Elle s'anime :

- Oui, et puis je serai punie. Je ne veux pas être punie.

Elle poursuit, avec un rire grinçant :

- Il faut donc que je fasse ce que dit l'auteur. Et si je pense autrement que lui, il me faut mentir pour être bien considérée par les hommes; alors que l'auteur dit qu'il ne faut pas mentir.

J'interviens prudemment :

- Tu ne mens pas. D'après l'auteur, tu dois te conduire comme il dit, mais il ne te défend pas de penser ce que tu veux.

Herbe folle explose :

- Alors, je pense une chose, j'en fais une autre, ce n'est pas un mensonge?

Je ne sais que répondre. Elle reprend, sur le même ton :

- Si je fais ça, je me mentirai à moi-même. Et après je ne serai plus moi-même.

Elle me regarde, et achève :

- Et alors, dis-moi qui sera bien considéré par les hommes? Moi? Qui moi?

Les nuages sont venus asperger la chaleur de ces derniers jours. La matinée fut même un peu fraîche, et l'après-midi s'annonça agréable. Nous allons peu après le déjeuner rejoindre Déméter et Escargot, pour faire une grande promenade à pied.

En partant de chez eux, nous marchons le long d'un chemin que les vaches ont tracé à travers les prés, et d'où se voient les lointaines collines de l'autre côté de la grande vallée. L'herbe a bu toute l'eau du matin, et nous annonce par son odeur pénétrante qu'elle commence déjà à reverdir. Les oiseaux volent haut et leur chant nous recouvre d'un dais transparent. Les papillons sont en fête; ils se sont ornés de couleurs chatoyantes et viennent danser autour de nous.

De pré en sentier, de ruisseau en petit bois, le quatre-heures arrive. Nous choisissons le haut d'une colline, que le soleil réchauffe pour se faire pardonner son escapade de ce matin. Les filles déballent les victuailles que Déméter a apportées. Il n'y a que des bonnes choses.

- Voilà ce que j'appelle se conduire pour être bien considéré par moi! déclare Robur.

Sa soeur le traite aussitôt de goinfre et d'égoïste. Déméter propose de le priver de dessert. Tout cela proféré de façon si sérieuse que Robur jette involontairement un coup d'oeil vers... l'endroit où pourrait être le dessert. Les deux filles éclatent de rire. Robur prend un air digne et fait connaître qu'il ne sait pas s'il aura assez faim pour arriver au dessert. Les deux filles échangent un regard amusé.

J'explique ce que l'auteur explique dans son texte.

- En tout cas, je sais ce que le professeur voudra que je dise, persifle Escargot.

Sa soeur est plus calme :

- Dans ce qu'on nous dit, il y a cependant des conseils que nous trouvons bons.

- Oh oui! Oh oui! s'écrie Herbe folle. Oh oui, c'est vrai! Et ensuite on nous dit que puisque ces conseils-là, qu'on a pris soin de nous présenter en premier, sont bons, les autres le sont aussi!

Elle respire un grand coup, puis :

- Et il ne faudrait pas oublier que l'auteur n'a jamais donné de conseils pour bien agir; il n'en a donné que pour être bien considéré par les hommes!

Robur s'étonne :

- Tu trouves que si les hommes nous considèrent bien, ce n'est pas parce que nous agissons bien?

- Quand cela leur convient, ils trouvent que nous agissons bien; et alors ils nous considèrent bien!

Robur a écouté sa soeur avec un peu d'inquiétude. Il lui demande affectueusement :

- Tu as l'air en colère quand tu dis ça. Tu as des ennuis?

- Des ennuis, non; mais à l'école je ne serai pas bien considérée par les professeurs si je leur dis qu'ils comptent moins pour moi que mes vaches!

Les renforts arrivent, qui prennent la forme d'Escargot :

- Ah oui! Et moi je leur dirais bien que leur géométrie compte moins pour moi que mes prés!...

- On apprend malgré tout des choses importantes à l'école, remarque Robur.

- Peut-être pour un autre monde que le nôtre, dit doucement Déméter.

Le soleil a perdu de sa force; les ombres s'allongent. Nous sommes sur le chemin du retour. Le monde des collines est toujours là, qui paraît éternel. On ne voit pas encore de vaches à moteur...

Le dirigeant de l'atelier de petite mécanique est revenu de nouveau pour ses affaires. La petite fille a apporté sa poupée. Au déjeuner, elle l'a gardée sur ses genoux, malgré les remontrances répétées de sa mère - son père, occupé à des conversations sérieuses, ne s'aperçoit de rien. "Je ne sais pas ce qu'elle a aujourd'hui, impossible de lui faire lâcher sa poupée!" a dit sa mère. "Enfin! On ne déjeune pas avec une poupée!" a-t-elle encore ajouté pour sa fille. La petite fille, les yeux rivés à la nappe, a répondu d'une voix nette : "Elle aussi elle a faim. Il faut qu'elle mange!" Sa mère a haussé les épaules et a repris sa conversation avec ma mère.

Après le déjeuner, mon père emmène le dirigeant de l'atelier de petite mécanique dans son bureau. Ces dames prennent place dans un coin du salon. La petite fille va d'elle-même dans un autre coin; je la suis. A peine assise, elle lève ses yeux grand ouverts sur moi - ses yeux qu'elle avait tenus baissés pendant tout le temps - me montre sa poupée, et me dit à voix basse :

- Je te l'ai apportée pour que tu la voies; elle s'appelle "Viens!" Quand je suis triste, je l'appelle près de moi.

- Tu es souvent triste?

- Je suis triste quand je suis toute seule. Maman est toujours occupée.

- Tu as des amis?

Elle hésite :

- Oui... mais je ne les vois pas souvent.

J'ai commencé le mot "pourquoi" et je me suis arrêté; elle avait baissé les yeux. Je reste silencieux un moment. Elle me regarde de nouveau, me fait un faible sourire, et me dit :

- Avec "Viens!" je suis moins triste.

L'après-midi s'achève; je suis dans ma chambre, un livre à la main. Je ne lis pas. Comme le dirait Robur, je pense...

Les bêtes de la ferme ont besoin que l'on s'occupe d'elles tout le temps. Elles donnent ce qu'elles ont; du lait... La petite fille a besoin de sa maman, de... Elle n'a que sa poupée, qu'elle ne peut pas donner...

Les bêtes de la ferme ont besoin que l'on s'occupe d'elles seulement parce qu'on les a mises à la ferme. Elles vivaient très bien sans les hommes; leur vie était pleine de danger, et parfois elles étaient mangées. Avec les hommes, elles sont en sécurité; elles vivent sans connaître le danger, et elles ne seront pas mangées avant d'arriver chez le boucher.

La petite fille ne peut pas vivre sans les hommes. Et elle n'a qu'une poupée.

Les pommes de terre sont prêtes à être récoltées; la journée sera longue. Robur mène le tracteur, sans lequel il aurait fallu des jours, de longs jours, fatigants... et pas toujours rentables. Déméter avait dit que l'école apprenait des choses importantes pour un autre monde que le nôtre. Notre monde comporte aussi des tracteurs. Notre monde récolte plus vite et mieux qu'il y a des siècles. Et pourtant Herbe folle craint les hommes de l'école. Le tracteur a été fait par eux, et malgré ses ironies, elle s'en accommode fort bien. Que craint-elle? Peut-être de voir un homme de l'école conduire le tracteur à la place de son frère; même si la récolte est identique. Alors, où se trouve la différence?

- Ce pour quoi ils le feront sera différent, me dit Herbe folle.

Nous avons quitté le champ, elle et moi, peu avant le quatre-heures; elle m'avait demandé des explications sur ce qu'elle a le plus de mal à comprendre - les mathématiques. Il faut expliquer un problème d'algèbre. Herbe folle sait fort bien le résoudre, mais elle ne comprend pas que l'on puisse additionner des descriptions.

- Des descriptions?

- Des phrases, si tu préfères, me répond-elle.

- Ce ne sont pas des phrases, c'est ce qu'elles représentent qu'on additionne.

- Oui, je comprends; deux prés font trente hectares.

- Eh bien?

- Il arrive qu'on ne sache pas ce qu'on additionne.

- On le sait après.

- Oui, après...

Je propose une analogie :

- Quand tu sèmes le grain, tu ne sais pas ce qui se passe sous terre. Tu ne vois le blé qu'après.

- Le blé est vivant, on peut lui faire confiance.

Elle poursuit, comme répondant à une question intérieure :

- Les hommes de l'école savent peut-être ce qui se passe sous terre, comme ils savent pour l'algèbre. Moi, je ne sais rien de leurs raisons pour faire ce qu'ils font.

Le problème d'algèbre est terminé.

- Tu m'as montré pourquoi je savais le faire. Je ne me sens jamais seule avec toi.

Les livres d'histoire jonchent la table de chêne... La mémoire de l'humanité.

- La mémoire de ceux qui l'ont écrite, corrige Herbe folle.

- L'histoire ne peut pas s'écrire toute seule, remarque Robur.

- Chacun peut écrire ce qu'il veut, insiste sa soeur.

Je tempère son affirmation :

- Il y a des traces, des témoins, à notre époque des photos.

Elle ne cède pas :

- A l'école, il y en a qui disent comme le professeur pour lui plaire.

- Dommage que les professeurs ne fassent pas la même chose pour les élèves! ironise Robur.

J'élève un doute :

- Les professeurs devraient être des hommes sérieux.

Robur est sarcastique :

- Les professeurs ont d'abord été des élèves. Parler des hommes en disant professeur ou élève n'est pas juste. Ils font un certain travail, mais ils se conduisent selon leur nature.

Je reviens... à l'histoire :

- Même si certains faits sont faux, on apprend comment l'homme a vécu.

Herbe folle n'abandonne pas :

- Ou pas vécu!

- Ou pas vécu, oui. Dans ce cas, on apprend comment l'homme aurait voulu vivre.

Robur est étonné :

- Je n'ai pas besoin de le savoir, pour connaître mes envies.

- Si tu vois que les hommes ont fait des erreurs, tu ne voudras pas les refaire.

Mes paroles enflamment Herbe folle :

- Et pourquoi ne pas les refaire? Est-on sûr que c'étaient des erreurs? C'est l'historien qui le présente ainsi.

Je proteste :

- Il y a des erreurs que tu peux constater toi-même. Les hommes se sont entre-tués depuis très longtemps. Ils le font encore à notre époque. Et ce n'est pas l'historien qui le dit, c'est nous-mêmes, qui le voyons tous les jours autour de nous.

Herbe folle répond avec un grand calme :

- Oui, oui, tu as tout à fait raison de dire ça; mais j'ai tellement peur qu'ensuite on me dise que puisque j'approuve ceci, je dois aussi approuver cela...

Mon père ne se presse pas sur la route, et pourtant je n'ai pas le temps de voir au passage le vieil arbre qui montre qu'il faut tourner, la petite maison qui a du mal à se défendre contre la vieillesse, le taureau solitaire et immobile qui rêve peut-être aux grands espaces perdus, les meules paresseuses qui sèchent au soleil.

Nous sommes venus chez nos amis de la grande ville. Mon père parle affaires avec son collègue. Ma mère parle famille avec son amie. Leur fils est là pour la journée et parle avec moi.

- Ça va bien à l'école? s'enquiert-il comme à l'ordinaire.

Lui, il est grand, il ne va plus à l'école. Il en parle savamment :

- Tu travailles bien? Tu as de bonnes notes?

J'ai de bonnes notes. Oui, les professeurs sont contents de moi.

- Tu verras, plus tard, c'est important qu'on soit content de toi.

L'auteur m'a déjà expliqué comment se conduire pour être bien considéré par les hommes.

- Oui, c'est important.

- C'est bien que tu t'en rendes compte, déclare-t-il avec satisfaction.

Je suis bien considéré.

- Que veux-tu faire quand tu auras fini l'école?

Je ne sais pas. Si, je sais. Il faut que je sois un homme.

- La même chose que mon père. J'aime bien ce qu'il fait. Il rend service aux hommes. Ils ont besoin de ce qu'il fait.

Il hésite avant de répondre :

- C'est très bien, bien sûr. Mais il faut aussi avoir une vocation personnelle. Moi, j'ai préféré une voie technique. Il y a plus de variété.

- On peut diriger une ferme. Il y a beaucoup de technique...

- Une ferme!...

- Oh! j'ai dit ça...

- Pourquoi une ferme? Ce n'est pas une occupation intellectuelle. Si tu vas à l'école, ce n'est pas pour...

Il cherche ses mots. Je... l'aide :

- ...rester près de la terre et des bêtes.

- Bien sûr. A l'école, tu acquiers des connaissances, tu apprends à penser.

- Oui. L'homme doit savoir. L'homme est fait pour penser.

Il me regarde curieusement. Est-il rassuré... ou est-il plutôt inquiet? Peut-on être en même temps rassuré et inquiet?

L'homme est donc fait pour penser. Et qui est celui qui reste près de la terre et des bêtes?

Hier soir je me suis endormi très vite. Je n'avais pas envie de penser. La conversation m'est revenue dès mon réveil. Etait-ce vraiment une conversation? Que répondre à des questions auxquelles tout le monde a donné des réponses acceptées par tout le monde? Quel est ce monde? Celui des hommes, bien sûr. Les hommes ont donc des secrets qu'ils ne me cachent pas. Ils ne me les cachent pas, non, ils veulent m'attirer dans leurs secrets pour que ceux-ci deviennent les miens, pour que je sois séparé des autres hommes, de ceux qui ne sont pas tout le monde.

En arrivant à la ferme, j'ai le sentiment de venir d'un monde étranger et hostile. J'ai envie de dire à Robur, à Herbe folle, que je ne viens pas en ennemi, que je n'ai pas changé. Mais leurs regards confiants qui m'accueillent sont pour moi comme un nouveau réveil. La conversation d'hier s'est évanouie. Herbe folle, Robur, la ferme, et là-bas les prés et les bêtes sont là. Je crie un joyeux bonjour, comme quelqu'un qui n'était pas sûr de pouvoir revenir chez soi.

J'ai dû crier bien fort, car une pie s'est soudainement envolée en jacassant d'un ton indigné, et les poules se sont mises à courir éperdument, battant des ailes et piaulant à tue-tête.

- Eh bien, tu en fais du tapage! s'exclame Robur en souriant.

Herbe folle s'est approchée de moi et m'interroge du regard. Je raconte ma conversation d'hier :

- Hier...

Je bute sur ce que je voulais dire : "On m'a expliqué qu'une ferme n'est pas une occupation intellectuelle". Je continue autrement :

- ...on m'a expliqué qu'il n'y avait pas d'hommes de l'école dans une ferme.

Robur hoche la tête :

- Chacun fait sa part.

Herbe folle est plus caustique :

- On t'a expliqué qu'à la ferme on ne pense pas et qu'on ne fait que travailler. J'ai déjà entendu ça. Si je ne suis pas bonne en algèbre, je sais nourrir mes canards. Les hommes de l'école savent l'algèbre et peuvent améliorer la nourriture de mes canards. C'est vrai. Seulement on ne peut améliorer que ce qui existe.

Robur approuve de la tête. Herbe folle reste un bon moment sans rien dire, puis bougonne :

- On n'améliore pas les étoiles.

Un canard est venu s'asseoir près d'elle pour confirmer que la nourriture est bonne. Le coq gratte consciencieusement; les poules peuvent se régaler. De petits nuages blancs jouent à nous cacher du soleil. L'air est immobile.

Faut-il toujours avoir une occupation intellectuelle?...

Le potager s'impatiente; il voudrait bien être paillé. Et la ciboulette voudrait bien être coupée. Si nous voulions bien quitter nos pensers...

Nous quittons. Ce n'était pas la peine de faire tant d'histoires - le travail est vite terminé.

La mère de Robur nous appelle pour le quatre-heures. Le père vient de rentrer d'un pré qui demande qu'on lui arrange sa clôture. Nous irons après le repas; il restera encore deux bonnes heures avant que le soleil nous abandonne.

La journée se termine; je vais bientôt dormir. Il faut aussi... Il y a plus de variété dans la voie technique... Il faut aussi avoir une vocation personnelle... Il y a plus de...

Mon père a commandé un ouvrage de droit que je vais chercher à la librairie voisine. J'en profite pour acheter l'enregistrement d'une sonate pour piano d'un musicien que j'aime beaucoup. A peine ai-je nommé l'oeuvre, que j'entends... mon professeur de musique qui venait d'entrer, me féliciter de mon choix.

- Vous avez bon goût, me dit-il avec satisfaction.

Je ne sais que dire. Mon goût est probablement le sien. Je suis un peu gêné. Je le remercie. Il continue :

- Vous jouez du piano?

Je suis encore plus gêné. J'avais commencé d'en jouer, mais le temps à consacrer aux exercices de gymnastique digitale nécessaires m'avait paru trop important. Je réponds timidement :

- J'ai commencé l'année dernière. Je ne suis pas très doué; c'était trop difficile. Je n'ai pas continué.

- Mon jeune garçon, rien ne se fait sans effort. Il faut persévérer.

Peut-être faut-il aussi faire un effort pour ne pas persévérer. Je réponds, toujours timidement :

- Pendant que je m'exerce au piano, je n'entends pas la musique.

Il paraît un peu étonné. Puis, soudain :

- Je comprends. Quand la partition n'est pas bien sue, c'est normal de ne pas entendre.

- Et si je n'arrive jamais à bien connaître la partition?

- Tant que vous n'aurez pas fait tout votre possible, vous ne saurez pas si vous pouvez la connaître. Si vous aimez vraiment la musique...

Je ne me souviens plus de ce qu'il a ajouté. Ai-je seulement entendu? Ai-je écouté? Si, je crois, il a dit "...sacrifier d'autres...", je ne sais plus très bien.

J'écoute la sonate que j'ai achetée. Je l'aime beaucoup. Mon professeur de musique a parlé de sacrifier; oui, oui, j'en suis sûr, je m'en souviens bien. Le pianiste joue sans faire de fautes. Je sais ce qu'il faut pour éviter les fautes. Quelles sont les choses que le pianiste a dû sacrifier? Pourquoi? Et le musicien qui a composé la sonate?

J'écoute la sonate que j'ai achetée. Je n'ai besoin d'aucun effort. Le compositeur et le pianiste ont fait les efforts à ma place.

Je roule vers la ferme. Le soleil me donne sa chaleur, le vent me donne sa fraîcheur. Moi, je ne peux rien leur donner. Les oiseaux me donnent un concert. Ont-ils fait un effort pour apprendre à chanter? "Si vous aimez vraiment la musique", avait dit hier mon professeur. Les oiseaux chantent, ou ne font-ils que parler? J'aime parler; j'aime dire ce que je pense à Herbe folle, à Robur. La route descend vers la ferme. Je vais leur parler dans quelques instants. Je n'ai pas fait tout mon possible pour savoir si je pouvais bien connaître la partition. Pour cela, il n'aurait pas fallu venir, il aurait fallu... sacrifier...

Les poules gloussent doucement. Cependant, elles gêneraient un pianiste donnant un récital. Elles ne me gênent pas pour parler à Herbe folle; elles ne la gênent pas pour m'écouter.

- Tu as des ennuis? me demandent en même temps le frère et la soeur.

- Des ennuis? Pourquoi?

- Tu as l'air égaré.

- Ah oui! C'est le professeur de musique...

J'explique l'affaire. Herbe folle dit doucement :

- Les poules parlent pour dire qu'elles ont faim.

Oui, elles parlent; cela je le comprends. Et que deviennent les efforts? Je précise :

- Elles ne font pas d'efforts pour ça. Elles n'ont pas besoin de bien connaître une partition.

Robur n'est pas convaincu :

- Le rossignol non plus n'en a pas besoin. Pourtant tu préfères écouter son chant plutôt que celui de la poule.

J'insiste :

- Aucun des deux n'a fait d'efforts...

Herbe folle m'interrompt :

- Si je me contente d'écouter mes poules... chanter, elles n'auront pas beaucoup de graines à manger. Le rossignol ne nous demande rien; c'est à d'autres rossignols qu'il parle. Je pense que ce n'est pas son chant qu'ils écoutent, mais ce qu'il leur dit. S'il fait des efforts, c'est pour bien se faire comprendre, pas pour mieux chanter.

- Alors je ne dois faire des efforts pour mon piano que si je le fais parler, pas si je le fais chanter?

Herbe folle hésite un peu avant de me répondre :

- Tu peux aussi le faire chanter, s'il chante comme le rossignol.

Robur s'étonne :

- On n'a pas besoin d'intermédiaire pour parler. Le rossignol ne passe pas sa journée à faire des efforts pour chanter, pourquoi l'homme devrait-il en faire?

- Les mots ne suffisent pas toujours, murmure Herbe folle.

- Ah bon! Et c'est à cause de ça que l'homme doit faire des efforts toute sa journée? s'indigne Robur.

- Mon père fait des efforts toute sa journée pour travailler sa terre. Il ne chante pas, il parle peu, mais il donne à manger aux hommes.

Ce dimanche, je suis invité à déjeuner par la petite fille et par sa poupée.

A dire la vérité, ce sont plutôt mes parents qui sont... Mais je peux facilement m'en persuader, car la petite fille et sa poupée me reçoivent comme si j'étais le véritable invité.

Avant de se mettre à table, elle me glisse en confidence :

- J'ai laissé "Viens!" dans ma chambre, maman ne veut pas qu'elle mange avec nous. Nous lui donnerons des gâteaux tout à l'heure, elle aime beaucoup ça!

Des gâteaux... Des gâteaux pour déjeuner! Je sens le besoin d'expliquer qu'on ne donne pas de gâteaux pour le déjeuner. Ce besoin m'étonne, et même il me gêne. Je déclare rapidement :

- Oh oui, sinon elle aura faim!

La petite fille me fait un grand sourire. Je me sens vaguement en faute, sans comprendre. Je crois entendre mon père donner un avis. C'est un avis que je voulais donner. J'hésite à accepter la pensée qui me dit tout bas : "Tu deviens un homme!"

Enfin, ce n'est pourtant pas ça, être un homme!

Le ciel est couvert depuis ce matin de larges nuages argentés que le soleil peine à transpercer. Nous roulons paresseusement sur nos petits chemins à moitié noyés dans l'herbe entre les haies où s'enchevêtrent les longs sarments des ronces toutes recouvertes par des grappes de fleurs rosées qui nous promettent des festins de mûres sauvages.

Le père de Robur a rapporté hier la confiture de cassis de Grand-tante, et nous en portons, comme promis, à Simplette.

Nous sommes accueillis par les joyeux grognements des cochons qu'elle est en train de nourrir.

- Elle n'est pas pour vous, la confiture! s'exclame en riant Herbe folle.

Simplette a déposé son seau, et nous dit avec un bon sourire :

- Oh, quel plaisir! Il est si bon, son cassis. Merci!

Après avoir rangé la confiture, elle nous emmène dans la basse-cour :

- Je dois encore donner du maïs aux poules, après je serai tranquille un moment.

Herbe folle l'aide à répandre le grain. Quant à nous... les garçons n'ont pas leur place dans une basse-cour! Les poules satisfaites, nous allons tous nous asseoir sur le muret près du puits.

Simplette parcourt la basse-cour des yeux.

- Les nouvelles poules s'habituent bien, elles ne s'éparpillent plus comme au début, dit-elle à Herbe folle.

- Et tu en es contente?

- Oui, ce sont de très bonnes pondeuses. Mon père les a bien choisies.

- Je crois que tu l'as bien aidé, remarque Herbe folle en souriant.

Simplette baisse modestement les yeux.

- Ce n'est pas facile de choisir les poules, intervient Robur, je préfère les vaches, au moins on les voit.

Les filles ne peuvent s'empêcher de pouffer de rire.

La conversation continue. Simplette est vraiment très au courant des choses de la ferme. On voit qu'elle participe activement à tout ce qui s'y fait, et qu'elle possède des connaissances sérieuses de ce qui est nécessaire à son bon fonctionnement. Elle se montre vive et pleine de bon sens dans l'analyse des événements quotidiens.

A l'école, ses professeurs lui disent qu'elle ne fait aucun effort pour bien travailler et que si elle ne s'améliore pas, elle ne réussira jamais, compte tenu de ses faibles capacités de compréhension. En résumé, ses professeurs lui disent qu'elle est bête et qu'elle n'est bonne à rien. Cela la rend très triste, et elle dit souvent à Herbe folle qu'elle ne se sent pas capable de vivre comme tous les autres.

A quoi bon savoir choisir des poules quand on ne connaît pas son théorème d'algèbre!...

Les poules et les cochons de Simplette sont venus retrouver les vaches de Robur sur la table de chêne. Hier ils étaient libres, aujourd'hui ils obéissent aux livres qui les décrivent.

Herbe folle est songeuse :

- J'ai appris beaucoup de choses dans ces livres, mais quand j'en parle à mes canards, ils restent indifférents.

Robur la taquine :

- Tu devrais les emmener à l'école, ils seront peut-être passionnés!

Herbe folle reste songeuse :

- Ce que j'apprends à l'école devrait me servir pour ce que je fais tous les jours.

Je lui demande avec un peu de doute :

- Tout ce que tu fais?

- Non, pas tout.

Elle réfléchit, puis complète :

- J'ai appris d'autres choses; avec toi, avec mon frère, avec mes parents, avec... mes canards. Et je m'en sers vraiment, tout le temps.

Elle montre les livres :

- Là, c'est important ce que nous apprenons, c'est très important. Mais cela sert surtout à ceux que nous appelons les hommes de l'école. Il en faut, il en faut, mon frère a certainement raison, mais les autres, Simplette, et moi avec mes canards?

Elle s'arrête, comme épuisée. Nous ne disons rien. Soudain, elle s'écrie d'une voix contenue :

- Autant nous dire que nous devons avoir honte de ce que nous faisons en dehors de l'algèbre, Simplette avec ses cochons, moi avec mes canards... et mon père avec ses prés!

Je n'ai pas le temps de me sentir gêné, que déjà Herbe folle me rassure d'un pauvre sourire :

- J'ai dit qu'il fallait des hommes de l'école; ton père en est un, tu le seras sans doute aussi.

Elle hésite :

- Je suis contente que tu viennes.

Je serai un homme de l'école. Je me suis réveillé envahi par cette pensée qui erre maintenant dans mon esprit encore incertain.

Que devrai-je faire? Que devrai-je défaire? Les hommes de l'école ont toujours existé, je pense. Et ceux qui ont voulu les arrêter ne sont plus là pour le faire.

Que devrai-je faire? Aider à donner aux hommes ce qu'ils désirent. Que devrai-je défaire, si les hommes viennent à désirer le contraire de ce qu'ils ont désiré? Herbe folle aime être au bord de sa mare avec ses canards qui ne lui demandent pas de réciter un théorème d'algèbre. Herbe folle ne changera pas, je le sens; elle est pleine de ce qu'elle est. Mais si Robur veut un tracteur plus grand, je devrai aider à faire disparaître l'étroit sentier par lequel elle est heureuse de passer.

Quittons l'école! Que le sentier demeure! Le voici qui guide les pas d'Herbe folle; l'herbe adoucit sa marche, le tendre feuillage la caresse au passage. Les années passent; le feuillage grandit. Un jour, un flexible rameau, mécontent d'être dérangé, lui fouette le visage. Elle avait bien remarqué que le feuillage s'étendait, mais comme elle avançait avec précaution, elle ne pensait pas être importune. Les années passent; le feuillage grandit. Un jour, le sentier lui tourne le dos. "C'est moi!" dit-elle. Au travers du feuillage serré, elle n'aperçoit sur le sentier que quelques troncs élancés qui ont pris sa place. Un chant d'oiseaux invisibles et inconnus est la seule réponse.

Jeudi. De larges vaisseaux gris flottent dans le ciel qui nous asperge de son écume. Nous nous sommes réfugiés dans la grange dont les poules avaient déjà pris possession. Rien ne paraît nous presser. Nous restons là, silencieux, nichés dans le foin.

Herbe folle montre une poule en train de couver sous une vieille charrette dans un coin de la grange :

- Tiens, le poulailler ne lui plaît plus!

Après un moment de silence, Robur ajoute :

- Au moins, il n'y aura pas besoin d'aller chercher ses oeufs n'importe où!

Les poules vont à pas lents, s'arrêtent, picorent... L'une d'elles est assise, tout près de ses poussins. Tout est calme dans la grange.

Herbe folle pousse un petit soupir :

- Nous sommes bien paresseux aujourd'hui.

Elle se tourne à moitié vers moi, comme pour me dire quelque chose... Je lui réponds :

- Je suis content d'être là.

Nous restons en silence. Les poules picorent toujours. Herbe folle murmure :

- Elles ne s'ennuient jamais.

Robur veut s'assurer qu'il a bien compris :

- Les poules?

Sa soeur lui fait un pâle sourire :

- Les poules...

Elle ajoute presque aussitôt :

- Les canards, les vaches...

Puis pensivement :

- Ils ont toujours faim.

Le silence revient. Une pensée m'inquiète. Je demande à Herbe folle :

- Tu penses que les hommes de l'école feront un monde où l'on s'ennuiera?

Elle me regarde sans rien dire. Je poursuis en hésitant :

- Si je dois être un homme de l'école...

Je continue d'une voix plus assurée :

- Je ne le serai que si je peux faire un monde où l'on ne s'ennuiera pas.

Herbe folle fait une moue de doute :

- Il y en aura toujours qui s'ennuieront.

Je déclare d'une voix ferme :

- Ici, je ne m'ennuie jamais.

Doucement, elle m'a souri.

Le soleil, plus pressé depuis quelques jours déjà, va se reposer. Je dois rentrer chez moi. Près des petits marais longeant le ruisseau qui descend de la colline, le concert que donnent les grenouilles m'accompagne.

Nous montons par le sentier qui mène chez Déméter et Escargot. Le soleil est venu faire fuir les larges vaisseaux gris qui voguaient hier dans le ciel. Un cortège de petits nuages blancs nous encourage dans la pente raide. Du haut de la colline, nous pouvons encore deviner la ferme, et apercevoir celle de nos amis à travers les arbres qui entourent notre source, en contre-bas. Nous descendons par le pré. Leurs vaches nous ont vus de loin, et tout le troupeau accourt à vive allure à notre rencontre.

Déméter est en train d'étendre le linge sur l'herbe, pour que le soleil achève de faire disparaître les dernières taches qui pourraient encore s'y trouver. Elle nous accueille joyeusement. "J'ai presque fini!" s'exclame-t-elle. Herbe folle l'aide à étendre les derniers draps. Escargot nous a entendus du fond de la grange, et arrive en courant. "Pas de géométrie aujourd'hui, je n'ai pas de pré à mesurer!" m'annonce-t-il en riant.

Herbe folle et Déméter ont terminé d'étendre les draps.

- Vous pouvez rester pour le quatre-heures? demande Escargot.

- Oh oui! répondons-nous en choeur.

- Alors, allons prendre quelques tomates et un peu de radis au potager, déclare Déméter.

Nous y ajoutons une salade et un concombre. Escargot suggère de cueillir des framboises.

- Tu vas encore te gaver de crème! ironise sa soeur.

- Vos carottes et vos poireaux sont bientôt prêts, remarque Herbe folle.

- Oui, tu as raison, nous allons les arracher la semaine prochaine.

Déméter jette un coup d'oeil autour d'elle, et ajoute :

- Il faudrait cueillir et faire sécher les aromates. La fille de ferme n'a pas encore eu le temps de s'en occuper.

- Eh bien, à nous tous, ce sera vite fait! propose Herbe folle.

Le soleil, plus calme depuis quelque temps, nous regarde cueillir la sauge, le thym, le laurier.

Il reste encore un bon moment avant le quatre-heures. Escargot nous emmène dans un des prés voisins; une des vaches s'était légèrement blessée il y a quelques jours, et il voudrait voir si elle continue à bien se remettre. La bête vient d'elle-même vers son maître lui montrer sa blessure; elle va beaucoup mieux. "Encore deux jours et ce sera fini", commente Escargot rassuré.

Nous nous asseyons sur l'herbe courte, "Il faudra les changer de pré dans deux ou trois jours", remarque Déméter. Nous restons ainsi en silence. Escargot s'exclame soudain :

- J'aime bien les vacances! Ce n'est pas comme pendant l'école, au moins on peut faire quelque chose d'utile!

Robur proteste :

- L'école t'a au moins appris à lire. Tu penses que ce n'est pas utile?

Escargot tient ferme :

- J'aurais pu apprendre à lire chez moi. Ceux qui ont fait la première école savaient déjà lire.

Je viens en aide à Robur :

- Tu as bien un tracteur.

Escargot a l'air inquiet. Je continue :

- C'est à l'école qu'on apprend à le fabriquer.

Il fait une grimace :

- Je ne veux pas fabriquer de tracteur.

Robur désapprouve :

- Tu veux qu'un autre le fasse.

- Tout le monde ne doit pourtant pas fabriquer des tracteurs, grogne Escargot.

Robur insiste :

- Tu diras la même chose des voitures...

Escargot l'interrompt :

- Oui, oui, tu as raison. Ce n'est pas ça que je voulais dire.

Il prend un temps. Nous attendons sans rien dire. Il reprend :

- Je comprends qu'on fasse des voitures et des tracteurs et que ce soit à l'école qu'on l'apprenne; seulement, comme je l'ai dit, tout le monde ne fabrique pas de tracteurs. Ni de voitures.

Je tente d'expliquer :

- L'école enseigne ce qui permettra plus tard de fabriquer tracteurs ou autre chose.

Déméter intervient :

- Tout le monde n'est pas capable de fabriquer un tracteur, même si on lui explique comment s'y prendre. Alors, pourquoi le lui expliquer?

Elle réfléchit, puis ajoute :

- On n'apprend pas tout ce qui existe à l'école. On n'y apprend pas à comprendre les vaches. On peut savoir comment mieux travailler, sait-on par contre comment...

Elle s'arrête brusquement, puis reprend :

- Je ne sais pas bien le dire. Sans doute qu'à l'école on me l'aurait appris, si parler aux vaches faisait partie du programme.

Personne ne dit rien. Elle reprend à nouveau :

- Dans le temps, il n'y avait pas de tracteurs; la vie était beaucoup plus difficile. On avait besoin des bêtes, il fallait vivre avec elles. Aujourd'hui, les hommes parlent plus aux tracteurs qu'aux bêtes; l'école est devenue indispensable.

Après un silence que personne ne rompt, elle se lève, va donner une caresse sur un museau qui se trouve non loin d'elle et qui la regardait, se rassied, puis :

- Comment pourrais-je apprendre à faire ça?

Le quatre-heures approche. Déméter et Herbe folle aident aux derniers préparatifs. Le père arrive d'un pré éloigné. Aurait-il pu venir sans une voiture? Faut-il comprendre les vaches, ou faut-il avoir une meilleure nourriture? et peut-être même, d'après les livres, avoir une nourriture tout court?

L'omelette est délicieuse; leurs oeufs ont très bon goût. Et je mange un excellent jambon, souvenir du gentil cochon aux yeux si attentionnés.

Le père est fatigué. Il mange lourdement en s'appuyant sur la table. Il parle à la mère de ce qu'il a fait dans la journée. Entre les plats, il reste immobile, fixant un point devant lui, un point imprécis qui semble loin... La mère, affairée, va et vient; elle écoute autant qu'elle le peut. Vers la fin du quatre-heures, le père nous demande ce que nous avons fait, "Comment va-t-elle?" demande-t-il, Escargot lui donne des nouvelles de la vache blessée. La mère nous fait compliment de tout notre travail; le père dit oui de la tête - nous n'avons cependant pas beaucoup oeuvré! - et ce n'est pas par politesse, non; ils sont tous deux contents que nous ayons pris notre part.

Mon père doit terminer ce jour un projet pour un de ses clients. Il s'agit de dresser un contrat à passer avec une entreprise d'un autre pays que le nôtre. Considérant qu'à l'école j'ai de bonnes notes en cette langue, mon père m'a proposé de l'aider à traduire quelques éléments du projet. Il se chargera des termes de droit; je serai responsable de la précision et de la clarté du style.

L'exercice me plaît. En classe, les sujets sont littéraires, les idées sont apportées par les auteurs; le professeur ne lit que ma traduction. Ici, je suis seul; quelqu'un va me lire, en cherchant à savoir ce que je veux lui dire. Les mots que je connais dans ma langue ne me serviront de rien - il ne les connaît pas. Il me faut penser comme lui, avec ses mots à lui que je n'ai fait qu'apprendre. Et c'est pour moi une aventure, une aventure vers laquelle ma curiosité me pousse.

Avec Herbe folle, j'échange des pensées, des sentiments. Ici, je dois parler, parler de faits, de raisons, d'arguments. Herbe folle cherche à me comprendre à travers les mots que je lui dis. Celui à qui j'écris ne cherche qu'à obtenir un avantage. L'aventure s'est évanouie; la traduction est terminée. Mon père m'a félicité.

Le contrat est rangé. D'autres projets sont là, qui attendent. Ils règlent la vie des hommes. Mon père a étudié ces textes, il sait comment la vie doit être. Mais la vie accepte-t-elle les règles qu'on lui a fixées?

Près du muret qui borde la basse-cour chez Simplette, un lierre s'était trouvé un jour enfermé par une planche posée contre lui. Peu à peu, sans que personne s'en fût rendu compte, il s'était insinué dans les interstices des pierres, et avait fini par se retrouver de l'autre côté du muret.

Mon père étudie les textes; Simplette fait ce que la vie lui demande. L'homme peut-il négliger l'un ou l'autre?

Dimanche. Des notables de ma petite ville viennent déjeuner à la maison. On parlera de choses notables. Je vais m'ennuyer. Le matin, je suis sorti acheter des encres de couleur pour ma boîte de compas - demain, nous allons faire de la géométrie. Un camarade de classe que je rencontre me demande ce que je compte en faire :

- Tu fais des dessins à l'encre?

Je lui explique. Il s'étonne :

- Tu n'es pas en classe! Pour qui veux-tu le faire?

Là, je ne lui explique pas :

- J'aime bien dessiner...

Il m'interrompt :

- On ne dessine pas pour rien!

Je pense le laisser sans réplique :

- Et les grands peintres?

Il me regarde avec commisération :

- Les grands peintres peignent pour montrer leurs tableaux.

- Et si je les montre à mes amis?

- Dans ce cas, oui. Mais on ne montre pas des dessins de géométrie.

- Notre professeur nous en montre bien.

Il répond, un peu irrité :

- Tu n'es pas professeur. Tu n'as pas de raisons de faire comme lui. Et d'ailleurs tu n'as pas ses compétences.

- Non, je n'ai pas ses compétences, c'est vrai. Mais tu n'as jamais aidé un camarade...

- En vacances, non!

Nous nous quittons. Est-il fâché?

Une grande planche à dessin est posée sur la table de chêne. Herbe folle est très contente de voir les encres de couleur que j'ai achetées hier.

- Tu les as bien choisies, me félicite-t-elle.

Elle ajoute aussitôt :

- A l'école, nous n'avons que du noir. Vous avez des couleurs, dans votre classe?

- Oh non, répond Robur, nous aussi nous n'avons que du noir!

Herbe folle me fait un grand sourire :

- Tu as eu une bonne idée; nos dessins seront les plus jolis du monde!

- Encore faut-il que tu les réussisses! glisse son frère toujours taquin.

La soeur a l'air de réussir! Elle s'est emparée des compas et des tire-lignes, et joue avec art du choix des encres pour tracer les figures complexes de la géométrie. Tout y est : les bissectrices, les médiatrices, que sais-je encore! Les couleurs font parler les différentes lignes et ce sera un plaisir de démontrer les théorèmes.

Oui-da! Pour les théorèmes, cela se passe beaucoup moins bien. Robur les a appris, mais ne veut les appliquer que dans les cas qui lui servent. Je tente de lui montrer les raisons d'être des exemples qu'on trouve dans les livres :

- Tu peux avoir besoin d'un cas que tu n'as pas prévu.

- Eh bien, je verrai à ce moment-là!

- Et si tu n'as pas le temps?

Robur ne répond pas. Herbe folle a d'autres idées :

- Ça se voit sur les dessins des livres. Il n'y a qu'à les comparer avec ce que j'ai fait.

Elle ajoute en riant :

- Surtout que c'est si bien dessiné!

Je la soutiens :

- Oui, ça c'est vrai! Les plus jolis du monde!

Elle baisse les yeux. A-t-elle imperceptiblement rougi? Au bout d'un petit instant, elle me lance d'une voix gaie :

- C'est grâce à tes couleurs!

Robur revient à son idée :

- Je ne construirai jamais de voitures. Il y a des théorèmes dont je ne me servirai jamais et qui ne m'aideront à rien d'autre.

- En es-tu sûr?

Il me répond avec un geste las :

- Non, je n'en suis pas sûr. Mais on ne peut tout apprendre.

Il soupire :

- Les hommes de l'école n'apprennent pas à changer les vaches de pré.

Je souris :

- Ce n'est pas bien compliqué!

- C'est vrai, tu as raison.

Il prend un temps, puis poursuit :

- S'il faut tout apprendre, il faut aussi apprendre ce qui n'est pas compliqué.

Il pousse un nouveau soupir :

- J'ai une petite soeur qui dessine très bien, ses dessins montrent tout de suite ce qui est demandé dans le livre; les lignes qu'elle a tracées en couleur sont celles qu'on devait trouver.

Il s'est tu. Herbe folle complète :

- Tu veux dire que mes lignes n'expliquent que le livre...

Son frère l'interrompt :

- Non, non, tes lignes montrent beaucoup plus. Elles montrent que lorsqu'on ne comprend pas, il ne faut jamais abandonner. Il faut chercher des lignes, elles existent peut-être.

Nous restons en silence. Au bout d'un moment, Herbe folle dit pensivement :

- Les vaches ont bien trouvé les chemins par lesquelles elles marchent le long des prés en pente.

Le sommeil me gagne... Les vaches n'ont pas besoin d'apprendre des théorèmes de géométrie... Si je veux être un homme, puis-je chercher des chemins autrement qu'avec un compas?...

Les poireaux de Déméter sont peut-être bientôt prêts, mais ici à la ferme ils le sont déjà. Après les avoir arrachés, nous nous occupons de quelques tuteurs qui semblent fatigués, puis... un bon coup d'arrosage - les nuages, peu nombreux, faisant montre d'une avarice regrettable.

Il nous faut après cela porter une pièce de tracteur à un fermier voisin qui a eu un ennui en récoltant ses pommes de terre. En ville la pièce manquait; heureusement Robur avait ce qu'il fallait.

J'ironise :

- Tu es un vrai spécialiste. Tu devrais ouvrir un atelier de réparation!

Il me répond sur un ton narquois :

- J'ai appliqué un théorème : quand une pièce est fragile, il faut en avoir une de réserve!

Herbe folle me donne un coup de main :

- Quel est le nom de ton théorème?

Son frère la regarde d'un air surpris.

Elle continue tranquillement :

- Si tu ne donnes pas son nom, tu auras une mauvaise note en classe.

Je ris. Robur bougonne :

- J'ai bien raison de n'apprendre que ce qui me sert. Notre voisin sera content si je lui apporte le nom du théorème. Il me donnera sûrement une bonne note.

Il fait une grimace :

- Il me donnera plutôt une bonne autre chose!

Nous nous mettons tous deux à rire. Robur tente de bouder, mais se met bientôt à rire lui aussi.

Nous partons. Le voisin ne reprenant son tracteur que le lendemain, nous n'avons pas à nous presser.

Une forte pente mène à la colline, de l'autre côté de la route que j'ai accoutumé de prendre pour venir de chez moi. Nous allons rarement de ce côté, où se trouve le grand champ sur les hauteurs, et où il n'y a pas de bêtes. Herbe folle aurait préféré passer par les prés, mais Robur a proposé de profiter de ce chemin pour aller voir l'état des meules de paille que son père doit engranger. Les nuages commencent à venir fréquemment nous rendre visite, et si les meules sont bien sèches, il pourra les rentrer bientôt.

Sur la hauteur, les petites maisons de paille sont endormies, recouvertes de l'or que le soleil a déposé. Nous allons de meule en meule; Robur est satisfait. Herbe folle regarde les pâturages, de l'autre côté de sa ferme...

Nous redescendons sur l'autre versant de la colline. La marche n'est pas bien longue. En arrivant à une croisée de chemins, nous entendons le chant victorieux d'un coq, et une petite statue en pierre nous montre la ferme; le fermier est dans un pré tout à côté. Après nous avoir remerciés, il nous demande pourquoi nous avons pris un si grand seau pour une si petite pièce. Nous lui répondons en riant :

- C'est pour mettre beaucoup de petites pièces!

Son étonnement est de courte durée :

- Ah! Vous allez à la pêche aux écrevisses! Vous faites bien, on en trouve à foison ces jours-ci!

Nous descendons le pré par un petit sentier. Le ruisseau qui passe devant la ferme de Robur est là, un peu plus large et bordé de grands saules. Nous entrons dans l'eau fraîche, observés par les libellules. Près des herbes à grenouille, les écrevisses se sont blotties sous les pierres pour dormir. Afin de les attraper sans les effaroucher, il nous faut soulever les pierres le plus délicatement possible. J'ai bien tenté un jour de passer la main sous une pierre un peu lourde, mais Herbe folle m'en a vivement empêché par une grosse tape sur le bras. "Les rats d'eau mordent et les serpents piquent!" m'a-t-elle prévenu.

La pêche est bonne. Le fermier, et une vache qui l'a suivi, sont venus en bas du pré admirer nos prouesses. Pas les miennes cependant. Si les écrevisses n'échappent ni à Robur qui sait reconnaître les bonnes pierres, ni à Herbe folle qui les saisit adroitement par le dos avant qu'elles puissent s'enfuir, celles que je veux attraper se contentent la plupart du temps de bondir en arrière, dans un déluge d'éclaboussures.

- Vous aviez raison, les écrevisses abondent! lance Herbe folle au fermier.

Charitablement, il ne fait pas de remarques sur ma façon de procéder, et nous souhaite bonne pêche.

Pendant que nous remontons le courant, le seau se remplit. Le quatre-heures approche. Nous rentrons, en coupant par les prés qui longent le ruisseau - nous allons nous régaler!

Herbe folle a préparé elle-même les écrevisses, avec du thym et du laurier que j'ai rapportés du potager. Nous ne sommes pas les seuls à nous régaler, et la mère d'Herbe folle la félicite pour la préparation. Le père apprécie :

- Vous les avez bien choisies; on n'en trouve pas facilement de si grosses.

Je fais une petite mise au point :

- Moi, comme d'habitude, je n'ai pas été d'une grande aide.

- Ce n'est pas vrai, il en a pris beaucoup! prétend Herbe folle contre toute vraisemblance.

Le père n'est pas dupe :

- C'est bien. Petit à petit, tu en prendras de plus en plus.

- Moi, me dit la mère, je ne les prenais pas facilement à ton âge!

Robur et sa soeur ont failli échanger un regard complice de protestation.

Le père conclut :

- Elles sont bonnes!

C'est vrai, elles sont bonnes. Elles viennent du ruisseau, le thym et le laurier viennent du potager, Herbe folle les a préparées, je les ai mangées chez mes amis, oui elles sont bonnes...

Sur les hauteurs, là-bas, Robur et Herbe folle sont en train de ramasser la paille...

Je déjeune avec mes parents et un cousin de ma mère venu en visite. Le cousin est militaire, et s'occupe toute la journée de chevaux. Pardon, je veux dire qu'il est un important instructeur d'équitation. Il fait du dressage. Dans un manège. Dans un manège très important.

A la ferme aussi on faisait du dressage dans les temps anciens; le père de Robur nous a raconté. Les animaux devaient devenir bons pour le travail auquel ils étaient destinés; cela réussissait à merveille. Les animaux de travail s'entendaient bien avec ceux qui les dressaient. Les boeufs, les chiens, les chevaux. Les chevaux, comme ceux du cousin. Aujourd'hui il y a les tracteurs. Pourquoi le cousin dresse-t-il les chevaux? A quel travail sont-ils destinés? Pour quel travail Simplette est-elle dressée?

Le cousin a des manières délicates; il est très attentionné, très affectueux. Il aime ses chevaux. Il n'a garde de leur faire du mal, ni même de la peine. Il discourt avec douceur et sagesse sur la manière de dresser : "Il faut se montrer habile et pas trop sévère; il ne faut jamais exiger d'eux des efforts supérieurs à leurs forces; il ne faut pas seulement les dresser, mais chercher à augmenter leurs aptitudes en les éduquant à réprimer leurs instincts."

Oui, c'est vrai, le loup est devenu un chien.

Le chien de la ferme n'a rien du loup auquel je pensais hier. Il est couché, le museau entre les pattes; on ne l'entend jamais, c'est tout juste si on le voit. Rêve-t-il aux forêts de ses ancêtres?

- Eh bien! Tu discutes avec le chien? Ce n'est pas dans tes habitudes!

Je me retourne; Robur me regarde avec curiosité. Je réponds distraitement :

- Oui. Non. Oui.

Robur ne dit rien, mais paraît encore plus curieux. Herbe folle vient d'arriver. Elle nous regarde à tour de rôle.

- Que se passe-t-il? demande-t-elle, étonnée.

- Nous perturbons un entretien important, ironise Robur.

Je prononce pensivement :

- Je voulais savoir à quoi rêvait le chien, mais il ne me l'a pas révélé.

Herbe folle s'approche de moi.

- C'est important? me demande-t-elle.

Je me rends soudain compte de l'absurdité de la situation. Je me mets à rire.

- Non, non!

Cependant, je me sens troublé. Je continue, sans rire :

- C'est peut-être important. C'est hier. Ce n'est pas simple...

Herbe folle m'interrompt :

- Eh bien, allons dans notre clairière, tu nous raconteras!

Elle ajoute gaiement :

- Avec du pain et du chocolat!

Les grenouilles ont vite plongé dans les petits marais qui bordent notre ruisseau. Nous le traversons pour monter vers le bois qui abrite notre clairière. Les oiseaux nous ont reconnus et nous offrent un concert de bienvenue. Je demande un morceau de chocolat à Herbe folle. Elle s'inquiète :

- Déjà! Qu'est-ce qui s'est passé hier?

Je croque. Ai-je vraiment quoi que ce soit à raconter? Cependant ils me questionnent du regard avec insistance. Je me décide :

- Un dresseur de chevaux est venu hier à la maison.

Robur est plein de curiosité :

- Oui, tu nous avais dit que tes parents attendaient un cousin à déjeuner. Il dresse des chevaux dans un cirque?

Je suis surpris par la question. Je ne m'attendais pas à cette supposition.

- Non, pas du tout!

J'ai parlé d'une voix très vive. Robur paraît gêné :

- J'ai cru que tu m'avais parlé...

Il n'achève pas. Herbe folle écoute avec attention. Je me reprends :

- Oui, oui, j'ai mal présenté...

Je m'interromps un moment. Une idée me vient sans que je m'en rende compte :

- Un cirque... C'est une grande salle. Avec des chevaux.

Je me tourne vers Robur et j'ajoute :

- Tu as peut-être raison; je n'y avais pas pensé.

- Que de mystères!

C'est vrai, que de mystères; Robur n'a pas tort. Après tout, il n'y a rien de... De quoi? Je me lance :

- Hier, un cousin de ma mère...

Ça, j'en ai déjà parlé. Je recommence :

- Oui, ça vous le savez.

Herbe folle me dit d'une voix apaisante :

- Nous sommes là.

Je la regarde. Je les regarde tous les deux. Je leur fais un sourire reconnaissant. Un sourire presque fatigué. Je regarde à nouveau Herbe folle. Je lui souris. Je suis plus calme. Il est temps de raconter mon histoire :

- Le cousin est militaire... équitation...

J'ai fini. Un long silence. Robur commence :

- Ce n'est pas un cirque. Non, ce n'est pas un cirque.

Il prend un temps, puis :

- Un cirque, c'est une grande salle où les chevaux font des tours pour amuser les enfants.

Le long silence revient. Herbe folle me demande d'une voix sourde :

- Tu as peur que l'école soit un cirque?

Personne ne dit plus rien. Nous mangeons le pain et le chocolat. Robur parle de la paille qu'il a ramassée hier. Herbe folle rappelle que nous devions aller cueillir les framboises chez Grand-tante. Eh bien, c'est entendu, nous irons demain!

Au-dessus de l'abîme où le ciel se perd, un voile à peine visible tissé de fils emplis de lumière est monté silencieusement des profondeurs de la terre.

Nous roulons sur le chemin qui nous mène vers Grand-tante.

- C'est bien d'avoir rentré la paille, remarque Robur, dans trois ou quatre jours, il y aura de l'eau.

- L'herbe en a bien besoin, note Herbe folle.

Elle ajoute aussitôt :

- Et nous aurons cueilli les framboises!

Nous roulons. Tranquillement. Comme si nous avions besoin de nous reposer. Nous parlons du soleil qui se fatigue de plus en plus, de l'air qui en a encore gardé toute la chaleur, de la vache blessée d'Escargot, du tracteur du voisin, de... Nous nous arrêtons pour dire un mot au fermier qui se trouve sur notre passage... Et nous échangeons quelques pensées profondes avec les oies que nous avons coutume de rencontrer sur le chemin... Notre chemin qui nous rassure; où nous ne ressentons pas d'adversité. Peu à peu, nous nous mettons à parler plus librement, plus gaiement. Bonjour, Grand-tante!

Les framboises sont magnifiques! Nous cueillons, et Grand-tante avec nous. Grand-oncle est même venu nous aider - il y a tellement de framboises... Il se porte un peu mieux, bien qu'il ne se repose guère. Nous bavardons de choses et d'autres. Ni elle ni lui ne se posent de questions... philosophiques. Ils ne s'en sont au reste certainement jamais posé.

Certainement... Est-ce donc si certain? Changer une vache de pré, ce n'est pas très philosophique; pourtant, il est sage de le faire. Tous deux, ils ont passé leur temps à méditer sur ces questions; car leur vie dépendait de leurs méditations. Humbles méditations...

Les framboises sont magnifiques! La vie est souvent faite de framboises. Grand-tante fera les confitures. Nous les mangerons un jour ou l'autre sans y penser.

Nous partons. La ferme de Simplette se trouve sur notre chemin. Nous entrons chez elle. Nous aimons bien son bon et doux sourire. Elle vient à notre rencontre, tout heureuse de nous voir. Nous échangeons des compliments sur nos confitures respectives. Elle parle de la ferme, des bêtes, comme toujours. Oui, elle parle toujours de sa ferme et de ses bêtes. Le cousin ne l'écoutera pas. Le cousin est un homme important et qu'on écoute; il parle toujours des chevaux de son grand manège. Le professeur de mathématiques nous parle toujours de mathématiques; nous le lui demandons nous-mêmes.

A Simplette, nous ne demandons ni de nous parler de manège - elle ne comprendrait sans doute pas - ni de nous parler de mathématiques - qu'elle connaît mal. Et même si nous ne le lui demandons pas, elle sait que nous aimons bien qu'elle nous parle de sa ferme et de ses bêtes, qui sont sa vie; et qu'Herbe folle lui parlera de la même vie.

La ferme de Simplette, c'est chez elle, c'est son pays; les habitants de ce pays, ce sont les fermiers ses voisins. A l'école, personne ne lui parle de l'histoire de son pays; on ne peut pas écrire l'histoire d'un si petit pays, et si quelqu'un l'écrivait, dans quelle classe le lirait-on?

Quelque part, dans les grandes villes, des hommes - elle sait que nous les appelons les hommes de l'école - lui disent d'aller en classe, lui disent d'apprendre ce qu'elle doit faire pour les autres habitants d'un pays plus grand, beaucoup plus grand, dans lequel elle se trouve aussi, et sans lequel elle ne vivrait pas de la même façon. Mais quelle que soit cette façon, elle ne peut en parler avec ses poules. L'homme serait-il obligé de vivre deux vies?

Je suis avec mes parents dans la grande ville. Mon père s'entretient avec son collègue; ma mère s'entretient avec son amie. Moi, j'écoute le fils qui a préféré une voie technique. Il ne me parle ni de bêtes... ni de chevaux. Oui, pour le cousin, les chevaux et les bêtes, ça n'a rien à voir. Quant aux poules d'hier chez Simplette... il vaut mieux les oublier!

Le fils arrive de voyage; il a visité une grande ville d'art. C'est une ville où l'on voit des choses d'art - on dit des oeuvres d'art. Je lui fais une question :

- Tu devais beaucoup aimer l'art?

- Oui.

Il hésite, puis :

- Je l'aime toujours. De quand parles-tu?

- A l'école.

- A l'école? Comment ça à l'école?

- Oui, tu devais avoir des bonnes notes.

Il paraît indigné :

- Ça n'a rien à voir! Je n'ai pas à apprendre! On ne va pas m'interroger!

Il s'étouffe :

- Je voyage! Je découvre des choses nouvelles!

- Mon professeur m'a parlé cette année de la ville où tu es allé.

- Moi, je l'ai visitée. J'y suis resté deux jours!

Je n'insiste pas. Il reprend :

- Si tu savais comme c'est beau!

Je le sais. C'est écrit dans mon livre. Je ne dis rien.

- Le château...

Il décrit le château, avec quelques erreurs et quelques oublis.

- Le musée...

Mon livre précise qu'il y a dans ce musée un nombre impressionnant de tableaux.

- J'y suis resté au moins trois heures! C'est extraordinaire!

Je lui demande ce qu'il y avait d'extraordinaire. Il me récite des noms de grands peintres.

- Tu vois! conclut-il.

Il me parle d'un monument qu'il aurait voulu voir, et dont il n'a vu que les ruines. Je lui dis que d'après mon livre, le monument a été reconstruit récemment de façon identique.

Il suffoque :

- Oui, mais il n'est pas d'époque!

- Quelle époque? Si un ébéniste a fait à l'époque de sa jeunesse un fauteuil qui s'est cassé depuis, et qu'il ait fait à l'époque de sa vieillesse un autre fauteuil du même modèle, ces deux fauteuils seront-ils de la même époque?

Il me répond avec patience :

- Ce n'est pas pareil, c'est le même homme.

- Les mêmes monuments que le tien sont nombreux, ce n'est pas le même homme qui les a tous construits; ce n'est qu'un homme de plus qui a construit celui qui est récent.

Je le vois chercher une réponse. Je lui dis en souriant :

- C'est agréable, les voyages; on rapporte de bons souvenirs.

Le voyage que nous faisons pour aller chez Déméter est bien plus court que celui d'hier. Et sa ferme peut difficilement passer pour un monument. Mais pour elle et pour Escargot, je pense qu'elle est un château empli de merveilles. L'herbe a poussé sans que personne sache pourquoi. Les vaches paissent mystérieusement. Non, dites-vous? Alors expliquez!

Nous montons la grande côte qui mène chez Simplette. Autour de nous les prés ont perdu la belle couleur profonde où les bêtes se plaisent. Lorsque nous passons, les vaches viennent dire à Herbe folle qu'il serait temps de les changer de pré. Elle fait ce qu'elle peut pour leur expliquer qu'ailleurs n'est pas meilleur, qu'il faut prendre un peu de patience et attendre la pluie qui ne saurait tarder. Demain peut-être, dans deux jours certainement. Herbe folle lit la pluie dans les nuages, et les toutes petites boules blanches qui viennent tout là-haut en se serrant les unes près des autres lui disent à quel moment l'herbe reverdira.

Au croisement, à mi-chemin de chez Simplette, nous apercevons un peu au-dessous le petit village où se trouve sa maison. Nous tournons du côté de Déméter; une autre montée découvre notre ferme et laisse deviner le ruisseau aux écrevisses. Il ne reste plus qu'à descendre vers le bois qui cache notre source, d'où un sentier mène chez Déméter.

Le chemin passe entre deux haies, dans lesquelles abondent églantiers, sureaux, ronces... A peine avons-nous fait quelques pas, que nous nous trouvons nez à museau avec le chien noir, venu inspecter les baies à la peau vermeille qui feront bientôt ses délices. Nous poursuivons notre promenade de concert. Le chien noir s'arrête volontiers contempler un buisson, puis un autre; nous en faisons autant du regard. Un dernier pré que nous traversons en courant dans la pente devant les vaches ébahies, nous voilà à la source près des grands chênes, nous voilà chez Déméter.

Le voyage est terminé. Les prés, les haies, sont-ils des oeuvres d'art?

La mère de Déméter vient à notre rencontre :

- Les enfants seront contents de vous voir. Ils ont bien travaillé ce matin; ils ont presque fini. Avez-vous récolté les oignons? Le temps change.

Herbe folle la rassure :

- Nous les avons récoltés ce matin nous aussi; mon père est en train de les mettre à sécher.

Déméter, qui arrive avec son frère tenant un panier rempli de fleurs jaunes à la main, lance de loin :

- Et nous, nous venons d'enlever les dernières fleurs qui restaient sur les tomates!

Herbe folle approuve :

- Les fleurs se fanent vite ces jours-ci, chez nous les arbustes en étaient pleins.

Déméter nous conduit à la cuisine :

- J'ai préparé un bon quatre-heures; je crois que c'est le dernier jour pour aller à la source avant la pluie.

- J'espère qu'il pleuvra demain, soupire Escargot; quand je sors d'un pré, les vaches me suivent jusqu'à la barrière.

- Tout à l'heure en nous voyant passer, confirme Robur, nos vaches venaient vers nous, et ma soeur a bien tenté de leur dire d'avoir de la patience...

Escargot fait une grimace :

- Elles ont dû être contentes!

Nous arrivons à la source. Les nuages, encore lointains, ont pris une teinte triste. Le soleil ne nous a pas quittés, mais ne nous promet plus de revenir demain.

Nous prenons le quatre-heures sur l'herbe toujours chaude; silencieux, comme en attente. Hier l'école a fermé ses portes, aujourd'hui le soleil nous quitte. Pour les vaches l'herbe sera meilleure, jusqu'au prochain jour où il ne pleuvra pas; pour nous le quatre-heures sera le même.

Dans le silence, Escargot prononce d'une voix soucieuse :

- Quand je serai à l'école, je ne pourrai pas être ici.

Je suis pris de l'envie de le taquiner en lui faisant remarquer qu'il s'agit d'une évidence. Pourtant je n'ose pas le faire, car tous paraissent considérer cette... constatation comme importante et même, dirai-je, comme inquiétante. Alors, au lieu de le taquiner, je lui demande :

- Que ne pourras-tu plus faire ici, pendant que tu seras à l'école?

Il ne répond pas tout de suite. Je poursuis :

- Tes parents s'occuperont des bêtes...

Il me coupe :

- Tu as raison, je ne suis pas indispensable...

Il prend un temps, puis :

- Les bêtes peuvent très bien ne pas avoir besoin de moi...

Il s'arrête de nouveau; Déméter continue sa pensée :

- Nous sommes nés avec nos bêtes. Nous pouvons bien sûr vivre sans elles...

Elle cherche ses mots. Herbe folle complète :

- Vivre sans elles, c'est comme si nous venions de naître ailleurs, sans souvenirs.

Robur mâchonne :

- Nous pouvons aussi ne pas vivre.

On peut donc interdire la vie aux hommes?

Je roule dans la côte qui sort de la ferme et monte vers ma petite ville. Les nuages s'emparent du ciel. Le soleil qui se couche les embrase. Une brise vient par moments me déposer une caresse fraîche sur la joue.

Je me réveille tôt matin. Herbe folle avait bien compris ce que les nuages lui avaient dit hier. Une pluie lourde, soutenue, vient m'annoncer par son ruissellement qu'elle est en visite pour toute la journée. Le jour s'est levé avec peine, mais la lumière a oublié de venir, comme si le soleil était fâché. Ma chambre est encore chaude, et pourtant je ressens le froid mouillé qui veut forcer les vitres nues de ma fenêtre.

Herbe folle et Robur arrivent dans la matinée, amenés par leur père en voiture. Nous avions décidé hier, voyant la pluie s'approcher, de passer cette journée chez moi, afin d'étudier quelques livres sur l'histoire des civilisations où les hommes ont vécu.

Les livres parlent d'histoire; les livres parlent de civilisations; les livres parlent d'hommes qui appartiennent à des civilisations. Les livres ne parlent jamais des hommes.

Ce ne sont donc pas les hommes qui ont créé les civilisations?

- La civilisation, c'est la pensée? demande Herbe folle.

Son frère précise :

- La civilisation, c'est tout ce qui fait la vie des hommes.

- Les sauvages sont donc civilisés.

Robur ne peut s'empêcher d'ouvrir de grands yeux. J'interviens :

- Elle a raison; les sauvages ont leur vie.

- Pourquoi parle-t-on alors de sauvages qui sont devenus civilisés? me répond-il.

- Sans doute que les uns sont plus civilisés que les autres. C'est une simplification.

Herbe folle corrige ce que j'ai dit :

- C'est surtout pour qu'on puisse décider à la place des autres.

Robur est étonné :

- Pour quoi faire?

Sa soeur est sarcastique :

- Pour qu'on ne fasse pas ce que font ceux qu'on a décidé d'appeler des sauvages.

Elle réfléchit un moment, et ajoute en hochant la tête :

- Simplette, comment la traite-t-on à l'école?

Robur veut être optimiste :

- Et si les sauvages devenaient civilisés?

- Comment devient-on civilisé?

Ma question nous rend tous perplexes. Robur propose un moyen :

- Ils vont tous... pour fonder une nouvelle civilisation...

Il patauge...

- Ils vont tous... quoi? lui demandons-nous tous les deux en riant.

Il reprend du poil de la bête :

- Eh bien, ils n'ont qu'à faire ce qu'ont fait les autres avant eux!

- Quoi? nous exclamons-nous tous deux d'une seule voix.

Robur se joint sans rancune à notre rire.

- Vous êtes bien joyeux! constate mon père en entrant.

Herbe folle le documente :

- Nous sommes en train de civiliser les sauvages!

Mon père s'émerveille :

- Alors l'avenir du monde est assuré!

Il ajoute en souriant :

- Les missionnaires veulent-ils déjeuner?

Nous nous levons d'un bond avec des cris de sauvages affamés.

Une fois à table, mon père nous interroge :

- Eh bien, racontez-nous vos lointaines expéditions!

Et il découvre nos projets à ma mère :

- Figure-toi qu'ils ont décidé de civiliser les sauvages!

Ma mère commente en riant :

- Faites attention à ne pas devenir sauvages vous-mêmes!

Herbe folle glisse ironiquement :

- Pas de risque! Mon frère a déjà trouvé un moyen infaillible de réussir!

Mes parents se tournent vers Robur qui proteste avec énergie :

- Ma soeur exagère! Je n'ai rien trouvé du tout. J'ai dit que les sauvages pourraient peut-être devenir civilisés.

Mon père approuve :

- Pourquoi pas? Avec des missionnaires si entreprenants!

Ma mère le désapprouve :

- Ne te moque pas d'eux. Je suis sûre qu'ils ont cherché des choses intéressantes.

Et au bout d'un instant :

- N'est-ce pas? fait-elle en se tournant vers nous.

Mon père est redevenu sérieux :

- Si les sauvages font des efforts pour sortir de leur état en apprenant des techniques...

J'attends d'être sûr qu'il se soit tu :

- Seulement des techniques?

Mon père m'adresse un regard offusqué :

- Non, bien entendu!... Il faut aussi qu'ils s'instruisent. Il leur faut bâtir des écoles...

J'attends de même :

- Ils apprendront ce que nous apprenons.

- Oui, bien entendu!

- Ils auront notre civilisation.

Mon père reste figé un instant :

- Que veux-tu qu'ils...

Il se reprend et me déclare nettement :

- Notre civilisation ne te convient pas!

Je réponds calmement :

- Je ne sais pas; je ne la connais pas encore. Tu m'as demandé un jour d'être un homme; je ne le suis pas encore.

Ma mère s'est empressée :

- Tu le seras... tu le seras bien assez tôt!

Et si les sauvages veulent faire une autre civilisation que la nôtre?

Nous sommes de nouveau accoudés à la table de chêne. La fin du déjeuner s'est bien passée, Herbe folle ayant fait une diversion très réussie.

Je parle de mon idée, que je n'avais pas jugé bon d'exposer tout à l'heure.

- Et qui chez les sauvages pensera à faire une civilisation? demande Robur.

- A l'école, on peut proposer des idées, suggère Herbe folle.

- Quand on propose une idée qui n'est pas celle qu'on doit apprendre... remarque son frère avec amertume.

Il ajoute presque aussitôt :

- Simplette en propose, des idées?

J'interviens :

- Elle pense surtout à sa ferme, ce n'est pas pareil.

Herbe folle dit pensivement :

- Il ne faut donc ni penser à autre chose ni penser autrement.

Robur est réaliste :

- On ne peut pas vivre ensemble si chacun pense autrement; et s'il pense à autre chose, on ne peut rien lui demander.

Sa soeur aussi est réaliste :

- Et alors on l'oblige ou on le punit.

Elle s'arrête brusquement, puis :

- Et surtout on déclare qu'il est mauvais!

Encore un court arrêt, et :

- On met une mauvaise note à Simplette et ensuite on va lui acheter ses poules.

Robur tente un raisonnement :

- Si l'on est absolument sûr qu'une chose est mauvaise... Par exemple, un poisson ne doit pas sortir de l'eau.

Herbe folle l'interrompt vivement :

- J'ai appris en classe une chose curieuse : les ancêtres de l'homme n'étaient pas des hommes.

Je connais la théorie; j'explique. Les poissons seraient devenus des reptiles en s'adaptant à l'air. Elle a écouté avec attention, son frère aussi. Elle reprend, toujours vivement :

- J'ai compris que cela n'était pas sûr. Mais c'est possible. Et alors qu'a-t-on dit au premier poisson qui est sorti de l'eau?

Robur ironise sans y croire :

- Rien - il était mort!

Herbe folle ne tient pas compte de l'ironie :

- Oui il était mort. Et d'autres aussi sont morts. Beaucoup d'autres sans doute. Et puis nous sommes là.

Un long silence a suivi. Enfin Robur parla :

- Sans les poissons nous ne serions donc pas là; si c'est vrai, c'est vraiment extraordinaire. Vivent les poissons!

Nous rions, pas trop. Je reparle des sauvages, des sauvages qui sont des poissons :

- Les poissons ont fait une autre civilisation que celle qu'ils avaient...

Herbe folle m'interrompt :

- Tu as raison. Oui, tu as raison.

Elle reste un moment les yeux dans le vague, puis reprend, toute agitée :

- Les poissons... Pourquoi dis-tu les poissons?

Robur intervient :

- Les poissons, ce sont les sauvages de tout à l'heure, je pense.

J'allais confirmer, Herbe folle fut plus vive :

- Ce ne sont pas les poissons; c'est le premier poisson. Ce ne sont pas les poissons; ce sont les autres poissons, ceux qui sont morts. Les poissons ont parlé de ce dont ils étaient absolument sûrs, que sortir de l'eau était mauvais, que celui qui sortait de l'eau était mauvais, qu'il fallait l'obliger ou le punir. Et maintenant, tout le monde dit que ce sont les poissons qui sont sortis de l'eau.

Elle s'arrête, essoufflée.

La pluie insistante remplit le silence. Dans quel livre peut-on trouver l'histoire des hommes?

Je me réveille. Le ciel n'est pas revenu. La pluie n'est pas partie. Des amis des parents viennent déjeuner. Des camarades de classe viennent me voir après le déjeuner.

L'histoire des hommes sera-t-elle aussi mon histoire si je deviens un homme? Est-ce pour cela qu'il faut que je sois un homme? Et sinon, devrais-je rester avec les poissons?

Déjeuner. La conversation est agréable. Les amis des parents sont aimables. Ils me font compliment pour mes succès à l'école; pour les études que je fais pendant l'été. Et il faut bien que je m'amuse un peu, à mon âge. C'est très bien que j'aille jouer avec mes petits camarades à la ferme. La conversation est agréable. Les amis des parents sont aimables. La conversation n'est pas fatigante. C'est très agréable.

Mes camarades de classe sont venus me voir après le déjeuner. Nous allons dans ma chambre. Je passe devant la bibliothèque de mon père, où se trouve la lourde table de chêne. Nous allons dans ma chambre.

La conversation reste la même. Les sujets ne touchent pas les occupations habituelles des grandes personnes, travail, distractions, culture; ils touchent les occupations habituelles des personnes de mon âge, travail, distractions, culture. Certes, nous parlons plus de distractions que de travail ou de culture; les grandes personnes parlent plus de travail quand elles sont en train d'en faire, et de culture quand il faut s'en souvenir pour nous rappeler qu'elle est indispensable. J'exagère, bien sûr. Les grandes personnes sont parfois cultivées; il arrive cependant que nous le soyons aussi. Notre culture est du reste prisée, à l'expresse condition qu'elle reste... celle des poissons.

Il y a pourtant une différence importante entre les conversations des uns et des autres. Celles des grandes personnes possèdent le pouvoir, et peuvent avoir des conséquences, en particulier pour nous; le pouvoir que les nôtres possèdent est subalterne, et sa conséquence l'est de même.

Ceci n'empêche pas de la part de mes camarades des prises de position définitives et des affirmations abruptes, désapprouvant tout ce qui se fait et tout ce qui se dit. Je ne suis pas toujours opposé à ce qu'ils prétendent, seulement je me demande si la chose est possible. J'expose.

L'un de mes camarades n'aime pas se perdre dans les détails, et ne tient compte que de l'essentiel, comme il le dit lui-même. Il profère péremptoirement :

- J'ai bien le droit d'avoir mes opinions!

- Et nous aussi! opinent les deux autres.

Mes idées ne sont pas aussi nettes que les leurs. Je réponds prudemment :

- Avoir une opinion est une chose, que cette opinion puisse servir en est une autre.

Un garçon ébouriffé, qui n'aime pas les réflexions trop profondes - on reste enfoui, explique-t-il - s'écrie avec une emphase ironique :

- Quelle sagesse!

Il ajoute, d'une voix pessimiste :

- Et que veux-tu en faire de ton opinion? Entre nous, nous pouvons en parler. Mais ailleurs...

Celui qui n'a encore rien dit s'irrite :

- Ailleurs! Ailleurs on dit de moi : "Il a toujours quelque chose à dire!" J'ai bien tenté de prendre ça pour un compliment - j'avais donc des idées à moi - mais il paraît que je disais des choses désagréables. Alors...

L'essentialiste revient à la charge :

- Si les opinions ne servent à rien, pourquoi tout le monde les donne-t-il?

L'irrité rectifie :

- Tout le monde les donne à tout le monde, ou bien les donne à soi-même.

Grand éclat de rire. L'irrité lève les bras :

- Oui, ce n'est pas très clair.

- Tu en es vraiment sûr? s'exclame l'ébouriffé avec un air sérieux.

L'irrité répond avec grand calme :

- Ce n'est pas parce que ce n'est pas clair qu'on est obligé de ne pas comprendre.

L'essentialiste compatit :

- Les vacances te fatiguent.

- L'école te manque, rétorque l'irrité. Je vais prendre la peine de t'expliquer.

- Oh! Dans ce cas fais un effort supplémentaire, explique-moi aussi! fait l'ébouriffé.

L'irrité prend une pose digne :

- C'est simple.

Nous faisons des grimaces significatives. Il continue rapidement sans nous laisser le temps de dire quoi que ce soit :

- Quand on est avec les gens, les opinions qu'on leur donne sont celles qu'ils vous donnent, sinon ils ne vous écoutent pas ou bien vous disent qu'il n'y a que vous pour avoir cette opinion. Quand on est seul, on dit qu'on a sa conscience pour soi. Cela évite les discussions dans les deux cas.

L'ébouriffé approuve :

- J'ai compris. Si j'ai une bonne note, je suis d'accord avec le professeur, sinon c'est moi qui avais raison.

Je fais une remarque :

- Il y a des cas où il n'est peut-être pas possible d'avoir une opinion.

Mes camarades m'observent avec curiosité. Je précise :

- En mathématiques par exemple.

- Ah! ça c'est vrai! admettent-ils avec ensemble.

J'ai un doute; il me semble qu'on m'avait dit... Je reprends :

- Pourtant, on découvre de nouveaux théorèmes.

L'essentialiste déclare d'un ton convaincu :

- Ce n'est pas une opinion, c'est une démonstration. Et si c'est démontré, il n'y a plus à avoir d'opinion.

Je me réveille en pleine démonstration. Ce n'est pas une opinion... Il n'y a plus à avoir d'opinion... C'est démontré.

Les oiseaux chantent. Les oiseaux chantent leur joie de voir le soleil revenir. Le soleil qui n'a cependant plus la splendeur des jours où l'école nous quittait. Le soleil qui paresse le matin, s'élève avec moins de vigueur, et bientôt lassé, s'endort recouvert de nuages.

Nous foulons les premières feuilles dorées sur le chemin qui conduit chez Simplette où Déméter et Escargot doivent nous rejoindre. Les prés nous enivrent de l'odeur que la pluie a laissée; la brume du matin a disparu, mais nous en ressentons encore la fraîcheur.

Nous avons un grand projet : fabriquer nous-mêmes des paniers en osier pour aller cueillir les premiers champignons qui ne vont pas tarder - "D'ici une semaine", a annoncé Herbe folle. Certes, personne ne manque de paniers, chez les uns ou chez les autres, et le grand-père de Simplette, à quelques maisons de chez elle, en a même fait depuis toujours. Mais les nôtres seront plus beaux! Au reste, Simplette nous aidera, et Herbe folle et Déméter en ont déjà réussi de très jolis - je les ai vus. Les saules ne peuvent pas être meilleurs, ils viennent de chez Robur où ils ont été plantés il y a fort longtemps.

Nous voici tous réunis chez Grand-père. Il a l'air tout heureux de reprendre des habitudes quelque peu délaissées, mais non oubliées. Il nous félicite de notre ardeur. Grand-mère approuve, et promet de nous aider pour faire le rebord qui orne le panier. "C'est toujours moi qui faisais les plus jolis!" ajoute-t-elle d'un ton taquin en se tournant vers Grand-père. Grand-père fait mine de ne pas entendre. "Assez parlé! Au travail!" s'exclame-t-il. Grand-mère montre le drap qu'elle est en train de broder, et répond d'un ton amusé : "Au travail? J'y suis déjà, moi!"

Et nous voici à commencer la carcasse avec de bonnes branches bien rondes. Les filles ont des doigts agiles; quant à nous les garçons, nous peinons quelque peu, et Robur n'est pas vraiment plus à l'aise que moi. Les doigts agiles façonnent l'ornementation par de petites branches et par de petits brins d'osier. Par contre, nos gros doigts à nous assurent la solide carcasse sans laquelle rien n'est possible. "Nous avons fait le plus dur!" lançons-nous aux filles. Grand-mère nous conseille de tisser bien serré les brins d'osier qui vont recouvrir le panier, et sans lesquels les champignons nous quitteraient bien vite. Force est, au bout d'un certain nombre d'essais plus ou moins réussis, de solliciter l'aide des demoiselles. "Donnez, nous allons terminer facilement, puisque le plus dur est fait!" glisse suavement Herbe folle. Les filles pouffent de rire, et Grand-mère nous jette un regard ironique teinté d'indulgence. "Vous vous rattraperez sur les anses, il faut de la force", nous rassure-t-elle. Nous prenons une pose victorieuse. Grand-père n'a pas beaucoup parlé, mais sans son aide de tous les instants, les paniers auraient eu mauvaise mine.

Le quatre-heures approche; la mère de Simplette nous appelle. Les paniers ne sont pas encore tout à fait prêts, nous les terminerons tout à l'heure. La conversation à table est animée. Est-elle comme celle des grandes personnes? je n'en ai pas l'impression. Pourtant, les parents, les grands-parents de Simplette... Alors pourquoi? Ici, on parle des choses de la campagne; là-bas, chez moi, on parlait des choses de la ville. Les deux valent la peine qu'on en parle. Cependant, là-bas, les choses ne se voyaient pas; ici, par contre... Je vois la vache; je ne vois pas le contrat, même si on me le montre, même quand je le traduis. Pourtant, les deux existent, les deux sont importants. Les grandes personnes ne parlent-elles donc que de ce qui ne se voit pas? On dit que les bêtes parlent; de quoi parlent-elles? Je sais ce qu'elles voient, je sais ce qu'elles veulent. Je sais aussi pour Herbe folle; je lui donnerai mon panier. Je pense savoir pour ceux qui sont à table avec moi. Suis-je capable de savoir pour les grandes personnes de la ville? Le veux-je? Faut-il être un homme pour en être capable? Et pour le vouloir? La conversation continue, chacun parle à chacun...

Je crois que le soleil s'est vexé; il est apparu ce matin bien décidé à chasser les quelques nuages qui prétendaient le suivre. Les jolies fleurs de mon jardin que je vois de ma chambre se sont épanouies pour lui plaire. Les regarde-t-il? Il les voit, comme il voit aussi les collines, le ruisseau, l'herbe des prés. L'herbe des prés est-elle jolie? Elle pousse seule, il n'est personne pour l'apprêter; les vaches la mangent quand le soleil l'a préparée.

Mes parents reçoivent des amis à déjeuner. Comme de coutume, mon père travaille avec son collègue et ma mère parle avec la femme du collègue - après déjeuné s'entend. Il y a aussi un fils, il se destine à être professeur de littérature dès cette année. Il s'informe, gentiment :

- Que veux-tu faire quand tu auras fini l'école?

J'ai déjà entendu cette question; je ne sais combien de fois; toujours la même. L'idée me vient d'apposer sur la porte d'entrée de la maison une affiche disant : "L'enfant ne sait pas ce qu'il veut faire". Mais ce ne serait pas précis, car c'est mon avenir qui préoccupe l'univers et non le présent. Tant pis! D'ailleurs on m'a appris - en classe de littérature - que le présent pouvait parler du futur. En conséquence, comme dit souvent mon père...

Il faut répondre. Mes précédentes réponses à ce genre de question n'ayant pas donné de bons résultats, je décide de changer de méthode :

- Je ne sais pas, dis-je.

"Réponds-je" serait plus drôle, et puis c'est ce que l'on apprend... en classe de littérature. A propos, ce que l'on apprend en classe, c'est pour quoi faire? Mes... profondes pensées sont brutalement interrompues, car ma réponse n'était pas encore la bonne. Le futur professeur, lui il connaît son futur, s'écrie, scandalisé :

- Comment, tu ne sais pas ce que tu veux faire?

Eh bien oui! c'est ce que je viens de lui dire! A mon silence, il répond vertement par un silence... manifestement désapprobateur. Parti comme je suis, autant continuer. Je continue :

- Pour te répondre, il faudrait déjà que je sache qui je suis moi-même.

Ahuri. Il est ahuri. J'insiste :

- Dans les oeuvres littéraires, on en rencontre beaucoup des personnages qui se posent ce genre de question. Tu as dû en voir, puisque tu es professeur de littérature.

Il prend une attitude d'incompréhension indignée et gronde :

- Tu n'es pas un personnage de roman!

- Pourquoi, les personnages de roman sont conçus pour ne pas pouvoir exister dans la vie?

- Si, si, ils peuvent exister, mais ce sont des personnages complexes qui sont là pour qu'on les étudie.

- C'est vrai, en classe il faut toujours étudier.

- Tu n'aimes pas les études?

Sa question m'agace. On peut aimer les études et vouloir faire aussi autre chose. Je réponds donc :

- Je les aime, mais un roman n'est pas uniquement un objet d'étude.

- Non bien sûr, cela peut être une distraction.

- Dans ce cas, quelqu'un qui existe peut être une distraction, puisque les personnages peuvent exister.

- Oui bien sûr; quelqu'un avec qui tu joues par exemple.

- Je ne...

J'ai pensé tout haut. Je me reprends. Je voulais dire : "Je ne joue pas avec Herbe folle; elle n'est pas une distraction." Je reprends :

- Je ne joue pas avec une vache...

Il s'écrie :

- Une vache! Qui te parle de vaches?

- Une vache n'est pas une distraction; elle attend qu'on s'occupe d'elle et elle donne du lait.

- Oui et puis?

- Si un de mes camarades de classe est une distraction...

Il me coupe en se moquant :

- Il ne te donnera pas de lait!

Je réponds, d'une voix un peu triste :

- Et il ne pourra rien me demander.

- Eh bien, comme ça tu seras tranquille!

Je ne réponds qu'au bout d'un moment :

- Et moi, suis-je une distraction?

Il me regarde sans rien dire. Je poursuis :

- Je t'ai bien dit que je ne savais pas qui j'étais.

Il ne dit toujours rien. Je poursuis encore :

- Alors les romans sont faits pour étudier ou pour se distraire, avec des personnages qui peuvent exister et être une distraction. Et quand on a lu un roman, on a appris à regarder les hommes comme des personnages.

Cette fois-ci, il proteste :

- Tu mélanges tout; les romans sont une chose, la vie en est une autre.

- Un personnage de roman peut donc se poser des questions que je ne peux pas me poser moi-même?

Il me répond d'un ton plein de patience :

- Le roman montre la vie de gens qu'on ne connaît pas. Il permet de découvrir un monde dans lequel on ne vit pas soi-même.

- Si on n'y vit pas, à quoi ça sert?

- A donner des devoirs à faire! rétorque-t-il d'un ton moqueur.

- Ça va être chouette dans ta classe...

Il continue, sans prêter attention à ma remarque sentencieuse :

- Si tu te contentes des gens parmi lesquels tu vis, tu ne connaîtras jamais d'autres hommes.

- Pourquoi devrais-je les connaître?

- Tu verras qu'il y a des hommes qui pensent autrement que toi, et il se peut que tu te rendes compte que tes pensées à toi ne sont pas les meilleures; cela t'aidera à mieux vivre.

Il prend un temps et ajoute :

- L'histoire que tu lis peut très bien t'arriver un jour et te donner l'envie soit d'avoir les mêmes qualités que le personnage soit d'éviter ses défauts.

Est-ce cela qu'il faut faire pour devenir un homme?

- Qu'en penses-tu?

Sa question me surprend. Pourquoi me questionne-t-il alors qu'il ne sait pas si je pense comme il le faut? Je cherche un biais :

- Tu as parlé d'histoire faite pour distraire.

Il réfléchit un peu, puis :

- Il y a des gens dont la vie est triste, l'auteur leur propose de vivre une autre vie.

- Elle n'est pas vraie.

- Elle est agréable.

- Quand un homme se trouve dans une vie qui n'est pas la sienne, on peut lui faire faire ce qu'on veut puisqu'il pense n'être qu'un personnage.

Le futur professeur se révolte :

- Mais enfin, tu mélanges encore tout! Si on lui fait faire quelque chose qui ne lui convient pas à lui, à lui-même, il cessera tout de suite d'être le personnage!

- Et s'il ne cesse pas?

- C'est impossible! Il sait bien qu'il est lui-même! C'est évident!

- Et s'il ne le sait pas?

Le futur professeur me regarde comme si j'étais quelque chose d'étrange. Puis, haussant les épaules, et sur un ton d'évidence :

- C'est qu'il est fou!

Oui, peut-être est-il fou.

- Tu trouves que je suis fou?

Ma question le fait rire. J'insiste :

- Si je te dis que je ne veux pas avoir les mêmes qualités que le personnage, qu'en penseras-tu?

- Je te demanderai pourquoi.

- Et si je ne sais pas pourquoi?

Il me répond avec un peu d'impatience :

- Je crois que tu fais exprès! C'est un jeu?

Si c'était un jeu, il me ferait peur. Je précise :

- Comment savoir que ses qualités sont des qualités?

Il éclate franchement de rire :

- Mais non voyons, les qualités sont des défauts!

- Et si je ne veux pas non plus éviter ses défauts?

Là, il me persifle carrément :

- Pourquoi? Puisque ce sont des qualités!

Peut-être...

- Supposons que mes pensées soient les meilleures.

Il me répond, goguenard :

- Supposons!

- Qu'arrivera-t-il si tout le monde trouve mes pensées mauvaises?

Sourire amusé du futur professeur :

- Il arrivera que tu seras bien obligé de... d'accepter que... Ah! tu me fais dire des bêtises avec tes questions bêtes! Il arrivera qu'il te faudra bien admettre que tes pensées sont mauvaises.

- C'est arrivé à d'autres. Ils y ont laissé la vie. Plus tard, beaucoup plus tard, on a reconnu que leurs pensées étaient les meilleures. On a même déclaré que leur vie avait été une vie accomplie, réussie.

Il se fait conciliant :

- Ce sont en effet des choses que tu apprendras à l'école. L'école apprend à vivre en société.

- C'est-à-dire qu'elle apprend à ne pas avoir de pensées considérées mauvaises, quoi qu'on puisse en dire plus tard.

Il hésite. Je conclus :

- Donc, si j'obéis aux préceptes de l'école, il est possible que je rate ma vie.

Le futur professeur est perplexe :

- Tu es vraiment bizarre, dit-il d'une voix découragée.

Je ris, avec un fond d'ironie :

- Je t'ai déjà dit que je ne savais pas qui j'étais!

Il se rebiffe :

- Allons, tu n'as rien d'extraordinaire! Tu es un homme comme les autres!

Si je le suis déjà, pourquoi mon père m'a-t-il dit de le devenir?

En arrivant à la ferme, j'aperçois dans le fond du potager Herbe folle enfouie dans les feuilles amples de la chicorée sauvage. Je la hèle joyeusement :

- Tu te caches?

Elle me répond de même :

- Oh oui! Et je suis bien cachée, puisque tu n'as pas réussi à me voir!

Nous rions gaiement. J'entre dans la chicorée. Je la taquine :

- Tu vas faire une salade pour le quatre-heures?

- Si je te fais une salade, il ne restera rien pour les bêtes, goinfre comme tu es!

- Tant pis, je resterai affamé!

- Et d'abord, elle n'est pas encore prête. Viens plutôt cueillir les pommes, elles sont déjà très bonnes.

- Ça je veux bien! dis-je d'une voix gourmande.

- Ne mange pas tout l'arbre, j'en ferai au four pour le quatre-heures.

J'attrape une pomme. Herbe folle m'entraîne :

- Allons au fruitier voir si les claies de bois ne sont pas abîmées. Si elles le sont, je dirai à mon frère de les arranger. Ensuite nous y rangerons les pommes pour cet hiver.

Elle ajoute après un petit silence :

- Comme ça tu pourras en manger; tu aimes ça.

Les claies n'ont besoin que de peu de chose. Nous allons en parler à Robur qui est enfoui, lui, dans le tracteur.

- J'y vais tout de suite, dit-il, mais après je serai occupé jusqu'au quatre-heures avec le tracteur.

Il prend un ton narquois :

- N'en profitez pas pour tout manger!

Je parle de la discussion d'hier avec le futur professeur :

- Pour lui, un livre est soit une distraction soit un devoir d'école. Et il faut penser comme il faut penser.

Robur fait une grimace :

- Eh bien, moi, je vais me distraire avec le tracteur!

Nous rions de bon coeur.

Nous voici sous le pommier, Herbe folle et moi. Les pommes sont très belles, et à en juger par celle que je viens d'engloutir, très bonnes. Il faut cependant les choisir d'une manière particulière pour le fruitier. Très saines et pas trop mûres. Herbe folle a l'oeil précis, et une fois cueillies les pommes sous l'arbre, elle montre celles qui pendent sur les branches hautes. Elle me met en garde :

- Celles-là sont plus mûres, elles sont plus près du soleil! Choisis-les bien!

Elle ajoute aussitôt :

- Fais attention en grimpant. Pose ton pied doucement sur la branche, sinon tu feras tomber les pommes très mûres.

Je fais le savant :

- Si elles tombent, il n'y aura plus qu'à les ramasser.

- Et elles seront gâtées! Et après tu me diras que mes pommes au four ne sont pas bonnes!

- Même si elles n'étaient pas bonnes, je serais content que tu les aies faites.

Elle me fait un sourire rapide, et s'élance sur l'arbre. Nous grimpons. C'est agréable de se promener sur les branches du pommier. A y regarder de près, la promenade est courte; et il s'agit plutôt de se faufiler entre les branches qui s'emmêlent en nous barrant le passage. Herbe folle est plus souple que moi, et la voilà se balançant légèrement sur une branche moins forte. Les dernières pommes sont dans le panier au pied de l'arbre. Nous nous reposons de nos efforts, bien installés sur deux branches tordues qui nous offrent des sièges confortables.

- L'hiver nous fait signe, dit pensivement Herbe folle.

Elle reste un moment sans parler, puis ajoute d'une voix lente :

- Il faudra bientôt labourer le grand champ.

Je sais que les labours viennent après le milieu de l'été. Mais l'hiver est encore loin...

- Pourquoi parles-tu de l'hiver? il est encore loin.

Elle me regarde longuement. Enfin elle me répond, toujours d'une voix lente :

- Les saisons arrivent vite. Il faut s'y préparer.

Nous restons en silence. Au bout d'un long moment, elle se tourne vers moi, me fait un sourire calme, peut-être un peu triste, et me dit d'une voix qui veut être gaie :

- J'espère que les pommes au four seront bonnes; les pommes sont très bonnes.

Je la regarde avec attention, et je lui demande :

- Pourquoi es-tu triste?

Elle ne dit rien. Je reprends :

- Tu sais que je suis content que tu me fasses des pommes au four. Je suis toujours content quand je suis avec toi.

Un nouveau silence. Je poursuis :

- Tu m'as dit que je pourrai manger ces pommes cet hiver. Je viendrai les manger, même si la neige veut m'en empêcher.

Elle serre ma main de toute sa force, puis saute vivement du pommier et me crie :

- Dépêche-toi, il faut aller préparer les pommes au four!

Au dîner, ma mère s'inquiète :

- Tu parais absent.

Je lève la tête. Absent... Je ne suis pas... Pourtant si, c'est vrai, je ne suis pas vraiment présent. Pas ici. Là-bas. Là-bas, dans le pommier. Je suis encore assis sur le pommier.

Ma mère répète :

- Où es-tu donc?

J'ai quitté le pommier. Je réponds à ma mère :

- Je me demandais si Robur avait réussi à réparer le tracteur.

Ma mère m'a regardé curieusement. Mon père s'étonne :

- Tu n'étais pas avec lui?

Je n'étais pas avec lui?... Si, j'étais avec lui. Non... Non, j'étais... Je n'ai pas envie de parler du pommier.

Mon père attend ma réponse. Je réponds :

- Quand je suis parti, il n'avait pas terminé. Pas encore.

- C'est un gros ennui?

Pourquoi n'ai-je pas envie de parler du pommier? Je n'ai aucune raison... Mon père me regarde; il attend ma réponse. Je réponds :

- Non, ce n'est pas grave. Mais c'est assez long. Il y a beaucoup de pièces à vérifier.

- Tu es resté à l'aider? demande ma mère.

- Oui...

Je ne l'ai pas aidé. C'est vrai, je ne l'ai pas aidé. Je corrige :

- Oui, un peu. Mais je ne suis pas très savant en tracteurs.

Alors, qu'est-ce que j'ai fait?

- Nous avons parlé aussi...

De quoi?

- Comme toujours...

Je cherche autre chose à ajouter.

- Tu paraissais soucieux; je me demandais si tu avais des ennuis, dit doucement ma mère.

Est-elle rassurée? Mon père me parle déjà d'autre chose. De quoi?

Le sommeil ne vient pas. Je suis un homme de l'école. Herbe folle me voit-elle, un hiver glacé, dans une grande école d'une grande ville, peut-être même d'une très grande ville encore plus lointaine? Comment revient-on d'une très grande ville lointaine? En voiture, sans doute. Mais comment, nourri de quelle pensée? Un homme de l'école doit aller dans une école. Il peut choisir, bien sûr, mais il y a peu d'écoles, et ce sont toutes des écoles... bien entendu. A l'école, il n'y a pas de vaches avec qui parler, il y a des professeurs qu'on écoute - on est venu pour ça. On écoute et on apprend - on est venu pour ça. Et on devient l'homme d'une école. C'est ainsi qu'on revient. Est-ce cela devenir un homme? Non, non, non! Peut-être deviendrai-je un homme - quand j'aurai compris ce que c'est - jamais, jamais je ne deviendrai l'homme de quoi que ce soit. Herbe folle me reconnaîtra; pensait-elle que je ne la reconnaîtrais pas?

Le père de Robur est venu chercher une nouvelle vache à la ferme qui se trouve près de la grande rivière où nous aimons bien nous baigner. Nous sommes arrivés avec lui en voiture, car nous voulons passer une belle après-midi à naviguer sur le bateau que le fermier nous prête quelquefois. Nous nous baignerons sans doute aussi, bien que la chaleur de la fois précédente ne soit plus qu'un souvenir lointain. Le bateau prend l'eau. Quoi? Mais non, je dis des bêtises! Le bateau est à l'eau... sur l'eau... Ah! je ne sais pas comment il faut dire; je ne suis pas marin, moi! Bref, nous naviguons!

Naviguer est un bien grand mot. Nous nous prélassons plutôt, à demi étendus dans la barque spacieuse du fermier. Le courant nous entraîne tranquillement - il faudra ramer au retour... - sous l'oeil intéressé des vaches qui boivent dans la rivière. Le paysage défile lentement devant nous; qu'il ne se presse donc pas, nous ne sommes pas pressés. Le paysage n'est jamais le même; un grand saule nous couvre de son ombre, une grosse racine a émergé pour savoir qui trouble son eau, de longues herbes se penchent vers nous, des orties se dressent fièrement, des petits insectes dansent sur l'eau près de la rive, des vaguelettes toutes rondes trahissent un poisson qui est venu aux nouvelles, un chat aux grands yeux nous épie du haut d'une branche d'érable et les prés s'étendent tout autour de nous.

Un sentiment de paix me pénètre. Je suis avec mes amis, loin de ceux qui veulent que je sois... je ne sais même pas quoi, mais autre chose que simplement ce que je suis. Une vache ne peut être qu'une vache. Moi, je dois être un homme. Je ne le suis donc pas? N'importe qui dit "un homme" de n'importe qui. Je suis donc le seul? Non, on le dit à d'autres. Sans même savoir à qui on le dit. "Soyez des hommes!" simplement parce qu'il y a un chef et des guerriers. Et ça ne suffit pas. Il faut que je sois un homme particulier. Un homme de l'école par exemple. Et ça ne suffit pas non plus. Il faut que je choisisse une école et pas une autre. Et que je pense comme pense cette école. Et que de plus je pense comme il le faut. Comment? Sans doute selon la personne qui me le dira en ayant le pouvoir de le dire. Certes, personne ne m'a jamais dit de penser comme il le faut, mais on m'a déjà dit de ne pas penser comme il ne le faut pas. Une vache ne peut être qu'une vache. On ne dit rien à une vache. On la mange. Est-ce pour ne pas être mangé qu'on doit penser comme il le faut? Je suis avec mes amis, loin de ceux qui veulent que je sois... Un sentiment de paix me pénètre.

- Où as-tu été?

Où ai-je été? Où...? Je ne sais pas quoi répondre à Herbe folle. Elle me regarde avec un peu d'inquiétude.

- Je pensais à tout ce que nous ne connaissons pas... et qu'il nous faut apprendre.

Ma réponse ne la convainc pas. Elle reprend, d'une voix insistante :

- Nous en parlons souvent...

Robur s'immisce en soupirant :

- Oh oui!

Herbe folle n'y prête pas attention :

- ...et d'habitude tu es content de nous en parler.

Robur revient :

- Tu penses que ce qu'on nous apprend n'est pas utile?

Je le rassure :

- Si, je pense que c'est très utile; seulement je me demandais à qui cela était utile, à nous ou à d'autres, et alors à quels autres.

J'ajoute pour Herbe folle :

- Quand nous en parlons ensemble, nous donnons chacun notre opinion et nous en discutons...

Elle m'interrompt :

- A l'école, c'est le professeur qui décide.

Son frère intervient :

- Il est plus savant que nous.

Herbe folle est pleine de doute :

- Oui, il sait. Il sait où il nous emmène. Nous, nous ne le savons pas.

Elle se tourne vers moi :

- C'est à cela que tu pensais?

Je fais oui de la tête pendant que Robur interroge :

- S'il ne nous emmène pas, trouverons-nous seuls le chemin?

Nous restons là, sans rien dire; le courant nous entraîne tranquillement. Herbe folle murmure :

- Le courant nous emmène vers la mer.

Puis, d'une voix plus forte :

- Que ferons-nous au milieu des océans?

Le soleil joue à cache-cache avec les nuages petits et grands qui courent dans le ciel. Nous longeons le ruisseau qui monte sur la colline. Nous montons et le ruisseau descend, bien entendu! Et ce n'est pas avec la grande barque qui voulait hier nous emporter au milieu des océans, que nous pourrions remonter le ruisseau. Le ruisseau, nous savons où il va : il va chez Déméter.

Déméter et Escargot nous attendent avec impatience - les mûres ont commencé à noircir. Pas partout, il va falloir visiter toutes les haies, et elles abondent sur la colline! Déméter nous fera une tarte monstre pour le quatre-heures et quelques pots de confiture. Nous partons tous les cinq - pardon, tous les six, car le chien noir nous accompagne. Du reste, le chien noir connaît les meilleurs endroits mieux que nous pour s'y être déjà livré à une première dégustation... plusieurs jours auparavant! Heureusement qu'il se contente - par paresse sans doute - des seules baies se trouvant sur les sarments près du sol; sinon... adieu les mûres!

La cueillette a commencé. Déméter songe déjà à d'autres festins.

- J'ai vu deux trois champignons dans le petit bois non loin de la source, nous annonce-t-elle.

- Oh, j'en ai bien vu quatre ou cinq! assure son frère.

Herbe folle conclut :

- Il va pleuvoir dans quelques jours; nous allons pouvoir remplir nos paniers tout neufs.

- Et les faire déborder! s'exclame Escargot.

- Si tu arrives seulement à les voir, tes champignons! ironise Robur.

- Si ton panier reste vide, je t'en abandonnerai quelques-uns! riposte Escargot.

- En attendant, son panier est plus plein que le tien! lui glisse en souriant sa soeur.

Nous rions tous. La cueillette continue. Le chien noir a terminé la sienne; il s'est couché près de nous et nous contemple avec étonnement : "Ils prennent les baies et ils ne les mangent pas."

Nous avons pris ce qu'il nous fallait pour aujourd'hui. D'autres mûres se préparent pour d'autres cueillettes; nous les laissons s'entendre avec le soleil. Nous rentrons par le pré raide qui mène à la source et de là à la ferme de Déméter. Les filles disparaissent à la cuisine préparer tarte et confiture. Escargot nous emmène jusqu'au pré où paît la vache qui s'était blessée il y a trois semaines. La bête va bien maintenant, et Escargot n'est venu que pour remettre en place un piquet de bois qui avait quelque peu cédé hier. "A nous trois ce sera plus facile", a-t-il expliqué. "Avoue que tu n'avais pas envie de te fatiguer! Tu nous attendais!" l'a taquiné Robur. Nous avons tous bien ri.

De là où nous sommes, nous voyons au-dessus de la source le soleil qui se glisse entre les branches hautes du grand chêne pour nous prévenir que le quatre-heures approche. Nous revenons vite à la ferme.

La tarte était délicieuse. Les mûres promettent. "Vous pourriez dire que c'est Déméter qui l'a bien préparée!" nous sermonne Herbe folle. Nous complimentons aussitôt l'excellente pâtissière - ses parents sont toujours amusés par tous ces noms que nous nous sommes donnés et qu'ils ne comprennent pas très bien.

Le père fait un signe de tête d'approbation.

- C'est bien que vous vous entendiez bien, dit-il posément.

La mère approuve :

- Ils s'entendent bien. Ce sont de bons enfants.

Le père demande à Robur des nouvelles du tracteur. "Ça ne vous a pas gênés pour les labours?" s'enquiert-il. "Non, nous devons labourer le grand champ demain matin", lui répond Robur. "Vous faites bien, il va bientôt pleuvoir", commente le père.

La mère demande à Herbe folle des nouvelles de la ferme, du potager... "Nous venons de semer de l'engrais et de cueillir les tomates pour les conserves", lui répond Herbe folle. La mère apprécie : "Vous avez bien fait, il faut penser à l'hiver."

Le quatre-heures s'achève tranquillement, aussi tranquillement que lorsque le courant nous entraînait hier dans notre bateau.

Cet après-midi, il n'y a pas encore de livres sur la table de chêne. Nous ne savons quoi faire et je n'ai rien préparé.

- Pourquoi toujours savoir? Pourquoi ne pas chercher au hasard? propose Herbe folle.

Robur est tout à fait de son avis :

- Peut-être trouverons-nous quelque chose qui sera proche de notre vie.

- Ou quelque chose d'imprévu, murmure rêveusement Herbe folle.

Nous ouvrons des livres... au hasard. Histoire, littérature, mathématiques, droit, géologie...

- Géologie! s'écrie Robur, voilà qui est proche de notre vie!

Il feuillette le livre, et ajoute :

- Je me souviens; ma soeur avait dessiné une carte magnifique. On voyait la terre où nous vivons comme si elle vivait avec nous.

Herbe folle feuillette un autre livre; elle paraît absorbée. Son frère est intrigué :

- Ça a l'air passionnant. Qu'est-ce que c'est?

Elle répond en hésitant :

- Je ne sais pas...

Elle se tourne vers moi :

- C'est quoi, la philosophie?

Je commence à expliquer :

- La philosophie, c'est l'étude de la pensée...

Robur m'interrompt en riant :

- Il faut étudier la pensée, maintenant! Je ne peux pas penser tranquillement, sans qu'on me parle d'étude!

Tranquillement... Je repense au bateau. Où donc la pensée nous entraîne-t-elle tranquillement?

Herbe folle reprend son frère d'une voix gentiment moqueuse :

- Tu m'as pourtant déjà expliqué que les études donnaient plus de lait aux vaches.

Son frère ouvre de grands yeux. Elle continue :

- Souviens-toi! Nous parlions de la nature que les hommes de l'école avaient changée.

Robur ne rit plus :

- Tu as raison. Je me souviens.

Il reste figé un moment, puis ajoute d'une voix éteinte :

- Alors tu penses qu'ils vont changer ma pensée?

Herbe folle est soudain devenue inquiète :

- Non, ce n'est pas ce que je... Personne ne te changera ta pensée!

Un silence lourd s'est fait. Je tente de réagir :

- Il n'y a pas de mal à changer une idée. Par exemple en mathématiques on peut changer de raisonnement si on ne trouve pas la solution d'un problème.

Robur confirme :

- On ne sème pas de blé là où l'herbe est tendre.

Herbe folle a l'air encore plus inquiet :

- Et si c'était vrai; et s'ils voulaient vraiment changer notre pensée?

Elle se tourne vers moi :

- Tu as parlé d'une idée. Une idée, c'est quelque chose; une pensée, c'est nous.

Robur se révolte :

- Tu as raison, lance-t-il à Herbe folle, personne ne changera ma pensée!

Herbe folle a-t-elle entendu? Elle prononce d'une voix incertaine :

- Comment ferai-je pour savoir que je ne suis plus moi-même?

Et si je deviens un homme, comment ferai-je pour savoir si je suis toujours moi-même?

Le silence est revenu. Herbe folle feuillette son livre sans le lire. Robur s'énerve soudain :

- Enfin, nous disons tous des bêtises! Je veux bien que les hommes de l'école donnent plus de lait, mais ils ne changent pas les vaches en chèvres!

- Ni les taureaux en boeufs.

La voix sèche d'Herbe folle nous... nous quoi? Je ne sais même pas. Robur s'énerve davantage :

- Ce n'est pas de leur pensée qu'il s'agit...

Il s'arrête brusquement devant le regard de sa soeur. Encore le silence. Herbe folle se redresse, nous considère l'un après l'autre, et déclare d'une voix forte :

- Si un jour je ne ressens plus l'envie d'être avec vous, c'est que je ne serai plus moi-même.

Nous marchons d'un bon pas sur le chemin qui mène chez Grand-tante. Nous marchons d'un bon pas, parce que Robur marche d'un bon pas, du pas de quelqu'un... décidé à ne plus penser à la philosophie d'hier! Les prés sont là, nul besoin de leur demander s'ils sont eux-mêmes; l'herbe pousse, et les vaches la mangent.

Robur s'est un peu calmé, et en passant devant la ferme de Simplette, nous entrons lui dire un petit bonjour. Elle nous reçoit avec sa gentillesse habituelle, heureuse de nous accueillir comme si nous lui faisions une faveur. Il est des gens dont on dit souvent sans trop y penser : "Ils sont toujours pareils à eux-mêmes!" ou bien encore : "Ils sont toujours les mêmes!" ce qui n'est pas toujours flatteur, en particulier s'il s'agit de quelqu'un comme Simplette. Rester soi-même n'est donc pas toujours bien considéré; si les hommes de l'école arrivent à changer notre pensée, nous serons donc bien considérés. Par les hommes de l'école. Et par Simplette? Qu'importe, puisqu'elle sera mal considérée. Et comment changerait-elle de pensée? Pour cela, il faudrait parler avec les hommes de l'école, pas avec les poules et les cochons. Pas avec nous, non plus.

Nous parlons avec Simplette. Nous parlons des poules, des cochons; des vaches d'Herbe folle aussi. Et puis, il va pleuvoir demain, nous irons cueillir les champignons avec nos paniers tout neufs. Nous irons tous ensemble, Simplette, Déméter, Escargot, et nous trois. Simplette est contente de venir avec nous, elle est contente que nous prenions les paniers qu'elle nous a aidés à faire, elle est contente que ses poules se soient habituées à elle. Et ses parents, ses poules et ses cochons sont contents d'elle. A l'école, ses professeurs ne sont pas contents d'elle.

Au premier arrivé en bas du pré aux châtaigniers! Grand-tante nous ouvre ses bras; nous nous y jetons tous au risque de la renverser! "Les framboises vous attendent!" nous lance-t-elle avec un bon sourire. Nous nous rendons au potager. Les délicates framboises sont gorgées de soleil. "Demain il va pleuvoir, vous avez bien fait de venir aujourd'hui!" commente Grand-tante.

Nous voici recouverts de framboises; la cueille a été bonne, il n'y a plus qu'à attendre les confitures. Pendant que nous étions au travail, Grand-tante nous préparait une tarte pour le quatre-heures avec les premiers fruits cueillis. Le quatre-heures est salué par des ovations. Grand-oncle est là aussi, revenant des prés. Il n'est pas le dernier à apprécier la tarte. Apparemment il est comme nous, il la trouve excellente. Le temps passe gaiement. Personne ne paraît plus penser à la philosophie. Herbe folle s'est soudain levée, est allée embrasser Grand-tante et Grand-oncle et leur a dit doucement : "Je vous aime bien, tous les deux!"

Il pleut. Grand-tante avait raison, nous avons bien fait de cueillir les framboises hier. Il pleut. Mes parents ont invité mes deux amis à déjeuner. "Ce n'est pas un temps à rester dehors", a dit ma mère. "Les missionnaires ont-ils réussi à civiliser les sauvages?" a demandé mon père. Mes deux amis sont arrivés dans la matinée; leur père les a amenés en voiture.

Il n'y a pas de livres sur la table de chêne. Nous ne savons pas trop quoi décider. Je cherche à proposer un sujet qui puisse nous plaire :

- Je crains que la philosophie...

- La philosophie, coupe vivement Robur, ça ne peut pas être seulement changer la pensée de quelqu'un!

Herbe folle se tourne vers moi :

- Tu as expliqué hier que la philosophie, c'était l'étude de la pensée. Etudier la pensée, ce n'est pas la changer. Mais en classe, ce qu'on me fait étudier, on me demande ensuite de l'appliquer. Par exemple, Escargot a étudié la géométrie et son professeur lui a dit de l'appliquer à la mesure des prés. A quoi applique-t-on l'étude de la pensée?

Robur s'impatiente :

- A la pensée, bien sûr!

- Laquelle?

Le silence suit la réponse sèche d'Herbe folle.

Le déjeuner nous appelle. A table, ma mère demande à Herbe folle des nouvelles de la ferme; plutôt de la cuisine ou du potager. Du reste, Herbe folle avait apporté des légumes et des fruits dont ma mère avait été enchantée. "Oh, ils sont bien frais!" s'était-elle exclamée. Les tomates de la ferme trônent sur la table. Ma mère parle des différentes variétés. "Celles-ci sont les meilleures", dit-elle. Mon père attend un moment de silence dans la conversation pour nous parler des... "missionnaires".

- Où en êtes-vous dans votre civilisation? nous demande-t-il.

Herbe folle lui expose laconiquement nos dernières réflexions :

- Nous cherchons à savoir comment penser.

- Comment penser?

- Oui... la philosophie.

Mon père paraît étonné :

- Vous avez des cours de philosophie dans votre...

Il se tourne vers Herbe folle avec un air incrédule :

- C'est dans ta classe qu'on enseigne la philosophie?

- Non... commence Herbe folle.

Elle ne sait pas quoi ajouter. Je viens à son aide :

- Elle a vu dans la bibliothèque un livre de philosophie...

- Ah! Quel livre?

Aucun de nous ne s'en souvenait - pour la bonne raison que nous n'avions pas regardé le titre du livre. Je réponds rapidement, comme si je n'avais pas bien compris la question :

- Cela nous a donné l'idée de nous demander si la philosophie pouvait changer la pensée des hommes.

Je crois que mon père ne s'est pas rendu compte que je n'avais pas répondu à sa question, tellement mon propos lui a paru incongru. Il me regarde avec surprise, sans rien dire. Avant qu'il ait eu le temps de réagir, ma mère est intervenue :

- La philosophie change à ce point la pensée des hommes, qu'elle leur fait perdre le sens de la réalité.

Mon père a fini par retrouver sa voix :

- C'est l'objet même de la philosophie que de chercher à améliorer la pensée humaine. Et il est évident qu'on change ce qu'on améliore.

Il se tourne vers ma mère :

- Je ne comprends pas pourquoi une pensée meilleure ferait perdre le sens de la réalité.

Habituellement, ma mère ne poursuit pas les raisonnements lorsqu'elle les trouve trop longs à son goût. Pourtant, pour cette fois elle insiste :

- Dans la réalité les hommes sont très différents les uns des autres. Pour la philosophie ils sont tous pareils.

Herbe folle fait irruption dans la conversation :

- Ça veut dire que tous les hommes penseront la même chose?

Elle rougit légèrement, voyant mon père et ma mère se tourner vers elle. J'interviens vivement :

- Ce sont là les idées dont nous parlions.

Cependant, ma mère a approuvé Herbe folle :

- C'est bien ce que je crains.

Mon père paraît découragé :

- Il faut alors que la pensée humaine reste la même qu'il y a des millénaires!

Je bondis... sagement :

- Pourquoi alors nous fait-on apprendre les idées des philosophes d'il y a des millénaires?

Mon père prend un ton condescendant :

- C'est justement parce qu'ils ont apporté des idées nouvelles.

- Et il n'y en a pas eu d'autres depuis?

- Si, bien sûr. On vous les fait apprendre aussi.

- Si les nouveaux sont meilleurs que les anciens, pourquoi nous parler des anciens? Ça peut nous donner des idées d'il y a des millénaires, dont tu dis qu'il faut les abandonner!

- Cela sert à connaître l'histoire de la pensée humaine.

- Donc, pour éduquer un enfant, on lui apprend tout ce qui est mauvais aussi bien que tout ce qui est bon.

- Bien sûr, pour qu'il le sache. C'est ce qu'on appelle l'éducation.

- Pourquoi doit-il savoir ce qui est mauvais? ce qui est bon devrait suffire.

- Pour pouvoir reconnaître ce qui est mauvais.

- Il ne peut rien connaître de mauvais si on ne le lui apprend pas.

- D'autres pourraient le lui faire connaître.

- Si tous les hommes sont pareils, il n'y en a pas d'autres.

Mon père, en réponse, me déclara que je ne pouvais parler de la philosophie tant que je ne l'aurais pas apprise à l'école. J'en conclus qu'il y avait deux sortes de pensée, l'une à l'école, et l'autre... y en avait-il seulement une autre? Si l'éducation, c'est la philosophie, pour devenir un homme, il faut devenir un philosophe. L'idée me fit sourire. Je ne l'ai pas proposée à mon père.

Il n'y a toujours pas de livres sur la table de chêne. Herbe folle et Robur sont silencieux; je crois que mon raisonnement était compliqué et qu'ils ont eu un peu de mal à le suivre. Robur finit par demander d'une voix inquiète :

- Comment dois-je faire pour réparer mon tracteur? je ne peux pas inventer moi-même.

Je ne sais trop quoi lui dire. Herbe folle se décide :

- Ce qui compte pour ton tracteur, c'est qu'il marche. Rien ne t'empêche de demander, après tu vois toi-même si c'est bon.

Robur s'est calmé. Il lance en riant :

- Ça c'est vrai!

Puis, d'une voix plus sérieuse :

- Pour un tracteur, le philosophe, c'est celui qui l'a construit.

Herbe folle reprend :

- La philosophie, c'est peut-être comme la géométrie...

Robur prend un air étonné, mais ne fait pas de remarques. Moi, je crois avoir deviné, cependant je la laisse continuer :

- ...les figures que nous étudions, on nous dit qu'elles n'existent pas, qu'elles sont seulement parfaites. Elles peuvent pourtant permettre à Escargot de mesurer son pré, bien que son pré ne soit pas parfait.

Elle a réfléchi un bon moment pendant que nous attendions, avant de continuer :

- En classe, je pourrai calculer la surface d'un rectangle; mais le pré d'Escargot ne sera jamais un rectangle. Et Escargot ne connaîtra jamais la surface de son pré.

Je roule rapidement vers la ferme. Il fait encore nuit. L'air est tiède. La pluie est partie, laissant en souvenir quelques légers voiles de brume encore mouillée.

A la ferme, le pot-au-feu de la veille m'attend. Le coq a sonné mon arrivée. Nous déjeunons sans trop perdre de temps. Le ciel, en nous voyant arriver, s'est éveillé pour nous éclairer le chemin que nous suivrons à la rencontre du soleil qui tarde à venir.

Nos paniers tout neufs au bras, nous partons vers le soleil... je veux dire vers les champignons! Ils ont dû bien pousser cette nuit! Simplette, Déméter et Escargot nous rejoindront dans le petit bois qui se trouve tout près de la source.

Nous arrivons en haut de la colline qui domine la source; le soleil vient d'apparaître, fidèle au rendez-vous que nous lui avions donné. Le petit bois n'est plus très loin, et nous y allons tout en restant sur la hauteur; le bois descend aussi vite qu'il peut de la colline jusqu'à la source, et nous préférons faire notre cueillette en descendant plutôt qu'en montant - Ah, paresse!

Déméter et Escargot sont déjà là et nous font de grands signes accusateurs. "Ça fait une heure qu'on vous attend!", nous crient-ils de loin. "Où ça? devant votre pot-au-feu?" leur crions-nous en retour. Grands rires et embrassades! De l'autre côté du petit bois, nous apercevons Simplette grimpant avec légèreté le raidillon qui la mène jusqu'à nous. Embrassades de nouveau! L'air frais du matin nous pique le visage et nous rend gais et alertes. Discussions animées sur le meilleur endroit pour entreprendre la cueillette. Je ne participe pas trop à la discussion, confondant assez souvent les champignons avec le feuillage qui a commencé à joncher la terre depuis quelques jours.

Solidement plantés sur la pente raide, nous cherchons... les meilleurs champignons pour ce qui est des filles, et quelques-uns de bons malgré tout pour ce qui est des garçons - excepté moi, bien évidemment!

Déméter et Escargot connaissent bien le petit bois de la source - c'est le leur; par conséquent ils n'ont aucune difficulté à retrouver les champignons qui sont revenus aux places habituelles. Cependant les autres paniers aussi s'emplissent à vue d'oeil; les cèpes et les bolets abondent paraît-il, et moi je me demande où ils peuvent bien être. Alors j'ai trouvé un truc : je marche derrière Herbe folle et je regarde si elle n'a pas oublié par hasard un ou deux champignons; et alors mon panier s'emplit, s'emplit, s'emplit... Malheureusement, j'ai fini par m'apercevoir qu'elle faisait exprès. Je me sens tout honteux! A la réflexion, je ne me sens pas honteux du tout. Je lui ai même fait discrètement un petit sourire pour lui montrer que j'avais compris, et que... cela me faisait bien plaisir. Je crois que cela lui a fait plaisir aussi. La cueille s'achève; les paniers débordent. Même le mien est loin d'être vide. "Comment as-tu fait?" me plaisante Robur. Je réponds d'un ton d'évidence : "Je les ai appelés et ils se sont montrés!" Il me renvoie un regard ironiquement attristé. Il ne reste plus qu'à remonter la dure pente du bois, car sans nous en être rendu compte nous sommes descendus assez bas.

La mère de Déméter nous félicite pour notre cueille; j'ai même droit à des remarques flatteuses - elle est vraiment très gentille avec moi. Elle nous promet un festin pour le midi. Les filles se pressent pour l'aider, mais elle refuse : "Je vais les faire à ma façon", leur dit-elle en s'emparant du panier de sa fille.

Nous entrons dans la grande salle à manger pour attendre le déjeuner que nous comptons bien dévorer - une matinée comme celle-ci donne une faim... de loup sortant du petit bois de la source!

- Tu vois! Tu en as cueilli plein! me déclare Déméter avec gentillesse.

Je n'ose pas trahir le secret de mes prouesses et je me sens rougir un peu. Je réponds bravement d'un ton dégagé :

- J'ai eu la chance d'en trouver sans avoir à trop chercher.

Cette brillante réponse me jeta encore plus dans la confusion. Heureusement, Herbe folle vint à mon aide :

- Il a pris un bon chemin sous les grands châtaigniers. Il y en avait beaucoup là-bas!

C'est tout à fait vrai. Avec une nuance; c'est Herbe folle qui me précédait sous les grands châtaigniers.

Robur et Escargot sont partis dans une profonde discussion à caractère résolument botanique :

- Jamais tu n'as vu un cèpe aussi grand! pavoise Escargot.

Robur répond du ton le plus calme :

- Tu sais, je préfère les bolets; ils ont un goût plus fin.

L'empoignade continue. Cependant Simplette s'inquiète; elle demande à voix basse à Déméter :

- Tu crois que je devrais aller aider ta mère à la cuisine? Je pourrais les nettoyer, j'ai l'habitude.

Déméter la rassure :

- Ma mère aime bien faire ses petites recettes en secret.

Elle pouffe de rire et ajoute :

- A vrai dire, tout le monde les connaît ses recettes.

Simplette s'inquiète encore :

- Vous n'allez pas lui dire? Ça la gênerait.

Déméter la rassure encore :

- Non, non, on ne lui a jamais dit...

Herbe folle la coupe en riant :

- Moi, je les ai déjà faites!

Elle se tourne vers moi :

- Tu les fais revenir dans du beurre, tu tournes avec de la farine, tu...

- Tu as oublié de mettre de l'eau chaude, il ne pourra jamais rien tourner! complète Déméter.

Robur remarque calmement :

- Oui, il faut lui faciliter le travail, il n'est pas très musclé.

C'est vrai; je ne suis pas très musclé. Déméter fait la grosse voix tout en riant à moitié :

- Tu dis ça pour qu'on ne remarque pas que ta soeur s'est trompée!

La soeur proteste :

- La soeur voudrait bien pouvoir parler! Mais enfin, si ça n'intéresse personne...

En choeur :

- Si, si, si! On veut savoir!

- Bien, je continue puisque vous en avez tous tellement envie!

Le choeur :

- Oui, oui, oui!

- Quand la sauce est assez claire, tu mets sel poivre et tu fais bouillir doucement.

Le choeur :

- Combien de temps? Combien de temps?

Herbe folle répond avec une négligence bien jouée :

- Il n'y a qu'à goûter, c'est tout.

Le choeur :

- Et après? Et après?

- De la crème pour lier...

Le choeur :

- Oh oui! Oh oui!

- ...avec des jaunes, puis...

Le choeur :

- Des poussins?

Rien à faire! Herbe folle ne se démonte pas :

- Non, des oeufs de poussin, bien sûr.

Rire général.

- Et pour finir, un jus de citron... et des croûtons. C'est délicieux!

Le choeur est muet d'admiration. Au bout d'un moment, Robur demande d'un ton gourmand à Déméter :

- Tu crois que c'est comme ça que ta mère...

Elle lui répond avec un air de grand mystère :

- Tu verras bien...

Simplette demande à Herbe folle :

- C'est avec tes champignons que tu as fait ça?

- Mes champignons?

- Oui, ceux du bois en haut du pré aux châtaigniers chez ta grand-tante?

- Ah oui! Oui, il y en a beaucoup là-bas. Et puis ils sont plus faciles à cueillir, la pente est moins forte.

Escargot a entendu; il fait le fier :

- C'est plus amusant sur une bonne pente! Evidemment vous les filles vous n'y arrivez pas!

- Qui est-ce qui a été obligé de te rattraper l'année dernière près de la clairière? ironise sa soeur.

Robur prend sa défense :

- La pente est impossible sur le grand mont; c'est déjà courageux d'avoir essayé.

Il ajoute d'un ton pénétré :

- Et puis il a réussi à attraper quelques cèpes!

- Bien, bien, commente Déméter avec un sourire amusé, mon frère est un héros!

Escargot néglige l'ironie et s'écrie en levant haut les bras :

- Je suis le héros de la montagne!

Nous rions tous de bon coeur. Simplette a même ajouté :

- C'est vrai, il faut se tenir aux arbres pour ne pas dévaler le grand mont, ce n'est pas facile.

Escargot en a rougi de plaisir.

Nous sommes dans une usine. Ici il n'y a pas de champignons. J'ai encore dans la bouche le goût de ceux d'hier. Robur aussi. Herbe folle m'a promis d'en refaire pour moi. "Tu m'en donneras un peu?" m'a demandé Robur. Nous avons bien ri. Nous sommes dans une usine. Mon père doit en rencontrer le directeur qui lui a proposé de me la faire visiter. "Il faut qu'il connaisse le monde d'aujourd'hui", a-t-il sentencieusement proféré. Va pour le monde d'aujourd'hui! Du reste, les champignons c'était hier, et les prés c'était même avant-hier. J'ai demandé à mon père si Robur pouvait venir. Mon père a trouvé l'idée excellente. "C'est un garçon intelligent, il verra des choses nouvelles pour lui qui pourront influer sur sa vie future." Robur a été très intéressé et m'a beaucoup remercié de lui avoir permis cette visite. "C'est un monde que je ne connais pas", a-t-il dit. "C'est ton monde", a-t-il ajouté pensivement. Puis il a encore ajouté, cette fois en riant gaiement : "Tu verras, je finirai par être un véritable homme de l'école!" Nous avons ri ensemble. Nous sommes dans une usine. Ici il n'y a pas de pré. J'ai encore dans le coeur le goût de ceux d'avant-hier.

La salle du laminoir est grande. Beaucoup plus grande qu'un pré où l'on peut mettre une demi-douzaine de vaches. Pourtant si Escargot faisait sa mesure géométrique, il trouverait une superficie trente fois plus grande pour le pré. Ici il n'y a pas d'arbre pour s'abriter, pas de bêtes vers lesquelles aller; tout est loin. Le vide paraît grand.

- Vous regardez le laminoir? Voulez-vous que je vous explique comment il fonctionne?

L'homme que le directeur a préposé à notre visite est fort aimable et cherche à nous intéresser au mieux à ce qui se fait dans l'usine. Il est le maître des objets qui se trouvent dans la salle où nous sommes. On sent que chaque objet est là pour... non, non, pas lui obéir, un objet n'obéit pas; non, il est là pour... non, comme... comme un outil pour que l'homme fasse ce qu'il a décidé de faire et qu'il serait incapable de faire sans cet outil. Un prolongement de la main. Dans la grande salle où nous sommes, il n'y a pas d'arbre, il n'y a pas de bêtes; l'homme est seul.

Dans le fond, le four parle fort; le feu danse dans le four une danse effrayante. Une sorte de grosse pierre - c'est du métal - vient vers nous, menaçante, d'une couleur qui hésite entre le rouge qui m'éblouit et le noir qui m'inquiète. Le laminoir gronde et se jette sur la pierre qui s'effondre en gémissant. Les objets ne connaissent pas la pitié; il n'y a plus de pierre, il ne reste qu'une grande feuille écrasée sauvagement par un lourd, gros et rond bourreau.

- Nous avons une plaque d'un millimètre, nous explique l'homme.

Il est satisfait; le résultat de son travail est là, devant lui; il pourra le donner à celui à qui il est nécessaire. Quand l'heure arrivera, il partira, sans craindre le coup de langue affectueux et humide d'une vache qui ne sera pas là.

Nous sommes dans le bureau du directeur. Mon père nous demande si nous avons vu des choses qui nous ont intéressés. Robur dit avoir été impressionné par la puissance des machines. "Je sais maintenant comment sont faites les tôles de mon tracteur", a-t-il ajouté. "Vous avez vu ce que l'homme est capable de faire s'il s'en donne la peine et s'il ne se décourage pas devant les difficultés", a déclaré le directeur. Mon père a tenu des propos flatteurs sur notre courage et sur notre travail. Le directeur nous a félicités. "Je pense que vous ferez de bonnes études. Ici, nous avons des gens de valeur. Peut-être viendrez-vous un jour vous joindre à nous", a-t-il conclu.

Au dîner, après le compte rendu, mon père et ma mère m'ont souhaité un bon avenir.

Les parents de Robur sont venus à ma rencontre me dire que je leur avais fait un très grand plaisir en emmenant hier leur fils visiter l'usine. "C'est vraiment bien qu'il ait pu voir une vie différente de celle qu'il connaît ici, à la ferme. Cela pourra lui servir plus tard pour mieux la diriger", a commenté le père. Après un moment, il a ajouté d'une voix plus basse : "Et s'il lui faut vivre à la ville, il aura plus de..." Il a cherché ses mots, n'a rien dit, puis m'a encore remercié.

Le soleil, un peu triste depuis quelque temps, nous fait signe d'au-dessus du mont, où se trouve notre clairière; son invitation nous décide. Herbe folle prépare rapidement le quatre-heures que nous aimons bien emporter avec nous. Nous partons sur la "pente impossible du grand mont", comme l'avait appelée Robur avant-hier. C'est vrai, la pente monte très vite, et je peux bientôt voir la tour carrée de la ferme, le ruisseau où nous avons pêché les écrevisses, le champ où se trouvaient les petites maisons de paille, tous les prés avoisinants d'Herbe folle, et la haie sur la colline dominant la source et la ferme de Déméter où nous avons cueilli des mûres.

La colline est au loin, il faudrait du temps pour aller cueillir les mûres, il faudrait du temps pour aller au ruisseau aux écrevisses, et pourtant tout est là, près de moi, tout proche de moi, sans que je ressente ce grand vide que je ressentais dans la salle où se trouvait le laminoir.

- Eh bien, elle n'est pas si dure que ça cette côte! s'exclame Herbe folle en entrant dans la clairière.

Robur rit doucement :

- Escargot a dû glisser l'année dernière; il fallait bien un peu aider le héros de la montagne!

- C'est vrai, il avait l'air passablement piteux! ponctue sa soeur.

J'interviens :

- Surtout que d'habitude il est très agile; il n'a vraiment pas eu de chance!

L'analyse terminée, nous nous installons confortablement sur l'herbe. Herbe folle me parle de la journée d'hier :

- Mon frère est très content de sa visite chez les hommes capables de se donner de la peine.

Robur s'écrie :

- Tu exagères! Il a seulement dit...

- Oui, oui! Mais il n'a pas dit!

Il y a un moment de flottement. Je finis par comprendre. Robur, emporté par son élan, proteste :

- Comment ça il n'a pas dit? Il a dit...

Herbe folle ne le laisse pas continuer :

- Il n'a pas dit que lorsqu'on n'est pas dans son usine, on a aussi le droit de vivre.

- Personne n'a parlé de ça!

- Non, personne...

- Eh bien, pourquoi en parles-tu?

Herbe folle répond d'un ton las :

- Sans doute pour rien. C'est vrai, j'ai le droit de vivre.

Robur ne dit rien. J'interviens :

- Le directeur a voulu dire qu'à l'usine aussi...

Elle a compris. Elle ne me laisse pas continuer non plus :

- Non, il n'a pas dit ça. Il sait fort bien que partout les hommes se donnent de la peine. Seulement pour lui, la peine n'a pas partout la même qualité.

Elle achève dans un sourire grimaçant :

- Et ça ne vaut pas la peine de se donner de la peine si ce n'est pas à l'usine.

Un temps, puis :

- A l'usine... ou ailleurs chez les hommes de l'école.

Robur ne dit toujours rien. Il paraît un peu triste. Sa soeur lui prend la main et lui fait un bon sourire :

- Ne te décourage pas. Les hommes de l'école sont très utiles, ils nous permettent de mieux vivre, je le sais... Je le sais. Mais...

Elle laisse longuement sa phrase en suspens, puis conclut d'une voix qui ne se presse pas :

- Mais c'est nous qui vivons.

Elle m'a regardé bien droit dans les yeux :

- Tu vis avec nous.

Dimanche. La Dégagée va mettre bas. Le père d'Herbe folle est venu me prendre après dîner pour m'emmener à la ferme. Personne ne dormira cette nuit; La Dégagée est une grande vache, et il est possible que ça ne se passe pas trop bien. Peu après minuit, on décide d'appeler le vétérinaire. Il arrive promptement et se dirige sans tarder vers l'étable. La Dégagée est couchée sur le côté; elle ne bouge pas, ne dit rien. Elle a tourné sa lourde tête vers le vétérinaire et le regarde longuement. Il a compris. "Elle a mal, la pauvre", dit-il doucement. Il s'est approché d'elle, l'a observée attentivement, puis lui a caressé le mufle. Le père demande si tout va bien. "Il faut la mettre debout", répond le vétérinaire avec calme. La Dégagée est maintenant debout. "Le veau devrait venir", me souffle Herbe folle. Le vétérinaire est toujours calme, ses gestes sont mesurés, précis. Le veau ne vient pas. Le vétérinaire a plongé le bras dans la bête. "Il va attraper le veau", me souffle de nouveau Herbe folle. Le vétérinaire a fermement pris appui sur le sol, et tire avec une force tranquille et sûre. Elle n'a pas gémi. Le veau sort, inerte. "Il n'est pas mort", me rassure Herbe folle. Le voilà sur ses pattes; il titube, glisse, tombe, se relève... et reste là tout tremblant. Le vétérinaire le nettoie avec de la paille propre tout en lui parlant d'une voix apaisante. La Dégagée a tourné la tête vers l'arrière, et regarde son petit.

Nous n'avons pas sommeil. Herbe folle a rassemblé quelques victuailles - des oeufs durs, des pommes, de la confiture et du pain - et nous sommes allés attendre l'aube dans la grange, enfouis dans le foin.

Nous restons quelque temps sans rien dire, à mordre dans nos pommes, et à écouter le concert des grenouilles qui donne vie au silence.

J'entends Herbe folle soupirer :

- Le vétérinaire s'est donné de la peine...

Les grenouilles se donnent-elles de la peine pour coasser? Et de la peine de quelle qualité?

- Le vétérinaire est un homme de l'école...

- Pourquoi dis-tu ça? demande Robur à sa soeur.

Elle paraît surprise :

- Pourquoi?...

Elle reste les yeux dans le vague sans répondre. Puis, après avoir pris une forte respiration :

- Il n'est pas de l'usine; et cependant il est un homme de l'école. Sa peine est donc de la même qualité qu'à l'usine. L'un a sorti une plaque d'un millimètre, l'autre a sorti un veau.

Elle prend un ton fortement teinté d'ironie :

- Chacun a sorti quelque chose, n'est-ce pas?

Nous ne disons rien. Elle continue :

- Et si je sors des carottes? Quelle sera la qualité?

Elle s'est arrêtée. Robur grogne :

- Sans carottes, comment feront-ils pour vivre?

J'achève :

- Sans carottes, pas de tracteur, pas de veau!

Nous restons en silence. Herbe folle se tourne vers moi :

- Tu m'as dit un jour : les hommes peuvent ne rien faire sans qu'on s'en doute.

- Je m'en souviens très bien. Tu as même dit : cela ne sert à rien de rester immobile à regarder ruminer les vaches.

Elle fait un sourire ironique :

- Et quelle en est la qualité?

Elle prend soudain un air absorbé, et prononce d'une voix grave :

- Cela aussi s'appelle vivre? On a aussi le droit de vivre ainsi?

Le coq vient nous prévenir que l'aube va se glisser dans le ciel; bientôt, des odeurs prometteuses viendront nous appeler de la cuisine.

Le déjeuner nous réconforte tous - la nuit n'a pas été de tout repos. Le pot-au-feu bien chaud nous fait penser que les nuits, elles, ne sont plus tout aussi chaudes qu'il y a quelque temps. Heureusement que le foin, dans la grange, nous avait protégés de leur fraîcheur.

Pendant que nous déjeunions, le jour a envahi le ciel; un jour faible, que le couvert uniformément gris cherche à éteindre. Nous avons décidé, avec le consentement de nos parents respectifs, de rester toute la journée ensemble. "Tu sais, a plaisanté Herbe folle, on ne pourra pas se reposer après cette nuit blanche, il y a plein de choses à faire!" J'ai renvoyé la balle : "C'est normal qu'une fille soit fatiguée après une nuit blanche; va faire dodo, ton frère et moi ferons ce qu'il y a à faire!" Le frère a pris un air gentiment moqueur. La soeur fait mine de bouder. Nous nous précipitons tous deux pour lui affirmer ne pas pouvoir nous passer d'elle. Elle consent avec magnanimité à venir avec nous. Nous rions bien fort tous les trois.

Nos sabots remplis de foin aux pieds, nous partons au labeur. Il y a vraiment de quoi faire. Les clôtures ne sont pas toutes en très bon état, et il vaut mieux les réparer avant l'arrivée de l'hiver qui pourrait être rude. Des murets ont perdu quelques pierres qui sont parties à l'aventure, et il nous faut les faire revenir chez elles.

La matinée se passe calmement. Les réparations se font petit à petit; un pieu à enfoncer, un autre à ajuster. Les pierres reviennent une à une sur les murets. Quelques ronces sont priées de ne pas trop nous égratigner et de rentrer chacune dans sa haie. L'ouvrage n'est pas grandiose; personne ne viendra l'admirer. Oui, je sais, une vache est venue donner un coup de langue à Herbe folle. Mais je ne pense pas que cela puisse faire un sujet d'étude en classe de littérature. Ça ne fait rien, un coup de langue donné par une vache de son pré peut donner plus de courage qu'un admirateur qui passe.

Au déjeuner de midi, les conversations sont animées. On parle du veau qui vient de naître; il se porte bien, la mère aussi, c'est heureux, car on avait été un peu inquiets - La Dégagée est une très bonne vache...

Après le déjeuné, nous retournons à nos travaux champêtres. Les clôtures sont enfin remises en état et les pierres sont remontées sur les murets. Les ronces, sans rancune, nous ont offert leurs belles baies noires; oui, oui, elles sont succulentes, et nous en faisons une bonne provision pour le quatre-heures.

Le quatre-heures qui approche. Il nous reste un peu de temps, et nous retournons paresseusement dans le foin. Non, nous ne restons pas silencieux, mais... est-ce parler que de parler de murets, de ronces, de prés, de veaux? est-ce parler que de parler de Déméter, d'Escargot, de Simplette? La conversation est tout aussi paresseuse que nous le sommes nous-mêmes; les mots sont épars, les phrases ont oublié de se construire, les silences complètent les pensées que nous échangeons. La note en classe serait fort mauvaise pour un texte de cette composition. Pourquoi alors ai-je aussi fortement le sentiment d'être si bien compris d'Herbe folle, de Robur, et de si bien les comprendre?

Déjeuner à la maison. Le sentiment n'est pas du tout le même. Des amis des parents sont là, qui reviennent d'un long voyage d'agrément - c'est son nom. Ils disent avoir eu beaucoup de plaisir - il est visible qu'ils le pensent. Et le plaisir ne dépendant que de ce qu'on pense...

Donc, ils ont été absents pendant longtemps. Qu'étaient devenues leurs bêtes pendant tout ce temps? Je plaisante, bien sûr; l'homme est un collègue de mon père, son travail n'a jamais faim, et il ne saurait avoir que des bêtes... d'agrément, qu'on peut mettre en pension - une pension n'est pas réservée aux seuls enfants, voyons!

Donc, ils ont été absents pendant longtemps. Qu'étaient devenus leurs amis pendant tout ce temps? Je plaisante, bien sûr; leurs amis n'ont jamais faim, et ils ne sauraient avoir que des amis... d'agrément, qu'on peut mettre sur un carnet d'adresses - un carnet d'adresses n'est pas réservé aux seuls clients, voyons!

Le récit de leur voyage m'emporte à leur suite. Je suis loin de chez moi, dans des pays inconnus emplis de choses inconnues. Qu'importent leurs bêtes et leurs amis; je vais découvrir des merveilles. J'ai lu des récits de voyages, déjà, qui m'ont donné le désir de connaître... là-bas! Mon professeur de géographie m'a emmené au loin, m'y a fait vivre; mais il n'a jamais pu s'y rendre lui-même, et son récit aussi venait de ses lectures, de découvertes qui n'étaient pas les siennes. Leurs merveilles, elles sont dans leurs yeux, ils ont vu! J'écoute.

Le paysage ne prend pas forme, je n'ai pas dû bien écouter. Ce n'est pas très facile d'écouter, le voyage s'interrompt souvent pour revenir dans ma petite ville où ils habitent eux-mêmes. Mais j'ai fini par m'apercevoir que je me trompais - ils étaient toujours en voyage; seulement ce qu'ils voyaient, ce qu'ils faisaient, était ce qu'ils auraient vu ou fait ici, dans notre petite ville.

Le paysage ne prend pas forme, j'ai pourtant bien écouté. Le récit parle d'un endroit où je ne trouve pas de place, pas de... je ne sais pas, je n'arrive pas à le reconnaître. Je vois confusément un ciel indéfini - si, il fait beau je crois - des terres où se trouvent certainement les merveilles que j'attends - "Ah, quelles belles vues, c'est inoubliable!" - mais sur lesquelles je ne distingue pas s'il y a du blé ou des vaches, des arbres magnifiques auxquels il ne manque que leur nom - "Ils sont très très grands, tu sais!" - arbres que je ne peux pas deviner, des rivières où je ne vois ni les vaguelettes toutes rondes qui trahissent les poissons, ni les éclaboussures qui sauvent les écrevisses - comment ai-je fait pour voir ces rivières dont personne n'a parlé? - des villes dans lesquelles il y a probablement des hommes - "Ah, quelle foule!" - et dont les maisons ne servent que de décor - "Si vous voyiez comme c'est beau!" - des océans où les navires voguent vers l'inconnu et disparaissent à l'infini de l'horizon - "Nous nous sommes bien baignés, l'eau était bonne!"

Et moi, que pourrais-je raconter de mes longs voyages? La route vers la ferme où l'on ne voit que le bonheur de retrouver Herbe folle et Robur? Les prés, qui paraissent si semblables les uns aux autres, et dont pourtant les vaches préfèrent l'herbe de l'un plutôt que l'herbe de l'autre? La source, au bord de laquelle les grands chênes écoutent nos conversations? Les haies, dont le chien noir mange les baies avec gourmandise? Le linge, que Déméter étend sur l'herbe pour que le soleil le caresse? Le chemin, qui va tranquillement chez Simplette, et sur lequel nous flânons, en écoutant criailler les oies sur notre passage? Le foin, qui sent si bon dans la grange? Ma petite ville, où j'achète des crayons de couleur chez le vieux marchand qui me connaît depuis toujours, où je rencontre mes camarades de classe dans ses rues familières, et où l'école m'attend bientôt? Ma maison, où je rêve dans la bibliothèque à ce que nous allons découvrir ensemble, Herbe folle, Robur et moi? Voyages lointains, si proches de moi et de ceux que j'aime. Comment les raconter à ceux qui ne sont jamais là?

La table de chêne est recouverte de musique. Mes parents ont beaucoup d'enregistrements, et il m'arrive d'en acheter moi-même. J'aime beaucoup le piano; Herbe folle l'aime bien aussi, mais préfère le violon. "Quel dommage que tu n'en joues pas, j'aurais joué avec toi!" m'a-t-elle dit un jour. Cela m'avait poussé à essayer, mais le succès n'était pas venu. "Ça ne fait rien, je n'aurais jamais pu jouer moi-même", m'a-t-elle consolé. Un autre jour, tout en parlant de musique : "Il y a tellement d'autres choses à faire, sans lesquelles..." elle n'avait pas achevé sa phrase, mais un sourire un peu triste était apparu à ses lèvres. Cela m'avait donné envie d'essayer à nouveau, mais elle m'en avait empêché : "Les oiseaux de la clairière n'ont jamais appris à chanter; ils chantent parce qu'ils le doivent. Toi aussi tu as des devoirs, et ces devoirs comptent plus dans ta vie." Elle avait remué les lèvres comme pour ajouter quelque chose.

Robur aussi aime bien la musique; il l'écoute avec attention, la même attention avec laquelle il écoute mugir ses vaches. Non, non, il écoute vraiment ce que lui disent ses vaches.

- La musique ne peut pas parler de ce qui n'existe pas.

Nous sommes surpris, Robur et moi, par la déclaration abrupte d'Herbe folle. Elle sourit de notre surprise et continue :

- Elle ne peut pas, puisqu'elle ne parle pas.

- Quand on chante, on dit des paroles, remarque son frère.

J'interviens :

- Les paroles ne sont pas la musique, on les ajoute si on veut.

- Tu m'as déjà dit toi-même à propos d'une sonate pour le seul piano que la musique te disait quels sentiments éprouvait l'auteur, remarque encore Robur.

- Eh bien, s'exclame Herbe folle, les sentiments existent!

- Oui, seulement tu prétends que la musique ne parle pas du tout, répond son frère.

- Elle ne parle pas, elle fait sentir.

Elle s'arrête un moment avant de reprendre :

- Je peux parler d'une planète qui n'existe pas en lui donnant un nom inventé.

Elle reste pensive, puis ajoute :

- Je ne connais pas de sentiments qui n'existent pas.

Nous ne disons rien.

- Dans la musique il n'y a que des sentiments.

Herbe folle a prononcé ces paroles avec une voix dure. Je lui demande :

- Les sentiments ne sont-ils pas importants?

- Si. Ils sont même tellement importants qu'on ne peut se contenter de les faire sentir sans rien ajouter.

Robur n'est pas convaincu :

- Si tu ajoutes... tu parleras.

- Quand tu sens que tes vaches manquent d'herbe tu ne parles pas, tu les changes de pré.

J'interviens :

- Tu veux dire qu'après avoir écouté une sonate, il faut faire quelque chose?

- Si tu as voulu faire croire à des sentiments, il faut...

Elle reste un instant comme suspendue à une pensée. Elle reprend d'une voix dure de nouveau :

- Il ne faut pas tromper les sentiments!

Robur s'inquiète :

- Quand j'écoute la musique, je ne pense pas à tout ça.

- Une vache demande en meuglant.

- Si elle demande, elle parle.

- Un tout petit enfant demande sans parler.

Leur dialogue m'a donné une idée :

- Une demande est donc un sentiment. Pourquoi parlons-nous, dans ce cas?

Personne ne trouve rien à répondre, y compris moi-même. Herbe folle finit par dire en hésitant :

- C'est vrai, les oiseaux se comprennent par leur chant; peut-être aussi...

Elle s'arrête brusquement, puis ajoute vivement :

- Oui, comme nous, avec des gestes!

Robur remarque :

- Nous avons besoin de plus de choses que les oiseaux.

J'ai une autre idée :

- Si les sentiments sont tellement importants, il faut d'abord les exprimer le mieux possible, avant que de faire quelque chose.

Herbe folle a compris :

- Et donc, tu dois faire des efforts pour jouer du piano! N'est-ce pas?

Je ne sais que répondre. Robur s'exclame :

- Et moi alors! Eh bien, je vais me mettre à composer de la musique!

Pourquoi pas? Je lui dis avec sérieux :

- Et pourquoi n'en serais-tu pas capable?

Il me lance en riant :

- Tu t'occuperas du tracteur, pendant ce temps!

Herbe folle est perplexe; elle lui répond à ma place :

- Tu vas bien à l'école. Tu vas à l'école pour apprendre quelque chose; il y a des écoles où l'on apprend la musique.

Comme nous restons interdits, elle ajoute :

- Il y a aussi des écoles où l'on apprend à dresser les chevaux; et même pas pour amuser les enfants.

Elle prend un temps, et achève :

- Je ne connais pas d'école où l'on vous dise ce qu'il faut sacrifier.

Un vent léger et bien chaud est venu soutenir le soleil qui s'attriste de plus en plus. En revenant de chez Grand-tante, que nous avons aidée à bouturer les cassis, nous nous sommes arrêtés chez Simplette. Elle est là, dans la basse-cour, se confondant avec ses poules. Elle nous lance un joyeux bonjour :

- Vous arrivez bien, j'ai presque fini, ce sac de maïs à ranger, et c'est tout!

Robur se précipite gaiement :

- Laisse, je vais le faire!

Simplette sourit avec gentillesse; elle est capable d'en porter deux, de ces sacs! Le... robuste athlète ayant achevé son ouvrage, nous grimpons sur le muret près du puits, où nous aimons bien nous asseoir. Les cochons ont entamé la conversation; il n'y a plus qu'à prendre la suite.

- Bientôt l'école... soupire Simplette d'un ton résigné.

Je tempère sa tristesse :

- Mais non, ce n'est pas bientôt; il reste encore beaucoup de temps.

Elle se force à sourire :

- Tu as raison.

Une petite respiration, et elle ajoute :

- Je suis si heureuse, ici.

Herbe folle lui a pris la main; elles se sont regardées, sans rien dire. Robur a baissé la tête. Je me sens gêné; ne suis-je pas un homme de l'école? Simplette a-t-elle senti ma gêne? Elle me fait un grand sourire, et me lance avec un air qu'elle veut rendre enjoué :

- Tu sais, c'est parce que je suis paresseuse. Je me suis souvenue qu'en classe on nous avait dit de lire un livre pendant l'été...

- Oh, c'est vrai! interrompt vivement Herbe folle, j'avais complètement oublié!

Elles se regardent toutes les deux, et partent d'un grand rire. J'attends que le calme soit revenu pour leur demander :

- Quel livre devez-vous lire?

On m'avait donné le même l'année dernière!

Simplette explique avec un peu d'hésitation :

- Le professeur nous a dit que ce livre montre ce qu'il faut faire pour arriver au bout de ce qu'on a commencé.

Oui, ça c'est vrai. Et bien entendu ce qui avait été commencé était quelque chose de bien! C'est évident, car sinon rien n'aurait été commencé! Je ne fais pas la remarque. Simplette continue :

- Quand je commence à donner du grain à mes poules, je sais ce qu'elles me diront si je m'arrête avant... le bout!

Herbe folle rit gaiement en secouant amicalement l'épaule de Simplette, et ajoute avec conviction :

- Quand mes canards plongent, ils ne reviennent jamais bredouilles!

Robur paraît dans une complète incompréhension :

- Il est stupide ce livre! grogne-t-il.

Il prend une grande respiration, et gronde entre ses dents :

- Si on ne termine pas ce qu'on avait commencé, c'est que c'était inutile de le terminer... et même de le commencer.

Il secoue la tête, et poursuit :

- On ne se met pas à arroser le potager quand le ciel est devenu sombre et que le vent s'est levé.

Je tente une défense du livre :

- L'auteur a voulu montrer un cas où le héros n'avait pas assez de volonté, alors que c'était important de terminer ce qu'il avait commencé.

Robur grogne encore :

- S'il laisse ses vaches crever cette fois-là, il aura plus de volonté la fois d'après!

- S'il a lu le livre auparavant...

Il m'interrompt sèchement :

- Très bien. Tu as raison. Par exemple aussi pour réparer mon tracteur, il faut que je lise un livre - ou que quelqu'un m'explique, c'est pareil. Et puis pour comprendre mon théorème de géométrie, et puis... et puis pour vivre... bien, comme il faut, pas vivre mal, comme il faut pas. Très bien.

Il s'arrête, comme s'il ne savait pas quoi dire d'autre. Nous attendons. Il reprend vivement :

- Très bien. Il y a beaucoup d'autres cas...

Il hésite :

- On ne peut pas tout lire...

Il hésite encore; un instant après, il retrouve une voix ferme :

- On ne lit pas seulement pour apprendre à faire quelque chose. Quand je lis une explication à propos de mon tracteur, j'apprends à le réparer. On n'apprend pas à réparer la volonté. Et si je dois apprendre la volonté dans un livre... je ne serai plus moi-même... non... c'est compliqué pour moi de dire clairement...

Il reste un moment sans parler, puis achève lentement :

- Si je dois apprendre la volonté dans un livre, c'est comme si je n'étais pas né.

Nous restons silencieux un bon moment. Simplette paraît désorientée. Elle demande à Robur :

- Les livres ne servent qu'à apprendre à faire quelque chose?

Il répond d'une voix mal assurée :

- Non, non, on apprend aussi... comment est fait le monde... les étoiles... de quoi est faite la terre...

Elle fait un sourire amusé :

- La terre est faite de terre.

Nous faisons tous un sourire amusé. Je me lance dans un commentaire :

- La terre n'est pas la même partout, les livres nous l'apprennent.

Herbe folle s'exclame :

- Oui, je me souviens, la géologie!

Simplette se souvient aussi :

- La géologie? Ah oui! Tu m'en as parlé; la terre n'est pas la même pour les vaches ou pour le blé.

Après avoir réfléchi elle demande :

- Sans les livres, on n'aurait jamais rien su?

Je reprends mon commentaire :

- Ce sont ceux qui ont trouvé qui ont écrit les livres.

Elle rit doucement, et glisse ironiquement :

- Moi aussi je pourrais écrire un livre sur les soins à donner aux poules?

- Et pourquoi pas? fulmine Robur, tu en sais sûrement plus qu'un livre!

Il secoue la tête et complète sur le même ton :

- Sinon, tes poules seraient déjà mortes!

Simplette reprend :

- En classe, c'est vrai, les livres nous apprennent tellement de choses... malheureusement, je n'arrive pas à me souvenir de tout.

- Oh, moi non plus! s'écrie Herbe folle en hochant la tête.

- Pourtant, tu as de meilleures notes que moi.

- Oui, mais je suis sûre que tu en aurais de meilleures si tu n'avais pas tout le temps peur de te tromper.

- Tu sais pourquoi j'ai peur de me tromper.

Robur est encore mécontent :

- Ce n'est pas de ta faute si on profite de tes erreurs pour te dire des méchancetés. Tu es trop gentille, c'est pour ça! Tout le monde sait que tu ne te plains jamais!

Simplette fait une petite moue triste :

- Je sais que je ne suis pas assez bonne pour aller à l'école. Les professeurs ne le savent-ils donc pas? Alors il ne fallait pas m'y envoyer, et si on m'y a envoyé quand même, il faut s'en contenter. Je ne peux pas faire mieux, et les professeurs le savent. Alors pourquoi me reprocher... Je fais ce que je peux, à l'école comme ici.

Elle se tait. Nous ne disons rien. Elle regarde sa basse-cour, longuement, puis achève :

- Qui est-ce que cela gêne, que je sois si heureuse ici?

Nous ne savons quoi dire. Les malheurs de Simplette nous sont bien connus... Herbe folle la prend dans ses bras et l'embrasse affectueusement.

- Tu sais, je préfère tes poules aux bonnes notes, lui dit-elle doucement.

Simplette lui fait un long sourire, puis baisse un peu la tête, et dit tout bas :

- Et si un jour on n'a plus besoin de mes poules...

La tristesse que Simplette avait ressentie hier ne nous a pas quittés tandis que nous arrivons chez Déméter et Escargot à qui nous devions apporter quelques livres. Le chien noir nous a regardés avec gentillesse sans rien dire; peut-être avait-il trouvé que nous venions... l'oreille basse.

Déméter et Escargot ont accouru vers nous tout contents de nous voir, mais eux aussi ont vu... "Que se passe-t-il?" a demandé avec inquiétude Déméter. "Vous avez des ennuis?" a renchéri Escargot. Nous leur faisons un pâle sourire destiné à les rassurer. Bien entendu, cela ne les rassure pas du tout, bien au contraire. Ils nous entraînent vers la source, et nous nous installons dans le pré, hors de l'ombre des chênes, pour profiter d'un soleil encore courageux.

Le récit de notre visite à Simplette n'est pas long. Escargot est troublé :

- Et si un jour on n'a plus besoin de nos vaches...

Déméter ne l'est pas moins :

- Et si un jour on n'a plus besoin de notre terre...

Herbe folle parachève le pessimisme général :

- Et si un jour on n'a plus besoin de nous...

Nous restons silencieux. Les vaches, près de nous, ruminent paisiblement; leur faut-il avoir confiance en nous? Je cherche à apaiser les esprits :

- On aura toujours besoin d'oeufs et de lait.

Je n'ai pas le sentiment d'avoir convaincu. Cependant Robur a retrouvé des forces :

- Les vaches sont là; les poules aussi. Et c'est sur la terre que nous sommes assis. Pour que tout cela ne disparaisse pas, il faut que nous ne soyons pas les premiers à vouloir partir.

Déméter aussi a repris du courage :

- Simplette ne quitte pas ses poules, ni nous nos bêtes.

Herbe folle déclare fermement :

- Nous pouvons vivre ainsi sans avoir besoin des hommes de l'école!

Robur est plus prudent :

- Il faudra se passer de bien des choses!

- Oui, tu as raison, réplique sa soeur, mais je crois que ce sont eux qui seront le plus gênés!

Elle ajoute au bout d'un moment :

- Oui, je sais, nous aussi; et nos parents sont très fatigués le soir.

Elle réfléchit, et ajoute encore, d'une voix basse :

- Pas de livres sur la table de chêne...

Robur reprend :

- Les vaches ne font que brouter, boire, ruminer et dormir. Pour elles, ce sont nous, les hommes de l'école. Elles n'ont pas de vélo, et parlent beaucoup moins que nous. Si nous sommes contents d'être ce que nous sommes et pas des vaches...

Escargot s'écrie :

- Je suis content d'être ce que je suis, mais je ne veux pas partir.

Sa soeur lui serre le bras :

- Personne ne nous chasse...

Il la coupe vivement :

- On nous chasse bien tous les jours pour aller à l'école.

- Tu exagères! En vacances tu ne vas pas à l'école!

Il ne cède pas à sa soeur :

- En vacances! Tu vois, il faut un mot spécial pour qu'on me donne le droit de... de vivre librement.

Il a un rire désabusé :

- Je suis plus occupé ici qu'à l'école. Je ne m'en vais pas à l'heure qu'on m'a désignée. La nuit, quand une vache fait son veau, je ne suis pas à l'école.

Il ponctue ses paroles par de grands gestes. Déméter veut le calmer :

- Tu fais des choses intéressantes en classe; tu es souvent content de ce que tu as appris.

Il répond d'une voix plus tranquille :

- C'est vrai. Et ici aussi j'apprends. J'entends souvent dire qu'ici nous faisons toujours la même chose. Alors en classe aussi! En classe il y a des matières différentes; ici il y a une bête à soigner, les foins à engranger, une barrière à réparer, le pot-au-feu à préparer, et puis... la source, les prés, les collines dans le ciel, le soleil, le vent, la pluie... et nous, tous ensemble.

Déjeuner avec les parents. Ils sont loin les désespoirs de Simplette et les révoltes d'Escargot. Loin, perdus, personne ne les écoutera. Je les entends encore, dans la grande et confortable salle à manger. Je les entends, comme une brume qui couvre ce que me dit mon père : "L'école est pour bientôt... Tu as bien travaillé pour préparer... Tu es bien conscient de ce qu'il faut... Il serait bon que tu lises des ouvrages spécialisés sur... L'avenir doit se préparer..."

La brume s'est déchirée; ma mère vient de me demander : "Pourquoi ne manges-tu pas? Tu n'as pas faim? Tu es peut-être fatigué par toutes ces promenades? Tu devrais rester un peu à la maison te reposer!"

Je mange. C'est très bon. La conversation reprend, agréable, sans danger. Pourquoi sans danger? C'est bête, cette pensée! La conversation reprend, sur le temps, les amis - les amis des parents, je veux dire - le travail de mon père, "que tu connaîtras mieux peu à peu", le repas, "Tu as trouvé bon...?" le client que mon père doit voir ces jours-ci, "Le dossier est très délicat à préparer." J'aime écouter mon père parler de son travail. Il en parle... en homme. Est-ce cela que je dois faire pour être un homme? Cela ou...

La brume est revenue. Mes parents sont passés au salon. Je vais dans ma chambre. Par la fenêtre, je vois notre grand jardin. De beaux vieux arbres, des fleurs à foison, le calme, le repos; pas de ronces ni même de framboisiers, pas de tomates grimpant vers le ciel, pas de courgettes ni de salades à récolter - c'est pourtant la saison. Demain il faudra semer les oignons blancs, m'a dit Herbe folle.

La brume s'est déchirée de nouveau. Un camarade de classe que j'attendais vient d'arriver. Il est tout content d'un jeu dont il est sorti vainqueur. Pourquoi ne me voit-on jamais? demande-t-il. "Les vaches peuvent se passer de toi!" s'exclame-t-il d'un ton moqueur. De moi, oui... Peut-on vaincre sans avoir d'adversaire? Est-ce une victoire que d'amener à la vie un veau qui aurait pu ne jamais la connaître? La conversation continue. Il me parle de ce qu'il fait; j'écoute. De quoi pourrais-je lui parler? J'ai déjà essayé, avec d'autres camarades... N'ai-je donc d'autre horizon que ma campagne? Pourtant, que d'aventures viennent se poser sur la table de chêne... Et même ces aventures, pourquoi n'ai-je pas le courage d'en parler? Non, pas le courage, l'envie. Mon camarade me parle de ce qu'il fait, comment lui parler de ce que je pense? Il me propose, comme d'autres camarades, de venir avec lui, avec eux, faire... Que me restera-t-il, après avoir fait ce qu'ils font? Et pourtant, moi aussi j'aime courir sans but dans le pré qui descend à la source. Pourquoi ne pas courir avec eux? Et ils ont même un but : gagner. Gagner... ça ne sert à rien sans doute. Et courir dans le pré de la source? Et marcher sur le chemin qui mène chez Simplette au lieu de s'y rendre rapidement par une bonne route? Et puis, ce n'est pas vrai que rien ne reste de ce qu'ils font; l'un fait de la peinture, l'autre... je ne sais plus, mais... Ah oui! Du piano! Alors que j'ai été moi-même incapable d'apprendre à en jouer! Alors, que me resterait-il après avoir fait ce que font ceux-là? Et que me restera-t-il de ma campagne? De la campagne d'Herbe folle? De la campagne que nous avons peur de ne plus revoir? La conversation continue; mais depuis un moment, la brume a recouvert ce que m'a dit mon camarade de classe.

Le soleil est monté aussi haut qu'il a pu pour que je ne l'oublie pas, et le vent chaud est revenu pour me pousser sur la route qui me mène à la ferme. Nous avons semé les oignons blancs; Robur est parti avec son père chez le fermier voisin reprendre la pièce de tracteur que nous lui avions portée. Herbe folle et moi allons nous asseoir près de la mare à côté des canards venus nous tenir compagnie. Nous restons silencieux; que dire de nos frayeurs, peut-être imaginées? Robur a raison : la terre est là, et nous ne sommes pas des vaches, nous pouvons agir, nous sommes des hommes. Nous pouvons agir pour qu'on ait besoin de nos poules, de nos vaches, de nous. De nous... comme chez mon père ou comme chez Herbe folle? S'il faut que je sois un homme, lequel dois-je être?

- Et pourquoi dois-je être un homme?

Herbe folle, surprise, me questionne du regard.

- Mon père m'a dit un jour : "Sois un homme!" Je n'ai pas su ce que cela voulait dire.

- Et maintenant?

- Je ne sais toujours pas. Peut-être faut-il que j'accepte ce qu'on me dit être bon, sans chercher à m'en assurer moi-même.

Herbe folle me répond pensivement :

- Alors, quand nous serons devenus des hommes, nous ne penserons plus par nous-mêmes?

Nous restons silencieux. Je prononce lentement :

- C'est tentant de ne pas penser...

Herbe folle me prend la main :

- Quand tu es avec moi, je n'ai pas peur de penser.

Elle ajoute d'une voix basse :

- Tu n'es pas toujours avec moi.

Nous restons silencieux. Je la prends par l'épaule et la serre contre moi :

- Quand je ne suis pas avec toi, c'est à toi que je pense.

 

F I N

 

 

 

Le pays d'Herbe folle
(carte de l'auteur)

 

 

 






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