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AUTOUR  DE  MOI,  LES  OISEAUX  CHANTAIENT.


Autour de moi, les oiseaux chantaient. A demi allongé dans mon confortable fauteuil en bois de cerisier, j'écrivais sur la première page de mon cahier tout neuf à belle couverture rouge, tout en grignotant de temps en temps les succulentes cerises qui pendaient, par groupes de deux ou de trois, à portée de ma main. Mon chat, ayant sauté avec souplesse du toit de la véranda sur le cerisier, était venu, tout curieux, voir ce que je pouvais bien écrire. "Voyons, devait-il penser, tu n'as pas de devoir à faire, c'est aujourd'hui le premier jour de tes vacances, alors, que fais-tu donc?"

- Eh bien, lui ai-je répondu, je viens de commencer mon journal!

- Ton journal?

- Oui! Je passe tout mon temps, en classe de littérature, à parler de la vie des auteurs, alors à présent que je peux écrire ce qui me plaît, j'ai décidé de parler de ma propre vie.

- Est-elle donc si intéressante?

- Comment puis-je le savoir? Si un jour quelqu'un lit mon journal, ce sera à lui d'en juger.

- Tu raconteras toute ta vie?

- Non; seulement ce qui viendra à moi sans que je m'en mêle.

Mon chat, manifestement convaincu par ma harangue, s'en alla dormir sur la branche voisine.

Bon! J'ai donc déjà écrit la première phrase. Relisons : "Ce matin, je me suis gavé de framboises, et à midi, je n'avais plus faim." Passionnant! Peu importe, c'est pour moi que j'écris. Un jour je relirai peut-être encore... ou quelqu'un d'autre, que sais-je? Ce ne sera pas d'un bien grand intérêt de savoir que je m'étais aujourd'hui gavé de framboises, et que je n'avais plus faim à midi. Si, pourtant. On apprendra que j'aime les framboises, que j'ai l'estomac solide, que mes parents sont gentils, car ils ne m'ont rien dit - sinon, je l'aurais évidemment rapporté! - que j'ai beaucoup de framboisiers dans mon jardin, que je n'hésite pas à faire ce qui me plaît - si cela n'a pas de conséquences graves, s'entend - que je suis assez fantaisiste pour transformer les cerisiers en fauteuils. Il y avait tout cela dans la petite phrase que j'avais écrite? Cela paraît invraisemblable, n'est-ce pas? Et pourtant, c'est bien ce qu'on nous demande en classe, dans nos rédactions : "Commentez la phrase suivante de l'auteur..." Conclusion, me voilà devenu auteur!

- Tu m'en donnes?

Deux petites jumelles et leur petite amie venaient d'entrer dans le jardin. Chose facile, la porte du jardin était toujours ouverte, et les enfants du voisinage venaient souvent s'amuser chez moi, jouer avec le chat, grappiller des cerises quand il y en avait, ou tout simplement s'asseoir sur la pelouse, parmi les massifs de fleurs dont ma mère prenait grand soin.

Je lance quelques cerises, et les voilà parties courir!...

- Tu viens avec moi?

La voisine, dont la maison fait face à la mienne, juste la rue à traverser. Elle est un peu plus grande que les petites, qui courent après le chat. Quatre ans de moins que moi, environ, elle a souvent des commissions à faire pour sa maman; et comme elle s'ennuie à marcher toute seule, elle vient m'attraper pour l'accompagner. Elle est très gentille, je l'aime bien. Elle ne parle pas beaucoup, elle est un peu triste, parfois, mais elle a très bon coeur.

Je saute de mon arbre, et nous voilà partis, laissant les petites, qui, s'étant maintenant emparées du chat, lui expliquaient patiemment... comment savoir?...

Mon petit bourg n'est pas très grand - Oh! Que me dirait mon professeur de littérature? - il faut environ une demi-heure pour le traverser. Nous cheminons sur un chemin - Oh! Encore! Je ne suis pas... encore un grand auteur... Donc, ce chemin n'est pas ordinaire; il découpe mon petit bourg en deux, allant droit devant lui, têtu, sans tenir compte de rien - "Vous n'avez qu'à vous en accommoder!" C'est un aqueduc, qui va très très loin; il était déjà là il y a plus de cinquante ans. Il est sous terre, passe près de chez moi, et le chemin marche dessus.

- J'ai de la couture à faire!

Ma petite voisine sait que j'aime bien la regarder coudre, et même, quelquefois, je l'aide un peu.

Nous avons rencontré deux ou trois camarades sur le chemin. Nous avons bavardé. Je connais beaucoup de garçons et de filles dans mon petit bourg. Je les aime bien. Je crois qu'ils m'aiment bien.

Assez écrit pour aujourd'hui!

C'est dimanche, jour du marché, où tout le monde se rencontre. Il fait grand beau temps en ce deuxième jour de juillet. Précisons, puisqu'il s'agit d'un journal, de l'an mil neuf cent cinquante. Oui, les chiffres s'écrivent en lettres, ainsi que l'a dit mon professeur de littérature. Ce n'est pas commode à lire, mais c'est plus joli, ou ça fait plus littéraire, je ne sais plus. Il y a des exceptions, bien sûr, il y en a toujours - et dans ce cas, à quoi ça sert de faire des règles? - à condition que ce ne soit pas l'élève qui les fasse, sinon cela devient une faute et une mauvaise note. Je n'ai jamais su qui fabriquait les exceptions. Et les lettres, pourquoi ne les écrirait-on pas en chiffres? Ce serait encore moins commode à lire, mais cela pourrait être plus amusant. Un élève nous alerterait : "55!" Eh bien, quoi? C'est le prof qui arrive! Non? Si! Faites le compte : seize et dix-huit et quinze et six, cela fait bien 55, non? "Vous n'êtes pas très clair, mon garçon; il faut donner des explications dans une bonne rédaction!" dira mon 55. C'est promis, 114!

En attendant, si je veux que mon journal soit bien tenu, je dois aussi préciser que l'école rouvrira ses portes le lundi deux octobre.

Bien, je me suis éloigné de mon sujet. Je parlais du marché du dimanche. Ce n'est pas si facile qu'on le pense d'écrire un journal. Je crois que le "on", ça doit être moi-même. Reprenons.

Les vendeurs sont contents de vendre. Les acheteurs regardent avec une légère défiance les sourires des vendeurs qui tendent la marchandise en annonçant le prix. Pourtant, les vendeurs ont bien dit aux acheteurs que la marchandise était la meilleure et le prix le plus bas. Bah! c'est la règle du jeu, avec, bien entendu, ses exceptions. Chacun pense à son intérêt, il n'y a rien à en dire. J'espère qu'à l'école il n'en va pas de même. Surtout que nous, les élèves, nous achetons chat en poche.

Rencontres avec les camarades. Plaisir d'être en vacances. Projets d'avenir... très proche. Que faisons-nous demain, ou après-demain?... L'espoir de bonnes vacances règne sans partage. L'ennui n'est pas encore là. Reviendra-t-il, ainsi que les années précédentes?

Les commissions sont faites. Je rentre avec ma mère. Peu de fruits, encore moins de légumes. Notre jardin y supplée. Une allée le sépare en deux. D'un côté, la pelouse et les massifs de fleurs; de l'autre, un potager aménagé par ma mère, et dans lequel on trouve tout ce qui existe de meilleur dans la nature; à mon goût, tout du moins. Comment pourrais-je croquer ailleurs les odorantes et juteuses carottes que je déterre moi-même et qu'il me suffit d'essuyer soigneusement de la main, afin de ne rien perdre de leurs saveurs? Et les petits pois, que je choisis de la grosseur qui me convient, et dont je suce les gousses tout humides avec délice? Et les salades, et les poireaux, le céleri, les endives, les tomates, les haricots verts...? Sans parler de l'ail, de l'oignon blanc, et de l'échalote qui brûle la bouche et que j'aime tant! Et les fruits, les fruits...? Un pommier aux pommes acides et craquantes, un petit poirier dont il faut, il est vrai, bien chercher les poires, mon fauteuil, pardon! mon cerisier, les fraises, et la rhubarbe, exquise en compote. Et un grand, grand cerisier, un deuxième cerisier. Quand je dis un cerisier, je devrais plutôt dire un champ de bataille! Comment cela, me batté-je donc avec les cerises? Expliquons, pour être clair dans cette bonne rédaction, ainsi que me l'a recommandé mon 55.

La bataille se livre de nuit, non pas avec les cerises, mais avec les oiseaux. Les cerises, elles, sont l'enjeu de la bataille. Que se passe-t-il donc? Une nuit, survient un sortilège; les cerises tout en haut de l'arbre deviennent des cerises à l'eau-de-vie! Les oiseaux, moins prévoyants que moi, sacrifient au sommeil; et moi, plus rusé qu'eux, je sacrifie au guet. Et, dès que je sens la merveilleuse odeur de ces cerises miraculeuses, je les cueille toutes! Vous verriez la tête des oiseaux lorsqu'ils se réveillent enfin, un peu avant l'aube! Eh oui, feintés! Cela m'est arrivé une fois de ne pas guetter; ce matin-là, ce sont les oiseaux qui ont vu ma tête, devant les noyaux qui se balançaient au bout des queues!

Déjeuner.

Mes parents parlent de choses et d'autres. Je parle de choses et d'autres. Le marché de tout à l'heure, les amis de tout à l'heure, le temps qu'il fait tout à l'heure. Le marché était bon, les amis de mes parents viendront vers quatre heures, il fait beau, il suffit de lever la tête - nous déjeunons dans le jardin - pour voir que le ciel est bleu. Oui, 114 le 55, ma bonne rédaction est très bonne, ce n'est pas ma faute cependant si "tout à l'heure" s'emploie aussi bien pour le passé que pour le futur, et même pour le présent. Etant donné tout le respect que je dois à mon 55, je ne puis me permettre d'ajouter : "Feinté!"

D'école ou de vacances, ainsi que cela est de rigueur chez les parents de mes camarades? non, nous n'en parlons pas. Les vacances, personne n'y prête une attention particulière; elles sont là, c'est tout. L'école? Mes parents m'en parlent très rarement. J'ai de bonnes notes, et cela les contente. Quelquefois, ils me demandent si tout va bien et si je n'ai pas besoin d'aide. Je réponds que tout va bien et que je n'ai pas besoin d'aide; et nous n'en parlons plus. J'ai toujours été étonné qu'il n'en fût pas de même chez mes camarades. Mais je ne leur ai jamais rien dit, de peur que cela leur fût désagréable.

L'après-midi, j'ai mis de l'ordre dans mes affaires de classe.

Ce matin, comme je le fais souvent, je suis allé chercher le lait à la ferme. La ferme se trouve dans le petit bourg même, mais lorsque j'y vais, le temps ne vient pas avec moi. Je suis loin, loin, dans le passé, sur cet étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche après avoir paressé entre un grand mur de fortes pierres et la ferme où je me rends. Derrière le mur, un château, auquel appartient la ferme. Non, les siècles ont passé, et la ferme n'appartient plus au château, désert la plupart du temps et qui va faire ses commissions au marché ou dans les boutiques du petit bourg.

Il n'en reste pas moins que j'aime beaucoup venir là, que le fermier est vraiment très gentil, et qu'il m'aime bien, à ce que je crois.

En entrant dans la ferme...

Serais-je soudainement revenu dans ces siècles passés dont je viens de parler? Une jeune paysanne, d'un an, peut-être, moins âgée que moi, vêtue d'une longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, s'est avancée vers moi :

- Bonjour, gentil damoiseau! me dit-elle d'une voix chantante, tout en me faisant un sourire accueillant.

Un peu surpris, je réponds un "Bonjour, gentille damoiselle!" incertain.

- Viens, je vais te verser le lait!

Elle ajoute, toujours souriante :

- Je remplis tout le pot?

Je réponds un "Oui, gentille damoiselle!" tout aussi incertain que le "Bonjour, gentille damoiselle!"

Le pot est rempli. Je donne une pièce. Damoiselle la regarde :

- De l'or, Damoiseau? Voici ta monnaie!

Damoiselle me tend des pièces d'argent.

- Merci à toi, Damoiselle!

Elle me fait un gai sourire :

- La traite est à six heures demain matin; je serai là!

Et elle s'en va d'un pas alerte.

Je repars avec mon pot au lait. Ma pièce était jaune, c'est vrai, mais elle n'était pas du tout en or, tout comme les siennes n'étaient pas en argent.

De retour chez moi, il ne me reste plus qu'à boire le lait, acheté à prix d'or.

- Tu n'as pas rapporté le pain?

La question étonnée de ma mère m'enlève à mon lait :

- J'y vais!

Sans plus attendre, je saute sur mon vélo.

- Tu avais oublié? observe fort justement ma mère à mon rapide retour.

J'avoue. Pas d'autres questions. Après tout, un oubli n'est pas une chose extraordinaire. Il ne me reste donc plus qu'à boire le lait, acheté à prix d'or.

Dans le courant de la matinée, un camarade de classe et son amie sont venus me voir. Mon camarade a sa maison derrière le petit mur qui longe mes framboisiers; son amie, quatre rues plus loin.

Ils parlent de choses et d'autres. Je parle de choses et d'autres. D'école ou de vacances, ainsi que cela est de rigueur chez mes camarades? oui, nous en parlons. L'école, nous n'y prêtons pas une attention particulière; elle n'est plus là, nous avons eu de bonnes notes, et cela nous contente. Les vacances? Nous en parlons très souvent. Pour dire que nous les attendons. Seulement, à présent, elles sont là.

- Tu écoutes?

Apparemment, non, je n'avais rien écouté. Je tente de me rattraper. Fort mal, car la conversation a changé. Nous parlons maintenant d'économie mondiale. Enfin, quand je dis nous, il me faudrait dire eux, car moi...

L'Economiste, s'adressant toujours à moi :

- Comment veux-tu vivre si tu ne sais pas combien tu récolteras de blé dans l'année?

- Encore faut-il savoir si le blé pousse là où tu vis! lui fait observer son amie, qui aime beaucoup la géologie.

- S'il en pousse peu, c'est d'autant plus important de savoir combien il en pousse!

L'Economiste ajoute avec un geste assuré :

- Et puis, s'il n'en pousse pas, il y a bien autre chose qui pousse!

La Géologue fait un signe dubitatif :

- Si le blé pousse mal, tu te contenteras de le constater; moi, dans ce cas, je dirai de changer de terrain.

J'ai l'habitude de leurs controverses. Je m'immisce :

- Et si tu ne trouves pas d'autre terrain, ça ne servira à rien de chercher; et toi, s'il n'y a pas de terrain, ça ne te servira à rien d'économiser!

- Comment ça, d'économiser?

L'épique joute se termine dans les rires!

Déjeuner dans le jardin. Mes parents sont de bonne humeur. Je suis de bonne humeur. Les bons légumes du potager embellissent la table. La conversation est sereine, sans toucher à rien de précis. Elle va d'un sujet à l'autre. C'est reposant, après les journées passées à l'école, où il ne faut jamais se laisser distraire. Correction : "où il ne faudrait". Un petit souffle d'air tempère la chaleur. Midi est passé; les oiseaux chantent d'une voix apaisée. Le cerisier attend d'agrémenter notre dessert. Le calme bruit de la vaisselle nous protège.

Après le déjeuner, je continue à mettre de l'ordre dans mes affaires de classe. Après le goûter, je mets en ordre mon vélo. Tout cela prend du temps, le temps que je veux prendre. Je n'ai rien à faire de particulier. Je suis en vacances. Tiens! Les deux petites jumelles et leur petite amie sont revenues. Mon chat les attendait-il? Le revoilà, lui aussi!

Dîner. Je me couche tôt. Je n'ai rien à faire de particulier. Je suis en vacances.

Quatre heures. Quatre heures? Oui, quatre heures du matin. Le soleil vient de se lever. Grand bien lui fasse! C'est lui qui m'a réveillé? C'est peu probable; il ne me réveille jamais. Bon, je me suis couché tôt; c'est peut-être pour ça. Enfin, ça n'a pas d'importance, je n'ai qu'à me rendormir. J'ai fait l'essai; ça n'a pas marché. Quatre heures et demie. Je ne dors toujours pas. Qu'est-ce que ça peut faire? Je n'ai rien à faire de particulier. Je suis en vacances. Cinq heures. Je me lève d'un bond. Je ne vais pas rester couché toute la journée, non? Je n'ai rien à faire. Ah tiens! si; je vais aller chercher le lait, cela fera plaisir à mes parents. Il est cinq heures? Qu'est-ce qu'elle a dit? "La traite est à six heures demain matin; je serai là!" Bon, il est encore trop tôt. Ah, mais il y a le pain! Le pain que j'ai oublié hier matin, je ne sais pourquoi. Bon, eh bien! je n'ai qu'à aller chercher le pain; le lait, j'irai ensuite, il sera bien environ six heures.

Cinq heures dix. J'ai sauté sur mon vélo, et je suis parti en trombe, sous les regards étonnés de mon chat, et de ma mère qui se lève tôt matin pour soigner ses fleurs et son potager.

"Un pain d'quat'!" crie le boulanger de sa grosse voix sonore, en tendant à sa pratique une belle grosse miche de quatre livres.

Je me contente de moins. "Un pain d'deux!" fait l'affaire. Et me voilà reparti.

- Tu n'as pas rapporté le lait?

La question étonnée de ma mère me prend un peu au dépourvu. Je réponds rapidement :

- Je ne voulais pas m'encombrer!

Ma mère me jette un coup d'oeil un peu surpris. Sans plus attendre, je ressaute sur mon vélo :

- J'y vais!

Et je repars en trombe, sous le regard étonné de mon chat, sans prendre le temps de répondre au : "Tu avais oublié?" que m'a lancé ma mère. Je crois qu'elle m'a suivi des yeux.

Cinq heures trente-cinq. Il faut deux minutes pour aller jusqu'à la ferme. Il est donc encore trop tôt. Je vais donc attendre. Mais... pourquoi n'attendrais-je pas à la ferme même? Ou bien, simplement, je peux déjà voir si la traite... Elle a dit six heures... Mais enfin, quel est cet embarras? J'y vais, c'est tout!

J'entre dans l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche après avoir paressé entre un grand mur de fortes pierres et la ferme où je me rends. La jeune paysanne, vêtue d'une longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, s'est avancée vers moi à petits pas sur le chemin.

- Bonjour, damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, tout en me faisant un sourire délicat.

- Bonjour, damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

- Viens! La Roussette a donné son lait; c'est toujours elle, la première.

Le lait versé et payé - en or, bien sûr! - je lui fais un gai sourire :

- La traite est à six heures demain matin; je serai là!

- A demain matin!

Et Damoiselle s'en va de son pas alerte.

Je repars avec mon pot au lait. De retour chez moi, il ne me reste plus qu'à boire le lait, acheté à prix d'or.

Le lait bu, le petit déjeuné terminé, je grimpe sur mon cerisier écrire mon journal. Mon chat, allongé sur une grosse branche à portée de patte, est de plus en plus intrigué :

- Eh bien, lui ai-je répondu, je poursuis mon journal!

- Tu as trouvé quelque chose d'intéressant à écrire?

- Je ne sais pas encore...

- Pourquoi n'attends-tu pas pour écrire, alors?

- Je ne sais pas; j'ai envie de le voir écrit.

Mon chat a secoué la tête :

- Les hommes sont curieux; moi, quand je vois du lait, je ne m'attarde pas à écrire.

Et, manifestant sa réprobation, il s'endormit sur sa grosse branche.

Après le déjeuné, ne trouvant rien à faire de précis, je me dis qu'une bonne promenade me distraira. Mais où aller? Je reste là, à hésiter.

- Tu viens avec moi?

Ma petite voisine a des commissions à faire pour sa maman. Voilà qui est parfait! cela me donne un but pour ma promenade.

En chemin, ma petite voisine a secoué ses boucles :

- Elle est amusante, la nièce du fermier!

Je me tourne vers elle, un peu étonné :

- Quel fermier?

Bouclette rit :

- Chez qui tu as été hier!

Je suis un moment sans rien dire. Les nouvelles vont vite! Bouclette poursuit :

- Elle a une belle robe!

Elle reste pensive :

- Elle l'a trouvée dans le grenier, dans une vieille malle.

Nous marchons en silence; Bouclette rêve sans doute à la belle robe. C'est vrai, la robe est belle.

- C'est la nièce du fermier?

Bouclette rit :

- Tu ne le savais pas?

Je fais un non indifférent de la tête.

- Elle est arrivée chez son oncle pour les vacances.

Je demande, un peu précipitamment :

- Pour toutes les vacances?

Bouclette rit encore :

- Oui; tu auras ton lait...

- Oh! je vais souvent...

- Oui, mais maintenant tu pourras y aller tous les jours... puisque tu es en vacances!

De retour chez moi, je cherche de nouveau quoi faire. Le piano! Je n'y ai pas touché depuis au moins quatre jours. Que voulez-vous? les vacances ne vous laissent pas beaucoup de loisirs! Je suis au piano; la musique emplit le temps...

Cinq heures. L'heure du réveil est déjà plus raisonnable. Si le soleil tient à se lever une heure avant, qu'il le fasse autant qu'il le veut! Moi, je ne suis pas pressé. Le pain d'deux, le lait... J'ai jusqu'à six heures; pourquoi vouliez-vous que je me pressasse?

Six heures moins dix; j'entre dans l'étroit et sinueux chemin. Damoiselle, vêtue de sa longue et large robe de toile bleue, s'avance vers moi à petits pas.

- Bonjour, damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, accompagnée de son sourire délicat.

- Bonjour, damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

Je m'informe :

- La Roussette a-t-elle déjà donné son lait?

- Si fait; tu peux venir le prendre.

Nous allons. Je lui demande :

- Messire ton oncle se porte bien?

- Fort bien; je te sais bon gré de t'inquiéter de lui.

En me servant le lait, Damoiselle me demande :

- Madame ta voisine se porte bien?

- Fort bien; je te sais bon gré de t'inquiéter d'elle.

Nous nous attrapons les yeux pendant un moment... et éclatons de rire!

- Dépêche-toi de rentrer nourrir tes parents! Le matin j'aide à la ferme, l'après-midi je suis plus tranquille.

- A tout à l'heure!

Et je m'en vais d'un pas alerte.

Le pas alerte, c'est plutôt un coup de pédale alerte. J'entre dans mon jardin.

- Tiens, tu n'as pas oublié le pain!

Ma mère n'ayant fait aucune allusion à un éventuel oubli de lait, la conclusion s'impose, Bouclette est passée par là!

La matinée se passe à lire, à faire quelques commissions pour ma mère - il faut bien que je nourrisse mes parents, que deviendraient-ils sans moi?

Les deux petites jumelles, leur petite amie, et deux autres petits enfants, deux garçons, beaucoup plus turbulents que les filles, ont envahi la pelouse. Le chat a résisté un bon moment, moi de même, et nous avons fini, lui et moi, par nous réfugier sur le cerisier.

J'écris mon journal. Mon chat suit avec attention la plume qui va et qui revient :

- Tu écris lentement aujourd'hui.

Je m'étonne :

- Tu es observateur! Je n'avais pas remarqué.

- Tu lèves sans arrêt la tête et tu regardes je ne sais où au lieu d'écrire.

- Je réfléchis avant d'écrire, comme me l'a appris mon professeur à l'école.

- Et ton professeur t'a-t-il aussi appris à réfléchir à autre chose qu'à ce que tu écris?

Comme je tardais à répondre, mon chat s'en fut dormir sur une branche voisine.

- Bonjour, mon garçon!

Le fermier, que je connais depuis toujours, s'affaire au milieu de la cour. Je lui donne le bonjour, et nous échangeons quelques propos banaux.

- Ma nièce est venue pour les vacances; j'en suis bien content, cela fait cinq ans qu'elle n'était pas venue.

Le fermier ajoute, en secouant la tête :

- J'espère qu'elle ne s'ennuiera pas ici.

Il laisse un temps :

- Tu l'as déjà vue hier...

Il réfléchit encore :

- Tu ne dois pas te souvenir d'elle.

- J'étais petit, et je ne venais pas souvent.

- Je pense que tu lui trouveras des camarades.

- Certainement.

Il secoue encore la tête :

- Je l'aime bien.

- Bonjour, damoiseau! me crie gaiement Damoiselle, qui vient d'entrer dans la cour.

- Ah, sourit l'oncle, cela lui plaît de jouer les fermières d'antan!

Je souris en retour :

- Cela me plaît aussi!

Et je lance un gai :

- Bonjour, damoiselle!

- Ah, toi aussi! Vous allez bien vous entendre, tous les deux! s'exclame, tout aussi gaiement, l'oncle.

- Il y a longtemps que tu fais du piano?

L'oncle était parti à ses occupations, et nous étions allés, Damoiselle et moi, sur l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche.

Cette fois-ci, je ne suis pas surpris par la question - Bouclette, toujours...

- Cela fait quatre ans.

- Tu as des auteurs préférés?

- Oui, Schumann, Mozart...

- Tu aimes Schumann?

- Oui...

- Moi aussi!

Elle poursuit, avec une grande vivacité :

- Je chante des airs de Schumann avec une amie; c'est ce qui m'a le plus ennuyée en venant ici!

Je ris :

- D'avoir chanté...?

- Mais non! De ne...

- ...pas pouvoir chanter ici!

Elle m'a regardé sans rien dire. C'était une question. Je réponds :

- Cela me fera plaisir de t'accompagner... mais je n'ai jamais...

Elle sourit, d'un sourire radieux :

- Ça ne fait rien, rien du tout! Oh, je suis bien heureuse!

- Je ne joue pas très bien...

- Je chante encore plus mal!

Nous rions... Damoiselle résout la question :

- Si ça ne va pas, tu chanteras, et je jouerai!

- Je ne chante pas très bien...

- Je joue encore plus mal!

Nous rions...

Nous avons marché un bon moment sur l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche. J'ai parlé de la vie ici, dans le petit bourg, de mes camarades, de Bouclette, bien entendu - elle nous a fait bien rire. Damoiselle m'a parlé de sa ville, de la vie là-bas, de ses camarades, de son amie avec qui elle chante...

- Tu me donnes des cerises?

Je lance quelques cerises, dont s'emparent prestement les deux petites jumelles, venues ce matin jouer avec mon chat.

- Ne bouge pas!

Un instant après...

- Ne bouge pas!

Que se passe-t-il? Eh bien! après s'être emparées des cerises, les deux petites jumelles se sont emparées du chat, et... le parent de bijoux. De bijoux? Parfaitement! Et plus précisément de boucles d'oreilles. De boucles d'oreilles? Parfaitement! Comment ça, de boucles d'oreilles? Eh bien, et les cerises donc! Les cerises? Parfaitement! Comment ça, les cerises? Bien sûr! Les cerises vont par deux ou trois, et les queues se rejoignent... sur l'oreille. Ah bon! Et que dit le chat? Rien. Ah bon! Il est content? Certainement. A peine libéré par les deux petites jumelles, le chat a vigoureusement secoué la tête, et les queues et les cerises se sont envolées de tous côtés. On raconte même - mais faut-il le croire? - qu'elles sont revenues se fixer sur le cerisier! Bah! Si c'est vrai, on ne le saura jamais, car j'ai dû leur faire un sort.

A propos - bien que cela n'ait absolument rien à voir avec le propos précédent - j'ai oublié de demander à Damoiselle si elle avait des partitions de Schumann. Elle non plus n'en a pas parlé, mais peut-être ne voulait-elle pas paraître s'imposer... Je lui demanderai demain, aujourd'hui elle est occupée avec son oncle et sa tante.

Après le déjeuné, je monte dans ma chambre. Un quart d'heure plus tard, ma mère frappe à ma porte :

- On demande si Monsieur n'est pas trop pris, et s'il peut recevoir!

J'ouvre de grands yeux :

- Qui...?

Mais ma mère est déjà partie, un petit sourire amusé aux lèvres. Je descends.

- Monsieur est visible?

Oh!... Ce sont l'Economiste et la Géologue, qui ont pris l'air modeste et respectueux de gens qui sont conscients de déranger un personnage important!

Je proteste :

- Vous avez fini de vous moquer de moi?

Chapeau bas - et il n'a même pas de chapeau! - l'Economiste me répond avec gravité :

- C'est que Monsieur est très pris par ses affaires depuis trois jours, et nous ne savions pas si le moment était bien propice pour solliciter une audience!

Là, sans hésiter, je lui flanque une bonne bourrade... et nous rions tous ensemble!

- On fait une petite promenade dans le bois? propose la Géologue.

Ma rue, bien qu'étant une rue beaucoup plus ordinaire que celle de Damoiselle, mène aussi dans le bois où va se perdre son chemin de terre étroit et sinueux. Et je peux donc aller chez elle par le bois au lieu de traverser le bourg.

- Nous ne sommes pas encore allés à la sablière, cette année, remarque l'Economiste; j'aime bien les courses de montées et de descentes que nous y faisons.

Je l'approuve :

- Oui, j'aime bien ça aussi; il est heureux que nous ayons notre bois; ailleurs, on ne peut pas le faire.

- Oh, personne d'autre n'y pense!

- Sans sable, ce n'est pas très commode, observe la Géologue.

- Ça se trouve, le sable! proteste l'Economiste.

- Oh oui! Surtout sur les terrains sableux!

- Attention, les enfants! s'écrie l'Economiste, cours de géologie!

J'avertis :

- Ecoutons bien 37 le 55! Sinon, nous allons nous ensabler!

- Etant donné que mes élèves, fort intelligents, ont réussi à voir qu'il y avait du sable dans la sablière, je pense que le cours est terminé! déclare la Géologue.

- Récréation! s'exclame l'Economiste.

Je renchéris :

- Et même, fin des cours pour la journée!

- Et même pour tout l'été!

Mais la Géologue ne nous lâche pas :

- En retenue! Vous constatez donc...

- ...que 37 le 55 nous prive de nos vacances bien méritées!

J'abonde dans le même sens :

- Nous nous révoltons!

- Silence! ordonne 37 le 55, sinon, vous reviendrez demain pour le même cours; vous constatez donc que la vie des hommes dépend des terres sur lesquelles ils vivent.

Terrorisés par la menace - plus forte que le coup, dit-on aux échecs - qui nous menaçait, nous avons écouté avec la plus grande attention.

- Elève Economiste, où trouve-t-on des sablières?

- Dans les cours de géologie, 37 le 55!

37 le 55 ne faiblit pas. Elle se tourne vers moi :

- J'ai constaté que tu assistais assidûment aux cours de géologie.

Je cherche le joint. Trouvé :

- Que veux-tu? Elle est si bonne, la terre qui pousse sur mon cerisier!

- Tu ne crois pas si bien dire. Si ton cerisier est si bon, c'est qu'il pousse sur du Bartonien supérieur, aussi appelé Ludien, autrement dit sur des marnes supragypseuses, et plus précisément des marnes blanchâtres à concrétions calcaires à Hélix.

- Là, tu me coupes l'appétit! Je vais me rabattre sur mes fraises, la terre est encore meilleure qui pousse sur mes fraisiers de l'autre côté du jardin.

- Tu ne crois pas si bien dire. Si tes fraises sont si bonnes, c'est qu'elles poussent sur du Bartonien inférieur, aussi appelé Marinésien, autrement dit sur du calcaire, et plus précisément sur une argile verte grasse très quartzeuse et fossilifère à la base.

- Dorénavant pour mon dessert, je me contenterai de gâteaux à la meringue molle!

- Tu ne crois pas si bien dire. Si tes gâteaux à la meringue molle sont si bons, c'est qu'ils sont faits avec les blancs d'oeuf des poules rousses de notre région, autrement dit les meilleures pondeuses du monde.

- Vingt minutes! s'exclame l'Economiste.

Nous le regardons sans comprendre. Il poursuit, très à l'aise :

- En marchant bien!

Il prend un temps, histoire de jouir pleinement de son effet :

- Et nous serons chez le pâtissier, le meilleur spécialiste des gâteaux à la meringue molle qu'on ait jamais vu dans l'univers!

En route!

Cinq heures et demie. Parti pour le pain d'deux et le lait! Six heures moins le quart, j'entre dans l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche. La jeune paysanne, vêtue d'une longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, s'est avancée vers moi à petits pas sur le chemin.

- Bonjour, damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, tout en me faisant un sourire délicat.

- Bonjour, damoiselle! Grand joie aurai-je chanter t'entendre!

- Accompagner mon air, plaisir veux-tu me faire?

- Clavicorde ai en ma demeure; veux-tu léans venir sur l'heure?

Nous rions.

- Cet après-midi, si tu veux; j'apporterai les partitions que j'ai!

Permission demandée à l'oncle et à la tante de Damoiselle. Permission accordée.

- Elle sera très contente; je crois qu'elle aime beaucoup la musique, confirme, s'il en était besoin, l'oncle.

- Ici, nous n'avons jamais eu de piano, constate, avec une petite gêne, la tante.

Je cherche à la mettre à l'aise :

- Oh, mon piano est très ordinaire!

J'ajoute aussitôt :

- Il est très vieux.

Je me garde bien de dire que je trouve les pianos anciens bien meilleurs que les nouveaux, mais au rapide coup d'oeil que m'a jeté Damoiselle, j'ai compris qu'elle était du même avis que moi.

Matinée passée à lire, faire des commissions pour ma mère, éviter de se prendre les pieds dans le chat, les deux petites jumelles et leur petite amie, qui se sont approprié la pelouse.

Déjeuner avec mes parents. J'annonce la venue de Damoiselle pour tout à l'heure. Mes parents paraissent fort contents. "Nous allons avoir un véritable récital!" a dit ma mère. Mon père, qui aime beaucoup la musique à condition que ça ne fasse pas de bruit, a hoché la tête sans rien dire. Du reste, il s'en va maintenant à ses affaires.

Deux heures. Je pars prendre Damoiselle, pour lui montrer le chemin.

Elle rit :

- Oh, je le connais très bien! On tourne à droite dans la grand rue, encore à droite, sixième rue à gauche au château d'eau, et c'est la huitième maison à gauche, face à Bouclette!

Je ris :

- Laquelle t'a renseignée!

Nous rions tous les deux.

- Un Boisselot!

Je la regarde, étonné :

- Tu connais?

- Oui, mon professeur de chant m'en a parlé; Liszt avait joué dessus.

- C'est vrai; oh, peut-être pas sur celui-ci!

- Sait-on jamais!

- Non, non, celui-ci est plus récent.

Damoiselle touche le piano :

- C'est la première fois que j'en entends un; quel beau son!

Elle joue quelques notes, un peu partout sur le piano :

- Il est beau partout; c'est rare!

Encore deux trois notes :

- C'est curieux que tu en aies un; on ne doit plus en trouver beaucoup.

- C'est une longue histoire...

Elle s'est arrêtée de jouer, et me regarde, attendant la suite. Je raconte :

- Il y a quatre ans, j'ai vécu presque un an à l'étranger avec mes parents. Ils connaissaient là-bas un pianiste de renommée internationale et célèbre professeur de piano, Anatol von Roessel. Un jour, j'ai tapoté quelques notes au hasard sur son piano. Il s'est approché, m'a écouté, et puis a dit à mes parents : "Ah! Il a un toucher tellement... J'aimerais lui donner des leçons!" C'est ainsi qu'il est devenu mon premier professeur de piano; il m'a tout appris. Ce fut une joie pour moi d'aller prendre mes leçons chez lui. Nous nous entendions parfaitement. J'ai su plus tard qu'il était le filleul et aussi l'élève de Franz Liszt.

- Et son piano était un Boisselot!

- Oui, tout comme celui de Liszt! Et non sans raison. Liszt connaissait la famille Boisselot dès l'âge de quinze ans, et il a toujours préféré jouer sur ces pianos. Il a été le parrain d'un des enfants Boisselot et a participé financièrement à l'entreprise.

- C'est extraordinaire! Tu es l'élève de l'élève de Liszt, et tu joues sur le piano de Liszt!

- Malheureusement, ça ne va pas plus loin; je ne joue ni comme Anatol von Roessel, ni comme Franz Liszt!

- Je pense que tu as bien profité des leçons que tu as reçues et que ton piano te plaît, et je pense aussi que tu ne joues pas comme eux, mais comme toi.

Elle s'est assise au piano, et chante tout bas, sans paroles, en s'accompagnant. Un air triste. Elle s'est interrompue.

- Ton chant pleure... Continue!

- Je préfère quand tu joueras avec moi.

Elle reste assise en parcourant les touches des yeux.

- Il y a longtemps que tu chantes?

- Cela fait cinq ans.

Elle se lève :

- Joue-moi!

Je joue un morceau simple et court de Schumann, une mélodie de printemps - l'opus 68 no 13 - l’un des premiers morceaux que m’avait fait jouer Anatol von Roessel.

- Tu fais fleurir les fleurs de mai quand tu joues!

Je rougis sous le compliment. Elle l'a vu :

- Ce n'est pas pour faire un compliment; c'est parce que je l'ai ressenti!... Joue encore!

- Chante!

Sans attendre, elle chante l'air que je viens de jouer.

- Tu l'as joué?

- Non, je t'ai entendu; je n'ai jamais joué de piano...

- Pourtant, tout à l'heure...

- Oh! je joue un peu pour m'accompagner; c'est plus commode pour apprendre à suivre le pianiste...

Je m'étonne :

- Tu dois suivre le pianiste?

- D'ordinaire, c'est lui qui me suit, mais dans ce cas j'ai l'impression de ne pas l'entendre.

- Il joue trop bas?

- Non, mais il joue, c'est tout!

Je souris avec ironie :

- Vous jouez dans le même endroit et le même jour, au moins?

- Parfois, je me le demande!

Elle me regarde attentivement pendant un long moment :

- Maintenant, je suis sûre que nous serons ensemble quand tu joueras et que je chanterai.

Au petit déjeuner, mes parents parlent de nos essais musicaux. Hier, ils n'en avaient pas eu l'occasion, j'étais retourné à la ferme, puis j'étais passé chez l'Economiste, qui doit venir avec la Géologue cet après-midi.

- Elle a une belle voix! apprécie ma mère.

- Elle a chanté? je ne l'ai pas entendue! s'étonne mon père.

- Elle est venue après le déjeuner; tu n'étais pas là.

- Ah, c'est vrai! Elle chante bien?

- Elle n'a pas vraiment chanté; seulement un peu, pour s'habituer au piano, je suppose.

- Il faudra que je l'entende; elle va revenir?

Et mon père ajoute :

- Tu es content de pouvoir faire de la musique avec du chant?

Ça, c'est évidemment adressé à moi; et mon père, rassuré - elle reviendra - s'en va à ses affaires.

Mon chat et moi, quant à nous, avons à faire sur le cerisier. Moi, j'écris. Lui, il regarde courir la plume :

- Pourquoi miaule-t-elle si tristement?

- C'est Schumann qui a écrit l'air, pas elle.

- Je ne connais pas ce Schumann.

- C'est parce que tu n'as pas vu la partition.

- Je ne sais pas lire, je ne sais qu'écouter; et c'est elle qui a choisi de miauler cet air.

Il regarde fixement une cerise; c'est sa manière de réfléchir :

- Elle est si gaie, quand elle est avec toi...

Je n'ai pas répondu, et il s'en est allé dormir sur une branche voisine.

- Oh, laisse ça!

Que se passe-t-il? Pris par ma conversation avec mon chat, j'en ai oublié que j'étais dans le jardin, dont le gazon disparaissait sous l'avalanche des envahisseurs. Il n'y avait pas seulement les deux petites jumelles et leur petite amie, mais au moins quatre ou cinq autres enfants. Quatre ou cinq, je ne sais pas; ils courent trop vite pour que je puisse les compter. Pourquoi donc tant de monde chez moi? Mon gazon est le plus vaste de toute la rue, voilà pourquoi!

Mais qui a crié si fort? C'est Bouclette! Et pour quelle raison? Eh bien, c'est elle la grande, c'est elle qui surveille! Elle était venue me proposer d'aller faire une commission pour sa maman, mais ce qu'elle a vu en entrant...

La petite amie des jumelles est en train d'avaler un ver de terre, un gros ver de terre tout rouge! Bouclette a fondu sur la toute petite fille, et extirpe le ver de sa bouche! La toute petite fille se défend avec acharnement, mais Bouclette est la plus forte. Pleurs de la toute petite fille, rires, cris des enfants!... Bouclette tance vertement la mangeuse de vers, mais celle-ci, à travers les sanglots, proteste avec véhémence :

- Ma poule en mange tous les jours! Elle gratte longtemps la terre pour les trouver! Elle est très contente quand elle en trouve! Ça a l'air bon! Pourquoi elle peut et moi je peux pas?

La mangeuse de vers s'arrête brusquement de pleurer, et, d'un ton décidé :

- J'en veux aussi!

Le ver ayant profité du brouhaha pour s'enfoncer au plus profond de la terre, l'affaire en reste là, et je m'en vais faire la commission avec Bouclette.

- Elle va venir chanter tous les jours?

Je ne sais trop quoi répondre :

- Je ne sais pas... elle aide beaucoup à la ferme...

- Elle chante bien!

Je suis surpris :

- Tu l'as entendue de chez toi?

- J'étais dans le jardin; j'avais quelque chose à demander à ta mère.

Je ne suis pas dupe :

- Tu peux venir quand tu veux.

- Oh, je ne veux pas vous déranger! Je préfère rester dehors; on entend très bien.

Ça, je m'en doute...

- Ce n'est pas la même chose que ce que tu joues, toi.

- Non, bien sûr, c'est pour deux...

- Tu n'as jamais joué avec quelqu'un?

- Non, jamais.

Je corrige :

- Seulement avec mon professeur.

Là-dessus, elle me parle du ver...

Après-midi.

- Bien mûres, tes framboises! me lance l'Economiste, la bouche pleine.

Il vient de passer, comme à l'accoutumée, par-dessus le petit mur du fond du jardin qui longe mes framboisiers, et qui sépare sa maison de la mienne. J'en fais autant lorsque je vais chez lui. C'est bien plus commode que de faire le tour par les rues. La Géologue est avec lui, qui mâchonne, elle aussi, de bon coeur.

- On fait une petite promenade dans le bois? propose la Géologue.

Elle aime bien se promener dans le bois. L'Economiste et moi, tout autant. Et nous allons donc souvent nous promener dans le bois.

- La cantatrice est venue hier, mais nous ne l'avons pas entendue! paraît regretter l'Economiste.

- Je suis bien sûre que Bouclette l'a entendue, sourit la Géologue.

Je fais un grand geste :

- Rien ne lui échappe!

- Ah, elle est cependant très gentille!

L'Economiste, tout comme je le suis moi-même, est entièrement de son avis.

La promenade se poursuit, une promenade calme, pendant laquelle nous ne parlons de rien de précis, en admirant le vert soutenu et luisant des grandes feuilles des châtaigniers qui peuplent le bois.

- Mes fraises sont bien venues cette année! se félicite la Géologue.

- Je ne les ai pas encore goûtées, note l'Economiste; elles ne doivent pas être venues depuis longtemps.

- Aussi bonnes, non.

Je propose de passer les goûter en revenant du bois. Encore un peu de flânerie. Les fraises sont... les bienvenues!

Dimanche. Jour du marché. Rencontres avec les camarades. Récits des aventures de la semaine passée. Récits des aventures de la semaine prochaine. Celles-ci sont beaucoup plus exaltantes que celles-là. Nous ferons ceci, nous ferons cela. Selon toute apparence, au cours de la semaine passée, ils n'ont fait ni ceci ni cela. Et la semaine prochaine, tiendra-t-elle ses promesses? Rien n'est moins sûr, si j'en juge par ce que j'ai toujours pu constater.

Tout ceci et tout cela ne concerne que les camarades dont je viens de parler. L'Economiste et la Géologue sont le plus souvent ensemble, et ils ont toujours quelque chose à faire. Quant à moi, pour la semaine qui s'est écoulée, voyez mon journal. Et je ne pense pas que la semaine qui vient sera plus oisive.

Tôt matin, j'étais passé prendre le lait. Damoiselle ne portait pas sa longue et large robe de toile bleue, mais une robe claire toute simple. "Je vais avec mes parents dans la famille pour la journée", m'avait-elle expliqué.

Mes parents ont des amis à déjeuner. Que vais-je écrire dans mon journal? C'est très curieux, mais j'ai l'impression de pouvoir écrire la même chose qu'hier, à propos de ma promenade dans le bois, pendant laquelle nous ne parlions de rien de précis. Ici, à table, c'est tout comme, rien de précis non plus. Et pourtant, alors, comment se fait-il que je ne ressente pas du tout la même chose? Evidemment, la conversation d'hier me concernait, celle-ci, pas le moins du monde. Mais je sens que ce n'est pas ça la raison. Alors, quoi?

Après le déjeuné, je suis monté chercher mon dessert sur le cerisier. Mon chat n'a pas attendu pour venir me rejoindre. Il avait bien mangé, et une petite sieste... Avant de s'endormir sur la branche voisine, il eut le temps de me dire, dans un long suave bâillement :

- Vous parliez pour être ensemble...

Et il s'endormit.

Damoiselle m'a laissé avant-hier quelques partitions. Je passe l'après-midi à les déchiffrer. Du Schumann, surtout. Je laisse pour l'instant les autres de côté. Cela ne paraît pas trop difficile. Je prends un des morceaux. Opus 48 no 10.

Oh!... Pas difficile, peut-être, mais les harmonies!... Il y a plus de modulations que de notes! Début, piano seul, sans histoires; un sol mineur léger, qui invite. Le chant. Sol mineur, rien de changé, tout va bien. Ah, une neuvième, un la, qui emmène loin, qui promet des merveilles! Descente cahotante en tierces mineures; qui aurait pu être simplement jolie, un peu fade, comme il est de coutume pour ces malheureuses tierces, qui chantent, mais ne disent rien, et qui, avant de se perdre dans un mi bémol dont on se demande ce qu'il fait là, prend son vol sur un fa dièse, une septième emplie de rêve... A condition, cependant, que le chanteur veuille bien la laisser vivre! Alors, ce mi bémol, déception? Schumann sourit, d'un sourire discret. Le mi bémol était un piège. Derrière lui, sol si bémol; nous les connaissons, ils étaient là au début. Mais le mi bémol a miraculeusement tout changé. Nous sommes en majeur, soyons forts!

Mais ne reparlons plus de la nouvelle descente en tierces mineures, du retour au sol mineur, inversé cette fois-ci, comme pour s'alanguir devant le chant, de l'autre septième enchanteresse...

Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps avec mes analyses harmoniques. Entre nous, je ne suis pas très sûr d'en être capable. Mais ne le répétez pas à mon chat, il pourrait... Trop tard! Il n'était qu'à moitié endormi, et m'avoua d'un ton attristé :

- Que veux-tu, tu n'es qu'un homme; nous autres, nous n'avons pas besoin d'analyses harmoniques, nous miaulons nos sentiments, et cela nous suffit!

Six heures moins le quart. La jeune paysanne, vêtue d'une longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, s'avance vers moi sur l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche.

- Bonjour, damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, tout en me faisant un sourire délicat.

- Bonjour, damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

- Est-ce le lait que tu viens quérir, damoiseau?

J'acquiesce :

- La Roussette a-t-elle déjà donné son lait?

- Si fait; tu peux venir le prendre.

Et nous allons chercher le lait, en riant de bon coeur!

- Tu es prise avec tes parents, aujourd'hui?

- Avec mes parents, non, me répond-elle d'un ton de voix qui annonce quelque chose d'important.

- Tu as des choses à faire?

- Oui, je dois accompagner au piano un chanteur qui a travaillé hier après-midi l'opus 48 no 10 de Schumann.

- Ah oui! Tu veux parler d'une chanteuse? Je la connais, elle habite tout près de chez moi; elle s'appelle Bouclette, je crois.

- Je ne lui ai pas demandé son nom; mais je suis ennuyée, je n'ai pas de piano.

- Qu'à cela ne tienne! Viens chez moi, j'ai un Boisselot!

- Oh, excellent piano! Mais j'ai un autre ennui; je ne sais pas jouer de piano!

- Qu'à cela ne tienne! Je jouerai à ta place.

- Ah, c'est très aimable de ta part! Alors, je te laisse accompagner Bouclette.

Je soupire :

- Moi aussi, j'ai un ennui! Bouclette est enrouée, et ne peut chanter aujourd'hui.

- Qu'à cela ne tienne! Je chanterai à sa place.

- Ah, c'est très aimable de ta part! Veux-tu venir cet après-midi?

- Volontiers, damoiseau!

- A tout à l'heure, damoiselle!

Quelques commissions à faire pour ma mère dans la matinée. En vélo, c'est plus commode qu'à pied, et ma mère n'aime pas aller à bicyclette, ainsi qu'elle dit. Et comme seul mon père conduit la voiture, c'est donc mon vélo qui prime.

Rencontré un camarade, le même qu'un de ceux du marché d'hier. Répétition, presque mot à mot, de ce qu'il a dit au marché. Je n'ai rien écouté et tout approuvé. Il est parti satisfait.

Un autre camarade me croise. Il est à vélo. Nous nous sommes fait des signes.

Pour cet après-midi musical, ma mère fait un gâteau. Elle me l'a dit ce matin, avant mon départ. Et j'ai oublié la levure de bière en prenant le pain d'deux. Je retourne donc à la boulangerie. J'y vais rarement dans la journée. En entrant, j'entends la grosse voix sonore du boulanger :

- Tu as oublié la levure?

Et il m'en donne un morceau. Il sait combien il m'en faut.

- Tu n'as pas fini tes commissions?

C'est Bouclette.

- Non, il me reste les ciseaux que j'ai donnés à repasser au rémouleur la semaine dernière.

- La semaine dernière! Il ne les a pas faits tout de suite?

- J'étais pressé; et ensuite, je n'ai plus pensé à aller les prendre.

- Moi, j'ai fini mes commissions; je viens avec toi!

Nous voilà partis. Le rémouleur est de l'autre côté du petit bourg. Pour y aller, nous prenons l'aqueduc.

- Elle vient chanter après le déjeuner!

Ce n'est pas une question. Je ne réponds donc rien.

- Elle me l'a dit ce matin.

- Tu veux dire que c'est toi qui le lui as demandé!

- C'était pour savoir si j'irais dans le jardin...

Je ris :

- Tu sais bien que tu peux venir quand tu veux!

Je n'ajoute pas qu'elle y est tout le temps, dans mon jardin. Et elle n'est pas la seule; mon chat en sait quelque chose...

Bouclette continue le rapport de ses investigations :

- Elle habite une ville au milieu d'un fleuve, dans une rue qui rentre dans un horloge.

- Un horloge?

- C'est comme ça qu'elle dit; je n'ai pas osé lui dire que c'était une faute.

- Tu as bien fait; mais comment sa rue peut-elle rentrer dans une horloge? Tu es sûre d'avoir bien entendu?

- Je crois que c'est un pont qui est au-dessus de la rue.

Curieux...

- Tu lui demanderas toi-même; moi, je n'ai pas bien compris.

Elle ajoute aussitôt :

- Tu me diras?

Je le lui promets.

- Tu sais, reprend-elle, la ville n'est pas vraiment au milieu d'un fleuve...

Quelle surprise...

- ...mais il passe dans la ville.

Je ne lui dis pas qu'il n'est pas le seul à passer dans une ville, et que d'ailleurs elle en connaît un pas loin de chez nous.

Les ciseaux pris chez le rémouleur, nous rentrons. Un dernier arrêt tout près de chez moi dans une petite épicerie, qui est en même temps un café. La mangeuse de vers de terre sort au même instant de la boutique, l'épicière lui lançant l'habituel et gentil : "Au revoir ma poule!" Mais la mangeuse de vers de terre se retourne, courroucée, et :

- Je ne suis plus une poule, Bouclette m'a défendu de manger les vers de terre!

Si-i si si la-a la... Attention... Oui, elle l'a écouté, mon fa dièse!... Et j'ai raté le mi bémol qui suivait!

Elle, entraînée par son élan, elle a chanté son sol. Elle s'est arrêtée, et rit :

- Tu avais peur pour ta septième?

Un peu gêné, je ris aussi, pour me donner une contenance. Elle fait un petit geste vers la partition, posée devant moi, sur le piano :

- Allez, on reprend au début du chant!

Je ne suis pas encore très sûr des dernières mesures, n'ayant travaillé qu'hier. Elle, de son côté, préfère répéter plusieurs fois un même passage, pour mieux s'accorder avec moi. Ce qui fait que nous n'allons, pour aujourd'hui, pas plus loin que la douzième mesure, là où les complications harmoniques recommencent; do mineur, septième diminuée - Ah, qu'elle est douce!... - tierces mineures... Mais j'ai promis de ne plus vous ennuyer avec mes analyses harmoniques.

Nous avons bien travaillé pour cet après-midi, Damoiselle et moi. Repos!

Des applaudissements se sont fait entendre dans le jardin. Nous mettons le nez à la fenêtre. Nous avions un public!

D'abord, les enfants qui courent après le chat. Bon, ceux-ci ne s'occupent que d'attraper celui-là, et celui-là ne s'occupe que de chercher à échapper à ceux-ci. Encore que celui-là est bien hypocrite; il lui suffirait de grimper sur le cerisier, s'il voulait vraiment...! Donc, les applaudissements ne viennent pas de là.

Alors, d'où viennent-ils? D'où? Mais de la pelouse, faisant office de parterre de salle de concert! Et qui est là? Eh bien, Bouclette, bien entendu, ma mère - mon père est à ses affaires - et... l'Economiste avec la Géologue, venus silencieusement par le mur du jardin! Nous saluons, ainsi qu'il est de rigueur.

Après les plaisirs artistiques, les plaisirs culinaires. Ma mère a fait un gros gâteau, et il y en a pour tout le monde!

Hier, avant de nous quitter, l'Economiste et la Géologue nous ont proposé, à Damoiselle et à moi, une grande promenade le long de l'aqueduc.

- L'aqueduc? s'est étonnée Damoiselle.

Je lui ai expliqué.

Le déjeuner terminé, nous nous retrouvons à la ferme. Je fais le cicerone :

- Prenons par la droite!

- Par la grand rue? me demande Damoiselle; je croyais que nous devions prendre l'aqueduc?

- Patience! L'aqueduc passe par le marché; c'est là que nous allons le chercher.

- Ah! Alors, je le connais; c'est le sentier qui file tout droit...

- C'est bien lui! Et quant à la grand rue, c'est une très très vieille route; elle était déjà là quand le bourg n'y était pas.

Nous traversons le bourg.

- Par endroits, on dirait que l'aqueduc a presque coupé les maisons en deux! observe Damoiselle.

- Tu n'as pas tout à fait tort, lui apprend l'Economiste; lorsqu'on l'a construit, on a enlevé des morceaux de maisons, et même, on en a démoli certaines.

- Pas très agréable pour ceux qui habitaient là!

Et Damoiselle tend le bras vers la sortie du bourg :

- Au moins, dans les champs, les maisons n'avaient rien à craindre.

Elle poursuit :

- Cet aqueduc est vraiment un chemin bien commode.

- Et comme il passe au beau milieu des champs, nous n'aurons pas besoin de prendre des routes, renchérit la Géologue.

- Je crois que ce sera une promenade très plaisante, j'aime beaucoup les champs; mais lorsque je vais avec mes parents en dehors de ma ville, je vois surtout des prés.

Je plaisante :

- Et vos vaches ont un horloge pour leur annoncer l'heure de la traite!

Damoiselle rit :

- Comme le dirait Bouclette!

Attrapé! Je ris aussi.

- Bouclette dit un horloge? demande l'Economiste, aussi surpris que son amie.

Je prends un air candide, et réponds aussitôt :

- Bouclette? Non, c'est Damoiselle. C'est comme ça qu'on dit dans sa ville.

Tous les deux, en choeur :

- Damoiselle?

Damoiselle me sourit :

- Parfaitement, Damoiseau!

Bon, tous les deux ont compris. La Géologue s'informe :

- Et pourquoi ces noms anciens?

Damoiselle raconte.

- Nous ne t'avons jamais vue dans ces habits! remarque l'Economiste.

- Vous avez vu cette petite maison? s'exclame-t-elle en guise de réponse.

Je réponds sans attendre :

- Ce sont des regards.

- Des regards?

La Géologue explique :

- Ces maisons servent à surveiller l'aqueduc.

Damoiselle acquiesce :

- Ah oui, à regarder! Personne ne doit y habiter, je pense; c'est trop petit.

- Et puis, il faudrait du monde; il y en a une tous les cinq cents pas, confirme l'Economiste.

Cela fait un bon moment que nous marchons sur l'aqueduc d'un regard à l'autre.

Damoiselle s'est arrêtée, et montre les champs d'un large geste :

- On parle souvent dans les poésies de blés blonds; je n'en avais jamais vu auparavant.

Elle ne bouge pas :

- Le blond n'est qu'une couleur; ici...

Elle s'interrompt un instant :

- Ils sont vraiment blonds; dorés, mais blonds, pâles, presque blancs... non, pas blancs, blonds!

Elle s'est approchée des blés, et laisse glisser sa main à demi fermée autour d'un épi :

- On a envie de les toucher, de les prendre, de les manger...

Les champs de blé s'étendaient jusqu'à l'horizon, où l'on apercevait les premières maisons du village voisin, bordant la colline boisée où se perd l'étroit et sinueux chemin de terre qui longe la ferme.

Damoiselle est toujours immobile :

- On dirait la nappe d'une immense table disposée pour un somptueux festin, parsemée de broderies de couleurs; rouges flamboyants des coquelicots, bleus tendres des bleuets, et ourlée de l'ivoire des grandes berces.

Elle a repris sa marche, lente. Un long moment de silence. Il n'est encore que deux heures, et le soleil de juillet brûle les blés prêts à être moissonnés.

- Tiens!

J'ai tendu des grains de blé à Damoiselle. Elle m'avait observé avec curiosité enlever l'épi, et le rouler vivement entre mes deux paumes, laissant s'envoler les légères balles afin de libérer les grains.

- Oh, que c'est bon! s'est-elle exclamée, la bouche pleine.

L'Economiste a, lui aussi, pris un épi :

- Tu as dit tout à l'heure qu'en dehors de ta ville, tu voyais surtout des prés...

- Bien sûr, dans le Crétacé...

L'Economiste se jette sur la Géologue :

- Non, non, non, non, pas de cours de géologie, nous sommes en juillet, pas en octobre!

Nous rions tous. La Géologue a pris un épi. Damoiselle, ayant visiblement appris à le préparer, m'en tend les grains :

- Tiens!

L'Economiste revient à la question qu'il voulait poser à Damoiselle :

- Tu préfères les prés aux champs?

- Je ne sais pas; je ne sors pas très souvent de ma ville, où j'ai beaucoup d'occupations...

Elle s'interrompt pour réfléchir :

- Les prés sont emplis d'une vie visible; et si les vaches n'y sont pas, ils les attendent.

Elle fait une pause :

- La vie, dans les champs, est plus secrète; elle ne se donne pas, il faut aller la prendre.

Cet après-midi, Schumann. Et ce matin, je retravaille ce que nous avons chanté avant-hier, Damoiselle et moi. Enfin, c'est elle qui a chanté, bien sûr, moi, je n'ai fait que jouer. Oui, jouer lorsqu'elle chante est facile, elle ne chante jamais en étant ailleurs. Oui, je sais, c'est curieux de dire ça, deux musiciens qui jouent ensemble un même morceau ne peuvent pas être ailleurs, chacun de son côté. Et pourtant...

Donc, je travaille. Pour cela, j'ai aussi appris la partie de chant. Il est très probable que tous les pianistes le font. Et pour le coup, je chante en m'accompagnant. C'est plus facile que d'accompagner un autre chanteur que soi-même. Mais je suis seul.

Alors, à quoi ça servirait d'écrire une partition particulière pour chaque interprète, si une seule personne interprète le morceau? Si un véritable artiste lit ceci, il rira sans doute; pour lui, il ne s'agira que des pensées confuses d'un débutant.

Mais lorsqu'on écoute un véritable artiste, peut-on aussi être un débutant? Peut-être, sans doute, puisque j'ai déjà, et très souvent, entendu dire qu'il faut apprendre à écouter, à apprécier la musique. Anatol von Roessel ne me l'a jamais dit.

Fin de matinée calme. Le jardin est silencieux; aujourd'hui, les enfants jouent ailleurs. Mon chat dort paisiblement sur le cerisier. Lui, c'est plutôt quand le soleil dort qu'il ne dort pas et va faire de longues promenades dans les alentours.

Une commission à faire pour ma mère. Je prends mon vélo. Un camarade près de la boutique où je vais. Nous bavardons. Il n'est pas pressé, je ne suis pas pressé. Nous n'avons, ni lui ni moi, rien à faire avant le déjeuner. Et bavarder passe le temps. Evidemment, c'est du temps perdu, puisque nous ne parlons pas pour autre chose que parler. Je n'en ressens pas de gêne, j'attends l'après-midi. Attend-il, lui aussi...? quelqu'un ou quelque chose? Je ne sais pas, nous n'en parlons pas. Pourquoi? Sans doute parce que chacun passera sa journée de son côté. C'est un bon camarade. Nous n'avons pas les mêmes occupations.

Déjeuner. Mes parents sont, bien sûr, plus proches de moi que mon camarade. J'ai plus d'occupations communes avec eux qu'avec lui. Je leur parle plus souvent qu'à lui. Cependant, est-ce que je leur parle vraiment de moi? Peut-être... Mais où se trouve ma vie?

Fin de déjeuner. Je reprends mon vélo. Ce n'est pas pour faire une autre commission pour ma mère. Non. De toute façon, les commissions se font plutôt le matin. Enfin, c'est vrai, pas toujours.

- C'est tout ce que tu as à écrire? Tu crois que ça mérite d'en faire un journal? me demande mon chat, de la branche adjacente, ainsi qu'on le dit en mathématiques, sur laquelle il est couché et d'où il m'observe.

- Et tu as bien besoin d'ajouter des mots savants, pour rallonger ton récit! Viens-en au fait! Pourquoi as-tu repris ton vélo?

- Oui, bon; je vais chercher Damoiselle pour notre séance de chant.

- Séance de chant! Oh, que c'est bien dit! Et pourquoi vas-tu la chercher? Tu as peur qu'elle se perde? Il me semble qu'elle est déjà venue ici, non?

- Va dormir!

Mon chat secoua la tête :

- J'y vais, j'y vais...

Moi aussi, j'y suis allé. Je veux dire, je suis allé chez Damoiselle, et non je suis allé dormir!

Elle chante, je joue. Nous recommençons l'air, encore et encore. Je le sais bien, maintenant. Tout au moins les douze mesures que nous avons déjà travaillées.

Nous ne parlons pas beaucoup, pendant notre chant, et j'ai pourtant l'impression que nous disons beaucoup de choses. Une intonation sur une note, légèrement changée d'une fois à l'autre, un soupir à peine rallongé, un enchaînement repris plusieurs fois de façon différente... Est-ce parce que nous ne savons comment faire? Je n'ai pas du tout ce sentiment. Non, il y a plusieurs vies dans cette musique, et nous les vivons l'une après l'autre.

Petit repos. Ma mère a préparé un bon goûter, que nous mangeons avec appétit.

Damoiselle est restée un moment pensive :

- Quand je fais de la musique dans ma ville, on me demande de chanter, de bien chanter. Ou plutôt, on attend de moi que je chante, que je chante bien...

Elle laisse passer un temps :

- Avec toi, j'ai le sentiment de parler avec toi, sans trop prêter attention aux... fautes d'orthographe.

Je souris :

- Oui, les fautes d'orthographe qu'on peut faire quand on lit un texte, pas quand on le parle.

- Oui, et quand nous parlons, l'auteur peut nous entendre...

- ...alors qu'il ne le peut pas si nous nous contentons de lire.

Un long silence. Damoiselle reprend :

- Tu crois que si nous lui parlons, il nous répondra?

- Si nous lui parlons à lui, et pas au musicien, je crois qu'il nous répondra.

Je déjeune rapidement. Je prends le train de midi cinquante-trois. Je vais passer l'après-midi chez un camarade de classe qui habite de l'autre côté de la ville où se trouve notre école. Ce n'est pas très loin; trois quarts d'heure de train environ, avec la correspondance. Je serai de retour à sept heures dix, à temps pour le dîner.

Le train a vite quitté la calme campagne où j'habite. Plus de champs, plus de blé - j'en aurais bien mangé dans mon wagon pour le dessert! Un quart d'heure plus tard, je suis dans la ville de mon école. Encore un peu de trajet et me voilà à la gare où m'attend mon camarade.

- Alors, ça va, la campagne? me lance-t-il.

Faut-il ajouter qu'il n'aime pas la campagne? D'ailleurs, je crois qu'il n'aime que l'endroit où il demeure. Lorsqu'il parle de la capitale, c'est encore pis. La capitale? Oui, car il habite dans la banlieue de ladite capitale. Laquelle lui rend la monnaie de sa pièce par son mépris absolu pour ladite banlieue.

Nous montons chez lui à pied; c'est à moins de dix minutes. Sa maison est sur une colline; assez haut. La colline n'est pas la première venue. Ou plutôt si, elle est venue la première. Pas elle, bien sûr, mais ses habitants, qui sont là depuis des millénaires. Je veux dire qui étaient là il y a des millénaires. Alors, pourquoi ai-je dit "sont"? Distraction? Non, ce n'est pas cela. Alors quoi? Eh bien, parce qu'ils sont toujours là, on peut les voir! Je plaisante? Non, pas du tout. Il suffit de voir les rues, leurs rues; pas celles qu'on a tracées depuis, à des époques plus récentes. Leurs rues sont des chemins, comme chez moi, qui suivent la nature, qui aident à monter au plus vite une pente sévère - les hommes étaient forts, dans ces temps-là - au lieu de tourner et tourner jusqu'à ce qu'on ne sache plus où on est, et qu'on ait besoin de consulter un plan... affiché en effet à cet effet. La colline est encore à ces hommes-là, mais si on ne regarde pas, on ne voit rien - oui, je sais, c'est évident; mais allez-y donc, vous ne trouverez pas ça si évident que ça!

Nous voilà donc dans les rues qui tournent. A droite, à gauche, on ne sait pas pourquoi. Oui, ça, je l'ai déjà dit. Des petites maisons disparates, loin l'une de l'autre, malgré leurs murs qui se touchent, l'un et l'autre. Un tournant. On n'est plus au même endroit. Il a dû être construit à une autre époque, cinquante ans plus tard. Ou plus tôt, allez savoir!

Quant aux boutiques, ici il n'y en a pas. Les boutiques sont dans un endroit à boutiques. Dans des rues à boutiques. C'est là, et nulle part ailleurs. La vie se range; là où il faut. Ailleurs, on fait autre chose. On rentre chez soi après son travail, on sort de chez soi pour y aller. Le blé ne pousse pas dans les rues.

Soudain, la voilà, cette rue toute droite, celle qui aide à monter au plus vite une pente sévère. Les maisons s'entassent autour de cette rue, elles sont comme celles de tout à l'heure, on ne peut pas plus les reconnaître. La rue toute droite les ignore, elle monte. Une grande maison, une très grande maison, très longue, six étages. C'est la maison de mon camarade. Sa maison! Mais quel autre mot voulez-vous que j'utilise? Quand je parle de ma maison, entre cerises et framboises, j'écris aussi maison. Que voulez-vous que j'écrive d'autre? Sa maison à lui est au premier étage entre la maison du voisin de droite, la maison du voisin de gauche, la maison du voisin du dessus, et la maison du voisin du dessous. J'oubliais! mais je crois que je l'ai fait exprès. Il faut remplacer le mot maison par le mot appartement, qui signifie à part. Quant à savoir comment on peut être à part tout en étant les uns sur les autres, ça...

Me voici chez mon camarade... dans son appartement. Ses deux petites soeurs me font fête, me posent plein de questions sur ce que je fais pendant les vacances, me racontent tout ce qu'elles ont fait pendant ces premiers jours de vacances - Comment ont-elles réussi à faire autant de choses!... - et finissent par s'enfuir jouer dehors avec leurs amis.

Dehors, c'est dans le grand jardin qui se trouve devant la maison. Beaucoup d'enfants y jouent. Ce ne doit pas être désagréable de se retrouver là avec ses amis, ou même tout simplement avec ses voisins. Le jardin est vaste, on peut y être nombreux. J'entends par la fenêtre ouverte les cris joyeux des enfants. Dans mon jardin, entre cerises et framboises, il y a une demi-douzaine d'enfants, mes amis, mon chat... maintenant, Damoiselle. A énumérer, cela se vaut, le nombre qui change n'est pas très important. Je ressens pourtant une différence. Voyons, essayons d'une litote. Mon chat ne se sentirait pas chez lui.

Tout en regardant les bruits du jardin - Pardon, 114 le 55, mais c'est bien ce que je suis en train de faire! - je réponds de mon mieux à la mère de mon camarade. Elle m'a accueilli avec un large sourire, elle m'aime bien. Elle est attentionnée, un peu timide. Elle admire beaucoup son fils, qui est un des meilleurs de la classe. Et le fils, lui, il est modeste, toujours de bonne humeur, jamais impatient. Tout le monde l'aime bien.

Me voici dans la chambre de Bonnehumeur. De sa fenêtre, la vue va loin, très loin. Plus loin que de chez moi, bien sûr, puisque je ne suis pas sur une colline. Mais cette vue me fait toujours penser, lorsque je suis ici, à la vue que je vois - Je promets de ne pas écrire ainsi dans un devoir, 114 le 55! - que je vois, donc, du sommet de la sablière qui se trouve en haut du bois, tout près de la ferme de Damoiselle, presque au bout de l'étroit et sinueux chemin de terre. Seulement un raidillon à monter, mais quel raidillon!

Revenons à nos deux vues. De la sablière, c'est simple, il n'y a rien à voir. Les champs de blé où j'étais avant-hier, et à franchement parler, peu d'autres choses. Un jour, il est venu, Bonnehumeur, il a regardé, et a continué - sans impatience, cela va de soi - à discourir, tout en s'enfonçant à nouveau dans le bois.

Et d'ici, de sa fenêtre? La capitale! Toute la capitale! De la sablière, il n'y avait que les champs de blé. Ici, il y a des maisons. Des maisons, des maisons, encore des maisons; des grandes, des petites, des longues, des larges, des hautes, des... Oui, 114 le 55, les énumérations ne doivent pas être trop fournies, je coupe là; et pourtant, je pourrais en rajouter, je n'aurais pas de mal... Ah, tant pis! je vais tout de même ajouter les monuments, oh combien de monuments! Et les maisons, on y vit, n'est-ce pas? Alors que dans les blés, à part manger un épi, n'est-ce pas?...

- Tes vacances sont déjà terminées? s'étonne mon chat.

Ce matin, allongé dans le fauteuil de mon cerisier, je lis un livre d'histoire :

- Ce n'est pas pour l'école, c'est pour moi.

- On ne t'apprend pas suffisamment de choses à l'école?

- Non, ce n'est pas cela; mais l'école ne peut pas m'apprendre tout ce qui existe dans le monde.

- Tu veux savoir plus de choses?

- Je veux comprendre les raisons pour lesquelles ces choses-là existent.

- Lorsque tu comprendras, qu'en feras-tu?

- Je n'en sais rien.

- Tu fais quelque chose sans savoir ce que tu en feras?

- Lorsque tu te réveilles, tu sais ce que tu en feras?

Mon chat a voulu commencer une réponse, mais s'est tu.

- Tu n'oses pas répondre : "J'irai manger, puis me promener, et c'est tout."

- Tu as raison; quelquefois, il me semble qu'il y a peut-être autre chose, mais cela s'éteint, et je m'endors.

Je suis retourné à mon livre d'histoire, et lui, il est resté là, sans bouger, les yeux grand ouverts.

Ma mère me demande si je peux faire quelques commissions. Oui, bien sûr! Je descends de mon cerisier. Mon chat a tourné la tête vers moi. Je lui ai fait un petit signe.

J'ai pris mon vélo, et je sors en roulant, comme j'en ai l'habitude, par la porte du jardin, toujours ouverte.

- Où vas-tu? me lance Bouclette, de sa fenêtre.

- Faire des commissions!

- J'en ai aussi à faire! Je peux venir avec toi?

- Bien sûr!

Nous voilà partis. Nous prenons par l'aqueduc. Comme il coupe le bourg en biais, il est presque toujours le chemin le plus court. Une boutique, une autre, rencontres, bavardages.

- Vous allez à la sablière? me demande Bouclette, sur le chemin du retour.

Tiens, coïncidence! J'y avais pensé hier chez Bonnehumeur.

- Oh, certainement!

- Tu veux qu'on y aille cet après-midi?

- Pourquoi pas?

- Tu veux que nous passions voir l'Economiste et la Géologue?

- Allons-y!

Je n'ajoute rien. Elle ne dit rien. Je ne dis rien. Elle dit :

- On pourrait passer chez Damoiselle, lui demander si elle veut venir avec nous!

- Si ça te fait plaisir!

Elle rit :

- Tu l'aimes bien!

- Je l'aime bien.

- Je l'aime bien aussi; elle est très gentille!

Et la voilà partie devant.

Damoiselle est en train d'aider à préparer le déjeuner.

- Tu viens avec nous à la sablière? lui demande Bouclette, à peine entrée.

- La sablière?

- Oui, nous allons faire la course!

- La course dans une sablière? Ce doit être amusant...

Damoiselle ajoute, en hochant la tête :

- Mais ça ne doit pas être facile de courir dans le sable!

- Oh, non! répond Bouclette, prenant un air entendu.

Et de poursuivre, de même :

- Il faut se jeter dans le vide, et descendre en courant, puis remonter de l'autre côté le plus vite possible, revenir, et enfin s'accrocher aux racines qui sortent pour arriver en haut!

Apparemment, Damoiselle a compris :

- Quand y allons-nous?

- Après le déjeuner!

- Entendu! Elle est loin, la sablière?

- Au bout de ton chemin!

- Ah! j'ai vu qu'il y avait une grande côte; c'est là?

- Oui, oui!

- Je voulais y aller me promener...

Damoiselle me regarde en riant :

- ...mais je n'ai pas eu le temps!

Nous rions tous.

La Géologue a dit que cela lui ferait très plaisir. Ce n'est vrai qu'à moitié; elle aime bien quand on est tous ensemble, mais pour ce qui est de se jeter dans le vide...

L'Economiste a accepté avec enthousiasme; il est très fort à cette course-là!

Déjeuner.

- Tu ne fais pas de piano, aujourd'hui? s'enquiert mon père, qui n'écoute jamais ce que je joue.

- Aujourd'hui nous allons à la sablière.

- Ah! et...

Il va chercher un morceau de pain dans le panier à pain posé sur la table. Chose faite. Il reprend :

- Et...

Un temps. Il réfléchit :

- Hier... Ah oui! tu étais chez... comment tu l'appelles déjà?...

- Bonnehumeur.

- Ah, oui! Bonnehumeur! Il est très bien, ce garçon!

A chaque fois qu'on parle de Bonnehumeur, c'est ce que dit mon père. Ma mère ne participe pas à cette analyse, mais je sais qu'elle aime bien mon camarade.

Le déjeuné terminé, mon père s'en va à ses affaires. Ma mère me parle un peu de tout, et me souhaite de bien m'amuser :

- Amuse-toi bien!

J'allais partir, elle me demande :

- Tu vas avec tes amis d'à côté?

D'habitude elle ne me pose pas ce genre de question. Je réponds, un peu distraitement :

- Oui, et puis Bouclette.

Ma mère paraît attendre. J'ajoute donc :

- Et puis Damoiselle.

Ma mère répète :

- Amuse-toi bien!

Et s'en va à la cuisine. Et moi, je m'en vais chercher Bouclette. Elle m'a déjà vu sortir, et elle est déjà là.

Nous passons prendre l'Economiste et la Géologue, et nous voilà réunis tous les cinq chez Damoiselle.

Nous parlons un peu de ceci et de cela avec son oncle et sa tante, et, le raidillon grimpé, nous sommes à la sablière.

Damoiselle s'est approchée du bord, n'a rien dit, a sauté, puis est remontée avec agilité par les grosses racines qui sortent, tout emmêlées, du mur de la sablière.

- Eh bien, tu n'as pas peur, toi! s'exclame avec admiration la Géologue.

- Oh, il n'y a pas de mérite; c'est du sable!

- Allez, on commence! coupe court l'Economiste.

- Je commence! s'écrie Bouclette.

Et, joignant le saut à la parole, au moment où l'Economiste donne le signe du départ, elle s'élance avec fougue.

La course n'est pas facile. Voici Bouclette, tombée sur le sable, en train de glisser sur une pente plus qu'abrupte. La pente diminue, Bouclette se met à courir le plus vite qu'elle peut, et saute, cette fois-ci en l'air, contre la paroi qui fait face, et sur laquelle il faut grimper à quatre pattes, tout en dérapant. Redescente, par bonds, remontée, toujours à quatre pattes, les racines, un bond, elle est arrivée!

- Tu n'as jamais été si vite! la félicite l'Economiste, après avoir regardé sa montre.

J'approuve.

Bouclette triomphe, le plus modestement qu'elle peut.

- Oh, que tu as bien couru! lui sourit Damoiselle.

Et là, Bouclette s'épanouit!...

Un instant plus tard, elle m'a poussé vers... la ligne de départ, et me crie :

- A toi!

J'y vais. Pas trop mal. Puis c'est le tour de la Géologue. Prudence avant tout. Le saut de départ se fait en deux temps. On court... plutôt en marchant. Quant à la remontée... Hé! pour une fois, elle s'en tire bien. On l'applaudit! L'Economiste a regardé sa montre... et n'a rien dit.

Damoiselle. La force n'est que celle d'une fille, bien sûr, mais quelle souplesse! On l'applaudit elle aussi, mais... pas pour les mêmes raisons. Elle est allée à peine moins vite que moi.

L'Economiste. D'habitude, tantôt c'est lui, tantôt c'est moi. Aujourd'hui, c'est moi. Mais de si peu!...

Six heures moins vingt; j'entre dans l'étroit et sinueux chemin. Damoiselle, vêtue de sa longue et large robe de toile bleue, s'avance vers moi à petits pas.

- Bonjour, damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, accompagnée de son sourire délicat.

- Bonjour, damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

Je m'informe :

- La Roussette a-t-elle déjà donné son lait?

- Si fait; tu peux venir le prendre.

Nous allons. Je lui demande :

- Veux-tu mêler ta voix à celle de mon Boisselot, en cette après-midi, damoiselle?

- Si ce sont tes doigts qui le font chanter, je serai là, damoiseau.

- A tout à l'heure, damoiselle!

- A tout à l'heure, damoiseau!

Le pain d'deux acheté, le petit déjeuné pris, les commissions faites, je remonte sur mon cerisier lire et écrire. Mon chat n'est pas avec moi, il est trop occupé à jouer avec les enfants, tout en leur affirmant qu'il ne veut pas jouer.

Il fait très chaud aujourd'hui, et j'ai mis un chapeau pour me protéger du soleil. Mais ce n'est pas un chapeau quelconque. Vous n'en trouverez pas un comme celui-ci chez un chapelier. Ni ailleurs, aucune boutique ne vous fournira un chapeau de cette sorte. Il n'y a qu'un seul endroit où on puisse le trouver. Jamais vous ne devinerez. C'est mon jardin. Comment, il pousse donc des chapeaux dans mon jardin? Parfaitement! Près de l'allée centrale, tout de suite à gauche quand on entre, à côté du cerisier aux cerises à l'eau-de-vie. Il est large, très couvrant, bien aéré cependant. Et frais lorsqu'on le pose sur sa tête. Bon, je vois que personne ne trouve. Allez, je vais vous aider; là, si vous ne trouvez pas! Le chapeau est vert, d'un beau vert vif. Non, toujours pas? Ah, il est pourtant beau, ce chapeau, on en mangerait! Si, si, on en mangerait! Voilà, vous savez tout!

- Tu ne peux pas leur dire que c'est une feuille de rhubarbe, au lieu de les ennuyer si longtemps? Tu crois vraiment que cela les intéresse?

C'est mon chat, venu silencieusement sur la branche voisine.

Bon, bon; eh bien voilà! C'est une feuille de rhubarbe!

Mon Boisselot confond sa voix avec celle de Damoiselle. Nous chantons la fin de l'opus 48 no 10 que j'ai travaillé hier au soir.

J'avais promis de ne plus vous ennuyer avec mes analyses harmoniques. Cependant, un événement imprévu a surgi. Schumann nous a souri, à Damoiselle et à moi. Nous l'avons vu tous les deux. Et nous avons su pourquoi il nous souriait. Nous venions de chanter les triples croches de la dix-septième mesure. Nous les avons chantées ainsi que Schumann les avait écrites, sans les transformer en rondes avec points d'orgue! Alors, je me sens contraint... d'analyser. Mais je le ferai brièvement, qu'on se rassure!

Trois neuvièmes - bon, ici, elles sont cachées sous des deuxièmes, mais qu'est-ce que ça change? Reprenons. Trois deuxièmes, la dernière plus courte, comme un homme qui court en se préparant à sauter, et qui, après avoir allongé son pas pour prendre son élan, s'envole sur cette dernière note. Et les triples croches, que font-elles là dedans? Les triples croches, ce sont elles, le vol, rapide, de cet homme. Le vol s'élève jusqu'à un do, plaintive sous-dominante, et, d'une tendre septième, retombe de plus en plus résigné sur la tonique de ce sol mineur douloureux.

Vous imaginez ce vol en rondes à points d'orgue, au ralenti? Quel casse-gueule!...

Combien de fois n'ai-je entendu le chanteur faire de ces triples croches un piédestal pour sa propre gloire? Combien de fois n'ai-je vu Schumann hocher tristement la tête, affligé de voir à quel point parler aux hommes ne servait parfois à rien, lorsque pour eux se mettre en valeur comptait beaucoup plus que transmettre les paroles d'un auteur.

Dimanche. Jour du marché, où tout le monde se rencontre. Il fait beau. La première quinzaine de juillet s'est achevée hier, nous sommes le seize. Je suis venu avec ma mère, l'aider à transporter les achats. Bouclette n'est pas loin, qui fouine à travers les étalages. L'Economiste et la Géologue bavardent avec des camarades. Damoiselle est avec moi; elle n'a pas encore vu le marché, et elle le compare avec curiosité à celui de sa ville :

- Le mien est évidemment beaucoup plus grand, mais c'est surtout le genre de marchandise qui n'est pas le même.

Je m'étonne :

- Je suppose que chez toi aussi, il y a des marchands de légumes, de fruits...

- Oui, ce sont les mêmes, mais...

Elle hésite :

- J'ai dit trop vite que c'étaient les mêmes...

Elle réfléchit :

- Chez moi, les marchands viennent d'ailleurs, ici...

Je ris :

- Je ne pense pas que les légumes poussent au milieu des grandes villes!

Elle renchérit sans rire :

- Les marchands non plus n'ont pas poussé dans ma ville.

- Tu veux dire que tu ne les connais pas?

- Oui; ce sont des inconnus qui passent proposer de la marchandise inconnue.

Je souris :

- Un poireau est malgré tout un poireau!

- Oui, mais il ne vient pas du jardin du voisin, si j'en juge par ce qui se dit de marchand à pratique.

- Tout ne vient pas des jardins du bourg.

- Je ne sais pas d'où vient le reste, mais ça ne doit pas venir de bien loin; tout le monde paraît se connaître, au marché.

Elle reste un moment sans rien dire :

- Dans ma ville, j'achète les oeufs chez le crémier; ici...

Elle rit :

- ...je les cueille sous ma poule!

Je ris aussi :

- Il faut les cueillir vite; si tu les laisses pousser...

- ...j'aurai des poussins!

Et nous rions, et nous rions...

- Bouton!... Bouton!...

Bouton?... Elle est revenue? Ah oui! je la vois. C'est Bouclette qui l'a appelée. J'informe Damoiselle :

- C'est Bouton.

- Et qui est Bouton?

- Notre accordéoniste!

- Vous avez un accordéoniste? Oh, c'est bien; j'aime beaucoup l'accordéon!

Je corrige :

- C'est une accordéoniste.

- Une? Tiens, c'est rare, les femmes qui jouent de l'accordéon!

- Ce n'est pas une femme, c'est une amie de Bouclette; elle a un an de plus qu'elle, je crois.

- Elle joue bien?

- Très bien; elle nous fait souvent danser.

Damoiselle sourit gaiement :

- Oh, j'aime bien danser! Tu aimes aussi?

J'hésite un peu :

- J'aime bien...

Mon ton de voix m'a trahi. Elle rit :

- Oui, tu n'aimes pas du tout!

Elle ajoute, d'une voix égale :

- Oh, tu sais, je ne danse pas très souvent!

Je ne suis pas dupe :

- Gentille damoiselle, me ferais-tu la grâce de me permettre de t'inscrire sur mon carnet pour la prochaine danse?

- J'en aurai grand plaisir, gentil damoiseau! Allons demander à Bouton de nous jouer une valse céans!

- Avec joie! Et la valse, c'est ce qu'elle joue le mieux!

Damoiselle fait un signe de tête de satisfaction :

- Ah, j'en suis fort aise!

Un instant après, elle me demande :

- Pourquoi Bouclette l'appelle-t-elle Bouton? C'est un nom curieux.

Je réfléchis :

- Elle voulait déjà jouer de l'accordéon lorsqu'elle était toute petite; elle l'avait entendu un jour chez des amis de ses parents, et quand elle y revenait, elle disait : "Je veux appuyer sur les boutons!"

Damoiselle sourit :

- Oh, c'est merveilleux! Et voilà pourquoi on l'a appelée Bouton!

- Parfaitement!

- Elle n'habite pas ici?

- Si, mais elle était partie pour quinze jours dans sa famille; elle habite la grand rue du bourg, presque en face du chemin qui vient de chez toi.

- Une maison toute perchée?

- Oui, c'est une petite colline qui borde la grand route; et la maison est sur la colline.

- On a l'impression qu'elle a été posée sur un mur.

- Et derrière le mur, c'est sa cave.

Bouclette et Bouton se sont approchées de nous.

- Bonjour Bouton! lance Damoiselle.

- Bonjour Damoiselle! lance Bouton.

Bouclette n'a pas perdu son temps!

Je m'enquiers :

- Il y a longtemps que tu es revenue?

- Hier soir.

- Tu nous feras danser bientôt, alors? intervient en souriant Damoiselle; j'aime beaucoup danser!

Bouton lui sourit en retour :

- Avec plaisir!

Elle ajoute aussitôt :

- Et toi, tu chanteras? Tu chantes très bien!

- Bouclette exagère; je ne chante pas si bien que ça!

Bouton rit gaiement, et, me désignant d'un petit geste :

- Et moi, je ne joue pas aussi bien qu'il te l'a dit!

Nous rions tous les quatre.

- Tu chantes des choses difficiles, reprend Bouton.

Damoiselle proteste :

- Je crois qu'il me serait aussi difficile de jouer ce que tu joues!

Bouton est devenue pensive :

- Oui, mais toi, tu chantes de la grande musique...

- Je chante comme je parle; je ne crois pas aux grandes paroles, mais aux sentiments.

- On ne chante pas toujours en parlant.

- Lorsqu'on parle, selon ce qu'on a à dire, on baisse la voix, on l'élève, on presse, on ralentit; c'est ce que je fais quand je chante, et c'est certainement ce que tu fais quand tu joues.

Bouton reste encore pensive un moment. Puis, vivement :

- Je serai contente de t'entendre chanter!

Elle me prend le bras :

- Je suis sûre qu'il joue bien avec toi!

Elle ajoute, avec un grand sourire :

- Il joue très bien!

Je bougonne, en me tournant vers Damoiselle :

- Oh oui, je joue très bien! Un jour j'ai essayé de jouer sur son accordéon; il en est sorti un mugissement de vache mécontente.

- Tu vois que tu sais faire entendre des sentiments! rit joyeusement Bouton.

Cinq heures et quart; j'entre dans l'étroit et sinueux chemin. Damoiselle, vêtue de sa longue et large robe de toile bleue, s'avance vers moi à petits pas.

- Il fait chaud, damoiselle!

- Il fait chaud, damoiseau!

- Nos amis nous proposent d'aller nous baigner!

- On ne saurait avoir une meilleure idée!

Damoiselle ajoute :

- Il y a une heure que je suis debout, le soleil venait seulement d'apparaître; tout le monde s'est levé tôt, ce matin, à ce que je vois.

- Oui, je n'étais pas encore vraiment réveillé, Bouclette et Bouton sont venues me tirer du lit; "Paresseux!" m'a crié Bouclette, "On va se baigner dans le petit étang au milieu de la forêt!" m'a déclaré Bouton d'un ton sans réplique.

- Je ne compte pas du tout répliquer, réplique avec assurance Damoiselle.

- Et je n'ai pas non plus répliqué!

J'ajoute :

- L'Economiste et la Géologue sont du voyage, nous leur avons demandé.

- Quand partons-nous?

- Après le petit déjeuner; rendez-vous chez toi.

- Nous restons longtemps, là-bas?

- Toute la journée.

- Avec un pique-nique? demande Damoiselle.

- Avec un pique-nique!

- Nous serons six, je vais faire griller deux poulets; ce sera prêt dans une heure.

- Splendide!

Nous voilà partis, nos vélos bourrés de victuailles!

Nous passons, par la route cette fois, à travers les blés que nous avons traversés mardi dernier en prenant l'aqueduc. Une grosse ferme, sur la gauche, adossée au bois où se trouve la sablière où nous courûmes vendredi. Un tout petit village. Une longue, longue côte. Au sommet, ce qui est aujourd'hui à peine un bourg, et qui était, dans le passé, un château dominant les plaines environnantes. Une bonne descente, qu'il faudra remonter au retour. Notons...

- Je te croyais seul; où sont les autres? me demande mon chat.

- C'est ainsi que s'expriment les grands auteurs...

- Il ne manquait plus que ça!...

Comme il n'ajoute rien après cette réflexion, fort peu intéressante du reste, je poursuis... nous poursuivons notre récit.

- Poursuivez, poursuivez...

Nous négligerons cette nouvelle réflexion de notre chat.

Où en étais-je? Ah oui! La descente. Mais c'est surtout de la remontée que je voulais parler. Il y a deux routes. L'une, qui monte faiblement, contourne le bourg; l'autre, à très forte pente, passe par le bourg. Je prends toujours cette dernière route, car je monte très bien...

- Il n'y a pas de quoi se vanter, puisque tu es plusieurs!

J'ai déjà dit que nous négligerions ce genre de réflexion de notre chat.

- Nous avons!

Qu'est-ce qu'il raconte encore, ce chat? Ah oui! Il a raison; nous, pas je.

- C'est heureux!

Et, sans doute fatigué par cette ultime réflexion, il s'en fut dormir sur la branche voisine.

Bien; pendant ce temps, nous roulons - tous les six, pas moi tout seul! - sur la route qui mène tranquillement - il n'y a plus de côtes - à notre petit étang au milieu de la forêt.

Le voici, niché dans un creux, entouré par les grands arbres qui se penchent affectueusement sur lui. Il n'est pas bien grand, le petit étang, bien moins grand qu'un étang voisin, qui a les faveurs des amateurs de nage. Mais nous, nous ne faisons que barboter, notre petit étang est tellement plus intime, caché sous les feuillages.

Nous nous sommes arrêtés au bord de la descente qui mène à l'étang. La Géologue explique :

- Les ruisseaux ont creusé le limon des plateaux, puis l'argile à meulière du Stampien supérieur...

- Est-il possible! s'exclame l'Economiste, comme s'il était soudain abasourdi par la révélation d'une découverte sans précédent.

Imperturbable, la Géologue continue :

- ...en suite de quoi les ruisseaux ont formé cet étang dans des colluvions alimentées par des argiles à meulière, elles-mêmes déposées sur un substrat de Stampien moyen composé de sables.

- Me voici pleinement rasséréné! avoue l'Economiste, encore tremblant de frayeur.

Et, se tournant vers nous :

- Nous pouvons y aller les enfants, ce n'est que du sable!

Nous rions gaiement, la Géologue, loin de se formaliser, faisant chorus.

Cependant, Damoiselle promène ses yeux sur l'eau qui frissonne doucement :

- On dirait que l'étang est venu d'une contrée lointaine se reposer dans ce creux après un long voyage.

Nous barbotons donc. Certes, on peut nager un peu, mais les fonds viennent vite racler les pieds. Bah, qu'importe!

Le soleil nous a vite séchés après la baignade, et nous voici à table. Les poulets sont grillés à point, et chacun ayant apporté quelque chose, nous ne manquons de rien. Et c'est bon, je vous l'assure!

Ce matin, je dois aller rendre un livre à un camarade de classe. ll habite un bourg à vingt minutes de vélo. Vingt minutes, c'est long! Alors, je décide de prendre l'autocar; c'est bien plus rapide, c'est bien plus confortable, c'est bien moins fatigant, et surtout, c'est bien plus amusant! Etonnant? Pas du tout, je vais vous expliquer.

L'autocar passe toutes les heures environ; il ne faut pas le rater. Je suis donc à pédale d'oeuvre cinq bonnes minutes avant qu'il ne soit là; ses horaires ne sont pas très précis, il faut quelquefois attendre les voyageurs arrivés en retard, et qui se pressent en faisant de grands signes au conducteur. Le conducteur les connaît, et attend. "Dépêchons, dépêchons!" fait-il mine de bougonner; un peu tardivement, cependant, car ils sont déjà à bord. L'autocar ne va pas bien loin; jusqu'à la ville où se trouve mon école, à une bonne demi-heure de vélo de chez moi. Une trentaine de passagers, lorsque toutes les places sont prises. La voiture n'est pas très grande, et il n'y a guère de place pour les éventuels bagages. Mais tout a été prévu. Derrière l'autocar, un panneau se rabat, qui fait plate-forme, et sur laquelle on peut poser les valises. Je crois que je n'ai jamais vu de valise, ou alors si rarement... Personne ne va très loin, ici; sinon, on prend plutôt le train.

L'autocar est parti. Je me suis assis, bien à l'aise, sur mon siège, et là, je n'ai pas trop d'efforts à faire, il ne me reste plus qu'à pédaler. A pédaler? Comment ça, à pédaler? Bien sûr, puisque je roule derrière l'autocar.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Tu viens de dire que tu étais assis, bien à l'aise, sur ton siège! miaule mon chat.

- Hé bien oui! Sur la selle de mon vélo!

- Tu te moques de moi!

- Absolument pas; je suis derrière l'autocar, sur la selle de mon vélo, qui me sert de siège.

- Si tu roules sur ton vélo, tu n'as pas besoin de l'autocar.

- C'est là que gît ton erreur!

- Tu essaies de t'en sortir par de grandes phrases.

- Point! Ecoute! J'ai parlé tout à l'heure d'une plate-forme à l'arrière de l'autocar...

- Tu te mets sur la plate-forme.

- Que nenni! Je la suis.

- J'ai compris; tu t'accroches à la plate-forme.

- Encore moins!

- Bien; je me donne ma langue!

- Voici! La plate-forme crée un remous d'air qui me pousse par derrière.

- Génial!

- Je ne te le fais pas miauler.

Mon chat réfléchit :

- Et l'autocar ne va pas trop vite?

- Si.

- Alors, il n'y a rien de fait!

- Et les arrêts?

Mon chat a maintenant tout compris :

- Si tu t'es laissé un peu distancer, tu rattrapes pendant qu'il fait monter ou descendre les voyageurs; c'est tout simple!

N'est-ce pas?

Vers deux heures, Damoiselle vient chanter. Le jardin est envahi, on ne s'entend pas même parler. Alors, chanter... Pourtant, comment se fait-il que nous n'entendions tous les deux, Damoiselle et moi, que Schumann? Parle-t-il plus fort que les autres? Oui, sans doute, bien qu'il parle de la voix triste du chant que nous répétons encore et encore.

Une pause. Les bruits sont soudain revenus.

- C'est la première fois que je chante aussi longtemps, autant de fois, le même morceau.

Damoiselle ajoute pensivement :

- Il ne fait que deux pages, mais pour moi, il n'a jamais de fin...

- Je n'ai pas joué, jusqu'à présent, avec quelqu'un d'autre, mais quand je joue seul...

J'hésite un instant :

- Je ne connais pas beaucoup de morceaux... c'est peut-être pour cela que je joue très souvent la même chose.

Damoiselle me sourit :

- C'est peut-être parce que tu joues très souvent la même chose que tu ne connais pas beaucoup de morceaux.

- Peut-être... Mes camarades me disent que c'est ennuyeux de jouer tout le temps la même chose; l'un d'eux m'a dit un jour, alors que je répétais plusieurs fois devant lui l'opus 82 no 7 de Schumann : "Je suis impatient d'entendre la suite!" Moi, je ne me lassais pas d'entendre l'oiseau chanter dans la forêt...

- Pour lui, l'oiseau n'était-il pas seulement de la musique?

Damoiselle poursuit, après un temps :

- De la belle musique?

- Et pour lui, la forêt n'était-elle pas une simple promenade?

Je poursuis, après un temps :

- Une belle promenade?

Nous restons un long moment sans rien dire. Mes doigts courent doucement sur le piano. Damoiselle me touche le bras :

- Joue-moi l'oiseau!

J'ai joué, j'ai rejoué; elle ne s'est pas lassée.

Aujourd'hui, Damoiselle est occupée avec son oncle et sa tante. Je passe ma matinée à écrire, à lire. Comme je l'ai déjà dit à mon chat, ce n'est pas pour l'école que je lis, c'est pour moi. Je veux parler du livre que je suis en train de lire, un livre d'école, de physique, et non d'un livre de distraction, qui serait l'équivalent d'une promenade, d'un bavardage avec des camarades sur des choses sans grande importance.

C'est donc pour moi que je lis mon livre de physique. Pour comprendre, ai-je dit à mon chat. Et sans savoir ce que je ferai de ce que j'aurai compris. Si j'arrive à comprendre, ce qui n'est pas certain du tout.

Mais doit-on vraiment comprendre? Peut-on vivre sans avoir jamais rien compris?

- Tu dors?

- Non, il ne dort pas; sinon il aurait lâché son livre.

C'est la Géologue qui vient de donner une réponse raisonnable à l'Economiste. Ils sont, comme toujours, passés par le mur du jardin.

Je souris :

- Je faisais de la philosophie.

- En tant que 55, ou en tant que simple 49? plaisante l'Economiste.

Tiens! Celui-là, je ne le connais pas. Je compte rapidement. Elève. Je réponds du ton banal de quelqu'un qui n'a aucune raison d'être surpris :

- Ni en tant que 55, ni en tant que 49; en tant que 32.

Recherche non moins rapide de mes amis.

J'ajoute :

- 32 savante.

Ça compte, ça compte...

- Ah, c'est bête! s'agace l'Economiste, qui ne trouve pas.

- Bête, bête savante! s'écrie la Géologue, qui vient d'avoir la révélation.

- Tu es imbattable sur... tous les terrains! plaisante de nouveau l'Economiste.

J'approuve le résultat du calcul.

- Il fallait dire, en tant que moi-même! me taquine l'Economiste.

Rires, bien entendu.

- Et sur quoi philosophais-tu? reprend plus sérieusement la Géologue.

- A quoi ça sert de comprendre les raisons pour lesquelles les choses existent, si on est une bête?

- Pourquoi une bête, pourquoi pas nous? me demande l'Economiste.

- Les bêtes paraissent savoir comment elles doivent vivre; à quoi leur servirait-il de comprendre les raisons de leur vie?

Je poursuis, après un temps :

- Si nous savions, nous aussi, comment vivre, nous ne chercherions sans doute pas à philosopher; du moins, certains d'entre nous.

Je prends encore un temps :

- Et si nous trouvons comment vivre, à part vivre, que ferons-nous?

Poursuivre la conversation du haut du cerisier n'est pas très commode. Dois-je aussi avouer que les cerises commencent à se faire rares! Je descends. Les enfants, sur le gazon, jouent à la maîtresse d'école.

L'Economiste les désigne d'un geste :

- Est-ce l'instinct des futurs hommes qu'ils seront qui les pousse à jouer à ce jeu?

- Cela se peut bien, approuve la Géologue; regardez leurs visages sérieux! ils ne jouent pas.

Les visages des enfants étaient en effet sérieux.

- C'est étonnant, renchérit l'Economiste, ils ne font pas de bruit, ils ne bavardent pas, ils ne cherchent pas à s'en aller; ce n'est pas à l'école qu'ils se tiennent de cette manière, d'après ce qu'on entend dire par les maîtresses d'école.

Il sourit :

- Et je crois aussi par les professeurs!

- Quand le cours est intéressant, nous ne bavardons pas non plus, note la Géologue.

- Un cours intéressant, c'est un cours où les élèves apprennent quelque chose qui les intéresse.

Je m'étonne :

- Qu'apprennent-ils donc ici? Pour apprendre, il faut qu'il y ait quelqu'un qui sache ce qu'ils ne savent pas.

- Et ici, les enfants sont aussi bien élève que maîtresse d'école, à tour de rôle, un jour l'un, un jour l'autre, observe l'Economiste.

- Ils ne peuvent donc rien apprendre.

- Apprendre ne suffit pas pour comprendre, intervient la Géologue.

- Alors, ils chercheraient à comprendre ce qu'ils n'apprennent pas? ironise l'Economiste.

- Apprendre à faire quelque chose sert à le faire.

- Tu parlais de savoir à quoi servait de comprendre, et non d'apprendre, m'objecte la Géologue.

- A bien faire ce qu'on fait, suppose l'Economiste.

J'insiste :

- Et lorsqu'on a bien fait, quelles sont les raisons pour lesquelles on considère que c'est bien fait?

- Et cela ramène à la première question que tu avais posée, constate la Géologue.

- Pourquoi parler de toutes ces choses, alors que nous ne voyons pas de conclusion? demande l'Economiste.

- Pourquoi les enfants jouent-ils à la maîtresse d'école, alors qu'ils n'apprennent rien? demande la Géologue.

Six heures moins vingt; j'entre dans l'étroit et sinueux chemin. Damoiselle, vêtue de sa longue et large robe de toile bleue, s'avance vers moi à petits pas.

- Bonjour, damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, accompagnée de son sourire délicat.

- Bonjour, damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

Je m'informe :

- La Roussette a-t-elle déjà donné son lait?

- Si fait; tu peux venir le prendre.

Nous allons. Je lui demande :

- Veux-tu que nous fassions tous les deux une longue promenade dans le bois, jusqu'au tout petit étang solitaire qui somnole au milieu d'une touffe d'arbres, de l'autre côté de la route mystérieuse dont on ne sait ni d'où elle vient, ni où elle va, damoiselle?

- J'en serai enchantée, damoiseau!

- Après le déjeuné, damoiselle?

- Après le déjeuné, damoiseau!

Matinée passée avec mon chat, à lire, à écrire sur le cerisier. Oui, lui, il lit ce que j'écris. Aujourd'hui, il n'a pas dû trouver grand chose de passionnant, car je n'ai pas entendu de commentaires. Après tout, la philosophie ne le passionne peut-être pas? Pourtant, j'avais parlé des bêtes. S'est-il senti concerné? Ce n'est pas sûr, lui, c'est un chat, et non une quelconque bête.

Ma mère s'affaire dans le potager. Je descends de mon cerisier pour l'aider un peu. Que faut-il faire? Repiquer les poireaux - ça, c'est important; qui pourrait jamais imaginer une soupe sans poireaux? Repiquer les laitues d'hiver - ça, c'est important; qui pourrait jamais imaginer un repas sans laitue? Semer les derniers haricots verts. Semer navets et épinards pour l'automne. Que de labeur! Et pour me récompenser de mon propre labeur, je me gave de petits pois, tout en suçant leurs gousses succulentes. Et puis tiens, une fraise pour finir!

Des commissions à faire avant le déjeuner. Bouclette m'a vu sortir, et m'appelle par la fenêtre :

- Tu vas faire les commissions?

- Oui; tu veux venir avec moi?

- Je descends!

Bouclette, comme cela lui arrive parfois, est un peu triste.

- Tu n'es pas très gaie, ce matin!

Elle me fait un tout petit sourire :

- Bouton est partie pour deux jours!

Elle poursuit, avec une petite moue :

- Je l'aime bien! On s'amuse bien ensemble!

Elle reprend, un instant après :

- Nous allons bientôt danser?

- Parles-en à Bouton...

- Nous en avons déjà parlé; elle veut quand tout le monde veut!

- Eh bien, parles-en à tout le monde!

Je n'ai pas ajouté : "Tu en as l'habitude!"

En partant, nous passons par l'épicerie qui fait le coin de la rue. L'épicière s'est souvenue de la mangeuse de vers de terre :

- Alors, la petite poule, elle ne mange plus de vers de terre? demande-t-elle en souriant à Bouclette.

- Oh! elle a boudé plusieurs jours, mais maintenant, elle a oublié; les enfants oublient vite!

Comme toujours, nous prenons l'aqueduc. Deux trois boutiques. Les commissions sont faites.

A peine ai-je passé la porte du jardin... une bonne odeur que je connais bien...

- Tu as fait de la confiture de fraises!

- Je viens seulement de la commencer, me calme ma mère; ce n'est pas tout de suite que tu vas la manger!

- Je ne bouge pas d'ici avant qu'elle soit prête!

- Je vais prévenir Damoiselle que tu ne vas plus te promener avec elle cet après-midi!

- Ce n'est pas la peine de la prévenir; j'avais oublié que la confiture de fraises est toujours meilleure le lendemain!

Après le déjeuner, je me suis rattrapé en mangeant des framboises - la confiture de framboises est déjà faite, je l'ai goûtée, elle est loin d'être mauvaise.

Deux heures. Nous avons tout notre temps pour notre promenade, le soleil se couche à sept heures quarante-sept. Le mois d'août s'approche - plus que douze jours, nous sommes le vingt - et le soleil se couchera de plus en plus tôt. "Quelle idée! Nous, on nous dit qu'il faut toujours nous coucher à la même heure!" proteste Damoiselle. Nous sortons de la ferme, elle et moi, par l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois... justement là où nous allons. A vrai dire, moi je connais très bien le bois, et Damoiselle n'a pas manqué de reconnaître le raidillon que nous grimpâmes vendredi dernier.

Le vert sombre des larges feuilles des châtaigniers nous cache du soleil, qui commence cependant à descendre peu à peu.

- On n'y prend jamais garde, et le soir surprend toujours, prononce doucement Damoiselle.

- Et on s'aperçoit qu'on a oublié de regarder le jour.

J'ajoute :

- C'est cela que tu veux dire?

- Oui.

Elle poursuit pensivement :

- Cela me rappelle un vers latin.

- Carpe diem?

- Oui.

Elle reste silencieuse un moment, puis, rêveusement :

- Quintus Horatius Flaccus, Oda.

De nouveau, un silence, puis lentement, comme lorsqu'on raconte un souvenir :

- Carpe diem, quam minimum credula postero.

- Oui; et chacun y va de sa traduction, moi, je n'en ai jamais trouvé une de bonne.

- J'avais trouvé celle-ci : "Saisis-toi du présent, sois le moins crédule possible en l'avenir."

Je reste un bon moment à réfléchir :

- Tu veux bien me la redire?

Elle la redit. Je reprends :

- Cela me plaît beaucoup; une question, cependant, faut-il refuser l'avenir?

- Je ne le crois pas; mais je pense que l'avenir, nous devons le faire, pas le subir.

Nous cheminons sans hâte à travers la forêt, sur des sentiers à peine visibles, sur des traces de bêtes; des taillis, des buissons, des ronces qu'il faut écarter avec attention pour ne pas s'égratigner. Et puis, le bois s'est ouvert, et nous laisse passer.

La route mystérieuse, dont on ne sait ni d'où elle vient, ni où elle va. Elle est devant nous. Damoiselle s'est arrêtée, et la regarde :

- Elle n'est pas d'ici...

Un long moment de silence. Elle reprend :

- Tu avais dit qu'on ne savait ni d'où elle venait, ni où elle allait; je crois même que je ne sais pas non plus où elle est.

Je ne dis rien. Elle poursuit :

- Lorsque je poserai le pied dessus, elle ne sera plus là; à la place, il y aura une autre route, une autre route dont tu pourras me dire d'où elle vient, et où elle va.

- Je ne l'ai connue que rarement, cette autre route; lorsque je me promène dans le bois, et que j'arrive ici, je la regarde, et je rentre à nouveau dans le bois.

Nous restons à regarder la route. Damoiselle me demande :

- Je n'ai pas vu d'auto; personne n'y passe jamais?

- Je n'ai jamais vu personne; mais je ne suis jamais resté longtemps à regarder.

- Et quand...

- ...j'allais sur... l'autre route? il m'est arrivé de voir une auto...

J'ajoute en souriant :

- Mais tu sais, il ne passe pas beaucoup de monde par ici; la grand route est ailleurs, un peu plus loin.

- Pourtant, même sans penser aux mystères, on a l'impression que c'est une route importante.

- Elle l'a été; il y a longtemps, très longtemps.

- Alors, c'est cette route-là que nous voyons; le passé laisse des traces.

Elle fait une courte pause :

- Il faut aimer regarder pour la voir.

Nous voici au tout petit étang solitaire qui somnole au milieu d'une touffe d'arbres. Le vent se repose. L'étang rêve. Tout est en paix. Nous sommes assis, l'un auprès de l'autre, sur le vieux banc...

Le matin, Damoiselle, le lait, le pain d'deux, le petit déjeuner, les enfants sur le gazon qui jouent à la maîtresse d'école, le cerisier, lire, écrire, le chat...

- Quoi, le chat? Qu'est-ce qu'il a fait?

- J'écris les évènements de la matinée, tu le sais bien.

- Tu appelles ça des évènements?

- Ils composent ma vie.

Mon chat réfléchit longtemps :

- C'est vrai, c'est le journal de ta vie.

Mon chat réfléchit encore :

- Tu as peur d'oublier ce qu'a été ta vie?

- Ce n'est pas ça; si un jour quelqu'un lit mon journal, il verra qu'une vie comme la mienne, et comme celle de ceux qui m'entourent, a existé.

- Et s'il trouve qu'il n'y a rien à voir dans ta vie?

- Lorsque Bonnehumeur, du haut de la sablière, regarde les blés, il ne se donne même pas la peine de dire qu'il n'y a rien à voir; oui, oui, c'est vrai, mais de ce blé, il se nourrit.

Mon chat resta un long moment sans rien dire. Puis, il me miaula doucement :

- Je ne viendrais pas à côté de toi sur le cerisier si je pensais qu'il n'y avait rien à voir dans ta vie; mais je ne suis qu'un chat, je ne sais pas écrire, ce n'est pas ma faute!

Je lui fis une caresse. Il alla s'allonger sur la branche voisine, et resta là longtemps, à regarder devant lui, sans dormir.

- Demain!... Tu veux?

Demain?... Je cherche pourquoi Bouclette m'a lancé ce demain. Devant mon étonnement, oh combien visible! elle se met à rire :

- Nous dansons! Tu as oublié?

Ah, c'est vrai!...

- Non, non, je n'ai pas oublié!

- J'ai demandé à l'Economiste, à la Géologue et à Damoiselle; ils sont tous d'accord!

Elle ajoute :

- Et j'ai mis la petite affiche habituelle; on dansera toute la nuit.

Je plaisante :

- Et tu as demandé à Bouton?

Un instant interloquée, elle se rattrape vite :

- Oui et elle m'a dit que c'est toi qui joueras!

- Que c'est moi qui jouerai? oui, au piano...

- Non, à l'accordéon!

- A l'accordéon?

- Oui, elle m'a dit qu'elle t'avait entendu une fois, et que c'était...

Elle n'a pas eu le temps d'achever, elle se protégeait de la cerise que je lui avais envoyée sur la tête. Et elle s'enfuit, courant et riant!

Un collègue de mon père et sa femme sont venus déjeuner. Et ensuite, mon père restera travailler quelques heures avec son collègue. Une étude à mettre au point, je crois, ou à rédiger. Pas question pour les enfants de venir jouer sur la pelouse. Pas question pour moi de faire du piano, et encore moins avec Damoiselle. Pensez donc, à deux, c'est encore pire qu'à un! Seul le chat aurait eu la permission de demeurer, mais il préfère de loin aller ailleurs; jouer avec les enfants dans un autre jardin, par exemple. De plus, s'il restait, je pense que ce ne serait qu'à la condition expresse de dormir. Et encore, c'est parce que le collègue de mon père sait, comme tout un chacun, que les chats ne rêvent pas à voix haute. Parce que sinon!... Quant à ma mère et à la femme du collègue, elles seront au fond du jardin; ainsi le collègue de mon père ne pourra les entendre. Et tout à l'heure, alors que la chaleur est étouffante, le collègue de mon père lui dira, d'un ton excédé : "Pourriez-vous fermer la fenêtre, on ne peut pas travailler avec tout ce vacarme!" Le vacarme, ce sont les oiseaux qui chantent dans le jardin.

A part cela, le déjeuner se passe bien. Mon père et son collègue ne disent pas un mot, et ne s'occupent que de leur assiette. Ma mère écoute la femme du collègue. La femme du collègue parle.

Le collègue et sa femme habitent la capitale. Ils habitent ensemble. Ils habitent ensemble et ils sont mariés. L'un avec l'autre. Je donne cette précision parce qu'on ne voit absolument pas dans leur comportement ce qui pourrait le faire seulement soupçonner. Je sais par ailleurs qu'ils n'ont pas du tout de mauvais rapports ensemble. Comment en auraient-ils? ils paraissent n'en avoir aucun. Ils me font penser aux maisons de banlieue. "Des petites maisons disparates, loin l'une de l'autre, malgré leurs murs qui se touchent, l'un et l'autre."

La femme du collègue parle de la capitale. Tout du moins de ce qu'elle fait dans la capitale. Magasins, spectacles, musées. Ce n'est pas sans intérêt. Une capitale, c'est plus qu'un petit bourg, c'est vrai. On peut y faire plus de choses. J'ai fait ci, j'ai fait ça, dit-elle. Elle a aussi vu ci et ça. Elle ne se perd pas en commentaires, elle dresse un catalogue. Pourtant, elle a raconté un film, qu'elle a vu hier. Cela s'est passé loin, de l'autre côté des océans, sur une île. Le paysage était inoubliable, a-t-elle dit. Il y avait des palmiers, de magnifiques palmiers, partout, un rêve! a-t-elle insisté.

Un palmier, c'est une plante, tout comme le blé, mais c'est beaucoup plus grand. Est-ce pour cela que, du haut de notre sablière, il n'y a rien à voir?

Le déjeuner est terminé. Mon père et son collègue se sont enfermés - le mot est juste - pour travailler. Ma mère et la femme du collègue sont allées s'installer au jardin. La femme du collègue a déclaré : "Vous avez un très beau jardin!" puis a consciencieusement répété à ma mère tout ce qu'elle lui avait déjà dit pendant le déjeuner.

Et moi, comme Damoiselle est prise avec son oncle et sa tante, je suis passé par-dessus le mur voir si l'Economiste et la Géologue y étaient. Ils y étaient. Pas dans le mur, évidemment, 114 le 55!

Matinée, rien à dire. Déjeuner, rien à dire. Après-midi, rien à dire. Donc, ne disons rien.

- Et ils s'y sont mis à plusieurs pour dire ça! a persiflé mon chat, avant d'aller jouer avec les enfants.

Il a eu grand tort. Sinon, il aurait appris qu'il y avait beaucoup à dire sur la soirée. Oui, ce soir, on danse. Mon petit bourg, couvert d'affiches par les soins de Bouclette, va connaître une nuit de liesse.

Le dîner terminé, je vais chercher Damoiselle. Elle est prête. Il n'y avait pas grand chose à préparer, Damoiselle s'étant contentée d'une robe toute simple, très jolie cependant. Elle m'avait demandé comment elle devait s'habiller.

- N'importe comment! lui avais-je répondu.

- N'importe comment? s'était-elle étonnée.

- Oui, ici, chacun fait ce qu'il veut, pour venir à ces bals; on y voit des robes courtes, des robes longues...

- Chez nous, on s'habille toujours en robe longue.

- Chez vous, c'est une grande ville, ici...

- Que me conseilles-tu?

J'avais souri :

- Ce que tu veux; quoi que tu mettes, tu seras la plus belle, damoiselle!

Elle avait souri :

- Et toi, tu seras le plus beau, damoiseau!

- Tu sais, avais-je ajouté, ici, tout le monde vient, des nourrissons aux ancêtres; et ce sont surtout les petites filles qui font leur coquette dans leur longue robe de bal et leurs fleurs dans les cheveux!

Et voilà donc Damoiselle en robe toute simple, très jolie cependant.

La salle de bal est toute proche de la ferme.

- Ce n'est pas étonnant, elle appartenait au château dans les temps anciens.

- Ah oui! m'approuve Damoiselle, mon oncle m'en a parlé; la ferme aussi appartenait au château, mais il y a bien longtemps.

- Oui, et la salle de bal servait aussi à d'autres fêtes; on y jouait des pièces de théâtre...

Je poursuis, en prenant un air faussement important :

- Et j'ai même...

- ...écrit, mis en scène et joué une pièce! me coupe en souriant Damoiselle.

- Alors là, elle exagère, Bouclette!

Damoiselle rit franchement :

- D'habitude, ses informations sont pourtant fort bonnes...

- Bonnes, peut-être, mais là, c'est exagéré!

- Tant que cela?

- J'ai écrit quelques phrases... mais je n'étais pas seul, on a fait ça ensemble, des camarades et moi...

- Oui, c'est vrai, tu n'as écrit que les dialogues!

- Mais pas les didascalies.

- Dont tu n'as tenu aucun compte dans ta mise en scène!

- Oh, c'était de l'improvisation!

- Bien entendu!

- Ah, cette Bouclette!

- Allez, elle est bien gentille!

- Ça, c'est vrai! et tout le monde l'aime bien.

La salle de bal est déjà pleine. Pleine d'enfants. Ils viennent plus tôt que les grands, car ce seront eux qui partiront se coucher plus tôt que les grands. Les très grands, les hommes et les femmes, ne resteront pas vraiment beaucoup plus tard, il n'y en aura plus à partir de minuit environ; au plus tard, deux heures. Et quant aux jeunes gens que nous sommes, beaucoup seront encore là lorsque le jour se lèvera. A danser peut-être, quoique ce ne sera pas le plus grand nombre, à bavarder surtout, en vidant les derniers verres, vin ou limonade selon les âges.

La soirée s'avance, et la salle continue de se remplir.

- Comment ça, continue de se remplir? s'insurge mon chat, tu viens d'écrire qu'elle était déjà pleine, ta salle de bal!

- C'est une figure de rhétorique.

- Tu t'en tires toujours par des mots que personne ne comprend!

- Un effet de style, si tu préfères.

- Je ne préfère rien du tout!

- Et comment dirais-tu donc, toi?

- J'aurais tout simplement commencé par dire que la salle de bal est déjà presque pleine, ou à demi pleine; ainsi, il lui serait devenu possible de continuer de se remplir.

Je reste coi un bon moment :

- Je ne peux pas dire que tu aies tort...

- C'est heureux!

- Cependant, je voulais faire sentir à celui qui me lira que la salle de bal était vraiment très très pleine.

- Eh bien, écris qu'elle est vraiment très très pleine!

Je réfléchis :

- Dire qu'une salle de bal est vraiment très très pleine n'est qu'une information...

- Que veux-tu dire d'autre?

- Je veux plutôt provoquer des sentiments; avec des mots, on ne peut pas tout dire.

- A quoi vous servent-ils donc, vos mots, alors, à vous les hommes, si vous ne pouvez pas leur faire dire ce que vous voulez?

Et comme je ne trouvais rien à lui répondre, mon chat s'en retourna méditer sur la branche voisine.

Au travers du brouhaha des conversations sonores, des cris de joie des enfants, des rires emplis de gaieté, un air vif, entraînant, nostalgique pourtant si on écoute bien, s'est fait entendre, aussitôt couvert par des applaudissements, que couvrent à leur tour des ovations chaleureuses. Bouton vient d'apparaître sur la scène du théâtre! Son accordéon a lancé les danseurs dans une valse qui paraît ne jamais vouloir s'arrêter. La valse tourne, tourne, enroulant les infatigables valseurs.

Jusqu'à présent, la danse avait représenté pour moi une suite de mouvements un peu désordonnés que je m'étais efforcé d'accomplir aussi bien que je le pouvais pour faire plaisir à ma cavalière du moment, Bouclette, Bouton, la Géologue, des voisines, des soeurs de camarades de classe... Cette nuit, mon bras enlaçant la taille de Damoiselle, il ne me semblait pas que je dansais...

Un horloge, celui de notre clocher tout proche, égrenait le chapelet des heures de la nuit...

Dimanche. Jour du marché. Je le suppose, tout du moins! Car, comme tant d'autres, je n'ai pas quitté la salle de bal avant le jour. Les derniers danseurs sont rentrés chez eux se coucher, et ne se lèveront pas avant que le marché ait fermé ses portes. Alors, pourquoi y aller?

Je ne suis pas rentré chez moi me coucher. Damoiselle non plus.

- Quatre heures et demie, la Roussette commence sa journée dans une heure et demie; nous n'avons qu'à l'attendre.

- Allons marcher sur l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche! me répond Damoiselle en souriant.

Nous montons le raidillon qui mène à la sablière. Un chemin sur la gauche traverse le bois dans toute sa longueur. Je le désigne de la main :

- Ici, on peut marcher sans se préoccuper de la route; c'est toujours tout droit.

Nous allons, nous tenant par la main. Damoiselle regarde tout autour d'elle :

- J'aime bien ce bois; je n'en ai pas un comme celui-ci chez moi.

- Comment est-ce, chez toi?

Elle ne répond pas tout de suite; puis, se tournant vers moi :

- Tu veux que je te le montre?

Je suis à peine surpris :

- Je pourrai venir?

- J'en ai parlé à mes parents; ils ont demandé à mon oncle, qui a dit beaucoup de bien de toi.

- Oh! il est vraiment gentil...

- Il n'a pas pour habitude de dire ce qu'il ne pense pas!

Je reste un moment en silence :

- J'en parlerai à mes parents...

J'ajoute vivement :

- Je voudrais déjà être là-bas!

Nous avons marché. La Roussette m'a aimablement offert son lait. Je suis passé chercher le pain d'deux. J'ai pris mon petit déjeuner avec mes parents. Mon père m'a demandé si j'avais bien dansé. Oui, enfin, il me l'a dit, plutôt qu'il ne l'a demandé. Ma mère m'a demandé si j'étais fatigué de ne pas avoir dormi. Oui, enfin, elle me l'a dit, plutôt qu'elle ne l'a demandé. Mon père est parti à ses affaires. Ma mère a insisté pour que j'aille me coucher. Je suis allé écrire sur mon cerisier.

- Tu as écrit : "J'en parlerai à mes parents..." Pourquoi ne leur as-tu rien dit au petit déjeuner? s'enquiert mon chat, très intéressé.

- Ils n'avaient pas le temps; mon père devait partir...

- Ta mère était là.

- Il sera plus commode de leur en parler lorsqu'ils seront ensemble.

- Ce n'est pas plutôt toi qui n'étais pas là?

Je ne réponds pas.

- Tu étais encore dans le bois?

Je fais un sourire à mon chat :

- Comment as-tu deviné?

Mon chat balança ses moustaches, et s'en fut dormir sur la branche voisine.

- Tu n'as pourtant pas passé ta nuit à danser? ai-je ironisé.

Mais il dormait déjà.

Après-midi chez l'Economiste. La Géologue est là lorsque nous arrivons vers les trois heures, Damoiselle et moi. La mère de l'Economiste a préparé un gros gâteau au chocolat en l'honneur de la fête de cette nuit.

- Vous devez être fatigués? s'enquiert-elle avec inquiétude.

Oui, 114 le 55, s'enquiert et inquiétude, ce sont deux mêmes sons qui se suivent, en plus cela fait une belle allitération et donne plus de force à l'expression! Voilà encore une figure de rhétorique! Et vous, 114 le 55, vous n'allez pas faire comme mon chat et me la reprocher; c'est vous-même qui me l'avez apprise!

Cependant, l'Economiste a répondu à sa mère d'une voix dolente :

- Je suis exténué! Il me faut restaurer mes forces! Je ne sais pas si ce gâteau, même tout entier, suffira à le faire!

Mais là, sa mère n'a pas eu besoin de répondre, la Géologue s'étant récriée d'une voix décidée :

- Le chocolat est à proscrire dans les cas d'asthénie sévère!

Je m'empresse de la soutenir :

- Ne te tracasse pas; nous allons nous dévouer tous les trois et manger ce gâteau afin de protéger ta santé en péril!

Voix soudainement ragaillardie de l'Economiste :

- Je me sens beaucoup mieux!

Le gâteau, accompagné de boissons rafraîchissantes, fut englouti par... nous quatre!

L'après-midi se passe dans le calme. Nous avons beau ne pas être fatigués, nous n'avons nulle envie, par exemple, d'entamer une longue promenade, ou encore d'aller courir à la sablière. Je crois même que notre géologue n'a aucune envie de nous faire un cours de géologie!

- Alors, on se repose? On est fatigué?

Un garçon du bout de la rue est passé devant nous, et nous moque. A dire vrai, il n'a pas tellement tort. Il n'y a qu'à nous voir, paresseusement étendus sur le gazon du jardin de l'Economiste. Et ce n'est pas mon chat, venu nous tenir compagnie, qui relève ce languissant tableau, allongé qu'il est de tout son long - Parfaitement, 114 le 55, je suis en vacances et j'écris comme il me plaît!

- Tu vas finir par l'agacer, ton 55; et d'abord, je ne suis pas allongé de tout mon long, j'ai des poses bien plus esthétiques! m'a dignement repris mon chat, avant de quitter ostensiblement ma prose.

Cependant, l'Economiste a répondu nonchalamment au garçon du bout de la rue :

- Nous ne sommes pas allés comme toi au dodo à l'heure des tout petits!

Le garçon, qui comprend fort bien la plaisanterie, et qui par ailleurs n'était parti de la salle de bal qu'une petite demi-heure avant nous, sourit, nous fait un grand geste d'adieu, et s'en va, tout en nous laissant ce conseil :

- L'école commence le deux octobre; n'oubliez pas de vous réveiller!

Un mien cousin m'avait demandé, il y a quelques jours, après être rentré d'un voyage dans sa famille, de venir le voir dans la petite ville où il habite, à une bonne demi-heure de train de chez moi. J'avais décidé de me rendre chez lui aujourd'hui. Hier, j'en ai parlé à Damoiselle, en lui proposant de venir avec moi. Son oncle et sa tante n'y ayant vu aucun inconvénient, nous sommes, Damoiselle et moi, dans le train qui est parti à sept heures trente-six ce matin. Nous serons de retour par le train qui arrive chez nous à sept heures dix-huit, à temps pour le dîner.

Au bout d'une petite dizaine de minutes, une grande colline sur la gauche, que nous contournons.

- Ce n'est pas sur cette colline que tu es monté tout droit en revenant du petit étang au milieu de la forêt où nous sommes allés lundi dernier? me demande Damoiselle.

- Si; comment l'as-tu reconnue?

- Lorsque nous revenions, le chemin de fer partait vers la gauche de la colline; et comme elle est maintenant à notre gauche...

- Tu sais regarder!

Elle n'a rien dit. Je l'ai vu baisser les yeux un instant.

- C'est par là que nous sommes passés! reprend-elle.

La colline contournée, nous étions près de l'embranchement de deux routes. L'une, qui s'éloignait à gauche, allait bien à l'étang, et l'autre, qui suivait la voie...

- Cette route-là mène tout droit chez le Petit.

A peine un moment surprise, elle s'enquiert :

- Lepetit, c'est son nom?

Je ris :

- Et nous allons aussi chez la Grande!

Presque aussitôt :

- Ah oui, sa soeur! Elle est plus grande que lui?

- Non, elle est plus petite!

Damoiselle réfléchit :

- Si la grande est plus petite que le petit, c'est qu'elle est plus grande que lui.

Comme je ne réponds pas de suite, et pour cause! elle poursuit :

- C'est tout simple!

Bon, il est temps de se reprendre; elle a compris, mais à présent, moi aussi :

- Quatre ans de plus.

- Il a ton âge?

- Oui.

- Alors, cinq ans de plus que moi.

- Bouclette?

- Bouclette.

Tiens, tiens! Je souris :

- Elle ne m'a pas dit ton âge, à moi!

Damoiselle sourit à son tour :

- Tu vois; contrairement à ce qu'on dit ici, elle ne raconte pas tout!

Je conclus plaisamment :

- A l'avenir, je me méfierai!

Et nous rions de bon coeur!

Cependant, le train roule, sans prêter attention à nos élucubrations. Et, un quart d'heure plus tard, après un court arrêt à la gare d'un village et la traversée d'un ruisseau...

- L'aqueduc! s'exclame Damoiselle.

Oui, c'est bien l'une des petites maisons qui jalonnent l'aqueduc. J'explique :

- Il va vers la ville où habitent le Petit et la Grande; nous le reverrons quand nous serons à vélo.

L'aqueduc nous suit - ou nous le suivons; comme vous voudrez, 114 le 55! - pendant trois minutes environ, le temps d'apercevoir quatre des petites maisons que Damoiselle connaît bien maintenant. Puis, le chemin de fer tourne à gauche vers la petite ville qui s'approche peu à peu, et l'aqueduc nous quitte pour s'en aller au loin, parmi les vastes champs de blé au milieu desquels un tilleul touffu songe au bord d'un chemin de terre.

Huit heures treize. Le Petit et la Grande nous attendent sur le quai de la gare. Le Petit, exubérant comme à son habitude, pose un million de questions à Damoiselle :

- Quel âge as-tu? Ça te plaît de vivre dans une grande ville? En quelle classe es-tu? Tu aimes les promenades? Tu aimes...

- Nous pourrions peut-être quitter le quai de la gare? suggère calmement la Grande, pondérée comme à son habitude.

- Allons, venez! se rend le Petit en riant; avec la Grande, on ne peut jamais rien dire!

Mais cela ne l'empêche pas de lancer encore à Damoiselle :

- Tu nous raconteras ça tout à l'heure!

Un quart d'heure plus tard, nous sommes chez leurs parents, mon oncle et ma tante. Damoiselle est accueillie avec gentillesse et un brin de curiosité. Nous restons un bon moment à parler de choses et d'autres. Rien de précis à noter dans mon journal.

Le Petit a trouvé pour nous des vélos chez des camarades. Le pique-nique est déjà dans les sacoches. Nous n'avons plus qu'à partir. Souhaits de bonne promenade de la part des parents.

Nous sortons de la petite ville. Une bonne route large et droite mène à l'endroit de notre pique-nique. Nous ne la prenons évidemment pas. Celle que nous prenons est plus fantaisiste, tourne un peu plus, pas vraiment beaucoup plus, mais en donne l'impression, traverse de paisibles villages où ne viennent en visite que les villages voisins, et où ne passent pas les passants pressés - Ah, quelles belles allitérations, 114 le 55!

- J'espère que tu ne vas pas un jour négliger ce que tu veux vraiment dire, pour le seul plaisir de composer une figure de rhétorique, comme tu l'appelles! m'avertit mon chat.

- Puisque tu te donnes la peine de lire ma prose avec autant d'attention, préviens-moi si je me laisse aller à une telle facilité.

- Je n'y manquerai pas, sois-en certain!

- Je t'en remercie! A propos, tu ne dors donc pas?

- Pourquoi dormirais-je?

- Tu dors toute la journée, pendant que moi...

- Je chasse la nuit!

- Bon, bon; mais j'ai presque peine à te croire.

- Tu n'as qu'à venir avec moi, au lieu de dormir toute la nuit!

- Bien, bien! Je peux continuer mon récit?

- Oh, vas-y! Moi, je vais aller dormir!

Et il s'en fut dormir sur la branche voisine.

Je reprends donc mon récit.

Nous roulons depuis dix minutes...

- L'aqueduc! s'exclame Damoiselle.

- Tiens, tu connais? s'étonne le Petit.

- Tu sais bien qu'il y en a un dans son bourg, lui fait remarquer calmement sa soeur.

- C'est vrai, la Grande; mais as-tu pensé qu'elle a pu ne pas l'avoir encore vu?

- Oh, non, le Petit! Tu sais bien que l'aqueduc passe à travers le bourg.

Le Petit rit :

- Rien à dire, la Grande! Pour une fois, tu as raison.

- D'autant plus que...

- ...Damoiselle l'a vu en venant par le train! la coupe vivement le Petit.

Quant à nous deux, Damoiselle et moi, nous nous amusons bien à écouter leurs plaisantes joutes. Damoiselle en profite pour plaisanter à son tour :

- Mais avez-vous pensé que j'aie pu ne pas l'avoir vu, parce que je regardais par l'autre fenêtre?

Moi aussi, j'y vais de ma plaisanterie :

- De quel aqueduc parlez-vous? Celui qui passe ici est sous terre, on ne peut pas le voir!

Les plaisanteries et les rires achevés, nous continuons notre route.

Un quart d'heure plus tard, après une bonne descente, nous entrons dans un village...

- Oh, comme c'est curieux! s'est exclamée Damoiselle, s'immobilisant devant le mur d'une grande maison, une ferme plutôt.

Ce qui avait tant surpris Damoiselle n'avait pas échappé au Petit :

- Ici, les maisons n'ont pas été construites la semaine dernière; ce sont les hommes de la préhistoire...

- Et même largement avant, fait mine de corriger sa soeur, d'une voix toute naturelle.

- Et même largement avant, fait mine d'approuver le frère, d'une voix toute naturelle.

Et il ajoute, très sérieux :

- La Grande le sait, elle y était.

- C'est loin dans le passé pour le Petit, nous explique la Grande; il est né il y a si peu de temps!

Le Petit réplique calmement par une précise mise au point lui paraissant de toute évidence évidente :

- Oui, mais quelle croissance fulgurante du cerveau!

Les rires épuisés, Damoiselle revient au mur :

- Comme elles sont belles, ces fleurs aux couleurs tendres, piquées dans la terre...

- Des fleurs! se récrie le Petit; ce sont des pierres...

- ...de silex, termine Damoiselle sans s'émouvoir.

Le Petit s'avoue vaincu de bonne grâce :

- Oui, silex et torchis; tu as aussi des murs comme ça chez toi?

- Non, mais j'ai des pneus.

Nous rions tous. Le Petit fait une grimace, sans doute en souvenir de quelque crevaison :

- Voilà un champ de fleurs sur lequel je n'aimerais pas beaucoup rouler!

Nous sommes bien tous du même avis que lui. Il ajoute :

- Surtout que c'est à moi de réparer les pneus de la Grande...

Ce qui me rappela combien de fois j'avais dû réparer les pneus de Bouclette, qui revenait des commissions son vélo à la main.

Un gros village, niché dans un creux au milieu de grands arbres. Une longue descente, et nous arrivons auprès d'une île formée par les deux bras d'une belle rivière, qui traverse le village où nous nous rendons.

Au-dessus de la rivière, les longues fenêtres d'une longue maison regardent les poissons dessiner de toutes petites vagues rondes à la surface de l'eau.

- C'est un restaurant, explique le Petit à Damoiselle; j'y viens de temps à autre avec mes parents...

Il sourit :

- C'est beaucoup moins cher pour moi que si je venais sans eux!

Il poursuit :

- C'est agréable d'être sur l'eau comme si on était dans un bateau... et on y mange bien!

Il se tourne vers sa soeur :

- J'espère que tu nous as préparé d'aussi bonnes choses, la Grande!

- Puisque tu es si curieux, tu aurais dû venir m'aider à la cuisine, tu l'aurais su! ironise la Grande.

- Inutile! Je sais que ta cuisine est la meilleure au monde!

Je demande, sans avoir l'air d'y toucher :

- Tu veux lui dire que c'est une grande cuisine?

- Parfaitement!

- Tu aurais pu tout de même lui dire que sa cuisine était bonne; ce n'est pas seulement parce qu'elle est vaste...

- Qu'elle est vaste?... Oh!...

J'ai eu juste le temps de donner un coup de guidon pour éviter le coup de poing!

La Grande et Damoiselle ont bien ri.

Le restaurant dédaigné - dommage... - une petite route nous mène, quelques pas plus loin, à un petit pont, qui nous dépose sur un sentier longeant un ruisseau au bord duquel nous installons notre pique-nique sur l'herbe.

Que de bonnes choses nous a préparées la Grande! Un oeuf gelé - comment a-t-il fait par ce temps-là? - mais non, mais non, un oeuf en gelée! Cuisses, ailes de poulet; et là, on ne peut pas faire mieux, ils sont renommés, les poulets de la région. Tomates, concombres. Et pour finir, un fromage blanc à la crème arrosé de gelée de groseilles. Vous n'allez pas comparer avec la cuisine banale d'un restaurant, fût-il le Restaurant de l'Isle!

Cinq heures et trente minutes. Parti pour le lait! Cinq heures et trente-deux minutes, j'entre dans l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche. La jeune paysanne - mais... ne serait-ce pas Damoiselle? eh oui, c'est bien elle! - vêtue d'une longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, s'est avancée vers moi à petits pas sur le chemin.

- Bonjour, damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, accompagnée de son sourire délicat.

- Bonjour, damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

Je m'informe :

- La Roussette a-t-elle déjà donné son lait?

- Si fait; tu peux venir le prendre.

Nous allons. Je lui demande :

- Veux-tu mêler ta voix à celle de mon Boisselot, en cette après-midi, damoiselle?

- Si ce sont tes doigts qui le font chanter, je serai là, damoiseau.

- A tout à l'heure, damoiselle!

- A tout à l'heure, damoiseau!

Le lait emporté, le pain d'deux acheté, le petit déjeuné pris, il me reste les commissions à faire pour ma mère. Je prends mon vélo, et je sors en roulant, comme j'en ai l'habitude, par la porte du jardin, toujours ouverte.

- Où vas-tu? me lance Bouclette, de sa fenêtre.

- Faire des commissions!

- J'en ai aussi à faire! Je peux venir avec toi?

- Bien sûr!

Nous voilà partis. Nous prenons comme toujours par l'aqueduc.

De boutique en boutique, les commissions se font au rythme des petites conversations entre marchands et pratiques. "Vous êtes allée au docteur? qu'est-ce qu'il a dit?" - "Comment va la petite?" - "J'ai vu, vous avez raté l'autocar, hier; ça c'est quand même bien passé?" - "Combien? Mais c'est vraiment trop cher!" - "Vous en trouverez chez... surtout, dites que vous venez de ma part!" Quelquefois, il faut attendre un peu qu'un dialogue soit achevé, mais cela ne paraît gêner personne. Ni Bouclette, ni moi, en tout cas; pendant que nous attendons, nous avons, nous aussi, de quoi nous dire. Et il est même arrivé que la marchande nous presse : "C'est à vous, les enfants!" voyant que nous étions plongés dans une grande conversation.

Ici, dans notre petit bourg, ce n'est pas comme dans la banlieue; bien des murs sont loin l'un de l'autre, mais toutes les maisons sont proches l'une de l'autre.

Les commissions sont faites. J'aide un peu ma mère au jardin, tout en profitant des petits pois et de leurs gousses. Quelques fraises pour finir. Ce sont les dernières. Ça ne fait rien, il reste les framboises, qui seront là tout le mois d'août. Tiens, je mangerais bien une tarte aux framboises... non, aux fraises, les framboises, ce sera pour une autre fois, il y en aura, tandis que les fraises... Ma mère me promet la tarte aux fraises pour quatre heures, quand Damoiselle sera là.

- Tu penses vraiment que cela mérite d'être écrit? me demande mon chat, en hésitant quelque peu.

- C'est ma vie; même si je ne la relis jamais, elle sera là.

- A quoi servira-t-elle?

- Si un jour quelqu'un voudra me connaître, il le pourra.

Je m'attendais à une question. Mon chat ne la posa pas, et resta à regarder ma plume courir sur le papier.

Au déjeuner, je raconte mon voyage d'hier. Hier soir, j'ai oublié de le raconter, et mes parents parlaient d'autre chose.

- Il faudra que nous y retournions un jour prochain, à ce restaurant, a commenté mon père.

J'ai failli manifester ma vive approbation, le restaurant, je le connais bien, j'y suis, moi aussi, allé avec mes parents, pour les mêmes raisons que celles du Petit, on y mange, c'est vrai, très bien, et ma première idée a été de proposer d'inviter Damoiselle.

- Alors, pourquoi ne l'as-tu pas fait? me demande mon chat.

J'hésite, sans répondre.

- Il y a une raison, bien sûr? insiste-t-il.

- Parce que, avec mes parents, nous n'aurions pas été à vélo.

- Ça n'a pas de sens, ce que tu dis là!

- Non, ça n'a pas de sens.

Mon chat est resté près de moi sans bouger. Je lui ai fait une caresse. Il a ronronné.

Après le déjeuné, je vais prendre Damoiselle. J'y vais à pied.

- Veux-tu cheminer par la forêt profonde, damoiselle?

- Volontiers; avec toi pour me protéger, je ne crains pas les dangers, damoiseau!

Nous grimpons le raidillon. Damoiselle fait un geste vers la droite :

- Je connais cet endroit terrible; un précipice insondable...

Je ris :

- Tu as malgré tout réussi à en revenir!

Elle rit tout autant :

- Ça n'a pas été sans mal!

Nous continuons à cheminer sans nous presser à travers la forêt profonde. Un sentier vers la gauche.

- Là, c'est vers chez toi, m'annonce Damoiselle.

- Ah, je vois que tu vas pouvoir me guider à travers la forêt profonde!

Elle secoue la tête :

- Je pense que c'est par là, mais je ne saurais trouver à quel moment il faudra de nouveau tourner à gauche.

- Ce n'est déjà pas si mal.

Je prends l'air du héros qui emmène sa belle :

- Suis-moi, la forêt profonde n'a pas de secrets pour moi!

Quelques minutes plus tard, une route toute droite sur la gauche. Je la dépasse.

- C'est celle-ci que j'aurais prise, remarque Damoiselle.

- On peut la prendre; elle est sans dangers, emplie de promeneurs tranquilles, et d'enfants qui jouent à la balle dans des enclos réservés à cet effet dans lesquels on les enferme.

Elle rit :

- Je crois que ces endroits portent d'autres noms!

- Ne nous commettons pas avec ces noms barbares.

Je reprends l'air du héros qui emmène sa belle :

- Nous allons passer par un autre chemin; il est infesté de brigands ténébreux, et là, je pourrai te montrer toute ma valeur, damoiselle!

Elle m'a pris le bras, et s'est serrée contre moi :

- Je te suis, damoiseau!

Schumann, opus 48 no 12. Mes doigts font donc chanter mon Boisselot, ou tout du moins, ils font leur possible pour le faire. Le chant de Damoiselle ne vient pas d'un instrument, il vient d'elle-même. La voix et la corde vont l'une vers l'autre. Elles s'écoutent, se cherchent, se parlent, s'accompagnent. La voix retient son souffle si la corde n'a pas encore tressailli, et la corde se retient de tressaillir si le souffle de la voix ne l'a pas encore caressée.

Cet après-midi, nous allons nous promener dans un parc. Un parc? Il y a donc un parc au milieu des champs de blé? Non, bien sûr; les parcs sont dans les villes, pas dans les campagnes. Et la capitale n'est pas à la campagne, elle est à la ville. Elle possède donc un parc.

- Qu'est-ce que c'est, un parc? me demande mon chat, paraissant particulièrement intrigué.

- Un parc, c'est composé de plantes, avec des chemins entre les plantes.

- Des plantes?

- Oui, des plantes.

- Des chemins?

- Oui, des chemins.

Mon chat est resté un long moment à contempler ma plume, comme s'il ne la reconnaissait plus :

- Mais alors, où est la différence avec la campagne?

Et, en hésitant, comme s'il avait peur de dire une très grosse bêtise :

- Dans la campagne, il y a aussi des plantes et des chemins.

Je lui fais un bon sourire :

- Tu es un chat, tu vois les plantes comme elles sont...

- Comment peut-on les voir autrement?

- Les hommes décorent les plantes de mots...

- De mots?

- Oui; "beau"...

- Tu veux dire, bon à manger?

- Surtout pas!

- Pourquoi? Les hommes n'ont jamais faim?

Je suis un peu gêné :

- Si, il y a des hommes qui ont faim.

- Alors, "beau", ça ne leur sert de rien, puisque tu me dis que ce n'est pas bon à manger?

- A ceux-là, non, ça ne sert de rien.

- Alors, ceux-là n'aiment pas les plantes qu'ils décorent avec "beau"?

- Sans doute.

- Alors, "beau", c'est pour ceux qui n'ont pas faim?

Je reste un moment sans répondre. Mon chat reprend :

- J'ai compris; la campagne, c'est pour ceux qui ont faim, les parcs, pour ceux qui n'ont pas faim.

Ce n'était pourtant pas de cela que je voulais lui parler. Mais il est trop tard, il est parti dormir sur la branche voisine.

J'avais donc dit que nous allions nous promener cet après-midi dans un parc. Et pourquoi donc? Parce que c'est beau. Vous ne comprenez pas? Je vais vous l'expliquer.

Bonnehumeur aime bien de temps à autre se promener dans un grand parc situé non loin de chez lui, avec un camarade habitant la capitale. Ils ont décidé de s'y rendre cet après-midi, et m'ont invité à me joindre à eux. Damoiselle étant occupée, je retrouve les deux garçons, aux environs de deux heures, sur la grande esplanade du parc, d'où l'on voit toute la capitale.

Nous partons donc nous promener sur les chemins - pardon, dans les allées, ici, c'est comme cela que ça s'appelle. Les allées sont belles, c'est-à-dire larges, droites, bien tracées en somme, avec un revêtement qui cache la terre. La terre, cependant, on la voit malgré tout. Dans des endroits réservés, ainsi que l'étaient les enclos à l'intérieur desquels étaient enfermés ceux qui jouaient à la balle dans notre forêt profonde. "C'est vraiment beau, ici, on se croirait à la campagne!" disent les habitants de la capitale, qui n'aiment pas aller à la campagne, parce que "les chemins sont en terre"!

Et les plantes? Elles aussi sont belles, bien taillées, rien qui puisse faire penser à la "nature sauvage". Oh, non! Ici, tout est ordonné, aucun arbre de l'allée où nous marchons ne se permettrait de dépasser l'autre, ni en grandeur, ni en épaisseur; ni même en âge. Le feraient-ils que le maître de ces lieux ne le permettrait pas. Il a de quoi punir les insoumis; on lui a donné des outils à cet effet.

Bon, mais là où "on se croirait à la campagne"? Là, au moins, c'est comme chez nous, on est libre! Oh non, on ne l'est pas, on ne l'est même pas du tout! Une tige qui a osé dépasser du taillis campagnard? Vite, le sécateur! Une mauvaise herbe - c'est une armoise, mais là, c'est une mauvaise herbe, c'est ainsi que l'appellent les habitants de la capitale - au milieu du chemin en terre? Vite, il faut l'arracher! Avec la racine, s'il vous plaît, sinon, elle repousserait! Naïfs habitants de la capitale, qui pensent empêcher les plantes - pardon, les mauvaises herbes - de repousser! A propos, c'est quoi, une mauvaise herbe? Chez nous, c'est celle qui empêche la nourriture de pousser. Ici, celle que les habitants de la capitale ne trouvent pas belle.

Le parc où nous nous promenons est beau, il est bien entretenu, vous n'y trouverez pas de désordre. Ni de blé, ce serait ici une mauvaise herbe.

Mais enfin, que dire? La promenade a été agréable. Quoi qu'on en dise, les plantes, quelles qu'elles soient, sont tout de même des plantes.

Le train du retour vient de quitter la gare, à dix minutes de mon petit bourg, après laquelle revient la campagne. Le soleil est parti depuis un quart d'heure et la lumière de l'été se calme. Par la fenêtre, je vois dans les champs les meules de paille que le grain a quittées. Je suis chez moi.

Cet après-midi, c'est la fête dans mon jardin! Les deux petites jumelles et leur petite amie se démènent à travers tout le gazon en une danse très personnelle et complètement échevelée. Elles ne sont pas les seules. D'autres enfants, qui ne sont pas en reste. Et les plus grands? Ils sont là, eux aussi. Bouclette, bien sûr. Et l'Economiste et la Géologue. Que voilà du monde! Mon chat, lui, s'est prudemment retranché sur le cerisier, et observe les évènements avec un intérêt prudent. Les évènements? Danses, bavardages... Boissons fraîches, car il fait encore bien chaud en cette fin de juillet. Jeudi vingt-sept, pour tout dire. Un mois de vacances. Damoiselle est près de moi, et nous discutons de je ne sais trop quoi, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre. Vingt-cinq jours se sont écoulés depuis que j'ai rencontré la jeune paysanne vêtue d'une longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps.

- Tu viens danser?

C'est Bouclette!

Plongé dans une conversation au sujet de je ne sais trop quoi, j'ai un instant d'hésitation.

- Allez, vas-y! m'a lancé Damoiselle.

Je vais tourbillonner.

La valse s'est arrêtée. Et qui vient donc vers nous? L'avez-vous deviné? Celle que j'ai gardée pour la bonne bouche, Bouton bien sûr, qui nous a fait si bien danser!

- Tu ne joues plus?

- Tu joues encore?

Chacune des deux petites jumelles a protesté à sa façon.

- Je jouerai tout à l'heure, leur assure Bouton.

L'assurance passe inaperçue.

- Non, maintenant!

- On ne peut pas danser si tu ne joues pas!

- Je ne peux pas jouer...

Bouton n'a pas loisir de terminer ce qu'elle voulait dire.

- Pourquoi?

- Pourquoi?

- Il faut que je me repose un peu.

- Tu n'es jamais fatiguée de jouer!

- Tu n'as pas arrêté de jouer toute la nuit à la fête de samedi dernier!

- Ça, vous n'en savez rien, ni l'une, ni l'autre!

- Si, on sait!

- Si, on sait!

- Comment le savez-vous?

Grosse hésitation. Les deux petites jumelles se regardent, interdites. Puis, elles font une grosse moue, chacune la sienne.

- On nous a envoyées nous coucher!

- Nous n'avions pas du tout envie de dormir!

Toutes les deux ensemble :

- Pas du tout!...

Elles se sont tournées vers leur petite amie.

- C'est les poules qui se couchent tôt!

- C'est pas nous, les poules!

Leur petite amie se redresse vivement :

- Je ne suis pas une poule, je ne mange plus de vers de terre!

L'assemblée s'est mise à rire. Les deux petites jumelles et leur petite amie sont allées bouder... Mais non, pas du tout! Les voilà qui courent après mon chat, qui a eu la malencontreuse idée de descendre du cerisier. Est-ce pour les consoler? Il s'est proprement fait prendre...

Puisqu'on ne danse plus, nous voici à présent installés sur le gazon. Bouclette et Bouton ont été chercher d'autres boissons fraîches à la cuisine.

- J'aurais bien mangé un bon gâteau! s'exclame Bouclette.

- Oh, oui! J'aurais bien mangé des choux à la crème! approuve avec conviction Bouton.

- Oh! Bouclette!... s'écrie Damoiselle, riant à moitié.

Etonnement général devant la protestation de Damoiselle.

Ma mère s'est montrée à la fenêtre et, s'adressant aux deux gourmandes :

- Maintenant que vous avez éventé la mèche, vous n'avez plus qu'à servir!

Servir? Les deux gourmandes en question se sont précipitées en trombe à la cuisine, et rapportent triomphalement quatre grands plats débordant de... choux à la crème!

Eh oui! Notre habituelle informatrice avait, de sa fenêtre, aperçu Damoiselle venant en grand secret pendant que je faisais les commissions pour ma mère, et bien entendu, avait été innocemment voir de plus près ce qu'il pouvait bien y avoir dans le gros paquet que Damoiselle avait pris la peine d'apporter, en voiture, avec son oncle. Faut-il vraiment préciser ce qu'il y avait dans le gros paquet? ou encore qui avait préparé ce qu'il y avait dans le gros paquet? Quoi qu'il en soit, et sans se poser de questions, les choux à la crème, préparés comme on le fait dans la région de Damoiselle, furent rapidement engloutis!

Et jusqu'au dîner, dont personne n'eut plus envie, nous bavardâmes et nous dansâmes. Bouton, à la grande joie des deux petites jumelles, de leur petite amie, et de nous tous, avait repris son accordéon, et les valses succédaient aux valses... Mon chat, prudemment, était remonté sur le cerisier.

Matinée habituelle. Rien à noter de particulier. Le pain d'deux, le lait - je me suis un peu attardé - petit déjeuner, commissions pour ma mère - avec Bouclette et Bouton, aujourd'hui - cerisier, journal - mon chat n'a pas fait de remarques - déjeuner. Rien de particulier non plus dans ce qui s'est dit à table.

Après le déjeuné, nous partons à quatre, l'Economiste, la Géologue, Damoiselle et moi, faire une promenade dans le bois. Passage par la sablière, course, puis nous allons tranquillement le long d'un sentier ou d'un autre, sans but précis. Le bois est assez grand, on peut s'y promener à son aise, sans avoir besoin de repasser par les mêmes endroits.

- C'est une sablière, là-bas?

Damoiselle a montré du geste la deuxième sablière du bois.

- Oui, lui répond l'Economiste; dans le bois, on en voit deux.

- On en voit deux? Veux-tu dire qu'il y en a d'autres qu'on ne voit pas?

- Je n'en ai jamais vu d'autres.

- Tu as raison de répondre aussi prudemment... commence la Géologue.

- Attention, cours de géologie! l'interrompt plaisamment l'Economiste.

La Géologue, habituée, poursuit sans se laisser perturber :

- Il y a mille sablières, ou bien il n'y en a qu'une seule.

L'Economiste réfute fermement la thèse :

- Mille, il est invraisemblable qu'on ne les ait jamais vues; une, c'est faux, nous en connaissons au moins deux.

Et il conclut avec superbe :

- 37 le 55 de géologie ne paraît pas être très sûre de ce qu'elle prétend enseigner; il faut changer de 55!

Je fais mine de l'approuver :

- Absolument! Et puisque tu viens de nous édifier sur tes hautes compétences, nous te choisissons pour être notre 55!

- Adopté! ponctue aussitôt la Géologue.

Mais le 55 nouvellement choisi :

- Ça sonne! Nous reprendrons cette étude lors de notre prochain cours!

Le cours, ou plutôt la fin du cours est applaudie dans les rires!

- Il me semble me souvenir, reprend Damoiselle, que la Géologue avait affirmé que les sablières se trouvaient de préférence sur les terrains sableux.

- Non! Vraiment? s'exclame ironiquement l'Economiste.

La Géologue est toujours imperturbable :

- Cette sablière est située dans les sables et grès du Stampien, à la limite, comme vous pouvez aisément le constater, des argiles à corbules et des marnes à huîtres du même Stampien.

- Aisément le constater?... proteste, incrédule, l'Economiste.

- Naturellement; vous voyez bien que la sablière marque la fin de la butte qui porte le bois, avant l'effondrement sur la plaine fertile.

- Moi aussi! déclare-t-il, la mine déconfite.

Je lui demande avec sollicitude :

- Toi aussi, tu es fertile?

- Non! Moi aussi, je suis effondré!

Nous rions.

La Géologue reprend son cours :

- Et comme la butte qui porte le bois est entièrement sableuse, elle est une sablière à elle toute seule.

- Tu disais mille, s'étonne l'Economiste.

- Chaque trou que tu creuseras deviendra une sablière.

Elle n'a pas achevé son cours :

- Et la sablière où nous faisons notre course est située dans les sables et grès du Stampien, à la limite des meulières du Stampien supérieur ou Chattien.

- Mince de chat!

Et l'Economiste ajoute, se tournant vers moi :

- Tu ne m'avais pas dit que ton chat était à l'origine de cette sablière!

- Mais je n'en avais pas la moindre idée; c'est la Géologue qui vient de nous l'apprendre!

- Et comment le savais-tu? demande perfidement l'Economiste à la Géologue.

La Géologue le regarde avec candeur :

- C'est le chat qui me l'a dit, bien entendu; qui veux-tu que ce soit?

Je prends l'air vexé :

- Il aurait tout de même pu me le dire...

Nous rions de nouveau.

Les rires terminés, Damoiselle nous demande :

- Vous n'êtes jamais allés courir sur cette sablière-ci?

Je lui réponds :

- Non, jamais; quand nous serons plus près, tu comprendras.

L'Economiste pouffe :

- On dirait une dent creuse!

Trois heures du matin. Le sourd halètement de la locomotive à vapeur me réveille. J'aime bien ce petit réveil. J'écoute pendant quelques minutes le train de marchandises qui, ainsi qu'un fantôme que je ne peux qu'entendre, emplit doucement le calme de la nuit mystérieuse. Puis, je m'endors en paix, comme si j'avais entendu : "Dormez, braves gens, il est trois heures et tout va bien!"

Quatre heures et demie. Nouveau réveil. Ce n'est pas un autre train, il n'en passe qu'un par nuit. C'est l'orage. Hier, il a fait chaud et lourd, l'orage n'est pas une surprise. Je me lève en hâte pour aller sous la pluie. Qu'elle est bonne, l'eau lourde qui tombe des gros nuages que j'entrevois dans la pâle lueur d'un jour qui vient à peine de naître! J'ai pris mon vélo, et j'ai roulé vers la ferme. Je savais bien qu'il était encore beaucoup trop tôt.

- Bonjour, damoiseau!

Damoiselle était devant moi, inondée par l'orage.

Deux heures de l'après-midi. L'orage est parti. Je suis au Boisselot; Damoiselle chante. Schumann, opus 48 no 12. Nous l'avions déchiffré mardi dernier. Aujourd'hui, nous le parcourons par touches.

- Il a trois chants séparés, commence Damoiselle.

- Tu l'as déjà chanté?

- Non; simplement un peu regardé.

- Il ne t'a pas plu? Pourtant, c'est toi qui me l'as...

- Tu as vu qu'il faisait partie d'un recueil.

- Oui; mais on n'est pas obligé...

Elle sourit :

- Si, justement; enfin, je ne veux pas dire nous deux, mais...

- Tu veux dire là-bas, chez toi?

- "Il faut terminer ce qu'on a commencé", m'a-t-on déclaré avec insistance lorsque j'ai voulu n'en chanter que quelques-uns.

- Un jour j'ai commencé un livre que m'avait conseillé mon 55...

Damoiselle rit :

- Et tu ne l'as pas achevé parce qu'il ne te plaisait pas...

- ...et le 55 m'a dit...

- ..."Il faut terminer ce qu'on a commencé"!

Et de rire, l'un comme l'autre!

Cependant, je reprends :

- Tu sais t'accompagner au piano; tu l'as fait la dernière fois.

- Oui; mais ce n'est pas facile d'être toujours seule à vouloir ce que personne ne veut.

Nous restons un moment en silence. Je joue lentement un accord en majeur :

- Notre musique sera pour nous deux.

Encore un silence. Damoiselle s'est mise à chanter tout bas le début du deuxième chant. Elle retient sa voix, à peine est-ce perceptible, avant la cinquième note. Je ne suis pas face au clavier. Au moment où elle chante la note, je touche doucement mon fa dièse. Elle a laissé sa note sans l'éteindre, et je n'ai pas lâché mon fa dièse, lourd, prenant. Elle m'a souri :

- C'est celui-là.

J'ai gardé ma note jusqu'à ce qu'elle se soit éteinte.

- Peut-on oser dire d'une seule note qu'elle fait vivre tout un chant?

- Pour vivre, il faut naître; je crois que c'est cette note qui fait vivre ce chant, me répond Damoiselle.

Elle poursuit, après un temps :

- Quand c'est toi qui me donnes ce fa dièse, ma voix, qui l'attendait, qui l'espérait, peut livrer mon coeur, dès que ton mi la libère.

- C'est ce que je ressens lorsque tu chantes ton do bémol.

J'ajoute, après une petite hésitation :

- J'avais vu sur la partition... Mais ce n'étaient que des mots, de simples mots; mais ils avaient chanté pour moi, comme si déjà c'était toi.

Je m'interromps un instant :

- Fa dièse majeur, septième diminuée - le mi - sous-dominante - le do bémol... Des mots...

Un moment de silence. Damoiselle reprend :

- Durant tout le deuxième chant, c'est comme si on était enserré, enserré de plus en plus à chacune des courtes phrases; les accords montent, montent, de quarte en quarte, jusqu'à l'épuisement sur le si bémol, la tonique de tout l'air.

Elle sourit :

- De simples mots; et pourtant, tu as raison, ils chantent, si on les lit bien.

- Les notes aussi sont simples; mais celles du Lacrymosa de Mozart ne sont-elles pas tout aussi simples?

- Oui, oui; c'est vrai.

Et, après un temps :

- Si on n'a rien à dire, que reste-t-il d'autre que de compliquer pour cacher le vide?...

Nous sommes restés longtemps sans rien dire. Et puis, j'ai touché quelques notes, et puis, elle a chanté une phrase, une autre phrase, et puis, nous sommes restés longtemps à une mesure, à une autre, vers la fin, au milieu, ailleurs, sans chercher à... à rien, pour nous écouter l'un et l'autre, pour être ensemble avec Schumann.

Dimanche. Jour du marché, où tout le monde se rencontre. Aujourd'hui, c'est l'effervescence, tout au moins parmi les amateurs des "grands oiseaux que l'homme a construits pour se promener au-dessus de la terre", ainsi qu'en a parlé un jour un de nos camarades de classe, poëte à ses heures. "Ce n'est pas pour se promener, c'est pour améliorer les relations internationales!" a contesté l'Economiste, sans aucun succès auprès de l'auditoire.

Bouclette vient d'arriver avec Bouton, et se précipite sur Damoiselle et moi :

- Vous venez avec nous? Nous allons voir le bimoteur! nous invite-t-elle, tout excitée.

Je m'étonne :

- Il n'y a pas de bimoteur sur l'aérodrome.

- Le copain de Monte-là-haut a terminé de l'assembler hier soir.

- Monte-là-haut! C'est un pilote, je suppose? Vous avez un aérodrome? s'enquiert Damoiselle avec intérêt.

- Oui; oh, il n'est pas très grand! répond l'Economiste.

- Oh, mais nous sommes loin de n'avoir qu'une seule aéronef! proteste vivement Bouclette.

- Nous avons cinq avions dont un biplan et un bimoteur, et dix planeurs! confirme Bouton, donnant de l'importance à chaque aéronef.

Damoiselle fait signe qu'elle apprécie l'information à sa juste valeur. Puis, se tournant vers Bouclette :

- Tu dis une aéronef?

- Tu dis bien un horloge! lui répond Bouclette en souriant.

- Et on dit une nef, pas un nef! renchérit Bouton, les yeux pleins de rire.

Heureuse de son effet, elle poursuit :

- Et toi, pourquoi dis-tu un horloge?

- C'est le nom qu'on lui donnait anciennement.

- Eh bien, nous parlerons à partir de maintenant comme les anciens! déclare solennellement Bouclette.

- La prochaine fois que je prendrai une aéronef, j'emporterai un horloge, approuve Bouton avec sérieux.

Les deux amies, l'une faisant face à l'autre, se sont pris les mains, et chantent en dansant en rond.

- Vrrroummm, vrrroummm!...

- Tic, tac, tic, tac!...

Elles s'arrêtent, épuisées, ou plutôt faisant semblant de l'être.

- Alors, vous venez avec nous? reprend Bouclette, avec insistance.

- Allons-y, accepte gaiement Damoiselle, j'ai hâte de voir une aéronef!

Elle se tourne vers moi, avec un regard interrogateur. Je m'inquiète :

- J'espère que tu apporteras un horloge pour que nous ne soyons pas en retard!

- Cet après-midi! précise Bouton.

J'ai raccompagné Damoiselle jusqu'à la ferme. En chemin, elle m'a parlé de son aérodrome :

- Ce n'est pas du tout la même chose; et d'ailleurs, cela s'appelle aéroport.

- Oui, comme dans la capitale.

- Tout à fait! enfin, en plus petit, mais tout de même pour des voyageurs; je pense qu'ici, c'est beaucoup plus agréable.

- C'est au milieu des champs de blé.

Elle sourit :

- Pour décoller, ça ne doit pas être commode.

- Oh, pour ça, on embauche des moutons.

- Des moutons?

- Des moutons.

Damoiselle cherche où est la plaisanterie. Mais, au moment où je vais enfin expliquer après l'avoir laissé chercher, elle me déclare tranquillement :

- Et les moutons fauchent le blé.

Je ris :

- C'est presque ça; les moutons tondent l'herbe qui pousse...

- ...et le terrain est toujours en bon état.

- Et les moutons sont bien nourris.

- Et il n'y a plus qu'à manger les moutons.

Une idée me vient :

- Allons acheter des côtelettes de mouton!

- Allons! fait-elle, un peu surprise.

- Le Petit aime beaucoup les avions; nous pourrions lui dire de venir.

- Bonne idée! On s'amusera bien; tu crois que la Grande...

- Certainement, elle viendra aussi.

Je reprends mon idée :

- Allons acheter des côtelettes de mouton!

Damoiselle rit :

- Allons! tu m'as l'air d'avoir faim!

- Moi, pas tellement...

- Tu veux inviter le Petit et la Grande à déjeuner?

- Parfaitement! Et toi!

Elle sourit :

- J'aime bien les côtelettes de mouton.

- C'est dit!

Elle s'inquiète :

- Ils auront le temps de venir?

- Leur train part à midi seize et sera ici pour une heure.

- Alors, il faut vite les prévenir!

- Nous allons les appeler de chez toi; ils ont encore le temps.

- Tu crois que la Géologue et l'Economiste viendront aussi?

- Oh, oui! Je ne les ai pas vus, mais tout le monde en a parlé, au marché.

Bonnehumeur! Lui aussi aime beaucoup les avions. J'en parle à Damoiselle. Nous l'appellerons de même. Lui, n'arrivera qu'un peu après deux heures. Après le déjeuné, nous irons le prendre à la gare, c'est sur le chemin.

Le Petit et la Grande viennent de descendre de l'autorail, et nous, Damoiselle et moi, venons d'entrer sur le quai.

- J'avais pourtant bien serré ma main sur l'hélice pour faire démarrer notre aéroplane, se lamente le Petit, mais j'ai dû lancer l'hélice trop fort; elle s'est détachée, et s'est envolée toute seule!

Il lève les bras en signe d'impuissance :

- Alors, il a fallu prendre le train!

Damoiselle prend part à ses malheurs :

- Elle est arrivée il y a une heure, ton hélice, nous pensions que tu étais dessus, mais nous ne t'avons pas vu.

- Oh, moi, je serais bien parti avec elle, mais la Grande est de nature un peu lente...

- Je ne pense pas qu'il serait parti, il a déjà fallu que je lui tinsse la main pour qu'il eût le courage de monter dans le train, rectifie placidement la Grande.

Les habituelles et plaisantes joutes de nos deux amis nous mènent jusque chez moi, et jusqu'au déjeuner. Mes parents sont très contents d'avoir de la compagnie, ma mère surtout, mon père regarde sa horloge, il doit bientôt partir à ses affaires. Excusez-moi, 114 le 55, ça m'a vraiment échappé; l'influence des joutes, sans doute!

Et voici Bonnehumeur émergeant du nuage de fumée de sa locomotive.

- Tu aurais pu apporter un éventail! lui lance le Petit.

- Chatouille-moi pour que je rie! lui relance Bonnehumeur.

Et sans transition, apercevant Damoiselle :

- C'est toi qui chantes avec lui? demande-t-il à Damoiselle, à peine sorti du nuage.

Et sans attendre de réponse :

- J'ai bien essayé de lui donner quelques leçons de piano, mais tu as dû constater de auditu que c'est un désastre historique!

Le ton est donné, nous nous acheminons gaiement vers l'aérodrome.

Le gros oiseau est là, le bec fièrement dressé, prêt à s'élever vers les cimes. Les deux gros moteurs qui sortent avec autorité des larges ailes annoncent la puissance de l'avion. Et les hélices paraissent vouloir déjà s'enfoncer dans l'espace pour en prendre possession.

- Cet appareil peut prendre plusieurs passagers, commente l'Economiste, ce qui réduit le coût par passager.

- J'ai pas envie de voler dedans! nous apprend Bouclette.

- Moi non plus! l'approuve fermement Bouton.

- Oui, mais toi, tu n'aimes voler dans aucun avion!

- Je me sens bien sur la terre.

- On peut aller plus loin, en avion, lui explique l'Economiste.

La chose est évidente, et Bouton ne sait trop quoi dire.

- Ce doit être agréable d'être dans l'air, tout là-haut! rêve le Petit.

- A condition de ne pas descendre trop vite! observe Bonnehumeur.

- Tu dis ça à chaque fois!

- Toi, tu dis que ce doit être agréable, mais tu n'y vas jamais!

Le Petit reste un moment à réfléchir :

- Tu as raison; mais que faire? il y a tellement de choses dont j'ai envie...

La Géologue paraît être du même avis :

- Combien de fois ai-je regardé ce qui me plaisait dans les boutiques...

La Grande fait un vif signe de tête d'approbation :

- Oh oui! de même pour moi.

- Et puis, je suis trop petite; je crois que cela ennuierait maman... et puis, c'est très cher, soupire Bouclette.

- C'est pour ça que tu ne veux pas aller dans le bimoteur? lui demande Bonnehumeur.

- Oh, c'est surtout parce que ça ressemble trop à notre autocar!

- Oh, je suis bien plus tranquille dans notre autocar; il ne s'envolera pas, lui! renchérit Bouton.

Nous rions tous.

- Et sinon, tu serais bien allée dans le bimoteur? demande l'Economiste à Bouclette; il me semble que tu as déjà parlé d'aller...

- Oui, mais dans le planeur!

- Pas dans le biplan?

- Peut-être... c'est mieux que le bimoteur, on est dehors.

Un grand gaillard s'est approché de nous :

- Bonjour, les aviateurs!

- Bonjour, Monte-là-haut! On est venus voir le bimoteur! On peut monter dedans? lui demande aussitôt Bouclette.

Monte-là-haut hésite un peu.

- Tu m'avais dit...

- Bon, bon, allez, montez vite! tant qu'il n'y a pas encore grand monde; sinon, tout le monde voudra monter.

Il ajoute, alors que Bouclette et Bouton sont déjà à l'intérieur :

- Faites attention! Mon copain ne sera pas content si...

Il s'interrompt, apercevant Damoiselle :

- Vous avez une nouvelle recrue?

Nous montons tous dans le bimoteur. Je lui présente Damoiselle.

- Oh, j'ai atterri une fois dans ta ville, il y a cinq ou six ans de cela!

- Avec le bimoteur?

- Non, non, intervient Bouclette; Monte-là-haut ne vole qu'en planeur!

- En planeur! s'étonne Damoiselle; c'est loin d'ici...

- Oh, je suis déjà allé beaucoup plus loin! Mais d'habitude, je vais d'un autre côté, là où il y a des collines.

- Là où il y a des courants ascendants! complète savamment Bouclette.

Monte-là-haut la félicite :

- Tu en sauras bientôt plus que moi!

Elle rougit de plaisir... et ajoute, l'air dégagé :

- Et aussi sous les petits nuages blancs, où tu vas de l'un à l'autre.

Là, nous applaudissons tous!

L'Economiste se tourne vers Bouclette :

- Tu avais dit que tu n'avais pas envie de voler dans le bimoteur; pourquoi as-tu voulu y entrer, alors?

Elle réfléchit un bon moment, puis, avec un geste vague :

- Oui, on m'a déjà dit qu'il ne fallait pas être trop curieuse...

Elle poursuit, après un temps :

- ...si on n'a pas de raison...

Un signe de tête, qui paraît empreint de tristesse :

- Je ne sais pas...

Un petit silence. Monte-là-haut reparle des courants ascendants. Il s'est tourné vers Damoiselle :

- C'est la première fois que tu vois des planeurs?

Il enchaîne, en lui souriant :

- Je vais t'expliquer! A chaque fois que je descends trop bas, je cherche un courant pour remonter; c'est ce qui me permet d'aller loin, bien que je n'aie pas de moteur!

Il ajoute, d'une voix décidée :

- C'est extraordinaire, de voler sans que rien d'autre que l'air te porte! Tu montes haut, haut, c'est comme si tu montais, que tu volais... toute seule, avec tes propres ailes! la terre devient petite! Tu te sens libre, libre, libre d'aller où tu veux, sans que rien t'en empêche! D'aller loin, loin!... Tu devrais essayer!

- Et quand tu es arrivé, que fais-tu là-bas?

La question de Damoiselle resta sans réponse.

Lundi. Le mois de juillet nous quitte aujourd'hui. Le soleil tarde à venir le matin, et se presse pour partir le soir. Cependant, bien que ses lueurs se soient affaiblies, il a laissé derrière lui la chaleur dont il a empli l'air depuis que le printemps s'était épanoui. Le feuillage sur les arbres paraît se reposer après une longue course. Les oiseaux chantent la paix d'un été qui s'est endormi. Les ronces commencent à se couvrir de fleurs, promesse de ces bonnes mûres que nous aimons bien aller chercher à partir du milieu du mois d'août dans le bois, près de la sablière, le long des lisières, au bord des sentiers, à l'orée des clairières...

Ma mère arrose le potager, avant que le soleil soit trop haut. Il en a grand besoin. Les épais nuages gorgés de l'eau vivifiante sont partis depuis l'orage d'avant-hier pour de lointains voyages. Le ciel a répandu son bleu jusqu'à l'horizon, et aucun petit nuage blanc n'est venu y faire la sieste. Monte-là-haut va s'ennuyer à rester ici, sans pouvoir aller là où le vent le pousse. Bah! cela lui évitera la peine d'en revenir.

J'aide ma mère à arroser le potager. J'aime bien donner de l'eau à mes tomates, à mes petits pois, à mes fraises... et à tous les autres. C'est comme si je leur parlais : "Oh, c'est bien sec autour de toi, je vais t'en verser une bonne rasade!" Et ils me répondent : "Attention! réduis un peu ton jet, tu vas abîmer mes feuilles." La conversation est terminée, et maintenant, les petites gouttes d'eau toutes luisantes parsèment joyeusement les feuilles, les tiges et les fruits. Les feuilles se sont redressées, et, sous le léger souffle de vent qui les agite doucement, paraissent me remercier de les avoir éveillées.

J'ai rangé le tuyau d'arrosage, le bout pendant sur le robinet situé près du pommier. J'ai dû mal serrer le robinet, car quelques gouttes tombent encore du tuyau, une à une. Mon chat, qui, pendant que j'arrosais, m'avait observé du haut du cerisier, s'est approché, et, de sa patte adroite, joue à attraper au vol chacune des gouttes qui tombent du tuyau.

Je reste un moment à regarder chat et gouttes, puis :

- Alors, on s'amuse bêtement?

Mon chat se donne tranquillement le temps d'attraper encore une ou deux gouttes, puis :

- Les hommes jouent bien à la balle.

Après-midi. Le ciel est immobile. Il fait chaud. Damoiselle roule lentement à mes côtés.

- J'irais bien me tremper les pieds dans une petite rivière toute fraîche! m'a-t-elle dit lorsque je suis venu chez elle après le déjeuné.

- Qu'à cela ne tienne, lui ai-je répondu; allons!

- Il n'y a pas beaucoup de rivières par ici.

- Ah, nous ne sommes pas sur le fleuve qui va de la capitale jusque chez toi avant de disparaître dans la grande mer!

Elle rit :

- Pour se tremper les pieds dans une petite rivière, c'est un peu profond!

- Alors, j'ai ton affaire; allons!

Et nous voici donc roulant sur l'aqueduc.

- On peut se tremper dans l'aqueduc? Je ne l'ai jamais vu en surface, s'étonne Damoiselle.

- Là où nous allons, il traverse la rivière sur un pont.

- Et c'est là que nous allons?

- Pas du tout; c'est dans la rivière qui passe sous le pont que nous allons!

- Pas profond?

- Les gros poissons sont contraints de marcher sur l'eau.

- Il y a des gros poissons?

- Non.

- Ah, j'ai compris! ils sont partis à pied par le sentier qui court au-dessus de l'aqueduc pour aller dans mon fleuve.

Là, je n'ai pas trouvé de réplique, et nous rions!

- Nous arrivons au village effondré.

- Comment ça, effondré? s'enquiert Damoiselle, sans plus à présent tellement s'étonner.

- Eh bien oui! tu te souviens de la sablière...?

- Parfaitement! C'est dans ce village qu'habite l'Economiste.

J'ai failli laisser échapper le fil :

- Bien entendu; sinon, pourquoi eût-il été effondré, lui aussi?

Nous gardons notre sérieux.

L'aqueduc continue. Nous aussi. Nous croisons une route.

- C'est la route du petit étang au milieu de la forêt, où nous avons été nous baigner voilà deux semaines, a reconnu Damoiselle.

Et, après avoir réfléchi, elle a conclu :

- Ce n'est pas au ruisseau qui se jette dans l'étang que nous allons; d'abord, il est trop petit pour être une rivière, même petite, ensuite, il ne coule pas assez vite pour être frais.

Je rends hommage à sa perspicacité :

- Puisque je suis découvert, je te propose de continuer par l'aqueduc!

Au bout d'un moment, un hameau. Je montre à Damoiselle un petit bois sur la colline de droite :

- De l'autre côté du bois, vers le haut, il y a un petit aérodrome, beaucoup plus petit que le nôtre; quelques planeurs sont tirés par un treuil.

Nous avons ralenti. Je reprends :

- Les planeurs, ici, montent moins haut que les nôtres, qui sont lâchés par notre biplan; mais comme tu peux le voir, ils sont au bord de la colline, et profitent sans attendre d'un courant ascendant.

J'ajoute :

- Nous les verrons tout à l'heure, nous serons tout à côté.

J'ajoute encore, en souriant mystérieusement :

- Et puis, tu verras...

Damoiselle, n'ayant apparemment pas trouvé la clef du mystère, n'a rien dit.

L'aqueduc continue. Nous aussi. Une voie de chemin de fer, sous laquelle nous passons.

- C'est la voie qui va chez la Grande et le Petit! s'exclame Damoiselle; je reconnais la colline sur la gauche.

Elle regarde encore :

- Et la voie vient de tourner à gauche.

Je déclare, d'un ton admiratif :

- Quand je serai perdu, je t'appellerai pour me montrer le chemin!

Elle a ralenti un moment, sans rien dire. Puis, vivement :

- Elle est encore loin, ta rivière?

Je plaisante :

- Fatiguée?

- Non, pas du tout.

Nous roulons un moment en silence.

- Eh bien, le voilà, ton pont sur lequel passe l'aqueduc! s'écrie Damoiselle.

Elle ajoute en riant :

- Et je ne pense pas me tromper beaucoup en disant que sous un pont se trouve parfois une rivière.

- Gagné! Perdu!

- Le pont, c'est le bon! La rivière, c'est pas la bonne!

- Eh bien, allons la voir!

Une grande route traversée, nous constatons qu'il y a bien une rivière sous le pont, mais comme ce n'est pas là que nous allons, nous revenons sur la grande route.

Un bourg, une rivière, un pont.

- Cette fois-ci, la voilà, ta rivière! me lance-t-elle en souriant.

- Cette fois-ci, la voilà, ma rivière! Mais ce n'est pas ici que nous allons.

- Pas ici? Pourquoi dis-tu que c'est bien cette rivière?

- Parce que c'est bien cette rivière.

- Bon; cela veut dire que nous allons à la même rivière, mais...

- ...à un autre endroit.

Damoiselle hoche la tête :

- Je préfère autant aller ailleurs; ici, en plein milieu des routes, et tout près du bourg...

Elle se ravise, pourtant :

- C'est le pont que tu voulais me montrer!

Nous descendons de vélo pour aller sur la rive voir le pont. Damoiselle a parcouru tout le pont des yeux :

- Il est très ancien; il y a longtemps qu'on ne fait plus les ponts en dos d'âne.

- Je ne connais pas la date exacte, mais il a au moins sept siècles.

- Elles sont belles, larges et sûres, ces arches, avec leurs lourdes pierres!

Après avoir encore contemplé le pont, elle poursuit, d'un ton rêveur :

- Il donne envie de s'y asseoir pour parler, pour regarder, pour ne rien faire...

Elle me prend par le bras :

- Viens!

Et nous voici assis sur le parapet du pont, sans rien dire...

Elle se lève :

- Allons à la rivière!

Au moment de partir, elle avise un planeur qui vient vers nous :

- Mais... il est en train d'atterrir!... C'est sur l'autre aérodrome dont tu m'as parlé tout à l'heure?

- Ma parole! Tu ne m'avais pas dit que tu pilotais depuis ta naissance!

- Comme c'était difficile! Tu m'avais montré l'aérodrome à droite, nous avons tourné à droite, puis, du pont, la rivière est partie à droite; l'aérodrome est donc devant nous sur la colline, puisqu'il est au-dessus des courants ascendants qui viennent de la vallée où nous étions.

Je suis, malgré tout, un peu surpris :

- Il ne te reste plus qu'à dire où nous allons exactement.

- Ce n'est pas plus difficile! La rivière est en contre-bas de cette colline, dans le petit bois; l'endroit est calme et agréable, c'est donc là que nous allons.

Je reste un moment sans rien dire :

- Lorsque nous étions passés sous la voie du chemin de fer, je t'avais dit que...

- ...quand tu serais perdu, tu m'appellerais pour te montrer le chemin.

J'incline la tête en signe d'assentiment. Elle poursuit :

- Je ne sais pas si j'en serai toujours capable; mais je ferai toujours tout ce que je pourrai.

Je lui ai pris la main, je l'ai serrée :

- Moi aussi, je ferai toujours tout ce que je pourrai, sois-en sûre!

Elle m'a souri :

- J'en suis sûre!

Un moment de silence. Elle tend le bras vers la colline, et, riant gaiement :

- Ce chemin-ci est facile!

Je ris, tout aussi gaiement :

- Je n'en ai jamais douté!

- Quand tu m'as montré l'aérodrome, j'ai vu un chemin qui montait...

- ...et comme je ne pense pas me tromper beaucoup en disant qu'un chemin qui monte redescend tout aussi bien...

- ...il nous mènera à la rivière!

Et nous quittons le pont en dos d'âne où nous étions assis sans rien faire, où nous avons parlé, où nous avons regardé.

La route nous mène rapidement à l'aérodrome. Je dis rapidement, parce que Damoiselle n'est pas restée en arrière dans la longue, longue côte qui monte sur la colline, où, ainsi - n'est-ce pas? - que l'avait annoncé si justement Damoiselle, se trouvent l'aérodrome et les courants ascendants. Bon, je n'ai pas trop accéléré, mais tout de même... Certes, en allant au petit étang au milieu de la forêt où nous avons été nous baigner il y a deux semaines, il y a deux bonnes côtes, mais à l'aller, nous roulions tous les six au ralenti, prêtant plus d'attention à nos bavardages qu'à la montée, et au retour je suis seul à monter le court, mais raide raidillon, les autres prenant la route qui contourne la colline que contourne déjà le train, comme nous l'avons vu précédemment - toujours grâce à Damoiselle, évidemment.

Nous nous arrêtons un petit quart d'heure regarder décoller et atterrir les planeurs. C'est vrai, il y en a moins que chez nous, mais quel plaisir de voir le petit planeur, lancé pas très très haut par le treuil qui le tire avec un câble, suivre avec précision l'arête de la colline, tout près du petit bois, et monter allégrement dans les hauteurs du ciel.

Et maintenant, nous n'avons plus qu'à prendre le petit chemin, celui prévu par Damoiselle, bien sûr! et qui coupe... la rivière où nous allons.

- Il y a deux voies de chemin de fer, là-bas? s'étonne Damoiselle.

- Oui, la ligne qui vient de mon bourg se sépare, comme tu peux le voir, à notre gauche...

- Celle qui est le plus loin va chez la Grande et le Petit!

- Tu es une véritable carte topographique!

- N'en crois rien! car je ne sais pas du tout où va l'autre voie.

Je ris :

- Alors là, tu devrais bien le savoir! Elle va...

- ...chez moi.

- J'abandonne!...

Elle rit aussi :

- J'ai vraiment dit ça au hasard parce que c'est à peu près la direction de la mer.

Je ne dis plus rien, et, les vélos à la main, nous suivons le ruisseau jusqu'au milieu du petit bois, d'où nous pouvons apercevoir, à travers les peupliers clairsemés, le terrain d'atterrissage de l'aérodrome.

Le onze heures vingt-trois nous emmène, Damoiselle et moi, à la ville de mon école, et du château d'un roi. Un camarade de classe, très gentil, sans aspérité, ne se départissant jamais d'une placidité sans faille, qui habite la ville depuis qu'elle existe, il y a bien trois siècles, nous a invités chez lui pour l'après-midi. Nous sommes partis très en avance pour pouvoir nous promener un peu à travers la ville et le parc du château.

Arrivés à la gare, nous prenons une rue qui conduit au château. Voici le château.

- Il est grand, a d'abord commenté Damoiselle.

J'ai acquiescé :

- Il est grand.

- J'ai déjà vu des images, a-t-elle continué.

- Je l'ai visité une fois, l'ai-je informée.

- Bien; à présent que nous le connaissons tous les deux...

- ...nous pouvons poursuivre notre route.

- Poursuivons!

Nous poursuivons. Tournant le dos au château, une large avenue.

- Qu'elle est belle!... s'exclame Damoiselle; on ne remarque pas qu'elle est grande, tellement les quatre rangées de ses magnifiques platanes la rendent intime.

Nous sommes devant mon école. Damoiselle a longuement regardé :

- C'est ton école...

- C'est mon école.

Une rue constellée de boutiques. Le marché.

- Oh, c'est joli, cette place! On dirait un village avec ses maisons tout autour et les villageois qui font leur marché.

Je m'étonne :

- Les maisons?

Elle sourit :

- Oui, ce ne sont pas des maisons, ce sont des halles...

Elle laisse un temps :

- On les voit à peine tellement il y a de monde, cela les fait ressembler à des maisons.

Tout près, un hôtel particulier, ancien, pas très large, mais assez haut.

Je l'indique à Damoiselle :

- C'est la maison de Placide; nous y reviendrons après notre promenade au parc.

Tout au bout de la rue, une grande grille. Le parc. Une allée. Des vaches dans un pré d'un côté de l'allée, des moutons dans un pré de l'autre côté de l'allée.

- Quand on entend parler de ce château, on ne se représente pas que ce soit la campagne, commente Damoiselle.

Au bout de l'allée, une ferme, un petit étang. Damoiselle s'est arrêtée :

- Quelle jolie ferme! Elle est tendre, elle donne envie de s'y réfugier.

Nous nous approchons. Elle reprend :

- Les murs sont comme ceux de la campagne autour de ma ville.

Elle s'est tournée vers moi :

- Cela me fait penser aux murs de torchis que nous avons vus chez la Grande et le Petit.

- C'est vrai; quoique sans les silex.

- Oui, sans les silex; chez nous, le torchis est placé entre des colombages en bois.

- Oh, ce doit être très joli!

- Tu verras quand nous y serons.

- Et quand penses-tu...?

- Oh, très bientôt, je pense! Mes parents sont partis pour quelque temps, et j'attends qu'ils reviennent.

Elle réfléchit un moment :

- Crois-tu que nous puissions y aller par la voie de chemin de fer que nous avons vue hier?

- Certainement.

- Cela m'aurait fait plaisir que nous y allions ensemble, plutôt qu'en voiture.

- En voiture?

- Oui; mes parents m'ont amenée ici, et mon oncle m'a proposé de nous emmener là-bas.

- Moi aussi, je préfère aller en train; ce sera notre voyage!

Elle me sourit. Je poursuis :

- Départ en semaine, à huit heures et quatre minutes du soir. Arrivée au village effondré à huit heures et neuf minutes. Nous avons sept minutes pour admirer ledit village...

Damoiselle rit :

- Le train s'arrête exprès pour ça?

- Parfaitement! Et d'ailleurs il s'en va en nous laissant sur le quai.

- Et un autre train nous emmène sur la voie près de l'aérodrome.

- Et il s'arrête pour toujours à huit heures cinquante-neuf.

- Nous voici donc complètement abandonnés.

- Point...

J'allais poursuivre, mais elle me coupe :

- Tu as dit en semaine...

- Oui, car les dimanches et les jours de fête, nous partons à huit heures douze et nous arrivons à neuf heures dix-neuf.

- Toujours par l'aérodrome, j'espère?

- Toujours! Mais tu ne le verras pas.

- Bien entendu, il y aura longtemps que le soleil sera couché.

Je fais une grosse moue :

- Tu en sais trop, décidément!

Elle fait une petite moue :

- Pas tant que ça! Je ne sais même pas dans quelle ville nous sommes.

- Une ville qui est sur le fleuve qui passe entre la capitale et ta ville.

- Mais là, ce n'est pas encore ma ville!

- Comment le sais-tu?

- Tu as dit : "entre".

Bien raisonné! Je reprends :

- Mais arrive un autre train, qui vient de la capitale!

- Et qui va chez moi.

- Parfaitement! Et nous arrivons à dix heures et cinquante et une minutes...

- ...du soir; et nous aurons voyagé de nuit.

Je propose les trains de jour :

- Nous pouvons partir le matin; mais il faut passer par la capitale, soit en changeant de train dans la même gare, soit en allant d'une gare à l'autre.

- Oh, non!

- Tu n'aimes pas...

- J'y suis allée une fois; je n'ai jamais réussi à savoir où je me trouvais.

Je souris :

- Rassure-toi, tu es loin d'être la seule à dire ça; Bonnehumeur habite à deux pas, et il dit la même chose.

Elle fait un petit signe de tête d'appréciation :

- Et puis, ce doit être bien de rouler la nuit; nous serons dans le mystère...

- Tu as déjà pris le train, de nuit?

- Non, jamais.

Elle me sourit :

- Ce sera la première fois.

Un instant après, elle me demande :

- Et toi?

- Moi aussi, ce sera la première fois.

Je fais mine de proférer gravement une incantation :

- Venez à nous, mystères ensorcelés, nous sommes là à vous attendre!...

Damoiselle rit :

- Nous ne sommes pas encore dans le train, et il fait grand jour!

- Il vaut mieux s'y prendre d'avance, sinon les mystères pourraient rater notre train!

Nous rions bien fort.

- Je vois que tu as été consulter l'horaire des chemins de fer dimanche il y a neuf jours, note Damoiselle.

- Après que tu m'as invité à venir chez toi.

Cependant, comme nous marchons tout en devisant, nous nous retrouvons au milieu de grands arbres, de taillis, de larges allées submergées par de hautes herbes, de sentiers qui paraissent ne vouloir aller nulle part...

- Nous sommes sortis du parc? s'étonne Damoiselle.

- Oui, et non; nous sommes en dehors des limites de la ferme, mais le bois fait encore partie du parc.

- Comment sait-on...?

- Il y a un grand mur tout autour.

Un bon moment de marche...

- C'est un lac, là-bas?

J'allais répondre, mais elle s'est ravisée :

- Ah oui, je sais! c'est le grand bassin...

- C'est lui.

Elle a regardé le bassin :

- On dirait un aquarium sans poissons.

- Enchanté de faire ta connaissance! déclare Placide en souriant à Damoiselle.

Nous entrons dans le grand et beau salon.

- Voulez-vous que nous allions plutôt au jardin? Il fait si beau...

Tandis que nous le suivons, il nous propose :

- Je peux vous offrir des rafraîchissements?

Nous ne refusons pas, et il sonne pour les faire servir.

Nous voici installés dans les confortables fauteuils du vaste jardin.

- Lorsqu'on est dans la rue, jamais on ne pourrait penser qu'il puisse y avoir un tel jardin là où on ne voit que des maisons, observe Damoiselle.

Placide hésite un peu :

- Oui, c'est agréable.

Damoiselle regarde autour d'elle :

- Tu as de très jolies fleurs dans ton jardin.

Il lui sourit :

- Je te remercie; mère aime beaucoup les fleurs.

Les rafraîchissements sont servis. Placide s'est levé en s'excusant, a disparu un court moment, est allé vers un massif de fleurs, a coupé avec soin une fleur de bégonia avec un petit sécateur, puis, revenant vers nous, il se tourne vers moi :

- Me permets-tu?

Je fais oui de la tête. Il présente la fleur à Damoiselle :

- Cela me ferait plaisir si tu acceptais cette fleur, en toute amitié.

Damoiselle a caché sa surprise, et a remercié en lui souriant :

- Cela me fait plaisir tout autant de ne pas avoir à penser que j'aurais pu être une intruse.

Je suis un peu surpris, moi aussi, et assez content; Placide est un garçon réservé et de bon goût. Nos camarades de classe le tiennent en grande estime, et accordent beaucoup de prix à ses opinions. Il m'est agréable de penser que Damoiselle sera sans doute adoptée par mes camarades, qui ne chercheront pas à l'isoler, comme cela se fait si souvent dans cette ville, lorsqu'une personne ne convient pas à ses habitants.

- Tu chantes du Schumann? a repris Placide, s'adressant à Damoiselle.

- Oui, j'aime beaucoup ses chants; plus que sa musique de piano, je crois.

Il réfléchit un moment :

- Tu chantais avant de connaître Schumann?

- Oui, répond Damoiselle, un peu surprise par la question; pourquoi me demandes-tu ça?

- On peut faire de la musique parce qu'on a rencontré un auteur qui vous l'a fait découvrir, on peut faire de la musique tout simplement parce qu'on aime la musique.

- On peut aimer la musique, et découvrir un auteur que l'on préfère à tous les autres, repart Damoiselle.

Il fait chaud et lourd ce matin.

- Fais vite bouillir ton lait, damoiseau, sinon...

- ...il va tourner, damoiselle.

- Tu es bien savant, damoiseau.

- J'apprends à ton école, damoiselle.

Le pot au lait est rempli. Je donne une pièce. Damoiselle la regarde :

- De l'or, damoiseau? Voici ta monnaie!

Damoiselle me tend des pièces d'argent.

- Merci à toi, damoiselle!

Elle me fait un gai sourire :

- Bouclette et Bouton sont déjà venues; elles m'ont annoncé qu'il pleuvra ce soir.

- Que ferions-nous sans elles?

- Elles ont aussi été l'annoncer à la Géologue et à l'Economiste.

- A cette heure-ci?... Il a dû être heureux!

- Oh, oui! Il a fallu qu'elles le secouassent d'importance pour le réveiller!

Je m'informe, très amusé :

- A-t-il réussi à prononcer au moins une parole?

- Lui, non, mais sa mère a bien ri; elle a dit aux deux filles : "Vous devriez venir plus souvent; il resterait moins à paresser au lit!"

Nous rions. Je remarque, légèrement ironique :

- La Géologue devait certainement être déjà levée, elle!

- Oh, oui! Elle a bien ri, et a dit à peu près la même chose que la mère de l'Economiste.

Et nous, nous rions encore.

- Ceci mis à part, poursuit Damoiselle, Bouclette et Bouton ont proposé une promenade à pied, pas trop loin, dans le cas où il pleuvrait plus tôt qu'elles ne l'ont prévu, cet après-midi.

- Pourquoi pas?

- Pourquoi pas?

Rentré à la maison, lait et pain d'deux dans les sacoches, je risque une tête par-dessus le mur qui sépare mon jardin de celui de l'Economiste. Il m'a vu :

- Elles t'ont réveillé, toi aussi? bougonne-t-il.

- Non, pas du tout; c'est moi qui ai réveillé Bouclette, pour qu'elle te tire hors du lit, sinon tu y serais encore, et alors, adieu la promenade!

- Faux frère! me lance-t-il.

Mais j'avais déjà disparu derrière le mur!

Matinée ordinaire. Un peu de potager. Les deux petites jumelles et leur petite amie ont envahi le jardin et jouent avec le chat. Le potager ne les intéresse guère, elles ont le leur. Cerisier. Je lis, j'écris. Mon chat est visiblement trop occupé avec les petites pour venir voir ma prose.

Déjeuner. Pour une fois, mon père ne semble pas pressé. C'est le moment de parler de mon voyage chez Damoiselle.

- Port très important pour un fleuve; gros tonnage! déclare mon père.

Il ajoute, secouant la tête pour donner du poids à son conseil :

- Pense à le visiter! Les parents de ton amie doivent savoir où il se trouve.

Heureusement que l'Economiste n'est pas là; sinon le déjeuner se serait transformé en assemblée... économique. A deux seulement? Oui, mais ils sont bien capables de remplacer une assemblée à eux deux seuls sur une question aussi pertinente. Ceci n'empêche au reste pas mon père d'ajouter quelques autres renseignements, toujours d'ordre économique.

Mon père parti à ses affaires, ma mère s'inquiète de s'assurer que je ne serai pas une trop grande cause de dérangement pour les parents de Damoiselle. Je reçois force conseils sur l'art et la manière de me conduire chez eux. Sages conseils, au demeurant, que j'écoute malheureusement d'une oreille qui pourrait être plus attentive. Mais comme le dirait mon chat, je devais penser à autre chose. Ma mère a terminé en me disant que cela lui faisait plaisir de voir que j'étais content...

Deux heures. Bouclette et Bouton viennent d'arriver pour la promenade, et nous partons, accompagnés de l'Economiste et de la Géologue, prendre Damoiselle à la ferme. En chemin, l'Economiste adresse de graves menaces à Bouclette et à Bouton :

- Je viendrai un jour vous tirer du lit en pleine nuit...!

Rires joyeusement moqueurs des deux complices.

- Viens plutôt une nuit nous tirer du lit en plein jour! lui lance Bouton.

- Vous verrez lorsque vous serez par terre!

- Nous nous relèverons vite, et tu viendras te promener avec nous! rétorque Bouclette.

- Et n'aie pas peur; nous serons là pour te protéger du loup! renchérit Bouton.

L'Economiste n'a pas eu le temps de répondre; nous étions arrivés chez Damoiselle. Et du reste, je crois qu'il ne savait pas trop quoi répondre.

Nous voilà partis pour notre promenade. Le raidillon, la sablière...

- On fait une course? demande Bouclette; Bouton n'était pas avec nous la dernière fois que nous sommes venus, il y a trois semaines.

- Oh oui! approuve Bouton.

Et, secouant l'Economiste par le bras :

- J'irai plus vite que toi!

- Oui; à condition que je te porte pendant la course, et que je te dépose sur le haut de la sablière, plaisante-t-il.

La course a commencé. Chacun s'en donne à coeur joie. Bouton s'est élancée, et revient bondir sur le haut de la sablière. Hé! Jamais elle n'a été aussi vite! Gare, l'Economiste! Le voici qui part. Evidemment, il va beaucoup plus vite qu'elle. C'est un garçon, et il a trois ans de plus. Mais ne voilà-t-il pas que l'une des racines qui sortent du bord de la sablière, et auxquelles nous nous accrochons - c'est celle-là qu'il a choisie - casse! L'Economiste a glissé sur le sable. La montre tourne.

- J'ai gagné! crie Bouton en riant et en sautant de joie.

Nous applaudissons tous! L'Economiste fait contre fortune bon coeur, et applaudit lui aussi Bouton. Bouton, belle joueuse, va l'embrasser :

- Je sais que tu es meilleur que moi...

Et, en battant des mains et riant bien fort :

- J'ai gagné!... J'ai gagné!...

Et nous rions tous gaiement!

Nous avons repris notre promenade. A travers les châtaigniers qui bordent les hauteurs du bois, nous voyons les belles gerbes de blé réunies en petites meules que la moisson a laissées derrière elle et qui peuplent les champs.

Nous flânons, nous devisons... Soudain, un violent souffle d'air, et, un instant plus tard, un sourd roulement de tonnerre. Oh, ce n'est pas une véritable surprise! Depuis un bon moment déjà, le ciel avait perdu sa splendeur, et nous guettions... ce qui venait de se produire.

Je m'écrie :

- A celui qui sera le plus mouillé!

Et nous dévalons tous, aussi vite nous pouvons, la forte pente qui passe à travers les châtaigniers, et qui conduit à une grosse ferme. Une grosse ferme qui est au reste la plus grosse ferme qui se trouve dans les champs de blé entre mon bourg et le village effondré.

Malheureux village! Mais il n'est pas effondré du tout, ce village, mais comme chacun le sait, nous étant sur la butte de sables et grès du Stampien, à la limite, comme nous pouvons aisément le constater - tout au moins c'est la Géologue qui l'a prétendu - des argiles à... quelque chose - au moment où j'écris, confortablement installé sur mon cerisier, la Géologue n'est pas là pour me le dire - et des huîtres du même Stampien - ça doit être de même des quelque chose à huîtres, voir supra pour le commentaire - le village en question que nous voyons se situe dans l'effondrement sur la plaine fertile que nous a montré la Géologue.

- Tu t'es relu? me demande mon chat, éberlué.

- Non, je n'y suis pas arrivé.

- Et tu espères que quelqu'un...?

- Parfaitement! Tu n'as qu'à regarder un jour un des livres qu'on me donne à lire en classe.

- C'est comme ça qu'écrivent les hommes?

- Pas tous; seulement les plus grands.

- Bon, j'ai compris, je ne suis qu'un chat, et je ne suis pas du niveau pour pouvoir lire ces grands hommes, mais comment font les hommes, je veux dire ceux qui sont plus petits...?

- On les aide.

- Ce ne serait pas plus simple que les grands hommes écrivent plus simplement?

- Non; ceux qui écrivent simplement, on ne les lit pas, ou alors on les lit vite, et on ne les comprend pas plus.

- Pourquoi les lit-on, alors?

- C'est comme lorsqu'on joue à la balle, pour passer le temps.

Mon chat réfléchit :

- Bon, et comment aide-t-on ceux qui veulent lire les grands hommes qu'on n'arrive pas à lire?

Mon chat a secoué ses moustaches :

- J'ai voulu dire "relire", mais tu te serais pris pour un grand homme!

- Merci!

- A ton service!

Ayant de nouveau secoué ses moustaches, il reprend :

- Et donc, comment les aide-t-on?

- On ajoute des explications dans les livres.

- Ça prend de la place; mais enfin, je pense que c'est assez court.

- J'ai vu des livres où les explications tenaient quatre fois plus de place que le texte lui-même.

Mon chat réfléchit :

- Au moins, les explications sont-elles écrites simplement?

- Pas toujours.

Médusé, mon chat n'a rien trouvé à miauler. Je... l'aide :

- Dans ce cas, on écrit un autre livre pour expliquer les explications.

Mon chat reprend courage :

- Ecrit simplement?

- Pas toujours.

Mon chat secoue ses moustaches :

- Alors, ça n'a jamais de fin?

- Jamais.

- Alors, quand arrive-t-on enfin à comprendre?

- Je n'ai pas fait assez d'études pour te répondre.

- Et quand tu les auras faites, tu m'expliqueras?

- Je ne sais pas; jusqu'à présent, je n'ai vu que des explications complètement différentes sur les mêmes propos.

Mon chat n'a plus rien dit. Moi non plus. Lui, il dort maintenant sur la branche voisine, et moi, je me demande comment je vais bien pouvoir faire pour reprendre le fil de mon récit. Et puis, mon récit mérite-t-il d'être continué?

Bah! comme je n'en saurai jamais rien, continuons à tout hasard...

Donc, nous courons. Pourquoi, déjà? Ah oui, l'orage menace!

Bien, donc, nous courons. Cette fois-ci, ce n'est plus seulement pour jouer, mais pour ne pas être trempés. Oh! ce n'est pas bien grave d'être trempé; la pluie est chaude lorsque l'été est chaud. Et comme il l'est...

Les premières gouttes de pluie cinglent nos visages. Plus vite, plus vite! Et nous nous jetons dans l'énorme grange, où l'on a déjà entassé nombre de bottes de paille venant des moissons des champs de blé voisins. Pour les autres bottes, il faudra attendre quelques jours que tout sèche. Les moutons, eux, ceux qui travaillent à l'aérodrome, sont restés dans les prés. Ils seront mouillés, mais n'auront pas à changer de vêtements.

- Cette fois-ci, c'est moi qui ai gagné! constate Bouclette, moitié grognon, moitié rieuse.

- Que veux-tu? tu es la plus jeune! lui fait remarquer l'Economiste.

- Bah! tu n'es pas trop mouillée, la console la Géologue.

- Eh bien, cela montre que tu as tout de même couru vite! commente Damoiselle.

- Ça, c'est vrai, approuve Bouton; c'est pour ça que la pluie n'a pas eu le temps de te mouiller!

Bouclette est ravie :

- Je cours plus vite que la pluie!

Elle se tourne vers l'Economiste :

- Tu es drôlement mouillé, toi!

Bien que l'observation ne soit en rien justifiée - l'Economiste est absolument sec - nous rions tous gaiement.

L'orage promet d'être court, car la pluie vient de redoubler de violence et les rafales de vent menacent de nous asperger.

- On monte là-haut! ordonne Bouton.

Et, obéissant sur-la-paille à son propre ordre, elle s'élance vers les bottes de paille les plus hautes, non loin du toit de la grange. Nous la suivons tous.

Oui, 114 le 55, j'ai relu; c'est "sur-le-champ" qu'il fallait écrire. Mais voyons, raisonnablement, je ne vais pas aller me faire tremper sur le champ, alors que je suis bien au sec sur la paille.

Ce matin, ma mère, préparant le déjeuner, me demande d'aller chercher des concombres. Où trouve-t-on des concombres? Ma mère n'en cultive pas. Alors, faut-il que j'aille en acheter? Ce n'est pas la peine. Eussiez-vous voulu peut-être que je les plantasse? Je veux bien, mais seront-ils prêts pour le déjeuner? Non, dites-vous? Je crois que vous n'avez pas tout à fait tort. Alors? Alors, un voisin en cultive! Par bonheur, mon chat est prisonnier des enfants qui jouent sur le gazon, sinon il aurait été capable de me conseiller d'abréger. Mais où aurait été le plaisir d'écrire?

Me voici chez le voisin. Il n'est pas encore très tard, et pourtant il m'accueille la pipe au bec. Oui, je sais, 114 le 55, on ne dit pas bec pour le voisin, je sais. Mais quoi? C'est amusant, et d'ailleurs, ça se dit fort bien.

Je lui demanderais bien de me donner les concombres, ne serait-ce que pour voir, mais il est complètement ivre, complètement! Gisant à même la terre, tirant avec effort sur sa pipe qui paraît devoir s'éteindre à la minute, il ne me répondrait certainement même pas. Et pourtant si; je me trompais! Il vient de m'apercevoir, a tourné lentement la tête vers moi, et, bien qu'assez faiblement, m'a fait : "Ouah!" Quand je vous disais qu'il était complètement ivre.

- Allez, va! lui commande un homme qui vient d'entrer dans le jardin.

Et il lui retire la pipe de la gueule. Oui, de la gueule, 114 le 55, vous voyez que je sais très bien qu'un chien n'a pas un bec, il a une gueule. Ce sont d'autres animaux qui ont un bec.

L'homme - c'est lui qui cultive les concombres - est autant notre voisin que son chien, puisqu'ils habitent ensemble. Notre voisin, donc, aime bien son chien, et pour cela il lui pardonne pipe et eau-de-vie. Heureux chien! Heureux homme!

Après le déjeuné, Damoiselle est venue chanter, ainsi qu'elle le fait assez souvent. Pas d'analyses harmoniques ces derniers jours. Nous les avons pour l'instant mises de côté, pour bien répéter ce que nous avons déjà appris. Aucun récital ne nous attend, et nous n'avons aucune raison de nous presser.

Le beau temps chaud est revenu, après le court orage d'hier.

- Veux-tu que nous fassions tous les deux une longue promenade dans le bois, jusqu'au tout petit étang solitaire qui somnole au milieu d'une touffe d'arbres, de l'autre côté de la route mystérieuse dont on ne sait ni d'où elle vient, ni où elle va, et où nous avons été il y a deux semaines, damoiselle?

- J'en serai enchantée, damoiseau!

Les épais châtaigniers aux feuilles opulentes nous couvrent de leur ombre, percée, de-ci, de-là, de fins rayons de lumière. Nous marchons sans hâte, la main dans la main, nous parlant tout bas pour ne pas déranger le silence que seul le chant doux des oiseaux accompagne.

Le tout petit étang. Le vent se repose. L'étang rêve. Tout est en paix. Nous sommes assis, l'un auprès de l'autre, sur le vieux banc...

Le sept heures trente-six nous emmène, Damoiselle et moi, chez le Petit et la Grande, pour une après-midi de promenade à vélo. Cette fois-ci, nous prendrons la direction opposée à celle de la dernière fois, il y a une dizaine de jours. Pas d'île là où nous allons, la rivière qui y coule est bien trop petite, pas de village, ni gros ni petit, pas de restaurant. Et au reste, que ferions-nous d'un restaurant? puisque nous avons emporté dans nos sacoches un copieux pique-nique. La petite rivière, nous la connaissons, nous l'avons traversée l'autre fois en allant vers l'île au restaurant, à la sortie du gros village niché dans un creux au milieu de grands arbres.

Le Petit et la Grande nous attendent sur le quai de la gare. Nous allons jusque chez eux, cinq minutes à pied. Tiens, j'avais oublié la petite rivière que nous traversons! c'est aussi celle où nous irons tout à l'heure. Un peu de conversation avec les parents.

Les vélos sont prêts. En route! Nous passons devant le gros, l'épais, le carré, le haut donjon. A peine sommes-nous sortis de la petite ville, une forte descente, une forte remontée. Un peu plus loin, une forte descente, une forte remontée.

- Ça n'en finit pas!... se plaint la Grande, qui n'aime que modérément les prouesses athlétiques.

Nous voici au point culminant. Comme nous ne sommes pas très pressés - nous ne repartirons que vers six heures et demie - nous avons bien mis vingt minutes pour y arriver.

Je m'exclame :

- Vingt minutes pour une pente d'un peu plus d'un demi pour cent!...

- Ah, j'aurais bien aimé que ce fût vrai! soupire la Grande.

- Il m'avait semblé aussi que ta topographie n'était pas très précise! approuve Damoiselle.

Le Petit déclare d'un ton moqueur :

- Courage, la Grande! ça va continuer comme ça jusqu'au bout.

Je renchéris :

- Je crois qu'il va falloir s'organiser pour pousser la Grande dans les côtes à tour de rôle!

- J'aimerais bien que ce soit vrai! soupire de nouveau la Grande.

Nouvelle montée; courte, mais huit pour cent. Nous rions, mais ne poussons pas! Et rassurez-vous, malgré tout ce qu'elle raconte, la Grande s'en est admirablement tirée.

- Vous pourriez la féliciter, les moqueurs! nous lance Damoiselle.

Les moqueurs sont partis devant et n'ont pas entendu.

Encore un peu de chemin, un petit pont; quelques secondes après, un autre petit pont.

- C'est là que nous allons? demande Damoiselle qui a légèrement ralenti.

- ...Oui, bute le Petit, très étonné.

Il s'est presque arrêté, et s'enquiert auprès de Damoiselle :

- Il t'avait décrit tout le chemin?

Il, c'est moi, bien entendu. Accusation non fondée. Et Damoiselle et moi protestons en choeur :

- Pas du tout!

La Grande est étonnée, elle aussi. Elle se tourne vers Damoiselle :

- Comment as-tu deviné?

- Cette petite rivière capricieuse... et ces arbres qui la bordent tout du long... ils sont tellement curieux...

C'était bien là!

- Vous avez vu la terre? s'exclame soudain Damoiselle, elle est toute violette!

Apparemment, nous sommes surpris tous les trois. Pourtant nous la connaissons bien, cette terre violette. Une terre de cette couleur, je n'en ai jamais vu ailleurs. Mais de même que mes deux amis, j'y suis tellement habitué que j'en ai oublié qu'elle était violette.

- Oui, elle est violette... prononce la Grande, ne sachant visiblement pas quoi dire.

- Elle a toujours été violette... prononce le Petit, ne sachant visiblement pas quoi dire.

Je prononce d'un ton banalement savant, et néanmoins modeste :

- Argiles plastiques et smectiques de l'Yprésien, encore appelé Sparnacien, argiles bariolées avec des teintes lie-de-vin intenses et constituées de kaolinites associées ou non à des montmorillonites.

Le Petit et la Grande se sont tournés vers moi...

Damoiselle observe :

- Je ne savais pas que toi aussi, tu étais géologue.

Je lui réponds avec simplicité :

- Au printemps dernier, lorsque nous sommes venus ici tous les cinq, avec l'Economiste et la Géologue...

- C'est vrai! se souvient la Grande; la Géologue nous a fait tout un cours.

- Et tu t'en souviens encore? s'ébahit le Petit; moi, je ne m'en souviens pas plus que je ne m'en souviendrai demain.

- Je crois que c'est pareil pour moi, approuve la Grande.

Je ris :

- Non, non, ne pensez pas un seul instant que ma mémoire soit à ce point sans faille.

Je poursuis après un temps :

- Hier, j'ai redemandé à la Géologue, et j'ai tout appris par coeur! J'étais bien sûr que vous ne saviez plus rien.

Le Petit intervient négligemment :

- Pour être clair, tu voulais te faire valoir aux yeux de Damoiselle.

Damoiselle rit :

- C'est bien, tu as une bonne note! Cependant, ça n'a pas dû être facile!

Cerné de toutes parts, je bougonne, riant à moitié :

- Pour une fois que je voulais m'amuser...

Le Petit prend un air sérieux :

- Mais on s'amuse, on s'amuse...

Et voilà. A propos, nous sommes arrivés.

Midi commence à se faire sentir. Le soleil qui nous illumine de plus en plus? Bien sûr, mais surtout le contenu de nos sacoches qui se fait de plus en plus présent à nos appétits. Nous déjeunons sur l'herbe, tout près de la petite rivière capricieuse. Pique-nique simple, mais a-t-on vraiment envie d'un repas de grand restaurant lorsqu'on est tout près de la petite rivière capricieuse? Je ne le pense pas, à contempler le visible plaisir qu'ont tous les convives à savourer les simples et habituels concombres, tomates, poulets...

Notre simple et savoureux pique-nique achevé, nous allons flâner à pied, après avoir déposé nos vélos à la grande ferme voisine, ainsi que nous avons coutume de le faire. Un peu de bavardage avec le fermier, fort aimable, qui nous connaît bien. La conversation manque cependant un peu d'attrait, les intérêts du fermier n'ayant rien à voir avec les nôtres. Et pourtant, nous écoutons sans impatience, et avec attention, et je crois qu'il fait de même. Pourquoi? Je ne sais pas. Peut-être parce que, quelle qu'en soit la façon, nous parlons de la vie des hommes.

La flânerie à pied est une vraie flânerie. Nous n'allons nulle part, et nous n'y allons pas vite. Mais a-t-on vraiment envie d'aller voir quelque chose de marquant, un très beau site, honorablement connu, un gros, épais, carré, haut donjon, lorsqu'on a loisir de faire une simple flânerie au bord de la petite rivière capricieuse? Je ne le pense pas, à contempler le visible plaisir qu'ont tous les flâneurs à n'aller nulle part et à ne pas y aller vite.

J'entends souvent, que ce soient les amis de mes parents, que ce soient les amis des parents de mes camarades, parler de tel ou tel plat fameux, de telle ou telle table renommée. Ils n'ont oublié ni le plat, ni la table, ni le donjon. Y avait-il autre chose à se souvenir? Je ne le sais pas, ils n'en ont jamais rien dit.

Et moi, ai-je déjà oublié les concombres, les tomates, les poulets de notre pique-nique? Oublierai-je de même les nulle part où nous mène notre flânerie? Sans doute; certainement. Mais je n'oublierai pas que j'étais ici, avec mes deux amis, avec Damoiselle.

Nous sortons de la grande ferme en longeant son mur. Le mur est encore plus grand que la ferme elle-même. Ce n'est pas possible? Non, ce n'est pas possible. Et pourtant, il est plus grand.

Une grille, une élégante grille d'un beau fer forgé tout roussi de rouille. Elle est bien plantée, solide quoique ajourée. Elle défend l'entrée d'un vaste jardin.

"Je ne défends rien, soupire-t-elle, approchez, voyez, je me suis entre-bâillée pour vous inviter; oui, je sais, mon jardin... il n'y reste plus que des buissons épars, personne ne veut venir les voir... Venez, vous pouvez entrer!"

Nous entrons, avec précaution, la grille est si vieille. Et personne n'ose lui dire que le jardin est ouvert de tous les côtés depuis longtemps, et qu'elle est inutile.

Nous sortons du jardin par le côté, sans faire de bruit, afin que la grille ne remarque pas que notre visite a été courte. Un petit bois. Mais est-ce réellement un bois? De petits arbres rabougris, aux branches noires et tordues, impuissantes à monter vers le ciel. Que font-ils là, à s'accrocher les uns aux autres?

De l'autre côté de la petite rivière capricieuse, dans un pré à l'herbe rase, une mare. Une mare pas très grande, toute ronde. L'herbe du pré est venue s'y baigner par endroits. Un cheval solitaire, à la robe sombre, boit longuement l'eau qui frissonne au vent léger.

Nous flânons maintenant sur le bord de la petite rivière capricieuse. Les arbres tellement curieux qui la bordent des deux côtés tout du long, qu'avait remarqués Damoiselle et qui lui avaient permis de deviner l'endroit où nous allions, semblent se parler par-dessus la rivière, à voix basse, pour que personne ne trouble leur intimité. Comme le jardin, comme le petit bois, sont-ils encore vraiment là? Un tronc, quelques branches sans vigueur en guise de coiffe. Se demandent-ils anxieusement l'un à l'autre combien de temps encore les hommes leur permettront de rester auprès de cette petite rivière capricieuse qui les a abreuvés avec affection, depuis des siècles peut-être?

Nous nous sommes approchés de l'un d'entre eux, qui pousse tout près d'un gué. Il nous a regardés avec ses grands yeux ronds - traces de branches coupées, sans doute - comme pour nous demander du secours. Nous nous sommes regardés, lui et nous, sans rien dire. Que dire?...

Six heures du matin. Je ne me suis pas levé très tôt, et je roule vite pour ne pas manquer l'heure de la traite de la Roussette. Après avoir pris le pain d'deux, j'entre dans l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche. J'entre dans le chemin à vive allure, et freine brusquement en faisant crisser mes freins à l'entrée de la ferme. Devant moi, au beau milieu du chemin, l'envol d'un quadrimoteur dans un fracas épouvantable salue mon coup de frein. Le quadrimoteur doit avoir une avarie aux moteurs, car il peine à prendre l'air, malgré des moteurs tournant à pleine vitesse, si j'en juge par les gémissements aigus que j'entends. Et les haubans probablement distendus paraissent fouetter dangereusement les ailes de l'appareil. A moins que ce ne soit l'inverse, je ne sais pas, car tout cela paraît être en pleine pagaille.

J'entends derrière moi le rire gai de Damoiselle :

- Eh bien, voilà une pauvre poule en pleine panique, damoiseau!

La pauvre poule en question ne tint pas l'air longtemps, et s'abattit sur le chemin dans une volée de plumes, à peine à dix pas de là, titubant sur son train d'atterrissage visiblement mal réglé.

Je réponds sur un ton amusé :

- Ta poule serait plus à sa place dans une casserole que dans la voltige, damoiselle.

- Absolument pas, damoiseau, c'est une pondeuse!

- Eh bien, je crois qu'après son brillant atterrissage, elle te pondra une omelette, damoiselle!

Nous rions, pendant que la pauvre poule, vexée, revient en caquetant bruyamment à la ferme... à pied.

Le lait versé et payé, en or, bien entendu, nous convenons de faire une bonne séance de musique cet après-midi.

De la musique, j'en ai eu dans la matinée! Bouclette et Bouton, accordéon en bandoulière, sont allées fêter un anniversaire chez des amis. Jamais elles n'auraient dû passer nous dire bonjour; les deux petites jumelles et leur petite amie se sont emparées de Bouton, et maintenant, tout le monde valse, les trois petites filles, Bouclette, mon chat et moi. Ne vous y trompez pas; ce n'est pas moi qui valse avec mon chat, c'est la petite amie des deux petites jumelles! Lesquelles valsent ensemble. Et quant à moi, Bouclette me tira par les pieds jusqu'à ce que je fusse à bas du cerisier sur lequel je lisais. J'aurais volontiers suggéré à Bouton de ne pas se fatiguer à jouer avant d'aller à sa fête, mais je savais que c'était peine perdue, Bouton est infatigable.

Schumann, opus 48 no 12. Damoiselle chante; mon Boisselot chante avec elle.

Troisième chant. Il est en deux parties. Damoiselle s'est tue sur la tonique de si bémol majeur, tonalité du chant. Je reste sur l'accord. Et puis, soudain, tout délicat à la main gauche, la bémol, septième diminuée! Je laisse vivre la note. Et... un fa dièse! Un fa dièse? Etrange... Comment l'appeler? La sur-dominante diminuée de si bémol majeur? Je n'ai jamais entendu ce terme. Tant pis, ne l'appelons pas. Mais pourquoi est-il si tendre? Tout doucement, vient un sol dans les beaux graves si pleins du Boisselot. Et ce sol, peut-on aussi l'appeler la sur-dominante de si bémol majeur? Pas plus sans doute. Mais c'est ce sol, avant même de se faire entendre, qui a rendu si tendre le fa dièse, septième de sol majeur. Sol majeur? Eh oui! Modulation. Nous sommes en sol majeur, Damoiselle et moi; ce sol majeur, si plat, ô combien plat, qui me plonge toujours dans l'apathie la plus profonde. Alors, pourquoi est-il si doux, à présent? Je ne sais pas. Demandez à Schumann. Damoiselle a pris appui sur la tierce, la voici tout là-haut sur la dominante, et elle redescend toujours aussi doucement sur une neuvième sans éclat, qui console.

Dimanche, jour du marché, où tout le monde se rencontre. Un peu moins de rencontres que d'habitude, beaucoup de nos camarades sont allés pour quelque temps dans leur famille, cousins, grands-parents... Bavardages sur des sujets imprécis, sans suite; ce sont les vacances...

Après-midi nonchalante. L'Economiste et la Géologue sont venus passer un moment à paresser dans mon jardin. Il fait chaud, et cela n'incite pas aux divertissements énergiques. Même les deux petites jumelles et leur petite amie, d'ordinaire si remuantes, sont allongées sur le gazon et ne poussent des cris aigus que sporadiquement. Et quant à mon chat... n'espérez pas parvenir à le réveiller, ce serait peine perdue.

- Si Bouclette et Bouton viennent nous proposer des sablières quelconques, vous les informerez officiellement que je ne suis pas là! déclare officiellement l'Economiste.

J'en rajoute :

- Si Bouclette et Bouton viennent nous proposer des sablières quelconques, nous leur dirons qu'elles se sont trompées de maison!

- Il me semble qu'il sera assez difficile de les convaincre, lorsque les jumelles et la mangeuse de vers de terre leur sauteront dessus en réclamant des valses, observe la Géologue.

Damoiselle se tourne vers moi :

- Tu n'as qu'à jouer une valse sur ton Boisselot; elles comprendront tout de suite qu'elles se sont trompées de maison.

L'organisation du réseau de défense de notre volonté manifeste de ne rien faire achevée, nous continuons... à ne rien faire. Ce n'est pas foncièrement désagréable.

- Je ne te demanderai pas si cela mérite d'être écrit, puisque tu m'as déjà expliqué que c'était ta vie... commence mon chat.

- Si tu veux me dire que tu n'as rien à me dire...

- Ne sois donc pas si impatient...

- Bien; je t'écoute.

- Je te remercie.

- Parle sans ambages.

- J'allais y venir.

- Va!

- Voici; si j'écrivais mon journal...

- Tu veux écrire ton journal?

- Tu sais bien que je ne peux que miauler.

- Pardon! Je t'écoute.

- Je ne parlerais pas des heures pendant lesquelles je dors; cela endormirait celui qui le lirait.

- Qu'écrirais-tu?

- Je raconterais mes chasses, lorsque la nuit est noire, et que je suis à l'affût.

- C'est ta vie; tu aurais raison de faire ces récits.

- Je laisserais le lecteur en haleine, lui faisant espérer la souris que je guetterais; espoirs tantôt déçus, tantôt satisfaits à moitié...

- Jamais entièrement?

Mon chat remue sa moustache :

- Tu es toujours impatient!

- Pardon! Poursuis!

- C'est bien de cela que je voulais parler.

- De cela?

- Oui; de la souris que je poursuivrais; je t'ai dit que je laisserais le lecteur en haleine.

Mon chat donne un coup de langue à sa moustache :

- Je raconterais comment je m'y prends, je parlerais de mes succès comme de mes échecs, je donnerais des détails, mes sauts, mes courses, mes arrêts brusques; j'inventerais tout ce que je n'aurais pas fait...

- Tu parlerais aussi de ce que tu penserais?

- Ce serait vite fait; je penserais à attraper la souris.

- C'est un peu court.

- Oui, mais l'action serait longue; elle serait variée...

- Si ton action se résume à attraper la souris...

- Oui; mais ce qui compte, c'est la manière.

- Et alors, tu finirais par l'attraper, ta souris?

- Bien sûr; c'est ce qu'attend le lecteur.

- Bon, mais quand tu aurais attrapé ta souris, tu ne la partagerais pas avec le lecteur; lui, il n'aurait rien, c'est toi seul qui en profiterais.

- Le lecteur ne veut que savoir ce qui s'est passé, et comment, c'est tout.

- Mais pour lui, la souris n'aurait même pas existé!

- J'ai déjà entendu des hommes raconter avec beaucoup de détails comment ils avaient joué à la balle; ils n'ont pas mangé la balle, pour autant.

Ce matin, lorsque je suis venu prendre le lait, Damoiselle était tout excitée :

- Mes parents sont rentrés hier soir; ils appelleront aujourd'hui pour me dire quel jour tu pourras venir à la maison!

Je passe une matinée fébrile. Bouclette, qui est venue avec moi faire les commissions, n'est pas arrivée à me suivre lorsque j'ai démarré en trombe.

- Je suis là! m'a-t-elle lancé de loin.

J'ai freiné :

- Oh! je ne me suis pas rendu compte!...

- Tu es si pressé que ça?

- Non, pas du tout, je n'ai rien à faire!

Elle rit :

- Si, tu as les commissions à faire!

- Les commissions?

Elle rit de plus belle :

- Oui, j'ai oublié de te prévenir; nous allons faire les commissions, pour ta mère et pour moi.

Je bougonne :

- Je sais bien que nous allons...

- Tu n'as pas du tout l'air de le savoir!

- Bon, bon; je pensais à mon voyage...

- Tu vas chez Damoiselle?

Elle ajoute, avant que j'aie eu le temps de répondre :

- Tu pars quand?

- Je ne sais pas encore; je le saurai aujourd'hui.

- Tu pars longtemps?

Je plaisante :

- Pour toujours!

Bouclette fait un petit sourire :

- C'est impossible!

- Comment cela, c'est impo...

- C'est à la femme d'habiter chez son mari.

Encore un peu, je m'étalais par terre! Bouclette rit joyeusement :

- Heureusement que je suis là pour t'apprendre les nouvelles du bourg!

Avant que j'aie eu le temps de me demander quoi que ce soit, elle ajoute avec un grand sourire :

- Tu devrais lui annoncer la nouvelle!

Et Bouclette s'en fut, vers la boutique proche.

- Tu parais bien étonné, me miaula mon chat, je te l'avais déjà dit.

Les commissions terminées, je donne un coup de pédale jusque chez Damoiselle.

- Comment as-tu deviné...?

- Que tes parents venaient de t'appeler?

Elle sourit gaiement :

- Nous pouvons y aller quand nous voulons!

- Demain?

- Demain!

Nous allons informer l'oncle et la tante, qui sont dans la cour.

- Alors, vous y allez en train? demande la tante.

- Oui, c'est plus amusant! lui répond Damoiselle.

J'approuve :

- Et plus rapide!

- Ça, c'est pas sûr, conteste l'oncle.

Je précise :

- Deux heures et quarante-sept minutes.

- Je vois que tu as déjà tout calculé! commente l'oncle, avec une moue d'appréciation.

- Vous prenez le train du soir? s'enquiert la tante.

- Oui; je n'en ai pas trouvé d'autre.

- Il y a pourtant un train le matin... commence l'oncle.

- C'est plus long; trois heures et cinq minutes, dix-huit minutes de plus.

- Tu es un véritable indicateur des chemins de fer! sourit la tante.

- Et puis, renchérit la nièce, il faut passer par la capitale; j'y suis allée une fois, cela me suffit amplement!

L'oncle et la tante rient tous les deux.

- Je dois avouer que moi aussi, moins j'y vais, mieux ça vaut!

- Voulez-vous que je vous dépose à la gare? propose l'oncle.

- Tu as une grosse valise? me demande Damoiselle.

- Oh, non!

- Moi non plus; ce n'est pas loin, nous irons à pied, c'est plus amusant!

- Eh bien, dans ce cas, bonne promenade! conclut l'oncle.

- Et chez moi, m'apprend Damoiselle, c'est encore moins loin de la gare.

- Je pense que tes parents viendront vous prendre, note la tante.

- Certainement, approuve sa nièce, ils penseront que nous serons exténués par le long voyage!

Je renchéris, en prenant une voix sérieuse :

- Oh oui, surtout avec deux correspondances!

- Allez, vous dites autant de bêtises l'un que l'autre! conclut de nouveau l'oncle, en souriant.

Au déjeuner, je parle à mes parents de mon départ pour le lendemain.

- Tu pars longtemps? me demande mon père.

Et si je lui répondais "Pour toujours!" comme à Bouclette? Non, non; soyons sérieux. Voici donc la réponse sérieuse :

- Je ne sais pas.

Mon père a levé la tête :

- Tu ne sais pas?

Il paraît tellement abasourdi que j'ai eu de la peine à m'empêcher de rire. D'où, deuxième réponse sérieuse :

- Quelques jours, je suppose.

- Ah, quelques jours!...

Et comme mon père n'a plus posé de questions, j'en ai déduit qu'il avait été satisfait de ma réponse. Au bout d'un moment, ma mère me demande :

- Tu ne sais pas quand tu reviens?

Elle n'attendait manifestement pas de réponse, car elle a aussitôt ajouté :

- Il ne faut pas abuser de l'hospitalité des parents de ton amie.

Le reste de la conversation s'est noyé dans les généralités.

Rien de particulier à dire sur l'après-midi. Damoiselle étant occupée avec sa tante, je passe mon temps à lire, à écrire, à grappiller des petits pois - et à sucer leurs succulentes gousses, bien sûr.

- Tu viens nous aider?

C'est Bouclette et Bouton qui font de la couture et qui m'appellent à l'aide. Je ne suis pas persuadé qu'elles en aient vraiment besoin, je pense plutôt qu'ayant vu que j'étais seul, elles en ont profité pour m'inviter à leur tenir compagnie... et à leur parler de mon voyage. Un moment plus tard, mon chat arrivait, sautant par la fenêtre.

- Je m'ennuyais, m'a-t-il miaulé, et tu pars demain.

Mardi. Huit heures quatre du soir. Le soleil n'est plus là depuis plus d'une demi-heure. Il fait de plus en plus sombre. Notre train vient de partir.

- Nous sommes partis... prononce doucement ma Damoiselle.

Je répète, comme en écho :

- Nous sommes partis...

Nous n'avons rien dit jusqu'au village effondré. Correspondance. L'autorail démarre. Les toutes dernières lueurs du jour n'éclairent plus guère le petit bois qui cache le petit aérodrome.

- C'est ici!

Damoiselle m'a montré le petit bois dont elle a deviné la sombre masse. L'autorail a dépassé le petit bois. Damoiselle paraît chercher quelque chose dans le ciel qui se peint encore d'une faible lumière du côté où le soleil s'est couché. J'explique :

- Les planeurs ne peuvent plus voler; la nuit, il n'y a plus de courants ascendants.

- Ah oui! C'est l'air chaud qui monte, et le soleil ne chauffe plus la terre.

- C'est Monte-là-haut qui t'a dit ça?

- Non; il m'arrive d'aller à l'école.

L'autorail continue sa route. Les traces de lumière ont disparu, d'autant plus que des collines montent devant l'horizon du couchant.

Nous arrivons sur la voie qui vient de la capitale. Nos deux voies se confondent.

- Tu as étudié tout le parcours, observe Damoiselle.

- J'ai regardé sur les cartes de la Géologue; avec elle, on n'en manque pas; c'est fort commode.

- Elle est vraiment très savante; elle veut devenir géologue?

- Oui; 55 de géologie.

Damoiselle réfléchit :

- Elle doit savoir d'avance comment sont les endroits où elle va; c'est extraordinaire!

- C'est vrai; nous aurions dû lui demander quels sont les terrains chez toi.

- Oui; nous lui demanderons au retour.

Cependant, l'autorail a freiné, et nous voici dans la ville qui est sur le fleuve qui passe entre la capitale et la ville de Damoiselle.

Je plaisante :

- Nous voici donc complètement abandonnés!

Elle fait mine de ne prêter aucune attention à ma plaisanterie :

- Et dans combien de temps arrive le train qui vient de la capitale pour aller chez moi?

Je ris :

- Tu as trop bonne mémoire!

Elle rit de même :

- Oui!

Soudain, elle paraît se perdre dans ses pensées. Elle s'est tournée vers moi :

- Je n'ai pas oublié ce que nous avons dit sur le pont en dos d'âne.

Je lui ai pris la main :

- Moi non plus, je n'ai pas oublié.

Nous n'avons pas dû bouger pendant un bon moment, car, une grosse voix :

- Ce train ne va pas plus loin! Correspondance dans cinq minutes!

L'homme à la casquette aux armes du chemin de fer qui passait sur le quai s'est éloigné après nous avoir avertis.

Nous bondissons, et vite, sur le quai de départ.

- Ce n'est plus la peine de me dire à quelle heure il part! rit Damoiselle.

Halètement de la locomotive. Nuage de fumée. Grincement de freins. Hoquet de l'arrêt. Le train nous invite à monter. Nous montons.

Le conducteur de la locomotive ferait-il, lui aussi, son premier voyage? On pourrait le croire, à la façon dont il conduit sa machine. Démarrage en quatre temps. Premier temps. Hésitation prolongée; le train fait semblant d'avancer. Deuxième temps. Les roues de la locomotive, soudain livrées à elles-mêmes, partent toutes seules à une vitesse folle, le train restant absolument immobile. L'hélice du Petit n'est rien à côté de ces roues affolées et de cette chaudière lancée à toute vapeur! Troisième temps. Violentes secousses menaçant de réduire les wagons en miettes. Quatrième temps. Le train part. Enfin! Sans oublier les rails, creusés par les roues qui patinaient sans pitié!

Plus que quatre stations, sans correspondances, et nous serons sur place. La nuit est toute noire, la lune a oublié de venir, pourtant, nous pouvons distinguer, à la lueur scintillante des innombrables étoiles, le miroitement qui nous révèle le fleuve qui va maintenant nous accompagner jusque chez ma Damoiselle.

Le train s'est immobilisé en plusieurs fois, chacun des wagons ayant fraternellement tamponné celui qui le précède. Dernière secousse. Les wagons ont hésité sur ce qu'il y avait à faire. Fallait-il revenir en arrière? Non, apparemment pas. Alors, restons là.

Sur le quai, un peu à l'écart, j'aperçois une femme qui fait des grands signes dans notre direction. Le portrait féminin de notre fermier, oncle de ma Damoiselle. A ses côtés, se tient, droit, un homme à l'aspect sérieux, que peu de choses semblent capables de dérider. Ce n'est certes pas de lui que Damoiselle tient ses facultés de joyeuses plaisanteries, mais, à y regarder de plus près, ses plaisanteries étaient rarement privées d'une pensée, comment dirais-je, qui n'était pas neutre.

Accueil bienveillant de la mère; affable, mais réservé, du père. La mère espère que je sois celui qu'a dû lui présenter sa fille; le père attend de savoir par lui-même qui je suis.

Petit déjeuner. Très bon. Avec du beurre. Il y avait aussi autre chose que du beurre, mais ce n'était pas très facile à trouver. Le père de Damoiselle est pressé d'aller à un rendez-vous, et ne parle pas de grand chose. "Nous nous verrons au déjeuner!" dit-il. La mère de Damoiselle ne me pose pas de questions. Enfin, pas trop, des questions banales sur mes occupations ordinaires, mes goûts, l'école, bien sûr... Du reste, je dirais plutôt qu'elle ne sait pas trop quelles questions me poser, et, peut-être, qu'elle ne cherche pas particulièrement à le savoir.

Le petit déjeuner terminé, nous sortons, Damoiselle et moi, faire quelques pas dans la ville. La rue où se trouve sa maison passe vraiment sous... un horloge. C'est très curieux. Si on regarde vers l'horloge, on n'a pas la sensation d'être dans une rue, mais dans la cour d'une grande maison; d'autant que la cathédrale ferme la vue de l'autre côté de la rue.

- C'est vrai, c'est ce que nous ressentons tous; ici, nous sommes chez nous, et quand nous quittons la rue de notre horloge, nous disons que nous allons en ville.

Damoiselle a parlé d'un ton passionné. Je ne peux m'empêcher de remarquer :

- Pourtant, il y a beaucoup de boutiques, les gens qui y viennent n'habitent-ils que dans ta rue?

- Nous avons des voisins, ils viennent quand ils veulent.

La rue, aux larges trottoirs, est assez étroite.

- Il passe très peu d'autos, ici; les avenues plus larges sont ailleurs, m'explique Damoiselle.

Je note les belles grandes pierres qui pavent la rue.

- La rue est très ancienne, les pavés le sont aussi, m'apprend-elle.

D'où vient donc cette bonne odeur de café?

- Tu ne vois pas, là, en face de toi?

- Ah oui! C'est une brûlerie?

- Oui, elle s'est ouverte quand j'avais quatre ans, et depuis, nous ne prenons notre café que chez eux; moi, je n'en bois pas, je n'aime pas beaucoup le café, mais tout le monde ici le trouve très très bon.

- Je n'aime pas beaucoup le café, moi non plus; par contre, la boutique près de ta maison...!

Elle rit :

- Oui, oui, je suis comme toi; le chocolatier! Il est...

Elle s'interrompt vivement :

- Viens!

Des chocolats partout! Et comme ils paraissent bons! J'en goûte un de chaque. Enfin, pas tous, malheureusement.

- N'est-ce pas qu'ils sont bons? me lance-t-elle, la bouche pleine.

Nous partons.

- Allons prendre des gâteaux pour midi!

J'approuve sans hésitation :

- Ils sont aussi bons que les chocolats?

- Tu verras!

Ce que j'ai vu a déjà été suffisant pour me convaincre. Tout près de l'horloge, une élégante pâtisserie, avec salon de thé. Et de la crème, et de la crème... partout! Je veux dire sur les gâteaux, bien sûr!

- Vous aimez la crème, par ici!

Elle rit :

- Et le beurre!...

- Ça, je l'ai remarqué.

- Que veux-tu? Personne n'a jamais su ici comment on pouvait manger sans beurre.

Je plaisante :

- Sur tout?

Elle répond sans hésiter :

- Sur tout!

Nous repartons vers la cathédrale. La rue est pleine de ménagères qui sont allées aux commissions. Des enfants, sortis avec leur mère, et qui s'ennuieraient dans les boutiques, sont là, assis sur une marche près du seuil, et attendent patiemment...

Derrière la cathédrale, probablement très jolie, des petites rues tortueuses, des vieilles maisons à colombage, d'autres à encorbellement. Un peu plus loin, une église, une haute, haute église.

- Une abbatiale, m'apprend Damoiselle.

Sans doute. Mais ce n'est pas le nom qui m'a émerveillé. C'est l'élan de la pierre qui monte au ciel. Nous entrons. Ce ne sont pas des piliers qui portent l'église, c'est une futaie, une futaie de pierre. Touche-t-elle le ciel?

En revenant, nous avons croisé sur le chemin une fillette portant le pain qu'elle vient d'acheter. Auprès d'elle, son petit frère, je pense, marche avec hésitation sur les gros pavés. Il n'a rien à craindre, sa grande soeur le tient fermement par la main, attentive à chacun de ses pas.

Déjeuner. Un plat délicieux, un plat onctueux, parfumé; une spécialité de la région. Du cabillaud à la crème accompagné de crevettes grises baignant dans une sauce au cidre!

- Moi aussi, je préfère l'abbatiale, m'approuve le père de Damoiselle, après avoir écouté sans m'interrompre le récit de ma promenade.

Il ajoute, après un temps :

- Elle ne se perd pas en fantaisie...

Les points de suspension rendent à peine la longueur du dense silence qui a suivi. Silence au cours duquel j'ai nettement entendu : "...contrairement à tant d'autres..." avec de nouveau des points de suspension. D'autres abbatiales, penserez-vous? Pensez toujours... avec de nouveau des points de suspension.

L'après-midi, nous allons, ma Damoiselle et moi, flâner à travers la ville. Passés sous l'horloge, nous arrivons à une large rue. Damoiselle m'indique une grande place, à environ trois cents pas :

- C'est la place du marché; il s'y trouvait une église, qui a été détruite il y a un peu plus de cent cinquante ans.

Elle ajoute, avec un air mystérieux :

- C'est là que nous dînons ce soir.

Je cherche à deviner. Elle sourit :

- Ne cherche pas; tu peux deviner un peu, mais pas tout!

- Bon, bon; comme tu n'as pas parlé de gens à voir, c'est donc un restaurant.

- Jusque-là, c'est facile.

- Pas du tout; sinon, où serait mon mérite?

Nous rions. Je reprends :

- Bon, comme nous aimons autant les pique-niques que les restaurants...

- Et même davantage...

- J'en déduis donc qu'il s'agit d'un restaurant ayant une particularité.

- Oui, et même très particulière.

- Un plat?

- Oui, mais ce n'est pas ça.

Je réfléchis, longuement :

- Tu m'as montré beaucoup de choses anciennes ici; il est dans une maison ancienne.

- Oui, mais ça ne suffit pas.

- Le restaurant, lui aussi, est ancien.

Elle hésite :

- Oui...

- Ça ne suffit toujours pas.

- Presque, mais pas tout à fait.

Je réfléchis encore :

- Allez, soyons beau joueur, j'abandonne!

Elle rit :

- Nous verrons...

- Nous verrons?

- Nous verrons si tu as vraiment abandonné.

Je prends moi aussi un air mystérieux :

- Eh bien! nous verrons...

Nous nous regardons, avec nos airs mystérieux.

La promenade continue. Nous marchons le long du fleuve.

- Tu vois la colline devant toi?

- Oui.

- C'est là que nous allons.

- Je pense que de là-haut on doit bien voir le fleuve.

- Oui, le fleuve, la ville et le port.

- Le port? Ah, oui! mon père m'en a parlé; c'est un port très important.

- Autrefois, c'était le premier port de tout le pays; aujourd'hui, il est encore le quatrième, m'apprend Damoiselle.

- Tu es très au fait...

- Mon père a ses bureaux commerciaux au port.

- Quelles sortes de marchandises...?

- Primeurs, agrumes... Autrefois, c'était de la houille, du pétrole...

- Tu crois qu'il me faudrait le visiter? Mon père me l'a conseillé, mais...

Damoiselle fait la moue :

- Moi, j'y suis déjà allée, bien sûr; je me suis ennuyée.

Elle poursuit, avec un geste vers la colline :

- De là-haut, nous le verrons bien mieux!

- Je n'en doute pas un seul instant!

Nous rions... et en route!

Une heure plus tard, nous sommes au sommet de la colline. Le soleil, devant nous, un peu sur notre gauche, fait briller le fleuve qui s'en va au loin, vers la mer.

- Oh, on voit loin d'ici!

- On peut voir à une cinquantaine de kilomètres, me répond Damoiselle.

- Et la mer?

- Environ deux fois plus loin.

- Dommage... On aurait pu la voir.

- S'il n'y avait pas les collines tout au long du fleuve, on pourrait voir le haut des falaises du bord de mer.

- Dommage...

Je reste rêveur :

- Ça va vite, un navire?

- Environ dix noeuds.

- Ça fait dix-huit kilomètres et demi à l'heure.

Damoiselle m'observe. Je prends un air détaché :

- Il m'arrive d'aller à l'école.

J'ajoute sur le même ton :

- Soit cinq heures et demie de trajet.

Elle rit :

- En coupant par les falaises?

Me voici interloqué. Je réfléchis à toute vapeur :

- Oh! si on veut vraiment suivre tous les méandres...

- Allez, tu t'es bien rattrapé! Il faut presque le double du temps...

Elle s'interrompt un instant :

- Voudrais-tu voir la mer?

Je m'étonne :

- Puisqu'elle est trop loin...

- Il n'y a qu'à lui dire de s'approcher.

La plaisanterie est plaisante; j'emboîte. Tourné vers la mer, j'ouvre large les bras et, sur un ton d'incantation :

           Mer vaste si lointaine
           A notre rendez-vous
           Viens à travers la plaine
           Pour parler avec nous!


Damoiselle me transmet aussitôt la réponse de la mer :

           Non! Mais moi, je vous reçois
           A huit heures trente-trois!


Je prends l'air assuré du savant :

- C'est l'heure de la marée, bien évidemment!

Damoiselle prend l'air du 55 apitoyé :

- Mais non; c'est l'heure d'arrivée du train, bien évidemment!

Là, je suis un peu perdu :

- La mer prend le train?

- Non, c'est nous qui prenons le train.

Je réfléchis. Trouvé! Je fais mine d'avoir compris dès le début :

- Je préfère prendre le bateau.

- Tu ne passeras jamais; la marée monte.

Je prends une voix lamentable :

- Je ne verrai jamais la mer!

Damoiselle prend une voix consolatrice :

- Mais si, tu la verras, la mer!

J'aperçois une lueur d'espoir :

- Comment?

- J'ai une tante qui habite au bord de la mer...

- Sauvé! Je verrai...

- Il faut d'abord que j'en parle à mes parents et à ma tante.

Je prends un air piteux :

- Et tu crois...?

- Nous verrons tout à l'heure.

Cependant, je regarde le port :

- Il est immense, ton port!

- Surtout pour un port sur un fleuve.

- Oh, les grues! on dirait une forêt! Combien y en a-t-il donc?

- Oh! il y en a bien une centaine.

- Ça fait de grands arbres!

- Trente mètres de haut.

Dans le port, des bateaux, des gros navires, au moins une cinquantaine. Je demande :

- Il y a toujours tellement de bateaux?

- Oui; quelquefois un peu moins.

- Ils sont très grands.

- Ils mesurent cent à deux cent cinquante mètres de long.

- Tellement?

- Ils naviguent sur l'océan.

Nous restons un bon moment à regarder.

- Tiens, un navire qui s'en va!

- Il profite de la marée descendante, me répond Damoiselle.

- Mais nous ne sommes pas en mer!

- Non, mais la marée monte jusqu'ici; aujourd'hui, le niveau a monté de deux mètres à midi.

- Et tu sais tout ça?...

Damoiselle sourit :

- A la maison nous avons l'annuaire des marées; mon père en a toujours besoin, et moi je le regarde parfois.

Nous restons encore un peu, puis :

- Il est temps de rentrer; mes parents nous attendent pour le dîner.

- Au restaurant mystérieux?

- Au restaurant mystérieux.

Et nous repartons.

Le père de Damoiselle vient de rentrer, du port, probablement.

- Nous sommes prêts? demande-t-il sans préambule.

Nous sommes prêts, et nous sortons dîner... au restaurant mystérieux.

Sur la gauche de la place, une vieille maison à pans de bois. Le restaurant, de plain-pied, est à l'intérieur de la maison. Comment cela? me direz-vous, tous les restaurants sont à l'intérieur d'une maison! Ou alors, est-ce tout simplement pour dire qu'il n'est pas en terrasse? C'est vrai, il n'est pas en terrasse. Mais ce n'est pas ce que je voulais dire. D'ordinaire, une maison est faite pour qu'on y habite, un restaurant, pour qu'on s'y restaure. Et ce que je veux dire, c'est que dans ce restaurant-ci, on a le sentiment d'être dans une maison.

Pourquoi? je ne saurais même pas le préciser. Est-ce l'accueil? Pas particulièrement. L'accueil est banal. Est-ce la décoration? Elle est recherchée, des boiseries, une vaisselle de prix. La maison elle-même? Ce n'est pas seulement qu'elle soit ancienne, j'apprends que le restaurant est le plus ancien de tout le pays. Mais non. J'ai beau regarder la maison, je ne vois rien qui me fasse penser que je suis dans un endroit où l'on habite. Me suis-je donc trompé? Damoiselle paraît suivre mon regard et ma pensée. J'ai la sensation qu'elle attend. Quoi? J'ai le sentiment de ne pas avoir cherché là où il fallait.

Soudain, j'entends... Je ne... C'est comme lorsque nous sommes, ma Damoiselle et moi, devant une oeuvre de Schumann. Soudain, Schumann se met à parler. Il dit ce qu'il n'a pas écrit, pensant que les hommes sauront trouver. Et d'après ce qu'il nous dit souvent, les hommes ne comprennent que ce qu'ils veulent. J'en ai déjà parlé à propos des triples croches de l'opus 48 no 10. Et ici, dans ce restaurant, qu'entends-je? Une voix muette, venue de je ne sais où, de la salle, de nulle part, mais d'ici. "Tous viennent manger dans le plus vieux restaurant du pays; vous deux, vous cherchez à vivre, partout!" Damoiselle vient de me sourire. Elle sait maintenant que j'ai entendu.

Le canard au sang, spécialité séculaire du restaurant, était excellent, bien qu'il ne m'ait pas plu. Damoiselle a parlé de notre voyage au bord de la mer, ses parents n'ont pas eu de réticences.

Ce matin, Damoiselle me donne l'accord de sa tante, et moi, j'appelle mes parents pour les prévenir de mon voyage au bord de la mer. Ma mère m'a recommandé la plus grande prudence si je me baignais - les détails de la recommandation sont trop longs à écrire, surtout pour la bonne raison que je ne les ai pas écoutés. Mon père m'a demandé si j'avais visité le port. Je lui ai parlé de ce que j'avais vu du haut de la colline. Il a paru très satisfait.

Aujourd'hui, nous allons, Damoiselle et moi, faire une grande promenade à vélo sur les bords du fleuve, en direction de la mer. Demain, la mer elle-même. Je n'ai pas besoin de consulter les horaires des trains, Damoiselle les connaît. Ce n'est pas la première fois qu'elle y va.

- Tu as préparé un pique-nique?

- Point n'est besoin! me répond Damoiselle.

Je m'inquiète :

- Alors, dure faim allons souffrir!

- Que nenni; saint-pierre allons savourer!

Je m'inquiète :

- Pêcher, devrons-nous?

- Point n'est besoin; aux cuisines saint-pierre attend!

Je m'inquiète :

- Tout froid saint-pierre sera!

Damoiselle rit :

- Le cuisinier du restaurant de ma tante ne le préparera que lorsque nous serons à table!

Je ne m'inquiète plus :

- Et j'adore le saint-pierre!

- Je sais, tu l'as dit.

- Je te l'ai dit?

- Non, pas toi; quand j'ai parlé de saint-pierre devant Bouclette, elle m'a tout de suite déclaré que tu adorais ça!

- Hé!... Elle a des qualités, cette Bouclette.

Et nous voilà partis.

Nous longeons le fleuve, qui coule majestueusement sur notre gauche, pour sortir de la ville. A peine sortis, nous passons devant le port, et sa vaste forêt de grues. Du haut de la colline, j'avais bien vu qu'elles n'étaient pas immobiles, mais, de tout près... J'en ai ralenti pour mieux les voir :

- Quelle effervescence!...

- C'est comme ça toute la journée, m'apprend Damoiselle; il faut vite charger et décharger les bateaux, le temps coûte cher.

- Elles sont très près les unes des autres, ces grues; elles ne se heurtent jamais?

- Si, malheureusement, cela arrive; c'est très difficile à éviter, seuls les bons grutiers y parviennent, et ceux-là, on y tient.

- C'est grave, il y a de la casse?

- Pas trop souvent; en général, ce ne sont que des accrochages sans gravité; mais c'est du temps perdu.

Je complète en souriant :

- Et le temps coûte cher.

Elle approuve, mais sans sourire :

- Quelquefois, cela coûte à mon père.

Je baisse la tête :

- Je suis bête...

Là, elle me fait un grand sourire :

- Moi aussi, je dis souvent des bêtises; c'est difficile de se rendre compte de ce qu'on ne connaît pas.

- J'aurais dû...

- C'est moi qui aurais dû t'expliquer...

Je souris :

- Moi aussi, je dis souvent des bêtises...

Et nous rions joyeusement!

Nous voilà repartis.

Nous sortons de la ville par la grand route... et par une grand côte! Il faut appuyer sur les pédales. Trois quarts d'heure plus tard, nous quittons la grand route pour prendre un chemin plus agréable, une petite route - elle descend, elle! - qui passe à travers prés, où se promènent des vaches tachetées de roux aux jambes grêles. Elles ne sont vraiment pas belles...

- Elles ne sont peut-être pas belles, mais ce sont celles-là qui donnent le lait, le beurre et la crème des si bons gâteaux de mon pâtissier, me corrige en souriant Damoiselle.

Nous roulons maintenant le long du fleuve. Je remarque :

- Il n'y a pas beaucoup de ponts, par ici.

- Il n'y en a même pas du tout; sinon, comment feraient les navires?

- Et... pour traverser?

Elle me désigne un petit bateau amarré à la rive opposée :

- Toutes les demi-heures, il permet de traverser.

- Oui, c'est commode... Mais alors, il n'y a pas un seul pont jusqu'à la mer?

- Non, pas un seul.

- Ça, c'est beaucoup moins commode!

Nous roulons, sans hâte.

- C'est curieux, ces petits bouillonnements qui nous suivent... et même qui nous dépassent.

- C'est la marée qui remonte, m'explique Damoiselle.

- Elle va vite; elle va plus vite que le fleuve.

- Quinze noeuds contre cinq.

Je fais une moue d'appréciation. Elle poursuit :

- La marée sera au plus haut vers midi et demi, lorsque nous serons chez ma tante.

- Devant un savoureux saint-pierre!

Elle rit :

- Gourmand!...

Nous roulons, sans hâte. Au loin, au pied d'une grande colline, de l'autre côté du fleuve, un village.

- C'est le village de ma tante, m'apprend Damoiselle.

- Je suppose qu'un petit bateau sera là pour nous faire traverser.

- Oui, mais il est un peu plus grand que celui que tu viens de voir et qui ne sert qu'à passer à pied; sur celui-ci, on peut même faire passer une vache.

- Une vache! Les vaches prennent les bateaux?

Damoiselle me répond très simplement :

- C'est très rare; d'ordinaire elles traversent à la nage, avec le fermier sur leur dos.

Je fais face :

- Ce n'est pas très commode; selon que la marée monte ou descend, elles ne doivent pas arriver dans le même pré.

Ma Damoiselle ne se laisse pas facilement surprendre :

- C'est au contraire très commode; c'est ainsi que le fermier fait changer de pré sa vache lorsque l'herbe commence à manquer.

Je fais mine d'avoir parfaitement compris :

- Le fermier consulte donc l'annuaire des marées tous les matins à six heures après la traite.

Je fais un signe de tête admiratif :

- Vous êtes vraiment très bien organisés, par ici!

Damoiselle, tout aussi simplement :

- N'est-ce pas?

Et nous continuons de rouler, sans hâte, comme si de rien n'était.

Cependant, le village du saint-pierre s'est rapproché. Je désigne un bateau, amarré près d'un panneau marqué "bac" :

- C'est lui?

- C'est lui.

L'homme du bac fait un signe amical à Damoiselle :

- Bonjour fillette! Un passage d'eau pour aller déjeuner chez ta tante!

- Bonjour passeur! lui répond-elle gaiement.

Elle me présente au passeur, et il nous souhaite à tous les deux de bonnes vacances.

Trois passagers sont montés avec nous; tous ici se connaissent. Une dizaine de minutes plus tard, l'un des passagers, après avoir attentivement observé le fleuve dans un sens, puis dans l'autre, a tapé sur l'épaule du passeur, absorbé dans une conversation animée :

- C'est l'heure! Tu mets ton bachot en marche? Il n'y a personne!

Je m'enquiers à voix basse auprès de Damoiselle :

- Pourquoi personne?

Mais le passeur avait l'ouïe fine :

- Il faut plusieurs centaines de mètres à un gros navire pour s'immobiliser; il vaut mieux être prudent!

Le bac s'est éloigné de la rive. Je regarde l'endroit où il doit accoster sur l'autre rive. Ce n'est pas du tout là que va le bateau. Le passeur bavarde et n'a pas l'air de s'en préoccuper le moins du monde.

Je glisse à Damoiselle :

- Mais nous n'allons pas...?

Le passeur a décidément l'ouïe fine :

- Mais si, nous y allions! Et le câble, alors?

Je ne comprends pas très bien. Damoiselle est sur le point de m'expliquer, mais le passeur la devance :

- Le flot nous entraîne, mais... le câble nous ramène!

Je ne comprends toujours pas. Il fait un petit geste vers le bord droit du bateau :

- Regarde à tribord sur la coque!

Damoiselle m'a soufflé :

- A droite!

Je me penche. Un gros câble d'acier torsadé coulisse à l'intérieur d'un support.

- Le filin est fixé aux deux rives, m'apprend le passeur.

J'ai compris. Je tente de me rattraper un peu :

- Oui, bien sûr; et c'est lui qui ramène le bachot!

Le passeur m'a jeté un coup d'oeil, a légèrement souri, et m'a lancé :

- C'est bien, tu t'y connais!

Et nous voici sains et saufs sur l'autre rive!

La tante de Damoiselle nous accueille avec gentillesse. Les quelques questions qu'elle me pose montrent clairement qu'elle sait déjà tout sur moi. Et là, ce n'est pas Bouclette!

Nous restons un bon moment à parler de choses et d'autres, de moi, de Damoiselle, de la vie du village, du restaurant...

L'oncle de Damoiselle s'est arraché à ses fourneaux - c'est lui qui dirige les opérations - pour venir participer à la conversation.

- Il paraît que tu es un fin gastronome! me déclare-t-il.

- Et un grand amateur de saint-pierre! renchérit la tante.

- J'ai dit à mon cuisinier que je m'en occuperais moi-même! affirme l'oncle.

Je ne sais pas trop quoi dire, et tente de m'en tirer avec des protestations de reconnaissance, que je crains être un tant soit peu banales. Mais la tante a coupé court :

- A table!

- Aux cuisines! a ajouté jovialement l'oncle.

Une grande salle claire au premier étage. La baie vitrée va d'un mur à l'autre. La tante nous a réservé la meilleure place, auprès de la grande baie. La maison est presque au bord de l'eau, et le fleuve se voit sur une grande distance des deux côtés, le village étant à l'intérieur de la boucle du méandre.

- Oh, un gros navire!

- Tu en verras beaucoup, commente Damoiselle.

- C'est vrai, étant donné le nombre des navires à quai chez toi...

Et les navires passent et repassent. Je remarque :

- Ils sont plus grands que la maison!

- Tu les as vus, hier.

- Sur l'eau, ils paraissent avoir grandi...

- Sur l'eau... Ah oui! lorsqu'ils sont en train de...

- Oui; de loin, ils sont tout petits, et puis, on a l'impression qu'ils grandissent pour mieux vous étonner. "Nous sommes un gros navire, ne vous y trompez pas; nous transportons de précieuses marchandises!" semblent-ils dire tout en s'approchant.

- Tu as raison; dans le port, ils se vident, et deviennent... plus petits.

Les navires passent et repassent... Ils ne sont pas tout neufs. La mer les a éprouvés. Sur l'un de ceux qui partent vers la mer, un matelot est accoudé à la rambarde; il regarde, les yeux vides, la rive qu'il voit défiler. Combien de fois a-t-il dû passer par là? Les océans, qui font rêver, sont-ils pour lui autre chose que la route qui me mène chaque jour à l'école?

Mais voici apparaître le saint-pierre fièrement servi par l'oncle!

- Je vous ai préparé un saint-pierre comme on le fait traditionnellement dans notre région.

Rien qu'à voir le saint-pierre, je suis d'emblée conquis. Ma Damoiselle qui m'observait eut un sourire rassuré.

L'oncle expose sa recette :

- Sur un lit d'aromates et d'ail écrasé, on dispose les filets de saint-pierre et on les arrose d'un petit vin rosé et de jus de citron; on donne ensuite un petit bouillon et on enfourne pour dix minutes. On prépare la sauce en étuvant les oignons émincés, qu'on arrose de jus de citron, on donne un bouillon et on fait réduire à feu très doux. Pour terminer, on y verse le jaune d'oeuf battu dans la crème, on en nappe les filets, et on sert tout chaud à ses hôtes!

Et l'oncle s'incline avec un grand sourire.

Le filet de saint-pierre fut encore meilleur que je ne l'avais prévu!

Nous repartons dans l'après-midi. Une bonne heure d'une route tranquille qui passe à travers prés et côtoie le fleuve où l'eau court vite vers la mer. La marée basse est à sept heures et demie.

Voici un autre bac.

- C'est celui-là?

Damoiselle rit de ma surprise :

- Il faut bien qu'il soit grand; il porte des autos et des camions.

Nous voici donc sur le... navire. Enfin, il n'est pas aussi grand qu'un vrai navire, mais...

Les tempêtes nous ayant épargnés, nous accostons sans encombre. Les autos et les camions quittent le bac. Tout d'abord un camion, puis toutes les autos, puis le reste des camions. Je m'étonne :

- Pourquoi le premier est-il un camion?

- C'est parce que les autos sont plus rapides, et les camions les gêneraient sur la route étroite, m'explique Damoiselle; alors, les autos passent toutes devant les camions.

- Oui, mais le premier camion?

- L'avant du bateau est étroit, le camion qui s'y trouve doit le dégager.

- Mais alors, il gêne les autos!

- Oui, bien sûr.

- Alors, ça ne sert à rien de faire passer les autos avant les autres camions, puisqu'il suffit d'un seul...

Elle m'interrompt calmement :

- Ça ne sert absolument à rien, la route est étroite et sinueuse sur une très longue distance, et les autos ne peuvent dépasser le premier camion.

- On pourrait demander à celui-ci d'attendre, une fois débarqué, que les autos passent?

- On le pourrait, bien évidemment.

Je reste un moment silencieux :

- Je pense qu'il n'y a rien à ajouter?

- Je le pense aussi.

Et elle écarte les bras en signe d'ironique impuissance.

Cependant, il nous faut maintenant rentrer. La route est encore longue...

- Longue, mais reposante, veut apparemment me rassurer Damoiselle.

- Oui, je sais, vers la fin, ça descend; mais avant, il nous faudra malgré tout pédaler.

- Non, ce sera inutile.

Je flaire un piège :

- Nous rentrons en camion.

- Pas du tout.

Illumination :

- En bateau!

Elle rit :

- Parfaitement! Bien deviné, quoiqu'un peu laborieusement.

Je ris aussi :

- Un gros navire!

- Il ne pourrait accoster ici.

- Alors?

- Un bateau du port qui appartient à mon père.

- Magnifique! Et vraiment reposant.

Deux heures de route, pendant lesquelles je peux admirer les abruptes falaises qui bordent le fleuve.

- C'est curieux, elles sont toutes à l'extérieur des courbes.

- L'eau bute sur les courbes... commence Damoiselle.

Mais je me souviens à temps qu'il m'est arrivé d'aller à l'école :

- ...et elle repousse la terre qui finit par former des collines, tout en laissant des plages à l'intérieur des courbes.

- Félicitations! tu auras une bonne note.

Et, mis en gaieté, nous arrivons au port!

Six heures du matin. Notre train part pour la mer qui nous a invités avant-hier. Parfaitement! La mer a bien dit qu'elle nous recevrait "A huit heures trente-trois!" ainsi que me l'avait transmis Damoiselle. Et c'est justement l'heure à laquelle arrive au bord de la mer le train dans lequel nous sommes.

- Absolument pas! conteste Damoiselle; ce train arrive à huit heures trente-six, et encore, il est à seize kilomètres de la mer.

Je réfléchis :

- Si ce train arrive à trente-six, il y a plusieurs cas.

- Expose! Tu as tout le temps, et cela va agrémenter le voyage.

- Très heureux de te divertir!

- Je t'écoute.

- Voici! Tu t'es trompée d'horaire.

- Comment peux-tu soupçonner pareille chose? s'alarme-t-elle.

- Je te présente mes excuses!

- Je les accepte volontiers; poursuis!

Je poursuis :

- Voici! Sur le quai de la gare d'où nous venons de partir, un panneau, auquel je n'ai pas prêté toute l'attention désirable, annonçait que le train allait, exceptionnellement ce jour, avoir trois minutes de retard sur l'horaire officiellement annoncé par l'indicateur des chemins de fer.

- Non pas! Je me suis informée auprès du Chef de gare, et il m'a assuré qu'aucun retard n'était prévu.

- Quand t'es-tu informée? Peut-être ton information était-elle trop ancienne?

Elle secoue la tête en signe de dénégation :

- Je ne pense pas; c'était l'année dernière au matin du même jour.

- L'information est donc on ne peut plus digne de foi.

- Voilà deux cas écartés; poursuis!

- Voici! Nous nous sommes trompés de train!

Elle précise, afin qu'il n'y ait aucun doute :

- Au moment où nous montions, le conducteur de l'autorail m'a affirmé que nous étions dans le bon train.

- D'où le savait-il?

- Il a vu de l'intérieur de sa cabine les billets que j'avais serrés dans ma valise.

- Irréfutable!

- Heureuse de t'avoir convaincu; poursuis!

- Voici! Il y a une correspondance!

Elle prend un air profondément ébahi :

- Comment le sais-tu?

- Comment veux-tu que je le sache?

- Qu'il y a une correspondance?

- Non, que je le sais?

Elle approuve de la tête :

- C'est juste! D'où nous pouvons conclure avec certitude et sans aucun risque d'erreur, qu'il y a bien une correspondance de neuf minutes à sept heures cinquante-quatre.

- Nous pouvons donc être heureux d'avoir compris qu'il y avait bien une correspondance.

Elle renchérit :

- D'autant plus que si nous ne l'avions pas compris avant l'arrivée à la gare où se place la correspondance, nous l'eussions ratée!

- La gare?

- Non, la correspondance.

Et nous poussons un grand soupir de soulagement!

Cependant, bien que le train ait roulé sans se préoccuper de nos bêtises, il reste encore une bonne heure et demie de voyage. Damoiselle me parle de la ville où nous allons :

- La maison de ma tante se trouve dans une rue qui domine la petite ville.

Elle s'interrompt un instant :

- A vrai dire, il y a deux petites villes qui n'en font qu'une, mais c'est justement ce qu'il ne faut jamais dire; là où habite ma tante, c'est un ancien village de pêcheurs; là où n'habite personne et où il y a beaucoup plus de monde, c'était autrefois un marécage au bord de la mer.

- La ville de ta tante s'est étendue?

- Pas du tout! Mais un beau jour, il y a de cela environ cent cinquante ans, on a décidé qu'il fallait se baigner dans la mer.

- Personne ne s'y baignait auparavant?

- Non; et ceux qui habitent dans la ville de ma tante ne s'y baignent toujours pas, ou alors rarement.

- Pourtant, c'est agréable d'aller se baigner; tu te souviens du petit étang au milieu de la forêt...?

Damoiselle sourit :

- Je m'en souviens parfaitement...

- Cela ne t'avait pas plu?

- Si, beaucoup; d'ailleurs, j'aime bien me baigner.

- Alors, c'est la mer que tu n'aimes pas? Moi, je ne sais pas, c'est la première fois que j'y viens.

- Cela m'arrive de me baigner dans la mer; j'aime bien.

Je ne comprends plus très bien. Elle reprend :

- Tu comprendras lorsque nous irons sur la plage.

Elle fait une pause :

- Quoi qu'il en soit, les gens sont venus de plus en plus nombreux; on ne se baignait pas vraiment, on restait un petit moment sur la plage, et on s'en allait chez soi.

- Ces gens habitaient là?

- Non, pas tout le temps; de temps en temps, quelques jours.

- Il y avait des auberges? Tu m'as dit que c'était un marécage.

- On a construit des maisons, de belles maisons.

- Pour quelques jours?

- Pour quelques jours.

Je ne dis rien. Elle poursuit :

- Comme ces gens allaient assez peu au bord de la mer...

- ...qu'ils étaient venus voir...

Damoiselle me fait un léger sourire complice, puis :

- ...on a construit des endroits pour les distraire.

- S'ils s'ennuyaient, pourquoi venaient-ils?

- Pour se distraire, voyons!

- Je suis bête! Continue!

Damoiselle continue :

- Quoi qu'il en soit, ces gens, riches, étaient en petit nombre; il y a quatorze ans, on a permis à ceux, plus pauvres, qui travaillaient l'année durant, de faire librement ce qui leur plaisait, dans la limite de leurs moyens, bien entendu.

- Cela faisait déjà plus de monde!

- Oui; il en venait de partout, la plage était pleine.

- Quelques jours?

- Non, tout le temps.

Je m'étonne :

- Je ne comprends plus très bien; on ne peut rester sur une plage tout le temps!

- Tu comprendras lorsque nous irons sur la plage.

- Bien, bien, je prends patience; mais tu m'as expliqué qu'il ne fallait pas dire que les deux petites villes n'en faisaient qu'une.

- L'une des villes se distrait, l'autre travaille.

A part ça, le voyage se fait sans rien de notable à noter. Des prés, des prés, des vaches, des vaches... Des collines, des rivières. Et puis, et puis... douze arrêts! L'autorail n'a pas manqué une seule gare du parcours. Quelle conscience!

Nous changeons de train. Six arrêts. Et le nouvel autorail ne les manque pas non plus! Je crois que nous voilà sur place, car j'entends des cris perçants de bienvenue. Des petits enfants, il me semble. Nous sommes attendus. Mais... comme c'est curieux!... nous ne sommes pas encore entrés en gare. Damoiselle rit, tout en me montrant le ciel :

- Regarde! Ce sont les mouettes!

Des mouettes? Oui, ce sont bien des mouettes. Je les connais, j'en vois quelquefois au-dessus des champs de mon petit bourg. Je sais qu'elles viennent de la mer. Et certains jours, par bon vent, je sens même l'odeur de la mer. Mais chez moi, elles ne crient pas de la sorte. Et l'odeur de la mer, chez moi, ne ressemble que de très loin à l'odeur forte, pénétrante que je sens ici.

Le train s'est arrêté. Cette fois-ci, nous sommes bel et bien sur place, car j'aperçois de grands signes de bienvenue. Ce sont la tante, l'oncle et le cousin de Damoiselle qui sont venus nous attendre.

Embrassades, pour Damoiselle. La tante me souhaite la bienvenue avec un regard qui ne sait où se fixer. L'oncle me souhaite la bienvenue avec un sourire qui ne se départ pas d'une longue et parfaite stabilité. Le cousin - il a six ans de plus que moi, m'a appris Damoiselle lorsque nous étions dans le train - me serre vigoureusement la main. "Ça va?" me demande-t-il; et sans attendre de réponse : "Content de te voir!"

La tante revient à des choses plus essentielles :

- Votre petit déjeuner est loin, et le voyage a dû être fatigant!

Et, sans attendre de réponse :

- Allons-y! Je vous ai préparé un bon bol de lait, et des tartines avec du beurre.

Nous allons. J'aime bien le lait, j'aime bien le beurre. Je bois volontiers du lait avec mon chocolat le matin. Mais je dois avouer qu'ici... cela dépasse mes capacités, si j'ose dire. Bon, il a bien fallu prendre ce qu'on m'a donné. Je n'en ai pas redemandé. Mais Damoiselle... Et que je reprends du beurre, et que je savoure la crème!... Quand je serai marié avec elle, j'achèterai une vache!

Nous restons un bon moment à parler avec les parents. Le cousin s'est éclipsé. La conversation reprenant les thèmes habituels, je ne la noterai pas. La conversation a langui. Le cousin est revenu.

- Vous venez découvrir les beautés du paysage? nous demande-t-il abruptement.

Damoiselle connaissant les beautés du paysage, c'est donc à moi que s'adresse la question. Je remercie :

- Cela nous fera un grand plaisir, à ta cousine et à moi.

Il me regarde avec un brin de curiosité :

- Tu es futé, toi!

Il ajoute, un tantet ironique :

- Eh bien, allons faire découvrir les beautés du paysage à ma cousine!

De la fenêtre du salon où nous sommes, je vois la plage et la mer. Au milieu de la plage, une piscine. Je demande d'un ton banal au cousin :

- La mer est si peu profonde?

Le cousin fait des efforts pour comprendre. Je poursuis :

- Pour pouvoir nager, il a fallu construire une piscine?

Il rit franchement :

- Tu es futé, toi!

Puis, il ajoute :

- C'est pour les enfants; certains parents ont peur que la mer soit dangereuse, et quant aux enfants, ils aiment bien la piscine où ils peuvent s'amuser avec le plongeoir, les jeux...

Il prend un petit temps :

- Et puis, dans la piscine, l'eau est salée; on peut se croire en mer!

Je marmonne une banalité. Damoiselle m'a jeté un rapide coup d'oeil. J'ai eu le temps de voir qu'elle avait retenu un rire. Elle a certainement eu le temps de voir que j'en avais fait autant.

La piscine pleine de mer n'était pas la seule chose ici qu'on ne pouvait voir ailleurs. Il y avait un tennis...

- Une promenade sur le rocher pour découvrir les beautés du paysage? propose le cousin.

Nous partons par les rues étroites de la petite ville où habite la tante. Des maisons calmes, qui donnent l'impression de pouvoir être accueillantes, mais seulement si on est d'ici. Lorsque nous étions sortis de la gare, située dans l'autre petite ville, j'avais eu une impression différente; celle d'une ville vide. Mais je m'étais dit que la grande place morne, qui paraissait attachée à la gare et de laquelle on avait l'impression de ne pouvoir sortir nulle part, en était la cause. Pourtant, des rues, des larges rues sortaient de la place de la gare, des rues où il n'était apparemment pas défendu d'aller. Ces rues étaient larges, et si l'une ne ressemblait qu'à une ordinaire route de traversée, l'autre allait très visiblement au coeur de la ville, coeur que je pouvais fort bien distinguer. Mais ici, dans ces petites rues aux fenêtres décorées de rideaux de dentelle ajourée, rideaux de simple coton au demeurant, j'ai compris pourquoi il ne fallait pas dire que les deux petites villes n'en faisaient qu'une. Celle de la tante travaillait, avait dit Damoiselle; l'autre, où se trouvait la gare, se distrayait. Sans doute, mais où étaient donc ces distractions? La large rue dont je viens de parler, venant de la place de la gare et allant au coeur de la ville, était aussi morne que la place de la gare. Je crois bien que j'ajouterais à ce qu'avait dit Damoiselle que la petite ville où je me trouvais était éveillée, et que l'autre dormait.

Cependant, à force de marcher, même en pensant, on finit par arriver quelque part. Je dis cela parce qu'avec lesdites pensées, je crois que j'ai été un peu distrait. Par bonheur, le cousin faisant la conversation et Damoiselle répondant à ma place, tout s'est bien passé. Et une fois revenu de mes pensées, je m'étends sur les beautés du paysage. Le cousin est fort content. Ceci dit, le paysage en question me plaît beaucoup. Est-ce parce que je n'ai jamais vu la mer auparavant, sinon en images? Est-ce seulement pour cela? Il ne me semble pas. Il m'est très difficile de décrire ce que je ressens. Je regrette presque que mon chat ne soit pas là pour m'aider. Est-ce tellement stupide de dire une chose pareille? Peut-être. Je peux simplement ajouter que mon chat ne s'exprime pas avec des mots, et que moi, ce sont les mots qui me manquent.

Essayons malgré tout. Que vois-je? De l'eau, bien sûr, parsemée de la petite mousse que font les vagues, pas très hautes. Le ciel, bleu, le même que je pourrais voir dans mon petit bourg. Les mouettes, qui volent, chacune pour soi, tantôt haut, tantôt bas, cherchant sans doute de la nourriture. Au loin, derrière la mer, je vois quelque chose, qui ne ressemble pas à un navire et qui, pourtant, en devient un peu à peu, qui sort des profondeurs de la mer. Oui, je sais, 114 le 55 de géographie, la terre est une sphère, et donc... Ce n'est pas la peine d'écrire la suite, et d'ailleurs, mon chat ne la comprendrait pas. A propos, heureusement que je ne suis pas sur mon cerisier, sinon... Bien, la terre est une sphère, mais je ne le vois pas. Je vois un navire sortir de la mer. Bien, la mer, c'est de l'eau, mais je ne le vois pas. Et puis là-bas, à l'horizon, je ne sais plus où est la mer, où est le ciel, où est le navire. Je crois que je n'ai rien réussi à décrire de ce que je ressens. Peut-être mon chat me comprendra-t-il? Je l'espère...

- Tu vois la ville, au fond? me demande le cousin.

- Là-bas, à droite, dans la brume?

- Oui, c'est le port; c'est là que débouche le fleuve qui passe chez ma cousine.

Je regarde, sans trop savoir quoi regarder. Le cousin reprend :

- C'est la première fois que tu vois la mer?

- Oui.

- Ça te plaît?

J'hésite à répondre. Il rit :

- Ne te gêne pas! Moi, peut-être parce que j'y suis habitué, je n'y prête jamais attention.

Il fait une pause :

- Je crois que la mer n'existe que pour les marins, ceux qui y font quelque chose, le transport, la pêche; surtout la pêche, on peut n'en jamais revenir.

Il ajoute, avec une grimace :

- Je ne crois pas qu'un pêcheur pense à trouver beau ce qui met sa vie en péril; ce sont ceux de la plage qui parlent de beauté.

Damoiselle fait un geste vers la mer :

- Le pêcheur ne vit pas avec le poisson, il ne fait que le prendre; pour lui, la mer n'est que de l'eau effrayante, privée de toute vie avec laquelle il pourrait vivre.

Elle s'interrompt un court instant :

- Le paysan vit avec ses vaches qu'il soigne, et avec son blé pour lequel il prépare la terre.

Je confesse :

- Je n'osais trop avouer que la mer ne m'avait pas paru être celle qui fait rêver ceux qui ne l'ont jamais connue.

- Il est bon de voir de près ce qui fait rêver quand on est loin, prononce lentement Damoiselle.

Le soleil, qui regarde la terre sans s'émouvoir, est tout là-haut maintenant.

- Tu aimes les moules? me demande le cousin.

Les moules?

- Je ne sais pas; je n'en ai jamais mangé.

- Veux-tu en goûter?

- Volontiers!

- Eh bien, c'est l'heure de déjeuner; allons-y!

Nous repassons par les petites rues aux fenêtres décorées de rideaux de dentelle ajourée. Personne ne trouble la quiétude du lieu. Derrière les rideaux de coton, on déjeune, certainement. Je cherche des yeux la maison de la tante.

- Nous déjeunons "CHEZ LES PECHEURS", me confie Damoiselle, voyant mon regard.

Je me méprends :

- Chez des pêcheurs?

- Non, "CHEZ LES PECHEURS", déclare avec solennité le cousin.

J'ai compris; "les", cela veut dire des pêcheurs particuliers, sans doute importants.

- Non! sourit Damoiselle, c'est un petit café, que ceux de la plage appellent un bon restaurant; certes, nous le trouvons bon, mais pour ce qui est de restaurant...

- Tu verras! l'approuve le cousin.

Nous voici dans le... café. Il n'est pas bien grand et n'attire pas les regards. Trois hommes, debout, vêtus d'habits simples, boivent un verre de vin au comptoir de zinc. Des pêcheurs, sans aucun doute, étant donné ce que j'entends de leur conversation, moins maritime que commerciale, cependant. L'une des petites boutiques de toile sur le quai de la rivière, en face, n'a pas donné très cher pour le poisson qu'ils ont pêché cette nuit. J'entends l'un des pêcheurs : "Au moins, celle-là, elle prend tous les poissons, sans faire de tri!" Cette constatation ne le rend pas plus gai pour autant.

- Ils sont venus ici dans la nuit, le café est ouvert en permanence, m'apprend le cousin.

Nous voici à table, l'une des toutes petites tables où l'on ne peut s'asseoir qu'à deux, en vis-à-vis. D'un côté, banquette; de l'autre, chaise en bois. Nappe en papier. Le petit café est tout en longueur, on passe à peine entre le comptoir et les tables, au nombre d'une dizaine. Le café est à moitié vide.

- Heureusement que ceux de la plage y viennent rarement, commente le cousin, sinon, où nous mettrions-nous?

Le patron paraît bien connaître Damoiselle et son cousin, car après avoir lancé à pleine voix un grand bonjour du fond du comptoir où il sert un pêcheur, il ne demande rien. Et au bout d'un moment, sans que je me sois aperçu que la commande a été passée, les moules apparaissent sur la table!

- Alors, comment les trouves-tu? me questionne le cousin, un verre de cidre à la main.

Je ne peux évidemment ni comparer ces moules à d'autres, ni savoir si elles représentent la perfection, puisque je n'en ai jamais mangé auparavant, mais, la bouche pleine, j'exprime mon appréciation de la façon détaillée qui suit :

- O-oh!... Que c'e-est... bon-on-on!...

Damoiselle et son cousin sont ravis.

- Elles viennent d'être pêchées, m'assure-t-elle.

- Et le cidre vient d'un verger voisin! complète-t-il.

Et, bien entendu, il y a la façon de les préparer. "Il n'y a qu'ici qu'on en trouve de pareilles", m'affirment-ils tous les deux.

Pourtant, la recette, qui n'est en aucune façon secrète comme en tant d'autres endroits, est très simple. Qu'on en juge!

MOULES A LA MARINIERE

Hacher finement oignons, échalotes, ail, persil, thym et laurier. Laver et gratter les moules.

Faire fondre le beurre et y jeter le hachis, sans le laisser colorer, puis les moules.

Arroser de vin blanc.

Mélanger les moules dès les premières vapeurs jusqu'à ce que les coquilles soient toutes ouvertes.

Servir bien chaud!

Quel plaisir d'extraire le mollusque en se servant d'une coquille comme d'une pince, et de pêcher le jus parfumé en se servant d'une coquille comme d'une cuiller!

Nous partons maintenant pour une bonne promenade et une petite visite de l'autre ville, celle de ceux de la plage. La rue traversée, revoici la rivière. Je m'arrête, tout surpris :

- Les bateaux... ils sont couchés sur le sable...

- Nous serons bientôt à marée basse... commence le cousin.

- La mer descend vite; lorsque nous sommes arrivés "CHEZ LES PECHEURS", les bateaux flottaient.

- Ce n'est pas la mer qui descend vite, ce sont les moules qui descendent lentement! plaisante le cousin.

J'enchéris :

- Lentement, peut-être, mais surtout, elles descendent bien!

- Content qu'elles t'aient plu! Et quant à la marée, il est un peu plus de deux heures, et elle sera au plus bas à trois heures et neuf minutes, à une hauteur de deux mètres quatre-vingts.

Je ne m'étonne plus :

- Tu es un véritable maréographe! Bon, puisque vous avez appris tous les deux l'horaire des marées par coeur, dites-moi à quelle heure...

- La marée haute? me coupe aussitôt le Maréographe; la prochaine à huit heures cinq ce soir, hauteur sept mètres trente et un, la précédente à sept heures cinquante-huit ce matin, hauteur sept mètres cinq.

Il ajoute en riant :

- Je suis bien sûr que ma cousine ne le savait pas!

- Non, répond tranquillement la cousine; et tu peux sans doute aussi me donner les marées de chez moi.

Le Maréographe lève les bras au ciel, et se tourne vers moi en riant :

- Tu verras; on n'a jamais le dernier mot avec elle!

Traversée de la rivière. Nous avons changé de monde.

- Nous venons de changer de temps! me confie le Maréographe.

- De temps? Pourquoi, la marée n'est pas la même, ici?

Damoiselle sourit :

- Tu n'es pas si loin que ça de la vérité!

- Figure-toi, reprend le Maréographe, qu'il arrive que ceux de la plage vont jusqu'à raconter à leurs amis que s'il pleut de mon côté, il fait beau du leur!

Je m'étonne :

- Comment est-ce possible?

- Oh, c'est bien simple! Tu appelles un de ceux de la plage, et tu lui dis que tu regrettes qu'il fasse si mauvais temps; il bondira, en t'affirmant que le temps est ra-dieux!

Il ménage son effet :

- Tu lui réponds que tu es de l'autre côté du pont et qu'il ne fait pas beau du tout; que n'as-tu pas dit là! "Oui, là-bas! s'indigne-t-il avec mépris, mais ici, il fait un soleil ra-dieux!"

Je suis abasourdi. Damoiselle confirme :

- J'étais présente ce jour-là, c'était l'année dernière; je l'ai entendu moi-même.

Elle ajoute en souriant :

- Nous avons tous bien ri!

- Oh oui! s'exclame son cousin.

Je retrouve la morne place de la gare, la morne large rue allant au coeur de la ville. Et le coeur de la ville, qui de loin ne m'avait pas tellement enthousiasmé? eh bien, nous y allons!

Des boutiques, des boutiques, les mêmes que dans d'autres villes, mais pas au même prix, loin de là. Et ce n'est pas la qualité, certes assez souvent très bonne, qui en est la cause. J'entends quelques propos d'acheteurs. J'en retire l'impression que si ces acheteurs achètent, ce n'est pas tant parce qu'ils ont choisi telle ou telle chose, mais parce qu'ils l'auront achetée ici, dans la ville de ceux de la plage. Pour en parler aux amis? Je le pense. Mais je crois que c'est surtout pour eux-mêmes. Ils ont été ici, contrairement à ceux de l'autre côté du pont; là où il fait mauvais temps.

- Quatre heures, la marée remonte, nous pouvons entrer dans le port! déclare le Maréographe, de la voix d'un grand capitaine de grand vaisseau.

Et, avant que j'aie pu exprimer mon étonnement, il continue, en me désignant une grande fontaine jaillissant d'une vasque au milieu de la place où nous sommes :

- Le voilà, le port!

- Et les bateaux sont dans la vasque?

- Comment donc! Mais regarde de l'autre côté de la place, c'est là, le port!

Je regarde :

- Ah oui, voici un port particulièrement accueillant; allons nous amarrer au quai!

Amarrage réussi. Il ne reste plus qu'à choisir les gâteaux, à la crème bien sûr, de cet accueillant... salon de thé.

Nous parlons un bon moment de choses et d'autres, de nos occupations quotidiennes, de l'école, de ce que nous avons fait pendant nos vacances...

- Il n'y a pas grand monde dans les rues; je suppose que tout le monde est à la plage?

- Oui, me répond le Maréographe; ici, il n'y a pas grand chose à faire, et puis ceux de la plage ne se connaissent pas entre eux.

- Ils ne se lient jamais...?

- Pendant les vacances? Cela arrive, c'est rare.

- Et à part la plage, il n'y a rien?

Le Maréographe fait une moue :

- Tu as vu les boutiques; il y a les restaurants.

- Pas comme "CHEZ LES PECHEURS"?

- Oh, non! se récrie-t-il; dans les restaurants dont je parle, on vient pour manger.

Il se reprend vivement :

- Manger... Surtout pas!

Je ris :

- Ce doit être amusant, les convives assis à une table vide; c'est peut-être pour mieux parler entre eux!

Nouvelle moue du Maréographe :

- Oui; s'ils avaient quelque chose à dire...

- Pourtant on les entend parler; tout à l'heure, en passant devant...

- Oui; on les entend parler...

Comme il a apparemment perdu le fil de ce qu'il avait voulu dire, je reprends :

- Tu disais qu'ils ne mangeaient surtout pas...

Il a un instant de réflexion :

- Ah oui! Oui! Ils ne mangent pas, ils viennent faire un bon, un excellent plutôt, repas dans un restaurant renommé de la ville, non moins renommée!

Damoiselle a hoché la tête, et, montrant l'un des restaurants de la morne large rue à son cousin :

- Je me souviens, l'année dernière, tes parents nous avaient amenés ici...

- Ah bien oui! ces gens qu'ils devaient recevoir...

- Oui.

Elle se tourne vers moi :

- Cela s'est bien passé pour ces gens-là comme l'a décrit mon cousin!

Elle poursuit, après un temps :

- Lorsque nous avons été dans ma ville au restaurant...

Je pense achever sa pensée :

- ...le plus vieux du pays, nous avons certes bien mangé, mais j'ai surtout ressenti que nous étions tous ensemble chez des hôtes à qui cela faisait plaisir de bien nous recevoir.

Damoiselle me sourit. Et le Maréographe :

- Ça me fait plaisir, à moi, de t'entendre dire ça!

Nous continuons à bavarder, sans sujets précis. La conversation est agréable... Je repose la question sur les distractions, peu visibles.

- Eh bien, si vous étiez plus vieux, je vous aurais emmenés au casino! me répond le Maréographe.

- Le casino? Tu y as déjà été?

- Deux ou trois fois, avec un camarade.

- Tu as joué?

- Oh non! Je l'ai suffisamment vu perdre... enfin si, j'ai joué une fois; et j'ai perdu, bien sûr!

- Pourquoi, bien sûr? Il est impossible de gagner?

- Si, c'est possible; mais c'est si rare...

Il s'interrompt un instant :

- Tout le monde, ici, a des méthodes infaillibles pour gagner; l'ennui, c'est que ces méthodes sont scientifiques, mathématiques je veux dire.

J'élève une protestation au nom des mathématiques :

- Les mathématiques sont pourtant une science on ne peut plus exacte!

Il rit :

- Justement! C'est bien pour cette raison que cette science ne marche pas!

Bon, il doit y avoir une... faille quelque part dans le raisonnement. J'écoute la suite. Il reprend, très égayé :

- On ne saurait soupçonner les mathématiques; on peut par contre soupçonner de naïveté les mathématiciens du casino.

Il se reprend :

- Je veux dire ceux qui viennent jouer - ceux de la plage, bien entendu - et non ceux du casino lui-même.

Il poursuit, d'une voix bien ironique :

- Les mathématiciens du casino ont calculé ce qu'il faut, mathématiquement, pour que l'ensemble des joueurs perde. Alors, comme l'ensemble des joueurs, ce sont les joueurs eux-mêmes...

Il rit :

- ...je ne vous conseille pas d'aller jouer!

Je suis parfaitement convaincu de ne pas aller jouer, surtout du reste parce que je n'ai pas encore l'âge, mais... :

- Il y en a cependant qui gagnent?

- Oui; et c'est bien ça qui fait perdre les autres, presque tous les autres.

Il prend un temps :

- Lorsqu'on voit quelqu'un gagner, on se dit qu'il n'y a aucune raison de ne pas gagner soi-même.

J'ai compris :

- Et comme l'ensemble des joueurs perd...

- ...je n'ai plus qu'à renouveler mon conseil!

Il ajoute encore :

- Surtout si le gagnant gagne beaucoup; j'ai vu une fois un joueur immensément riche gagner une véritable fortune sur un coup.

Il fait une pause :

- Il était avec des amis tout aussi riches que lui; ni lui, ni aucun de ses amis n'ont prêté la moindre attention à ce succès.

Il hoche la tête :

- Pas plus qu'ils n'en ont prêté à un des coups qui a suivi, et qui a entraîné une perte encore plus importante que le gain.

Je me représente la scène. Une question me vient :

- Ceux qui perdent tout le temps...

Je ne sais comment formuler ma question. Le Maréographe vient à mon aide :

- Et qui se rendent compte qu'ils ne gagneront jamais? Bien sûr, il y a ceux que leur passion étreint et qui ne savent résister; mais malgré ce qu'on entend partout, ils sont en très très petit nombre, simplement ils se remarquent, surtout si ce sont des personnes connues.

Il prend un temps :

- Les autres, le grand nombre? Ils vont au casino comme ils vont au restaurant, comme ils vont à la plage, comme ils vont n'importe où pourvu que quelqu'un leur ait dit de le faire.

Nous partons dans la matinée, ma Damoiselle et moi, faire une grande longue promenade à vélo dans la campagne voisine. Nous reviendrons par le bord de la mer.

- C'est une route toute verte... m'apprend-elle.

Je plaisante :

- Toute verte! C'est rare à la campagne!

Elle sourit :

- Je suis venue par cette route l'année dernière en auto avec ma tante et mon cousin; je ne pensais pas, moi non plus, trouver une route aussi verte.

- Il y a beaucoup d'herbe?

- Oui, mais ce n'est pas seulement cela...

Elle ajoute, avec un petit geste vague :

- Tu me diras ce que tu en penses.

- Oui; je suis curieux de voir ça.

En sortant de la petite ville de ceux de la plage, une côte, une solide côte.

- Ici, il y a pas mal de collines, mais celle-ci est la seule à être aussi raide.

J'ai failli répondre : "Dommage!" mais je n'ai rien dit. Ma Damoiselle marche très bien, roule très bien, mais pour les très grosses montées, elle peine un peu. Je...

- Tu regrettes qu'il n'y en ait pas plus!

Je ris :

- Comment as-tu deviné?

- Je t'ai vu monter la côte qui longe le train.

- Ah oui! J'aime bien cette côte...

- Tu as l'air d'être le seul.

Nous arrivons en haut de la côte.

- Je vois que tu n'es pas essoufflée; et tu n'as pas si mal monté...

Elle m'interrompt, en me montrant la descente qui est venue assez vite après la montée :

- Regarde!

Oui, c'est vrai; devant moi, en bas, c'est vert. Je ralentis pour mieux voir :

- Tu avais raison...

- Même les habitants d'ici sont étonnés; il pleut beaucoup de ce côté, mais cela n'explique pas tout.

Il me vient une idée :

- La Géologue...

- La Géologue?

Elle réfléchit un instant :

- Tu crois que cela dépend...

- ...du terrain; oui, peut-être.

- Tu penses qu'elle connaît les terrains de cette région?

- Non, je ne le pense pas vraiment; mais peut-être qu'elle peut chercher...

- Oh, j'en suis bien sûre, m'approuve Damoiselle; elle a tellement l'air d'aimer la géologie!

Elle ajoute aussitôt :

- D'ailleurs, elle veut devenir 55 de géologie.

- Eh bien, nous lui demanderons au retour!

Je reprends, après un moment de silence :

- Tu sais ce qui m'a fait penser à la géologie?

- Non.

Elle s'exclame, presque en même temps :

- Si!

- La terre violette?

- Oui! Quand nous étions avec la Grande et le Petit.

- C'est cela même; c'est curieux, toutes ces couleurs.

- C'est surtout beau... achève-t-elle rêveusement.

Nous voici maintenant sur une agréable route qui prend tout son temps entre collines et vallons. Du vert, il y en a par-tout! Je dirais volontiers que nous nageons dans ce vert, un vert profond, dense, lumineux, que nous sommes noyés dans ce vert...

- Et toi, tu veux devenir 55 de poésie? me glisse en souriant ma Damoiselle.

Je ris :

- Oh, non! Mais que veux-tu, il faut bien que je montre mes capacités d'apprécier...

Je cherche des mots appropriés. Elle propose, comme si elle avait trouvé le mot correspondant au mieux à ma pensée :

- Des crêpes au cidre?

- Des crêpes au cidre! Je pense qu'on ne peut trouver meilleur moyen de faire une recherche approfondie des terrains...

- ...culinaires!

Nous rions.

La jolie route continue de serpenter à travers les petits bois, les prés peuplés de vaches...

- Tu n'as pas remarqué à quel point il fait frais ici?

- Si, si, me répond Damoiselle; peut-être parce qu'il fait plus humide.

- Plus vert, plus humide; il ne reste plus à la Géologue qu'à nous donner un bon cours.

- Alors, en classe!

Je fais une petite moue :

- Pas encore, pas encore...

Quelques instants plus tard, une toute petite route sur la gauche.

- Si je me souviens bien, c'est par là.

Elle s'arrête au croisement :

- Je ne suis pas vraiment sûre...

- Allons-y toujours, nous verrons bien!

J'ajoute, après un temps :

- Si on se trompe, ce n'est pas ennuyeux; le chemin est si agréable...

- Allons-y!

Un peu à l'écart de la petite route, une maison. Une maison comme je n'en ai jamais vu.

- Je n'en ai pas tellement vu ailleurs, commente Damoiselle; ma tante m'a dit que le toit était recouvert de roseaux.

- Il y a donc des mares?

- Oui, je crois me souvenir qu'il y en a une un peu plus loin; mais je pense que s'il fait si frais et humide...

Un toit de roseaux. Un toit en forte pente, plus forte que je n'en ai vu ailleurs.

- C'est pour que l'eau glisse sur les roseaux, m'explique Damoiselle.

- Et comme les roseaux débordent du toit, l'eau retombe...

- ...sur la tête des passants, rit-elle.

- Et les iris, sur le haut du toit?

- C'est très joli; je crois que ça sert à quelque chose, mais j'ai oublié ce que m'a dit ma tante.

Quelle belle maison! Les murs sont comme ceux des petites rues de la ville de Damoiselle, en torchis et à colombage. Mais la remarque la plus remarquable et la plus digne d'intérêt a été faite par Damoiselle :

- Les crêpes au cidre!...

- C'est là?

- C'est là!

- Pédalons!

- Tu veux vraiment entrer dans la maison en vélo?

C'est vrai, nous sommes déjà devant la maison. Je trouve une réponse brillante :

- Il reste encore au moins deux tours de roue; je ne saurais attendre!

Damoiselle, d'un ton détaché :

- Les crêpes se font au lait.

- Oui, je sais; et alors?

- Il est midi; la traite n'est qu'à six heures.

Je prends l'air de celui qui ne s'en laisse pas conter :

- Oui, eh bien, je vais aller te la traire tout de suite, ta vache!

Elle rit :

- Ah, voilà une bonne nouvelle! Eh bien vas-y, et reviens vite à table!

Je fais de grands gestes parodiant la traite, et, d'un air assuré :

- Voilà!

- Tu es rapide!

- J'ai trait juste ce qu'il nous fallait!

- Tu savais combien de crêpes...

- Mille!

- Si peu?

- Oh, pardonne-moi de ne pas avoir précisé! Mille chacun.

- Ah, je suis rassurée!

A la fin, après avoir été retardés par ces débats ardus, nous entrons dans la salle. Nous sommes reçus comme si nous revenions chez nous. A table.

- Comment aimes-tu les crêpes?

Je réponds, comme si c'était pour moi une habitude de toujours :

- Au lait, au beurre et à la crème.

Je crois que Damoiselle s'est à peine aperçue que je ne faisais que plaisanter.

La patronne s'est avancée, nous a salués d'un bon sourire, et demande quelles sont nos préférences.

- Avez-vous des pommes? s'enquiert Damoiselle.

- Vous arrivez bien; ce sont les premières!

- Tu aimes les pommes?

- Beaucoup.

- Que penserais-tu de crêpes aux pommes chaudes...?

Je l'interromps vivement, m'adressant à la patronne :

- Avec beaucoup de crème!

- Bien entendu... répond-elle, comme si elle trouvait absolument inutile cette sorte de recommandation.

La patronne s'est éloignée, et Damoiselle :

- Tu commences enfin à manger correctement.

Bon, bon; j'espère qu'une seule vache sera suffisante...

Deux crêpes, du cidre... un régal! Dans le fond, la crème, ce n'est pas si mauvais que cela...

Nous reprenons le chemin.

- Regarde! me lance soudain Damoiselle.

Une mare. Avec des roseaux.

- Ils viennent de là?

- Je ne sais pas, mais pourquoi pas?

Elle ajoute pensivement :

- Ils sont plus jolis que sur le toit.

Un temps :

- Enfin, sur le toit, ils servent à quelque chose.

Son ton de voix me parut étrange :

- Pourquoi dis-tu ça?

- Je pensais aux fleurs.

Aux fleurs...?

- Tu penses aux fleurs, dans un salon?

Elle secoue tristement la tête :

- Oui.

La route devient plus large. Nous croisons une autre route large. Une petite ville, que je n'ai pas encore vue. La mer, avec sa plage.

Nous approchons. Damoiselle me désigne les habitants de la plage. Ils ne ressemblent pas à ceux dont m'a parlé le Maréographe lors de notre promenade d'hier.

- Ici, me raconte-t-elle, ils viennent en famille, avec tous leurs enfants, des petits, des tout petits enfants même, qu'on ne voit que rarement là où nous étions hier. Les parents ne se baignent pas toujours. Beaucoup restent habillés sans mettre de maillot de bain. Maman tricote, en parlant avec une autre maman qui tricote; papa lit son journal, ou parle avec des amis. Grand-mère et grand-père sont souvent là. Les gens se connaissent.

Elle reste un moment à regarder :

- Tu verras lorsque nous serons avec ceux de la plage.

Bon; ceux-là ne sont donc pas ceux de la plage. A vrai dire, cela ne m'étonne pas. La plage ne me paraît être pour eux qu'un endroit agréable pour se délasser, pour se rencontrer, pour laisser leurs enfants jouer en paix. Je sais que je dois prendre patience pour demain. Mais me voilà bien intrigué.

En attendant, nous laissons les enfants jouer, et nous quittons plage et ville pour prendre la route du retour. Une bonne montée, assez longue, des prés... Je me plains :

- C'est devenu monotone...

- Tu as bien raison, m'approuve Damoiselle; mais si j'arrive à retrouver le chemin...

- C'est mieux?

- On voit loin...

- Comme de chez ton cousin?

- Oh, non! C'est beaucoup plus haut!

- C'est plat, ici; je ne vois plus de montée.

- Eh bien, nous devons être en haut!

- C'est cette misérable montée que nous venons de faire!

Je me reprends aussitôt :

- Oh!... Pardonne-moi!...

Elle rit :

- Ne t'inquiète pas! le vent venait du bon côté pour me pousser!

Elle s'interrompt :

- C'est ici!

- Le sentier?

- Oui.

Nous prenons, sur notre gauche, un sentier qui s'emmêle dans les buissons, entre les arbres. Quelques instants plus tard, les arbres et les buissons dévalent un raide penchant, nous laissant voir la mer jusqu'au ciel.

- Personne ne croira ce que tu viens de dire, et pourtant, c'est vrai, observe pensivement ma Damoiselle.

Je reste pensif, moi aussi :

- A quoi sert-il de dire ce qui est vrai, alors?

Elle laisse un long moment de silence :

- Peut-être que cela ne sert qu'à soi-même.

Petit déjeuner. Nous racontons notre promenade d'hier au Maréographe et à ses parents.

- Ah, c'est bien, tu t'es souvenue de notre promenade de l'année dernière! se félicite la tante.

Et là-dessus, elle nous raconte, elle, par le menu, ce que nous devions voir, et du reste, que nous avons non seulement vu, mais encore que nous venions de raconter, nous. Les récits de la tante terminés, l'oncle a manifesté son approbation entière :

- C'est très très bien que tu connaisses tout cela! m'a-t-il assuré.

Voyons, 114 le 55 de grammaire, serez-vous de mon avis si je vous dis que mon oncle ayant dit dans la même phrase une chose et son contraire, il a, par voie de conséquence, entièrement raison de l'avoir dit? Avoir dit quoi, à propos? Ça, c'est une autre histoire. Le petit sourire discret de Damoiselle m'a clairement montré qu'elle était tout à fait de mon avis.

Nous voici maintenant tous les trois en route vers la petite ville de ceux de la plage. Et c'est justement à la plage que nous irons après le déjeuné. En attendant, flânerie aux alentours de ladite plage.

- Des cerfs-volants!

La soudaineté de mon exclamation a surpris Damoiselle et son cousin.

- Tu n'en as jamais vu? me demande-t-il.

J'hésite un peu :

- Si... si... j'en ai déjà vu... mais...

Je montre le ciel envahi par les jouets :

- Je n'en ai jamais vu autant!

Damoiselle me soutient :

- Moi non plus je n'en ai jamais vu autant.

Elle se tourne vers son cousin :

- L'année dernière, il n'y en avait pas?

- Le temps que tu es restée, il n'y a pas eu un souffle de vent; et l'année précédente, tu es venue au printemps.

Je m'enquiers :

- C'est ainsi chaque été?

- Oui, me répond le Maréographe; moi, j'en ai souvent lancé quand j'avais dix quinze ans.

Il poursuit :

- C'est très amusant... et pas toujours facile!

Il ajoute, à notre intention à tous deux :

- Voulez-vous essayer?

Nous nous laissons tenter.

- Allons les chercher, je les ai toujours!

L'aller et le retour se font à vive allure. Nous voici tous les deux en possession des cerfs-volants. Le Maréographe, lui, nous enseigne. Le principe n'est pas très compliqué. Il suffit de faire en sorte que le... planeur, en somme, donne prise au vent, et le tour est joué.

Nous nous lançons dans l'aventure.

Damoiselle a bien orienté son cerf, qui s'élève d'un seul coup d'aile vers les petits nuages blancs qui rôdent dans le ciel. Il s'est tellement bien élevé, son cerf, qu'il a pensé être à jamais affranchi des volontés humaines, et... prenant son vol, il s'est arraché à la main qui le retenait. Il ne nous reste plus qu'à courir tous les trois vers l'endroit qu'a choisi le cerf-volant pour atterrir. Seulement, il ne paraît pas avoir d'idées très précises. Ou alors, est-ce pour taquiner? A peine nous approchons-nous, qu'il s'est déjà envolé au-dessus de nos têtes... et de nos bras! Mais notre patience, et par-dessus tout l'agilité du Maréographe, finirent par l'emporter. Et voici enfin le capricieux cerf-volant entre les mains de notre instructeur!

A mon tour! Ce fut bref. Un envol soudain, un plongeon impétueux, l'écrasement.

- Allez, recommence! m'encouragent Damoiselle et son cousin.

Recommencer? Oh, non! Ça me suffit bien.

La matinée s'avance. Bientôt l'heure du déjeuner. Non loin de la plage où nous irons tout à l'heure, des petites boutiques qui proposent tout ce qu'il faut pour se baigner. Robes légères, lunettes pour ne pas voir le soleil qu'on est venu voir, jolis sacs à main pour y mettre les lunettes, draps de bain pour éviter de rester mouillé par l'eau de la mer, car c'est désagréable, ballons pour les enfants qui ne sont pas là, sandales pour marcher sur le sable dans lequel on marche pieds nus, foulards pour se protéger la tête du soleil, bonnets pour se protéger de l'eau de mer...

- Des moulinets! s'écrie Damoiselle.

Elle s'est emparée d'un bâtonnet de bois, au bout duquel est fixée une sorte de petite hélice à quatre larges pales, toutes brillantes de couleur. Elle a soufflé dessus, et... tout s'est mis à tourner en scintillant.

- J'en connais qui vont être contentes! ajoute-t-elle.

J'approuve gaiement :

- Bouclette et Bouton!

- Et les deux petites jumelles avec leur petite amie!

Je ris :

- Oh! tu peux ajouter l'Economiste et la Géologue... et moi-même!

Elle rit aussi :

- Sans oublier le Petit qui a perdu son hélice!

- Et sa soeur, sinon elle sera jalouse!

- Et Bonnehumeur, puisqu'il aime les avions!

Le Maréographe a tout écouté patiemment, les yeux allant de l'un à l'autre :

- Vous dirigez un camp de vacances pour les petits enfants?

Nous lui expliquons. Il apprécie d'une grande moue :

- Et vous savez reconnaître quels sont les petits et les grands enfants?

- C'est facile, lui répond naïvement Damoiselle, on les fait souffler, et on regarde comment tourne le moulinet.

Moi je pense que mon chat, lui aussi, sera très intéressé par ces couleurs qui brillent et qui tournent. Ça promet d'être assez gai!

Midi.

- Allons déjeuner! nous propose le Maréographe, et il se dirige vers une sorte d'esplanade entre les cerfs-volants et la plage.

- C'est ici que ceux de la plage se rencontrent; comme nous allons voir la plage tout à l'heure, nous allons déjeuner ici.

Il se tourne vers moi :

- Comme ça, tu seras édifié!

Le public est très élégant. Nous voilà installés dans de larges et confortables fauteuils de bois, d'un bois sans aucun doute précieux, ainsi que le bois de la table, d'un blanc qui éblouit le soleil. Le Maréographe fait un signe, puis deux, puis trois. Un serveur distrait finit un beau jour par arriver et nous demande distraitement si nous désirons quelque chose. Tout du moins, je suppose qu'il demande, car il s'est contenté de prononcer un "Oui...?" qui pouvait passer pour interrogateur. Et comme aux tables voisines on mange, ou on boit, ou encore on ne fait rien, je me demande, moi, s'il pense que nous venons déjeuner. Qu'importe; le Maréographe a passé une commande, pas très précise cependant.

- Quoi que je lui demande, il nous servira des choses qui ont à peu près le même goût, me dit-il avec un sourire ironique.

Légèrement étonné, je m'informe :

- Ils ne servent qu'un seul plat, ici?

Il garde son sourire :

- Non, justement; les noms de leurs plats sont assez variés.

J'ai compris lorsque, après un certain temps, je pus voir et goûter les choses arrivées avec leurs assiettes. Mauvaises, supposerez-vous? Je n'en sais rien.

La plage. Elle est longue. S'arrête-t-elle jamais? Sur la gauche, à une heure de vélo, là où jouaient les enfants, et où venaient grand-mère et grand-père, c'était déjà la plage, qui paraissait aller encore plus loin. Jusqu'où? Jusqu'à jamais? Que se passerait-il si les plages étaient infinies, et si tous les hommes étaient sur les plages? Qu'y feraient-ils?

Voyons donc ce qu'ils y font. Le peu d'enfants que je vois jouer. Ils font ce que leur âge leur commande. Ils font quelque chose. Je me sens, moi, entre l'enfant et la grande personne. J'aime encore jouer, cela ne me fait pas honte. Mais je sens aussi qu'on commence à attendre quelque chose de moi. Quoi? Ce n'est pas encore très précis. Mais moi-même j'attends bien quelque chose des grandes personnes. Quand j'étais tout petit, c'était déjà la nourriture. A qui aurais-je pu la demander sur la plage? Ceux de la plage ne sont pas là. Ils sont trop occupés à ne rien faire.

"Tu verras lorsque nous serons avec ceux de la plage", m'avait dit ma Damoiselle avant-hier. "Tu comprendras lorsque nous irons sur la plage", m'avait-elle dit hier. J'ai vu. J'ai compris.

Quatre heures. Le soleil est venu se refléter dans la mer. La marée descend. Dans quelques heures, le flot recouvrira peu à peu la plage. Et tout recommencera. Eternellement. Et ceux de la plage, quand se lèveront-ils?

Petit déjeuner.

- Que diriez-vous de filets de sole en croûte à la crème et aux champignons? nous lance joyeusement le Maréographe.

Avant que Damoiselle et moi ayons eu le temps de lui répondre, son père a levé la tête :

- Tu as gagné aux courses?

- Parfaitement!

- Le cheval de ton ami?

- Oh, non! rit le Maréographe; le sien, il n'a même pas voulu partir!

Le père sourit en secouant la tête :

- Il n'en fera jamais d'autres...

La mère ne dit rien du tout; les courses ne paraissant pas faire partie de ses préoccupations. Par contre, elle n'oublie pas de mettre le beurre et la crème. "C'est beaucoup plus important!" pense-t-elle certainement.

- Comme vous venez de l'entendre, nous explique le Maréographe, j'ai un ami qui fait courir; je veux dire qui fait courir des chevaux de course.

- Des chevaux, coupe son père, il n'en a qu'un seul!

- Pardon! Un et une patte!

Je m'exclame, tout surpris :

- Une patte?

- Oui, me répond-il avec un petit sourire; cela veut dire qu'ils sont à quatre sur un cheval.

- On ne court pas à quatre....

Mais heureusement, j'ai compris, ce qui m'évite le ridicule :

- ...mais on achète; cela fait bien quatre parts.

J'ajoute, d'un air détaché :

- Si c'étaient des moutons...

Petit silence. Damoiselle :

- ...à cinq pattes...

Petit silence. Le Maréographe :

- Tu es futée, toi!

Son père sourit gaiement. Sa mère sourit gentiment.

Nous voilà donc partis pour une petite ville située en bord de mer, c'est un port de pêche, à environ une heure de vélo.

- Allons-y en auto, c'est moins fatigant! déclare le Maréographe.

- Tu as une auto?

- Bien sûr, me répond-il avec autorité.

Mais il ajoute en souriant :

- Quand mon père veut bien me prêter la sienne!

En auto, c'est évidemment beaucoup plus rapide. Il n'y a pas trop à regretter d'aller vite, le paysage est inexistant. Ce n'est qu'une morne traversée de villages qui ne doivent leur vie qu'à ceux de la plage. La mer est toujours la mer. Elle est venue vers nous, recouvrant la plage. Le port, où débouche le fleuve qui passe chez Damoiselle, s'approche.

Une grande maison. Une imitation de celle des crêpes aux pommes chaudes, à la crème et au cidre. L'imitation est certainement plus belle que la petite maison en torchis et à colombage, au toit de roseaux et d'iris. Elle est grande, elle est longue, elle est spacieuse. Beaux massifs de fleurs. "Des fleurs apprivoisées", les a appelées Damoiselle. Nous sommes reçus dignement. Nous sommes venus chez eux, nous ne sommes pas revenus chez nous. Des serveurs dignes s'affairent autour de nous, attentifs à nos désirs. Si nous leur demandions s'ils ont des pommes, nous répondraient-ils : "Vous arrivez bien..."? Cela ne me paraît pas vraiment évident. Et leur dirais-je, moi : "Avec beaucoup de crème"? Cela ne me paraît pas plus évident. Beau décor. Aucune voix muette. Nous ne sommes pas dans une maison, nous sommes dans un restaurant. Renommé. Les filets de sole. Oui, ils étaient bons. Très bons, même. Ici, il ne pouvait en être autrement. Le Maréographe, grand amateur, nous en a récité avec gourmandise la recette :

- Aujourd'hui, filets de sole en croûte à la crème et aux champignons pour tout le monde! La recette est simple, mais... elle possède des secrets. D'abord, dans une fine pâte feuilletée, disposer de gros filets de sole vivement passés à la poêle, et des champignons. Ah, mais attention! pas n'importe quels champignons, des girolles entières s'il vous plaît! poêlées avec des échalotes et un peu de crème. Fermer la pâte autour et hop! au four un quart d'heure. La sauce maintenant, qu'on sert en saucière : les fameuses girolles, poêlées et flambées, de la crème bien entendu, et... un petit jus de veau pour relever la couleur et corser le goût. Appétissant, non?

- Oui; et comme il n'y avait pas assez de crème dans la croûte, on en a rajouté à côté... soufflai-je.

Et le port de pêche?

- Tu avais dit que ce restaurant était dans un port de pêche.

- Oh, il n'est pas loin! Deux minutes d'auto, me répond le Maréographe.

Il poursuit :

- Nous y allons; mais nous, nous mettrons une heure.

- Pourquoi, il faut pousser la voiture?

- Quand tu auras vu la côte que nous allons monter, je ne pense pas que tu insisteras pour pousser la voiture.

- Je n'ai pas supposé un seul instant que c'était moi qui devais la pousser.

Le Maréographe rit :

- Tu es futé, toi!

- C'est une très jolie route, qui passe par la colline que tu vois devant toi et qui se termine au port, m'apprend Damoiselle; nous y sommes allés l'année dernière avec ma tante.

Après être revenus quelques minutes sur nos roues, nous tournons à gauche et montons la colline. Le fait est qu'ici, pousser la voiture... Mais heureusement, elle marche très bien. Nous arrivons en haut. Contrairement à ce que je supposais, on ne voit pas la mer. Nous sommes dans un jardin. Un jardin empli d'arbres qui paraissent s'être installés là en voisins pour bavarder amicalement. Pourquoi cette impression curieuse? Ils forment un petit groupe, à la lisière d'une clairière. Ils ne sont pas serrés les uns contre les autres, ils ne sont pas non plus trop éloignés. Ce qu'il faut pour se parler, et pour s'entendre. Un peu plus loin, un autre groupe, semblable au premier. Et puis d'autres encore. C'est donc une forêt? Pour le moins, un bois? Non. Une grande clairière avec quelques arbres? Pas davantage.

Un grand salon, dans lequel on est quelquefois au milieu de la pièce, quelquefois sur un bord, quelquefois réfugié dans un coin.

Descente raide. Oh, combien raide!

- Tu aimerais bien la monter en vélo? me glisse Damoiselle.

Le Maréographe en lâche son volant :

- Tu montes ça, toi?

Je n'ose pas trop répondre.

- Je l'ai déjà vu monter une côte encore plus forte; et de plus sur de gros pavés rebondis.

Le cousin reste un bon moment à méditer les paroles de sa cousine :

- On va le faire courir avec les chevaux!

Je n'ai pu m'empêcher de répondre :

- Oh non, c'est du plat!

Ce qui a bien fait rire les deux cousins.

La côte descendue, nous entrons dans la petite ville. De vieilles maisons calmes, ne paraissant rien avoir à me dire. Pourtant, je sais qu'elles ont parlé à beaucoup de monde. Aux peintres, en particulier. Le Maréographe l'a dit sur la route. Alors, pourquoi est-ce que je n'entends rien? Les maisons sont belles comme l'était le restaurant aux filets de sole en croûte à la crème et aux champignons. Dans le beau restaurant, il y avait la sole; qu'y a-t-il dans les belles maisons? Je ne sais pas, les belles maisons ne me semblent pas disposées à m'inviter. J'ai écouté, je n'ai rien entendu. Je les ai vues, c'est tout. Peut-être les peintres se contentent-ils de peindre ce qu'ils voient, soit qu'ils trouvent comme moi qu'il n'y a rien à entendre, soit qu'ils ne cherchent à peindre que ce qu'ils voient?

Ce matin, nous allons tous les trois à la gare. Prenons-nous donc déjà le train? Pas du tout, nous ne partons que demain. Pour l'instant, nous allons tout bonnement consulter les horaires.

- Vous avez un bon train qui passe par la capitale... commence le Maréographe.

Nous, en choeur :

- Non, non, pas par la capitale!

- Ah bon, pourquoi?

- Eh bien, il y a deux raisons! La première, c'est que ta cousine ne veut pas passer par la capitale.

- Oui, ça, ça ne m'étonne pas!

- La deuxième, c'est que je ne veux pas passer par la capitale.

Le Maréographe rit :

- Et la troisième raison, c'est que vous ne voulez passer ni l'un ni l'autre par la capitale!

Nous, en choeur :

- Non, non, nous ne voulons pas!

- Alors, cherchons!

Toujours en choeur :

- Oui, oui, cherchons!

La recherche n'est pas simple.

- Je dirais même qu'elle est ardue, confesse Damoiselle.

Sur un des murs de la gare, des grands panneaux tournants. Sur chaque panneau, d'un côté et de l'autre, des horaires. Nous cherchons la gare de ma petite ville.

- Aucun train ne va chez vous d'ici, observe le Maréographe.

- Non, bien sûr; déjà pour aller chez moi, il a fallu faire deux correspondances, lui répond sa cousine.

Je propose :

- Cherchons la gare où nous avons fait la correspondance.

- Mais nous allions chez moi, pas ici; ce n'est peut-être pas la même gare.

- Tu te souviens que j'avais regardé l'horaire avant de partir, et cette gare menait aussi bien chez toi qu'ici.

Nous cherchons la gare. Nous trouvons la gare.

- Vous avez presque trois heures d'attente, nous indique le Maréographe.

- Oh non!

- Oh non!

Que faire? Nous tournons les panneaux. Nous retournons les panneaux. Rien n'apparaît.

- Et si vous regardiez le plan, plutôt que de vous agiter d'un panneau à l'autre?

- Le plan? Où est-il? demande Damoiselle.

- Tenez!

Et il nous montre la première page du premier panneau, où s'étale largement ledit plan!

Au bout d'un long moment de confusion, je m'écrie :

- Et cette ligne-là? Elle rejoint directement la ligne qui va chez nous!

- 342! s'écrie à son tour Damoiselle.

Le Maréographe tourne tranquillement les panneaux, et arrive sans encombre au panneau 342 :

- Ça ne va pas être simple; il faut vérifier toutes les correspondances.

Nous vérifions. Cela ne va pas sans mal; un des trains part avant que l'autre n'arrive, un train ne s'arrête pas à la gare de correspondance voulue...

Je pointe le doigt sur l'horaire :

- Celui-là, c'est le bon!

- Oui, mais il ne suffit pas, l'autre ligne ne va toujours pas chez nous, proteste Damoiselle.

- Non, mais à la gare suivante, là vous avez votre train, nous montre le Maréographe.

La recherche est terminée. Victoire! Cependant, quatre correspondances.

- Et encore, il est heureux pour vous que vous partiez demain mercredi, car certains de ces trains ne marchent qu'en semaine! précise le Maréographe.

Il ne reste plus qu'à prendre les billets.

- Que fais-tu là? Tu pars?

Un grand jeune homme, plein d'énergie, a vigoureusement tapé sur l'épaule du Maréographe. Celui-ci se tourne vers moi en souriant :

- C'est lui, l'homme qui a une patte!

- Comment ça? J'ai mes deux bonnes jambes!

Et il ajoute à mon adresse :

- Et un cheval!

Il lance à Damoiselle :

- Toi, tu le connais déjà!

Le Maréographe me présente.

- Tu es déjà allé aux courses? me demande Une Patte.

- Non, jamais.

- Je dois aller voir mon cheval avant la course; vous voulez venir tous avec moi?

Nous nous regardons, Damoiselle et moi. Je lui réponds :

- Pourquoi pas?

- Toi, tu viens avec nous, bien sûr! achève Une Patte, en tapant de nouveau sur l'épaule du Maréographe.

Nous partons par la morne large rue de ceux de la plage. Nous passons devant le port, je veux dire le salon de thé. J'y aurais volontiers fait escale, mais nous sommes trop affairés, à en juger par la vive allure à laquelle nous marchons.

- Les chevaux sont tout près de l'hippodrome, m'apprend Une Patte.

Le renseignement est certes d'importance, mais comme je ne sais pas où se trouve l'hippodrome...

Nous passons maintenant devant les tables au blanc qui éblouit le soleil, et sur lesquelles on ne sait pas si ce qu'on mange est bon ou mauvais. Là, l'escale est moins tentante. Un peu plus loin, je vois un grand bâtiment. Je m'informe :

- Ce bâtiment...?

Une Patte a jeté un coup d'oeil :

- C'est la piscine.

- La piscine? Elle est dedans?

Il a l'air étonné de ma question :

- Oui; pourquoi, tu n'as jamais vu de piscine couverte?

- Si; mais je pensais qu'au bord de la mer...

- Elle sert aussi l'hiver; elle est chauffée.

Il ajoute :

- Avec de l'eau de mer.

- Comme celle de l'autre plage; j'espère qu'à force de mettre l'eau de la mer dans vos piscines, vous n'assécherez pas la mer elle-même.

Une Patte n'a visiblement pas compris ma plaisanterie, pas très fine, j'en conviens, mais qui, à mon sens, demandait une réplique adéquate. Je suis bien sûr que Damoiselle... Au reste, je vois bien qu'elle se retient de rire.

Mais le Maréographe à Une Patte :

- Il est futé, lui!

Une Patte a conservé son air de ne pas avoir compris... et :

- Allons voir mon cheval; il court cet après-midi!

Le Maréographe, en sourdine :

- S'il veut bien partir...

Une Patte explose :

- C'est cet abrrrruti de jacquet! Je lui ai recommandé vingt fois...

Suivent de bouillants commentaires, fort peu flatteurs pour le contenu du cerveau du... jacquet - je ne sais pas du tout ce que ce mot veut dire - et par contre plus qu'élogieux pour la malheureuse victime du... jacquet.

Je m'enquiers :

- Un jacquet, qu'est-ce que c'est?

- C'est celui qui monte le cheval, me répond Une Patte, légèrement surpris.

- Ici, on les appelle comme ça, me souffle Damoiselle, consciente de mon ignorance de ce mot, particulier à un certain monde des courses.

Nous voici sur place. Une longue rangée de stalles, contenant chacune un cheval. Sur notre passage, certains ont sorti la tête. Quelques hommes auprès de quelques chevaux. Nous nous arrêtons auprès d'un cheval. Une Patte entame une conversation avec le cheval, courte, mais je dirais bien très amicalement sérieuse. C'est le sien, selon toute apparence. Le cheval nous regarde tous.

- Voyez comme il me reconnaît bien! déclare avec une immense satisfaction Une Patte.

Suit le long panégyrique du modeste quadrupède - il a déjà rentré sa tête à l'intérieur de sa stalle, pour ne pas être gêné sans aucun doute, par les éloges que son maître fait de lui.

- Tiens, prends cette pomme, ce sont les premières, je les ai achetées pour toi!

Et le maître, tout en lui prodiguant conseil sur conseil, tend la pomme à l'élève - parfaitement, 114 le 55, élève se dit aussi d'un jeune animal qu'on éduque. Et que fait d'autre ce maître, qui n'a peut-être pas voulu d'élèves bipèdes, moins rapides à la course?

- Bien! Maintenant, allons préparer la course! s'exclame Une Patte.

- C'est nous qui allons courir sur le champ de courses! m'annonce en riant Damoiselle.

Je demande, avec un air important :

- Qu'est-ce qu'on gagne?

Une Patte me répond, avec un air important :

- Des courbatures!

Bien répondu. Tiens, il commence à comprendre mes plaisanteries!

Quelques centaines de pas, et nous sommes sur le champ de courses.

C'est grand, c'est large, c'est vaste, c'est vide. La piste où courent les chevaux... je ne vais tout de même pas répéter ce que je viens d'écrire. Que dirait 114 le 55 de littérature? Alors, je dirai que le gazon dont est recouverte la piste est beaucoup, beaucoup, beaucoup plus beau que celui de mon jardin. J'ai répété? Oui, j'ai répété. Et moi, on ne me répète jamais rien? Les droits à la répétition ne sont pas les mêmes selon l'âge, peut-être? J'aurais beau faire des fautes dans toutes les matières différentes possibles, on me répétera toujours la même mauvaise note. Surtout qu'ici, j'ai l'impression qu'il ne faut pas toucher à ce genre de question à propos de ce merveilleux gazon qui ne sert à rien. "Pardon, ici, justement, il sert un peu, de temps à autre", m'a fait remarquer avec quelque mécontentement Une Patte. Je n'ai pas voulu le mécontenter davantage en lui répétant - Encore!... - ce que m'a appris Damoiselle. Qu'il est des pistes, dans des hippodromes fameux, qui ne servent que deux fois l'an. "Et leur gazon est encore plus beau que celui-ci", m'a-t-elle dit. Inutile de préciser qu'elle m'a fait ces commentaires lorsque personne ne l'entendait.

Partis sur le gazon. Au trot, au galop? Que non pas! A pas lents, observateurs, s'immobilisant à chaque léger accident du terrain. Ici, un creux, que je ne suis pas arrivé à voir, là, une bosse, qui m'est tout aussi invisible. Et toujours en maugréant, à l'avance, contre "cet abrrrruti de jacquet!" qui ne comprend jamais les choses, pourtant évidentes, qu'on lui explique. La... promenade est longue, agrémentée de commentaires avisés servant à montrer la supériorité du cheval d'Une Patte sur tous les autres, et à mettre en évidence la malchance qui s'acharne sur la pauvre bête. Oui, car sinon... Mais il n'y a pas que la malchance, il y a aussi les traîtresses embûches dressées par les propriétaires concurrents qui s'obstinent, on ne sait pourquoi, à chercher à faire gagner leur cheval. De façon malhonnête, je suppose? "Non, la question n'est pas là", m'a affirmé Une Patte. Admettons. Où est-elle, alors? La malchance, vous dis-je, qui s'abat sur le seul Une Patte. Tout cela est un peu confus, mais qu'y puis-je? Je transcris, c'est tout.

La... promenade est terminée. Une Patte commente : "Personne ne fait comme moi!" Il ajoute, pour ceux qui n'auraient pas été sûrs d'avoir compris - "cet abrrrruti de jacquet!" par exemple : " Je suis le seul à le faire!" Alors, pourquoi ne gagne-t-il pas plus souvent? Evidemment, ainsi qu'il le dit, les autres propriétaires ont plus de chevaux; leurs chances sont meilleures. Non, non et non! Son cheval ne devait pas perdre. "Cet abrrrruti de jacquet!"...

Midi.

- Allons déjeuner! nous invite Une Patte.

Où allons-nous? Misère! Aux tables au blanc qui éblouit le soleil, et sur lesquelles on ne sait pas si ce qu'on mange est bon ou mauvais.

- Tu veux goûter la meilleure spécialité de toute la région? me lance Une Patte.

Que répondre? Je lance à mon tour :

- Avec plaisir!

- Tout le plaisir sera pour moi! me relance-t-il.

Oh, ça, il a parfaitement raison!

Il poursuit :

- Tu as déjà mangé des tripes?

Je connais bien les tripes. Et j'aime ça. Je réponds prudemment :

- Oui...

- Ici, on sert les meilleures tripes de toute la région!

J'ai évité de regarder Damoiselle et le Maréographe, lesquels, m'a-t-il semblé, ont fait de même.

Eh bien, 114 le 55, je ne me répéterai pas! nous mangeâmes les tripes.

- Et maintenant, allons voir gagner mon cheval! s'exclame Une Patte, le repas terminé.

Nous nous consultons du regard, Damoiselle et moi. Après tout, puisque nous sommes déjà là... Et puis, j'aurai ainsi un aperçu de plus de ces lieux.

Nous arrivons sur le champ de courses vers trois heures, pour le départ de la troisième. Troisième course, naturellement. Le cheval d'Une Patte court dans la cinquième vers les quatre heures.

- Tu m'avais dit que tu l'avais inscrit dans la quatrième, lui fait remarquer le Maréographe.

- Je me suis aperçu que c'était un réclamer.

- Un réclamer?

- C'est une course où le propriétaire propose à la vente son cheval s'il est gagnant, m'apprend le Maréographe; et comme il tient à son destrier...

- Moque-toi, moque-toi! Tu verras tout à l'heure!

- J'espère bien! rétorque le Maréographe, tu m'as dit de le jouer!

- Dans une heure, nous sommes riches!

En réponse, une petite moue un peu sceptique...

Cependant, la troisième vient d'arriver. Je l'ai entendue au silence qui s'est abattu sur l'hippodrome. Soudain, une voix retentissante fuse :

"O' peille-o' peille-o' peeeille...!"

Je me retourne, surpris. Un gros homme, vêtu d'une sorte de blouse toute fripée, taillée dans une vieille toile grossière d'une couleur sombre mal définie, gros sac de cuir en bandoulière, face rubiconde, crie ainsi sans se lasser. Un autre homme lui fait un signe de loin, et le hèle :

- On peille!

Le crieur vient l'aborder; ce dernier lui tend une poignée de tickets, et le crieur lui rend des billets de banque.

Le Maréographe, qui a suivi la scène et mon regard, m'explique :

- Celui qui crie achète les tickets gagnants des parieurs qui ne veulent pas perdre leur temps au guichet...

- Ah... il paye!

Je ris :

- Je n'avais même pas compris le mot!

Le Maréographe rit à son tour :

- Il faut dire que lorsqu'on n'est pas habitué...

Il poursuit :

- Et il prend deux pour cent de commission.

- C'est une bonne affaire!

- Ma foi!

Il ajoute :

- Tout le monde le connaît sur l'hippodrome, on l'appelle : "On paye!"

La quatrième se prépare. Une Patte est allé donner ses derniers conseils à "cet abrrrruti de jacquet!"

- Et lorsqu'il gagne, comment l'appelle-t-il?

- Il ne gagne pas assez souvent pour que je le sache! me répond plaisamment le Maréographe.

- Tu exagères! observe Damoiselle; tu m'as déjà dit que tu avais bien souvent gagné grâce à ses conseils.

- Oui, mais lorsqu'il me dit de jouer un autre cheval que le sien!

Cependant, autour de nous, chacun est plongé dans la lecture d'un journal spécialisé.

- Le journal leur dit comment jouer, m'apprend le Maréographe.

- Il n'y a qu'un seul journal?

- Non, intervient Damoiselle, il y en a plusieurs, et ils se contredisent tous.

- Les parieurs n'ont pas d'opinions personnelles?

- Si, pour certains d'entre eux, précise le Maréographe; ceux qui connaissent bien les chevaux, qui passent toute leur journée à les étudier.

- Toute leur journée?...

Il sourit de ma naïveté :

- C'est leur travail!

- Leur travail est de savoir si un cheval court plus vite qu'un autre?

Damoiselle s'étonne beaucoup moins que moi :

- Il en est bien pour qui le travail est de savoir qui donne le meilleur coup de pied dans une balle.

Cependant, autour de nous, les conversations entre parieurs vont bon train :

- Tu as lu? Le cinq va gagner dans la quatrième!

- Mon chauffeur de taxi m'a affirmé que ce serait l'as!

- Tiens, dans mon journal, on parle aussi de l'as, mais avec prudence; il a perdu la semaine dernière.

- Alors, il n'y a qu'à le jouer placé!

- Et la cote?

- Oui, mais au moins, c'est plus sûr!

- L'entraîneur paraissait de bonne humeur tout à l'heure!

- Tu l'as vu?

- Non, mais je l'ai entendu dire!

- Qui ça?

- Je ne sais plus; ils étaient plusieurs!

- Mais lui, il a dit dans le poste qu'il faut jouer le...

J'ai abandonné d'écouter les conversations. J'ai même abandonné l'idée de demander le vocabulaire que je ne comprenais pas entièrement. A quoi bon?

Et voici le départ de la quatrième. Je vois les chevaux courir en groupe. Puis, quelque-uns prennent de l'avance sur les autres. Les chevaux ne sont pas seuls à courir. Le public court avec eux. Il ne court pas avec les jambes, il saute, il trépigne, il court avec la voix :

- Allez, le deux!

- Déborde, l'as!

- Plus vite! Plus vite!

- Attention! Il va te passer!

- Il tire, celui-là!

- Tu gagnes! Tu gagnes!

- Oh, non...!

- Oui! Oui! Oui! Oui...!

- D'une tête!...

Le Maréographe me désigne les gradins recouverts d'un toit :

- Ces gradins sont réservés aux propriétaires, celui que tu vois est l'un des plus riches, il possède des dizaines de chevaux, dont certains sont renommés!

Tout en haut des gradins, se tient debout un homme assez jeune, bien fait de sa personne, élégant, en habit et haut de forme gris clair, de grosses jumelles dans un étui de cuir en bandoulière, qui observe, immobile, les chevaux qui s'approchent de la ligne d'arrivée. Au dernier moment, il a, nonchalamment, mais d'un geste sûr, sorti ses jumelles, a regardé au moment précis de l'arrivée, a rangé de même manière ses jumelles, et, sans un mot, sans manifester le moindre sentiment, a quitté les gradins.

Mercredi. Six heures quarante-six du matin. Le train nous emporte, Damoiselle et moi, vers notre petit bourg.

- Nous sommes le seize août, la moitié des vacances vient de passer, prononce doucement Damoiselle.

- Oui...

Je reste un moment à réfléchir :

- Tu penses à la rentrée?

- Et toi?

J'incline lentement la tête :

- J'y ai pensé, moi aussi.

Je reste un moment à réfléchir :

- Ton oncle...

Elle me coupe :

- ...m'a dit qu'il y avait une très bonne école pour les filles dans la ville où se trouve ton école à toi.

- Je la connais très bien; quelques camarades de classe ont des soeurs ou des cousines dans cette école.

Je poursuis :

- C'est vraiment une très bonne école; tu y seras très bien.

- Tu expliqueras ça à mon père.

- A ton père?

- A mon père.

- Il ne voudra pas?

Damoiselle ne dit rien pendant un long moment, que je n'interromps pas.

- Gare de correspondance!

Elle ajoute vivement :

- Nous parlerons dans l'autre train; ici, nous n'avons plus le temps.

L'autorail entre dans la ville où nous avons déjà fait une correspondance lors du voyage de l'aller, en venant de la ville de ma Damoiselle.

- J'espère que nous aurons un train à vapeur, comme lorsque nous étions allés dans ma ville, s'inquiète-t-elle.

Elle fait une petite moue :

- Il y aura bien un compartiment vide; nous serons plus tranquilles pour parler.

Dix-huit minutes d'attente.

- Quand je viens ici avec mes parents en auto...

Elle s'interrompt :

- Mais oui! Le chemin de fer ne passe pas très loin du bourg où habitent les parents de ma mère; la campagne est très agréable autour du bourg.

Elle sourit :

- C'est curieux, je viens d'y penser à cause du compartiment...

- Parce que c'est un endroit calme?

- Oui; calme... serein.

- Tu veux que nous y allions? Cela me ferait très plaisir.

J'ajoute aussitôt :

- Et cela me ferait plaisir de connaître un peu plus ta famille!

Elle approuve de la tête :

- Oui, oui...

Une légère pause :

- Ce sera bien.

Encore une pause :

- Il y a une gare chez eux...

- En rentrant, nous irons regarder les horaires!

- Oui, oui!

Un nuage de fumée nous annonce notre train...

Tous les deux ensemble :

- A vapeur!

Vite, vite! Un compartiment vide. Nous tirons les rideaux donnant sur le couloir. Cinquante-trois minutes de tranquillité!

Nous roulons silencieusement pendant un moment, regardant la petite rivière qui coule à nos côtés parmi les prés à l'herbe haute où paissent les vaches.

- Je ne sais pas du tout ce que dira mon père, reprend Damoiselle au bout d'un certain temps; il est toujours très pris par ses affaires au port.

- Je connais ça; mon père n'est jamais là quand je veux parler de quelque chose à moi.

- Nous avons apparemment le même père.

- Seulement, c'est du tien que tout dépend.

Elle reste un moment sans rien dire :

- En dehors du port, il fait ce que dit ma mère; par distraction, parce qu'il pense à autre chose, au port, bien entendu.

- Alors, nous avons bien le même père; je dirais que le mien fait ce que dit ma mère, sans le savoir.

Nous restons silencieux.

- Alors...

J'ai laissé traîner ma phrase. Elle l'a poursuivie :

- ...nous n'avons plus qu'à faire tout ce que nous pouvons.

Je réfléchis :

- Nous aurions peut-être dû retourner chez toi.

Damoiselle secoue la tête :

- Non; mon père dirait qu'on a bien le temps d'y penser.

- Et après, ne serait-ce pas trop tard?

- S'il devait prendre sa décision vite, il serait content de ne plus avoir à y penser.

- Et pour les inscriptions...?

- Lorsqu'on vient de s'installer, on peut s'inscrire quand on veut.

- Oui, je sais.

Elle me jette un rapide coup d'oeil :

- Toi aussi, tu t'es renseigné.

Je confirme d'un signe de tête. Elle me sourit :

- Alors, tout se passera bien!

Je la serre contre moi :

- Tout se passera bien!

Nous roulons silencieusement, regardant la petite rivière qui coule à nos côtés parmi les prés à l'herbe haute où paissent les vaches.

- Oh! Je crois que c'est ici, la correspondance!

Une grande ville. Oui, c'est ici, c'est bien ce que nous avons vu sur l'horaire.

Treize minutes; nous avons le temps. Surtout pour prendre un autorail! Enfin, il n'y en a que pour vingt minutes avant la prochaine correspondance. Nous ne nous donnons pas la peine de nous asseoir, et demeurons près de la porte, à ne pas regarder par la vitre les prés bordés de collines boisées. Encore huit minutes d'arrêt pour sauter d'un autorail dans l'autre, et trente-six minutes plus tard, nous serons sur la ligne qui va vers notre petit bourg, où nous arriverons à onze heures vingt-trois, après être passés par la petite ville où habitent le Petit et la Grande.

Cependant, le train où nous sommes ne passe pas par n'importe où. Cinq minutes après le départ...

- Regarde!

Damoiselle regarde :

- La rivière?

- Oui.

- Pourquoi me la montres-tu? Elle est jolie...

- C'est ici, un peu plus loin, que nous avons pique-niqué avec le Petit et la Grande!

- Oui, je me souviens, la rivière m'avait beaucoup plu.

Elle ajoute, avec un sourire :

- Tu savais que nous passerions par ici! C'est la 342!

- J'avais vu le nom de la gare sur l'horaire; c'était pour te faire la surprise!

Arrêt.

- On descend pique-niquer? s'exclame Damoiselle, se levant vivement, et empoignant sa valise.

- Cinquante kilomètres à pied.

Elle se rassied en riant :

- Tu avais vu qu'il n'y avait plus de train!

- Toi aussi.

En choeur :

- C'était pour te faire la surprise!

Nous rions... en choeur!

Départ. Encore cinq minutes.

- Ça, c'est la même rivière qui vient vers nous, m'apprend Damoiselle.

Je joue l'étonné :

- En es-tu sûre?

- Non, pas du tout; et toi?

- Comment veux-tu que je voie une rivière? J'ai le soleil en plein dans les yeux!

Elle vient à mon aide :

- Je vais te raconter ce qu'on voit.

Elle fait un grand geste en direction de la rivière :

- Tu vois ma main?

- Je la devine.

- La rivière est par là; tu ne la vois pas?

- Non.

- Cela n'a aucune importance, je suis là; écoute!

Et elle m'explique :

- La rivière flâne tout en méandres; le soleil fait miroiter l'onde en éclats scintillants emplis de teintes vaporeuses...

Je glisse en souriant :

- Toi, tu n'as pas besoin de devenir 55 de poésie; tu es la poésie elle-même!

Le train vient d'entrer dans la gare de notre petit bourg, à temps pour le déjeuner. Je raccompagne Damoiselle chez elle. Nous sommes joyeusement reçus. Flot de questions sur notre voyage. Flot de réponses disparates. Au bout de presque une heure, la tante endigue le flot. "Sinon, nous ne déjeunerons jamais!" déclare-t-elle. Et je rentre chez moi.

Comment a-t-il su? Je n'invente pas, je vous l'assure. Je n'écris pas un roman, où on peut mettre ce qui vous passe par la tête parce que cela vous arrange, et surtout, parce que cela, on l'espère, plaira au lecteur. C'est mon journal que j'écris. Alors, comment a-t-il su? Qui a su quoi? Quoi? Que j'arrivais! Qui? Qui voulez-vous que ce soit? Vous avez deviné, n'est-ce pas? Non, pas encore? Vous faites exprès pour me le faire dire! Bon, je cède : c'est mon chat! Oui, il était assis devant la porte du jardin, et me regardait venir!

Le déjeuner est prêt. A table! Et que mange-t-on? Devinez : "Tu m'as dit qu'elles étaient si mauvaises!" m'a souri ma mère. Maintenant, vous avez deviné, n'est-ce pas? Non, pas encore? Vous faites exprès pour me le faire dire! Bon, je cède : ce sont... des... tripes!

La gaieté règne sur le déjeuner. Ma mère est tout sourire, mon père paraît absolument ravi. Il m'explique que cela ouvre l'esprit de voyager, de découvrir ce qu'on ne connaissait pas auparavant. Le port, par exemple.

- Port très important pour un fleuve; gros tonnage! déclare-t-il.

Il ajoute, secouant la tête pour donner du poids à son observation :

- Tu as pensé à le visiter? Les parents de ton amie devaient savoir où il se trouve.

Il m'avait dit la même chose avant mon départ, mais malheureusement au futur, au lieu du passé. Pourquoi malheureusement? Parce que sinon, j'aurais platement recopié ce que j'avais déjà écrit, et que je viens de relire.

A propos, j'ai failli ironiser lorsque mon père a dit que cela ouvrait l'esprit de découvrir ce qu'on ne connaissait pas auparavant. Mais pendant qu'il m'expliquait le port, j'ai réfléchi. Est-il si sûr que cela qu'il n'y ait rien à découvrir dans ce qu'on connaît déjà? Alors, je n'ai pas ironisé.

Comme il est visible que mon père attend de savoir si oui ou non j'ai visité le port, je lui en fais donc le compte rendu :

- Dans le port, il y a beaucoup navires de cent mètres de long, supportant trois à quatre mille tonnes de chargement, avec une coque de quelques centaines de tonnes seulement. Il y a aussi des navires plus grands, qui font deux cent cinquante mètres de long au plus, leur chargement étant de cent mille tonnes et leur coque, de quinze mille. Une centaine de grues de trente mètres de haut chacune les déchargent en permanence. Principalement des hydrocarbures, des agrumes et des primeurs.

Voyez comme j'ai bien appris ma leçon!

Mon père n'a rien dit, mais à mesure que je décrivais le port, son visage s'épanouissait. Ma mère ne bougeait pas, sa fourchette à la main.

Après le déjeuner, le jardin est envahi. Tout le monde est là. L'Economiste et la Géologue, qui sont passés par le mur, Bouclette et Bouton, qui sont passées par la rue, les deux petites jumelles et leur petite amie, passées... là, je ne sais vraiment pas par où.

Je ne me donnerai plus la peine de poser de questions. Il est évident que c'est mon chat qui les a tous prévenus que je venais de rentrer. On me fait fête.

Et voici ma Damoiselle arrivant à vélo, moulinets au vent. Les moulinets tournent frénétiquement, sifflent et étincellent de mille feux. Le jardin s'est immobilisé, la bouche ouverte. Pardon, les bouches ouvertes, celles des deux petites jumelles et de leur petite amie! Bouclette et Bouton applaudissent. L'Economiste et la Géologue rient.

- Ce ne sont plus les hélices qui manquent, à présent! s'exclame l'Economiste.

- Le Petit pourra enfin venir en avion au lieu de prendre le train! ajoute la Géologue.

Quant à mon chat, ayant jailli du cerisier, le voilà aux pieds de Damoiselle, prêt à bondir sur les moulinets. Damoiselle procède à la distribution.

Après-midi gaie. Nous n'oublions pas, Damoiselle et moi, de parler de la verte vallée à la Géologue, qui, très intriguée, promet de s'informer.

Aujourd'hui Damoiselle est occupée avec son oncle et sa tante.

Le lait pris, le pain d'deux acheté, le petit déjeuné pris, il me reste les commissions à faire pour ma mère. Je prends mon vélo, et je sors en roulant, comme j'en ai l'habitude, par la porte du jardin, toujours ouverte.

- Où vas-tu? me lance Bouclette, de sa fenêtre.

- Faire des commissions!

- Nous en avons aussi à faire, Bouton et moi! Nous pouvons venir avec toi?

- Bien sûr!

- Nous descendons!

Nous voilà partis. Nous prenons comme toujours par l'aqueduc.

- C'est bien, la mer? me demande Bouton.

A vrai dire, je suis un peu pris de court. Je n'ai jamais pensé qu'on pût dire de la mer qu'elle était bien ou non. Je crois même que je n'ai jamais pensé qu'on pût en dire quoi que ce soit. Comme mes pensées font tarder ma réponse, Bouton reprend :

- Ça ne t'a pas plu?

Je fais un geste des bras, en lâchant mon guidon :

- Il y a beaucoup d'eau.

Bouclette et Bouton ont ralenti, un peu surprises. Je poursuis, un peu hésitant :

- J'ai déjà vu des images de la mer...

- Moi aussi, m'annonce Bouclette.

Un instant plus tard :

- C'est tout bleu?

- Comme le ciel? ajoute Bouton.

Je lâche mon guidon d'une seule main :

- Oui, c'est bleu...

Un temps :

- C'est très grand... on voit très loin...

- Sur les images, ça ne fait pas très grand, remarque Bouclette.

- Ce n'est pas comme un étang, bien sûr, mais ça se termine, approuve Bouton.

J'ai encore lâché mon guidon, d'une seule main :

- Quand on regarde au loin, on ne sait pas si c'est la mer ou le ciel.

- Le ciel descend dans la mer? s'exclame Bouton.

- Non, non; mais tout est bleu, lorsqu'on regarde loin.

- Comment font-ils, les bateaux? s'inquiète Bouclette.

Nous nous sommes arrêtés pour entrer dans une boutique. Je réponds, sur le pas de la porte :

- Les bateaux, quand ils sont là-bas, ils voient encore plus loin.

Avant de pénétrer dans la boutique, Bouton :

- Tu n'iras plus là-bas?

Bouclette :

- Tu resteras ici!

L'après-midi me retrouve sur mon cerisier. Je crois que je rêve plus que je n'écris. A quoi? Ce n'est pas très précis. A notre voyage, aux familiers de ma Damoiselle, aux courses, aux bons repas - je ne parle pas de la table au blanc qui éblouit le soleil. Mais enfin, j'y étais avec ma Damoiselle, alors, tout était bon.

A son père, surtout. "Nous n'avons plus qu'à faire tout ce que nous pouvons", avait-elle dit.

Et puis, à la verte vallée, peu importe son terrain géologique - Ne le répétez pas à la Géologue! Aux bonnes crêpes aux pommes chaudes et au cidre - "Avec beaucoup de crème!"

- Tu aurais pu m'en rapporter! a miaulé mon chat.

Six heures moins dix, ce matin; j'entre dans l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche. Damoiselle, vêtue de sa longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, s'est avancée vers moi :

- Bonjour, gentil damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, tout en me faisant un sourire accueillant.

- Bonjour, gentille damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

Je m'informe :

- La Roussette a-t-elle déjà donné son lait?

- Si fait; tu peux venir le prendre.

Elle ajoute, toujours souriante :

- Je remplis tout le pot?

J'acquiesce. Nous allons. Le pot est rempli. Je donne une pièce. Damoiselle la regarde :

- De l'or, Damoiseau? Voici ta monnaie!

Damoiselle me tend des pièces d'argent.

- Merci à toi, Damoiselle!

Elle me fait un gai sourire. Je lui demande :

- Veux-tu mêler ta voix à celle de mon Boisselot, en cette après-midi, damoiselle?

- Si ce sont tes doigts qui le font chanter, je serai là, damoiseau.

- A tout à l'heure, damoiselle!

- A tout à l'heure, damoiseau!

Trois heures. Schumann, opus 48 no 12. Mon Boisselot résonne tendrement, ma Damoiselle lui répond avec douceur. Le voyage ne nous a pas fait oublier tout ce que nous avons étudié avant de partir. Nous répétons l'air, sans nous lasser, avec, à chaque fois, une note, une intonation, un soupir, un lien entre deux notes, une note à faire sonner dans un accord, que nous n'avions pas encore remarqués. A chaque fois que nous recommençons, j'éprouve la sensation de pénétrer de plus en plus profondément dans un songe, où je retrouve Schumann et ma Damoiselle. Je le ressens à la note que Damoiselle a été cueillir dans les songes de Schumann, et qu'elle m'apporte de sa voix encore emplie de ces songes.

Le chant s'est achevé. Il me reste maintenant à nous faire retrouver la terre, à Damoiselle et à moi, sans qu'aucun heurt ne vienne nous blesser. Mon Boisselot est là, et lorsque je lui parle, il me répond.

Nous voici, Damoiselle et moi, dans le jardin. Des boissons fraîches ne sont pas de refus. Et ma mère nous a préparé des choux... à la crème! Elle sourit à Damoiselle :

- Je ne peux pas te laisser sans crème!

Damoiselle a goûté un chou, et sourit en retour :

- Ils sont aussi bons que chez moi!

Ma mère, tout heureuse, s'en retourne à la cuisine.

Les choux à la crème, tout excellents qu'ils sont, ne nous ont pas fait oublier Schumann.

- Après l'accord parfait inversé fondé sur la dominante, quand tu joues la dernière mesure, légèrement plus rapide que ce qui a précédé, c'est comme si tu venais m'éveiller; ta main prend la mienne lorsque tu touches les dernières notes - si bémol, fa, ré - accord de résolution.

Elle fait une pause :

- Tu arrives doucement près de moi, dans l'apaisante descente qui précède, qui vient d'un souffle retenu...

Elle fait encore une pause :

- La quinte... si bémol, fa... tonique, dominante... Un souffle presque muet, qu'on entend avec l'âme...

Elle chante tout bas :

- ...fa, mi, do, la, fa...

Elle retient à peine sa voix :

- ...si.

Parlé, toujours tout bas :

- Et vient ta main...

Ce matin, en arrivant chez Damoiselle, je suis reçu par... Bouclette et Bouton!

- Elle est d'accord, toi aussi?

Toutes les deux ont parlé en même temps, et je n'ai pas très bien compris...

- Oui, tu veux bien? insistent-elles, toujours ensemble.

Je ris :

- Oui, oui, je veux bien! Mais je ne sais pas du tout...

- On va se baigner dans le petit étang au milieu de la forêt! me coupe Bouclette.

- C'est mieux que dans la mer! m'assure Bouton.

Je lui demande :

- Tu en es sûre?

- C'est toi qui l'as dit! répond à sa place Bouclette.

Et Bouton confirme vivement :

- Oui, c'est toi qui l'as dit!

Je ne savais pas; mais je n'aurais garde de les contredire.

- Alors, nous allons chez l'Economiste et la Géologue! annonce Bouclette, considérant mon accord définitivement acquis.

Et elles se sauvent toutes les deux porter la bonne nouvelle, après avoir lancé à Damoiselle :

- Tu prépares les poulets!

Et j'entendis Bouton, au moment où les deux amies s'éloignaient :

- J'espère qu'ils seront réveillés à cette heure-là!

Je me tourne vers Damoiselle :

- Si je comprends bien, tu n'as plus qu'à faire griller les poulets.

- Ils grillent déjà!

Je vais chercher le pain d'deux. Petit déjeuner. Deux trois commissions pour ma mère, et déjà Bouclette et Bouton me pressent :

- Dépêche-toi!

Je me dépêche. Nous passons prendre l'Economiste et la Géologue, et nous voici réunis tous les six chez Damoiselle.

- Oh! Vous partez en avion! s'exclame-t-elle en souriant à Bouclette et Bouton; nous aurons du mal à vous suivre!

En avion! Je regarde. Les moulinets trônent au beau milieu des guidons des deux amies! Je comprends maintenant pourquoi elles roulaient tout le temps devant nous; elles ne voulaient pas qu'on voie leurs moulinets avant que nous fussions tous ensemble. Manoeuvre réussie! L'Economiste et la Géologue, qui n'avaient rien vu, eux non plus, font des mimiques admiratives. Les deux pilotes prennent une pose théâtrale.

- Décollons! s'écrient-elles en choeur.

- Vous allez avoir faim, là-haut! les avertit Damoiselle; il vaut peut-être mieux que vous emportiez les poulets!

Les deux pilotes ne sont décontenancées qu'un seul instant.

- Nous attraperons des canards! affirme Bouclette.

- Et nous les ferons griller sur le soleil! confirme Bouton.

Mais malgré tout cet optimisme, elles se sont précipitées à la cuisine...

Nous avons tous souri, et personne n'a fait remarquer aux deux pilotes que quelques provisions de bouche dépassaient déjà de leurs sacoches.

Nous voilà sur la route. L'aqueduc, qui passe par les blés fauchés depuis longtemps. Le village effondré. La longue, longue côte, au sommet de laquelle se trouve le château ancien. La bonne descente, dont j'aime tant remonter la forte pente agrémentée de gros pavés rebondis.

Nous voici maintenant dans la forêt où se niche notre petit étang. Nous suivons le sentier qui prend tout son temps pour y arriver; à droite, à gauche, il tortille tant et plus... Il n'a pas chaud, lui, et n'est pas pressé d'aller dans l'eau fraîche! Ah, le voilà enfin, l'étang, entouré d'arbres comme un joyau dans son écrin! Le ruisseau qui l'abreuve a découvert le ciel au-dessus de son cours, et un vent léger s'est invité. Il caresse l'étang, qui frissonne d'aise.

A l'eau! Nous nageons, nous plongeons, nous faisons la course. Et faire la course n'est pas simple; l'étang est si petit... A peine a-t-on démarré qu'on se retrouve dans l'herbe! Alors, pourquoi donc faire la course? Quelle course? Nous ne faisons pas de course. Nous nous amusons! Et d'ailleurs, nous pouvons tout aussi bien faire la course sur l'herbe! Ce que, du reste, nous faisons de la même manière que dans le petit étang. De quelle manière?

- Comment voulez-vous que nous le sachions? protestons-nous tous les six avec un ensemble parfait.

La course que nous n'avons pas faite terminée, au pique-nique! Les poulets sont grillés à point, et chacun - pour ce qui est de Bouclette et Bouton, nous l'avons déjà constaté - ayant apporté quelque chose, nous ne manquons de rien.

- Je me suis informée, nous annonce la Géologue.

- Sur quoi? demande Bouclette, débordant de curiosité, comme à son habitude.

Je lui explique la verte vallée.

- C'est mieux que la mer! conclut-elle.

- Alors, ce n'est pas la peine d'aller voir la mer! enchérit Bouton.

- Voilà ce que j'ai trouvé, reprend la Géologue.

- Attention, les enfants! s'écrie l'Economiste, cours de géologie!

- Oh si, moi j'aime bien ça! s'exclame Bouton.

Elle poursuit, l'air très convaincu :

- Je ne comprends rien, mais les mots sont amusants!

- Oh oui, oui! approuve Bouclette.

- Méfiez-vous, les avertit l'Economiste; elle va vous interroger!

Petit flottement chez les deux aviatrices. Mais, aussitôt après avoir échangé une grimace, en choeur :

- Nous n'étions pas là au dernier cours!

Rires. Interrompus par la Géologue :

- Silence dans la classe! Sinon, je mets les bavards au piquet au milieu de l'étang!

- Oh oui, oui, oui! s'écrient les aviatrices en battant des mains.

Rires. Mais déjà la Géologue, imperturbable, a commencé son cours :

- Terrain secondaire, jurassique supérieur, Malm, Oxfordien, Argiles de Villers.

Et elle a conclu :

- Terre très humide particulièrement favorable à la croissance d'une végétation dense.

- Dommage que les livres de cours n'ajoutent pas que c'est beau et qu'on s'y sent bien, a noté pensivement Damoiselle.

Au retour, je n'ai pas pris par la côte aux pavés rebondis. La côte qui tourne autour est aussi assez rude, et j'ai aidé les aviatrices, en les poussant de temps à autre, à tour de rôle.

Dimanche. Jour du marché, où tout le monde se rencontre. Ma mère est venue faire quelques achats. Mes sacoches sont prêtes à transporter le tout à la maison. Damoiselle est venue me rejoindre, et nous flânons parmi les étalages, en attendant que ma mère ait terminé ses achats. Des camarades sont venus bavarder avec nous. Ils sont surtout venus voir Damoiselle. Bouclette a été particulièrement discrète, et la curiosité parcourt lesdits camarades. Curiosité de surface, facile à satisfaire.

Cet après-midi, Damoiselle reste à la ferme, et moi, je prends le midi cinquante-trois pour aller chez Bonnehumeur.

Comme toujours, je suis accueilli avec joie par ses deux petites soeurs. Et aujourd'hui, elles ont une grande nouvelle à m'annoncer. Elles ont recueilli un petit chat, qui apparemment s'était perdu. Elles ont demandé à tous les voisins, personne n'avait perdu de petit chat. D'où vient-il, alors? Mystère!... En attendant que quelqu'un se manifeste, elles ont adopté le petit chat.

- Mais nous avons mis une affichette dans la boulangerie en bas! m'assure la plus grande.

- J'espère que personne ne viendra le réclamer! souhaite la plus petite.

Je leur fais observer :

- Peut-être qu'une autre petite fille est triste d'avoir perdu son petit chat.

Elles se regardent, inquiètes.

- Si elle le reprend, c'est nous qui serons tristes, boude la plus grande.

- Il s'est peut-être sauvé parce qu'il était malheureux, avance la plus petite.

- Il n'y a pas de raison que ce soit nous qui soyons tristes! insiste la plus grande.

Bonnehumeur intervient :

- Il n'y a pas de raison que ce soit elle qui soit triste.

Les deux petites soeurs se regardent, encore plus inquiètes.

- Il faut toujours qu'il y ait quelqu'un de triste? demande la plus grande.

- Tout ce que nous pouvons, c'est que le petit chat ne soit pas triste, déclare avec force la plus petite.

Et elle appelle le petit chat. Silence. Ni il répond, ni il vient. Nouveaux appels. Nous nous y mettons tous. Rien n'y fait; pas de chat!

- Il s'est sauvé? déplore la plus petite.

- Mais non, il s'est caché quelque part; il ne répond jamais! la rassure sa soeur.

Elle ajoute vivement :

- Je sais comment faire pour qu'il vienne!

Et elle va sans se presser à la cuisine. On entend un bruit de vaisselle. De dessous la commode, le petit chat s'est jeté vers la cuisine. Seulement, il y a un virage à prendre. Et le parquet, tout brillant, est bien lisse. Le chat, ayant glissé vers l'extérieur du virage, tente de se rattraper en forçant l'allure. Le résultat nous a tous fait rire. Les deux petites soeurs ne s'en remettaient pas. Les pattes arrière du petit chat tournaient à toute vitesse - on aurait dit qu'elles fouettaient de la crème pour la faire monter - mais comme elles continuaient à glisser, le petit chat, plein de fougue, restait sur place! Enfin, enfin, il se retrouva à la cuisine, devant son écuelle, dépité de n'y voir aucune nourriture. Et les deux petites soeurs apitoyées, s'empressèrent de lui verser du lait. Le petit chat lapait, lapait...

- Comment as-tu fait pour trouver comment le faire venir? demanda Bonnehumeur à sa rusée soeur.

- Oh, j'ai vu qu'il venait à chaque fois que maman remuait son écuelle!

Matinée ordinaire. Déjeuner moins ordinaire. Ma Damoiselle m'appelle de chez elle en plein milieu du repas :

- Je viens dès que tu as fini!

- Tu peux venir!

J'achève rapidement, en m'excusant auprès de mes parents. Mon père n'a pas fait très attention :

- Où vas-tu? me demande-t-il distraitement.

- Damoiselle va venir tout de suite; je crois qu'elle a quelque chose d'important...

- Je te donne ton dessert, me coupe ma mère.

Voici ma Damoiselle. Elle s'excuse auprès de mes parents. Ma mère lui tend le dessert.

- Il n'y a rien de grave, précise Damoiselle.

Le dessert avalé, nous partons.

- Allons à notre petit étang de l'autre côté du bois! me propose ma Damoiselle.

En chemin, elle m'apprend la nouvelle :

- Mon père doit partir pour quelques mois.

- Quand ça?

- Il ne sait pas encore; le mois prochain, ou en octobre.

J'ai une hésitation :

- Il... part seul?

Elle sourit :

- Oui, oui, sois tranquille; je n'y vais pas!

Je pousse un petit soupir de soulagement :

- Tant mieux!...

- Je n'y serais pas allée!

- Comment...?

- Il y a des pensions!

- C'est vrai.

Nous restons un bon moment en silence, tout en marchant d'un bon pas, comme si nous étions pressés. Peut-être pressés d'arriver sur place, où nous serons au calme.

Et nous voici au tout petit étang solitaire qui somnole au milieu d'une touffe d'arbres, de l'autre côté de la route mystérieuse dont on ne sait ni d'où elle vient, ni où elle va. Le vent se repose. L'étang rêve. Tout est en paix. Nous sommes assis, l'un auprès de l'autre, sur le vieux banc...

- Mon père doit s'occuper de l'organisation des transports avec notre port, reprend Damoiselle; il pense en avoir pour quatre à six mois environ, mais il ne sait pas trop.

- Et ta mère?

- C'est de ça que je suis venue te parler; si je reste chez moi, elle reste...

Je l'interromps vivement :

- Si tu vas en pension, elle part!

Damoiselle sourit :

- Et si je...

Je la recoupe :

- Il y a des pensions dans la ville où se trouve mon école, mais tu pourrais peut-être...

- ...habiter chez mon oncle?

Je ris gaiement :

- C'est bien ce que je voulais dire!

- Eh bien, je n'ai plus qu'à en parler avec mes parents!

Je m'enquiers :

- C'est loin...?

- De l'autre côté de l'océan.

- Ça plaira sûrement à ta mère d'aller voir un pays nouveau...

- C'est bien ce que j'espère!

- Tu comptes en parler quand?

- Ce soir; mais peut-être faudra-t-il que j'y aille...?

- Je viens avec toi, ou il vaut mieux...?

- Je te dirai ce soir.

- Et puis, il faudra que tu prennes toutes tes affaires... et ton Bechstein! J'aime bien ton piano, il est doux et chantant.

- Je l'ai toujours préféré aux autres; mais ton Boisselot...

- Nous aurons deux pianos différents; nous verrons si tu chanteras de la même façon.

Nous restons assis, l'un auprès de l'autre, sur le vieux banc, en nous tenant la main...

Rentré à la maison, je mets mes parents au courant de la nouvelle.

- Elle habite une grande ville; jamais elle ne s'habituera à la vie de la campagne! commente mon père.

- Je l'aime bien; je suis contente qu'elle vienne... Elle est vraiment très gentille, commente ma mère.

Dans la soirée, Damoiselle m'annonce que sa mère lui donnera la réponse la semaine prochaine.

Matinée calme. Occupations habituelles. J'ai beaucoup écrit - j'avais un peu de retard, il y avait tant à parler de la nouvelle d'hier.

- Oui, mais tu n'en parles pas tant que ça; tu passes ton temps à rêver! m'a miaulé mon chat.

- Je cherche à savoir comment sera ma vie; mes pensées viennent en désordre...

- La vie des hommes est malheureuse, ils veulent que leur vie dépende d'eux-mêmes.

- Pourquoi dis-tu malheureuse? C'est un grand bonheur que de bâtir sa vie soi-même.

- Pour moi, le bonheur, c'est d'avoir ce qu'il me faut sans avoir à le chercher.

- Il te faut bien chasser.

- Il l'aurait fallu si tu n'avais pas été là pour me nourrir quand j'ai faim.

Je reste un moment sans rien dire :

- Le bonheur, pour moi, c'est aussi ma Damoiselle; si je n'avais rien cherché, je ne l'aurais pas regardée quand je l'ai vue la première fois.

- Je suis venu t'attendre lorsque tu es revenu de ton long voyage, mercredi dernier; c'est tout ce que je peux faire.

Et il resta longtemps près de moi, me regardant écrire.

Après le déjeuner, je suis allé chez Damoiselle. Nous avons pris par le bois pour revenir chez moi faire un peu de musique. En chemin, elle m'a appris que son oncle et sa tante ont été très contents qu'elle vienne habiter chez eux... "...pour l'année prochaine", ont-ils ajouté avec un petit sourire.

Dans la matinée, alors que je lisais tranquillement sur mon cerisier, Bouclette et Bouton sont venues m'annoncer la grande nouvelle! A peine sont-elles entrées en coup de vent dans le jardin...

- Il y a des noisettes! m'a annoncé Bouclette.

- Et elles sont bonnes! a renchéri Bouton.

- Vous m'en avez rapporté?

Elles se regardent en riant.

- Non, me répond Bouclette, sinon tu ne serais pas venu!

- Comment cela? Mais je n'y suis pas venu.

- Oui, analyse en riant Bouton, mais maintenant tu es venu, puisque t'aimes ça!

Que pensez-vous du discours, 114 le 55 de grammaire? Moi, je pense qu'il est très convaincant. Je m'enquiers auprès des deux aviatrices :

- Vous en avez évidemment déjà parlé...

- Bien sûr! m'ont-elles répondu en choeur.

- Et...

- Bien sûr!

- Bon; après le déjeuné?

- Et nous irons à la sablière! décrète Bouclette.

- Et c'est moi qui vais gagner! s'écrie gaiement Bouton.

Le déjeuné terminé, nous partons donc tous les six... en avion! car nos deux jeunes aviatrices n'ont eu garde d'oublier leurs hélices, qu'elles brandissent, haut levées, devant elles!

Nous voici à la sablière. La course est rude. Cette fois, l'Economiste l'emporte. Bouton feint un air désolé :

- Profites-en tant que je suis petite! Quand je serai grande...

- Tu seras trop vieille; il faudra que je te porte! lui répond plaisamment l'Economiste.

Mais la joute se perd devant l'avertissement de Bouclette :

- Allons vite chercher les noisettes; sinon, les écureuils vont tout manger!

La menace - mais en est-elle vraiment une? - nous décide. Et nous voilà allant de-ci, de-là, dans les endroits déjà connus de longue date - Hé, nous ne sommes pas si jeunes que ça, malgré les assertions de Bouton!

Des noisettes, il n'y en a pas encore beaucoup, ce sont les premières. Il faut les dénicher... Mais qu'elles sont tendres, juteuses!...

Cependant, nos recherches ne sont pas vues d'un bon oeil par tout le monde. D'un bon oeil, c'est le cas de le dire. Car un oeil, qui se cache prudemment à mi-hauteur derrière un tronc d'arbre, nous observe. Peut-être craint-il, cet oeil, que nous mangions tout, et ne lui laissions rien? Quel est donc cet oeil? Bien difficile à deviner, car si on veut tourner autour de l'arbre pour le voir, il tourne lui aussi d'autant. Et un oeil tout seul, comment savoir à qui il appartient? Allez, je le sais moi, j'ai déjà réussi à le voir, en me cachant moi aussi. C'est un écureuil! Vous ignoriez que les écureuils aiment les noisettes? Allez, rassure-toi petit écureuil, nous t'en laisserons!...

Ce matin, les commissions pour ma mère faites, je retourne chez ma Damoiselle. Nous faisons quelques pas en prenant par le bois.

- Mon père craint que tu ne puisses t'habituer à la vie de la campagne.

- Tu as vu ma grande ville lorsque nous revenions du restaurant le soir; ma rue est la plus importante de la ville, et il n'y avait personne.

Elle secoue la tête :

- Ta ville est assez importante... je veux dire celle de nos écoles.

Nos écoles... Je remarque :

- Le soir, elle est tout aussi vide.

- Tu es à une demi-heure de la capitale, moi, entre une heure un quart et deux heures; et toi, tu peux y aller quand tu veux.

- Il n'y a pas tellement de trains...

- Tu as l'autocar; il passe toutes les heures, et même plus souvent à certains moments.

Je précise :

- Il ne va que jusqu'à la ville...

- ...de nos écoles; et là, il y a trois gares avec des trains toutes les trois secondes!

Je ris :

- Je ne savais pas qu'il y en eût si peu!

Elle sourit :

- Parce que tu n'as jamais pris de train pour la capitale en venant de chez moi; il n'y a pas plus de trains que de chez toi, et encore, ils ne marchent pas tous les jours.

- Comme chez moi.

- Comme chez toi; mais nous, nous n'avons pas d'autocar, ni de train qui partent toutes les secondes.

- Tiens, je croyais que c'était toutes les trois secondes seulement!

- Depuis que je t'en ai parlé, ils ont amélioré le service, en espérant que je resterai.

- Tu as appris tout l'indicateur des chemins de fer!

Elle ébauche un sourire :

- Seulement celui qui nous concerne.

Elle conserve le même sourire :

- Mon père aussi m'a mise en garde.

Elle secoue de nouveau la tête :

- J'ai beaucoup de travail à l'école; toi aussi, je pense.

J'approuve d'un petit geste. Elle poursuit :

- Nous ferons de la musique, toi et moi; cela ne nous laissera donc pas tellement le loisir de nous promener tous les soirs à travers la capitale.

Elle achève :

- Tu y vas souvent dans la capitale?

- Presque jamais.

Après-midi. Je la passe à travailler ma partition de piano. Et il y a tant à faire. Demain, nous allons étudier l'opus 48 no 1 de Schumann.

Après le déjeuné, je vais prendre Damoiselle. Nous revenons par le bois.

Schumann, opus 48 no 1. J'ai bien fait de travailler ma partition hier. Il est on ne peut plus simple, cet air. Mais il n'y a pas une note qui ne soit une note à part, une note qui ne raconte une histoire. Ah, ce sol, cette septième diminuée de la tonalité, que le chant laisse vivre, et qui est comme un écrin qui s'ouvre pour faire entendre la phrase qui achève le récit! Ah, ce tout dernier si, cette neuvième de la tonalité, qui commence par se cacher sous la septième diminuée de do dièse majeur!

- Il faudrait rester immobile à écouter chaque note, m'approuve Damoiselle pendant une pause.

- C'est peut-être ce que faisait Schumann lorsqu'il composait.

- Mozart disait qu'il cherchait les notes qui s'aiment; je ne pense pas qu'une fois qu'il les avait trouvées, il se contentait, sans même les écouter, de dire qu'il les avait trouvées, et qu'il se précipitait pour en chercher d'autres, ou, encore plus simplement, pour faire n'importe quoi d'autre.

Matinée lente. Lente? Oui, une sorte d'envie de ne rien faire. Paresse? Non. De ne rien faire qui bouge. D'être ici et ailleurs, sans avoir à y aller. Même pas aller ici, où pourtant je suis déjà. Ce n'est pas très défini. Peut-être est-ce le temps qui ne doit pas se trouver là où il est.

Est-ce le futur qui m'appelle? Je ne crois pas. Le futur viendra de lui-même. Et lorsqu'il sera là, ce sera comme aujourd'hui. Je vis déjà dans mon futur, ainsi qu'il en est chaque jour, quand j'atteins mon présent. Damoiselle sera là, puis je dirai qu'elle est là, puis qu'elle était là. Lequel des moments est-il le vrai? Le présent vient du passé et va vers le futur. A-t-il vraiment une existence? Puisqu'on ne sait pas l'arrêter, lui dire : "Reste ici, ne bouge pas!"

Est-ce pour cela que j'ai envie de ne rien faire qui bouge?

- Il y a longtemps que j'ai cette envie, m'a confié mon chat, mais la faim me pousse.

Dimanche. Jour du marché, où tout le monde se rencontre. Aujourd'hui, les conversations sont animées, où se mêlent le triste et le gai. Le triste, c'est que dans un mois... Enfin, un peu plus d'un mois.

- L'école ne commence que...

- Comment ça, "ne commence que"? m'a vivement coupé, offusqué, un des garçons.

Rectifions :

- L'école... commence le lundi deux octobre.

- Et tu dis ça sans t'émouvoir? me lance un autre garçon.

- Finies les vacances! annonce, comme on le fait pour une issue redoutable, un troisième garçon.

- Nous ne pourrons plus nous amuser comme nous voudrons! conclut le quatrième.

Oui, des numéros pour les garçons, ainsi qu'on le fait au théâtre pour les personnages... qui ne sont pas les plus importants.

J'avais parlé du gai, de la conversation gaie, je veux dire. Celle-ci, comme de coutume, est toujours la même - Oui, oui, pléonasme, 114 le 55 de rhétorique! - c'est-à-dire que chacun raconte ce qu'il a fait jusqu'à présent. Quoi de plus naturel? me direz-vous. Oui, sans doute. Alors, écoutons!

- J'ai fait ceci! dit le premier garçon.

- J'ai fait cela! dit le deuxième garçon.

- Je l'ai fait ici! dit le troisième garçon.

- Je l'ai fait là-bas! dit le quatrième garçon.

Mes numéros sont épuisés. J'abandonne le compte.

- Il faisait beau!

- Il ne faisait pas beau!

- Il faisait chaud!

- Il faisait froid!

Bon, j'abrège. On peut, à volonté, ajouter le soleil, la pluie, la petite balle, la balle plus grosse, le bon et, bien sûr, le mauvais film. J'arrête. Mais je vous l'assure, je pourrais continuer longtemps sur le même registre. La nourriture, le pneu crevé, la fille, jolie bien entendu.

Bien, ils ont fait ci et ça, tous ces garçons, mais de quoi fut faite leur vie à ces moments-là?

Les filles ne m'ont pas beaucoup parlé. Au reste, les garçons ne les ont pas beaucoup laissé parler.

Un peu plus loin, des filles parlent entre elles. Petits rires, qu'on fait semblant d'étouffer, mimiques expressives - "Oh, tu l'as vue, celle-là?"

Ce matin, le sept heures trente-six nous emmène, Damoiselle et moi, chez le Petit et la Grande. Le chemin, nous le connaissons bien maintenant. Je parle pour Damoiselle, bien sûr, car moi, je le connais depuis belle lurette. Voici le village effondré, voilà le petit bois en dessous de l'aérodrome, voici la colline où je fais des prouesses, voilà la route qui mène au petit étang au milieu de la forêt. Et puis tiens! L'aqueduc qui nous suit, qui nous suit, et qui finit par nous abandonner... alors que les freins grincent avant l'entrée en gare, où nous attendent le Petit et la Grande.

Les vélos nous attendent chez eux. Nous bavardons un peu avec mon oncle et ma tante. Questions habituelles - on ne s'en lasse pas! - vacances, école...

Nous partons.

- Qu'est-ce que c'est que ça? s'exclame le Petit.

- Nous avons pensé qu'en avion cela te serait plus facile de nous suivre, répond la Grande, qui a été mise dans la confidence, petit sourire aux lèvres.

Le Petit, l'air très reconnaissant, se tourne vers Damoiselle :

- Ah, tu m'as rapporté mon hélice! je t'en suis très reconnaissant; je craignais de ne plus avoir de moyens pour me rendre à l'école en octobre.

Damoiselle sourit aimablement :

- J'aurais insisté auprès de tes parents afin qu'ils te mettent en pension; comme cela tu n'aurais plus eu besoin de te déplacer.

- Tu es bien aimable! Mais il ne fallait pas te donner tant de mal; je l'aurais bien retrouvée lorsque je serais allé chez mon cousin!

- Tu ne l'aurais pas retrouvée; elle ne s'est pas arrêtée, et a continué jusqu'au bord de la mer, où je l'ai retrouvée.

- Elle t'avait attendue?

- Les mouettes, qui me connaissent bien, me l'ont gardée.

- Tu les remercieras de ma part!

Il tourne du doigt le moulinet que je lui avais subrepticement installé au beau milieu du guidon :

- Moteur, quinze cents tours après réducteur, pression d'huile correcte, volets en place, alimentation en ordre, freins desserrés, gonflage des pneus suffisant pour assurer décollage et atterrissage, pilote à bord, contact!

Et, après avoir soufflé sur le moulinet afin d'en entretenir la rotation nécessaire, il imite le vrombissement du moteur... et décolle! Nous n'avons plus qu'à le suivre, autant que nous le permet notre vol... en rase-mottes!

Moins de cinq minutes après être sortis de la petite ville, l'aqueduc.

- Mon hélice sert à plusieurs usages; je la désaccouple de mon moteur d'avion et la remonte à l'arrière de mon sous-marin!

Je le taquine :

- Reste avec nous; dans l'aqueduc nous ne te verrons plus!

Il feint un air très étonné :

- Tu sais bien que j'ai un modèle spécial; contrairement à tous les autres sous-marins, le mien peut remonter et naviguer à la surface des aqueducs!

Le moulinet remonté - tout au moins je le suppose - nous le suivons, en faisant bien attention à ne pas couler dans l'aqueduc.

Tiens, revoilà le train! Je ne vois du reste aucun train, mais c'est de la voie du chemin de fer que je voulais parler. Bon, puisqu'il n'y a pas de train à voir, ce n'est pas la peine de rester là.

Le sous-marin redevient un avion - il suffit de démonter et de remonter le moulinet - et nous nous envolons de nouveau, enfin, nous autres toujours en rase-mottes. Et ne croyez pas que j'élucubre à la lumière d'une lampe éteinte, car de mottes, il y en a plus sur le chemin de terre que nous venons de prendre que d'endroits où l'on pourrait poser un avion. Alors, tenant nos avions à la main, nous nous frayons un difficile passage... entre lesdites mottes.

Un petit village dominant une raide colline. De grosses maisons, appuyées l'une contre l'autre, bien serrées. A la sortie du petit village, la colline plonge, et nous...

- Noisettes à une heure, un mille! s'écrie notre pilote.

Oui, tout en bas, un peu sur la droite, divague un chemin de terre. Mais celui-là, au lieu de mottes, est bordé de beaux noisetiers, sur des milles! Et nous, nous n'avons plus qu'à atterrir en douceur.

- Jamais nous n'aurons faim pour le déjeuner, constate la Grande, après que nous avons dévasté le Chemin des Noisettes.

Redécollage. D'un chemin de terre à l'autre, nous passons à travers les champs où l'on peut encore voir de temps en temps, quelques meules de paille qui somnolent au soleil en attendant le paysan qui tarde un peu.

Sur le bord d'un chemin paisible, on nous regarde passer. L'un est tout gros, tout rond, bien planté sur son gros pied; l'autre, à ses côtés, élégant, plein de panache. Son compagnon s'est penché vers lui, et lui conte une longue, longue histoire. Et là, à moitié endormi, un autre nous regarde, quoiqu'un tantet distraitement. Et, un peu plus à droite, deux autres amis conversent. Quel beau feuillage, jaunissant à peine en cette fin de mois d'août, portent-ils tous!

Midi approche, et nous ne sommes plus loin de notre restaurant Sous le Grand Poirier. Nous entrons par une allée dont la décoration a été réalisée avec soin par un artiste au goût raffiné. Tout au long de l'allée, il a disposé des bouquets faits de petits buissons, où des branches ténues se mêlent à de longues tiges aux feuilles tendres. De-ci, de-là, de grandes berces toutes blanches parsèment les alentours de l'allée qui nous amène à un vaste et épais gazon sauvage où les herbes les plus folles se tiennent compagnie. Au milieu du sauvage et épais gazon, sur lequel il fait bon se mettre à table, un immense poirier sert de plafond à la salle de notre restaurant. Il n'y a plus qu'à choisir le menu parmi les innombrables mets proposés à notre gourmandise par l'avenante maîtresse d'hôtel. Tomates à la croque au sel, lapin au romarin, petits pois et carottes rissolés, et pour finir, reine-claude. Et les poires du poirier, alors? Hélas, elles ne sont pas encore mûres!

Le Petit raffole du sel, en grosses trémies. Il en redemande. L'avenante maîtresse d'hôtel lui tend le petit sachet en papier qui sert de salière.

- Merci, la Grande!

Vers les onze heures ce matin, alors que je lis, confortablement installé sur mon cerisier, à qui, malheureusement, il ne manque que les cerises pour être un véritable cerisier, mon chat réfugié près de moi sur la branche voisine - les deux petites jumelles et leur petite amie menant dans le jardin une vie infernale - Damoiselle me hèle :

- Nous partons ce soir!

Je dégringole du cerisier. Mon chat a levé une tête désapprobatrice; il doit penser qu'on ne fait pas un tel tapage pour si peu.

- Où ça?

- Chez moi.

- Chez toi?

- Oui; ma mère vient de m'appeler...

- Tu dois rentrer chez toi?

- Non, je dois venir ici.

- Tu...? Comment...?

Je fais un grand geste :

- Tes parents sont d'accord...?

- Parfaitement!

- Et nous allons...

- ...nous occuper du déménagement; ils viennent demain.

- Demain?

- Mon père a tout arrangé. Le patron de l'entreprise est un ami.

Elle poursuit, après un temps :

- Mes parents partent dans une dizaine de jours.

Tout contents - vous vous en doutez bien - nous annonçons la nouvelle à ma mère.

- Cela me fait plaisir que tu viennes ici! sourit-elle à Damoiselle.

L'après-midi se passe à lire, à écrire, puis, Damoiselle étant revenue vers les quatre heures, à bavarder chez l'Economiste avec la Géologue et lui autour du bon gâteau préparé par sa mère pour le goûter.

Le soir, Damoiselle et moi partons par le huit heures quatre.

Dernière correspondance. Trente-six minutes d'attente. Le nuage de fumée qui annonce l'entrée en gare de l'express qui part à neuf heures trente-cinq pour nous amener à destination est le bienvenu. Oui, car depuis un bon moment, la pluie menace. Un grincement de freins, le hoquet habituel à ce genre de locomotive, nous sautons dans le wagon, et ce sont les vitres de notre compartiment qui prennent l'averse à notre place! Il n'y a pas de quoi se plaindre.

- Tu as déjà prévenu tes amis...?

Elle me coupe :

- Je n'ai qu'un ami, c'est toi.

Elle sourit :

- J'ai quelques bonnes camarades de classe avec qui je m'entends bien, et d'autres camarades avec lesquels je chante dans un cours de musique.

- C'est ennuyeux de ne plus...

- Que veux-tu? C'est comme ça; je préfère être avec toi.

Elle prend un temps :

- Pendant les vacances, ils ne sont pas tous là; nous irons les voir après le début de l'école.

- Et tes cours de chant?

- Tu as bien des cours de piano; je pense que dans la ville de nos écoles...

Elle s'interrompt :

- Il faudra aussi penser aux inscriptions...

La matinée est en effervescence. Les déménageurs viennent cet après-midi, et il faut tout préparer. Livres, cahiers de cours, partitions de musique, quelques disques, le phonographe, vêtements, tous les objets divers qu'on accumule dans sa vie et qu'on est parfois tout surpris de trouver là.

- Qu'est-ce que c'est que cette poupée? Je n'en ai jamais eu de cette sorte... On a dû me la donner quand j'étais petite...

- Tu n'aimes pas les poupées?

- J'en ai eu une en chiffon que j'avais faite moi-même...

Elle désigne la poupée :

- Mais je n'aime pas ce genre; je n'aime pas ce qui est artificiel, qui ne dit que ce qu'on lui a dit de dire.

Elle rit :

- Pas besoin de l'emporter!

Le déjeuner se passe... je ne sais pas comment le dire. Un peu gaiement, un peu tristement, le père parlant de ce qu'il faut faire ou ne pas faire dans la nouvelle école. Il s'est renseigné, "c'est une très bonne école", a-t-il dit. La mère n'a pas vraiment dit grand chose, elle a assuré que tout se passerait très bien, que son frère veillerait sur Damoiselle... et elle restait là, à regarder sa fille, un doux sourire aux lèvres. Et moi, on m'a fait des compliments, sur mon sérieux...

Après-midi exténuante à vérifier si rien n'avait été oublié, si tout était bien empaqueté. Moi, évidemment, je ne pouvais pas aider beaucoup, mais j'avais pourtant l'impression de ne pas arrêter de faire... je ne sais même pas quoi, tellement il y avait de choses à faire.

Dîner. Répétition du déjeuner.

L'express de six heures cinquante-sept du matin halette doucement en nous attendant. Quelques coups de sifflet bien sonores. "En voiture!" crie l'employé du chemin de fer, qui passe le long du convoi en fermant vigoureusement les portes encore restées ouvertes.

- Je me demande si ta mère n'aurait pas préféré venir habiter avec toi chez son frère.

Damoiselle sourit :

- C'est à la femme d'habiter chez son mari.

Ça, ça me rappelle quelque chose :

- Oui, Bouclette!

Et nous rions tous les deux... avant de nous prendre la main.

Neuf heures dix-neuf. Nous sommes dans notre petit bourg.

La journée se passe chez ma Damoiselle. Le camion arrive en fin de matinée, et il faut tout préparer pour le recevoir. Tout, c'est avant tout - Je sais, je sais, 114 le 55 de littérature! - l'endroit où nous mettrons le Bechstein.

- Dans ta chambre?

- Non, ce ne serait pas commode.

Damoiselle poursuit, après avoir réfléchi un instant :

- Je crois que le mieux, c'est encore la grande salle; j'en ai déjà parlé à mon oncle et à ma tante, ils pensent eux aussi que c'est la meilleure place.

- Allons-y!

Nous y sommes. Je désigne le mur du fond :

- Le long de ce mur?

- Trop près de la cheminée.

- Ici?

- Le mur extérieur est froid l'hiver.

- Comme chez moi, près de l'angle?

Du regard, elle fait le tour de la salle :

- Oui, ce sera parfait!

Elle ajoute aussitôt :

- Aide-moi à déplacer un peu ce coffre!

La place est libre; il n'y a plus qu'à attendre...

Attendre?... Eh bien! comme nous n'aurons certainement pas le temps de déjeuner, nous allons à la cuisine manger rapidement un petit quelque chose.

Un bruit de moteur de camion; les voilà!

La bouche encore pleine de saucisson, nous sortons les accueillir. Tout est là. Je veux dire, le Bechstein est là, c'est tout ce que j'ai regardé. Je crois que le premier coup d'oeil de Damoiselle a aussi été pour le Bechstein.

Le voici placé. La grande salle a changé d'aspect. Elle s'est emplie d'une vie toute nouvelle.

- Il faudra l'accorder d'ici un mois, note Damoiselle; le temps qu'il s'habitue.

- L'humidité chez nous est plus grande qu'en ville; je l'accorde toujours fin octobre début novembre.

- Nous le ferons en même temps.

Elle touche quelques notes :

- Il a déjà bougé.

Elle a fait une petite moue, puis :

- Nous irons encore un moment chez toi.

Elle ajoute, après un temps :

- Tu as un bon accordeur.

Vendredi, premier jour de septembre. Occupations habituelles, dont je parle ou ne parle pas, selon l'humeur du jour; commissions pour ma mère, lire, écrire, piano - quelquefois seul, quelquefois Damoiselle passe pour répéter. Aujourd'hui, elle est passée, nous avons travaillé un peu, puis elle est repartie en me rappelant que nous devions aller faire les inscriptions cet après-midi.

Oui, Damoiselle est peut-être repartie, mais elle est aussitôt revenue, traînée par Bouclette et Bouton.

- Elles ne m'ont pas laissé partir, s'exclame-t-elle en riant; il paraît que c'est très important!

Les deux, en choeur :

- Oui, oui!

La chose paraît tellement importante que mon chat, ayant prestement quitté le cerisier, en est venu aux nouvelles.

Que se passe-t-il?

- Moi, je joue bien aux fêtes, vous devriez jouer et chanter aussi! me déclare péremptoirement Bouton.

Je m'étonne :

- Il y a fête?

- Damoiselle vient habiter ici!

- Ce n'est pas moi! Je n'ai pas encore eu le temps d'en parler, me précise Damoiselle.

- Ce n'est pas moi non plus!

Et j'ajoute tout de suite, à l'adresse de Bouclette :

- Comment l'as-tu appris, cette fois-ci?

Bouclette et Bouton se regardent en riant comme des folles, sans répondre.

- Ce ne peut être que mon oncle ou ma tante, hypothétise Damoiselle.

Les deux, en choeur :

- Non, non!

J'hypothétise à mon tour :

- Vous nous avez entendus en parler?

Elles se regardent de nouveau en riant.

- Tu en as un beau piano!

Bouton ayant dit ça à Damoiselle, le doute n'est plus permis.

- Bon, et vous voulez que...

- Vous nous donnez à tous un concert! ordonne Bouton.

- Pour fêter ton arrivée! confirme Bouclette.

- Nous allons tout préparer! affirme Bouton.

- Préparer? demande Damoiselle.

- Oui, nous ferons la décoration chez toi! explique Bouclette.

Et sans plus attendre, nos deux aviatrices s'envolent.

Cependant, l'heure a tourné, et il nous reste à peine du temps pour déjeuner et attraper le midi cinquante-trois. Damoiselle reste donc déjeuner chez moi après avoir appelé sa tante pour la prévenir.

Nous voici dans la ville... de nos écoles, maintenant. Le secrétariat n'ouvrant que dans une heure environ, nous flânons au hasard dans les rues de la ville.

- C'est très agréable de se promener ici...

Damoiselle s'interrompt un instant :

- C'est magnifique, ces larges avenues, on peut s'y promener tout à son aise; chez moi, c'est plus petit...

Elle fait une pause :

- Sans doute parce que ma ville est plus petite...

Je souris :

- Ta ville est beaucoup plus grande que celle-ci, et tu sais que ton port est extrêmement important.

- C'est peut-être pour ça...

Elle réfléchit :

- Mais je ne connais pas encore suffisamment cette ville pour en parler...

- Que voulais-tu dire?

- L'impression de ne pas voir la vie que je vois chez moi... même quand il n'y a personne dans les rues le soir.

- Oh, tu sais, ici!...

Elle secoue la tête :

- Ce n'est pas ça... ici, quand je me promène tellement à l'aise, c'est parce que la vie ne me gêne pas; si tu n'étais pas près de moi, je serais seule.

Elle reste un moment en silence :

- Chez moi, il y a des hommes derrière tous les murs...

Elle sourit :

- Ici aussi, bien sûr! Mais ils sont chez eux, ils ne sont pas dans une maison au bord d'une rue.

C'est l'heure d'aller au secrétariat qui doit être ouvert depuis bientôt une demi-heure.

Nous arrivons devant une porte un peu vieillotte.

- Elle ne nous invite pas vraiment à entrer, observe Damoiselle.

Elle s'est arrêtée et contemple la porte :

- Si vous avez quelque chose à y faire, entrez, mais seulement si vous en avez l'autorisation.

Nous entrons. Avons-nous l'autorisation? Je l'espère...

- Bonjour, madame, prononce aimablement Damoiselle.

- Vous venez pour quoi?

- Pour une inscription, madame.

- On n'inscrit plus!

- Je...

- On n'inscrit pas en septembre; il fallait venir avant les vacances!

- Je viens d'ailleurs...

Damoiselle s'arrête. La secrétaire s'est levée et lui a tourné le dos. Elle fourrage dans des papiers. Nous attendons. La secrétaire s'est tournée vers Damoiselle :

- On ne change pas d'école en cours d'année; vous devez retourner dans l'école où vous étiez l'année dernière.

- Je...

Mais la secrétaire est déjà sortie du bureau. Nous attendons. La secrétaire revient :

- Eh bien, je vous ai dit...!

- Je viens d'une autre ville.

La secrétaire fronce le sourcil :

- Vous avez déménagé?

- Oui.

Damoiselle n'a pas ajouté "madame" ainsi qu'elle a coutume de le faire.

- Il fallait le dire!

Damoiselle ne répond rien.

La secrétaire regarde fixement Damoiselle sans rien dire. Un moment de silence.

- Vous avez votre dossier?

Damoiselle tend le dossier sans répondre. La secrétaire a levé yeux sur Damoiselle, par-dessus ses lunettes. Elle ne porte pas de lunettes. Elle feuillette le dossier avec attention.

- Vous recevrez une convocation!

Damoiselle s'est retournée et est sortie du bureau sans mot dire. Je l'ai suivie.

Cet après-midi, Schumann, opus 135 no 1.

J'avais commencé l'analyse harmonique il y a quelques jours. J'ai prudemment attendu ma Damoiselle pour continuer.

- J'avais commencé l'analyse il y a quelques jours, mais...

Je la coupe :

- ...tu m'as prudemment attendu pour continuer.

Elle rit :

- Tu as essayé, toi aussi!

J'écarte les bras en signe d'impuissance :

- Hélas!...

- Cela paraît pourtant simple...

- Cela paraît pourtant simple.

- Ça module sans arrêt, comme toujours avec lui, mais on suit...

- Oh oui! jusqu'au moment où on s'aperçoit qu'on n'a rien compris!

Damoiselle fait une moue :

- C'est toujours pareil, et ça change tout le temps... va comprendre!

Elle reste un moment à méditer :

- Les malheurs peuvent prendre d'autres visages, ce sont toujours des malheurs.

- Tu dis ça pour Marie Stuart?

Elle approuve lentement de la tête.

Je suis à mon Boisselot, j'égrène les premières notes insaisissables de l'introduction, soudain, sur mon mi - nous sommes en mi mineur - la voix en dissonance - neuvième - de Damoiselle. Sans attendre, sur une seule note, la tragédie est là. Nous l'avons senti tous les deux, et nous nous sommes arrêtés.

- Comment s'y attendre, sur ce calme la mineur?...

Damoiselle opine :

- Nous aurions dû nous méfier; le la était la sous-dominante.

- Et mon mi, c'est deux notes à la fois; et quelles notes!...

- Oui, et quelles notes; dominante de la, et tonique de la tonalité de l'air!

- Et ton fa dièse là-dessus!

Elle penche longuement la tête, en faisant une longue longue moue :

- Il est effrayant! Lorsque je le chante, je sens que tout ce qui suivra est déjà là, dans cette neuvième; si je la prends mal, tout s'effondrera, ce ne sera plus la peine d'aller plus loin.

- Oui, il est des notes terribles; je pense à ce ré mineur qui commence le Don Juan de Mozart...

- C'est vrai; c'est ce ré qui fait jaillir les flammes dans lesquelles finira Don Juan!

Nous avons repris le chant. Marie Stuart est dolente. Elle est loin du pays de sa jeunesse. Elle pleure...

Cela a commencé par une longue septième diminuée. Puis, la voix est descendue. Vite. Et maintenant, c'est la triste sous-dominante, le la, le pays perdu de sa jeunesse.

Je me suis brusquement interrompu, sur ce la. Ma Damoiselle s'arrête, elle aussi :

- Elle était seule; tu es là.

Dimanche. Jour du marché, où tout le monde se rencontre. Ma mère est venue faire quelques achats. Mes sacoches sont prêtes à transporter le tout à la maison. Ma Damoiselle est venue me rejoindre, et nous flânons parmi les étalages, en attendant que ma mère ait terminé ses achats.

Les achats terminés, nous ne flânons plus. Nous allons vite vite porter le tout à la maison, laissant ma mère rentrer seule. Ensuite, vite vite, à la gare! Attendons-nous quelqu'un? Non, nous partons, les vélos aux bagages. Où cela? Au bord du fleuve qui va chez ma Damoiselle. Puis, nous irons nous promener dans les calmes environs, avant de rentrer en train... d'une autre gare, à temps pour un dîner... un peu tardif.

Dix heures vingt et une; nous sommes partis.

- Nous allons enfin voir le chemin qui va vers ma ville! se félicite Damoiselle; c'est la première fois que nous le prenons de jour.

Nous repassons par des endroits connus; le village effondré, le petit bois de l'aérodrome...

- Mon fleuve! s'exclame Damoiselle.

Correspondance. Vers onze heures et demie nous sommes sur place. Je donne le signal du début de la promenade :

- Et maintenant, allons cueillir les confitures, tout là-haut sur la colline!

- Je vois que tu connais les principaux monuments de la région! sourit Damoiselle.

- Oh, il n'y a qu'un seul arbre!

- Comment le connais-tu?

- Je t'ai déjà dit que j'étais venu par ici avec le Petit; c'est lui qui a découvert le prunier.

- Prunes?

Je précise :

- Reine-claude.

- Oh, j'aime beaucoup!

Traversée du fleuve.

- C'est une grande île... commence Damoiselle.

- C'est là que nous allons pique-niquer tout à l'heure.

- Avec les reine-claude?

- Avec les reine-claude.

J'ajoute, avec un sourire amusé :

- Malheureusement sans crème.

Elle me regarde, l'air naïf :

- Pourquoi sans crème?

- Parce que j'ai oublié d'en prendre.

- Oh, ça n'a pas d'importance!

- Ah bon! ça ne te fait rien de manger les reine-claude sans crème?

- Pourquoi veux-tu que je mange les reine-claude sans crème?

J'ai compris :

- Parce que j'ai mangé dans le train toute la crème que tu as mise dans ta sacoche.

- La sacoche était aux bagages.

- Je suis allé la prendre dans le wagon des bagages.

- Il n'y a de wagon des bagages que dans les trains à vapeur, et nous sommes dans un autorail.

- C'est vrai, mais je ne m'en suis aperçu qu'après avoir mangé la crème.

- Ne t'inquiète pas, nous trouverons bien une vache dans le prunier.

Je me sens rassuré :

- Alors, allons vite chercher le prunier avant que la vache mange les reine-claude!

Nous voici sous le prunier. Pas de vache. Damoiselle sort le pot de crème de la sacoche :

- Je viens de faire la crème, et nous n'avons plus besoin de la vache; je lui ai dit de partir.

Cependant, les sacoches débordant de reine-claude, nous partons pique-niquer.

- On dirait la mer... c'est comme si nous étions sur le dos d'une grande vague.

Damoiselle regarde au loin. Au loin, car rien n'arrête le regard, là-bas, au delà des champs de la colline. Jusqu'à l'horizon, borné d'une dentelle de collines embrumées.

Nous redescendons vers l'île.

- Tu as vu de ce côté? Le fleuve est devenu une petite rivière arrêtée au milieu de la campagne!

Je regarde l'étroit bras qui borde un des côtés de l'île :

- Tu n'as pas tort; on voit plus d'arbres que d'eau!

- Avec des petits coins pour rester à rêver...

Un peu plus loin, l'autre bras apparaît.

- Le fleuve est plus large, ici; mais les grands arbres qui le bordent sur les deux rives font penser à un lac paisible plus qu'à un grand fleuve plein de vitalité.

Elle promène ses yeux autour du... lac :

- Ce n'est pas comme chez moi...

Elle prend un temps :

- Chez moi, le fleuve travaille...

Un tilleul.

- Tu peux dire trois tilleuls en un seul; je n'en ai jamais vu un si gros!

Au milieu de l'île, un pré; au milieu du pré, le tilleul. Sous le tilleul, loin, loin des bords de l'ombre, dans la nuit obscure, nous!

- Nous ne pourrons même pas voir ce que nous mangerons, sourit Damoiselle.

Nous avons mangé. Je ne sais trop quoi. Comme toujours sous un arbre, surtout s'il est aussi vaste, un léger vent nous caressait. Je regardais ma Damoiselle. Elle me regardait. Elle ne paraissait pas non plus savoir ce qu'elle mangeait.

Nous roulons à travers les champs qui se suivent à l'infini. Campagne somnolente...

- C'est la première fois que je vois autant de champs, remarque Damoiselle; chez nous, il n'y a que des prés. Ce n'est pas la même vie.

Elle fait une pause :

- Dans nos prés, la vie se passe avec les hommes; tout le temps.

Encore une pause :

- Les champs ont leur vie à eux; les hommes leur rendent visite de temps à autre, et leur prennent ce qui leur convient.

Nous roulons à travers les champs qui se suivent à l'infini. Campagne somnolente...

Une ferme.

- Elle est plus grande que les champs eux-mêmes! note, un peu plaisamment, Damoiselle.

- Tu parlais de mer, tout à l'heure; je suis venu ici l'année dernière, au début du mois de juillet avec le Petit.

Je fais un large geste :

- Ce n'était pas la mer, c'était un océan de blé!

Notre route passe un court moment par un bois épais.

- Regarde!

Je suis son geste. Au milieu de l'ombre épaisse, dans un mince rayon de soleil, luit une fougère...

Le flanc d'une colline, couronnée de grands arbres, qui ont vécu ici depuis longtemps. Quelques meules de paille qui attendent... Et toujours des arbres touffus, qui nous accompagnent.

Nous roulons à travers les champs qui se suivent à l'infini. Campagne somnolente...

- Regarde!

Je suis son geste. Une petite famille nous observe. Papa et maman entourent un petit enfant qui joue dans l'herbe. Tous trois, ils offrent leur feuillage au soleil. Mon regard a croisé celui de Damoiselle...

Le midi cinquante-trois m'emmène à la librairie qui se trouve tout près de mon école, et où je dois rencontrer Bonnehumeur. Nous avons un livre à acheter pour l'année qui vient. Damoiselle est avec sa tante, et d'ailleurs, elle ne connaît pas encore les livres dont elle aura besoin.

Le livre acheté, nous prenons un de ces trains "qui partent toutes les secondes", comme a dit Damoiselle. Il n'en reste pas moins qu'ayant, comme de coutume, raté le train en arrivant à la gare - il a filé au moment même où nous posions le pied sur le quai! - nous avons attendu...

- Un quart d'heure à attendre!

- Neuf cents secondes! a précisé Bonnehumeur, à qui j'avais conté l'histoire.

Quatrième station. Nous descendons. Nous devons passer chez un camarade de classe qui n'est pas là. Pourquoi y allons-nous en ce cas? Eh bien! c'est qu'il est je ne sais où pendant les vacances, et que nous avons promis de lui apporter le livre en question. Comme on le voit, nous faisons les livreurs, et nous avons encore une autre livraison à faire, pour les mêmes raisons.

La maison où nous allons d'abord est là-haut, dans la montagne. Mais... nous ne sommes pas... Non, non, nous sommes tout près de la capitale, il n'y a pas de montagnes ici. Alors, pourquoi en parler? Je ne sais pas, je ne sais pas pourquoi l'idée m'en est venue un jour; un jour, je crois, où il y avait trop de maisons autour de moi. Je l'ai dit à Bonnehumeur, qui, très étonné, m'a répondu que j'habitais bien dans un bourg où il y avait des maisons, et que je n'avais jamais rien dit de la sorte auparavant. Et je n'y ai plus pensé. Et aujourd'hui, cela m'est revenu. Pourquoi? Peut-être à cause du tilleul d'hier. L'envie de penser à... là-bas, quelque part, n'importe où, mais pas des maisons comme seul horizon.

Quant à cette maison-ci, elle est tout bonnement sur la colline, près du parc où les hommes décorent les plantes de mots. Et comme on ne voit pas d'autres maisons, mais seulement des arbres...

Le livre déposé chez les parents de notre camarade, nous descendons...

- Passons par là pour descendre dans la vallée, puis...

- Quelle vallée? m'interrompt Bonnehumeur, paraissant plus qu'étonné.

- Si on descend, puis qu'on remonte...

- Eh bien oui, ce n'est pas la première fois que tu viens ici; il y a des côtes, quoi!

- Avant qu'on ait bâti des maisons...

- Nous n'étions là ni toi ni moi!

Il ajoute, avec un air d'incompréhension :

- Personne n'y pense plus aujourd'hui!

- Alors, il faut vivre en ne regardant que ce qu'on voit...

Il rit gaiement :

- C'est un devoir de vacances que tu viens de faire?

Il sourit :

- Allez, nous avons encore quelques jours de liberté!

La liberté de ne pas penser? Mais je ne lui dis rien. Je ne vais pas lui gâcher ses vacances...

Après quelques mots épars sur le sujet, nous descendons... en bas, pour remonter... en haut. Voilà ce qu'il convient de dire. Mais attention, sans les points de suspension!

Une large avenue, bordée de grands et beaux arbres, bien taillés. Sur les côtés, un large et beau gazon, bien coupé. De quoi ne pas voir le passé.

Quelle est cette petite maison, toute vieille, perdue parmi les grandes et belles maisons de la large et belle avenue? C'est là qu'habite notre camarade. Depuis des siècles. La petite maison, toute vieille, paraît regarder au loin. Regarde-t-elle la vallée?

Ce matin, lorsque je viens prendre le lait, Damoiselle m'annonce que nous allons nous baigner dans le petit étang au milieu de la forêt.

- Ça, c'est Bouclette et Bouton!

- Parfaitement! m'approuve Damoiselle, elles sont venues il y a un instant me dire que pour un mois de septembre il fait encore très beau, que cela ne va pas durer, et donc, que nous n'avons plus qu'à y aller!

Elle sourit :

- Bien entendu, elles se sont aussitôt enfuies pour ne pas me laisser le temps - on ne sait jamais! - de refuser.

Et, cet après-midi, nous voilà tous les six - l'Economiste et la Géologue ayant été, eux aussi, sommés de venir - sur la route du petit étang, précédés, moulinets - pardon, hélices! - tournant à plein régime, par nos deux aviatrices.

Les souples petites rides serrées qu'un léger vent promène sur l'onde où voguent les premières feuilles abandonnées par les arbres qui entourent le petit étang semblent sourire à notre venue; les visites sont rares, et la nôtre est bienvenue.

Baignade. Le mois de septembre est peut-être beau, mais juillet est loin, et nous nous enveloppons bien vite dans nos épaisses serviettes.

- Vous êtes vraiment frileux! nous moque Bouclette.

Protestations des frileux.

- Enlève ta serviette! lui lance l'Economiste, en maugréant.

Je propose une solution :

- Une course autour de l'étang; ça va nous réchauffer!

Solution adoptée à l'instant même. Bouton est déjà partie.

- Tu triches! lui jette l'Economiste, se précipitant à sa poursuite.

Courir autour de l'étang n'est pas simple, et quelquefois on se retrouve dans l'eau, étant données les embûches dressées par les buissons naissants, les branches qui pendent jusqu'à terre, les racines traîtresses à peine visibles... Eh bien, une fois de plus, ce furent nos deux aviatrices qui arrivèrent avant nous autres, Bouton en tête!

Cet après-midi, Schumann, opus 74 no 4. Celui-là n'est pas comme les autres. Mais chaque oeuvre est différente d'une autre, voyons! Oui, mais celle-ci est à deux voix! C'est souvent qu'on trouve des pièces de piano à deux voix. Oui, mais ici, les deux voix sont celles de Damoiselle et la mienne! Alors, il faut que je chante en même temps que je joue. Ça, je ne l'ai jamais fait.

- J'aime beaucoup cet air, m'explique Damoiselle, mais je n'ai jamais réussi à le bien chanter; j'ai même essayé de jouer la partie de piano, mais il y avait toujours quelque chose qui n'allait pas.

- Le piano n'est pas très facile, j'ai vu; et puis, les deux voix...

- C'est justement ça; il faut deux voix.

- Tu veux dire que c'est difficile de les faire entendre toutes les deux?

Elle sourit pensivement :

- Il y a trois voix...

- Le piano?

- Oui.

- Il couvre une des voix? Ou même...

- Ce sont toutes les voix qui se couvrent.

Je montre une mesure :

- Les deux voix du chant sont bien là ensemble; mais c'est celle-ci qui compte à cet endroit-là.

Elle hoche la tête :

- Oui, oui; mais l'autre, c'est celle du garçon...

Elle hésite. Je crois que c'est là, la difficulté :

- Et si tu dis au garçon de te laisser passer...

Elle rit gaiement :

- Je suis sûre que nous l'interpréterons bien!

En attendant, c'est loin d'être facile. Laisser passer la voix, oui; mais comment?

- Si je baisse brutalement ma voix...

Elle sourit :

- Et moi, si je te dis : "Monsieur, veuillez entrer; la porte est ouverte!"

Nous rions de cette perspective.

- Prenons cette phrase!

Je l'étudie :

- Je vais commencer à adoucir ici; essayons!

Nous avons essayé. Nous avons encore essayé. Non, ce n'était pas facile. Mais le sourire de Damoiselle m'a rassuré. Nous y arriverons.

- Nous n'avons pas encore beaucoup travaillé le Schubert et le Mozart, constate Damoiselle, après que nous avons arrêté, un peu fatigués.

Schumann ne laisse pas beaucoup de place au repos.

Elle poursuit, après un temps :

- Nous avons travaillé beaucoup de mélodies.

- Cinq Schumann, Schubert et Mozart; sept en tout.

- Alors, nous avons de quoi donner le concert!

Je m'étonne :

- Quel concert?

- Tu te souviens, vendredi dernier, Bouclette nous a dit que nous devrions donner un concert pour fêter mon arrivée.

- Oui, oui, je m'en souviens.

- Eh bien, il n'y a plus qu'à le préparer!

J'hésite :

- Je ne suis pas très sûr de bien jouer...

- Ce n'est pas ça qu'ils écouteront.

- Et quand penserais-tu...?

- Quand le Bechstein sera accordé, par exemple; et nous pourrons donner notre concert chez moi.

- Faisons-le tout à la fin des vacances!

- Samedi soir.

- Samedi soir.

J'ajoute, un peu inquiet :

- Il ne nous reste plus qu'à travailler.

- Il ne nous reste plus qu'à travailler.

Ce matin, il pleut. Une pluie longue, patiente. Bouclette, Bouton et moi sommes revenus trempés après les commissions. Ainsi qu'elle fait assez souvent dans la matinée - oui, je sais, je n'en parle pas toujours, mais que voulez-vous? ce n'est qu'un journal, il est impossible de tout écrire, et surtout de répéter ce qui se passe de manière trop fréquente - Damoiselle est venue pour une heure ou deux travailler nos mélodies. Pas de cerisier, aujourd'hui. Mon chat dort sans remords sur un fauteuil du salon.

- Pourquoi aurais-je des remords? Il m'est impossible de désobéir à ma nature.

- Je plaisantais!

- C'est bien ainsi que je l'avais compris.

- Alors, pourquoi me dis-tu...?

- Je pensais à ce que tu as écrit au sujet de "ceux de la plage"; je me demandais s'ils étaient capables de faire autrement.

Déjeuner agréable avec mes parents. Mon père est de bonne humeur - attention à l'orthographe, bien que, paraît-il, il n'y en ait pas pour les noms propres! - et s'il l'est, c'est que ses affaires vont bien, et qu'il n'a pas à s'encombrer le cerveau avec des réflexions sur "ceux de la plage". Ma mère est contente de penser que je suis content que Damoiselle soit venue ici. Je crois qu'elle lui a plu. C'est important, bien que je ne sache pas précisément pourquoi. Enfin, oui, cela évite les dissensions familiales, comme on dit... mais il doit y avoir une autre raison. Une sorte de plage, peut-être, où tout va bien.

Cet après-midi... il pleut. C'est une occupation comme une autre. Les gouttes tombent dans le jardin. C'est joli, ça brille.

Nous sommes, Damoiselle et moi, chez l'Economiste. La Géologue est là aussi, bien entendu. Nous bavardons. Rien de précis. Et nous, ne sommes-nous pas aussi sur une plage, aujourd'hui, pendant les vacances? Nous nous lèverons lorsque l'école rouvrira ses portes. Je l'espère.

- Eh bien, tu dors?

Je lève la tête. C'est l'Economiste, qui attend visiblement une réponse à une question qu'il m'a posée. Je ne réponds pas :

- J'étais en train de penser...

- Tout est là; pouvons-nous le faire?

Je cherche à rattraper le fil de la conversation :

- Si nous ne pensons pas comme tout le monde...

Il rit :

- Bon, tu dormais vraiment! Nous n'en étions pas aux sujets habituels de la récréation...

Un éclair me sauve :

- Ah oui! Avons-nous le temps de penser?

- Ça y est! Il est réveillé! plaisante l'Economiste.

Cependant, ma Damoiselle me regarde d'un oeil un peu inquiet. Je lui souris :

- Sur la plage, on ne pense pas.

Elle me sourit à son tour :

- Nous n'y sommes pas.

C'est l'Economiste, maintenant, qui a perdu le fil :

- Vous parlez du petit étang?

- Il n'y a pas de plage au petit étang, intervient la Géologue; je suppose que c'est à la mer.

L'Economiste retombe sur ses pieds :

- C'est bien ce que je disais; il faut avoir le temps de penser!

- C'est peut-être parce qu'ils ont le temps de penser qu'ils ne pensent pas; ils pensent qu'ils ont bien le temps de le faire, suggère la Géologue.

Damoiselle hoche la tête :

- Sur la plage, on oublie de vivre; à quoi cela servirait-il de penser?

- Oui, reprend l'Economiste, et à l'école, vivons-nous notre vie ou celle de l'école?

- Et où que nous soyons, quelle vie vivons-nous? demande la Géologue.

- C'est partout la nôtre, même sur la plage, répond Damoiselle.

Elle fait une pause :

- Il faut veiller à ne pas la perdre.

Le sept heures trente-six nous emmène, Damoiselle et moi, vers le bourg où habitent les parents de sa mère. C'est le bourg non loin duquel nous étions passés en train en revenant de la ville de ceux de la plage, il y a trois semaines. Damoiselle a demandé à ses grands-parents s'ils voulaient bien... "Cela nous fera un très grand plaisir de te voir!" Ils ont aussi ajouté : "Ton ami est un garçon très gentil et très sérieux; nous serons contents de le voir!"

- Je commence peu à peu à connaître ta famille!

- Oui, bien sûr; c'est indispensable, me répond Damoiselle.

Elle poursuit, après une petite pause :

- Sans cela, nous n'aurions pas pu être autant ensemble.

- Tu veux dire aller ci et là?

- Oui; je suis une fille.

Elle me sourit :

- Tu as plu à ma famille.

Un temps :

- Mon oncle et ma tante te connaissent depuis toujours...

Un temps :

- Et ils m'ont dit qu'ils t'aimaient bien.

Un temps :

- Dès le début.

Elle corrige l'imprécision :

- Dès qu'ils ont vu que tu revenais me voir.

Je souris :

- Je viens souvent chercher le lait.

Elle me regarde avec un petit sourire taquin :

- Il paraît que tu aimes beaucoup plus le lait qu'avant!

Je proteste en riant :

- Je n'en prends pas plus!

- Oui mais, m'a dit mon oncle, tu dois avoir peur que la Roussette manque de lait, et c'est pour cela que tu viens toi-même t'en assurer!

Nous rions. Je m'exclame :

- Merci, la Roussette! sans toi...

Je change brusquement de ton :

- Viens vite, vite! il faut descendre!

Deux éclairs ont jailli hors de l'autorail et se sont engouffrés de l'autre côté du quai dans le train qui s'ébranlait déjà, au travers de l'épais nuage de fumée du départ qui m'avait alerté alors que j'encensais cette brave Roussette! Je pousse un grand soupir :

- Heureusement que je me suis souvenu de la correspondance!

Damoiselle hoche vivement la tête :

- Moi aussi je m'en suis souvenue, mais c'est au moment où tu m'as dit de sortir du wagon!

Nous roulons depuis quelques minutes. Elle me montre une gare que nous traversons rapidement sans nous arrêter :

- Et là, tu te souviens?

Non, je ne vois pas...

- Non, pas du tout!

- C'est là que nous avons repris le train dimanche dernier!

- Moi aussi je m'en suis souvenu, mais c'est au moment où tu me l'as dit!

Une grande ville. Un grand grincement de freins... Une grande secousse du wagon. Nous nous écrions presque ensemble :

- Correspondance!

Et dix minutes plus tard, départ vers l'arrivée! Truisme, 114 le 55, je sais.

- Trente-cinq minutes pour faire vingt-cinq kilomètres!

- Quatre-vingt-quatre kilomètres à l'heure de vitesse moyenne commerciale! commente Damoiselle avec un air détaché.

Là, je suis ahuri! Elle l'a vu, évidemment, puisqu'elle devait bien se douter... Elle sourit :

- J'entends ça sans arrêt à la maison, quand mon père parle d'envoi de marchandises par fer, comme il dit!

- Bon, fer, je comprends, mais reste...

- Vitesse moyenne commerciale, c'est la vitesse, arrêts compris.

- Compris! mais reste...

- Il n'y a pas que les garçons à savoir compter.

- Bien, 37 le 55 de mathématiques! Je me rends!

Nous rions.

De gais signes de la main sur le quai de la gare. Nous sommes arrivés.

Un grand-père allègre et enjoué me secoue énergiquement le bras :

- Bonjour, mon garçon! Bon voyage?

Je l'assure de la chose, et lui adresse d'aimables paroles.

Une grand-mère simple et modeste me fait un paisible sourire :

- Ma petite-fille est très contente... Tu es bien comme elle t'a décrit.

- J'aime beaucoup votre petite-fille!

Ma réponse m'a surpris. Je n'ai pas l'habitude de m'épancher de la sorte.

- Allons-y! déclare énergiquement Grand-père, tout en empoignant la valise de sa petite-fille.

Dix minutes à peine, et voici la maison des grands-parents.

Maison? Ce n'est pas un château, c'est bien une maison. Ou plutôt deux maisons. Une grande, avec un toit en belles et chaudes petites tuiles plates, tout en hauteur et tout en forte pente; une plus petite sur la gauche, en avancée, qui paraît beaucoup plus grande que l'autre. Impossible? Oui, c'est vrai, c'est impossible. Alors, pourquoi? C'est la fenêtre, la fenêtre avec son balcon en bois, un bois lourd; la fenêtre en ogive, profonde, large, qui mange la maison petite, et efface la maison grande. Deux maisons, et la fenêtre d'un château. Nous la contemplons, ma Damoiselle et moi. Dans un rayon de soleil, ma Damoiselle est au balcon, et me sourit. Elle est vêtue d'une longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps.

Déjeuner.

- Ton grand-père et moi nous sommes souvenus comme tu aimais la blanquette de veau à la crème quand tu étais petite. Nous avons pensé qu'une bonne blanquette à la crème, accompagnée d'une petite sauce aux champignons, te ferait plaisir, et que cela la ferait connaître à ton ami.

Eh bien, cela me l'a tout de bon fait connaître! Certes, je la connaissais déjà, et celle de ma mère est loin d'être mauvaise. Mais ici, avec la crème... ce n'est plus la même blanquette!

- Est-ce que cela t'a plu? s'enquiert Grand-mère, attendant un peu anxieusement mon avis.

Je fais un long panégyrique de la blanquette, et bien entendu, surtout de la crème.

- Eh bien, puisqu'elle plaît tant à ton ami, il faut que tu apprennes à la faire! sourit Grand-mère à sa petite-fille.

- Je pense que cela ne doit pas être si facile que ça, s'inquiète la petite-fille.

- Mais si, mais si, ce n'est pas difficile du tout!

Grand-père commence un sourire moqueur à Damoiselle :

- Ne t'y fie pas! Ta mère n'a jamais réussi!

Grand-mère proteste :

- Oh! Tu vas voir comme c'est facile; tiens, voilà comment tu dois t'y prendre.

D'abord, je te recommande d'acheter du flanchet de veau, c'est le meilleur morceau, et de le faire dégorger une demi-heure dans l'eau froide. Ensuite, tu coupes ton veau en morceaux et tu les recouvres d'eau froide. Pour donner du goût, tu ajoutes un peu de vin blanc, des carottes en rondelles, des oignons émincés, un bouquet garni, sel et poivre bien sûr. A l'ébullition, tu écumes, puis tu laisses tranquillement mijoter une bonne heure et demie. Pendant ce temps-là, tu cuis doucement les champignons coupés et des petits oignons dans le beurre blanc, une petite demi-heure. Tu fais un roux blond comme je t'ai appris l'année dernière, avec du beurre et de la farine, tu te souviens? en laissant mijoter dix minutes. Et au moment de servir, tu mélanges beurre blanc et roux blond et tu ajoutes un jaune d'oeuf et la crème. Tu vois, ça n'a rien d'extraordinaire.

- Qu'est-ce que je disais? C'est l'enfance de l'art! rit Grand-père.

Puis, se tournant vers Grand-mère :

- Et ton beurre blanc? cela doit être encore plus facile!

Grand-mère paraît surprise :

- Bien entendu! Voici.

Dans une sauteuse, tu fais d'abord blondir très doucement au beurre trois échalotes hachées finement. Tu ajoutes une cuillérée à potage d'eau, deux de vinaigre, ou un verre de muscadet si tu préfères, du sel et du poivre. Tu laisses réduire des deux tiers à chaleur douce. Après quoi, tu ajoutes deux belles cuillérées de crème, et tu laisses réduire de nouveau. Tu divises alors une demi-livre de beurre en petites parcelles, que tu incorpores une à une sans jamais faire bouillir. Enfin, tu fouettes le mélange vivement et sans t'arrêter. Le beurre restera en pommade légère, il deviendra très mousseux, nettement blanc, d'où d'ailleurs son nom de beurre blanc.

Nous nous regardons, Grand-père, Damoiselle et moi, nous retenant de pouffer de rire!

Je souris à Grand-mère :

- Je pense qu'il est plus agréable et plus facile de manger la blanquette que de la faire!

Grand-mère a eu un petit temps d'arrêt :

- Une femme qui aime son mari a du plaisir à lui préparer des plats qui lui feront du bien.

Après le déjeuner, Grand-père nous emmène dans le jardin.

- C'est mon vélo et celui de Grand-mère, nous apprend-il, je les ai remis en état pour vous deux; vous pourrez les prendre quand vous voudrez pour aller vous promener.

Je le remercie :

- Oh, c'est vraiment très gentil de votre part!

- Nous aimons beaucoup tous les deux nous promener dans la campagne! confirme Damoiselle.

- Je t'indiquerai de beaux endroits que tu ne connais pas encore; je te donnerai aussi une bonne carte qui vous permettra de vous y retrouver.

Il ajoute :

- En attendant, montre déjà le bourg à ton ami. Nous sommes assez fiers de notre place et de son église!

- Allons-y! répond Damoiselle d'un ton enjoué; nous irons à pied aujourd'hui, le bourg n'est pas très grand.

En sortant du jardin, Damoiselle me souffle :

- Commençons par la gare.

- Par la gare?

- Oui, pour voir si la ligne 342...

- Tu crois que nous pourrons éviter les trois heures d'attente à la correspondance en rentrant?

- On ne sait jamais.

A la gare.

- C'est bon, c'est le même train que celui que nous avons pris en revenant de la ville de ceux de la plage.

Je souris :

- Et de plus, nous arriverons à temps pour manger la blanquette de veau à la crème et aux champignons que tu auras préparée pour le déjeuner!

- Et quand la préparerai-je?

- Dans le train, bien sûr!

Elle paraît réfléchir :

- Je vais voir si c'est possible.

Elle tourne les panneaux des horaires :

- Impossible!

- Pourquoi?

- Nous n'avons que des autorails; aucune locomotive à vapeur.

Je parais réfléchir :

- C'est très regrettable! Alors, reprenons la ligne aux trois heures d'attente à la correspondance; tu pourras préparer la blanquette dans la cuisine du buffet de la gare.

- Impossible!

- Pourquoi?

- Deux heures quarante-cinq de préparation; seulement deux heures et quarante-trois minutes pour la correspondance.

- Dommage...

- Dommage...

Sortie de la gare.

- Il va nous falloir rentrer à vélo! m'annonce Damoiselle.

- Ça va être difficile; nous sommes à pied.

- A pied, c'est beaucoup trop loin.

- Nous avons mis dix minutes pour venir ici.

Elle hoche la tête :

- Oui, mais pour rentrer chez nous, il faudra une vingtaine d'heures; et encore, en marchant bien.

- Chez nous? Ah, tu veux dire chez nous!

- Je veux dire chez nous.

- Si les rails sont trop rouillés, on peut faire rouler l'autorail sur la route.

J'ajoute, pour mieux montrer que la chose est aisée à mettre en oeuvre :

- Il suffira de le faire guider par un cheval.

- Il ne pourra pas bouger d'ici.

- Si le cheval n'a pas assez de force, il n'y a qu'à le faire monter dans un camion.

- Il ne pourra tout de même pas bouger d'ici.

Ça se complique. Voyons encore :

- Les autorails ne peuvent plus rouler?

- Non.

- Pourquoi?

- Regarde!

Elle me montre, dans la cour de la gare, une belle voie de chemin de fer, en excellent état de marche, qui se termine... sur un tampon!

Je donne mon approbation à la proposition de Damoiselle :

- Nous irons à vélo; il ne nous faudra que cinq heures, en roulant bien.

Ces dispositions prises, Damoiselle m'emmène faire le tour du bourg. Il n'est pas très grand; plus que le mien malgré tout, mais autrement plus beau. Une large place, où l'on se sent libre d'aller et venir, qui donne envie d'y vivre. Grand-père a raison d'être fier de son église, vigoureuse et accueillante tout à la fois. Et bien protégée! Oui, oui, il n'y a qu'à lever la tête. De grands oiseaux fantastiques veillent, perchés tout en haut sur le côté de l'église, les ailes prêtes à se déployer pour fondre sur le profanateur.

- Oui, elles sont impressionnantes, ces grandes gargouilles, a commenté Damoiselle; je me souviens, quand j'étais petite, elles me faisaient un peu peur.

Enfin, comme nous n'avons pas l'air de profanateurs, les grands oiseaux fantastiques nous ont laissé passer sans rien dire.

- Allons flâner un peu dans les alentours, me propose Damoiselle.

- Volontiers.

- Il n'y a rien de particulier à voir, mais l'endroit est agréable.

Elle sourit :

- C'est sur cette place qu'il y a quelque chose de particulier à voir.

- Oui, l'église...

- Bien entendu; mais il y a autre chose.

Je fais le tour de la place du regard, mais rien ne retient mon attention.

- Là!

Je tourne mes yeux vers...

- Allons-y!

Et nous voilà en train de choisir... des gâteaux!

- Oh, il y a des tartes à la crème fouettée!

Je prends un air innocent :

- Tiens! Tu aimes ça, la crème, toi?

Et j'ajoute, avant qu'elle ait eu le temps de répondre :

- Moi, j'en prendrai avec plaisir; et toi, que prends-tu?

Elle fait une longue moue hésitante :

- Oh! je crois que je vais faire comme toi pour t'accompagner.

- Ne te sens pas obligée! Tiens, prends plutôt ce macaron qui paraît délicieux!

Elle approuve de la tête :

- Oui, tu as raison; je vais faire comme tu as dit.

Et, se tournant vers la serveuse :

- S'il vous plaît, deux macarons!...

Elle suspend sa phrase, juste le moment où j'amorce un geste de dénégation :

- Et puis deux tartes à la crème fouettée!

La serveuse a dû entendre notre petit dialogue, car elle a un court temps d'arrêt :

- ...Oui.

Elle s'est reprise vivement :

- ...Avec de la crème toute fraîche et vaporeuse!

Damoiselle et moi nous sommes retenus de rire.

Petite promenade autour du bourg. C'est agréable. Il fait un soleil radieux. Nous marchons sur un chemin de terre un peu bosselé; la terre est sèche. Une charrette vient vers nous tirée par un cheval. Ce n'est pas un cheval de course, au moins il sert à quelque chose. En passant, le paysan nous souhaite le bonjour. Le chemin est étroit; nous nous garons sur le bas-côté pour laisser passer la charrette.

- Mais elle est trempée, l'herbe, ici!

Damoiselle sourit. Avant qu'elle ait eu le temps de répondre, je m'exclame :

- Ma parole, c'est une conduite d'eau qui a crevé!

Cette fois-ci, Damoiselle rit franchement :

- Puisque tu es déjà mouillé, rentre dans le pré pour te sécher!

Me voici dans le pré. C'est encore plus mouillé. J'ai fait quelques grands pas pour m'éloigner de l'endroit. C'est tout aussi mouillé. Et Damoiselle n'a pas arrêté de rire :

- C'est toujours comme ça ici; tu vois, l'herbe est haute et drue, et elle garde la rosée.

- Dans l'après-midi! Par ce soleil!

- Tout le temps; c'est comme ça dans toute la région.

- Voilà une bonne question pour la Géologue!

- Oh oui, nous lui demanderons!

En revenant, nous passons devant le cimetière. Je l'ai deviné à son long mur qui s'étire au loin. Pas plus haut qu'un homme, il protège sans séparer, rude et rocailleux. Des gros silex, grossièrement taillés, se serrent l'un contre l'autre, et luisent doucement parmi les mousses, comme des éclats aux couleurs tendres.

La ligne de chemin de fer coupe la grand route qui entre dans le bourg. Au moment de traverser, je jette un coup d'oeil sur la voie qui sort du bourg :

- Regarde les rails qui disparaissent dans la forêt; on croirait qu'ils se perdent, après qu'ils ont tourné!

A peine avais-je prononcé ces mots qu'un autorail surgit du fond des bois.

- Nous pouvons ranger nos vélos, remarque calmement Damoiselle, les trains marchent à nouveau.

Matinée passée avec les grands-parents. Damoiselle aide sa grand-mère aux travaux domestiques. Quelques commissions à faire. La vie est la même partout.

Déjeuner. Grand-père fait la conversation. Questions attendues, mais naturelles. Sur ma vie, mon avenir... Grand-père paraît satisfait de mes réponses. Grand-mère n'a pas beaucoup parlé, mais a écouté avec attention. Elle aussi a paru satisfaite.

L'après-midi, nous partons faire l'une des promenades indiquées par Grand-père. La carte qu'il nous a remise est claire et précise, et nous ne devrions pas avoir grand mal à nous y retrouver.

- Je suis déjà venue me promener avec mes grands-parents dans les environs du bourg, m'apprend Damoiselle.

Nous roulons. Grand-père nous a vraiment bien soignés, les vélos sont en parfait état. Et j'ai l'habitude d'en juger, m'occupant moi-même de mon vélo... et de ceux de Bouclette et de Bouton! Et maintenant, bien entendu, de celui de Damoiselle.

Le ciel est gris, mais il fait encore bon, bien que nous soyons déjà le neuf septembre. La route va d'un village à l'autre, par des prés, où paissent des vaches blanches à taches rousses ou noires, attentives à notre venue.

Un chemin de terre cahotant. Un champ où se perd le regard. Tout seul - est-il là à méditer, loin de tout? - un orme.

Les chemins de terre se succèdent.

- Heureusement que nous avons la carte de ton grand-père!

- Oui; je me souviens à peu près de l'endroit, mais nous avions pris par la route toute droite, en voiture.

Elle ajoute :

- C'est beaucoup mieux par les chemins.

J'approuve :

- Ici, on a l'impression de n'être nulle part, d'avoir tout à soi.

De chemin de terre en chemin de terre, nous arrivons sur un mur... de terre! Oui, un mur en torchis. Du chaume. Je le montre à Damoiselle :

- Tu as vu le chaume qui couronne le mur?

- Oui, comme celui...

- ...des crêpes aux pommes chaudes à la crème!

Elle rit :

- Tu vas bientôt aimer la crème plus que moi!

Je fais un énergique geste de dénégation :

- Ça, c'est une chose absolument impossible!

Au-dessus du chaume, un arbre flamboie doucement dans le triste rayon de soleil qui perce à grand peine les gris nuages.

- Qu'est-ce que c'est que ça?

Je me suis presque arrêté, et je désigne... :

- Qu'est-ce que c'est que ça? On dirait un gros scarabée!

- Où as-tu vu un scarabée?

- Là-bas, au fond, sur l'horizon; on dirait qu'il s'apprête à s'envoler.

Damoiselle s'est arrêtée et scrute l'horizon :

- Ah oui! je me souviens, je l'ai déjà vu; c'est une grange.

- Une grange?

- Oui, elle est étrange, on dirait qu'elle est bâtie sur des pilotis.

- Il y avait des marais, ici?

- Je ne sais pas; peut-être...

Nous nous approchons du scarabée. C'est bien une grange. Sur pilotis. Mais pas trace de marais. Un escalier en bois monte là où l'on entasse la paille... ou le foin, je ne sais pas. Au reste, toute la grange est en bois. Non, le toit est couvert d'ardoises moussues.

- La paille, sans doute, reprend Damoiselle; regarde, il y en a par terre!

Nous continuons notre route. Une route paisible, des chemins de terre. Seules les vaches nous tiennent compagnie.

- Elles n'ont pas une très bonne vue, les vaches, ici!

Raté, l'effet de surprise! Damoiselle n'a pas l'esprit lent. Elle me fait un sourire taquin :

- L'herbe est très haute, par ici; il est difficile de la distinguer sans lunettes noires.

Nous roulons à roues lentes, toujours sans nous presser.

- On voit loin ici, de tous les côtés; rien n'arrête le regard, rien ne heurte.

Damoiselle approuve :

- C'est vrai, c'est plat ici; autour de nous, des prés, des prés touffus; quelques arbres, une mare, des vaches.

- L'air est si tiède, la nature, foisonnante; on se sent comme engourdis.

Un village, ou des hameaux, je ne sais pas. Tout est dispersé, et pourtant cela se voit - à quoi? - les hommes ici vivent ensemble. Une ferme. Une porte. Ce n'est pas inattendu. La porte n'est pas en bas, elle est en haut. Ce n'est pas non plus nouveau pour moi, ni pour Damoiselle. Il y a une porte semblable, à la ferme de son oncle. C'est par là qu'on range la paille ou le foin. Un homme y monte par l'échelle, l'autre lance la fourchée à l'intérieur du fenil. Alors, pourquoi en parler? Parce que vous ne l'avez pas vue! Au milieu d'un pisé de braise rougeoyante, une porte noire, noire, mystérieuse, qui abrite des secrets. Que d'histoires pour une porte de fenil! On y entre tant de bottes de paille ou tant de bottes de foin, qu'y a-t-il d'autre à dire?

Le ciel s'est peu à peu, puis brusquement, assombri. Les gros arbres touffus ne paraissent plus être que d'épaisses touffes d'herbes se découpant sur le blanc laiteux d'un ciel qui se couvre du noir menaçant d'un nuage gonflé de l'orage qu'il nous promet.

- Nous trouverons bien un abri…

- Et même si nous n'en trouvons pas... répond ma Damoiselle.

- C'est vrai; je me souviens quand j'étais venu chez toi...

- ...nous étions noyés tous les deux.

- C'était à la fin de juillet...

- ...samedi vingt-neuf; nous avions joué le 12...

- ...de l'opus 48.

Nous longeons un pré piqueté de pommiers. Je m'exclame soudain :

- Tu as de la crème?

Damoiselle sourit :

- Bien sûr; tu prépares la pâte?

- Entendu! En attendant, fais chauffer les pommes.

- Où ça?

- Au soleil.

Damoiselle lève les bras au-dessus de sa tête :

- Je les ai mises au-dessus des nuages, je pense que soleil doit se trouver par là.

- Bon appétit!

- Bon appétit!

Un village. Une maison. Avec un auvent; il n'en reste que la charpente. Je le désigne à Damoiselle :

- Eh bien, voici un abri tout trouvé si l'orage éclate!

- C'est une très bonne idée; au travers des tuiles qui manquent, nous pourrons voir arriver les gouttes d'eau et les éviter.

Parfait. Ceci posé, nous continuons notre promenade.

Cachée derrière les arbres, une petite mare a creusé son trou. Sans doute s'est-elle consacrée aux vaches qui paissent dans le pré voisin.

Nous longeons une clôture. Derrière la clôture, grande conversation. Un arbre se contente d'écouter avec un air critique, tandis qu'un autre tente de s'expliquer en gesticulant. Un troisième, visiblement peu intéressé par les comment et les pourquoi, s'est brusquement penché vers le raisonneur et l'apostrophe avec véhémence : "J'ai raison! Ne m'ennuie pas avec tes arguties!"

Ne voulant pas être indiscrets, nous nous éloignons à roues de loup.

Un éclair aveuglant. Le tonnerre suit à quelques secondes.

- La petite grange là-bas; on y va?

- Allons-y! approuve Damoiselle, nous y serons tranquilles.

En une dizaine de coups de pédale, nous voici à la grange. La pluie peut tomber maintenant! "Merci!" dit la pluie. Et elle s'est mise à tomber.

La petite grange a beau être petite, elle est solide. Deux gros poteaux à l'entrée sur lesquels pèsent deux grosses poutres, le tout en bon chêne, soutiennent le toit. Les granges chez Damoiselle sont solides, elles aussi; mais elles sont très grandes. Ce qui frappe ici, c'est que la grange est toute petite. Enfin, la pluie ne la fera pas fondre! Couchée contre le mur, une échelle. Une échelle aussi peu ordinaire que la grange. On pourrait y faire monter une vache que l'échelle ne céderait pas! Au milieu de la grange, une grande roue en bois; cerclée de fer. Décidément, dans cette grange, rien n'est ordinaire. Je ne vais pas dire que je n'ai jamais vu de roue de cette sorte, mais je n'en ai pas vu souvent. Les rayons, ce sont eux qui ne sont pas ordinaires. Epais aux attaches, là où le danger de cassure est le plus grand, fins tout du long, là où les efforts courent droit devant - c'est cela qui n'est pas ordinaire. Et quelle finesse, quelle élégance! élégance rare. On peut passer la main sur le bois sans crainte; rien n'accroche, ce n'est pas sur ces rayons qu'on attrapera une écharde! Bien, mais que fait là cette roue solitaire? Que nenni! Une charrette s'y est accrochée. Une charrette robuste, comme tout ce qui est ici. Sur ses montants pendent des brins de corde, attendant le paysan qui les tressera.

Nous nous installons, ma Damoiselle et moi, sur la paille moelleuse qui tapisse le fond de la grange, loin de l'averse.

Nous restons un long moment sans rien dire, regardant tomber les grosses gouttes qui viennent de temps à autre en visite dans la grange, sans insister cependant, demeurant non loin de l'entrée.

- L'automne et ses pluies froides sont proches, prononce tout bas Damoiselle.

- Tu penses à l'école?

- Oui et non; l'école nous séparera, mais nous habiterons l'un près de l'autre...

Elle laisse un silence qui paraît prolonger sa phrase. Elle ajoute doucement :

- Dans le même village...

J'ai envie de lui demander : "Ta grande ville ne te manquera pas?" Mais je me retiens. Nous en avons déjà parlé. Elle reprend :

- L'école, nous ferons le trajet ensemble, les devoirs à faire, ma ville n'aura pas le temps de me manquer.

Elle me fait un long sourire :

- Je chanterai, tu joueras.

La pluie gronde sur le toit. Nous sommes restés longtemps ainsi, l'un auprès de l'autre.

La nuit est tombée depuis un moment, la pluie vient de cesser, une nouvelle averse menace. Nous rentrons, en faisant gicler les flaques d'eau.

Dimanche. Ici, ce n'est pas jour du marché. Et puis, si cela était, nous n'y connaissons personne.

Ce matin, les grands-parents de Damoiselle vont rendre visite à des tombes de leur famille, dans un cimetière situé à dix minutes d'auto. Nous les accompagnons.

Un cimetière comme je n'en ai jamais vu. Ce ne sont pas les rangées habituelles de tombes disposées sagement, mais un pré où, par-ci, par-là, on voit de grosses pierres blanches de formes diverses. Rien qui ressemble à des tombes ni à un cimetière. Nous marchons dans les herbes hautes et molles qui tapissent le sol; des fleurs les piquent de quelques pointes de couleur. Mais, et les tombes? Sont-ce des tombes, ces moignons de pierre d'un blanc pur, qui semblent monter du sol entre les herbes? ces dalles qui s'inclinent, ou s'effondrent, cédant sous l'avancée des herbes molles qui s'alanguissent?... Les grands-parents se sont dirigés vers l'une des grosses pierres, sur laquelle est plantée une grande croix de fer. Eh oui, c'est une tombe! Comme toutes les autres grosses pierres disséminées à travers le cimetière qui paraît être un pré.

L'après-midi, nous repartons pour une promenade sur les bons vélos que Grand-père nous a si bien préparés.

Une ou deux minutes après être sortis de la maison, nous arrivons au carrefour où surgissent les autorails. Damoiselle met pied à terre. Je m'inquiète :

- Tu as crevé?

Je jette un oeil sur ses pneus. Ils ont l'air d'être bons.

- Non, non, me rassure-t-elle.

Elle ajoute aussitôt :

- Grand-père vient de me montrer une route sur la carte.

Elle déploie la carte, et me montre un tracé dessiné au crayon rouge :

- C'est la route qui va droit sur ma...

Elle se reprend en souriant :

- ...la ville où j'habitais.

Je regarde :

- Mais nous ne pouvons la suivre!

- Si, à pied.

- A pied? C'est si près, ta ville?

- Oh! pas très loin; à dix heures sans marcher trop lentement.

- Dix heures! Oui, c'est tout près; deux heures de vélo.

Je regarde à nouveau la carte :

- Oui, mais la route s'interrompt quelquefois.

Damoiselle reprend un ton plus sérieux :

- Oui, mais tu vois, après, elle devient une bonne route.

Elle ajoute :

- Mon grand-père m'a dit que c'est une route très ancienne, et qu'on a fini par abandonner çà et là.

- Et je suppose, puisque tu m'en parles, que nous allons prendre cette route.

- Absolument pas.

- Ah, je disais bien que nous ne pouvions la suivre!

- Mais si; elle est même très bonne.

Je cherche... Damoiselle me sourit :

- Nous sommes dessus.

Et elle m'indique une petite, mais fort bonne route, qui part du croisement où nous sommes. Je m'enquiers :

- Elle est comme ça pendant longtemps?

- Dix minutes de vélo; ensuite, c'est un long chemin de terre qui nous amènera là où nous allons.

Nous partons. Le temps est gris, mais doux. La pluie ne menace pas. Nous voilà sur le chemin de terre. Je suis surpris :

- C'est curieux; ce chemin, bien qu'en terre, est aussi bon que celui que nous venons de quitter.

- Mon grand-père m'a dit que les vieux chemins ont été particulièrement bien construits, et que cela étonnait souvent les gens.

Nous roulons sans nous hâter. Le paysage est paisible. Même si rien n'est vraiment semblable, je sens un même pays, un même monde. Le pays, c'est celui que je vois, le monde, c'est celui que je ressens. De temps en temps, lorsque nous nous arrêtons pour contempler un pommier ou un repli de terrain, des vaches, qui nous ont observés de loin, viennent à cinq ou six vers nous et restent là, paraissant se demander pourquoi nous sommes venus. Est-ce pour les traire? Non, certainement pas, l'heure de la traite est encore éloignée. Alors? Pour être auprès de nous, simplement? J'ai le fugace sentiment que cela pourrait bien être la véritable raison.

- Les vaches aiment bien que les hommes soient là, pour rompre leur solitude de bêtes, me souffle Damoiselle, tout bas pour ne pas effaroucher les vaches.

Toutes les vaches ne sont pas aussi sensibles à notre compagnie. Mais peut-être est-ce pour elles le moment de brouter les longues herbes humides - j'en sais quelque chose! - avant de s'allonger sur le pré pour ruminer? Les vaches ne ruminent pas toutes à la même heure, allez savoir pourquoi! Peut-être parce que certaines sont proches l'une l'autre, en troupeau, tandis que d'autres, de moeurs plus solitaires, se tiennent à distance, chacune de son côté.

- Regarde, ils font la course! s'exclame Damoiselle.

- Elles ne courent pas!

- Ils, pas elles!

- Ils?

Elle me montre deux arbres échevelés qui en poursuivent un autre, plus serein.

- Mais non, ils courent ensemble, me corrige Damoiselle; mais le premier est simplement le plus rapide!

- Comment peux-tu le savoir?

- Et toi?

En choeur :

- Ça se voit!

Par-ci, par-là, des maisons, seules au milieu des prés, qui attendent, sereines, que le paysan rentre s'y reposer, son travail achevé. Elles sont belles, et donnent envie d'y demeurer. Murs de torchis à colombage, murs de pierre, les deux ensemble, la pierre près de la terre afin de protéger la maison de l'humidité.

Un arbre, qui veille sur deux vaches, au milieu du silence.

Nous entrons dans un village. Une belle maison à pans de bois. Deux portes, l'une au-dessus de l'autre. Bon, celle du dessus doit être pour la paille ou le foin, mais la porte du bas?

- On fait du vin, par ici?

- Du vin? demande Damoiselle, étonnée.

- Regarde!

Les pierres de taille de la porte du bas épousent la forme d'un tonneau.

Après un moment, Damoiselle suggère :

- Et si nous demandions?

Nous tapons à la porte de la maison. Une femme nous ouvre. Nous lui exposons notre requête.

- Mon mari vous le dira mieux que moi, il est le maire du village.

Nous nous félicitons d'être aussi bien tombés, et remercions la femme. Le maire, un homme qu'on croirait façonné avec la terre que nous venons de traverser, nous informe avec un sérieux privé de curiosité :

- Il y a encore une centaine d'années, le village était très important; à peu près deux cents habitants.

Il fait une pause, puis, sans beaucoup d'animation :

- Ce devait être un négociant en vins.

- Il y a des vignes dans la région? demande Damoiselle.

- Non; ce devait être un négociant en vins.

Nous sortons du village.

- Tu crois vraiment que c'était un négociant en vins?

- Absolument pas! Je n'ai jamais entendu personne parler de vin ici, me répond Damoiselle.

- Alors, du cidre?

- Cela me paraît beaucoup plus vraisemblable.

Un peu plus loin, une maison assez basse, sans attraits. A côté de la maison, deux moutons.

- Ce doit être une bergerie, observe Damoiselle, nous avons vu des moutons tout à l'heure.

- Oui, il y en avait...

Je fais mine de prendre le temps de la réflexion :

- Ils sont en vacances.

Damoiselle fait mine de prendre le temps de la réflexion :

- Ils ont bien travaillé durant l'année à l'aérodrome.

J'approuve d'un signe de tête pénétré.

Un peu plus loin, à l'entrée d'un autre village, un chemin de terre nous rejoint.

- Revoilà le chemin qui va vers la ville où j'habitais, m'indique Damoiselle.

Je suis le chemin des yeux :

- Et ici, il est devenu la grand rue.

J'ajoute, après un temps :

- Alors, pour rentrer, nous n'aurons qu'à le suivre jusque chez tes grands-parents.

Vers le bord du village, une maison, une grange plutôt.

- On dirait qu'elle a été décorée! commente Damoiselle.

- Je suis de ton avis; le pisé, d'un ocre soutenu, constellé de petits éclats de silex...

- ...posé sur les gros silex auxquels la grange peut se fier...

- ...surmonté de ces petites tuiles plates brunes...

- ...sur lesquelles pousse un champ de mousses d'un vert sombre...

- ...et qui forment le toit pentu...

Damoiselle cherche quoi ajouter. Moi, j'avoue :

- Je ne trouve plus rien.

- On pourrait dire quelque chose sur les arbres du fond.

- Oui, mais quoi?

- Oui, mais quoi?

Et nous appuyons sur les pédales!

Nous roulons maintenant au bord d'un pré bordé par des pommiers. Une vache, seule dans un coin du pré, s'est immobilisée, et nous suit longuement de ses yeux tristes.

Sur l'horizon, entre deux touffes d'arbres, se découpe le long mur d'un cimetière. Sur le ciel blanc, se lèvent lentement deux petites maisons pâles, silencieux tombeaux au milieu de croix de pierre.

Le chemin, lui aussi fait de terre, sur lequel nous roulons passe à travers un vaste verger. Des pommes, des pommes, des pommes!...

- Allons en cueillir!

- Elles ne sont pas bonnes à manger, me fait regretter Damoiselle, ce sont des pommes à cidre.

- Je ne vois pas de bouteilles accrochées aux branches!

- Non, mais moi je vois une tarte aux pommes!

Je ne suis pas dupe :

- Oui, mais celle-là a poussé sur un pommier que ta grand-mère a planté dans la sacoche de ton vélo!

- Comment le sais-tu?

- J'ai faim; cela donne un regard pénétrant.

Cette profonde analyse nous décide à nous installer sur un tronc, couché près d'un pommier. Damoiselle déballe la tarte - il y en avait bien une! - et m'en tend une part. Je regarde la tarte, puis Damoiselle, puis la tarte, puis Damoiselle... Elle rit :

- Dans l'autre sacoche!

Je plonge dans la sacoche, et en sors... le pot de crème!

- Voulez-vous voir un nucleus? nous demande le grand-père de Damoiselle ce matin.

- Un nucleus?

La question a fusé dans le même temps de nos deux bouches.

Grand-père a souri :

- C'est un morceau de silex...

- Ça, je sais ce que c'est, Grand-père; il y en a sur les murs des maisons.

- Oui, mais pas comme celui-là.

Je m'enquiers :

- Il est plus joli?

- Ça dépend de toi.

- Comment cela, de moi?

- De toi...

Il se tourne vers sa petite-fille :

- ...ou de toi.

Nous deux, ensemble :

- Il faut le tailler!

Grand-père sourit :

- Vous avez deviné!

- Pourquoi l'appelles-tu un... nucleus? Ça ne veut pas dire noyau, en latin?

- Tu es très savante; il est très gros.

Ça y est, je me suis souvenu! C'est bien, d'écouter en classe :

- Les hommes de l'âge de la pierre taillée...

- ...taillaient leurs silex dans...

- ...un nucleus!

- Vous paraissez être de très bons élèves, tous les deux! nous félicite Grand-mère, qui a assisté à la conférence.

Et Grand-père nous montre la carte, sur laquelle il a mis une croix à l'endroit du nucleus.

Nous partons au début de l'après-midi. Le temps est au beau. Le soleil brille. Cependant, à l'horizon, les nuages n'annoncent rien de bon. Oui, l'été s'achève, profitons de la douceur du moment.

Le nucleus n'est pas tout près, et nous commençons par la grand route qui nous permet de rouler vite, d'autant plus que le paysage... je ne trouve même pas quoi dire!

Au bout de trois quarts d'heure de ce voyage, une agréable petite route nous amène, après un carrefour, à une véritable haie de grands arbres pleins de feuilles. Que voulez-vous, 114 le 55, c'est ce que j'ai vu; et comme ce sont mes souvenirs que je raconte... Mon chat s'est mis de la partie, un jour que je feuilletais mon journal.

- Tu avais besoin d'aller si loin, pour voir des arbres pleins de feuilles? m'a-t-il doucement miaulé.

Enfoui dans la haie de grands arbres pleins de feuilles, couvert par l'ombre, un Christ en pierre sur une épaisse croix de pierre incline la tête sur le côté. Les hommes le voient-ils encore?

Nous nous sommes arrêtés, Damoiselle et moi, et le regardons...

A peine plus loin, sur la vaste place qui s'étend devant une église plus grande que le village, devant le portail de laquelle les hommes se sont arrêtés et admirent une belle statue, c'est la fête! Petites balançoires, petits chevaux de bois, loterie avec nounours, peluches... Ça, c'est pour les enfants. Pour les hommes, on se bat, sans merci. Sur une estrade, deux féroces lutteurs cherchent à s'anéantir mutuellement. Autour des manèges, les enfants crient de joie. Autour de l'estrade, les hommes crient de plaisir.

En route pour voir le nucleus. On y taille des outils, des armes...

Nous traversons des rails de chemin de fer.

- Allons mettre nos vélos dans le wagon à bagages et continuons en train!

Damoiselle secoue la tête :

- Les trains ne marchent plus sur cette ligne.

- Les trains ne marchent peut-être plus, mais les wagons à bagages roulent toujours; regarde celui-ci!

Et je lui désigne le wagon en question qui nous attend patiemment sur une voie de garage.

Nous voici devant lui. "Elle a raison, il y a longtemps que je suis là et personne ne m'emmène plus faire les longs voyages que j'aimais tant..." nous dit-il d'une voix triste. Les ronces ont envahi les rails, le quai de la gare est désert. La porte du chef de gare est ouverte, dans l'espoir sans doute qu'il revienne...

Un pont. Et par conséquent, une rivière.

- Nous avons pique-niqué près de cette rivière vers la fin de juillet, m'indique Damoiselle; je l'ai vu sur la carte de Grand-père.

- Fin juillet... Ce n'était pas près de là où voguait le Restaurant de l'Isle?

- C'était bien là.

- Elle est plus large, ici.

- Elle se jette bientôt dans le fleuve, près de la ville où j'habitais.

Nous avons mis pied à terre sur le pont. Damoiselle tend la main vers la rivière :

- J'espère qu'elle y arrivera!

- Pourquoi donc?

- Regarde! On dirait qu'elle va se perdre dans les bois.

Nous voici à l'endroit marqué par Grand-père.

- Tu le vois?

Je cherche :

- Non.

Nous entrons sous le feuillage des arbres qui bordent la route.

- Le voilà!

Je regarde :

- Où ça?

- Là, dans la trouée!

Au-dessous des feuilles transparentes d'un châtaignier tout doré par l'approche de l'automne, il est là, à moitié dans la terre, sous les feuilles lassées de la vie.

- Il est vraiment très gros!

Damoiselle passe la main sur le nucleus :

- Tu as vu ces facettes?

- Elles sont lisses.

- Je crois qu'on faisait des éclats en tapant avec d'autres silex.

- Oui; on a déjà dû en faire beaucoup.

Elle passe encore la main sur la pierre :

- Là, il a fait une flèche.

- Et là, un grattoir, j'ai vu des images; tu vois...

- ...le creux, ici, oui.

Nous restons un bon moment à contempler, à toucher...

- Je vais revenir avec un silex, et te faire une hache pour tailler tes crayons!

Damoiselle me fait un grand sourire :

- Oh, je veux bien, mon canif ne coupe pas très bien!

Elle ajoute, avec une petite moue :

- Il paraît que ce n'est pas facile...

- Je m'exercerai pendant les cours d'histoire!

Nous rions... et nous repartons.

Les nuages qui tout à l'heure n'annonçaient rien de bon sont au-dessus de nous. Il fait de nouveau gris, mais encore assez doux.

Comme nous avons repris la même route pour rentrer, nous repassons par la fête. Il n'y a plus de fête. Les petites balançoires ne se balancent plus, les petits chevaux de bois ne tournent plus, et les nounours dorment.

Dans un coin de la place, les deux lutteurs et l'arbitre sont assis sur des chaises pliantes, devant une petite table en bois. Ils partagent un repas frugal, sans entrain, la tête penchée sur leurs assiettes. Ils se parlent sourdement, mais en passant, j'ai entendu quelques mots. La recette n'a pas été bonne.

Matinée avec les grands-parents. Matinée fort agréable, car ils sont vraiment très affables, et particulièrement avec moi. Les commissions habituelles, bonne viande de la région, des pommes excellentes, bien sûr; et n'oublions pas les dons de la vache, lait, beurre... crème! Des oeufs, dont on nous affirme qu'ils ont été pondus juste au moment où nous les avons demandés! Les légumes?... Oui, ils ne valent pas ceux du potager de ma mère. Visite à la boulangerie, qui sert aussi de pâtisserie. Grand-mère a demandé du pain, et on entend, presque dans le même temps, deux voix qui se fondent en une seule :

- Et puis quatre tartes à la crème fouettée, s'il vous plaît!

- Quels gourmands! sourit Grand-mère.

- J'offre le dessert! déclare Damoiselle.

- Je suis l'homme; c'est à moi d'offrir!

- C'est moi qui reçois!

- C'est moi qui rends visite!

Nous nous précipitons, coude à coude, vers la caisse.

- Madame vient déjà de payer! nous apprend la caissière, avec un petit sourire.

Nous voulons protester, mais Grand-mère :

- On ne discute pas ce que dit Grand-mère!

Elle ajoute, avec un sourire gentiment moqueur :

- Et puis, vous n'êtes pas très rapides!

Avant de rentrer, nous nous sommes éclipsés sous un vague prétexte, et nous sommes allés acheter des fleurs pour Grand-mère.

Après le déjeuné - le dessert n'était pas mauvais! - nous partons nous promener. Une promenade sans but précis, une flânerie. Grand-père a bien parlé d'une grange; mais est-ce vraiment un but?

Nous reprenons le chemin de terre qui va à la ville où habitait ma Damoiselle. Bien que nous l'ayons déjà pris, nous ne ressentons pas d'ennui.

- A voir le paysage, on pense que les hommes, ici, ne font que paresser; seulement, pour le façonner, les hommes ont dû beaucoup travailler, commente Damoiselle.

- Alors, c'est le travail d'autrui qui nous permet la paresse.

- La paresse est agréable si elle ne lèse personne; j'espère que ce que nous ferons, nous, permettra un jour une bonne paresse à d'autres.

A droite du chemin, nous revoyons une grande bâtisse à laquelle nous n'avons pas prêté attention jusqu'à présent.

- Je crois que c'est elle!

Et Damoiselle, mettant pied à terre, me montre la carte :

- Tu vois, c'est bien là que Grand-père a mis la croix.

Trois minutes, et nous y sommes. Je m'exclame :

- Elle est plus grande qu'un château!

- Tu exagères!

- Oui, mais regarde ce toit, on dirait une montagne abrupte!

- Que de tuiles! Elles paraissent si petites...

Elle sourit :

- C'est un petit toit très grand!

Nous entrons dans la grange.

- Ce n'est plus un château, c'est une cathédrale!

- Cette fois-ci, je n'ai plus envie de dire que tu exagères, observe Damoiselle.

- Que de poutres! Elles paraissent si grandes...

Je souris :

- C'est un grand toit encore plus grand!

- Grand-père m'a dit que cette grange était là depuis sept cents ans.

- Les granges sont aussi solides que les chemins de terre ici.

Dans la demi-obscurité, nous contemplons cette forêt de poutres.

- Tu vois, c'est bien une cathédrale; les poutres se rejoignent là-haut comme des ogives.

- Grand-père m'en a parlé; il m'a dit que c'était très difficile à faire.

- Il devait être particulièrement riche, ce paysan, pour avoir une pareille grange!

- Ce n'est pas une simple grange, m'explique Damoiselle, c'est une grange dîmière; c'est là qu'on entassait le dixième de la récolte de tous les paysans destiné à une des abbayes de la ville où j'habitais.

En sortant de la grange, une maison en longueur, toit de tuiles pentu, avec des lucarnes en saillie.

- Oh! Regarde!

Elle m'indique une grande porte qui donne dans la maison. Je m'exclame :

- C'est le cidre!

- Ça en fait deux; le vin est de plus en plus improbable.

- Eh bien, demandons de nouveau!

Nous avons demandé. C'était bien du cidre. "Du vin!" s'est récrié avec ahurissement le... cidrier.

Nous reprenons la route.

- C'est malgré tout curieux qu'on n'ait pas agrandi la porte pour laisser passer le tonneau.

- Il doit y avoir une raison.

- Tu as une idée?

- Eh bien, si le tonneau est posé sur une charrette, on le fait glisser dans le rond de la porte, le tonneau est soutenu par le bas du rond, et de l'autre côté on peut le recevoir sur quelque chose, plutôt que d'avoir à le mettre par terre et à le soulever de nouveau pour le ranger!

- Tu n'as plus qu'à t'établir cidrier!

- Pourquoi pas? Nous pourrions boire du cidre tous les jours; sans compter qu'avec la crème, c'est très bon!

Nous rions.

Nous arrivons près d'un petit cimetière qui s'est installé le long d'un pré. Dans un coin, contre un mur de silex et de torchis, une croix de pierre dressée sur une tombe contemple par-dessus le muret les vaches qui paissent à ses abords.

Un autre chemin de terre.

- Il va aussi dans la ville...?

- Je n'en sais rien, avoue Damoiselle, je ne suis venue ici qu'une fois ou deux avec mes grands-parents.

Au bout d'une bonne demi-heure, le chemin de terre entre dans un village.

- Oh, là-bas, s'écrie-t-elle, il y a des hêtres magnifiques! Je m'en souviens.

Là-bas, c'est à quelques coups de pédale. Le long de la route, face à nous, le soleil scintille et flamboie à travers le feuillage des hêtres.

- Tu as raison, c'est magnifique!

Elle jette un coup d'oeil au spectacle :

- C'est vrai, c'est beau!

Puis, elle poursuit :

- Mais ce n'est pas de ces hêtres-là que je voulais te parler; ils sont de l'autre côté de la route.

Nous entrons dans un sentier recouvert par des hêtres. Pas de soleil face à nous, ici. Rien de magnifique...

Damoiselle s'est brusquement arrêtée, un air dépité sur le visage :

- C'était au milieu de l'automne, en fin d'après-midi; les troncs des hêtres étaient noirs, autour, c'était tout rouge, tout rouge...

Nous avançons doucement par le sentier, au coeur de la forêt, dans la paix et le silence tiède de cette fin d'été, respirant l'odeur humide des sous-bois. A main droite, une mare sommeille au milieu des fourrés. Une belle mare, assez grande à vrai dire, dont les bords sont mangés par les herbes des eaux - des touffes enroulées comme des porcs-épics - et qui par endroits se couvre d'un voile de petites lentilles d'eau vert tendre. Le soleil filtre à travers les feuilles des arbres, qui s'écartent pour le laisser passer, et des taches colorées, claires et sombres, jouent sur la surface. Nous nous asseyons sans bruit.

Ce matin, nous roulons au travers d'un brouillard à couper...

- ...avec ta hache en silex! rit Damoiselle.

Grand-mère a besoin de laine. Elle en avait acheté avec une amie, du même bain - J'ai mis une virgule après "amie", 114 le 55.

- Quant à ton lecteur, il n'a qu'à se fatiguer pour comprendre! miaule mon chat, secouant la tête en signe de désapprobation.

- Qu'as-tu à critiquer? Tu ne sais pas lire!

- En tout cas, ce n'est pas dans ce genre de texte que je pourrais apprendre.

- Va dormir!

- Je n'ai pas sommeil.

L'affaire en resta là, et mon chat continua à regarder ma plume courir sur le papier.

De quoi parlais-je? Ah, oui; de la laine!

Donc, Grand-mère a besoin d'un peu de laine de son amie - 114 le 55 n'étant pas là n'a pu s'apercevoir de rien, et mon chat s'est contenté de secouer de nouveau la tête sans rien miauler - et tôt ce matin, elle nous a demandé, à Damoiselle et à moi, si nous voulions bien...

- Nous y allons tout de suite! l'a rassurée sa petite-fille.

Le village où habite l'amie n'est pas bien loin, une petite heure pour y aller et en revenir. Nous roulons à vive allure sur notre petit chemin de terre. Autour de nous, les prés se voient à peine, et les arbres surgissent, puis s'évanouissent, tels des fantômes. En voici trois, à la chevelure désordonnée. L'un d'entre eux, un peu à part, se baigne dans le brouillard. Les deux autres ont mêlé leurs feuillages, et forment un toit protecteur. Sous ce toit, une vache émerge peu à peu du brouillard, et s'avance lentement vers nous. Damoiselle lui a fait un petit signe au passage :

- Excuse-nous, aujourd'hui nous sommes pressés, Grand-mère nous attend!

Après le déjeuné, nous repartons en promenade. Un peu au hasard, aujourd'hui. Quelques indications de Grand-père sur la carte, mais rien de particulier. Le gris des nuages a remplacé le brouillard. Il fait un peu plus frais que ces derniers jours.

Nous commençons de nouveau par notre petit chemin de terre. Nous le connaissons bien maintenant, nous y sommes chez nous. La carte nous envoie sur notre droite, vers un village, par une petite route qui nous ménage une surprise. La terre... la terre tout autour... Un étrange tableau nous attendait dans la campagne.

A droite, un champ nu est raviné de profondes rigoles. C'est comme si des torrents avaient ravagé le sol. Les maigres herbes ont tenu bon, mais se sont toutes inclinées sous la force des eaux. Nous avançons dans le champ, intrigués. De près, on croit voir des bras de rivières, qui seraient venus grossir un cours principal, distendu, qui aurait cherché sa route fébrilement de-ci, de-là. Les petits cailloux qui en parsèment encore le lit, ont fait bouillonner les flots. Les torrents ont débordé et recouvert les mottes.

Aujourd'hui, l'orage ne gronde plus, le soleil a séché la terre, et le sol, racorni, s'est craquelé. Mais tout s'est inscrit dans ce paysage lunaire, dans la terre fine et meuble de ce pays. Jusqu'à ce que la moisson nouvelle repousse et efface ce qui n'avait pas de nom.

Nous entrons dans le village. Des maisons comme nous avons à présent l'habitude d'en voir. Voici un mur de torchis surmonté de chaume. Et sur cet autre mur...

- Celle-là, elle a choisi d'habiter une maison! observe Damoiselle.

Elle me désigne une plante qui a fait pousser à même le pisé ses tiges aux feuilles souples, longues et fines, qui montent pour retomber avec grâce. Voilà une haute maison à pans de bois.

- Que le toit est donc pentu! constate Damoiselle.

- Ce doit être pour ça que le torchis a glissé, puis est parti!

Nous ressortons du village. La grand route à traverser. Une vache trapue à la tête épaisse nous fixe avec insistance.

Je lui demande civilement :

- C'est pour mieux nous voir que vous avez mis vos lunettes noires, Madame?

Un petit mugissement. Nous le prenons pour un oui.

Nous repartons. Au bout d'un moment, nous nous sommes retournés; la vache n'avait pas bougé. Au fond, le village commence à s'embrumer.

- Regarde; des pommiers qui marchent!

Je regarde :

- Oui; ils partent en voyage!

Alignés comme s'ils étaient sur une route, ils sont une trentaine à marcher les uns derrière les autres. Au-dessous de leur feuillage, leurs troncs paraissent être des jambes qui vont, qui vont...

- Il ne protège plus grand chose!

Damoiselle m'a montré un pan de mur perdu au milieu des champs.

- Ce doit être une ancienne enceinte...

- Elle a conservé son gardien...

- Le buisson?

- Oui; il a poussé sur ce qui reste du mur...

- Pour avertir : "Je veille!"

Un village. Le vieux mur d'une vieille maison. Le lierre qui l'embrasse ne la quittera plus.

- Tu as vu la tour?

- On dirait qu'elle a mille fenêtres! me répond Damoiselle.

- Des fenêtres secrètes, à vitres en pisé.

- Nous ne pouvons pas les voir, mais je suis sûre que les habitants nous voient.

Je découvre une vraie fenêtre tout là-haut :

- Regarde! L'un des habitants s'est trahi; je vois son bec!

- Il est énorme, ce pigeonnier; il doit y avoir autant de pigeons que de fenêtres.

Sur le chemin du retour, un peu de ciel bleu est revenu.

Un long village.

- C'est certainement un ancien chemin au bord duquel on a bâti des maisons, suppose Damoiselle.

Nous tournons sur un chemin qui monte à peine. Derrière les pommiers...

- Tu vois ce que c'est?

- Pas très bien, avoue Damoiselle.

- Eh bien, allons-y!

Derrière les pommiers, au milieu du pré, c'est un cimetière. Nous y entrons. Des tombes tranquilles. Contre l'un des murets, une grande croix sombre en fer forgé portant en son centre une Vierge triste, de fer forgé elle aussi. Derrière le muret, sans lever la tête, paissent des vaches.

Nous reprenons la route. Un peu plus loin, une grande mare rêve au milieu des prés. Quelques nuages blancs se reflètent dans l'eau bleue. Des petites herbes sortant du fond de la mare sont venues respirer ce qui reste de l'été.

Jeudi quatorze septembre. Ici, c'est le jour du marché, qui se tient dans la matinée autour de l'église. Ce n'est pas le même marché que celui de mon petit bourg. Ici, il y a des poules.

- Sur ton marché, il n'y a jamais de poules? me demande Damoiselle.

- Si, mais ici, on ne les mange pas; enfin, pas toutes.

Elle sourit :

- Voilà des poules bien heureuses!

Elle ajoute :

- Je ne savais pas que tu connaissais si bien ce marché.

- Non, non, tu sais bien que je ne le connais pas; mais je connais celui de la petite ville où habitent le Petit et la Grande, il est très important, il existe depuis près de mille ans.

- Moi aussi je le connais! C'est là où mon oncle achète ses poules.

- Je sais!

- Tu sais?

- Oui; et cette année, ce sera les trois derniers jours de septembre, triomphai-je.

- Oh! alors, allons-y!

- Entendu; partons tout de suite!

- Tu fais bien de le dire; le temps d'arriver...

- Alors, dépêche-toi! il ne reste plus qu'une quinzaine de jours!

En attendant, pour ne pas arriver trop tard, nous flânons tranquillement parmi les poules.

- Ici, remarque Damoiselle, les poules sont comme les moutons de l'aérodrome, elles travaillent.

- Elles tondent l'herbe?

- Non, elles préfèrent les vers de terre.

- Tiens! elles font comme la petite amie des deux petites jumelles!

- Oui, cela leur donne des forces pour travailler.

Je fais semblant de chercher quel travail elles pourraient bien faire...

- Les poules pondent, m'apprend Damoiselle, avec une voix de 55.

- Tant mieux! Je préfère de loin les oeufs aux vers de terre.

Il y a beaucoup d'autres choses sur le marché; même des vaches. Mais celles-ci ne pondent pas, ça je le sais.

Déjeuner avec les grands-parents. C'est le dernier jour, nous partons demain matin. Grand-père et Grand-mère sont un peu tristes, mais ne le montrent pas. Le repas est plein d'entrain.

Après le déjeuné, nous restons encore un bon moment à bavarder.

- Allez donc vous promener, c'est votre dernier jour! nous conseille gentiment Grand-père.

- Nous nous sommes déjà bien promenés, lui répond sa petite-fille avec un grand sourire.

Et comme il insiste, elle ajoute :

- Nous ferons une petite promenade tout à l'heure, avant le coucher du soleil.

Grand-père ajoute :

- Ne tardez tout de même pas trop, car demain matin, votre train est à sept heures trente-quatre; Grand-mère et moi avons l'habitude de nous coucher plus tôt que vous, mais je crois que cette fois, il vous faudra en faire autant.

Grand-mère s'est levée :

- Nous vous avons préparé un petit cadeau pour votre concert; je vais le chercher.

Et Grand-mère revient avec une grande boîte en velours et un écrin de cuir. Elle s'approche de Damoiselle :

- Ouvre l'écrin, ma chérie; cela me ferait plaisir que tu portes ce souvenir de mon mariage avec Grand-père.

Damoiselle prend l'écrin avec précaution et l'ouvre doucement :

- Oh! quel collier magnifique! On dirait un collier du Moyen Age, avec des pierres précieuses!

Grand-père m'a présenté la grande boîte en velours et m'a dit, avec émotion :

- Ce petit présent à notre cher Damoiseau pour sa gentillesse et son sérieux... et pour aller avec le collier du Moyen Age!

J'ai ouvert la grande boîte en velours, et j'y ai trouvé une extraordinaire chemise de batiste toute brodée, aux manches bouffantes, et ornée d'un jabot de dentelle.

- Je vous... remercie beaucoup, ai-je murmuré.

Nous partons pour notre dernière promenade vers quatre heures. Une promenade courte, pour flâner. Au reste, le soleil se couche bientôt, un peu après six heures.

Nous avons repris notre chemin de terre que nous aimons bien. Les prés, les villages nous sont maintenant familiers. Nous passons près de la grange à la forêt de poutres.

Un peu plus loin, au bord d'un autre chemin de terre qui paraît tout aussi ancien, deux chevaux ont suspendu leur conversation pour nous souhaiter bonne route. Nous les avons, bien entendu, remerciés.

Près d'un mur où des silex aux formes irrégulières s'enfoncent dans un pisé aux tons chauds, un pommier vieillissant dresse vers le ciel les quelques branches tordues qui lui restent.

Appuyée contre le mur d'une grange à colombage, une échelle attend le paysan qui va monter la paille ou le foin par la porte grand ouverte.

Qui est le plus grand, des grosses meules de paille serrées les unes contre les autres ou de la ferme toute proche? Nous sommes passés avant que j'aie pu en décider.

Une grande cour de ferme. Un tas de fumier. Des poules, des oies... et des canards qui barbotent évidemment dans une petite mare.

Le soleil a perdu de sa lumière. Nous prenons le chemin du retour. Une grande mare nostalgique. Sait-elle que nous partons? La mare n'est pas profonde, les herbes qui y poussent n'ont pas beaucoup de chemin à faire pour sortir de l'eau. Et là, elles flottent comme des petits navires qui auraient jeté l'ancre.

Derrière nous, le village disparaît peu à peu dans l'obscurité naissante. Une rangée de grands arbres sur un fond de ciel sombre nous disent au revoir.

Là-bas, à peine visible dans le tournant, l'autorail a surgi du petit bois.

- Le soleil est, paraît-il, levé depuis plus d'une heure et demie... commence ma Damoiselle.

- Je vais aller demander des lunettes noires aux vaches pour ne pas être ébloui!

- Et encore, il ne pleut pas!

Je complète :

- Pas encore!

- Heureusement qu'il n'a pas fait ce soleil éblouissant pendant notre séjour!

- Il aurait fallu rouler à tâtons!

- Et en allumant les lampes des vélos!

Nous éclatons de rire; la pluie, drue, s'est mise à tomber!

Nous nous éloignons des prés où...

Correspondance.

- C'est le train qui va à la capitale.

- Qu'il y aille! maugrée Damoiselle; nous, dans vingt minutes, nous le quittons!

Et six minutes après l'avoir quitté...

- Le restaurant qui vogue! s'écrie Damoiselle.

- Neuf heures neuf, c'est...

- ...trop tôt pour déjeuner!

- Je vais dire au conducteur d'attendre!

- Bonne idée!

- Tu as faim?

- Non! Et toi?

- Non!

- Tant mieux, se félicite-t-elle; le train est déjà reparti.

Un moment de silence. Elle a repris :

- Il est parti... nous étions bien là-bas...

Nous voici dans notre petit bourg. J'ai raccompagné ma Damoiselle. J'entre dans ma rue.

- Dépêche-toi, le déjeuner est prêt! me miaule mon chat, assis devant la porte du jardin.

Déjeuner familial. Je raconte mon voyage. Tout le monde est content. Mon père ne trouve pas de question du genre tonnage à me poser. A la fin du repas, lorsque je me suis levé, j'ai vu ma mère me regarder longuement.

L'après-midi a été courte. Bouclette et Bouton sont venues me faire fête... et s'informer!

La Géologue a aisément résolu la question de la rosée qui m'avait trempé. "Là où vous étiez, c'est du limon des plateaux sur de l'argile à silex!" nous a-t-elle expliqué. "C'est évident!" a commenté l'Economiste avec un petit sourire moqueur. Mais elle a parfait son explication en nous parlant de terrain imperméable qui gardait par conséquent l'humidité. "C'est évident!" a-t-elle ajouté, en souriant plaisamment à son ami.

Damoiselle a reçu la convocation promise par l'avenante secrétaire que nous avions été voir le premier septembre. Il s'agit de lui signifier le numéro de la classe où elle doit aller. Elle a appelé l'avenante secrétaire. Qui lui a donné le numéro, puis s'est reprise : "La convocation vous disait de venir!" Damoiselle lui a répondu : "J'ai bien fait de ne pas venir; j'aurais tout simplement perdu mon temps!" L'avenante secrétaire ne se manifestant pas, Damoiselle a interrompu l'appel.

Un peu plus tard dans l'après-midi, nous avons rendu visite à Schumann. Il faut travailler. Le concert est pour le samedi trente septembre!

- Tu viens faire les commissions?

C'est Bouclette et Bouton, naturellement. Ma mère n'a pas voulu me charger pour ma première journée, et elles sont déjà faites. Mes explications ne m'attirent que...

- Tu viens faire les commissions?

Et je vais donc faire les commissions que je n'ai pas à faire.

Rien n'a changé dans mon petit bourg, notre petit bourg à présent, à Damoiselle et à moi. Pourquoi, au reste, quoi que ce soit aurait-il changé? Pourtant, c'est ce que je ressens. Je veux dire que quelque chose a changé. Oui, c'est un peu brouillon, 114 le 55, mais...

- Eh bien, où vas-tu?

Si Bouclette me demande où je vais, c'est que les deux aviatrices se sont arrêtées devant une boutique, et que moi... Je ne veux pas paraître les négliger, et j'explique :

- Ce sont mes freins...

- ...qui se sont déréglés tout seuls pendant que tu n'étais pas là! me lance Bouton, d'un ton moqueur.

Nous continuons à aller d'une boutique à l'autre. Et ne croyez pas que mes deux aviatrices perdent leur temps. Que non! Je suis abreuvé de questions.

- Qu'est-ce que vous avez fait là-bas? me questionne Bouclette.

- Nous nous sommes promenés.

- En vélo? me questionne Bouton.

- En vélo.

Bouclette :

- Vous alliez loin?

J'hésite; à vrai dire je ne sais pas trop. Je n'ai pas le temps d'achever mes réflexions.

Bouton :

- Vous êtes allés vous baigner?

- Non.

Bouclette :

- Il n'y avait pas d'étang, comme là où nous allons?

- Non.

Bouton :

- Il faisait beau?

- Un peu beau, un peu gris.

Bouclette :

- Vous reveniez tard?

- Avant le dîner.

Bouton :

- Ils t'aiment bien, ses grands-parents?

On est renseigné, comme toujours!

- Je crois, oui.

Bouclette :

- Elle ne peut plus habiter chez elle, ses parents sont partis...

Bouton :

- ...très loin!

On est très renseigné!

Bouclette :

- Tu ne partiras pas là-bas?

- Non.

Bouton :

- Elle est très gentille! Tu l'aimes bien?

- Oui.

Bouclette :

- Tu lui diras de rester ici?

- Elle a dit qu'elle resterait ici.

Bouton :

- Avec toi?

- Avec moi.

Bouclette :

- C'est là-bas qu'elle t'a dit ça?

- Elle me l'avait déjà dit avant.

Les commissions sont faites. Vous savez maintenant comment font nos deux aviatrices pour savoir tout ce qui se passe au sol!

Au déjeuner, mes parents m'ont posé quelques questions sur mon voyage. Beaucoup moins que les deux aviatrices. Et surtout plus faciles à répondre.

L'après-midi, Damoiselle est venue chanter. Mozart, Koechel 519. Un chant uni, doux, triste, qui n'a pas les aspérités de Schumann, celles qui écorchent. Mais est-elle vraiment triste, cette mélodie de Mozart? "A la reprise, à la quarante-quatrième mesure, elle questionne sa douleur", ai-je dit. "Et à la quatre-vingt-quatrième, elle s'apaise", a achevé ma Damoiselle.

Dimanche. Jour du marché, où tout le monde se rencontre. Damoiselle n'est plus un objet de curiosité. Avant, il fallait savoir ce qui allait se passer; maintenant, pour les camarades, tout s'est passé. Comment? Qu'importe!

D'ailleurs, aujourd'hui, il y a un sujet de conversation autrement plus important; l'école. C'est dans quinze jours. Alors, on ne parle que de ça.

- Je suis bien content d'y aller; je m'ennuie ici! proclame l'un.

- Moi, je me suis bien amusé; c'est à l'école que je m'ennuie, le contredit vivement l'autre.

Les voici tous divisés en deux camps. A vrai dire, de l'école elle-même, on ne parle pas, l'unique question est de savoir où l'on s'amuse le plus.

- Comment cela, on s'amuse en classe? s'étonne mon chat; pourtant, tu m'as expliqué...

- Non, pas en classe, à l'école.

- Mais enfin...?

- Je vais te dire; l'école, pour eux, ce n'est pas ici, c'est ailleurs...

- C'est tout ce que tu as à m'apprendre? Si tu continues ainsi, je vais aller dormir!

- Non, reste encore un moment; je serai plus clair.

- Tu aurais pu commencer par là! Avec tes... comment dis-tu? figures de rhétorique...

- Ce n'en était pas une, c'était un effet de style.

- Ce n'est pas mieux!

- Bon, où en étais-je?

Mon chat s'étira :

- Tu vois, tu t'embrouilles toi-même! Tu disais que l'école, ce n'est pas ici, mais que c'est ailleurs.

- Parfaitement! Tout du moins, c'est ce qu'ils disent.

- Et alors?

- Alors, ils voient d'autres camarades...

- Ils sont meilleurs que...?

- Ce n'est pas la question; ce ne sont pas les mêmes, c'est tout.

Mon chat médita longtemps :

- Je suis bien ici, avec toi.

Puis, il miaula doucement :

- Tu es bien avec elle...

Et il alla sur la branche voisine, mais ne s'endormit pas.

Ce matin, en arrivant chez Damoiselle chercher le lait, je la trouve en grande conversation avec Bouclette et Bouton.

- Elle veut bien! m'annonce gaiement Bouclette.

- Tu veux aller te baigner? Il fait un peu froid...!

- Mais non, rit Bouton, nous allons cueillir des confitures!

- Il fait très beau ce matin; elles ne seront pas mouillées! plaide Bouclette.

Et les deux aviatrices, ayant fait le plein de leur réservoir de lait, s'envolent, manette des gaz à fond!

- Je suppose qu'elles vont maintenant chez ton voisin et son amie, suppose Damoiselle.

- C'est certain; nous n'avons plus qu'à aller nous faire égratigner!

- Il faudra déjeuner rapidement; il n'y aura plus de rosée dès midi.

- Heureusement que ce n'est pas comme chez tes grands-parents; on ne peut jamais cueillir de confitures chez eux.

- Oh, les pots dans les ronces doivent être bien bouchés!

Et vers une heure, nous sommes tous les six sur place, devant les épais buissons de ronces enchevêtrées, aux tiges souples qui s'élancent vers le ciel et retombent en gerbes. Les mûres abondent, d'un profond noir bleuté, satinées, rebondies, gonflées d'un suc que l'on devine déjà exquis.

Première étape de la cueillette, loin d'être la moins importante, le gavage. Les oies, c'est nous. Et les mûres disparaissent, plus vite que je ne peux l'écrire! Gavées, les oies se mettent à criailler. Chacune y va de son bec.

- Vous avez bien joué hier! nous félicite Bouton, en musicienne consommée.

- Il ne faut pas chômer, le concert est pour le trente, note Damoiselle.

- Oh, vous n'êtes pas loin d'être prêts! affirme l'Economiste.

- Je n'ai jamais réussi à être prête... avoue pensivement Bouton.

- Oh! tu joues toujours très bien, proteste en toute bonne foi la Géologue.

- Ça, c'est vrai! l'approuve avec force Bouclette.

Bon, assez de criailleries! J'avertis le troupeau :

- Aux mûres! Le soleil baisse!

Et nous voilà aux prises avec... les ronces, et pas du tout avec les pots de confiture!

- Dommage qu'elles ne poussent pas sur les cerisiers! déplore l'Economiste, peu féru de ce genre d'ouvrage.

- Heureusement qu'elles ne poussent pas sur les cerisiers; mon chat aurait été capable de les manger toutes!

- Les chats ne mangent pas les mûres, me fait observer la Géologue; ce sont les chiens.

Je n'ose pas répondre qu'avec mon chat...

Chacun sa méthode pour faire la cueillette. L'Economiste se tient le plus loin qu'il peut, et attrape de temps en temps quelques mûres du bout du bras et du bout des doigts. Mais au moins, je ne l'ai jamais vu s'égratigner. La Géologue est très organisée; elle cherche au préalable les creux sans piquants, et ramène sans trop de dommages une bonne poignée à chaque fois. Damoiselle a apporté un bâton pour écarter les ronces.

- C'est ainsi que nous le faisions là où j'habitais, a-t-elle expliqué.

- Tu en as cueilli souvent? lui a demandé Bouclette.

- Une fois, je crois, a répondu Damoiselle.

Nous avons tous bien ri!

Quant à nous trois, Bouclette, Bouton et moi, nous plongeons sans hésiter au coeur des buissons. Une légère différence est à noter. Très couvertes, Bouclette et Bouton sont ressorties sans égratignures - enfin, pas trop - moi, si.

Les confitures seront bonnes!

Matinée habituelle. Les matinées n'ont pas changé, ici. Pourquoi changeraient-elles?

Ma mère fait les confitures, ainsi que la mère de l'Economiste, et celle de la Géologue. Mais Bouclette et Bouton, elles, ne veulent pas qu'on y touche; elles les font elles-mêmes. Et quant à Damoiselle, c'est certainement sa tante qui les fait.

Sans intérêt? Pardon, mon chat me l'a déjà confirmé, c'est le journal de ma vie.

Quelques commissions pour ma mère, un peu de piano. Une question à poser à Damoiselle sur la mélodie que nous allons travailler après le déjeuner. Je pense à l'appeler, et puis non, il vaut mieux voir ensemble sur la partition. Je donne donc un coup de pédale jusque chez Damoiselle.

Elle est à la cuisine, en sobre tablier.

- Elles sont encore loin d'être prêtes! me lance-t-elle gaiement.

- Tu fais les confitures?

- Tu as dit que tu les aimais beaucoup; il faut que j'apprenne à les faire!

Elle sourit :

- Ma tante m'a bien aidée; et puis tu sais, je ne suis pas la seule, Bouclette m'a dit qu'elle et Bouton les faisaient ensemble.

- Oui, elles les ont toujours faites ensemble, ça les amuse.

- Je pense surtout qu'elles aiment ça! parce que comme amusement...

- Je vais t'aider!

- Ah, non! Je dois savoir les faire toute seule; les hommes n'ont pas à faire la cuisine.

Je suis un peu gêné, et me rabats sur notre mélodie.

- J'ai un petit moment; allons voir!

- La question ne prend pas trop de temps.

- Pour le reste, ça ne presse pas; nous verrons quand je viendrai chez toi après le déjeuner.

Elle ajoute en souriant :

- En attendant, prépare les passages où tu joues seul; tu as raison, les raccords ne sont pas simples pour qu'il n'y ait pas de rupture!

Je n'avais plus qu'à aller travailler.

Après-midi. Schubert, Deutsch 957 no 4. Facile, simple, mais très joli, langoureux, malgré un petit effort de volonté bien que sans suite. Les raccords se sont parfaitement bien enchaînés. Heureusement, sinon on n'aurait pas pu s'abandonner à cette douce somnolence.

Le sept heures trente-six nous emmène chez le Petit et la Grande pour une promenade dans la campagne environnante. Le temps est maussade, de gros nuages noirs passent de temps à autre, sans toutefois nous asperger des gouttes qu'ils gardent soigneusement pour eux-mêmes. Afin d'éviter la grand route, nous sortons de la ville par une petite route qui croise... l'aqueduc. Est-il commode, cet aqueduc! Que ce soit dans mon bourg, que ce soit ici, c'est toujours le meilleur chemin pour commencer les promenades! Donc, nous voici dessus; nous le suivons jusqu'à une autre petite route - notons déjà que nous n'aurons aujourd'hui que des petites routes - qui nous mène à un petit village. Je m'exclame :

- C'est une véritable forteresse, ce village!

- C'est à peine plus grand qu'un hameau, s'étonne le Petit.

- Et ces murailles qui montent de part et d'autre du chemin?

- Quelles murailles?

- Tu es habitué, me soutient Damoiselle; regarde le mur de gauche, tout en silex!

Le Petit ralentit :

- Mais tu as raison! C'est ici qu'habitent les derniers hommes préhistoriques de la région!

Je ris :

- Ils sont très évolués, tes hommes préhistoriques!

Il me jette un regard plein de suspicion. Je poursuis :

- Tu roules bien à vélo!

Petits rires. Le Petit accélère.

Une ferme à l'entrée du village. Une grande longue maison. Au milieu de la cour, un tas de fumier plus grand que la maison. Enfin, presque...

Nous sortons du village; ou du hameau, comme on veut. Une mare, sombre, très sombre. Il faut dire que les gros nuages s'y reflètent.

- Attention! Un monstre préhistorique! s'écrie le Petit.

Je me tourne dans la direction qu'il a indiquée :

- C'est de ce petit volatile que tu parles?

- A chaque fois que le Petit le voit, il est épouvanté, nous explique la Grande; pourtant, le dernier que j'ai capturé, il l'a mangé de bon appétit!

Le Petit accélère.

Et le monstre préhistorique? A vrai dire, on pourrait s'y tromper. Un reste de tronc, au bord de la mare, ressemble à un oiseau de proie.

- Ce devait être bon! Tu me donneras la recette? demande innocemment Damoiselle.

- Je ne la connais pas; c'est la Grande qui l'a préparé!

Intéressants propos. Mais que voulez-vous, l'école est proche...

L'oiseau de proie nous ayant épargnés - ou bien nous autres ayant épargné l'oiseau de proie, comme on veut - nous reprenons la route, c'est-à-dire un petit chemin de terre, où il est difficile de distinguer le chemin de l'herbe qui l'a envahi. Autre village. Le ciel est de plus en plus noir.

- Ça va tomber! menace le Petit.

Deux grands arbres touffus, d'un côté et de l'autre de la route, paraissent ne faire qu'un avec les nuages noirs, tellement leur feuillage est noir lui-même.

A l'entrée d'un village, une grosse ferme. Une petite fenêtre donne sur le chemin. Damoiselle s'y est arrêtée.

- C'est ici que tu as fait rôtir le monstre préhistorique? demande-t-elle à la Grande.

La Grande sourit :

- C'est la cheminée?

- Oui.

Je m'approche. A l'intérieur, une grande salle au mur rocailleux, fait de grosses pierres irrégulières. Et la cheminée! On croirait la cheminée d'un vieux château. L'âtre... l'oiseau y tiendrait aisément. Je me tourne vers la Grande :

- La prochaine fois, tu nous invites!

- Il va encore falloir que je l'aide à l'attraper, grogne le Petit.

- Oh, ce n'est pas bien difficile! il suffit de mettre du sel sur sa queue, déclare tranquillement Damoiselle.

- Je crois qu'il ne nous en reste plus qu'un baril, regrette le Petit; ça ne suffira jamais!

- Tant pis, nous nous contenterons de ses oeufs! soupire Damoiselle.

Personne ne trouvant rien d'aussi spirituel à ajouter, nous repartons.

- C'est un if ou un buis? s'enquiert Damoiselle, à la vue d'un gros arbre tout rond.

- Un buis, lui apprend la Grande. J'ai vu, moi aussi, que c'était un buis, mais le fait est qu'on pouvait s'y tromper, il y a certains ifs qui prennent volontiers la forme d'une grosse boule.

Le gros buis en question se trouve dans un petit cimetière triangulaire coincé entre deux routes. Nous en faisons le tour, afin d'admirer le bel arbre par l'autre côté. En revenant, nous voyons deux hautes stèles blanches, qui se dressent comme pour garder les lieux.

Nous repartons. Devant nous, une terre où le regard va jusqu'à l'horizon. C'est le temps des labours. Un tracteur rampe vers un gros arbre. Le Petit se tourne vers la Grande en lui montrant une petite colline :

- Tu te souviens de la glace?

- Oui, c'était...

La Grande nous explique :

- L'hiver dernier, quand il a fait si froid, nous étions passés par là...

Je l'interromps :

- Je m'en souviens de cet hiver; il gelait à pierre fendre; vous étiez bien courageux...

- Il ne faisait pas si froid que ça, m'interrompt à son tour le Petit.

Il laisse le temps nécessaire pour que je m'étonne, puis il ajoute d'une voix banale :

- En auto.

- Bon, reprend la Grande sans attendre, nous passions donc par le château fort; les arbres étaient enrobés de glace.

- Tu veux dire tout glacés? demande Damoiselle.

- Non, non, c'était comme un fourreau; épais, de la largeur d'un pouce au moins, on aurait dit un décor translucide.

- Les arbres ont dû souffrir!

- On entendait des branches craquer et se casser à chaque instant sous le poids de la glace!

- Ce qui est beau n'est pas toujours bon, prononce pensivement Damoiselle.

Nous continuons notre chemin. Des champs, des bois... Un curieux bosquet sur fond de ciel.

- On dirait qu'ils dansent la gigue! commente Damoiselle.

Nous arrivons à la colline que nous avons vue tout à l'heure. Sur le sommet, un château fort. On n'y entre pas comme on veut. Une épaisse - oh, combien! - muraille composée d'une multitude de pierres, une vraie, cette fois-ci. Percée dans la muraille, une porte. La herse doit être levée, car je ne la vois pas. Où sont les gardes? Qu'importe! La muraille, haute, est infranchissable! A gauche de la porte, elle fait bien dix pas de long; à droite, cinq pas seulement, il est vrai. Mais même si vous passez la porte, derrière vous attend le fier et imprenable donjon; il en reste d'ailleurs encore un amas de pierres.

Le garde invisible nous ayant laissés sortir du château fort, nous prenons un chemin qui nous mène à la rivière. Pour la traverser, il y a abondance de biens; un pont, un gué. Nous prenons par le gué pour contempler le pont. Un petit pont de pierre, moussu et très vieux, presque en dos d'âne, aux arches solides et bien plantées sur un petit ruisseau aux eaux limpides, et qui fait son ouvrage depuis plus de sept cents ans. On peut encore y passer en promenade, à pied ou à vélo.

Le chemin est bordé de champs et de prés. Un piquet de clôture en bois sombre écoute quatre berces. "Mesdames, ne parlez pas toutes à la fois... Comment voulez-vous que je vous comprenne?" leur dit-il.

Un village? Oui, un village, mais on ne voit que les tilleuls! Une allée devant un château. Deux belles rangées de tilleuls touffus. Des feuilles, des feuilles, des feuilles, à n'en plus finir. Et si hauts! Le regard se perd dans leurs cimes...

Une grosse croix de pierre porte un Christ. J'entends déjà dire : "C'est beau, c'est ancien!"

Les gros nuages noirs paraissent vouloir se décider. La pluie est proche. Au loin, une grande ferme fortifiée.

- C'est agréable de sentir qu'on a des amis partout!

Que répondre au commentaire de Damoiselle? Au reste, personne n'a rien répondu.

Un bâtiment tout en longueur, soutenu par des contreforts, et terminé par une curieuse maison faisant l'angle au milieu des champs…

- Une ancienne tour de guet? suggère la Grande.

Les gros nuages noirs se sont décidés. La pluie, lourde, vient brusquement nous noyer. Mais elle ne sait pas à qui elle a affaire; nous sommes déjà dans la belle grange emplie de paille bien sèche!

La pluie donne faim! Et d'ailleurs, il est bientôt midi. La Grande déballe les paniers. Des oeufs durs à la mayonnaise avec des olives, les poules renommées de la région, une poulette pour chacun, un joyeux mélange de petits légumes en vinaigrette : carottes, céleri, cornichons, pommes de terre, navets, et un gâteau au chocolat!

Le Petit regarde au dehors :

- Tu perds ton temps, la pluie! Tu n'en auras pas!

Il ajoute, un oeuf dur dans la bouche :

- Nous, on est au sec, et toi, tu es toute trempée! Ça t'apprendra!

Tout en savourant notre excellent repas, nous devisons.

- Plus que dix jours... soupire le Petit.

- Il faut bien que les vacances s'achèvent, tente de le consoler la Grande.

Mais le Petit rétorque vivement :

- Tu es bien bonne! Toi, tu as encore un mois de vacances à ton université!

La poulette met du baume sur les plaies du Petit.

- Tu t'es inscrite? demande la Grande à Damoiselle.

- Oui, c'est fait.

- Tu n'as pas eu de mal? La secrétaire est toujours aussi revêche?

Damoiselle raconte l'entrevue.

- Tu as bien fait de la remettre à sa place; c'est elle qui est à ton service, on l'oublie trop souvent, la conforte la Grande.

Damoiselle sourit :

- Pour la secrétaire, ce n'est pas grave; pour les professeurs, c'est autre chose.

Nous avons déjà parlé de ces choses, Damoiselle et moi. Le Petit et la Grande la regardent avec curiosité. Après un petit silence, Damoiselle reprend :

- Ils me doivent leur savoir, je leur dois ma reconnaissance; mais ils n'ont pas à me commander et je n'ai pas à leur obéir.

Après un autre petit silence, le Petit remarque :

- Le professeur peut malgré tout t'ordonner certaines choses; je ne sais pas, par exemple de ne pas bavarder en classe.

- Bien entendu; mais en ce cas, il ne fait que me transmettre les règlements de l'école, règlements que j'ai acceptés en m'inscrivant, ce que je n'étais pas obligée de faire.

Elle laisse un temps :

- Lui non plus n'était pas obligé de devenir professeur; et c'est parce qu'il a voulu le devenir qu'il me doit son savoir et que je lui dois ma reconnaissance.

Elle laisse encore un temps :

- Mais il n'a pas à toucher à ma vie.

Nous rentrons par la campagne, les grosses maisons et les petits chemins.

Matin, lait, le pain d'deux, commissions avec Bouclette et Bouton, écrire - pas le temps de lire - travailler nos mélodies avec Damoiselle - le concert est dans neuf jours, et neuf jours, ce n'est pas tellement. Après-midi, sablière; nos deux aviatrices réussissent leur survol des uns et des autres pour les convaincre.

Descentes, montées, chutes dans le sable - c'est bien, on ne se fait jamais mal! - courses acharnées - qui est le vainqueur importe peu...

Après la sablière, nous allons flâner dans le bois. Les deux aviatrices, les jeunes, courent sur les sentiers, et nous autres, les vieux, gens rassis et de bon sens, marchons à pas lents en échangeant des propos sages.

- Tu connais la date des prochaines vacances? me demande l'Economiste.

Matinée consacrée au travail de nos mélodies. Ce n'est pas trop mal, mais il reste encore à faire.

Le temps est bien changeant; beau hier, noyade dans la pluie aujourd'hui. Et de plus, la fraîcheur, pour ne pas dire le froid, est venue sans que nous l'ayons invitée. Mon chat a abandonné le cerisier. Moi aussi, du reste. Finies les belles promenades...

Après-midi chez l'Economiste et la Géologue. Une grosse bûche flambe dans l'âtre. Damoiselle a apporté - en voiture avec son oncle! - une tarte aux pommes chaudes... et à la crème!

- Dans une semaine... constate l'Economiste.

- Tu n'aimes vraiment pas l'école? lui demande Damoiselle.

- Ce n'est pas ça; j'aime bien l'école...

Il hésite :

- Ce sont les réponses que je dois faire lorsque le 55 m'interroge.

- Le 55 t'oblige...? s'enquiert Damoiselle.

- Oh, non, pas du tout!

Il laisse un temps :

- J'ai déjà essayé de répondre ce que je voulais; c'était il y a deux ans...

- Ah oui! la fameuse fois!...

Je ne suis pas seul à m'être souvenu de l'affaire. La Géologue s'en souvient aussi :

- Ça s'est arrangé...

- Non, ça a été oublié; les gens n'aiment pas faire travailler leur mémoire pour autre chose que ce qui les touche eux-mêmes.

Il ajoute, avec une petite grimace :

- Ce serait trop fatigant!

Il se tourne vers Damoiselle :

- Voilà l'histoire; j'avais écrit plusieurs fois dans mes rédactions des choses qui étaient contraires à ce que disait le 55, et même que disaient les livres.

Il fait une pause :

- J'avais aussi des idées à moi, et non seulement celles des autres.

Damoiselle écoute attentivement sans rien dire. Il poursuit :

- Le 55 m'a donné à chaque fois de très bonnes notes, et a fait sur ma copie d'excellents commentaires; bonnes idées, personnalité, analyses précises...

Il fait une moue :

- En somme, tout allait très bien et j'en étais fort satisfait; c'est agréable quand on est à peine sorti de l'enfance d'être considéré par les grandes personnes, et surtout par un 55, qui sait de quoi il parle.

Il s'interrompt un moment. Damoiselle l'écoute toujours attentivement sans rien dire. Il poursuit :

- Un jour, j'ai écrit que je ne devais jamais croire ce que me disaient mes professeurs, et que je ne devais croire que moi-même. Cette idée n'était même pas personnelle, je crois bien que j'avais lu dans des livres de classe quelque chose d'analogue, et cela m'avait beaucoup plu.

Il esquisse un sourire :

- On m'a dit que je disais des choses qui allaient contre la morale, et que, par conséquent, je devais croire...

Un petit silence. Damoiselle résume :

- Si j'ai bien compris, pour satisfaire à la morale, il faut dire le contraire de ce qu'on pense, c'est-à-dire mentir, ce qui est considéré comme allant contre la morale.

- Tu as très bien compris, l'approuve la Géologue; pour être moral, il faut être immoral.

Ce matin, je retrouve Bouclette et Bouton à la ferme.

- Il fait beau! nous apprend Bouton.

- Vous venez aux châtaignes? demande Bouclette.

Quand je dis demande... Et voilà pourquoi il fait beau!

- Oh, je veux bien! a aussitôt acquiescé Damoiselle; j'adore les châtaignes!

Elle se tourne vers moi :

- Tu aimes les châtaignes?

- J'adore les châtaignes!

Nos deux aviatrices se regardent en riant :

- Nous adorons les châtaignes!

Donc, après le déjeuner, nous irons aux châtaignes!

Dans la matinée, nous travaillons nos mélodies. L'Economiste et la Géologue sont venus, comme de coutume par-dessus le mur, nous féliciter pour nos progrès.

Nous voici dans le bois. Bouclette et Bouton ont dû aller voir avant de nous en parler, car il en a plu, des châtaignes, autant que d'eau hier!

La chasse aux châtaignes est plus simple que la chasse aux mûres; les piquants des bogues ne piquent pas beaucoup et les bogues sont entr'ouvertes!

Temps agréable. Promenade agréable. Bavardage agréable. Et les châtaignes promettent d'être délicieuses!

- Tu les manges avec de la crème?

- Bien sûr! me répond Damoiselle, avec un brin d'étonnement.

- Avec de la crème? s'exclament ensemble Bouclette et Bouton, encore plus étonnées.

Elles se regardent :

- Oh! ça doit être bon!

Dimanche. Jour du marché, où tout le monde se rencontre. Il fait gris, froid. L'automne est là depuis quelques jours. L'été est loin. L'école commence dans une semaine. Les conversations sont lentes, ternes. Ceux qui avaient dit qu'ils étaient contents de retourner à l'école ne sont pas plus joyeux que les autres.

Grande réunion chez Bonnehumeur cet après-midi. Le midi cinquante-trois arrive avec le Petit et la Grande à bord. Nous voici sur place. Comme d'habitude, les deux petites soeurs nous font fête, bien qu'aujourd'hui, elles ne soient pas très gaies; il s'est remis à pleuvoir, et elles ne peuvent pas aller jouer dehors.

Nous nous installons dans le salon.

- L'année sera bonne, nous annonce gaiement Bonnehumeur; pas d'examens de fin d'école encore pour cette fois-ci!

Il se tourne vers Damoiselle, et lui lance plaisamment :

- Pour toi, les examens de fin d'école, c'est encore plus loin!

- Pas du tout! répond-elle ingénument; je les ai déjà passés il y a trois mois.

Il prend un air admiratif :

- Félicitations! Bientôt professeur, alors?

Elle garde son ton de voix ingénu :

- Oui; mais je n'arrive pas à me décider sur la matière à enseigner.

- Professeur de vacances! propose le Petit; je m'inscris tout de suite à tes cours.

- Moi non! intervient l'Economiste; je ne tiens pas à ce qu'on me dise comment ne rien faire!

Il se tourne vers Damoiselle :

- Et d'ailleurs, tu serais un fort mauvais professeur; tu travailles tout le temps!

La Géologue change de sujet, et demande à Damoiselle :

- C'est bientôt le concert; tu te sens prête?

- J'ai fait ce que je pouvais faire.

- Et toi? me demande la Grande.

- J'espère avoir aussi fait ce que je pouvais faire.

Dernière semaine de vacances.

Nous allons par le sept heures quatorze, Damoiselle et moi, à la ville de nos écoles acheter quelques fournitures. Nous arrivons à l'ouverture de la librairie.

Il y a déjà du monde. Des élèves, bien sûr. Certains ne paraissent pas très réveillés, se frottent par moments les yeux, et regardent, sans avoir l'air de comprendre, les livres empilés sur les rayons. Pourtant, il n'est pas très tôt, et d'habitude par ici, ils se lèvent tôt pendant les vacances. Pourquoi sont-ils donc ensommeillés aujourd'hui?

- Ceux-là, me glisse Damoiselle, ils voudraient ne se réveiller qu'aux prochaines vacances!

Je souris :

- C'est ce que j'aurais voulu faire moi aussi, si tu n'étais venue habiter ici!

Elle me sourit :

- Paresseux!

Puis elle ajoute doucement :

- Moi aussi j'aurais été paresseuse!

Les courses faites, le train de retour ne partant qu'à une heure moins neuf, nous prenons l'autocar, aux horaires plus souples.

Il nous reste encore deux heures avant le déjeuner pour travailler nos mélodies, et nous en profitons sans attendre.

Pendant le repas, mes parents me parlent de l'école. "Tu sais, c'est bientôt!" me dit mon père.

Encore un peu de musique après le déjeuné. Vers quatre heures, l'Economiste passe la tête par la fenêtre :

- Vous venez? la Géologue va nous faire un cours sur les différentes strates... du gâteau - à la crème - qu'elle nous a préparé!

Il s'est mis à pleuvoir, et nous sautons vite par-dessus le mur du jardin. Une grosse bûche flambe dans l'âtre.

L'analyse des strates valut un grand succès au 55 de géologie.

- Les gâteaux portent souvent des noms, exposa à son tour l'Economiste; je propose de baptiser celui-ci le "Stratosphérique"!

Damoiselle et moi applaudîmes! Le nom passa à la postérité!

Après la gastronomie, les profondes pensées...

- Je songe à ceux qui ont fait quelque chose d'important pour les hommes... commence Damoiselle.

- Eh bien! ils sont... oui, enfin, devraient être, récompensés, comme je l'ai été par vos gentilles félicitations, déclare posément la Géologue.

- Les félicitations sont une chose agréable, mais elles ne donnent rien qui reste au félicité.

J'approuve :

- On l'honore, et puis, on l'oublie.

- On garde son nom quelque part... note l'Economiste.

- Dans un livre de classe, par exemple.

La Géologue est de mon avis :

- Et les élèves disent : "Ah! Encore un nom à apprendre!"

L'Economiste renchérit :

- Et même : "Il faut de plus réciter ce qu'il a fait!"

Damoiselle hoche la tête :

- Et une fois épinglé dans les pages d'un livre, sera-t-il encore un homme?

Elle achève pensivement :

- Et s'il n'est plus un homme, que lui devra-t-on d'autre que de l'admiration?

Huit heures treize. Nous arrivons, Damoiselle et moi, sur le quai de la gare où nous attendent le Petit et la Grande. Le temps est maussade et il bruine un peu. Pas de vélo aujourd'hui, mais une confortable auto. Pour se promener? Pas du tout! Alors? Ah! Il faut toujours tout vous expliquer! Vous n'avez qu'à lire la suite, vous verrez bien.

Une petite route, qui traverse bien entendu l'aqueduc - il est partout! - nous mène à une toute petite rivière qui traverse - non, non, pas des prés! - une fabrique. Mon oncle, qui était au volant, s'arrête dans la cour de la fabrique. On nous salue discrètement. Nous entrons dans une grande salle, où nous voyons un homme, debout devant une table, qui s'occupe à tourner une grande manivelle et regarde un rouleau aller d'un bout à l'autre de la table. Sur le rouleau, une feuille de papier. Un autre homme de l'autre côté de la table a ensuite retiré la feuille du rouleau. Sur la feuille de papier, les pages imprimées d'un livre. Nous sommes dans une imprimerie, celle où travaille mon oncle.

Il y a longtemps déjà que mon oncle nous avait promis de nous la faire visiter, mais nous étions, je crois, un peu trop jeunes pour nous y intéresser, et aujourd'hui, nous y sommes! Des tables à imprimer, il y en a beaucoup dans la grande salle, et les compagnons travaillent sans s'arrêter; l'un s'occupe du papier, l'autre de la manivelle. Si on reste à regarder une table, le va-et-vient monotone finit par engourdir. Les compagnons sont-ils engourdis, ainsi, des jours et des jours?

Mon oncle est allé prendre deux feuilles de papier et nous les a montrées en les plaçant devant la fenêtre :

- Que voyez-vous?

- Que veux-tu qu'on voie? elle n'est pas encore imprimée, se moque le Petit.

Et il ajoute :

- Je vais aller en chercher une qui soit imprimée.

Mon oncle l'arrête d'un geste :

- Surtout pas! si elle est imprimée, tu ne verras rien.

Les apprentis que nous sommes ont un moment d'hésitation; est-ce une bonne plaisanterie? Mais non! Mon oncle insiste :

- Les deux papiers vous paraissent-ils identiques?

- Pas du tout! répond le Petit.

Il montre du doigt l'un des papiers :

- Celui-là, c'est la question.

Et, désignant l'autre :

- Et celui-ci, la réponse.

Bon, ça, c'en est une, de plaisanterie, c'est évident. La Grande, Damoiselle et moi nous mettons à rire. Mon oncle désigne à son tour l'un des papiers :

- Sur cette feuille-là, je sais ce que c'est, c'est facile à lire; mais je discerne mal la réponse sur l'autre feuille.

Là, je crois que nous sommes tous pris de court, surtout le Petit.

Mon oncle sourit finement à son fils :

- Oui, la réponse, ce doit être la dernière copie que tu as rendue!

Mais le fils l'a à peine laissé terminer :

- Et l'autre feuille est la question que tu n'as pas réussi à poser clairement!

Nous rions tous, mon oncle y compris.

Le Petit reprend :

- Ce n'est pas du tout ça! C'est la correspondance de deux espions qui s'écrivent à l'encre invisible!

- Et alors, que se disent-ils? demande mon oncle.

Mon cousin a pris un air soucieux :

- La réponse est sombre...

Mon oncle triomphe :

- Bien sûr! alors que la question était claire.

Cette fois-ci nous avons tous compris. L'un des papiers est plus uni que l'autre.

- Le papier avec de légères taches sombres est dit nuageux, nous apprend mon oncle; il est de moins bonne qualité.

Nous nous rendons dans une autre pièce. Des compagnons, penchés sur de grandes feuilles de papier, tracent des lignes.

- On dirait la même chose que ce que nous avons vu imprimé tout à l'heure, remarque Damoiselle; mais il n'y a rien d'écrit.

- C'est l'imposition, explique mon oncle.

Et il poursuit :

- Il faut caser le plus grand nombre de pages dans la feuille pour ne pas gâcher de papier; pour cela, on mesure la largeur et la longueur des pages et de la feuille.

Mon oncle fait une pause :

- Le papier est fabriqué en mesures métriques, mais les caractères d'imprimerie, et donc les pages, restent en mesure ancienne. On mesure donc la largeur de la feuille en mètres et sa longueur en mesure ancienne.

La Grande s'étonne :

- Ça doit être commode pour calculer la surface!

- Rien de plus facile! On transforme la mesure ancienne en mètres; on calcule la surface en mètres; puis on retransforme en mesure ancienne.

J'observe :

- Mais il faudra arrondir deux fois; cela doit entraîner des erreurs.

- Que veux-tu? me répond mon oncle; puisque le papier est en mètres et les pages en mesure ancienne...

- Et pourquoi ne pas mesurer le papier en mesure ancienne? il n'y aurait plus d'erreurs possibles.

- C'est vrai, m'approuve le Petit; même si la feuille est en mètres, je suppose qu'on ne l'utilise pas en entier, et l'on peut donc mesurer avec l'unité qu'on veut.

- Si on a toujours fait comme ça, c'est qu'il y a une raison, lui répond son père.

Il s'exclame soudain :

- Oh, mais c'est l'heure de déjeuner!

Il ajoute :

- Je dois porter des épreuves à corriger à un collègue qui s'est foulé la cheville; il en a profité pour nous inviter à déjeuner! En voiture!

Nous partons. Mon oncle explique :

- Cet après-midi, je vous ferai voir comment les typographes composent les pages avec les caractères au plomb. Vous pourrez essayer d'en faire autant si ça vous amuse.

- C'est difficile? demande Damoiselle.

- Oui et non, répond mon oncle; oui si tout se passe bien, non si tout se passe mal.

Je m'enquiers :

- Comment est-ce, lorsque ça se passe mal?

- Oh, c'est bien simple, on jette le tout à la rivière et on recommence!

Les apprentis :

- A la rivière?

- Il faut des heures pour ranger les caractères dans les casses. Ça va plus vite de les jeter à la rivière... Mais chut! il ne faut pas le dire, tout le monde le sait.

Nous arrivons dans le village du correcteur. Mon oncle range l'auto et nous traversons une belle place en terre et en herbe, bordée d'une grande maison à tourelle, d'un long mur derrière lequel s'épanouissent des arbres opulents et ombreux. En face, une douce église de petites briques et de pierres de taille ouvragées. Devant l'église, entre deux tilleuls ornant la porte, un petit banc de pierre, sur lequel est assis...

- Bonjour! lance mon oncle.

- Ah, tu es venu avec les futurs typographes! relance... le correcteur.

- Corrige-moi si je dis une bêtise, mais... tu n'as pas ta canne?

- Mais si, la voilà, mauvaise âme!

Clopin-clopant, nous allons tous chez lui. Enfin, il n'y a que lui qui clope, bien sûr.

Le déjeuner est enjoué.

- Tu as déjà relu le texte? demande le correcteur à mon oncle.

- Oh, oui! nous l'avons déjà relu à quatre; tu es le dernier.

- Il faut cinq correcteurs pour relire un texte? s'étonne Damoiselle.

- Non seulement il en faut cinq, lui explique le correcteur, mais il faut qu'aucun d'eux ne trouve de faute; sinon on recommence cinq fois!

Les apprentis se regardent...

Je me tourne vers Damoiselle :

- Voilà pourquoi le Petit a si peu de fautes d'orthographe dans ses devoirs à la maison...

- S'il en reste, c'est que je ne les ai pas relus cinq fois! se récrie son père.

De retour à l'imprimerie, nous visitons l'atelier de composition. Sans lever la tête, les typographes vont piocher dans des casses de petits bâtonnets de plomb sur lesquels apparaît en relief l'oeil du caractère - oui, plus simplement, la lettre - et les assemblent avec d'autres... oeils pour former des mots. Encore que pour lire les mots, il faut être capable de lire à l'envers. Qu'on se rassure! sur la feuille, ils seront retournés et à l'endroit.

L'un des typographes a terminé de composer sa page. Il a pris une ficelle, et entoure le bloc de plomb.

- Il faut bien serrer, nous explique mon oncle, sinon... c'est le pâté!

- Et si on serre trop, tout s'éparpille... et c'est le pâté aussi! s'est exclamé le typographe.

Et mon oncle, à mi-voix :

- Il n'y a plus qu'à passer par la rivière...

Le typographe a retenu un sourire.

Nous passons le reste de l'après-midi à faire des petits pâtés.

Ce matin, le soleil est revenu, et il fait doux. Bouclette et Bouton en ont profité dès le réveil pour nous proposer d'aller au petit étang au milieu de la forêt. L'Economiste a, paraît-il, protesté avec véhémence. "Aller se baigner par ce froid de loup!" s'est-il écrié, aux dires de Bouclette. Mais enfin, tout en bougonnant, il a accepté. "Oh, c'est parce que nous lui avons dit que la Géologue voulait bien!" a commenté Bouton. Le soleil se couchant un peu avant six heures, nous rentrerons assez tôt pour que Damoiselle et moi puissions encore faire de la musique.

Nous voici sur la route. Nous roulons vite, entraînés par les hélices de nos deux aviatrices, car le soleil n'est pas très haut en cette fin de septembre et ne chauffe plus guère; et puis, si le temps est doux, il ne l'est que modérément.

Arrivés à l'étang, nous tentons une baignade. Le nous ne s'adresse pas à l'Economiste qui, ayant trempé le bout de ses doigts dans l'eau, les a vivement retirés, et est allé s'asseoir sur la large et épaisse couverture, assez large pour nous tous, d'ailleurs, qu'il a apportée avec lui.

Il faut avouer que le bain fut assez court, et nous sommes là à nous frictionner énergiquement avec nos serviettes, avant de rentrer rapidement dans nos vêtements. Pas tous, cependant; nos deux aviatrices, s'étant transformées en bateau à moteur - les hélices servent à tout - sont encore au milieu de l'étang et nous traitent de poules mouillées. Elles se sont évidemment attiré la réponse : "C'est vous, les poules mouillées!" de la part de tout le monde. Sur quoi, elles ont répondu avec un bel ensemble : "Nous ne sommes pas des poules, nous ne mangeons pas de vers de terre!" Réponse un peu longue à dire en même temps pour ne pas avoir été soigneusement préparée pendant leur vol à grande altitude!

Ce matin, l'accordeur est venu mettre en état le Bechstein. Damoiselle et moi sommes restés écouter les notes qui montent et qui descendent, les cordes qui se cherchent jusqu'à n'en former qu'une pour chaque touche. Exercice fastidieux pour d'aucuns, et ils sont nombreux! Mais mon accordeur, que je connais depuis toujours, aime les sons qui chantent, que ce soit ceux des oiseaux ou ceux d'un bon piano. Il me l'a dit souvent. Et il cherche patiemment, revenant sur une corde qui lui a paru indocile, s'arrêtant pour prêter une oreille attentive à une note qui n'est pas encore apaisée, à faire vivre le Bechstein de Damoiselle comme il le fera ensuite pour mon Boisselot.

Après le déjeuné, je reviens chez ma Damoiselle. Nous allons entendre le Bechstein chanter avec nous la mélodie de Schumann où nous chantons tous les deux, l'opus 74 no 4. L'entente se fait sans attendre.

L'après-midi se passe entièrement à reprendre tout ce que nous devons interpréter au concert. Sommes-nous prêts? Nous nous sommes regardés en faisant une petite moue. Puis, Damoiselle m'a doucement souri :

- J'aime mieux quand nous sommes ensemble.

Je lui ai souri, et lui ai fait oui de la tête.

Musique toute la matinée. C'est demain, le concert.

Vers les deux heures, nous partons à vélo faire une promenade du côté de l'aérodrome. Le temps s'est encore radouci, et le soleil ne nous a pas quittés depuis hier. Ma Damoiselle est maintenant familière des endroits par lesquels nous passons. Les planeurs vont et viennent. Nous faisons un tour par des chemins de terre, parfois les vélos à la main pour ne pas aller trop vite. Des champs déjà hersés, des bosquets que nous longeons. Nous allons par moments en silence, l'un parlant tout bas à l'autre.

Sur le chemin du retour, nous passons par le petit bois, près de l'aérodrome. Ma Damoiselle a emporté quelques pommes. Nous allons les manger dans notre petit bois...

La matinée s'est passée dans les préparatifs de la salle de concert. Maîtres d'oeuvre, Bouclette et Bouton.

Elles ont apporté toutes les fournitures indispensables à des décoratrices chevronnées. Marteaux, clous, punaises, épingles, fils et aiguilles, colle blanche, ficelle, rubans, ciseaux, papier crépon de couleur, bougies, fil de fer, bouchons, carreaux de faïence.

Bouclette est en travers de la grande table, parmi les rouleaux de papier crépon, armée de ses ciseaux, et a entamé gaillardement la confection de superbes fleurs en papier. Bouton s'est réservé les guirlandes, multicolores et scintillantes, qu'elle a commencé à suspendre sur les murs. La frénésie des décoratrices a rougi leur visage. Quant aux bougies, c'est pour le dernier moment. Il y en a tout de même déjà, plantées au bord des fenêtres.

C'est le soir. Les bougies faisant briller les guirlandes illuminent la grande salle. Le public est innombrable, le concert a fait salle comble.

Les invités sont de marque. Tous sont venus en habits de fête. Les grands-parents de Damoiselle, son oncle et sa tante, mes parents, mon oncle et ma tante, munis de leurs enfants - le Petit et la Grande, bien sûr - l'Economiste et la Géologue, Bonnehumeur, et, faut-il l'ajouter, Bouclette et Bouton. Ah! j'allais oublier la Roussette. Mais elle, très intéressée par tout ce remue-ménage, se contente de regarder par la fenêtre.

Bouclette, resplendissante dans sa robe de demoiselle d'honneur, s'avance entre les chaises et tend gracieusement le programme aux invités.

En première partie, les quatre mélodies de Schumann à une voix. En deuxième partie, Schubert, Mozart et pour terminer, la mélodie de Schumann à deux voix.

Entrée des artistes. C'est à nous, à ma Damoiselle et à moi.

Damoiselle entre à petits pas. Elle est vêtue de sa longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, avec au cou le magnifique collier du Moyen Age orné de pierres précieuses, que lui a offert sa grand-mère. On l'applaudit chaleureusement.

Je la suis. Je porte mon extraordinaire chemise de batiste toute brodée, aux manches bouffantes, et ornée d'un jabot de dentelle, que le grand-père de Damoiselle m'a offerte. On m'applaudit aussi.

Je m'installe au piano, ma Damoiselle se place devant les invités. Des petites roses dans les cheveux, Bouton s'apprête à me tourner les pages, en bonne musicienne qu'elle est. Le silence se fait.

Dimanche premier octobre. Demain l'école.

Six heures moins cinq du matin; j'entre dans l'étroit et sinueux chemin de terre qui va se perdre dans le bois tout proche. Ma Damoiselle, vêtue de sa longue et large robe de toile bleue, comme on les faisait dans les très anciens temps, s'est avancée vers moi :

- Bonjour, gentil damoiseau! me dit-elle de sa voix chantante, tout en me faisant un sourire accueillant.

- Bonjour, gentille damoiselle! répondé-je, avec un sourire courtois.

Je m'informe :

- La Roussette a-t-elle déjà donné son lait?

- Si fait; tu peux venir le prendre.

Elle ajoute, toujours souriante :

- Je remplis tout le pot?

J'acquiesce. Nous allons. Le pot est rempli. Je donne une pièce. Damoiselle la regarde :

- De l'or, Damoiseau? Voici ta monnaie!

Damoiselle me tend des pièces d'argent.

- Merci à toi, Damoiselle!

Elle me fait un gai sourire. Je lui demande :

- Veux-tu mêler ta voix à celle de mon Boisselot, en cette après-midi, damoiselle?

- Si ce sont tes doigts qui le font chanter, je serai là, damoiseau.

- A tout à l'heure, damoiselle!

- A tout à l'heure, damoiseau!

La musique est restée avec nous toute l'après-midi. La nuit est venue. Nous sommes sortis marcher dans le bois un peu plus tard. Il fait doux. Le ciel est sans nuages. La lune s'est levée et nous éclaire le chemin.

Nous voici au tout petit étang solitaire qui somnole au milieu d'une touffe d'arbres, de l'autre côté de la route mystérieuse dont on ne sait ni d'où elle vient, ni où elle va. Le vent se repose. L'étang rêve. Tout est en paix. Nous sommes assis, l'un auprès de l'autre, sur le vieux banc...

 

F I N

 

 

 






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